LE SECRET D'UN EMPIRE : L'EMPEREUR (NAPOLÉON III)

 

I. — L'EMPEREUR. - L'HOMME INTIME.

 

 

En écrivant mes précédents ouvrages sur le Second Empire, je me suis laissé séduire, surtout, par le côté anecdotique et curieux des notes qui m'aidaient à dresser ma narration et je n'ai eu que rarement l'occasion d'être intimement troublé, d'éprouver la caresse sentimentale ou le frisson tragique qui naît, fatalement, d'un poème idyllique ou d'une épopée sanglante.

En quelques chapitres, cependant, concernant plus particulièrement les événements derniers du règne de Napoléon III, je n'ai pu voiler l'émotion qui s'emparait de moi et il m'a semblé, alors, mettant mieux en scène la personne de l'Empereur, que je me trouvais devant l'un de ces héros du roman ou du drame, auprès de qui tous les héros des romans et des drames qui se succèdent, dans la vie littéraire, sont fort insignifiants.

Cette impression se fait plus puissante en moi, aujourd'hui, devant ces pages spécialement consacrées à Napoléon III, et l'émotion qui, jadis, m'avait simplement effleuré, grandit, s'impose à mon récit. A quelque parti politique qu'on appartienne, on me comprendra. Il n'est pas, en effet, difficile d'admettre que la personne de l'empereur Napoléon III soit plus intéressante à étudier, à observer, à deviner souvent, que la personne — si psychologique soit-elle — du premier homme venu qui va, dans l'existence, comme vont tant d'autres hommes— honnête ou coquin, naïf ou dupé, sceptique ou croyant.

Ce n'est pas sans raison que j'indique, ici, un rapprochement entre l'empereur Napoléon III et l'habituel héros du roman moderne. L'Empereur fut, lui aussi, un héros de roman ; mais un héros débarrassé de toute fiction, dont l'aventure très réelle se déroula et s'enchaîna avec tout l'attrait des récits imaginatifs, avec toute la rapidité, avec toute la logique d'un bon mélodrame.

Il n'y a pas lieu d'être surpris de cette attitude de Napoléon III et de la physionomie spéciale qu'jl donna à son règne. A son insu même, l'Empereur devait conserver, durant le cours de sa vie, l'aspect un peu ténébreux d'un grand premier rôle, et inconsciemment, en dépit de sa froideur, de sa réserve et de la justesse de son esprit observateur, il devait conduire ses heures comme autant de chapitres d'un feuilleton, les faisant accidentées, fiévreuses, et les présentant au peuple, toujours liées à une sorte de suite à demain énigmatique et passionnante.

Et dans cette attitude de l'Empereur, et dans cette physionomie de son règne, il n'y eut rien que de très naturel. Cet homme et ce règne, en effet, ne venaient-ils pas en une minute comme marquée par le destin ? Le prince Louis Bonaparte n'était-il pas jeté dans l'Histoire, avec toute la précision d'une chose née d'une légende, partant immuablement fixée, dont la marche est irrémédiablement déterminée ?

Les vers magiques de Victor Hugo chantaient son nom ; les volumes de M. Thiers célébraient la gloire de son oncle ; les refrains de Béranger, murmurés par le peuple, remuaient la poussière d'or des abeilles impériales mortes à Sainte-Hélène, mais ressuscitées, et bourdonnant autour de cette ruche — les Invalides. Le prince Louis Bonaparte, dans un sentiment étranger à son libre arbitre, mû par une force au-dessus de la sienne, sous l'influence même de la légende qui le portait vertigineusement vers le trône, voulut être, Empereur, le demi-dieu de cette légende, voulut prendre à son compte les paroles sublimes de Victor Hugo, continuer la gloire de son oncle, ajouter un épisode, encore, à l'attention de M. Thiers, ne point faire mentir la voix de Béranger. Il fut l'homme fatal issu d'un accouplement de choses fatales ; il n'a été que ce qu'il a dû être et n'aurait pas pu être différent de ce qu'il a été.

Bercé par la vague, l'enfant du marin, parvenu à l'âge adulte, se fait marin. L'oreille pleine du bruit soulevé par l'Empire à son agonie, mais dont l'écho durait encore, l'imagination exaltée, malgré un calme apparent, par l'enthousiasme d'une littérature édifiée sur son nom, le prince Louis Bonaparte voulut faire revivre une épopée, voulut être Napoléon. Il fit ce rêve comme il en fit tant d'autres ; mais il n'eut ni Austerlitz, ni Waterloo, ni Sainte-Hélène. Il eut Chislehurst où l'on meurt, comme là-bas, sur le rocher désolé d'où l'on s'échappe, cependant, pour monter dans la gloire ; — il eut Chislehurst qui est aux portes de France, mais d'où l'on ne revient pas.

 

J'ai déjà esquissé la silhouette de l'empereur Napoléon III. Nul ne porta plus que lui, sur son visage, le reflet de son âme ; nul ne fut plus que lui le spectre vivant et palpable de sa pensée. L'âme, la pensée de l'Empereur, enveloppées encore par les ; visions d'antan, lasses des déceptions éprouvées, des humiliations subies, paraissaient hésiter à prendre leur essor, comme engourdies par le long sommeil d'une jeunesse errante, sans foyer presque. L'Empereur, physiquement, semblait se mouvoir avec difficulté, paresseusement, comme alourdi sans cesse par une fatigue toujours chassée et toujours renaissante.

Publiquement, et dans les solennités officielles, Napoléon III se contraignait à un effort pour vaincre cet affaissement apparent, affaissement victorieux même souvent de sa volonté. Il devenait, alors, observateur rigoureux de l'étiquette, le souverain impassible qui voit tomber à ses pieds les hommages des courtisans, des fonctionnaires, des solliciteurs ; mais, sincèrement, quoiqu'il sût merveilleusement tenir son rôle de maître, l'attitude que les circonstances lui imposaient, le lassait en l'éloignant de sa rêverie tant aimée — rêverie faite tout autant des évocations du passé que des mystiques illusions de l'avenir. Et il se sentait heureux, lorsque seul, hors des regards importuns, il lui était permis de reprendre son corps et son âme de philosophe — son allure physique, sa quiétude morale de brave homme rôdant en sa maison.

 

Ceux qui n'ont connu l'empereur Napoléon III que dans le conventionnel apparat de la Cour, n'ont rien su de lui. Il est, certes, curieux à étudier dans les actes publics de sa vie ; mais il ne l'est pas moins dans son intimité, dans la familiarité de son existence privée.

Autant l'Impératrice était primesautière et décevante, en chacune de ses heures, autant l'Empereur demeurait immuable dans son aspect comme dans ses sentiments.

