LE SECRET D'UN EMPIRE : L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

V. — L'IMPÉRATRICE ET LE MONDE.

 

 

Les Cours étrangères, je l'ai dit, se montrèrent sans cesse réservées devant l'Impératrice Eugénie, et cette froideur avec laquelle elles l'accueillirent, des l'époque de son mariage, ne disparut jamais complètement, en dépit de l'éclat et de la force que l'Empereur donnait à son règne.

Le monde — la société parisienne — et eu particulier celle du faubourg Saint-Germain — témoigna plus d'hostilité encore, de méchanceté même à celle qu'un accident psychologique avait élevée au rang suprême, et si celte méchanceté et cette hostilité firent trêve quelquefois, alors qu'il s'agissait d'obtenir, dans le clan mondain, quelque faveur des Tuileries, elles ne désarmèrent jamais.

En vain l'Empereur fit des avances aux principaux membres du parti ennemi, en vain il offrit des sièges de sénateurs à quelques gentilshommes ruinés ou près de l'être ; en vain l'Impératrice, dont l'orgueil souffrait de ce dédain immérité, il faut le reconnaître, se fit — ô dérision — légitimiste. Rien n'eut raison de l'attitude mauvaise de la coterie aristocratique, sous l'Empire, et Napoléon ainsi que sa compagne durent renoncer à se la concilier.

Il ne faudrait pas croire, cependant, que le monde ne se laissât pas gagner par le charme de fonctions honorifiques et par le profit d'emplois rémunérateurs.

D'aucuns et d'aucunes, parmi ce monde, quoi que avec une moue de circonstance et très digne, acceptèrent de l'Empereur ou de l'Impératrice ce que l'on nomme vulgairement des places, et si le cœur ne leur fit pas défaut pour cette acceptation, il leur manqua, en revanche, pour la gratitude.

Les aristocrates ne pouvaient se consoler de la perte de leurs charges, d'être éloignés des Tuileries mais comme il eût été mal porté, chez eux, de paraître devoir de la reconnaissance à l'Empereur lorsqu'il les y appelait, entre eux ils prenaient de très haut celte faveur et semblaient ne la considérer que comme une chose due.

Le mot de la marquise de la Roche-Lambert, à ce propos, est concluant.

Comme on lui racontait, un jour, qu'un vieux parent, grand ami et conseiller de M. le comte de Chambord, s'était rendu à une invitation de l'Empereur, loin d'être indignée, elle répondit du ton le plus naturel :

— M. X... a fort bien fait et je l'approuve. — En quoi sa présence à la Cour peut-elle étonner ? — Après tout, ces Bonaparte sont en campement, dans le château. Les Tuileries sont à nous et nous y sommes toujours chez nous.

Il y eut des comédies extraordinaires, aussi, autour de l'Impératrice quand, désignant les dames de son Palais, elle s'avisa d'inscrire sur sa liste un ou deux noms appartenant à l'aristocratie fermée du faubourg.

L'une d'elles, même, quoique heureuse et flattée de cette distinction, ne crut pouvoir l'accepter qu'après avoir pris l'avis du Roi et elle fit tout exprès le voyage de Frosdorff pour obtenir l'autorisation de servir l'Impératrice, ou pour répondre à son appel par un refus.

Le comte de Chambord eut de l'esprit à certaines heures. Il octroya toute licence à la gracieuse éplorée et celle-ci prit place dès son retour, et désormais, aux côtés de la souveraine, Parmi tous les ingrats même, elle se souvint de la bouté de l'Impératrice. Et, au Quatre-Septembre, elle fut de celles qui entourèrent la malheureuse femme affolée, jusqu'à l'heure de son départ.

