LE SECRET D'UN EMPIRE : L'EMPEREUR (NAPOLÉON III)

 

II. — L'EMPEREUR - L'HOMME POLITIQUE.

 

 

On sait l'attitude qu'eut la société parisienne tout entière, devant le prince Louis Napoléon Bonaparte, pendant sa présidence. Quoique héritier du plus grand nom de ce siècle, quoique porteur d'une légende inouïe, le prince se heurtait à des railleries et à un scepticisme systématiques. On ne croyait pas en lui, on se refusait à le prendre au sérieux et tous se rendaient, à peu près, à ses invitations, dans l'absence de préoccupation, avec la pensée qu'un autre homme ne tarderait pas à s'emparer de la place qu'il occupait.

Cette attitude est curieuse, mais l'accueil que rencontra le prince Louis Napoléon Bonaparte, lorsque, en 1848, il se présenta à la députation, est plus intéressant encore.

Il semblait, alors, qu'une formule grotesque s'attachât à la personne du prétendant. Les échauffourées de Strasbourg et de Boulogne, même, sa captivité, son évasion, étaient interprétées dans une note comique et le ridicule le suivait là où il apparaissait.

Les classes supérieures de la société, le monde politique — et parmi ce monde, les bohèmes, les déclassés, les irréguliers, même — se détournaient de lui ; le peuple, vaguement troublé par son nom, n'espérait point en lui et passait, indifférent, devant ses appels, n'osant ajouter foi au réveil magique qu'il lui annonçait.

Le prince Louis Napoléon Bonaparte était seul, absolument seul, en 1848, n'ayant pour lui et autour de lui que des inconnus, que d'humbles ouvriers, que de petits commerçants. Et encore, si l'on fait le décompte de cette armée qui allait entrer en campagne en sa faveur, on est stupéfait, on est bouleversé par la constatation qui se présente à l'esprit. Le comité électoral du prince se composait, lorsqu'après sa première élection, il arriva à Paris, venant de Londres, de trois cordonniers, d'un charbonnier, d'un coiffeur et d'un tapissier.

Quant à ceux qui auraient dû marcher au-devant de lui — dans la logique des choses — quant à ceux qui auraient dû l'acclamer, le prendre par la main et le montrer au peuple, quant aux survivants ou aux descendants de cette aristocratie créée par son oncle, ils semblèrent oublier sa venue, ils semblèrent ignorer qu'il existait même, et se tinrent prudemment en dehors de sa route, éloignés de sa personne jugée alors trop peu exploitable, trop gratuitement compromettante.

Le prince Louis Napoléon Bonaparte était seul, en 1848 ; il n'avait ni partisans, ni argent ; cependant, un homme qui était une force, se trouvait auprès de lui, et cet homme, qui était aussi une intelligence et dont le dévouement était au-dessus de tous les dévouements, croyait en lui, veillait sur lui, travaillait pour lui. Celui-là était M. de Persigny, et si, plus tard, le prince, étant empereur, eut pour lui une amitié inaltérable, il faut reconnaître que cette amitié n'était que très naturelle et que très obligatoire.

On vient de voir le peu de prestige et d'autorité qu'offrait le comité électoral du Prince, lorsqu'il arriva à Paris. Ce comité siégeait dans l'arrière-boutique obscure d'un passage, et malgré son indigence extrême, il avait pourtant assuré le triomphe du prétendant.

Quelque temps avant l'élection, M. de Rothschild ayant refusé net de subventionner l'impérial candidat, les pauvres gens qui formaient le comité avaient dû glaner des sous, à droite et à gauche, pour que le nom de leur prince fût affiché sur les murs de la Capitale. Ils se rendaient, également, dans les faubourgs, parlaient au peuple dans son langage et ne s'en revenaient qu'après avoir augmenté le nombre des adhésions, qu'après avoir obtenu quelques rares promesses, concernant le vote qui allait décider des destinées du pays.

En réalité, le comité du Prince n'était pas sans appréhension au sujet du résultat de ce vote. Mais à son insu même, il avait manœuvré habilement. Il avait su, en remuant les cendres de l'épopée impériale, gagner le cœur des femmes, et l'on peut presque affirmer que ce furent les femmes — les femmes du peuple — qui préparèrent le triomphe du Prince.

Ce fut, en vérité, un roman extraordinaire que ce triomphe, et comme la parodie de l'antique comédie. Les femmes des ouvriers, émues par le souvenir de Napoléon Ier, par le souvenir, aussi, de son fils, errant, ombre lamentable, loin de lui, par le souvenir des tentatives faites par le prince Louis pour reconquérir le trône, se prirent d'un beau zèle pour sa candidature, de l'un de ces enthousiasmes irraisonnés qui sont propres à toutes les femmes — plébéiennes ou patriciennes — et elles menèrent une campagne enragée en sa faveur auprès de leurs maris. Il s'en fallut de peu qu'elles ne se missent en grève d'amour, ainsi que leurs sœurs d'antan, pour mieux assurer sa victoire.

La femme du peuple a une influence considérable sur celui qu'elle nomme vulgairement, mais non sans une particulière poésie, son homme.

La veille du vote, on riait, dans Paris et en France, de la candidature du prince Louis Napoléon Bonaparte ; on en raillait et on en escomptait l'insuccès ; mais lorsqu'on ouvrit les urnes, on demeura effaré. Le Prince était élu par plus de quatre-vingt mille voix.

La légende avait eu raison des hésitations ; les plus réfractaires s'inclinaient devant elle et l'acceptaient avec toutes ses conséquences. Dès lors, le Prince devint une puissance qu'on ne devait plus négliger. Dès lors, aussi, le prétendant, dédaignant, non en apparence, mais dans son intime pensée, les hommes importants des divers partis politiques, les classes supérieures de la société, n'eut qu'un but : s'emparer entièrement des sympathies des humbles, entrer dans le cœur des ouvriers et des paysans, gagner à sa cause, l'armée, qui devait le seconder à l'heure décisive.

Il se fait audacieux, fort de son premier succès. Il donne sa démission de député, et, le 7 septembre 1848, il est réélu non seulement à Paris, mais dans plusieurs départements. C'est comme un essai de plébiscite qu'il vient de tenter.

Cependant, malgré cette vertigineuse marche en avant, malgré son élection même à la présidence de la République, le prince Louis Napoléon Bonaparte demeurait isolé moralement. Les ambitieux, les courtisans ne se montrèrent guère autour de lui qu'après le Deux-Décembre 1851.

Ils furent nombreux, alors, et il ne leur tint pas rigueur de leurs hésitations intéressées, de leurs lâchetés, oubliant, ainsi qu'un autre prince fameux et lointain dans l'Histoire, sinon les injures, du moins l'indifférence égoïste de ceux qui n'avaient pas cru en lui et qui lui témoignaient, soudain, tant de sympathies.