En dehors des moments consacrés au travail, aux préoccupations que lui apportait la politique peu stable de ses ministres, il apparaissait à tous, affable, bon et tourmenté du désir constant de créer des heureux, de verser du bonheur autour de lui, pareil à un chef de famille ayant le souci habituel de ceux qu'il aime et dont il est aimé. Avec une parole gracieuse pour tous ceux qu'il rencontrait, il se promenait au travers des Tuileries, visitant et revisitant, comme en un musée, les collections artistiques qu'à force de patience et que sur les conseils d'hommes éclairés, il avait réussi à assembler. Souvent, aussi, il allait de son cabinet aux appartements de l'Impératrice, la cigarette à la bouche et continuant de fumer, même chez la jeune femme, surprenant la souveraine au milieu de ses dames du palais, se mêlant à leur causerie, s'égayant de leurs propos et partant ainsi qu'il était venu, doucement, tranquillement, dans la marche balancée et comme rythmée qui lui était ordinaire.

Parfois, ayant près de lui un ami ou l'un de ses aides-de-camp, il sortait en phaéton, conduisant lui-même, accompagné d'un seul domestique. Mais, de préférence, il se rendait sur la terrasse des Tuileries, en bordure de la Seine, et là, ayant au bras quelque confident, le général Lepic ou le général Fleury, plus particulièrement, il demeurait de longues heures, cheminant paisiblement, arrêtant son regard tantôt sur le panorama des rives du fleuve, tantôt sur Paris, vers le jardin où des bandes d'enfants s'ébattaient, insouciants et joyeux.

Plus près de lui, souvent, et séparé de ces bambins, un enfant, aussi, jouait, mais jouait dans l'ordonnancement d'une récréation officielle. C'était son fils — ce fils qu'il adorait comme le fanatique adore son dieu, pour lequel il vécut après sa chute, pour lequel il mourut deux fois, lorsque son effort pour retenir en lui, la vie, le trahit.

L'Empereur souffrait visiblement de la retenue qui était imposée au petit Prince ; il eût voulu le voir courir parmi ces enfants libres et jetant vers le ciel leurs cris, leurs joies ou leurs larmes, enthousiastes et charmeurs comme le bonheur. Il eût voulu le conduire au milieu d'eux. Mais la règle exigeait que le pauvre et impérial petit restât, morose, avec les seuls amis que l'étiquette lui permettait d'aimer.

Cependant, une après-midi, l'Empereur réalisa son rêve. Il prit la main de son fils et se dirigea, avec lui, vers le jardin public des Tuileries. Il y eut un peu d'émoi quand, reconnus, le souverain et le Prince arrivèrent près de la cohue des gamins, près des parents assis sous les grands arbres et surveillant leurs bruyants rejetons. Mais l'Empereur eut un sourire, salua la foule, puis poussant son fils en avant, en lui montrant les enfants, murmura :

— Va.

Et comme Je Prince, timide, troublé par cette liberté soudaine, par ce contact imprévu avec la foulé, hésitait, Napoléon III lui dit :

— Va, Loulou ; va jouer avec eux ; ils sont gentils, tu vois, et ils t'aimeront bien.

Ce jour-là, en effet, Loulou joua avec les enfants du peuple, sous l'œil de son père acclamé et ému.

Lorsque le souverain rentra aux Tuileries, il y avait de la joie sincère, de la joie de brave homme sur son visage. Au diner, il conta son aventure, mais une voix — celle de l'Impératrice — l'interrompit, sévère :

— Vous avez commis une grande imprudence. Pourquoi, d'ailleurs, exposer Louis à une familiarité qu'il ne doit pas connaître, à une familiarité d'enfants mal élevés ?

L'Empereur, alors, leva tristement son regard sur sa compagne :

— Il n'y a pas que des enfants mal élevés, dans le jardin, dit-il simplement, et il se tut.

Mais il s'était assombri soudain. En cette occasion, comme en tant d'autres, la jeune femme se montrait maladroite, ne le comprenait pas et lui gâtait son plaisir.

J'ai parlé, déjà, du défaut d'affection que le Prince Impérial trouva auprès de sa mère ; j'ai parlé de la sollicitude particulière dont elle l'entoura, sollicitude sèche, conventionnelle, exempte de toute franche expression et de cette naïveté qui fait paraître si humainement sublimes les parents, dans leur tendresse ; j'ai parlé, également, des sentiments d'inénarrable amour qu'eut l'Empereur pour son fils. On ne saurait trop mettre en relief ces sentiments ; on ne saurait trop les opposer à la stérile maternité de l'Impératrice ; on ne saurait trop dire, enfin, que Napoléon III fut très bon et que cette bonté dont il usait pour son enfant, il eût voulu la rendre publique, la reporter à l'infini sur tous ceux qui l'approchaient.

Cette bonté, en effet, ne s'appliquait point seulement aux enfants ; elle allait vers les hommes, entière et jamais démentie, vers des ennemis même.

A l'appui de mon appréciation, je ne citerai qu'un exemple, mais un exemple caractéristique et péremptoire.

Lorsqu'Orsini fut condamné à mort et lorsque la question de grâce fut présentée à l'Empereur, les ministres exigèrent que cette question fût soumise aux délibérations du cabinet.

Un conseil eut lieu, donc, et comme Napoléon III réclamait énergiquement son droit de clémence vis- à-vis de celui qui avait attenté à sa vie, une discussion violente se produisit entre lui et ses collaborateurs.

Le conseil tint séance la nuit, se déclara en permanence et ce ne fut que devant la menace d'une crise politique opposée à son refus d'envoyer Orsini à l'échafaud, que l'Empereur céda et renonça, tristement résigné, à son privilège.

Je ne juge point, ici, l'homme politique dans l'empereur Napoléon III. Je ne m'occupe que de l'homme intime et il y aurait malhonnêteté — une malhonnêteté dont je me déclare incapable vis-à-vis de qui que ce soit — à taire la vérité.

 

Autant, d'ailleurs, les sympathies exprimées par l'Impératrice étaient superficielles et peu vitales, autant le dévouement, l'amitié, chez l'Empereur, étaient sincères et fortement conçus.

L'Impératrice avait des enthousiasmes irraisonnés que la même journée voyait naître et mourir ; l'Empereur qui fut sans cesse en opposition avec sa compagne, était long à donner son affection, mais lorsque cette affection était offerte, elle se faisait immuable, et il eût fallu des circonstances exceptionnelles pour qu'il la reprît.

La Cour vit des jalousies terribles se lever, des haines abominables se mesurer. Dans cette réunion d'hommes et de femmes nouvellement initiés aux grandeurs, dans cet assemblage d'une aristocratie arrogante, mais soumise, d'un côté ; d'une aristocratie exotique, de l'autre, et d'une bourgeoisie maussade, à son origine, qu'une fièvre de plaisirs métamorphosait et emportait, les complots, les compétitions, les rivalités étaient aisés, logiques. Le monde politique et le monde des salons se donnaient libre cours dans leurs intrigues réciproques, et, comme chacun écartait de sa vie le souci de l'avenir, il résultait de cette insouciance, un désir immédiat de jouissances, une ardeur peu commune dans la possession d'une satisfaction, d'une faveur.

