LE SECRET D'UN EMPIRE : L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

VI. — LE ROMAN D'UN MARÉCHAL DE FRANCE.

 

 

L'impératrice Eugénie aimait non seulement pour elle-même les aventures romanesques, mais elle s'ingéniait souvent à créer autour d'elle des indignes amoureuses et à faire, des femmes et des hommes qui étaient clans la familiarité de sa vie, des héros de comédie ou de drame — de vaudeville même. — Elle avait au plus haut degré l'idée fixe du mariage ; elle en était hantée et sous l'influence de cette maniaque obsession, elle conclut, durant le cours de son règne, quelques unions — la plupart peu assorties. C'est ainsi qu'elle fit du marquis de Caux l'impresario d'une cantatrice.

Cependant, il y aurait mauvaise grâce à ne pas mentionner les occasions dans lesquelles elle eut — pour me servir d'une expression populaire — bonne main ; et parmi ces occasions, peu intéressantes d'ailleurs, il convient de rappeler les épousailles du maréchal Pélissier, duc de Malakoff, et de Mlle Sophie de la Paniega propre cousine de la souveraine.

Ce mariage qui eut, dans ses préliminaires, toute la grâce, tout le charme d'une idylle, ne mériterait certes point de prendre place en ce livre, s'il ne me permettait, en citant les lettres originales que le maréchal écrivit alors, de jeter sur la mémoire de ce brave et de ce vaillant, comme l'expression d'une douceur, d'une bonté, d'une naïveté, d'une poésie même qu'on ne soupçonnait et qu'on ne soupçonne guère encore actuellement en lui.

On le sait, l'Empereur et l'Impératrice accomplissaient un voyage en Bretagne, en 1858, lorsqu'au mois d'août de cette année, ils se rendirent à Cherbourg où la reine d'Angleterre vint les visiter.

J'ai publié, dans un chapitre précédent, une lettre de l'Impératrice qui relate, avec quelques détails, son arrivée à Cherbourg, et je ne m'étendrai pas ici sur le faste de la réception qui l'y attendait.

Le maréchal Pélissier qui, à cette époque et depuis peu de temps, était ambassadeur de France à Londres, se trouva dans la suite de l'Empereur de même que dans celle de l'Impératrice se faisaient remarquer Mme de Montijo, qu'accompagnait une adorable jeune fille, Mlle Sophie de la Paniega.

Le maréchal Pélissier vit, pour la première fois, celle qui devait être sa femme, à l'église, à un Te Deum chanté en l'honneur de Napoléon et de sa compagne. Mlle de la Paniega, dans une attitude recueillie, à genoux sur les dalles de la cathédrale, selon l'usage espagnol, fit alors une vive impression sur l'esprit et sur le cœur du duc de Malakoff. — Qu'on aille, après ce fait, douter du coup de foudre fameux en amour et si utile aux romanciers !

Comme il était placé près de l'une des amies de l'Impératrice, il se pencha vers elle et la pria de lui nommer la jeune fille.

Mme X... sourit alors. Elle fit connaître au maréchal l'identité de celle qui venait ainsi de le troubler, et ayant ajouté : — Voilà, maréchal, la femme que vous devriez épouser — elle l'abandonna à ses pensées.

Mme X..., de son côté, fit part à l'Impératrice de l'entretien qu'elle avait eu avec le maréchal et le projet ayant été approuvé, en principe, on prépara ime présentation.

Cette présentation eut lieu, le soir même, à la Préfecture où il y avait bal. Mlle de la Paniega y parut dans tout l'éclat d'une resplendissante beauté, simplement vêtue d'une robe blanche parée d'un collier en corail.

Lorsqu'on lui eut soumis les désirs du maréchal, la jeune fille hésita, pendant quelques jours, à les agréer, redoutant d'épouser un homme d'un âge très au-dessus du sien et dont le caractère apparent, dont la réputation de violence n'étaient point sans lui inspirer des craintes.

Mais cette hésitation fut de courte durée, et sur les instances de l'Impératrice, le mariage lui décidé.

Le maréchal adressa sa demande officielle à Mme de Montijo, les épousailles eurent lieu à Saint-Cloud, et après avoir campé dans un appartement qu'il possédait aux Champs-Elysées, il partit pour Londres avec sa jeune femme, d'où il fut bientôt rappelé pour être envoyé en Algérie, en qualité de gouverneur général.

Une jolie anecdote m'a été contée, sur le maréchal Pélissier, au sujet de sa brutalité légendaire. et avant de reproduire ses lettres ou mieux avant de livrer au public son roman, je tiens à la mentionner.