Mais ces témoignages de fidélité, d'affection, de simple sympathie même, n'étaient point communs dans le inonde spécial dont je parle, et je n'hésite pas à le dire, ce fut, de la part de l'Empereur, une faute et une faiblesse que d'avoir permis à sa compagne de se montrer bienveillante pour le faubourg Saint-Germain, et ce fut de la part de l'Empereur, une faute et une faiblesse, encore, que d'avoir lui-même été trop souvent indulgent aux incartades, aux dédains et aux outrages d'une société réfractaire à toute idée de progrès, à toute moderne évolution, à toute sensibilité.

S'il eût brisé comme il le devait, comme il le pouvait, cette hostilité des salons, il eût mis la crainte là où la raillerie la plus cynique s'étalait, avec d'autant plus d'assurance qu'on savait Napoléon III peu enclin aux victoires faciles, aux taquineries mesquines, aux vengeances personnelles, et si un acte de vigueur ne lui eût point valu davantage d'affections, il lui eût certainement conquis ces dévouements intéressés qui naissent de toute autorité.

En politique, il n'est point d'éléments négligeables : l'opposition des salons dissoute, annihilée dès son début, désagrégée dès sa formation, eut mis un obstacle à l'alliance des royalistes et des républicains qui, plus tard, fit la brèche clans la politique impériale, et conduisit fatalement celui qui avait fait le Deux-Décembre à un plébiscite de hasard et à la guerre de 1870.

Tout s'enchaîne, en histoire ; tout fait naît d'un fait.

Le faubourg Saint-Germain se plaisait à nommer spirituellement les Tuileries, sous l'Empire : La Cour du Roi Petaud. Il eût mieux valu pour Napoléon III et pour sa dynastie, que le qualificatif fût plus haineux, car les sentiments de haine ne sont, souvent, et en matière politique, surtout, qu'un hommage involontaire rendu à une invulnérabilité, à une puissance dont on ne se joue pas impunément.

Dans un volume spécialement consacré à l'Empereur et qui succédera au présent, je reviendrai sur l'attitude des salons sous l'Empire et je publierai des documents qui édifieront peut-être le public sur la bonne foi, sur l'honorabilité du parti aristocratique, dans la guerre implacable qu'il fit à Napoléon III.

 

L'Impératrice, pour se consoler sans doute de ce dédain systématique qui la frappait, pour l'oublier, aussi, donna à ses réunions ce ton de légèreté, d'insouciance et de folie qui lui a été tant reproché et qui contrasta d'une façon si absolue avec le ton sévère des réceptions de la rive gauche.

Non seulement elle autorisa — je demande pardon de l'expression — qu'on s'encanaillât autour d'elle, mais elle courut les bals des ministères, du ministère de la Marine, principalement, donnant le la d'une excentricité, d'une indécence de bonne compagnie qui ravit la jeunesse d'alors et la fit indépendante, plus que les convenances ne l'auraient voulu, parfois, dans ses allures comme dans ses paroles.

De ce relâchement apparent sinon des mœurs, mais d'une étiquette dont on ne gardait que peu le souvenir, il résulta, pour elle, des aventures, qui la réjouirent, dans son inconscience, mais qui la discréditèrent.

Les diplomates, les étrangers de passage à Paris, s'entretenaient de cette licence qui remplaçait, dans les salons officiels, les respectuosités d'antan, et les moqueries du monde royaliste se trouvaient ainsi, aux regards de bien des gens — même des indifférents — justifiées.

Ce n'est point, ici, une chronique scandaleuse et je me ferais scrupule de reproduire les récits plus ou moins fantaisistes qui suivirent chaque apparition de l'Impératrice, soit dans un bal, soit dans une soirée.

Il me paraît curieux, cependant, de faire connaître le roman qui s'ébaucha, entre la souveraine et M. Caro — roman qui n'eut guère de lendemain, sans doute, comme tous ceux que tenta d'inscrire, dans le cours de sa vie, le philosophe.

M. Caro avait été, une fois, invité à l'une des séries de Compiègne et ce fut là qu'il connut non seulement l'Impératrice, mais qu'il contracta des relations amicales avec plusieurs personnes de la Cour, et parmi elles Mmes de Pourtalès et de Metternich.