L'Empereur, sollicité souvent d'émettre une opinion dans ces drames ignorés, se tint toujours éloigné de la colère des uns ainsi que de la méchanceté des autres. Il écoutait, la plupart du temps, les plaintes, les réclamations qui lui étaient apportées, mais il les oubliait aussitôt qu'elles avaient cessé de se faire entendre. Ses amis diffamés ne restaient pas moins ses amis, après comme avant un propos perfide, et s'il les entretenait, parfois, des discours qui les concernaient, c'était simplement pour en rire avec eux.

— Ne vous défendez pas, dit-il un jour, à un de ses familiers, victime de quelque envieux. Je vous aime davantage depuis que l'on vous calomnie.

C'était ainsi et avec de telles paroles, qu'il se faisait chérir de ceux qui le servaient et qui, il faut le constater hautement, se sont honorés en conservant pour lui, après sa chute, une inaltérable affection.

Pourtant, il arriva que certains courtisans, par leurs attaques réitérées, lassèrent la patience d'hommes honnêtes et les obligèrent à se retirer des conseils de Napoléon III, à ne plus paraître même aux Tuileries.

L'attitude des habitués de la Cour était bien faite, d'ailleurs, pour attrister ceux qui, dans tout le désintéressement de leur cœur, étaient attachés à l'Empereur.

Très rogues, très railleurs, très frivoles, ces habitués, qui trouvaient des encouragements auprès de l'Impératrice, que les allures fort peu graves de la souveraine protégeaient, ces habitués poursuivaient de leurs sarcasmes, de leur sottise, de leur impitoyable et insupportable dédain, toute personnalité des lettres, des sciences, des arts ou de la politique, qu'un talent véritable désignait à l'attention de Napoléon III. Les courtisans considéraient les Tuileries comme une demeure conquise, dont le pillage leur était exclusivement attribué, et chaque nouveau venu était par eux mis en interdit, dans la crainte qu'il ne leur dérobât une parcelle de leurs prérogatives, qu'il ne détournât trop, à son profit, les sympathies du maître.

Je viens de prononcer un mot énorme — le mot : pillage. La maison de l'Empereur était, en effet, pour employer une expression consacrée, mise en coupe réglée par ceux qui en étaient les hôtes ordinaires, les commensaux. On connaissait l'indifférence de Napoléon III pour l'argent, et l'on exploitait cette indifférence habilement, sans trop de gêne. Il était plus difficile d'abuser ainsi de l'Impératrice. On redoutait ses instincts d'économie, on redoutait la terrible Pépa qui établissait les comptes de la souveraine, qui veillait sur ses dépenses, qui n'eût point permis qu'on glanât dans le champ que, seule, elle prétendait avoir le droit de razzier, et, de ce côté, les vols dissimulés étaient à peu près nuls. Mais ils se pratiquaient, chez l'Empereur, largement, presque ouvertement.

Le souverain n'était pas sans remarquer les larcins commis à son préjudice ; mais il feignait de les ignorer, se taisant généralement, dans l'instinctive horreur des discussions, des querelles, dans une indulgence inépuisable à l'égard des besogneux.

Il n'était point le seul, d'ailleurs, à constater cette dilapidation, cette curée sans fin et, un jour, le général Lepic — l'un des rares hommes qui lui parlaient sans détours — éclata devant lui.

— On vous détrousse, sire, lui dit-il, et si vous ne mettez ordre au gaspillage, les Tuileries ne seront bientôt plus à vous.

Et comme l'Empereur, tristement, hochait la tête, silencieux, le général ajouta :

— En cherchant bien, c'est à peine si l'on trouverait trois hommes honnêtes, réellement honnêtes, autour de vous.

La boutade était d'une dureté implacable, mais elle était vraie, d'autant plus vraie que certains courtisans, parmi .les familiers de Napoléon III, le volaient cyniquement, tout en lui restant absolument dévoués, tout en étant prêts à sacrifier leur vie pour lui, le volaient dans une belle inconscience de leur déloyauté, excusés à leurs propres yeux, par la spontanéité de leur attachement. Il n'y a rien là d'un jeu de sentiments, d'un paradoxe : ces hommes, mis dans l'impossibilité de soustraire de l'argent à l'Empereur, lui fussent restés fidèles quand même.

La morale de la Cour fut une morale spéciale. Le bien et le mal n'étaient pas réglementés, aux Tuileries, aux regards des familiers, par les mêmes lois qui les administrent aux regards du peuple.

 

Si la morale était spéciale, aux Tuileries, la religion y avait aussi son caractère particulier. Très espagnole, l'Impératrice eût volontiers murmuré une prière dans la même minute où elle écoutait une charade. Son entourage fit ainsi qu'elle, adora Dieu à l'espagnole. Les hommes allèrent à la messe et au boudoir, simultanément, sans préjudice pour le curé comme pour les amoureuses. Les femmes furent vicieuses et dévotes, sortirent du confessionnal pour entrer dans l'alcôve, sans préjudice encore pour la pénitence à accomplir comme pour le baiser à recevoir ou à donner.

Il est un détail bien amusant au sujet des pratiques religieuses usitées aux Tuileries.

Mme de Montijo, mère de l'Impératrice, était fort soucieuse de religion, et chaque fois qu'elle voyait sa fille, elle ne manquait pas de lui adresser cette question :

— Et l'Empereur ? Où en est-il avec le bon Dieu, avec la sainte Vierge ? Les traite-t-il bien ? Fait-il ses devoirs ?

L'Impératrice répondait régulièrement que l'Empereur se montrait très aimable avec le bon Dieu et avec la sainte Vierge, qu'il allait à la messe, qu'il se confessait et se montrait généreux pour l'Eglise.

C'était exact. Napoléon III, en apparence, conservait, vis-à-vis des choses religieuses, une correction absolue qu'on eût pu prendre pour une très réelle dévotion. Mais il n'était pas croyant ; il n'agissait ainsi que pour obéir à la raison d'Etat qui, alors, exigeait que le chef du pays donnât l'exemple du respect envers l'Eglise, que pour s'éviter aussi les querelles de l'Impératrice et les lamentations bruyantes de sa belle-mère.

L'Empereur n'était pas religieux, mais il n'osait point paraître ne pas être religieux. Sous l'influence de sa compagne, il se fit le défenseur de la Papauté, à Rome ; il se fit sympathique aux évêques et joua au bonhomme populaire devant les curés.

Relativement à cette dévotion toute de surface, qui lui était pour ainsi dire imposée, Napoléon III Conta un jour devant quelques-uns de ses familiers réunis autour de lui, dans l'intimité de son cabinet de travail — seul endroit où il se sentait à peu près chez lui et libre — une fort jolie anecdote.