C'était quelque temps avant son mariage. Obligé de sortir pour se rendre chez la comtesse de Montijo, il avait confié à deux de ses aides de camp un travail fort pressé et fort important.

Durant la soirée, il quitta le salon de la comtesse et d'un bond fut chez lui ; quand il revint, un moment après, sa figure était bouleversée dans une expression de colère non encore apaisée.

L'une des personnes présentes, celle-là même qui lui avait nommé Mlle de la Paniega, à Cherbourg, l'interrogea, alors.

— Qu'avez-vous, maréchal, lui dit-elle, et que se passe- t-il ?

— J'ai, répondit-il très brusque, j'ai que mes deux ... (ici, un mot cru) d'aides de camp se sont endormis sur la besogne que je leur avais donnée. Mais je vous jure qu'ils n'auront point envie de sitôt de fermer l'œil : je viens de les arranger de la belle façon.

Mme X... lui répliqua :

— C'est très mal de se mettre en colère, maréchal, et si vous voulez que je vous croie réellement bon et digne de celle qui va être votre femme, il faut me promettre d'être indulgent.

Le duc de Malakoff fixa sur son interlocutrice un regard étonné et soudainement adouci :

— Alors, murmura-t-il, vous me blâmez ? J'ai eu tort...

— Oui, d'avoir été grossier, surtout.

Cet homme implacable et redouté se leva. Il sortit de nouveau et quand il reparut, il alla à Mme X...

— Eh bien, lui dit-il, suis-je un méchant ? Je viens, de ce pas, de faire des excuses à mes deux étourdis et de leur donner campo jusqu'à demain. Je suis heureux et je veux que nul ne souffre autour de moi.

Un tel trait ne peint-il pas cet homme mieux qu'un long récit ? J'ajoute que l'un des officiers d'ordonnance si malmenés par le maréchal, ce soir-là, se nommait Appert et fit, depuis, quelque peu, son chemin.

Parcourons, maintenant, avec le duc de Malakoff, les phases de son amour.

Avant le Mariage[1].

Chantilly, 13 août 1858.

Je me suis empressé, en vous quittant, d'aller faire à St-Cloud ma visite au Prince Impérial. S. A. était allée à la promenade et je suis resté deux heures à causer avec la gouvernante et Mme Bizot. Ces dames ont voulu aborder la politique anglo-française et se sont assez joliment fourvoyées. J'ai essayé de les remettre dans la bonne voie : mais il est difficile à un homme seul de tenir tète à deux femmes politiques. Enfin l'enfant royal est revenu. Je l'ai trouvé bien portant, peu causeur, mais d'une bienveillance enfantine très caractérisée.

De là je suis allé voir Waubert et dîner dans sa famille et ce n'est que ce matin que je suis allé à V..... J'en ai rapporté une jolie corbeille de beaux fruits et deux bagues que j'ai laissées en passant, en allant me changer. Je suis revenu déjeuner ; il s'est passé ce matin, ce déjeuner. La belle Sophie était douce et gentille, un peu attristée, mais fort digne. On m'a demandé d'écrire en arrivant à Londres ; je le fais de Chantilly. La comtesse avait dit : Vous nous écrirez. J'ai dit oui et j'ai demandé a ma fiancée si elle entendait que je lui écrivisse directement, aussi. Sa réponse a été affirmative. J'ai pris en partant le bracelet que vous m'aviez conseillé de remettre. Il a fallu ajouter l'écrin que j'ai fait marquer S. P. Il sera remis chez, la comtesse demain avec une carte de moi. J'en ai informé ces dames. Ainsi tout se présente bien.

Il parait que l'Impératrice a fait mon éloge à la mère.

Nous nous sommes séparés cordialement. On semblait ne pas vouloir me laisser partir. Le chemin de fer attendait et j'ai résisté sans rudesse aucune. Il semblerait à nous voir, malgré la plus parfaite réserve, que nous nous aimons dès longtemps. C'est votre ouvrage et pour ma part je vous en suis fort reconnaissant.

Vous avez raison, la dernière rose était blanche ; elle est fort bien conservée. Je l'ai vérifié ce matin en soulevant un coutil qui couvre des étagères...

 

Albert Gate-House, 15 août 1858.

Djiorno de Maria Adena.