Il est un détail curieux qui se rapporte à l'élection du prince Louis Napoléon Bonaparte. Ce fut au lendemain de cette élection qu'on lui parla, comme d'un auxiliaire précieux à enrégimenter, de M. le comte de Morny, dont le royalisme et dont le libéralisme récents, ne demandaient pas mieux que de se fondre dans la politique autoritaire qui allait être inaugurée. Mais dès qu'il entendit ce nom, le Prince lit la moue et l'écarta résolument de la liste de ses amis. Il n'ignorait pas M. de Morny, il ne doutait pas de ses qualités, de son énergie et de l'appui très réel qu'il était capable de lui offrir ; mais le lien de parenté qui l'unissait au comte, l'embarrassait, alors, le chagrinait, et il ne pouvait pardonner à ce frère ses inconvenantes et trop parlantes armoiries : la branche d'hortensia révélatrice, et peut-être trop sournoisement revendicatrice.

La réconciliation, pourtant, ne se fit pas difficile entre ces deux hommes et l'on sait ce qu'elle engendra.

Autant, d'ailleurs, le prince Louis Napoléon Bonaparte avait montré de répugnance vis-à-vis de M. de Morny, avant le Deux-Décembre, autant, plus tard, étant empereur, il fut indulgent à son égard.

 

Quoique le prince Louis Napoléon Bonaparte eût fait, dans son intime pensée, bon marché des sympathies des divers personnages influents qui dirigeaient, alors, les partis politiques, quoiqu'il eût donné pour mot d'ordre à ses auxiliaires de ne s'appuyer que sur le peuple et que sur l'armée, il n'avait pas, absolument, désespéré de rallier à sa cause quelques individualités autorisées de ces partis.

Le mouvement mondain et politique qui se produisit, autour de lui, à l'Elysée, le porta un moment à croire que l'on se rendait sérieusement à son appel, que l'on venait à lui, non dans une curiosité banale, non dans un détachement courtoisement dissimulé, mais dans toute la sincérité de préoccupations plus élevées, dans l'intention formelle de collaborer activement à son œuvre.

Mais il s'aperçut vite de l'inanité de son espérance et lorsqu'il eut constaté que rien ne détruirait l'hostilité qui le poursuivait hypocritement et qui, alors, s'immobilisait en une sorte de trêve, il résolut d'agir.

Ce fut, en ce temps, de la part du prince Louis Napoléon Bonaparte, comme le qui m'aime me suive, de tous les aventuriers, de tous les séducteurs. En 1851, d'ailleurs, les partis devenaient plus hardis, plus bruyants, plus redoutables. Ayant cru à la durée éphémère de la présidence du Prince, ils se lassaient d'en attendre la fin et sa vitalité les inquiétait. La cohésion de l'opposition se faisait chaque jour plus manifeste, plus puissante. Le Prince qui, à cette époque, avait le coup d'œil prompt et la main nerveuse, ne voulut pas ruser davantage. Il rassembla ses amis et, avec leur aide, il mit à néant les projets de ceux qui ne cachaient plus la haine qu'il leur inspirait.

Le coup d'Etat du Deux-Décembre 1851 a donné lieu à de nombreuses dissertations et je n'ai pas l'intention d'ajouter une nouvelle discussion à tous les discours qu'il a provoqués, dans le sens du blâme comme dans celui de l'éloge.

Cependant, devant le temps écoulé et en dépit des résultats acquis, considérant surtout la genèse commune à tous les événements qui, dans chaque siècle déterminent l'évolution sociale, je ne crains pas de poser cette question mille fois posée déjà : le coup d'Etat du Deux-Décembre 1851 fut-il un crime ?

Je n'ignore pas et je ne perds pas de vue qu'au Deux-Décembre 1851, les lois du pays furent violées. Mais quel fait historique ou social s'édifia jamais sur le respect de la légalité ? En matière politique, même, le mot crime peut-il raisonnablement et absolument être prononcé ?

Le coup d'Etat du Deux-Décembre, en replaçant le peuple dans la main d'un seul homme, en le faisant s'agenouiller devant un militarisme peu intelligent qui l'annihila dans la soumission forcée à un pouvoir implacable, fut regrettable. Mais si l'on se place a un point de vue simplement humain, si l'on examine le coup d'Etat philosophiquement, on ne peut se défendre de songer qu'il eut tous les caractères d'une révolution et que toute révolution ne peut s'accomplir que dans une brutalité logique, mathématique, presque. Le Deux-Décembre fit, évidemment, faire à la liberté, au progrès, un pas rétrograde. Mais il serait naïf de penser que s'il avait eu pour inspirateurs le progrès et la liberté, il se fût déroulé pacifiquement. Il en est des peuples comme de certaines femmes : on n'a quelque chance de leur imposer une volonté, une direction, qu'en les violentant.

On paraît croire, aujourd'hui, à la venue d'une ère sociale, qui aura pour bases une justice, une humanité plus efficacement observées, acceptées dans la quiétude de toutes les âmes. Avec ceux que la servitude et que les souffrances du peuple, troublent, avec ceux qui espèrent en une pitié suprême, j'ai foi en des temps nouveaux, en effet, et qui sont plus proches qu'on ne le suppose, en des temps où le monde, dégagé de ses liens, de ses oppresseurs, se dressera libre, devant l'avenir. Mais, contrairement à l'opinion de certains esprits impatients et généreux, de certains rêveurs trop sensibles, on peut affirmer que la révolution qui s'annonce ne sera point davantage pacifique que ses devancières, et que des haines vengeresses, mais fécondes, seules, naîtra le bonheur relatif de l'humanité.

Au coup d'Etat du Deux-Décembre 1851, qui fut, je le répète, une révolution, qui inaugura une ère sociale nouvelle, classée, non en dehors de la conception des hommes, la théorie qui précède me parait applicable.

Et elle est si vraie, cette théorie, elle exprime un sentiment si absolument juste des choses, que lorsque l'empereur Napoléon III, plus tard, souhaita de refaire son Empire en lui donnant, pour ressorts, des institutions libérales, il échoua dans sa tentative de réforme. Et il échoua parce que l'orientation politique de 1869 et de 1870 n'eut point pour garantie vitale le coup de force nécessaire à toute évolution sociale, parce qu'il hésita dans la pratique de ses idées, parce qu'il n'osa point aller jusqu'au bout de sa volonté.

Le Deux-Janvier 1870 exigeait, en somme, la même énergie qui avait concouru à la réussite du Deux-Décembre — cette énergie qui est comme la consécration fatale de toutes les manifestations terrestres — qui est, devant l'avenir, la base obligée de tout édifice.

En 1851, le prince Louis Napoléon Bonaparte avait réduit au silence l'opposition libérale ; en 1870, le ministère présidé par M. Emile Ollivier eût dû briser l'opposition dynastique pour assurer le calme de ses délibérations, pour ébaucher utilement son œuvre. Il est vrai qu'alors, le principe même du gouvernement eût été mis en péril par un tel acte d'autorité. Mais comme les plus vulgaires choses, la politique obéit à une logique implacable. C'est de cette logique que surgiront des lendemains que nous pouvons prévoir confusément, mais dont les orages ou les sérénités restent, pour nous, encore, ignorés.