Etant en villégiature avec l'Impératrice, et comme une fête se présentait, la souveraine lui persuada que pour édifier les populations, il était nécessaire qu'à l'occasion de cette solennité sacrée, il communiât.

L'Empereur dut donc se confesser et, à défaut du prélat ou du prêtre qui l'écoutait habituellement, il fut forcé de demander l'absolution au curé du lieu.

Il y avait, parfois, chez Napoléon III, une malice qui aimait à se manifester et à s'exprimer en plaisanteries très innocentes, mais non exemptes, cependant, de sel gaulois, suivies aussitôt d'un gros rire.

Il vint, dans cette circonstance, à l'esprit du souverain, l'envie d'être malicieux, le désir de faire un bon tour au curé qui allait l'entendre.

Déjà troublé par le fait extraordinaire d'avoir à recevoir la confession de l'Empereur, le pauvre prêtre ne s'était installé dans son confessionnal qu'avec une sorte d'hésitation, de terreur presque.

Mais quelle dut être sa situation lorsque Napoléon III parla ?

L'Empereur, en effet, s'était imaginé de s'accuser, devant lui, de crimes ou de folies invraisemblables et chacune de ses phrases, de ses confidences, étaient étouffées par une toux subite et persistante que le malheureux curé, redoutant de connaître davantage les péchés de son terrible pénitent, et ne trouvant que ce moyen pour les ignorer, avait inventée.

Mais ce jeu amusait l'Empereur. Remarquant que la toux du curé redoublait et devenait plus bruyante, il s'arrêta et dit :

— Vous êtes fort enrhumé, monsieur le curé ; j'attendrai que cette toux, qui vous fait tant souffrir, soit calmée pour continuer ma confession. Je suis un grand pécheur et désire que vous m'écoutiez.

Alors, le brave prêtre soudainement apaisé, mais de plus en plus effaré, supplia :

— Si Votre Majesté le permettait, je lui donnerais l'absolution tout de suite... Ce qu'Elle a dit suffit à ma conscience.

Et comme le souverain insistait, offrant des aveux complets :

— Non, non, reprit le bonhomme, j'aime mieux l'absolution.

Et il ajouta, non sans finesse :

— Un empereur, je le vois, n'est point pareil aux autres hommes, et je prie Votre Majesté de me permettre de la traiter différemment que mes pénitents habituels.

Napoléon III, très égayé et aussi un peu surpris de la réplique spirituelle de son juge, mit lin à l'entretien, et riant en sa moustache, au sortir du confessionnal, présenta au curé une lourde bourse pour ses pauvres.

 

L'Empereur, on l'a vu, redoutait les récriminations, les lamentations de Mme de Montijo, mère de l'Impératrice, en matière religieuse. Les craintes que lui inspirait la comtesse n'avaient pas que ce seul motif pour se manifester.

Ces craintes remontaient loin et si un obstacle eût été capable, dans l'enthousiasme amoureux de Napoléon III, au temps de ses fiançailles, de briser son union avec Mlle de Montijo, cet obstacle eût été, sans contredit, la mère de la future souveraine.

L'Empereur n'ignorait point le passé de Mme de Montijo, sa morale fort éclectique, sa facilité à mélanger le bien et le mal, la vertu et ce qui n'est pas tout à fait la vertu, et il n'aimait pas que sa jeune femme eût de trop fréquentes relations avec sa mère. Ces relations existaient, cependant ; car lorsque Mme de Montijo était à Paris, l'Impératrice la voyait tous les jours, presque, car lorsqu'elle était en Espagne, c'était entre elles, une correspondance assidue.

L'Empereur, en épousant Mlle de Montijo, eut la certitude qu'il donnait son nom et son trône à une vierge, et cette certitude ne présente aucun point équivoque. Pourtant, il ressort des faits qui se rattachent à cette heure décisive, qu'un doute avait existé dans l'esprit de Napoléon III. Or, si ce doute, devant l'attitude très nette de la jeune fille, avait pu disparaître, il avait laissé une empreinte — l'empreinte ineffaçable qu'il aurait mise sur tout cœur d'homme amené à poser, à sa fiancée, les questions que l'Empereur posa à la sienne.

Mlle de Montijo avait avoué à Napoléon III qu'elle avait aimé avant de le connaître. Cet aveu était réel. En effet, jeune fille courant avec sa mère les plages à la mode, vivant à Paris ou à Madrid, au milieu d'une société peu sévère — dans un monde d'exotiques surtout — Mlle de Montijo avait plusieurs fois rencontré l'homme épris de sa beauté. Sous le regard indulgent et encourageant même de sa mère, elle avait noué et dénoué plusieurs amourettes, et c'était ce souvenir qui inquiétait l'Empereur, en lui montrant avec quelle absence de tout préjugé, Mme de Montijo avait toléré que sa fille connût tant de romans inachevés.

Mme la comtesse de Montijo fut et reste une figure très curieuse. Elle représente assez bien, dans notre monde moderne, le type de la femme qui s'embarrasse peu des conventions de la vie et qui ayant une fille très belle à marier, se met en quête de l'époux souhaité. On rencontre ce type, plus particulièrement, aujourd'hui, sur les rives de la Méditerranée. Les plages pyrénéennes étaient en faveur, sous le Second Empire, et c'est de ce côté que les pas et que les espoirs de la comtesse se portaient.

Riche d'une centaine de mille francs de rente, on la voyait en été à la mer, à Biarritz principalement ; en automne et en hiver, à Paris. Elle passait, toujours accompagnée de sa fille, au travers des salons qui s'ouvraient devant elle, grâce à des amitiés influentes — celle du marquis de La Rochelambert, ancien ministre de France, en Prusse, entre autres ; on la voyait à la Comédie-Française, à l'Opéra, et elle présidait, dans son appartement de la place Vendôme, des réunions qui n'étaient pas sans éclat.

Des hommes politiques, surtout, fréquentaient ses salons et chacun y venait, alors, attiré par les beaux regards de la jeune fille, charmé par le jeu d'amour qui lui était offert et qui le laissait sans cesse espérant. L'attitude de Mme de Montijo était, à cette, époque, très franche. Elle s'inquiétait peu du scandale pourvu que le scandale, que la calomnie même, fissent surgir un mariage retentissant pour sa fille et missent, ainsi, une fia à son odyssée qui menaçait de devenir éternelle.

Dans une naïveté très bien feinte, elle ne rebutait personne ; mais le candidat parti, elle établissait sa valeur exacte, le pesait comme un orfèvre eût pesé un lingot d'or et, impitoyablement, l'éloignait, s'il ne présentait pas toutes les garanties de fortune et d'avenir qu'exigeaient son ambition et aussi — pourquoi le taire — son cœur maternel. Car cette femme aimait sa fille sincèrement, avec des façons choquantes, étrangères certainement à nos mœurs françaises, mais qui ne sauraient amoindrir son affection, qui ne sauraient la rendre contestable.