Vive l'Empereur ! Nous avons prié pour lui ce malin ; nous porterons sa santé ce soir avec celle de la gracieuse Reine de la Grande-Bretagne. Nous penserons à l'Impératrice, au Prince Impérial, à vous aussi par qui j'ai commencé la journée. Je ne m'attendais pas, je l'avoue, à un rendez-vous à si courte distance. Songez un seul instant aux formalités diverses à remplir avant un mariage ? Comme je l'ai dit, que la comtesse de Montijo reçoive une affirmation absolue, j'irai de l'avant ; mais je ne puis devancer la décision d'un père qui, en définitive, pourrait être négative ; alors quel pas de clerc ! Et quels délais seulement pour que la fille puisse user des droits que lui accorde le code au chapitre du mariage. Entre nous, notre chère Impératrice mène l'hymen à la vapeur et vous, mon Egérie, en tout ceci, vous semblez sans réflexion m'inciter à des choses dont les conséquences peuvent se produire inopinément. Je ne suis pas, je le sais, en demeure de me voir partager l'embarras de la crédule dupe du Renard, mais la morale généralisée est bonne à saisir : En toute chose il faut considérer la fin, et ne s'y point lancer éperdument. Et vous-même, l'auriez-vous oublié ? Chi va piano va sano et chi va sano va lontano, tel est mon vœu bien sincère. Si l'Impératrice pour sa comodité (sic) veut que j'aille à la chapelle de Biarritz, j'irai et là,

Nous contractons tous deux

Cette union chérie

Qui seule rend heureux,

dit-on !

N'a-t-elle pas la célébrité, l'Ile de la confiance ?

Sans intention de parallèle, les origines sont analogues, le lieu, à mon avis, ne serait pas mal choisi. Un peu loin peut-être pour l'un des témoins, mais il y connaîtra mieux celte frontière, Bayonne et le St-Esprit son patron. Voyez ? Je pense que vous aurez envoyé textuellement ma dépêche à l'Impératrice.

Je vous baise les mains et je vous supplie de tempérer une ardeur qui de la part d'une autre qu'une Impératrice adorée serait taxée d'irréfléchie.

 

Albert Gate-House, 18 août 1858.

Je réponds immédiatement à votre lettre d'hier pour vous prouver à la fois et mon empressement et ma docilité.

Mon Dieu, je désire autant que qui que ce soit que les choses soient menées avec une sage rapidité ; mais, comme disent les anciens, à chaque chose son terme, son délai, son allure. Précipiter ne vaut rien et souvent prête à nuire. Certes, j'étais heureux que notre Impératrice fixa (sic) le jour heureux qui apporte une aussi grande, une aussi douce modification dans ma vie, qui vienne (sic) ainsi me reposer pour me donner une vigueur nouvelle, un état nouveau ; mais puisque la date du départ pour Biarritz est trop voisine pour nos desseins sagement menés à terme, il est de toute nécessité que la résignation vienne se mettre de la partie et que nous attendions la rentrée à St-Cloud. La chose m'est facile, bien que je pourrais désirer un terme moins éloigné. J'ai bien attendu six mois que nos prises, nos trophées, notre matériel, notre armée fussent rembarques pour reprendre à mon tour et le dernier de tous, le chemin si désiré de la Patrie ; je saurai attendre six semaines qu'une couronne de fleurs aimées vienne comme un sourire de bonheur se placer sur tant de bons dévoués, se mêler à quelques lauriers. J'ai foi dans la raison de ma fiancée et j'espère qu'elle saura comprendre et partager mon opinion. J'ai foi dans votre sollicitude pour nous deux et je pense que vous amènerez chacun à des idées posées, à des actes plus raisonnables encore. C'est le 2 octobre, en Afrique, que j'ai été fait officier supérieur. Il y aura de cela 28 ans. ce sera presque l'âge de mon épouse et si ce n'est un grand anniversaire, ce sera du moins un jour heureux pour le jour de tant de bonheur.

Maintenant il faut égayer cet espace. Rien ne nie paraîtrait plus aisé et l'exécution ne vous est pas onéreuse. Vous convieriez la comtesse de Montijo et sa chère pupille à venir à deux intervalles passer quelques jours à... ; je m'assurerais, pour les mêmes époques, deux séjours chez la baronne Barbier ; ni Sophie ni moi ne serions sous le même toit, mais nous pourrions nous voir avec des témoins en nombre. Quelquefois, aussi seuls que les convenances le doivent exiger. Les conditions se régleraient, le temps se passerait et nous irions ensuite à l'ombre de la protection impériale recevoir à St-Cloud cette bénédiction objet de nos vœux, des leurs et des vôtres. Qu'en pensez-vous, dites-le-moi en toute sincérité ; nous jouerions des charades, nous ferions tout ce qui se fait à la campagne. Il est impossible que l'ennui vienne à se mettre de la partie. Vous voyez que je me possède bien. Ce m'est une constante faveur du ciel de voir toujours la sérénité croître en raison de l'importance des circonstances.