 

Il y a deux parts très distinctes à établir dans la politique de l'empereur Napoléon III, l'une se rapportant à la direction des affaires intérieures, l'autre à l'attitude du cabinet des Tuileries devant l'étranger.

Etant donné que la politique intérieure de Napoléon III fut toute d'autorité, d'absolutisme, on ne peut nier, en dépit des intrigues qui s'agitaient autour de lui, en dépit des rivalités, des convoitises de ses ministres si bien décrites par M. Roulland, que cet homme sut admirablement vouloir ce qu'il voulait, tant que dura la formule personnelle de son gouvernement, et sut imposer au pays une administration habilement attentive à l'expression de sa pensée.

Les préfets du Second Empire resteront, en effet, célèbres dans les annales du fonctionnarisme, comme les femmes de cette époque dans les annales de l'amour. On administra et l'on aima avec ardeur, sous le Second Empire, et ceci s'alliait souvent, merveilleusement, à cela. La femme, qui joua un si grand rôle dans la vie intime de Napoléon III, à tous les degrés de l'échelle sociale, eut également une influence incontestable sur la marche et sur les destinées de son gouvernement.

Chaque préfecture un peu importante était comme une réduction de la Cour des Tuileries. La maîtresse de maison y tenait des assises et les femmes qui, autour d'elle, étaient le plus remarquées, soit par leur beauté, soit par leur esprit, soit par leur mondanité, se voyaient souvent appelées à Paris, aux jours des fêtes. Les portes publiques ou secrètes du château s'ouvraient devant elles et elles s'en retournaient avec la consécration jalousée de personnalités.

Le type du préfet du Second Empire, le plus attaqué, le plus attaquable, et cependant le plus populaire, fut M. Janvier de la Motte.

M. Janvier de la Motte opérait des virements irréguliers au préjudice des contribuables, introduisait dans sa préfecture des demi-mondaines en renom, avait des démêlés avec les magistrats, mais, dans ses tournées, il savait parler au paysan son langage ; il entrait dans sa cabane, s'informait de la santé de sa vache, de la vente de ses œufs ou de son beurre, de la vigueur de sa femme, de la gentillesse de ses enfants et le paysan, qui jugeait l'Empereur sur les manières de son représentant, votait pour le candidat officiel, aux heures d'élection, en récompense de tant d'amabilité.

Tous les préfets ne procédaient pas ainsi. Il en était qui, moins familiers, moins peuple que M. Janvier de la Motte, gardaient davantage leur prestige. Mais il était recommandé expressément, à tous, de ménager l'humble bonhomme des champs, de procurer du travail à l'ouvrier dans les villes, et c'est ainsi, en s'appuyant sur les intérêts constants de la foule, que le gouvernement de Napoléon III maintenait sa cohésion apparente et pouvait, avec quelque désinvolture, négliger les rares adversaires qui osaient se dresser devant lui.

Il est une constatation nécessaire, d'ailleurs, à mentionner ici. Autant les préfets servirent avec zèle et intelligence l'empereur Napoléon III, autant les ministres, qui se succédèrent auprès de lui, oublièrent la stabilité de sa dynastie pour ne songer qu'à leurs propres conceptions, qu'à leurs espérances, qu'à leurs haines, qu'à leurs satisfactions. La plupart eurent, dans les affaires, cette attitude inconsciente que donne si étonnamment le pouvoir à ceux qui s'en emparent, et trop esclaves de leurs instincts égoïstes, ne virent pas l'abîme qu'ils creusaient sous les pas de leur souverain.

Le plus néfaste de tous ces hommes fut évidemment M. Rouher, qui sut prendre l'esprit de l'Empereur, qui sut accaparer sa volonté et que l'approbation de l'Impératrice encourageait.

Napoléon III paya cher, en effet, le titre de vice- empereur qu'il laissa décerner à son conseiller, et si l'opinion publique avait le sens de la justice, c'est à cet homme, dont je m'occuperai dans un prochain chapitre, et non aux libéraux malheureux de 1869 et de 1870, qu'elle devrait faire remonter la responsabilité des désastres qui furent l'épilogue du Second Empire.

 

En dépit des négations, l'œuvre politique, libérale et sociale de Napoléon III, fut immense et se rapprocha beaucoup de la conception gouvernementale du prince Napoléon.

S'emparant de l'esprit de la Révolution et dans un respect absolu de ses principes, l'Empereur, tout en répudiant le parlementarisme, ne fut point un autocrate puisqu'il consentit, dès les premiers jours de son règne, à ce que les prérogatives qui lui étaient particulièrement attribuées par la constitution — droit d'initiative, droit de signer les traités de commerce, droit de déclarer la guerre — fussent tempérées, dans leur pratique, par un corps électoral chargé tout spécialement, dans son émanation populaire, de voter les impôts et de voter les lois.

On peut objecter que les députés du Second Empire étaient tous gagnés à la cause des Tuileries et que les candidatures officielles garantissaient le pouvoir contre un semblant d'indépendance législative, même. Les candidatures officielles, il est vrai, donnaient il l'Empereur, dans une certaine mesure, l'agrément qui lui était nécessaire pour imposer sa volonté. Mais il serait injuste de ne pas reconnaitre que Napoléon III n'abusa point de cette aisance qui lui était ménagée, et il serait plus injuste encore de nier qu'il alla au-devant des revendications en établissant, entre son pouvoir et le corps électoral, une communication basée sur le plus pur libéralisme, en envoyant, au Palais Bourbon, des ministres pour discuter les affaires, en acceptant la responsabilité ministérielle et en choisissant ses ministres mêmes parmi les membres du Parlement, sans imposer aux élus l'obligation de se démettre du mandat qu'ils tenaient du peuple.

En ce qui concerne l'attribution judiciaire de connaître des attentats contre la sûreté de l'Etat, l'Empereur, dans une sagesse qui mérite quelque hommage, se garda bien de la confier au Sénat. Un Sénat composé d'hommes dévoués, pour la plupart, au pouvoir, ne peut être un juge impartial en matière politique. L'Empereur n'ignorait point que le public infirme toujours, avec raison, les sentences rendues par- une as semblée d'hommes intéressés à flatter ou à servir le gouvernement dont ils sont comme les plus intimes soutiens, le gouvernement qui les paie et les favorise, et pour éviter les critiques ainsi que pour donner plus d'autorité aux verdicts à venir, il institua une Haute Cour formée de magistrats conseillers à la Cour de cassation, ainsi que de jurés tirés au sort parmi les conseillers généraux des départements.

Napoléon III, plus sincère et plus audacieux que ses familiers qui avaient l'instinctive horreur du livre ou du journal, rétablit la liberté de la presse. Puis, marchant plus nettement dans la voie des réformes, il proclama la liberté des réunions publiques, facilita le droit d'association et affirma la liberté du travail, en rejetant les lois pénales édictées avant lui, contre les coalitions des ouvriers.

L'Empereur eut le souci absolu des souffrances des humbles. Il décréta que, dans les désaccords existant entre maîtres et employés, les maîtres ne seraient plus recevables sur une simple affirmation et il établit ainsi, mieux que ne l'avait fait la Révolution, l'égalité pour tous devant la loi ; il condamna toute jurisprudence tendant à la répression des coalitions, il protégea les associations ouvrières, commerciales ou civiles, et il édicta des lois sur les sociétés de secours mutuelles ainsi que sur les caisses de retraites.