Mme de Montijo était parfaitement capable d'admettre qu'à défaut du mariage cherché, sa fille devînt la maîtresse d'un homme considérable, d'un prince ou d'un ministre ; mais dans cet arrangement spécial de l'existence, elle n'eût pensé qu'à la satisfaction de son enfant, et ne se fût aucunement occupée de l'intérêt personnel qu'elle aurait tiré de cette situation. Elle avait la morale des mères d'actrices légendaires, sans en avoir la cupidité, l'égoïsme.

On se rappelle la lettre qu'elle écrivit à son ami, le marquis de la Rochelambert, lorsque le mariage de Mlle de Montijo avec l'Empereur fut décidé. Cette lettre était sincère, exprimait des sentiments très humains, très naturels et, en cette heure, dans la joie inespérée qui la visitait, la comtesse ne voulait voir que les retours de cette joie, ne voulait considérer que les soucis maternels qui, pour elle, allaient naître de tant de bonheur.

Lorsque sa fille fut impératrice, forcément son attitude subit un changement. L'Empereur lui imposa une réserve dont elle dut s'appliquer à ne plus sortir, et peut-être, en elle-même, regretta-t-elle, alors, sa liberté d'antan.

Elle devint maussade, elle se fit pleureuse, et elle accabla Napoléon III ainsi que sa fille de demandes diverses, de recommandations, de réclamations. Elle avait la monomanie des bijoux et chacun de ses achats était su, aux Tuileries, par une facture qui, régulièrement, avec une lettre suppliante, était remise à la souveraine. Si on l'eût laissé agir à son gré, elle fût devenue encombrante. Mais l'Empereur ne permit jamais qu'elle oubliât les frontières qu'il lui avait assignées.

En somme, Mme de Montijo ne fut ni bonne ni mauvaise et n'eut aucune sérieuse influence sur la vie de Napoléon III. Elle fut l'inconscient instrument d'un destin néfaste et, dans l'intimité familiale de l'Empereur, elle apparait comme ces mères roturières qui ont eu la chance de mouler la beauté sur le visage de leurs filles. Un gentilhomme, un soir, voit l'enfant, l'épouse ; mais il cache avec soin sa belle-mère. C'est l'histoire commune à tant de personnalités aristocratiques. Ce fut celle de Napoléon III.

 

J'ai raconté plusieurs anecdotes et j'ai exposé plusieurs faits, en mes précédents volumes, qui donnent la physionomie assez exacte, assez complète de ce que, vulgairement, on pourrait appeler le ménage de Napoléon III.

Dans le sens absolu des constatations, ce ménage ne fut point, dans ses apparences, mauvais. Cependant, en dépit de ces apparences et des lettres même souvent aimantes qu'échangèrent les souverains, lors de leurs rares séparations officielles, il ne fut point entièrement heureux. L'union de l'Empereur avec Mlle de Montijo fut une union hâtive, conclue sous l'influence d'un violent sentiment amoureux, d'un impérieux désir charnel, d'une part ; d'un froid raisonnement, d'une volonté très réfléchie, d'autre part. Cette union eut la destinée que toutes les unions de ce genre, fatalement, doivent avoir. Le calme, la satisfaction des sens succédant à l'entraînement, à la fièvre des premières heures, apportent chez l'homme, une déception, un regret ; il s'aperçoit que celle qu'il avait voulue, au prix même de tous les sacrifices, de toutes les folies, ne lui a offert qu'une joie matérielle et fugitive, la plus superficielle, la moins durable de toutes les joies ; il s'aperçoit que l'âme de sa compagne est loin de la sienne, ne répond à aucun de ses appels, ne comprend aucune de ses conceptions, et l'amertume remplace, en son cœur, les enthousiasmes d'antan. Devant cette retraite de l'époux, la femme qui n'a jamais eu d'amour, mais qui s'est habituée à une sorte d'affection simple, de camaraderie, à la flatterie d'une adulation, se révolte, s'inquiète et, dans toute la brutalité d'une vanité blessée, se fait maussade, devient irritée, nerveuse, éprouve l'impression d'une très réelle jalousie.

Ce fut l'aventure, ce fut le roman de l'empereur Napoléon III ; ce fut l'aventure, ce fut le roman de l'impératrice Eugénie.

Cependant, ils eurent trois années de bonheur vrai, sans mélange, et ces trois années vont du, 30 janvier 1853, date de leur mariage, au 16 mars 1856, date de la naissance du Prince Impérial.

A partir de cette heure, en effet, l'intimité de l'Empereur et de l'Impératrice est rompue ; Napoléon III délaisse sa compagne et se reprend à aimer là où il trouve à aimer.

Il eût peut-être été possible alors, à la jeune femme, de ressaisir son mari. Mais autant elle avait montré d'habileté en ses fiançailles pour conquérir le cœur et les sens de l'Empereur — les lettres qu'elle lui écrivait, en ce temps, et qui le charmaient, lui étaient dictées par Mérimée — autant elle est maladroite dans son intimité conjugale. D'un tempérament neutre, réfractaire aux désirs de l'homme, ne sachant que lui offrir sans cesse -le mensonge de l'amour, elle devient impuissante à retenir auprès d'elle son mari qui observe et qui ne doute plus que dans l'exaltation primitive de sa passion, que dans l'aveuglement de son espérance, que dans l'assouvissement de son plaisir, il donne plus qu'on ne lui apporte. La possession de sa compagne ne le satisfait plus et il s'écarte d'elle, implacablement, comme un amant fuit une maitresse insensible, dans la cruauté, dans l'égoïsme de l'amour non partagé, de l'amour isolé.

Avec un peu d'intelligence conjugale, l'Impératrice eût certainement atténué, pour elle comme pour l'Empereur, la décevante solitude de son foyer. Elle se fût arrangée pour faire naître chez ce naïf qui était son mari, sinon une passion nouvelle, du moins un remords qui aurait mis un arrêt sûr dans la déroute de leur mutuelle familiarité. Mais elle ne sut pas être diplomate. Très orgueilleuse, elle n'écouta que les conseils de son orgueil et elle poursuivit l'Empereur de plaintes, de récriminations qui le fatiguèrent et le jetèrent davantage hors de sa maison.

Ce fut, dès lors, une guerre quotidienne entre le souverain et sa compagne.

Napoléon III, très doux, se dérobait à l'acharnement, à la colère de l'Impératrice, fuyait ses remontrances et redoutait de se trouver seul avec elle. Il ne vécut bientôt plus, même, que dans l'appréhension de scènes bruyantes, de scènes interminables qui mettaient en lui l'horreur de son toit.

L'Impératrice le traquait dans tous les coins du palais et il n'était qu'à demi-rassuré, qu'à demi-tranquille lorsqu'il se retirait dans son cabinet de travail, le seul endroit, cependant où, je l'ai dit, il goûtât quelque repos. Parfois, en effet, alors qu'il étudiait ou qu'il causait avec un visiteur ou une visiteuse, une porte, traîtreusement, s'entr'ouvrait et la tête de l'Impératrice, dans l'entrebâillement, apparaissait anxieuse, dure et inquisiteuse.