Vous avez bien fait d'envoyer la dépêche à l'Impératrice. Je n'ai point, jusqu'ici, la lettre que Sa Majesté, vous a dit m'avoir écrite. Elle aura fait cascade à St-Cloud et peut-être m'arrivera-t-elle au premier moment. Je l'attends avec respect et reconnaissance.

J'aime à croire que la santé de votre chère enfant se raffermit. Il faut une grande suite dans les soins à donner à cet ange. Vous voyez que si je n'ai point le titre de père de famille, j'en ai du moins un peu la sollicitude et la raison.

Au revoir, belle rose blanche, au revoir mon ange tutélaire. On en a vu de plus diables s'humilier ainsi devant l'affection, le savoir-vivre et la tenue parfaite. Vous ne pouvez vous imaginera quel point je suis heureux de vous voir une aussi douce, une aussi bienveillante participation à l'œuvre de mon bonheur. Je vous baise les mains et je ne vous demande qu'un de ces sourires que vous angelizés sans effort.

 

Albert Gate-House, 22 août 1858.

Le courrier nous est arrivé hier fort tard et ce n'est qu'en courant qu'on eût pu répondre. Il y a eu déluge et bourrasque à terre, il doit y avoir eu tempête à la mer et le temps, ce matin, semble ne faire que de trompeuses promesses.

Vous avez vu par les dépêches télégraphiques que j'avais reçu la bonne lettre de l'Impératrice. Je lui avais répondu déjà lorsque la vôtre m'est parvenue.

Je me hâte de vous dire que je vous ai donné plein pouvoir ; ainsi j'étagerai à la note que vous m'avez adressée présentant le menu de la corbeille, bien qu'il soit à peu près le double du chiffre primitif qui devait se monter à 20.000. C'est donc près de 18.000 de supplément. Les architectes renommés pour les crédits supplémentaires vont-ils jusque-là ? J'en doute. Enfin j'aurai une bonne femme bien douce et bien entortillée ; 9.000 fr. de dentelles, un cachemir de 6.000, une robe de 600 et des fourrures pour 3.000, 18.000 fr. de diamants. Je néglige les 1,200 de gants. ombrelles, éventails. J'ajouterai à cela, puisqu'il faut débuter par passer sous les fourches caudines du bonheur, un Travelling Bag dont on fait grand état ici. Je le prendrai chez...

Donnez avant notre départ tels ordres que vous voudrez. Je vous tracasserai moins assurément que le Corps législatif déjà si inoffensif tracasse le ministère.

Comme c'est le côté femme qui fournit le trousseau, je le félicite de la bienveillante intention de l'Impératrice. Je prie seulement Sa Majesté de ne point écraser ma corbeille... C'est assez que je le sois et j'en suis encore à avoir ma première dette. Je ne suis pas convaincu de sortir de tout ceci exempt de cet ennui.

Vous avez agi sagement en intimant aux cadeaux venant de par delà les Pyrénées de se présenter sous forme diamantée et d'étendre cette prescription aux autres. J'ai eu peu de bijoux à donner dans ma vie, mai ; depuis mon retour de Crimée, mon joaillier est Sentier et Tugot, rue de la Paix. Je serais heureux que vous puissiez le faire un peu travailler.

Les diamants sont donc deux rivières, occasion unique. C'est assez d'une rivière pour se noyer. Ah ! mais il faut un diadème de duchesse. L'Empereur me doit une couronne de duc, puisque duc il m'a fait. Ce serait fort gentil à lui de se charger du diadème de sa duchesse.