Ce n'est point là, en vérité, l'œuvre d'un tyran, l'œuvre d'un homme préoccupé de ses seuls intérêts. Si l'on veut bien, en présence de cet exposé rapide d'une politique que l'on a trop souvent attaquée de parti-pris, se rappeler les portraits que j'ai tracés, en différentes fois, de l'empereur Napoléon III, on m'accordera que je n'ai point obéi à un simple sentiment de sympathie personnelle, lorsque je me suis essayé à rendre à cet homme son réel caractère de bonté inépuisable, ainsi que la justice qui lui est due comme chef d'Etat.

 

Il faudrait un volume spécial et compact pour discuter et pour analyser la politique de l'empereur Napoléon III. Je n'en veux rappeler ici, brièvement, que les lignes générales.

En exposant, naguère, la participation de l'impératrice Eugénie aux affaires, et en esquissant la physionomie du monde politique ainsi que celle du monde diplomatique qui entouraient Napoléon III, j'ai développé divers points de politique intérieure et internationale — les plus importants et les plus curieux — et j'ai appuyé mon récit de lettres inédites émanant des ministres ou des ambassadeurs reçus aux Tuileries.

Je me suis particulièrement attaché à reproduire l'attitude de la Cour devant l'Etranger, devant les représentants des puissances, ainsi que l'engouement de l'Impératrice en faveur de certains d'entre eux, et j'ai mis en relief les reproches attristés de l'Empereur à sa compagne, au sujet de cet engouement.

Napoléon III qui ne pouvait, en effet, oublier complètement, dans son triomphe et dans l'adulation dont il était l'objet, la maussaderie, la réserve, la défiance que l'Europe lui avait témoignées à son avènement, ou plutôt au lendemain de son coup d'Etat, Napoléon III qui ne pouvait perdre entièrement de vue l'égoïsme et l'hypocrisie des Cours étrangères, eût souhaité que l'on gardât plus de dignité, plus de gravité vis-à-vis des diplomates accrédités à Paris, qu'on ne leur offrit pas de prétextes à de trop agréables familiarités.

Mais son entourage ne tint compte, en aucun temps, de ses désirs. Un vent de folie emportait cet entourage et le tourbillon, vertigineux, était trop près du souverain pour ne pas, en dépit de sa tristesse et de ses révoltes, le toucher et le faire malgré lui, dévier de sa route.

L'Empereur qui, en matière de politique extérieure, poursuivait, on le sait, un rêve — le rêve des nationalités — ne vit-il pas que cette politique, dans ses hésitations forcées, imprimerait à l'édifice gouvernemental issu du Deux-Décembre, issu d'un acte autoritaire, un ébranlement fatal ? Il fut aveugle, sans doute, puisqu'il ne tenta jamais de réagir contre le déséquilibrement qui s'affirmait, menaçant, à chaque phase de son règne.

Moins chargé de soucis intimes, délivré de l'inquiétante promiscuité d'un entourage inintelligent ou intéressé, peut-être lui eût-il été permis de mieux apprécier les symptômes du mal qui devait ruiner son œuvre, peut-être eût-il été mieux en mesure de diriger sa politique avec plus de perspicacité.

Le rêve qu'il avait formé — et qui, dans l'état des choses, alors, fut maladroit et d'une réalisation dangereuse — était, cependant, un beau rêve, on ne saurait le nier et digne, dans son éclosion trop tôt venue pour la paix française, des préoccupations qui troublent la génération actuelle.

La théorie des nationalités qui mène à la théorie brutale et sincère de l'affranchissement des peuples, fut, chez l'empereur Napoléon III, la même formule humanitaire et sociale, logiquement et nécessairement développée, aujourd'hui, par toute une élite d'esprits novateurs et hardis.

La diplomatie européenne — la diplomatie italienne et prussienne, principalement — mirent à profit cette théorie pour se concilier le souverain ; elles le jouèrent, à la faveur de mots trompeurs, mais il serait inique de ne pas rendre hommage à l'élévation, à la générosité des sentiments de celui qui, dans l'admirable pitié, qui, dans la sublime naïveté de son cœur, se laissait ainsi duper.

La diplomatie prussienne tira bénéfice des conceptions et des utopies de Napoléon III. Pourtant, moins égoïste que la diplomatie italienne, elle tenta de récompenser l'Empereur de sa complaisance, de la bienveillance qu'il accordait à toute question de politique nationaliste, en lui offrant, en diverses circonstances, une alliance. Mais cette alliance répugnait à Napoléon III. Elle indiquait, nettement, une association de conquêtes et l'Empereur qui n'avait point, la nature du conquérant et qui ne guerroya que par occasion où que par sentimentalité, la repoussa.

Dans un cruel et singulier retour des choses, ce fut cependant cette attitude de conquérant, ce fut cependant cette politique d'ogre impérial, qui, dans une heure terrible et suprême, devaient se dresser contre lui et lui aliéner les sympathies de l'Europe.

La Prusse constatant, selon l'expression de M. de Bismarck, après l'entrevue de Biarritz qu'il n'y avait rien à faire avec l'Empereur, se fit attentive et attendit le moment de jouer avec Napoléon III comme le chat avec la souris. Ayant pris à son compte la politique de conquête, elle se réserva de compromettre le cabinet des Tuileries, et lorsque M. de Bismarck jugea l'heure favorable pour agir, il s'enferma avec M. Benedetti, notre ambassadeur à Berlin, et lui dicta le fameux projet par lequel la Prusse s'engageait, en échange d'une liberté d'action déterminée, à laisser la France s'emparer de la Belgique.

M. le comte Benedetti, sur la demande courtoise de M. de Bismarck, abandonna aux mains du ministre prussien les pages compromettantes qu'il venait de tracer et ce fut ce lambeau de papier, ce mensonge difficile à détruire, que le cabinet de Berlin agita devant l'Europe quand un conflit éclata.

On ignore, en France, la profonde émotion que cette révélation provoqua en Belgique. Elle fut immense, et dès lors, ce petit peuple se détourna de nous. Cette émotion dure encore et, me trouvant récemment à Bruxelles, j'ai pu me convaincre que les sentiments hostiles, qu'elle fit naître contre nous, ne sont point apaisés. On est persuadé en Belgique, en effet, ou plutôt on veut être persuadé que la France a cherché, un jour, dans un acte violent, une annexion et si l'on n'ose trop ouvertement, chez nos voisins, se réjouir de nos désastres, dans la crainte instinctive de l'Allemagne, on n'est pas trop éloigné de considérer notre défaite, dans ses résultats, comme l'absolu d'une délivrance, comme l'abstraction d'un péril.

Si, donc, Napoléon III fut réfractaire à toute idée de conquête, on a quelque droit de se demander, étonné, pourquoi il fit la guerre à la Russie ; pourquoi il entreprit la campagne d'Italie contre l'Autriche ; pourquoi il organisa l'expédition du Mexique ; pourquoi, enfin, il se jeta si misérablement dans une lutte contre l'Allemagne ?