Si une femme, en cet instant, était avec Napoléon III, il était certain, après son départ, de subir des reproches et d'avoir à supporter une bouderie de plusieurs jours.

L'Empereur aimait, évidemment, les femmes et sa nature le portait vers elles, irrésistiblement. Pourtant, il est permis de penser qu'il eût moins recherché les joies que procurent les femmes si, chez lui, il avait rencontré une intelligence et une tendresse qu'il avait sans doute espérées.

Une séparation, un divorce eussent seuls pu remédier à cet état de choses. Mais, ainsi que je l'ai démontré, une séparation, un divorce étaient interdits à l'Empereur et ce fut sans conviction, sans pensée pratique de réalisation, qu'il songea à cet expédient pour recouvrer sa liberté, la sérénité nécessaire à son existence, à ses impériales destinées.

L'Impératrice eut une influence néfaste — on ne saurait trop le répéter — sur la politique extérieure de Napoléon III. Elle eut, également, une influence mauvaise sur sa vie intime. On peut croire, même, que le trouble jeté par la jeune femme dans les N heures privées de l'Empereur, n'a pas été sans avoir déterminé en son esprit ce relâchement de volonté, cette absence de force, qui ont eu pour résultat la toute-puissance de l'Impératrice, et qui l'ont aidée à poser devant le pays, devant l'Europe, les bases d'une politique détestable, l'expression formelle d'une autorité qui ont contribué à accroître la maladie dont était atteint Napoléon III, le mécontentement des hommes d'Etat, les revendications populaires — et qui renfermaient les germes de la guerre de 1870.

C'est, ici, sans doute, la psychologie du Second Empire. La psychologie n'est point toujours un mot romanesque.

 

Afin d'éviter les critiques spéciales, afin qu'on ne se méprenne point sur mon œuvre et sur la portée que j'entends lui donner, j'ai déjà déclaré que je n'ai pas la prétention d'écrire l'histoire du Second Empire, dans le sens particulier et absolu du mot. Je me suis simplement imposé la tâche de reconstituer la physionomie intime des personnes et des choses qui emplirent cette époque, de tracer la chronique anecdotique de ce temps, et si d'aucuns ont paru ne point vouloir comprendre ma pensée, il en est d'autres qui l'ont aisément et, en toute bonne foi, devinée. Je ne saurais trop, cependant, établir mon dessein, je ne saurais trop fixer mon attitude, désireux d'éloigner de moi toute querelle vaine, tout procès de tendance.

C'est dans cet ordre d'idées que je viens de toucher à la vie privée de l'empereur Napoléon III. C'est dans cet ordre d'idées que ce portrait s'achèvera.

On vient de voir l'Empereur dans ses relations d'époux avec l'impératrice Eugénie et, dans un chapitre de la Cour de Napoléon III, intitulé L'Empereur et les Femmes, sa nature amoureuse, ainsi que ses liaisons avec les familières de son palais, ou avec les beautés que le comte B..., son premier chambellan, était chargé de lui présenter, nous sont apparues.

Il est un point curieux et délicat, dont il n'a point été parlé, que des notes fort intéressantes et fort autorisées m'ont révélé. C'est la façon qu'avait l'Empereur, en amour ; c'est la façon qu'il prenait avec les femmes, pour les favoriser.

Quoiqu'il eût la passion de la femme, quoiqu'il se fût retiré de l'Impératrice parce que, dans sa froideur charnelle, elle ne répondait point à son désir, l'empereur Napoléon III n'était pas, cependant, en amour, ce qu'on nomme un raffiné, un savant. Très bourgeois sous ce rapport, il était assez comparable à un gros mangeur qui saurait se contenter d'un plat unique, simplement accommodé, à son diner, mais qui le dévorerait, sans souci des sauces recherchées, consciencieusement. Prompt à la fourchette, donc, aussitôt à table, sans s'attarder à des hors-d'œuvre, il attaquait le menu. En d'autres termes, l'Empereur, devant une femme, sans rien perdre de sa douceur apparente, était vif, audacieux, allait droit au fait et ne perdait point de temps en préliminaires, en tendresses, en ces préliminaires, en ces tendresses qui sont souvent, pourtant, ce qu'il y a de plus charmant, de meilleur dans la possession.

Il y eut, toutefois, des circonstances dans lesquelles il mit, en son attitude, de la caresse, du sentiment. Mme de Castiglione sut en faire une sorte de Louis XV galant, et lady C... le mena un peu au gré de son caprice. Avec elles, son jeu était plus timide, plus léger, son prestige impérial disparaissait, se fondait dans une familiarité d'homme oublieux de tout ce qui n'est point son idole ; avec elles, il avait des naïvetés, des gaîtés d'adolescent, savourant l'ivresse d'un premier rendez-vous. Tout au contraire, avec Mmes de G... et de P..., avec celles que l'on avait, à la Cour, surnommées Cochonnette et Dindonnette — dont la splendeur, cependant, pouvait rivaliser avec la beauté de la comtesse de Castiglione et avec la grâce de lady C..., c'était comme une possession brusque, rapide, et toute de violente spontanéité. L'allure personnelle de Mmes de G... et de P... se prêtait, il faut le dire, à cette promptitude dans le plaisir.

Mme de P... se plaignit, un jour, devant quelques amies, ainsi qu'elle peu austères, des procédés intimes de l'Empereur.

Comme on parlait de l'amour et des amoureux, détaillant les sensations que procure l'un, ainsi que les qualités qui distinguent les autres, elle eut cet aveu et ce regret :

— Oh, l'Empereur, on sait vite ce qu'il pense.

L'euphémisme est joli et fait excuser le cynisme du souvenir qu'il évoquait.

On sait qu'aux Tuileries, Napoléon III se rendait chez le comte B..., dont l'appartement situé au rez-de-chaussée communiquait avec le sien, pour faire choix des femmes qui briguaient ses faveurs.

Ce choix décidé, il était rare que l'Empereur eût un entretien avec celle qu'il avait désignée, dans le château. Il eût été imprudent, en effet, de s'isoler amoureusement aux Tuileries, et si le cabinet de travail de Napoléon III vit des scènes fort gauloises, le souverain préférait se rendre dans Paris, pour faire des heureuses.

Il n'en était pas ainsi lorsque la Cour était en villégiature. A Saint-Cloud, l'Empereur conservait encore toute sa réserve, toute sa correction des Tuileries ; mais à Compiègne, mais à Fontainebleau, il s'affranchissait de l'étiquette, des entraves, et se faisait presque entièrement libre.

