LE SECRET D'UN EMPIRE : L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

IX. — APRÈS SEDAN.

 

 

Que l'Impératrice ait désiré la guerre et ait été son instigatrice, la guerre l'a frappée, comme le pays dont elle était la souveraine, comme tant d'autres qui s'en allaient, enthousiastes, vers des frontières, vers des triomphes, hélas, chimériques.

Son attitude, au Quatre-Septembre, est connue. Elle quitta les Tuileries, abandonnée presque, pour monter dans un simple fiacre, ne pouvant même rejoindre la voiture qu'avaient mise à sa disposition MM. de Metternich et Nigra, ses adulateurs des jours heureux.

La femme d'un illustre soldat, Mme la maréchale Canrobert, également, lui avait offert la sienne et la suppliait de l'accepter. Mais l'Impératrice, à toutes les prières, ne répondait que par des monosyllabes, murmurant, comme inconsciente, ces paroles que  peut-être un moderne Shakespeare serait seul eu mesure de traduire :

— Rêve creux... rêve creux !...

C'était tragique, presque.

A quel rêve faisait-elle allusion ? Au sien, qui avait duré près de dix-huit ans ! A celui des rares amis qui l'entouraient encore et qui s'était uni à sa propre et lamentable vision ?

On a dit, encore, que l'Impératrice avait eu peur au Quatre-Septembre. — C'est une erreur. —L'Impératrice n'était point d'une nature craintive et, comme chez les femmes de son pays, les circonstances solennelles et périlleuses mettaient en elle une sorte d'énergie, une sorte de folie qui ne lui laissaient pas la faculté de calculer le danger, d'être accessible à une faiblesse.

Elle aurait pu se servir, dans sa fuite, avec un peu de ténacité, de l'une des voitures qui lui étaient offertes. Mars elle préféra s'en aller, anonymement. pour ne point, déclara-t-elle, être cause d'un scandale dans Paris, pour ne point être accusée de placer sa personnalité, en un moment où la défaite secouait la France, au-dessus des intérêts du pays. C'est là un noble sentiment dont il faut lui tenir compte. Je ne crois pas que cette minute de sa vie ait été jamais ainsi expliquée. Des détracteurs systématiques ont établi un rapprochement entre sa fuite et le départ public de sa cousine, la princesse Clotilde. Ils ont oublié, sans doute, que madame la princesse Clotilde, fille du roi d'Italie, pouvait oser ce qui, pour elle, devenait une impossibilité.

Ainsi naissent et meurent les légendes.

Lorsque, grâce à l'appui chevaleresque de M. le docteur Evans, l'impératrice Eugénie put gagner, sans trop d'encombres, l'Angleterre, elle fut plusieurs jours sans avoir de nouvelles de l'Empereur, comme de son côté Napoléon III, après la bataille de Sedan, demeura dans l'ignorance de sa situation.

Ce ne fut qu'en Belgique que ce dernier, eu effet, apprit le départ et la mise en sûreté de sa compagne et put, de sou côté, lui faire parvenir la relation de sa triste et suprême odyssée.

Les derniers moments que l'Empereur vécut sur la terre française sont connus. Les heures d'angoisse qui lui furent imposées dès qu'il eut quitté la France pour se rendre, en traversant le sol de la Belgique, prisonnier en Allemagne, le sont moins. Qu'on me permette de les rapporter ici.

Il y a quelques mois, me trouvant à Bruxelles, je dînai chez le général Sterckx, Directeur du personnel au ministère de la Guerre, et, naturellement, nous évoquâmes quelques-uns des souvenirs de l'année terrible.

Comme le général me disait qu'en 1870, n'étant que capitaine, il avait fait partie, avec le général Chazal, de l'escorte qui avait accompagné Napoléon III sur la route de Wilhelmshöhe, je le priai de me conter les péripéties de ce voyage et il me fit le récit qu'on va lire.

La journée de Sedan fut horrible pour l'Empereur. C'est à peine s'il pouvait se tenir à cheval, ayant un mal qui le torturait. Il y parvint, cependant, en s'appuyant des deux mains sur le pommeau de sa selle, et nulle plainte ne sortit de sa bouche.

Lorsque, entouré d'un détachement de uhlans, il arriva sur la frontière, les Belges remplacèrent les Allemands auprès de lui et prirent sa garde,

C'est ainsi qu'il fut conduit à Bouillon, à l'hôtel de la Poste, où il lui fut permis de se reposer, enfin. en attendant d'être dirigé sur la résidence qui lui était assignée.