La guerre contre la Russie n'eut, au fond, pour l'Empereur, qu'un but dissimulé par up prétexte de politique internationale et ce but était de. s'assurer une alliance avec l'Angleterre. En outre, Napoléon III n'aimait pas les Russes. Dans une bizarrerie particulière de son esprit, il semblait, que l'oubli des tortures infligées par les Anglais à son oncle, fût entré en lui, en même temps qu'il reportait sur les Russes une rancune qu'on ne saurait, sans puérilité, mettre à l'actif d'une retraite célèbre et néfaste pour les armes françaises. Il ne négligeait aucune occasion d'exprimer son antipathie pour la Russie, tandis qu'en dépit des lettres intimes que j'ai publiées, et qui prouvent qu'il n'aimait point davantage les Anglais ou que, du moins, il ne leur pardonnait ni Waterloo ni Sainte-Hélène, il ne cessait d'affirmer, dans une raison d'Etat un peu problématique, ses sentiments de cordialité à l'égard de ces derniers. En dehors de l'exposé et de l'analyse de ces diverses et personnelles impressions, il est nécessaire d'ajouter que Napoléon III sentait que l'intérêt commercial du peuple français était évidemment plus en contact avec l'intérêt commercial du peuple anglais. De là, sans doute, son obstination à se rapprocher de l'Angleterre et son dédain pour toute autre alliance européenne, à cette époque. Je n'oserais dire que l'Empereur, socialiste et humanitaire couronné, n'eût point contre la Russie, ou plutôt contre son autocratie, contre son esclavagisme, une prévention toute sentimentale. Mais, dans l'admission de cette hypothèse, pourquoi se fit-il indulgent en faveur de l'Angleterre, si faussement libérale, si cruelle dans l'application de ses lois et dans l'asservissement de ses populations coloniales ?

L'empereur Napoléon III fut un sphinx, un être indeviné et il restera, dans l'Histoire, comme la vivante synthèse d'une philosophie inviolée.

La guerre contre l'Autriche, on ne saurait trop le répéter, fut, de la part de Napoléon III, la réalisation d'une promesse. L'Empereur, en effet, lié par des engagements antérieurs, aux partis libéraux de l'Italie morcelée, voulut se délivrer de ces engagements en leur donnant, une fois pour toutes, un effectif résultat, une sanction. La pensée de débarrasser les Italiens du joug autrichien, la pensée d'être le consécrateur de leur indépendance, de leur unification, flattait aussi son rêve et cette guerre fut autant entreprise pour la satisfaction d'une idée longtemps caressée et jamais appliquée, que pour demeurer fidèle à un serment. Quant à une alliance dont l'utilité lui serait profitable, un jour, et serait la récompense de ses efforts bienveillants, de cette campagne sans lendemains visiblement pratiques, Napoléon III y songea-t-il ? Peut-être, oui, ainsi qu'il songea à l'établissement d'une confédération des peuples latins, confédération assez forte, présentant assez de cohésion, se trouvant édifiée sur une communauté d'intérêts et de sentiments assez intimes, pour mettre en échec, au besoin, la confédération des peuples du Nord qui déjà se dessinait, en des revendications, en des appels impérieux.

On connaît les lettres de M. le prince de Metternich qui ont jeté, sur l'expédition du Mexique, une lumière toute particulière et qui nous montrent cette expédition comme la mise en œuvre d'un beau roman, d'un charmant conte de fées, comme aussi la revanche de l'impératrice Eugénie contre l'Italie, au bénéfice de l'Autriche. Cette campagne, en effet, appartient toute à l'initiative de l'Impératrice secondée, sinon inspirée, par son amie, Mme de Metternich. On fut longtemps avant d'entretenir l'Empereur des projets que l'on formait et lorsque l'Impératrice se décida à les lui communiquer, après l'avoir engagé malgré lui, après avoir joué de son nom à son insu, il était trop tard pour reprendre une parole donnée, sans provoquer un scandale de Cour, sans risquer des ruptures qui eussent pu avoir d'irrémédiables et de fort graves conséquences.

Cependant, Napoléon III ne se laissa point entraîner dans cette aventure dont il ne cessait de déplorer l'inutilité, la futilité même, sans révolte. Il y eut, à ce sujet, des discussions longues, pénibles et violentes entre l'Impératrice et lui, et ce fut, m'a-t-on raconté, sur une scène presque brutale que l'Empereur, abandonnant toute querelle, s'en remit au destin.

— Pourquoi, avait dit Napoléon III à sa compagne, pourquoi ferais-je la guerre aux Mexicains ? Pourquoi, sous le prétexte d'une dette insignifiante à recouvrer, irais-je m'embarrasser d'une chicane, jetterais-je mon pays et mes soldats dans une bagarre sans gloire et sans profits ? On trafique de mon nom, on intrigue, autour de moi, et vous vous faites la complice bénévole des amateurs de romans-feuilletons en action, des chevaliers d'industrie.

Le lendemain de cette scène, M. de Morny informé par l'Impératrice de la rébellion de l'Empereur et du péril qui menaçait le rêve californien, alla trouver Napoléon III et ramena en lui la douceur, la résignation, en même temps qu'il lui arrachait habilement la promesse de ne plus s'opposer à l'expédition.

M. de Morny avait à glaner une fortune colossale dans l'aventure mexicaine et cette fortune, comme Paris, pour le roi Henri, valait une messe, valait bien, pour lui, un discours. Il fit ce discours et son éloquence eut raison des objections du souverain. Les faits, d'ailleurs, avaient un tel commencement d'exécution à Paris et à Vienne, qu'il eût été, je le répète, impossible de les détruire, de les désavouer, sans amener des complications que nul ne désirait.

Cette analyse rapide d'événements connus dans leur réalisation et dans leurs résultats, d'événements que des documents officiels destinés à demeurer longtemps encore ignorés, permettront de mieux établir, de mieux juger un jour, cette analyse démontre, en toute évidence, et implacablement, que la volonté, que l'initiative d'un homme, dans le pouvoir suprême, ont de redoutables surprises pour l'avenir et pour la sécurité des peuples. L'empereur Napoléon III posséda cette initiative et cette volonté ; il commit la faute de les laisser partager par l'Impératrice et de même qu'un amant aime ou trahit une maîtresse, selon le caprice de l'heure écoulée ou de l'heure qui va naître, il obéit, malgré les qualités incontestables qui le distinguaient, aux passions qui l'animaient, il se soumit à l'égoïsme instinctif qui dirige tout homme — citoyen ou prince — dans les actes de la vie.

Le mot fameux : — l'Etat, c'est moi — a peut-être sa raison d'être prononcé, sa logique, sa grandeur même, dans l'abominable expression de son despotisme, lorsqu'il est jeté au-dessus d'une société qui se forme, qui ne se comprend pas encore. Il est épouvantable et criminel, devant une agglomération d'hommes libres, conscients de leur force, de leur vitalité, de leur intelligence, mus par le sentiment d'un devoir commun à accomplir, inspirés par l'admirable doctrine de la pitié, conduits, irrésistiblement, vers des terres longtemps promises, vers des destinées irrévocablement assurées.