Une ou deux chambres étaient toujours disposées pour recevoir l'Empereur et lorsqu'une femme, dans l'entourage impérial, était avertie que Napoléon III lui accorderait volontiers quelque attention, elle se rendait dans l'une des pièces qui lui était indiquée et y attendait le maître.

Les intrigues amoureuses, aux Tuileries, avaient lieu le jour. C'était, à Compiègne et à Fontainebleau, le soir qui les voyait se réaliser.

Napoléon III voulait assez l'amour sans obstacles, sans l'embarras des jupes et du linge. Il résultait de ce désir, que chacune de ses liaisons passagères avait comme l'arrangement préliminaire d'une nuit de noces. L'Empereur, généralement, donnait toute latitude à celle qu'il devait rejoindre, de se préparer, de feindre le repos, le sommeil ou la crainte, et il ne se présentait qu'au moment où il jugeait que tout était selon ses souhaits.

Mais, je le répète, il ne s'attardait jamais en des gentillesses de raffiné, et la partie qu'il offrait était bientôt jouée.

Le lendemain de ces conversations, souvent sans paroles, la personne distinguée recevait soit un bijou de fort grand prix, si elle était riche ; soit un mignon portefeuille bien garni, si elle était besogneuse — dix billets de mille francs étaient le paiement habituel de l'Empereur — soit la nomination d'un mari, d'un frère ou d'un ami, même, à une fonction quelconque, si elle était ambitieuse.

On connaît les distractions un peu monotones qui étaient celles de Napoléon III dans son intimité de souverain, aux Tuileries, et l'on sait les raffinements que des esprits dévoués, ingénieux et bien avisés, avaient mis dans ces distractions pour en corriger la maussaderie.

Lorsque le public apprit qu'il y avait, à la Cour, des charades et des tableaux vivants très amusants, il s'étonna et les familiers du château s'effrayèrent du blâme qui, soudain, les atteignait, et qu'exprimait la surprise de la foule.

Il fut décidé, dès lors, qu'on empêcherait par tous les moyens, les journaux de s'occuper des faits relatifs à l'entourage des souverains ; il fut décidé que les feuilles étrangères qui fourniraient des détails sur la vie des palais impériaux, seraient saisies à la frontière et l'on se rappelle que l'émotion des courtisans se communiquant à l'Impératrice, la souveraine écrivit, au sujet d'une charade représentée à Fontainebleau et qui fit grand bruit, une lettre importante dans laquelle elle laissait déborder toute son amertume.

Il est un document aussi curieux qui se rapporte à cette horreur de toute publicité et qui montre, merveilleusement, l'esprit qui inspirait la Cour dans ses relations avec le peuple. Cet esprit étroit, mesquin, arrogant, se révèle dans ce document destiné à demeurer secret, aussi complètement qu'il est possible.

Tous les journaux, dit l'auteur de la note, publient des détails de chasses qui auraient eu lieu à Saint-Cloud, pour S. M. l'Impératrice, et donnent déjà des détails intimes sur celles qui vont avoir lieu à Compiègne.

Le Petit Crayon, après avoir consulté son Conseil d'Etat, est d'avis qu'on ne devrait pas laisser publier ces détails. Voici ses raisons :

Si on lit le Moniteur du temps de Napoléon Ier, on voit tout simplement ceci :

L'Empereur a chassé...

C'est déjà là un grand exemple.

Ensuite, les ennemis acharnés du gouvernement qui profitent de tout pour dissoudre, détruire, annuler, ont un beau prétexte pour poursuivre leur œuvre, car c'est un vieux et stupide préjugé, enraciné dans toute la France, de croire que les souverains chasseurs ont toujours été de mauvais souverains. Il y a des milliers de contes à ce sujet qui circulent l'hiver, aux veillées, dans les étables des paysans.

L'Empereur Ier savait tout cela et il ne faisait dire au Moniteur que : L'Empereur a chassé. Souvent même, il ne le disait pas.

Le peuple qui souffre, est jaloux de tout ; il voudrait qu'on ne vît que lui et qu'on s'occupât toujours de lui ; les souffrances sont si lourdes à porter, mon Dieu !!!

Quant à tous les récits qu'on donne sur la toilette de S. M. l'Impératrice, mais c'est là le comble ! Elle est, parbleu, bien assez calomniée, sans qu'on vienne fournir tous ces détails à la calomnie la plus impitoyable qui travaille dans l'ombre !!!

Ce n'est pas tout encore : le Peuple français est né braconnier, et tout être qui a le droit de chasser sans lui, sous ses yeux, est jalousé ; c'est drôle, mais c'est comme cela.

Or, aller, par pure fantaisie, porter la nouvelle à 36.000.000 de braconniers que nous sommes, que l'Empereur et l'Impératrice, au lieu de songer à adoucir leurs misères, ont, chassé et tué tant de milliers de faisans, etc., etc., c'est mettre l'eau à la bouche de la jalousie et ouvrir les portes à la calomnie.

Pour moi, Petit Crayon, je suis convaincu que ces détails de chasse ont été fournis par des étourneaux à de fins renards qui circonviennent tout pour donner champ à leurs haines.

La Cour est remplie d'ennemis, du reste.

Le Petit Crayon finit donc en suppliant de ne point emmener à Compiègne de journalistes, pour donner à l'univers des détails des chasses et des plaisirs de Leurs Majestés, et il croit bien faire.

(Ici, un paraphe.)

 

Ces lignes sont tracées au crayon, ainsi que l'indique le pseudonyme de leur auteur. Elles sont d'une écriture qui ressemble à celle de Mérimée et il est probable, en effet, que celui qui conseilla si bien Mlle de Montijo, avant son mariage, eût pu les revendiquer. Il ne faudrait pas, évidemment, exagérer leur importance. Cependant, il semble qu'elles ne seront pas inutiles au jugement philosophique de ceux qui essaieront, après moi, d'établir la physionomie du Second Empire.

J'ignore quel sera ce jugement. Je souhaite que l'époque étrange qui m'occupe et qui me trouble, souvent, en me jetant en des hésitations, en des surprises, en des accumulations défaits d'où naissent comme un tâtonnement, comme un effarement, je souhaite, dis-je, que la bizarre période du Second Empire soit plus aisée à analyser pour mes successeurs qu'elle ne l'a été pour moi-même.

 

En effet, tout n'est-il pas incohérence dans la Cour des Tuileries, autour de ces souverains dont l'union même fut comme une sorte de défi posé devant toute raison ?