Je n'ai plus rien à dire si ce n'est que je suis heureux ; que votre bonne affection pour moi vous porte à vous charger de cette corvée, et je vous en serai éternellement reconnaissant, car cette pensée que vous pénétrez dans tous ces petits aboutissants du bonheur double assurément le mien, et dans une lettre tout parfum, tout amour, toute emmitouflée de fourrures, drapée d'un cachemir soyeux, sous les plis si riches et si ondulés d'une robe de velours, dans une lettre étincelante de diamants, vous venez me demander de ne point renvoyer voire ami Roux. D'abord, si je vous l'ai promis, vous n'avez nul droit de le demander ; car toujours je tiens ce que je promets. J'admets, pour un instant, que ce soit nécessaire, vous me rappelez (ici, une omission) du domino noir qui s'imaginait de demander grâce pour El apuntador. Jamais je n'ai rudoyé cet honnête Roux ; j'ai commandé, j'ai dit que j'entendais être obéi... parbleu, le maréchal Vaillant a bien un jour parlé de ma nature rebelle. Je n'ai pas de nature rebelle. J'ai plus de docilité que qui que ce soit envers qui peut me commander. Mais lorsque je commande, lorsque je veux rétablir l'ordre là où le désordre est devenu l'état normal, lorsque j'indique des précautions fort simples, des dispositions fort judicieuses, qu'on arrive me parler de l'intérêt qu'inspire la femme de charge de Mme de Brunow, ou le tailleur de M***, qu'il y a indispensabilité que le portefeuille porte sur chiens, ma foi je trouve la situation à la fois révoltante et bouffonne et je dis ma façon de penser tout entière. Je m'étonne peu que M. Roux ait peu compris tout d'abord, car il est facile à ébouriffer et je l'ai toujours tenu pour un Lafontaine ou un Bernardin de Saint-Pierre au petit pied, portant l'ordre et la sollicitude à ce point qu'il rationne autant qu'il le peut les passereaux auxquels il jette de temps à autre les miettes de son déjeuner. Mais j'ai la confiance de penser que, lorsqu'il a su que je voulais imprimer de saine ; allures, rendre à la chancellerie une dignité que nui n'aurait dû lui laisser perdre, il s'est mis franchement sur la ligne indiquée, qu'il s'y est maintenu et s'y maintiendra désormais. Il n'en fallait pas davantage pour lui assurer ma bienveillance. Il la possède tout entière. Est-ce rudoyer ? Non. C'est vouloir et je n'ai jamais voulu à demi. Là est le secret des belles choses que j'ai pu faire, là est la raison de ma belle carrière, et si le socialisme voulait redresser la tète, si quelque autre, l'Empereur disparu, songeait à porter atteinte aux droits de la Régente, restreindre ou modifier les droits du Prince Impérial, je saurais me mettre en travers, immoler les factieux quels qu'ils soient et si je ne réussissais pas, tout d'abord, me faire tuer sous le pavillon de l'horloge plutôt que de fuir comme d'autres pourraient le faire, comme je ne l'ai jamais fait, comme je ne le ferai jamais. Les âmes bien trempées viennent seules à leur but. Elles ont dans le détail de ces éclaboussures que le vulgaire ne comprend pas tout d'abord, qu'il finit par comprendre et toujours par louer, car enfin ce sont de petits défauts inséparable ; de qualités sérieuses, utiles et dévouées au bien quand même. Que n'honorez-vous donc aussi de votre sollicitude toute naturelle, messieurs les secrétaires et attachés qu'il a fallu réglementer aussi, du moins pour la plupart ; la cloche est fondue et tout s'accomplit et progresse comme le doit faire une communauté de ce genre. Il y aurait quelque chose d'inusité à ce que celui qui a commandé à 120.000 h. qu'on abattait parfois, mais la France frappant du pied recomplétait le vide laissé par ces héros, de toutes les tailles, je le sais, mais des héros enfin — à ce que celui-là eût à lutter pour conduire une ambassade de cinq ou six gentlemen plus gentlemen que laborieux, un chancelier et des archives. Cela ne pouvait pas être, la lumière s'est faite pour tous et les choses vont sans entrave aucune. Elles sont ce qu'elles doivent être. Certes la douceur de Sophia, sa bienveillante simplicité sauront adoucir insensiblement cette gangue, mais dans la gangue est toujours plus ou moins le diamant et nul n'a le droit d'en altérer la valeur. La comparaison est dégagée d'humilité, je le confesse, mais de même qu'on force les traits pour produire effet à distance, de même quand on attaque cm honnête homme, un chef bienveillant, mais des plus nets au service, il a quelque droit de se raidir dans sa défense. Mais tout aussi résolu peut-être, mais moins fier que le Sicambre, il sait s'incliner devant la douceur, devant la beauté et la remercier d'une attaque qui n'était pas sans injustice, bien que prenant naissance dans une bonne intention, mais qui, par compensation, lui fournit l'occasion de faire une profession de foi sincère. Aimez-moi un peu, dites-moi la vérité toujours et vous verrez à la longue que je le mérite.

Je comprends que mon projet Champrosay, devant ces nécessités de voyage, est réduit à l'état de pastorale utopie. Je me replie dans ma philosophie et le temps nous viendra en aide. J'espère après-demain sans doute pouvoir gagner Paris. J'y resterai huit jours et je reviendrai ensuite à Londres que je quitterai une autre fois, puis vous reviendrez tous, puis nous nous réunirons et enfin nous nous unirons sous vos bonnes prières et les bénédictions du ciel.