 

Venant de rappeler brièvement les entreprises belliqueuses du Second Empire, il serait logique de compléter cette page historique en retraçant les incidents, inconnus du public, qui eurent pour résultat de rendre inévitable la guerre franco-allemande de 1870. La place semblerait, en effet, indiquée ici pour établir, dans leur vérité, dans leur impartiable et stupéfiante genèse, les faits qui se rattachent à cette campagne. Je ne dirai rien, cependant, en ce chapitre consacré plus spécialement à la personne de l'empereur Napoléon III, de la guerre de 1870. Devant traiter la question qui est particulière à cette guerre, dans une autre partie de ce livre, je prie le lecteur de me permettre de retarder cette narration et d'achever de fixer, hors de toute passionnante étude, la figure de Napoléon III.

J'ai raconté, précédemment, une plaisante anecdote relative aux sentiments religieux de l'Empereur, et j'ai dit qu'il céda surtout aux sollicitations de l'Impératrice, dans sa politique en faveur de la Papauté, et dans l'intérêt apparent qu'il témoigna au clergé français.

L'Empereur, en effet, était, je le répète, fort peu religieux et n'aimait point trop le clergé. Il redoutait l'envahissante influence de l'Eglise dans l'Etat, et comme, de son côté, le clergé ne se gênait aucunement pour manifester vis-à-vis du souverain ou de son gouvernement une hostilité constante, Napoléon III n'eût demandé peut-être qu'une occasion pour restreindre la très grande autorité que ses adversaires ne cessaient de prendre, rendus audacieux par l'approbation de l'Impératrice.

Les évêques, qui n'ignoraient pas la pensée de la jeune femme à l'égard des choses religieuses, ne craignaient que fort peu l'Empereur et se faisaient d'autant plus arrogants, d'autant plus boudeurs, d'autant plus exigeants devant les concessions qui leur étaient offertes, qu'ils étaient davantage certains de n'être pas sérieusement inquiétés.

L'attitude du clergé fut très particulière sous le Second Empire. Malgré l'appui que Napoléon III prêta à la Papauté, au détriment des intérêts français même, malgré l'indulgence que, durant tout son règne, le souverain eut pour les évêques et pour les prêtres factieux, le clergé n'abandonna point une minute l'antipathie avec laquelle, dès les premières heures de son avènement, il avait accueilli Napoléon III, et ne songea, en aucun temps, à le remercier sincèrement de sa générosité — générosité aventureuse qui nous valut plus d'un mécompte, et qui mit, plus tard, entre l'Italie et nous, un infranchissable abîme.

La plupart des évêques faisaient ce qu'on nomme vulgairement patte de velours devant l'Empereur lorsqu'ils se présentaient à Paris, ou lorsqu'ils le recevaient dans leurs cathédrales ; mais ils le combattaient énergiquement, haineusement et sournoisement, mais ils ne lui accordaient aucune trêve dans la lutte qu'ils avaient entreprise contre lui.

D'aucuns même, comme Mgr Pie et comme Mgr Dupanloup, n'hésitaient pas à provoquer ouvertement la révolte contre le pouvoir impérial, et de ce conflit permanent, naissait logiquement une anarchie d'Etat qu'il eût été sage de réprimer avec vigueur.

Mais, dès que Napoléon III parlait de sévir, de mettre à la raison quelque prélat imprudent, l'Impératrice qui avait des fidèles, des émissaires, un peu partout, était informée, et c'étaient, alors, aux Tuileries, des fureurs, des récriminations, des larmes et des menaces — toute une exaltation de femme dont on dérange le caprice et la superstition.

L'impératrice Eugénie n'eut jamais le souci réel de la dynastie impériale, de l'avenir de son mari et des intérêts de la France. Elle fut autoritaire, inquiétante, tracassière, et elle n'obéit, en tout temps, qu'à ses seuls et personnels sentiments, sans se demander si ces sentiments étaient conformes avec la raison d'Etat, avec la sécurité exigée par les institutions gouvernementales.

Ainsi qu'elle fit des cocodettes, ainsi qu'elle fit des mariages, elle fit des évêques, et il faut avouer que ses choix ne furent pas des plus heureux.

Parmi les prélats qu'elle inventa et qu'elle imposa aux Tuileries, en dépit de l'instinctive répugnance de l'Empereur, il est impossible de ne pas citer M. Bauër — cet homme étrange qui lui vint des mains de la reine Isabelle d'Espagne, qu'elle chargea de moraliser la Cour, et dont elle fit le desservant attitré de sa chapelle, avec l'étiquette honorifique — sorte de passe-partout mondain — de Monsignor.

 

M. Bauër était un homme étrange. En effet, israélite baptisé, sinon converti, après avoir parcouru l'Europe et l'avoir sermonnée, comme plus tard il devait sermonner les élégantes amies de la souveraine, il parut tout à coup à Paris où la reine Isabelle le protégea et le présenta à l'Impératrice. On se racontait que cet abbé, dont la faveur si rapide étonnait, était un abbé bizarre, et que, naguère, avant de porter la robe, il avait un peu usé de toutes les professions, ayant été peintre, commis-voyageur, photographe et moine. Mais le mystère qui était en sa personne ne pouvait déplaire à l'Impératrice, très friande de choses romanesques, et, bon gré, mal gré, il se trouva installé à la Cour et y tint un moment le rôle de favori. Arrivé à Paris en 1866, trois ans après, lors de l'inauguration du canal de Suez, la jeune femme l'emmenait avec elle et ce fut lui qui bénit la mer, au jour solennel de l'ouverture des fêtes. La guerre de 1870 l'a englouti comme tant d'autres. Après la tourmente, il voulut, dit-on, continuer ses fonctions sacerdotales et occuper une chaire parisienne. Mais l'archevêque ne lui permit pas d'exercer le ministère, et il disparut ou plutôt il se retira du monde religieux. Il devint, il partir de cette époque — ce fut sans doute une compensation qu'il se donna — un abonné de l'Opéra ; il reprit l'habit civil et fut l'un des plus assidus visiteurs du foyer de la Danse.

Les Tuileries, cependant, ne virent pas que des prêtres interlopes se mêler aux courtisans qui les emplissaient. Les souverains y offrirent l'hospitalité à des hommes d'église éminents et dont les sentiments d'affection envers la famille impériale ne pouvaient être suspectés. C'est ainsi que l'évêque de Nancy, dont j'ai rapporté l'aventure avec l'Empereur, se montrait au château ; c'est ainsi qu'un prélat intelligent, Mgr Donnet, de Bordeaux, y faisait quelques apparitions.

Il est, à son sujet, une anecdote fort amusante aussi.

Une fois, comme le cardinal Donnet s'était attardé aux Tuileries et que, devant l'entrée de quelques femmes décolletées, pour la soirée, il se levait et disait adieu à Napoléon III, le souverain voulut le garder et s'obstina dans son insistance.