La page qui précède démontre combien, aux Tuileries, on avait la crainte de tout ce qui pouvait mettre le public en contact avec les choses du pouvoir, de tout ce qui pouvait amoindrir le prestige et la force des hommes qui détenaient ce pouvoir et qui, à leur gré, avaient le don de faire naître le bonheur ou les larmes d'un peuple. N'est-il donc pas incompréhensible de voir ces mêmes courtisans, ces mêmes souverains qui s'affolaient au récit de leurs plaisirs, à la révélation de leur habituelle existence, se ruer, inconséquents et inconscients, aux représentations des opérettes qui, alors, s'emparaient de la mode et que le diabolique Offenbach avait inventées, pour la plus grande joie non seulement de la foule — de la foule qui sentait mieux sa puissance et sa fierté, devant les héros grotesquement royaux ou divins du théâtre — mais pour la joie, aussi, des hommes et des femmes de la Cour qui, dans une inintelligente vanité, n'entendaient pas le rire du peuple, ne voyaient pas que ce peuple ne se récréait tant, alors, devant le Général Boum et devant la Grande Duchesse, que parce que ces types de convention portaient d'autres noms, dans le secret de la réalité, que parce qu'on n'avait la faculté, sous le Second Empire, de regarder les grands de ce monde qu'au travers de masques, de les deviner que sous la transparence d'oripeaux de carnaval. Et la foule, en effet, plaquait des noms connus, des noms redoutés sur le visage des pantins de l'opérette.

C'est ici un point très subtil à établir, dans la chronique du Second Empire.

Jacques Offenbach apparut en une heure psychologique, ainsi qu'un habile montreur de lanterne magique et il mit, dans les imaginations, comme une étincelle de désir, comme des revendications, des haines, du mépris, et il mit, dans les cœurs, comme la sensation d'une délivrance. Il marcha, dans une parodie gigantesque des choses, et sa longue silhouette méphistophélique s'agite ainsi qu'au milieu d'un cercle d'êtres disloqués, ainsi que dans le tourbillon d'une cohue faite de tous les mondes. Ce fut une figure de sorcier. Il présida le sabbat du plaisir, et il restera comme le chef enfiévré de cet orchestre énorme composé de rires, de folies, d'extravagances, d'amours sensuels et frivoles, qui débuta par le galop infernal de la vie à outrance et qui devait s'arrêter dans le couac hurleur et final d'une débâcle.

Lorsqu'Offenbach mourut, il y a quelques années, je me souviens que, devant son cercueil, un homme prononça cette phrase : — Ce cadavre qui passe est celui du premier socialiste de ce temps, du vrai démolisseur de ce Second Empire que l'on croyait éternel. — L'homme qui parlait ainsi avait raison. L'œuvre d'Offenbach fut, en effet, un rude atout glissé dans le jeu des opposants, sous l'Empire. Plus que personne, il aida à la destruction du prestige officiel. En couvrant de galons les manches des généraux Boum et des bouillants Achille, en plantant sur la tête du caporal Fritz le panache du commandement, Offenbach faisait acte de révolutionnaire. L'Empire s'émiettait sous le choc des ondes sonores de sa musique, et la rampe de ses théâtres était éclairée par la lueur de la Lanterne, de Rochefort. Il riait, ainsi que ceux qu'il amusait, sans plus qu'eux, peut-être, se douter que les éclats de ses quadrilles et de ses boléros seraient accompagnés, un jour, par la basse terrible du canon.

Il prépara, avec force épices et vinaigre, cette colossale salade de rois et d'empereurs, de princes, de maréchaux et de fonctionnaires que l'avenir devait dévorer. Pendant que les Cinq jetaient, du haut de la tribune législative, des discours qui passionnaient le pays, il se servait de sa baguette comme d'un gourdin et en assénait des coups formidables sur le crâne des potentats.

Il fut comme le Molière du crin-crin et l'ombre de cet autre franc rieur, plus d'une fois, en présence des désopilantes charges de l'opérette, dut agiter les grelots de sa marotte, en guise de bravo et de salut.

On reproche à ce siècle d'avoir donné le jour à une génération sceptique et avide de jouissances. On oublie les applaudissements qui accueillaient Mlle Schneider, la première interprète d'Offenbach, lorsqu'elle lançait, superbement, au nez des bourgeois ou des princes, le célèbre sabre de son père. Ce f1re avait un tranchant, et Mlle Schneider s'en servait merveilleusement pour couper les vieilles idées.

Pourtant, il ne faut point prêter à l'œuvre destructive et démocratique d'Offenbach une importance outrée. S'il est incontestable que chaque coup d'archet du musicien a abattu un préjugé, a brisé une idole, il est évident aussi que donner à sa personnalité une influence supérieure, sur les événements du Second Empire, serait puéril et prudhommesque.

Jacques Offenbach a pu mettre la raillerie à la mode ; il a pu faire danser, à toute une génération, la danse macabre du doute et de l'irrévérence, mais il serait vain de croire que les sifflements de son fifre ou que les tonnerres de son tam-tam, résonneront par delà le siècle qui les a entendus. Son nom, cependant, reste intimement lié à la chronique du Second Empire et dans l'ébranlement final qui jeta bas les Tuileries et leurs familiers, cet homme passe, fatidique ; dans la psychologie spéciale du monde impérial, il marque une phase curieuse ; il fut l'un de ces infiniments petits qui, accumulés, formèrent l'avalanche effroyable qui emporta l'Empereur et sa Cour dans l'insondable abîme de la destinée. Il était nécessaire et il était juste de le mentionner ici, de lui réserver une place à côté de tant d'individualités diverses, qui furent comme les papillons ou comme les vers du Second Empire ; de le mêler à ce flux et à ce reflux, qui berça, tantôt calme, tantôt brutal, la vie de Napoléon III.

Intimement, l'empereur Napoléon III fut un homme comme tous les hommes, avec les défauts et avec les qualités ordinaires à chacun d'eux. Mais il se distingua des hommes — rois ou simples citoyens — par un amour profond et sincère du peuple, par une bonté sans limites et il y aurait quelque enfantillage à oublier les sentiments élevés qui l'animèrent, pour ne songer qu'à rappeler ses fautes.

Je ne sache point d'homme impeccable. Les moralistes de profession le sont moins que ceux qu'ils sermonnent, souvent. C'est pourquoi je n'aurai garde, ici, de les imiter dans leurs déclamations et de m'indigner au récit des légèretés qui peuvent être imputées à la vie privée de l'Empereur. Ces légèretés n'eurent aucune influence directe sur les résultats de la politique des Tuileries et si on excepte deux ou trois femmes avec lesquelles Napoléon III eut des relations d'amour et d'affaires, les autres ne comptent, dans les heures du souverain, qu'à l'égal de l'étoile filante dans le firmament — de l'étoile filante qui raie l'immensité d'une lueur et qui se perd, introuvable, dans la nuit.

Il était, dans l'antiquité, un usage charmant. On couvrait de roses effeuillées la tête des grands amoureux et des grandes amoureuses. Sans demander de revenir à cet usage en faveur de Napoléon III — qui, lui aussi, fut un grand amoureux — je voudrais qu'on fût indulgent pour son intimité, tout au moins, et qu'on accueillît la révélation de cette intimité, sans morosité, avec cette philosophie souriante plus conforme au caractère français que les colères ou que les récriminations.