 

Paris, 27 août 58.

Vous devez croire à tout mon regret de ne pas vous avoir vue à mon arrivée à Paris, car c'est vous assurément que je désirais le plus voir ; vous que je voulais remercier d'une douce et maternelle sollicitude, vous qui seriez mon enfant et qui prenez de moi, de mon installation. de ma petite gloriole d'époux qui veut bien faire les choses tous les soins de la meilleure des mères... Si je n'avais pas si peu de jours à passer à Paris, si je n'avais pas ici un bienveillant vampire qui compte mes heures, qui considère comme un larcin celles qui ne sont pas passées à portée d'Elle ou à son intention, je courrais à Vichy vous baiser la main. Enfin vous reviendrez et de Vichy et de Biarritz et ce que vous avez si affectueusement, si gracieusement commencé, Dieu le considère comme l'œuvre d'un ange et avec cet ange devenu mon bon ana Dieu le terminera.

Descendant à un horizon plus modeste, je suffise que vous avez pris toutes vos dispositions pour que la corbeille s'emplisse. D'après le conseil de lady Cowley à qui j'avais confié votre impatience, j'ajouterai à votre liste que j'ai complètement homologuée par ma précédente lettre, j'ajouterai un Travelling Bag commandé à Londres. J'ai à y mettre aussi un livre de prières. Je dois y penser, moi dont les formes parfois rustiques et sauvages comptent tant de victimes qui heureusement pour elles se portent bien. Je profite de l'incident pour vous dire, charmant accusateur public à l'étourdie, que loin de vous en vouloir de m'avoir parlé du placide chancelier, je vous sais grand gré au contraire de m'avoir fourni l'occasion de me mieux faire connaître de vous. Ceci sera, je l'espère, le dernier protocole sur ma nature rebelle et sur les victimes imaginaires. Quoi qu'il en soit, je ne suis pas un lion, mais j'en serais un, que je vous livrerais griffes et ongles et sommeillerais docilement à vos pieds. N'ayez donc aucun souci de ma promise. Comme vous, elle est bonne et douce, comme vous elle est jolie, comme les (sic) vôtres sans doute, Dieu lui accordera de jolis enfants. Pourquoi voulez-vous que je ne sommeille pas à ses pieds avec autant de quiétude. Toujours je fus un lion pour mes ennemis ou les gens de révolte, et bienveillant pour les cens laborieux, exacts, dociles et disciplinés. Ceci reste donc chose bien entendue.

Parlons d'Elle, parlons de moi, parlons de tout un peu.

A 5 h. le 25, j'étais à la gare. Mme Barbier et le père y étaient aussi et Julien arriva comme la plus douce des Rosées. A onze heures, j'étais à table dans le voisinage que je n'ai quitté que vers 2 h. pour courir à St Cloud. Je croyais pouvoir vous voir le lendemain et j'y allais quand m'arriva votre lettre qui m'arrêta court. J'avais vu l'Impératrice. Sa mère et la pupille qui dînaient chez un banquier avaient compté sur moi pour l'Opéra. L'Impératrice a pensé que ce serait shoking et je m'en suis abstenu. De St Cloud j'étais allé à Chaville voir la famille de Bar et Waubert de Genlis et à Viroflay voir la famille Appert ; ma soirée s'est passée chez moi à trier et classer des papiers : je me suis levé pour écrire, je déjeunai avec l'Impératrice, l'Empereur chassant à St Germain avec lord Palmerston. Je n'ai pu voir ces dames avant le déjeuner. Mais elles venaient à St-Cloud, où je suis resté jusque vers quatre heures ; je suis venu faire toilette pour dîner à St-Gratien d'où je suis rentré à minuit. Aujourd'hui je déjeune chez un ami, vieux chef de division de l'Instruction publique aux jours du citoyen Vaulabelle. Je viendrai voir mes voisins, puis j'irai à Champrosay pour m'y rencontrer avec S. A. I. le Prince chargé du ministère de l'Algérie. Tous les jours suivants, je dînerai là. Voilà ma vie ; il y manque une heure passé à Vichy, une seule heure, une bonne conversation aussi, puis je me replierai avec joie sur les noirs tabellions dont je vais parler ce matin. Mon notaire ira à celui que lui indiquera la comtesse. Ce que les notaires arrangent, c'est l'argent et les conséquences de la mort. Je l'ai vu dans les Faux Bonshommes. Ce que les femmes arrangent, ce sont les roses et les colifichets de tout cet avenir. Quoi qu'il en soit, mes indications, je les attends toutes de vous, Ecrivez-moi de Vichy. Il me semble qu'aux Eaux c'est bonne fortune que d'avoir à écrire. Jettez-moi, je vous prie quelques miettes de cette bonne fortune. Elles seront pour moi ce que la manne fut au désert à la caravane en désarroi des Hébreux. Je vous écris en interligne d'un monsieur qui recherche ma pratique. Dieu veuille pour lui que vous l'ayez honoré de la vôtre[2].