Poussé dans ses plus extrêmes retranchements et à bout d'arguments, le cardinal, désignant alors le cercle des femmes qui entouraient l'Impératrice, dit à l'Empereur :

— Votre Majesté ne voit donc pas que je suis chassé par les épaules.

Napoléon III sourit et répliqua :

— Pardon, Eminence, je ne vois qu'une chose : les seins devraient vous retenir.

Le cardinal, devant ce calembour imprévu et quelque peu irrévérencieux, oublia toute excessive austérité et, de bonne grâce, demeura quelques instants encore. Mais cette bonne humeur, entre l'Empereur et les représentants du clergé, n'était qu'exceptionnelle ; il existait, entre le souverain et les évêques, un mécontentement qui ne fut jamais apaisé.

Pie IX ne pardonnait point à Napoléon III de ne pas avoir appuyé par les armes, ses revendications au sujet des Romaines séparées des Etats pontificaux, et il entretenait dans le clergé de France un ferment de révolte et d'opposition qui se manifestait quotidiennement et qui rendait difficile tout rapprochement sincère.

Cette opposition s'accentuait, principalement, à l'époque des élections législatives. Il n'était pas rare, alors, de voir les prêtres des plus humbles paroisses prendre part à la lutte politique, sous l'inspiration des évêques, et patronner le candidat libéral, adversaire du candidat officiel.

Dans les départements voisins de Paris, où l'opposition est plus aisée, où la population écoute volontiers les ennemis de tout gouvernement, cette attitude du clergé s'affirmait davantage, devenait plus militante.

Une sorte de fatalité, une sorte d'amour-propre mal compris aussi, il faut le dire, laissaient l'Empereur hésitant dans l'hypothèse d'une rupture avec la Papauté. Aigri, indigné par l'ingratitude de la Cour de Rome et du clergé, il eut, en diverses circonstances, la pensée de se délivrer de la tutelle religieuse qui pesait sur sa volonté. Mais il s'arrêta toujours devant une résolution suprême, et lorsque, pour donner une leçon à Rome et aux évêques, il s'avisa de protéger officieusement le mouvement qui eut lieu, un instant, en France, en faveur d'une Eglise gallicane, mouvement que Mgr Darboy dirigeait, il ne réussit qu'à provoquer, comme toujours, autour de lui et contre lui, d'ardentes haines, d'implacables ressentiments.

L'Empereur fut trop souvent dupe de sa générosité, de la bonhomie qui était en lui. L'homme d'Etat qu'il était, eût dû se souvenir pourtant, que nul pouvoir n'amena jamais le clergé à l'obéissance, sans un coup violent d'autorité, frappé sans pitié ; l'homme d'Etat qu'il était, eût dû comprendre que nul pouvoir ne peut espérer vaincre la résistance de l'Eglise aux institutions de la société moderne.

Il a fallu vingt années de discussions et de guerre à outrance, durant lesquelles l'élément civil n'a point désarmé une minute, a repoussé sans cesse es exigences de l'Eglise, pour que le clergé renonçât à son hostilité envers le gouvernement établi ; il a fallu qu'un Pape, profond politique, intimât l'ordre à ses évêques d'accepter les lois républicaines pour que cette anarchie, qui contribua à abattre le Second Empire, disparût en apparence. Il serait, toutefois, imprudent d'accorder au clergé, dans sa soumission même, plus de crédit qu'il n'en offre ; car la trêve qu'il a signée et qui lui a été imposée, ne peut être que factice, car, derrière cette trêve, grondent toutes les colères, tous les espoirs d'une revanche.

 

L'une des plus curieuses pages de la chronique du Second Empire est certainement celle qui se rapporte à la question des titres de noblesse. Ainsi que son oncle, Napoléon III tenta la conquête de l'ancienne aristocratie et voulut s'entourer de ducs, de comtes — de barons- créés nouvellement, dans l'espérance qu'ils lui seraient reconnaissants de leur élévation.

A vrai dire, l'Empereur, dans sa pensée errante, dans son socialisme non avoué, n'attachait qu'une importance relative à la noblesse et il ne fut pas, autant que Napoléon Ier, tourmenté du désir de rendre à cette caste spéciale le prestige, sinon les privilèges qui lui sont nécessaires pour maintenir sa puissance et pour forcer le respect de la foule. Mais il considérait la noblesse comme une chose décorative, comme un moyen d'émulation utile à son gouvernement, à la majesté de son pouvoir. C'est pourquoi il rétablit la loi qui consacrait une noblesse d'Empire ; c'est pourquoi il chargea son garde des sceaux, pour se concilier les sympathies réfractaires de l'aristocratie de naissance, de la rédaction d'une circulaire fameuse concernant la révision des titres, leur authenticité et la régularisation de poursuites judiciaires à exercer contre ceux qui, indûment, prendraient un nom ou une qualité qui ne leur appartiendraient pas.

Toutefois, avant d'arrêter une résolution définitive à ce sujet, Napoléon III avait voulu connaître l'opinion des principaux hommes de son Empire et il m'a été communiqué, sur cette question, des notes fort intéressantes.

Le souverain ayant fait appeler MM. Rouher, de Morny, de Persigny et le comte W..., l'auteur des notes que j'indique, et leur ayant soumis son projet, attendit leur avis selon son habitude dans les conseils.

Alors s'éleva entre les quatre personnages qui entouraient l'Empereur, une discussion très caractéristique.

M. Rouher qui n'était point encore le vice-empereur, M. Rouher, le lourd montagnard et le démocrate converti, se prit à hocher la tête et ne répondit tout d'abord aux interrogations de Napoléon III que par des monosyllabes, que par des paroles indécises qui ne renfermaient ni une adhésion ni une opposition aux idées du maître.

M. Rouher, dans son atavisme, avait fort peu le souci de la noblesse. Pourtant, dans son esprit d'autorité, il ne la dédaignait pas, et si pour lui-même il en faisait un cas très insignifiant, il n'était pas éloigné de l'admettre comme un rouage gouvernemental nécessaire, comme une sorte de raison supérieure destinée à tenir le peuple en échec dans ses tentatives d'affranchissement. Et c'est sous l'influence de cette théorie politique qu'il exprima sa pensée.

— Je crois, dit-il, que la noblesse a fait son temps, que la société moderne aurait tort, désormais, de s'appuyer sur elle, que l'Etat et la direction des affaires, en dehors de toute caste sanctionnée, ne peuvent reposer que sur un principe d'égalité, ne peuvent appartenir qu'aux seuls fils de leurs œuvres. Mais je crois, aussi, que le peuple a besoin de voir sans cesse au-dessus de lui une lumière, un objet qui brille et qu'il ne peut atteindre. Le peuple est instinctivement irrespectueux, et sa soumission est en raison directe avec son effacement. Il ne faut pas trop le rapprocher du pouvoir. En créant une noblesse fidèle à l'Empire, c'est-à-dire une catégorie d'hommes qui seront entre le peuple et le pouvoir plus encore, socialement, que les fonctionnaires, et qui plus qu'eux empêcheront un contact imprudent, on s'assure de la passivité de la foule et de sa neutralité politique, on augmente le prestige gouvernemental et on stérilise les revendications de la rue. C'est pourquoi le projet de l'Empereur est excellent.