Singulière coïncidence ! La chambre offerte à l'Empereur, chambre banale d'hôtel de province, contenant deux lits à rideaux blancs, un lustre, quelques sièges et un mauvais tapis, était ornée de trois lithographies représentants : Mars maudissant la Destinée, Apollon jouant de la lyre, et Vulcain précipité du ciel.

L'Empereur alla s'asseoir dans un fauteuil, près d'une fenêtre dont, par intervalle, il soulevait le rideau, pour le laisser ensuite retomber ; puis il redevenait immobile.

Ce fut là qu'il apprit la mort du général Margueritte et, à l'annonce de cette nouvelle, il eut comme un tressaillement, murmura quelques paroles inquiètes toutes d'intérêt pour son frère d'armes, et reprit un silence que nul n'osait rompre.

L'heure s'écoulait, cependant, et l'instant approchait où le souverain, entrant davantage dans son exil, allait monter en voiture pour se rendre à la plus prochaine station de chemin de fer.

Mais un embarras se produisit alors.

Le peuple, qui avait eu vite connaissance de la présence de Napoléon III à l'hôtel de la Poste, s'était amassé devant la maison, gesticulant et hostile.

Le général Chazal et son aide de camp, le capitaine Sterckx qui arrivaient en ce moment, furent saisis de la crainte qu'on insultât le souverain déchu, et entrèrent dans l'hôtel après avoir fait ranger devant la porte, sur la place, les voitures destinées à Napoléon et à sa suite.

Plusieurs officiers, en cette heure, étaient auprès de l'Empereur, parmi lesquels les généraux Pajol, Waubert de Genlis, de la Moskowa, Reille, le lieutenant prince Murat, le capitaine Hepp, les docteurs Corvisart et Conneau, M. Piétri, M. Raimbaut, auxquels se mêlaient des Allemands, le général baron de Boyen et le lieutenant prince de Lynar, ceux-là même qui avaient accompagné Napoléon III depuis Sedan et remis, sur le territoire belge, la garde de leur prisonnier au général Chazal.

On devait se rendre de Bouillon à Libramont qui était la station la plus rapprochée, pour prendre le train de Verviers.

Le départ, en dépit des appréhensions du général Chazal et du capitaine Sterckx, eut lieu sans trop de difficultés et la première halte se fit à Recogne, où l'Empereur fut reçu par les troupes belges qui, à sa vue, présentèrent les armes, tandis que les tambours et les clairons battaient et sonnaient aux champs.

L'Empereur passa la revue de cette petite armée, complimenta ses chefs, et ayant salué, se dirigea avec son escorte vers une auberge pour déjeuner.

Après le repas, il sortit et fit les cent pas devant l'auberge en fumant une cigarette. Puis, apercevant une batterie d'artillerie, il se porta vers elle et entama un entretien avec l'officier qui la commandait.

Curieusement, il examina, en connaisseur, chaque pièce ; comme ces pièces étaient en tout semblables à celles de l'armée prussienne, il eut un soupir, et, se tournant vers l'état-major, dit en les désignant :

— Voilà donc, Messieurs, ce canon qui nous a vaincus !

A Libramont, la foule ayant été écartée, l'accès de la gare se fit sans difficulté et, malgré un encombrement occasionné par des transports de prisonniers et de blessés, on gagna les wagons.

Un incident, cependant, eut lieu, avant le départ du train.

Un pauvre fou traversa soudain la foule et s'approcha, en courant, de la gare. Repoussé, il se mit à pleurer, à hurler et à supplier qu'on le conduisît auprès de l'Empereur.

— La France, disait-il, avait repris l'offensive, était victorieuse ; le Prince Impérial était sur le trône et les nations de l'Europe, coalisées contre l'Allemagne, envoyaient leurs soldats au secours de Napoléon...

Des gendarmes le saisirent, l'éloignèrent et il était loin, déjà, qu'on l'entendait encore crier : Vive l'Empereur !

A Jemelle, où l'on s'arrêta, le prince Pierre Bonaparte vint présenter ses hommages à son cousin, qui l'embrassa avec effusion. Puis on traversa Marloie et Liège pour ne faire halte définitive qu'à Verviers, où l'on avait décidé que l'Empereur descendrait pour prendre encore quelque repos.

L'hôtel du Chemin de Fer avait été désigné pour recevoir le souverain et sa suite. Cet hôtel ne se trouvait guère qu'à trois cents mètres de la gare, mais la foule qui s'était rendue au-devant du train impérial, était si compacte qu'où faillit renoncer à la couper.

Lorsque Napoléon III parut, une poussée formidable la jeta en avant et une clameur s'éleva, faite de cris divers, parmi lesquels on pouvait distinguer ceux de : Vive la France ! vive la Prusse ! A bas l'Empereur ! vive l'Empereur ! A bas les Prussiens !