 

Albert Gate-House, 4 septembre 1858.

J'ai vos deux lettres et je vous en remercie. Je suis allé deux fois à Champrosay. La première pour m'y rencontrer avec le ministre de l'Algérie, la seconde avec la comtesse et ma promise. Elle y a eu beaucoup de succès. J'en avais eu moi-même, devant le Prince, dans la charade

Mir - lit - ton.

Tous les travelling bag et autres bag me font donner au diable. Aussi attendais-je votre retour pour me fixer. Vous jugerez par la note incluse que M. Audot a des prix fort variables.

Je comprends peu vos hésitations pour Biarritz. Je suis plus travelling que cela. Je ne sais encore quel jour notre souveraine fixe pour le mariage. Il y a un vendredi qui arrive mal à propos et n'est pas du goût de la majorité.

J'ai donné à la promise une montre qu'on a trouvée de bon goût, quelques plumes d'autruche d'une extrême blancheur.

J'ajoute ici une menthe poivrée et une scabieuse du château d'Arques que je n'avais pas revu depuis 42 ans et que je suis allé visiter hier matin en grande fantasia.

L'absinthe est de mon propre fonds.

 

Albert Gate-House, 27 septembre 1858.

Plus qu'Egérie vous avez délaissé un peu celui qui n'a point la pensée outrecuidante d'être un Pompelien ; mais enfin, vous l'avez délaissé... vous lui revenez et il vous couvre de bénédictions.

Le mardi 12 me va infiniment et j'en remercie ma souveraine. Maintenant, je dis au ministre que je quitterai l'Angleterre dans la nuit du 1er au 2 octobre. Mais je vous dis à vous et à l'ami, qui me pardonnera celle petite supercherie dans l'intérêt des si étroits quinze jours, que je serai à Paris et à vos ordres dans la journée du 29 septembre, patron des Busses, mais patron assez impuissant il y a trois années. Ce souvenir, sans doute, rappelé par l'ami au ministre, rendra celui-ci accommodant.

Mme de Montebello est aussi capricieuse que bonne et jolie et n'a tenu aucun compte de pensées qu'en définitive je dérobais en quelque sorte à ma promise. Je ferai en sorte pour la punir de fuir ses yeux si spirituels et si bons le 12 octobre prochain.

Quant à vous, je m'empresserai de vous voir, qui n'avez commis que petit péché d'oubli et l'avez si gracieusement réparé.

Il est vraisemblable que je déjeunerai à l'hôtel d'Allé, Faites-y dire, je vous prie, ou au numéro 113, l'heure a laquelle, gracieuse comtesse, par les beaux cheveux et l'éclat des yeux du moins vous serez visible. Je vous découvrirai avec plus d'adresse que ne le ferait B... et l'illustre Leverrier.

 

7 octobre 1858.

Nous jouons aux ombres chinoises. Nous nous voyons sans nous parler, sans nous atteindre et toujours plus pressés les uns que les autres. Vous disparaissez. Le chiffre seul de la corbeille prend de l'aplomb, de la solidité ; mais plaie d'argent ne tue pas, dit-on, et j'aime trop ma fiancée pour aller concevoir chagrin d'un chiffre incessamment croissant. Vous, vous savez mes sentiments, ma reconnaissance ; pourrais-je vous gronder ?

Il est arrêté que le contrat se signera dans l'esbrouff décidé d'abord.

Le lundi 11, à 9h, hôtel d'Albe. Les témoins, quelques amis.

Le mardi 12, à cinq heures, mariage à la mairie, rue d'Anjou-St-Honoré.

Le soir, soirée à St-Cloud — bénédiction nuptiale et je bénirai moi-même et le ciel et ses anges parmi lesquels je vous range en toute sincérité.

 

Paris, le 11 octobre 1858.

Mille remerciements pour le joli porte-crayon.

D'après ce que j'ai entendu ce matin, je crois qu'on serait fort heureux de posséder ce soir la corbeille à l'hôtel d'Albe. Ainsi, agissons en conséquence.

 

Après le Mariage.

Paris, 13 octobre 1858.