M. de Morny parla peu. Il était d'avance rallié au désir de Napoléon III, et il se contenta de faire de l'esprit, d'étaler une fois de plus, son scepticisme élégant.

— Etre noble, dit-il, rééditant le mot célèbre d'une femme indulgente aux amoureux, gêne peu et fait plaisir. Faisons donc des nobles. Ceux que nous empanacherons ainsi ne seront ni plus ni moins sots qu'au temps où ils étaient roturiers, et s'il se trouve parmi eux quelques hommes assez malins pour savoir bien porter leurs titres, ce sera tant mieux et autant de gagné sur les imbéciles. La noblesse n'est pas absolument nécessaire à l'Empire ; il a celle du faubourg Saint-Germain qui le combat, mais dont il peut se parer, à l'occasion.

Et après un silence :

— Hélas, tant de nobles aujourd'hui sont si misérables qu'on ne s'aperçoit même plus, sous leur indigence, de leur noblesse. Je vous en prie, si nous faisons des nobles, assurons-nous que ceux que nous favoriserons possèdent un champ d'or, avant toute chose, comme base de leurs armoiries.

Pendant que MM. Rouher et de Morny avaient discouru, M. de Persigny s'était montré impatient. Ce fut donc avec vivacité qu'il s'exprima. M. de Persigny, ainsi que M. Rouher, était un autoritaire, mais un autoritaire plus loyal, plus généreux, et il lui répugnait d'avoir recours pour mâter le peuple, selon son expression, à des expédients. Il était de ceux qui, dans une partie, jouent cartes sur table, qui, dans un duel, offrent crânement la poitrine aux coups de l'adversaire ; et, en politique, s'il eût voulu qu'on réduisît le peuple à l'impuissance, en dépit des rêves humanitaires qui le hantaient, il eût souhaité tout autant qu'on lui livrât bataille ouvertement, sans hypocrisie, sans guet-apens. Quoiqu'il pensât que le peuple doit être soumis à une direction implacable, il ne le voulait pas humilié ; il le voulait heureux et susceptible d'être organisé en un état social et de bonheur plus en rapport avec ses besoins, avec sa dure existence. Or, les théories de M. Rouher, en consacrant l'abaissement du peuple, lui déplaisaient et le scepticisme de M. de Morny l'agaçait. Parvenu, il était resté, simplement, l'homme sans morgue des premières heures de sa vie, et une noblesse, c'est-à-dire un clan d'individus placés au- dessus de l'humanité, par le fait d'une estampille officielle et de parade, ne pouvait le trouver bienveillant.

On sait que M. de Persigny avait la réplique brutale, mettait dans son langage une violence extrême. Il fut terrible dans sa réponse aux observations de MM. Rouher et de Morny.

— La noblesse est une institution ridicule, s'écria- t-il, et qui n'a jamais été utile au pouvoir. Elle l'a encombré de sa suffisance et de sa sottise et ne lui a jamais rien rapporté. L'Empire n'a rien à gagner à la création de ducs ou de barons, à l'exhibition d'ânes portant des reliques. Vous pensez comme moi, Rouher, et vous n'êtes pas sincère, vous voulez flatter l'Empereur en affirmant que la noblesse peut ajouter du prestige à son autorité. Quant au petit discours de Morny, il ne compte pas. C'est de la blague et Morny parle, devant nous, comme devant les dames ; c'est un dandy, c'est un poseur. Le torse et la blague ne tiennent pas lieu d'idées, et si ça réussit devant les femmes, ça n'est pas acceptable en politique. Je m'en f..., de votre noblesse, ancienne ou nouvelle, et vous devriez faire comme moi, car si vous n'avez qu'elle pour vous plastronner, le jour où le peuple gueulera et vous boutonnera, je ne donnerai pas un sou de votre peau.

Et il ajouta, dans un geste brusque :

— Regardons plus haut. Nous sommes payés pour cela. Faisons les peuples unis, paisibles, sous l'impulsion intelligente de chefs indiscutés et laissons à d'autres les mesquineries et les bêtises.

Durant cette sortie, M. Rouher se tint impassible et attentif, tandis que M. de Morny caressait nerveusement son menton.

L'Empereur, chagriné du ton agressif qui avait été donné à l'entretien, et tenant quand même à son idée, intervint alors dans la discussion et rétablit le calme parmi ses conseillers.

— Nous nous égarons, dit-il tranquillement, et vous ne m'avez peut-être pas très bien compris. Je ne veux pas, en créant une noblesse, ainsi que mon oncle, élever des privilèges, mettre un obstacle entre le peuple et moi ; je veux simplement me donner un moyen de plus d'honorer et de récompenser ceux qui m'auront bien servi.

— Mais, sire, dit encore M. de Persigny, la noblesse n'est pas nécessaire pour cela.

— Voyons, Persigny, murmura l'Empereur avec douceur, soyez raisonnable et ne faites pas ainsi la mauvaise tête. Vous savez bien que vous n'êtes pas méchant.

Le terrible homme, alors, eut un sourire. Nul mieux que lui ne savait deviner Napoléon III. Il se convainquit que nul argument ne prévaudrait contre l'obstination du souverain et, comme le chien sous la voix qui le gronde, il se fit humble, presque attristé, et ne prononça plus un mot.

M. le comte W..., n'ayant aucun motif pour contrarier l'Empereur et trouvant peut-être un peu puérile cette conversation, approuva sans réserve le projet et ce fut ainsi qu'on décida la création d'une noblesse nouvelle qui devait faire du Second Empire, avec tant d'autres détails, comme une imitation affaiblie du règne de Napoléon Ier.

Le destin a des bizarreries, souvent : de ces quatre hommes qui entouraient Napoléon III et qui le conseillaient, seul M. Rouher demeura roturier et fut le plus puissant.

 

Politiquement, l'empereur Napoléon III fut sans cesse balancé par un rêve, sans cesse sous l'influence d'une illusion, d'un mirage, sans cesse à la poursuite d'un but qu'il ne put atteindre. Fataliste, une fatalité pesait sur ses jours. Il conçut une œuvre et, pareil à ces malades étranges qui ne trouvent jamais le mot juste pour exprimer leur pensée, il chercha vainement les matériaux nécessaires à l'édification de cette œuvre. Il fut bon et provoqua des larmes ; il aima le peuple et il l'entraîna dans une catastrophe. Les feux-follets, dans les légendes, égarent les voyageurs et les mènent aux abîmes. Un feu-follet était devant l'empereur Napoléon III. Il le regarda et le suivit, dans toute la naïveté d'une imagination séduite. Songeur et mystérieux, il fut le héros du songe et du mystère ; il alla vers le songe et vers le mystère, irrésistiblement, dans une prédestinée, et si jamais quelque drame s'inspire de son nom, on le verra, ombre vagabonde et inquiète, traverser la vie dans la folie calme de l'inconnu, dans la résignation d'un être condamné.