L'Impératrice avait pour habitude, chaque jour, en rentrant de la promenade ou de la chasse, de réunir dans ses appartements privés, quelques notabilités choisies parmi toutes celles qui peuplaient le château, et de causer, en attendant le dîner, avec elles, en prenant une tasse de thé. Ces petites assemblées avaient même un nom : on les appelait le thé de l'Impératrice.

M. Caro était de toutes les invitations et brillait, dans ce cercle restreint, par son amabilité doucereuse, par son esprit et par une conversation qui devait, dans l'avenir, tant aider à la consécration de sa gloire et de sa fortune, auprès des femmes — mondaines de demi et d'entier parage.

Pendant tout le temps qu'il demeura à Compiègne, il fut le lion de la série et ses obséquiosités n'auraient guère pu faire prévoir, alors, sa défection et son inimitié quand l'Empire s'écroula.

Rendu à sa vie habituelle, il resta comme ébloui, comme fasciné par la vision de cette Cour qu'il venait de traverser, un peu hâtivement, et le souvenir, principalement, de l'Impératrice le hanta.

Il chercha dès lors à la rencontrer, il sollicita d'être reçu dans les maisons où elle paraissait, et quand il obtint d'être admis à un bal que donnait Mme Drouyn de Lhuys, aux Affaires Etrangères, bal costumé qui devait être rehaussé par la présence de la souveraine, sa joie et ses espérances ne connurent plus de bornes.

Cette invitation qui lui était adressée fut d'ailleurs en ce temps-là, un mystère pour lui, comme on le verra plus loin et, dans sa fatuité, il n'hésita pas à en attribuer la faveur à l'Impératrice elle-même.

M. Caro parut donc chez Mme Drouyn de Lhuys et lorsque l'Impératrice, masquée et en domino, le vit, n'ignorant aucunement les sentiments qu'elle avait fait naître en lui, elle l'aborda et l'intrigua.

L'inconséquent philosophe était littéralement fou et passionnément épris, quand la souveraine le quitta— car il l'avait reconnue— et lorsque M. de Chasseloup-Laubat donna un pendant, au ministère de la Marine, au bal des Affaires Etrangères, il ne put s'empêcher d'exprimer son bonheur dans une lettre qu'il envoya à l'une des personnes qui entouraient la souveraine.

Comme je ne sais, dit-il, à qui attribuer l'invitation que je viens de recevoir pour lundi — permettez-moi de vous en remercier provisoirement.

Du reste, je ne tenais à cette invitation que pour me réserver la chance de rencontrer un domino, éblouissant d'esprit, que j'avais fort admiré chez Mme Drouyn de Lhuys. — Puisse la fortune des bals travestis me favoriser cette fois encore et m'envoyer ce que je lui demande — un quart d'heure de la même conversation !

C'est une histoire si touchante ! Si vous saviez !

C'est une belle jeune fille : elle s'appelle Paméla... sa sœur se nomme Eglé... Elle arrive de Marseille, d'où elle a été presque enlevée, un jour qu'elle prenait le frais sur la Cannebière !...

Pauvre et charmante jeune fille ! Vous comprenez combien je suis impatient de savoir la fin de son histoire. En attendant que je vous raconte la suite, daignez agréer l'hommage bien respectueux de votre tout dévoué.

25 février 65.

 

M. Caro ne nous dit pas la suite promise des aventures de Paméla. Mais un an après ce bal, il sollicite une nouvelle invitation pour se retrouver avec elle.

Mercredi matin.

L'année dernière, à pareille époque, je crois vous avoir raconté

Qu'une illustre inconnue,

Qui ne dit point son nom et qu'on n'a point revue

m'avait fait adresser — M. Caro attribuait, ainsi que je viens de l'écrire, son appel à l'Impératrice — une invitation au bal travesti de la Marine ; mais cette invitation m'ayant été adressée par des intermédiaires, n'a pas laissé de trace sur les listes officielles du ministère et le même oubli a été renouvelé.