Après une soirée de bonheur, arrive le quart d'heure de Rabelais ; il en est souvent ainsi, des choses de ce monde. Vous aviez pleins pouvoirs, je vous donne un bill d'indemnité ; on ne peut bien faire en ne faisant, pas le convenable ; comme tous les ministres, vous avez dû recourir aux crédits supplémentaires. Ce serait se bien mal avilir que de vous gronder, je vous l'ai déjà dit. Je vous aime trop sincèrement pour avoir de tels procédés... C'en serait même un mauvais pour la Maréchale qui mérite tout ce que vous avez fait pour elle.

Appert va profiter de vos conseils économiques et faire une tournée pour solder les marchands ; il est une chose qui ne se paie pas, c'est l'amitié, le dévouement, une si parfaite et gracieuse complaisance, et vous eu avez eu trop pour moi, pour cette douce compagne que Dieu accorde à ce qu'il me laissera de jours, pour que notre affection pour vous ne soit point éternelle.

Votre féal,

Mal PELISSIER.

Approuvé de bien bon cœur,

Male de MALAKOFF.

 

Albert Gate-House, 20 octobre 1838.

Votre œuvre si bien commencée se complète et Dio volente, atteindra la perfection... Nous avons fait ou excellent, gai et intéressant voyage...

..... A 3 heures, nous étions à Blakwal ornés d'un accueil sympathique et de nos voitures qui nous ont aussi rapidement que possible amenés ici où une vulgaire installation nous a absorbés le reste du lu et le lendemain. Nous courions, fesions (sic) quelques bisettes, et voilà. Déjà plus du quart du (ici, un mot illisible) passé avec cette douceur que l'on ne croirait trouver qu'au Mont-Hymette et dont nous semblons tous deux fort heureux. Le comte a disparu, et c'est Sophia qui captive l'attention des astronomes, voire de ceux qui ne le sont pas...

 

Albert Gate-House, 3 novembre 1858.

Soir.

.... En ce qui me concerne, il m'eût été donné de séparer moi-même la Maréchale de la côte du premier père que je ne l'eusse pas faite mieux. Cette compagne de l'homme qui est l'ornement de notre existence, qui l'élève et la bénit, ne pouvait être plus à mon goût et j'y trouve tous les éléments de bonheur... Si elle ne se mutine pas, ça sera une épouse parfaite et il en sera ainsi, car elle a la douceur, la bonté, une aimable intelligence et une sainte admiration pour son mari...

Amusez-vous bien à Compiègne. Je voudrais bien y être quand vous y dînez, mais je n'y suis pas. Quoi qu'il en soit, je me suis vu si souvent à Paris dans ces derniers tems que je n'ai qu'un désir négatif d'y reparaître prochainement.....

 

Ici s'arrête la correspondance du maréchal Pélissier concernant son mariage. Elle est intéressante et met, je l'ai dit, une lumière toute spéciale sur la silhouette de cet homme autour duquel s'élève comme une légende. Elle est curieuse, surtout, en ce qu'elle montre l'incessante préoccupation du duc de Malakoff, relativement à la question d'argent et un esprit chagrin pourrait y démêler comme le regret fugitif d'une union qui devenait par trop une cause de dépense et une menace de dettes.

Il y a de la tristesse, parfois, même, dans ces lettres.

Il n'est point jusqu'au billet écrit immédiatement après le mariage, qui ne renferme une inquiétude, et l'aveu d'une obsession motivées par la note à payer.

Et, détail bien original, bien caractéristique, la jeune femme, à peine au sortir de la chapelle, est mise au courant des soucis de son mari et trace des remerciements, appose sa signature sur ce papier même qui, loin de contenir un chaut d'allégresse, n'est qu'un relevé de comptes et affirme, une fois de plus, les tracas que donne nu vieux soldat le solde d'une corbeille qui, seule, dans celle aventure, selon sou expression, se trouvait bien d'aplomb.

En résumé, le maréchal Pélissier alla-t-il au mariage avec cet enthousiasme de jouvenceau que lui prêtent certains historiographes de fantaisie ? On peut en douter. Et, devant sou roman, comment ne point songer que la spontanéité, l'oubli de tout, dans l'amour, chez les humbles, a bien quelque prix ?

 

 

 



[1] Les lettres qui vont suivre ont toutes été adressées à Mme X..., cette amie de l'Impératrice que le maréchal avait questionnée dans la cathédrale de Cherbourg.

[2] Cette lettre, en effet, est écrite entre les lignes d'une requête renfermant des offres de service à l'occasion du mariage du maréchal et signée d'un sieur Cazal, fabricant d'ombrelles.