Une bagarre eut lieu alors et ceux qui avaient mission de protéger Napoléon III en profitèrent pour s'abriter avec lui, et en hâte, dans l'hôtel.

Après le dîner, l'Empereur ayant reçu des dépêches qui l'informaient des événements survenus à Paris, s'adressa à son entourage et dit :

— Messieurs, la République est proclamée à Paris, et j'ai un successeur : M. de Rochefort. Quant à l'Impératrice et au Prince Impérial, soyez rassurés : ils sont loin de tout péril. L'Impératrice est en Angleterre et mon fils est, comme moi, votre hôte. Il se trouve chez M. le comte de Baillet, gouverneur de Namur.

Puis, s'étant retiré dans sa chambre, il veilla une partie de la nuit, s'occupant à dicter des notes sur la bataille de Sedan.

Le dernier départ pour Cassel était fixé pour le lendemain à midi. Ce jour s'annonça comme devant apporter de graves incidents. En effet, des le matin, un officier de police vint prendre les ordres du général Chazal, ne lui cacha point que des manifestations hostiles se préparaient et que la population ouvrière de Verviers avait résolu d'assister en masse au départ de Napoléon III. Des propos violents avaient été tenus même dans les cabarets, et d'aucuns, plus exaltés, avaient déclaré qu'ils tireraient sur l'Empereur.

Des troupes furent requises alors et furent échelonnées, après avoir assuré le dégagement des abords de l'hôtel, sur tout le parcours conduisant à la gare.

On avait caché soigneusement, et dans un sentiment, généreux, au souverain, l'attitude de la population de Verviers, ainsi que les craintes qui en résultaient.

Mais, lorsque l'heure de se mettre en route fut venue, il parut difficile de l'entretenir plus longtemps clans cette quiétude.

La foule, en effet, était immense, sur les places, dans les rues, et elle entourait l'hôtel comme d'une ceinture vivante d'hommes et de femmes, mal contenus. Des cris, des apostrophes, des outrages jaillissaient de cette foule et venaient s'échouer sur la façade de l'hôtel, continus, violents et croissant sans cesse. Le général Chazal avait ordonné au chef de gare de préparer une ouverture dérobée dans l'enceinte de la gare, afin que l'Empereur pût se réfugier sans obstacle dans son wagon et, ayant décidé qu'il parlementerait avec le peuple tandis que le malheureux souverain entrerait dans la gare, il n'y eut plus qu'à attendre le moment de mettre ces prescriptions en pratique.

Au dehors, la foule, plus menaçante à chaque minute qui s'écoulait, grossissait aussi davantage et il était urgent d'agir promptement.

Le général Chazal n'hésita plus alors. Suivi du capitaine Sterckx, il parut sur le seuil de l'hôtel et regardant bien en face la multitude, il fit signe qu'il voulait parler. Un silence, soudain, s'établit. Le général mit à profit ce silence.

— Messieurs, cria-t-il, l'Empereur des Français va paraître devant vous. Il se rend en Allemagne comme prisonnier de guerre. Mais, en ce moment, il est notre hôte ; je vous demande, au nom de l'hospitalité belge, au nom de l'hospitalité de votre cité, de l'accueillir avec le respect et avec l'émotion qu'inspirent sa haute infortune. Messieurs, je vous connais, et je sais que vous ne faillirez pas aux devoirs qui s'imposent dans d'aussi pénibles circonstances.

Fait bizarre et bien digne de la foule — de toutes les foules — ces paroles à peine prononcées, les vociférations qui, une minute avant, insultaient au malheur, se changèrent en applaudissements, eu hurrahs, en acclamations.

— Vive le général Chazal ! clama le peuple. L'Empereur s'avança alors et, s'appuyant sur le bras du vieux soldat, descendit avec lui le perron de l'hôtel, suivi du général prussien de Boyen, donnant le bras, également, au capitaine Sterckx.

La foule, subitement calme et respectueuse, profondément impressionnée, se découvrit et, dans un silence absolu, regarda passer cet Empereur qui, vaincu, aujourd'hui, marchait, hier, dans un rayonnement.

Quand le train s'ébranla, le peuple n'avait point abandonné cette attitude recueillie, mais s'était massé davantage autour de la gare ; l'Empereur se montra à la portière du wagon. Ce fut, alors, comme dans la spontanéité d'une émotion chevaleresque et instinctive, un cri vibrant et enthousiaste, dans la foule :

— Vive l'Empereur !

Et devant des milliers de fronts nus, haussés dans un hommage suprême, dans un salut dernier — dans cet hommage, dans ce salut qui vont à ceux qui meurent — Napoléon III s'inclina.