Je vous assure que je tiendrais très médiocrement à ce bal, si je n'avais pas l'espérance d'y retrouver mon illustre inconnue. — Si je ne dois pas la retrouver cette année, je renonce de grand cœur à vous importuner de celte misère ; mais si vous croyez qu'elle y doive paraître, pouvez-vous me donner les moyens de la rejoindre ?

Voilà, j'espère, une vraie lettre de Carnaval, un véritable imbroglio. Me le pardonnerez-vous ?

20, rue Saint-Maur. St-Germain.

 

L'histoire s'arrête là. — Mais ne nous donnet-elle pas l'impression exacte de cet affolement, de cette liberté un peu équivoques, qui régnaient dans les salons officiels de l'Empire, qu'autorisait l'inconscience de l'Impératrice et que l'Empereur, hélas ! dans sa bonté, dans son indulgence pour sa compagne, ne savait interdire.

Cette histoire eut un épilogue, cependant, et sous la forme... littéraire de quelques pages, — d'un portrait de l'impératrice Eugénie — M. Caro lui donna une fin.

La pièce est curieuse, elle est inédite, ignorée, et mérite d'être reproduite tout entière :

FRAGMENTS D'UN PORTRAIT

... En vain je voudrais rendre sensible, surtout à ceux qui ne l'ont pas connue, cette physionomie avec ce don d'attraction souveraine et cette impérieuse douceur. Il n'est pas d'exemple qu'un homme ait affronté impunément cette clarté molle et pénétrante du regard, insinuante comme une caresse au moment où elle dompte et plie une volonté rebelle.

... Il y a deux choses qu'un homme ne saura jamais lui refuser : son imagination qu'elle enchante — et sa confiance qu'elle ravit. Qui donc, enveloppé par les mollesses secrètes de cette parole et de ce regard, penserait à lui disputer un secret qu'elle désirerait connaître ?

... Non pas qu'elle soit curieuse dans le sens frivole et vulgaire du mot. Elle fait peu de cas de l'anecdote à la mode, du scandale du jouir. Elle n'a rien de la femme médisante ; elle ne provoque pas et n'encourage pas ce genre d'esprit autour d'elle. Mais elle a, au plus haut degré, la curiosité politique — le désir de connaître avec précision les divers groupes d'hommes influents dans le gouvernement ou dans les partis, et de pénétrer les ressorts cachés de chaque personnalité éminente.

C'est à quoi s'exerce cet art suprême de faire causer. Elle inspire le désir de se confier à elle. Du inventerait des secrets pour avoir le plaisir de les lui communiquer. Une des grandes tentations qu'on ressent auprès d'elle, c'est celle de l'intéresser à tout prix.

... Ce qu'on pourrait lui reprocher, c'est l'universalité apparente de cette bienveillance attractive pour les hommes de valeur et pour certaines médiocrités attachées à son cortège. — On s'irrite, parfois, ou s'indigne de faire partie de cette foule... Voyez comme elle s'aperçoit vite de ces projets de fuite et comme elle les déjoue ! On voudrait s'affranchir, on ne le peut. Lu mot affectueux, une attention délicate vous retiennent, vous fixent ; le courage de partir n'a duré qu'un moment.

... A-t-elle de l'esprit ? Certes ; mais il faut s'entendre. Il y a des femmes qui, dans une conversation générale, brilleront plus qu'elle ; il n'y en a pas qui feront mieux briller l'esprit des autres. Elle a un bon sens pénétrant et fin qui vaut mieux que la facilité étourdie des mots à effet dont ou a souvent ou le regret ou le repentir. Elle est assurée d'avance, par un sentiment exquis de justesse naturelle, de n'avoir jamais à regretter ce qu'elle aura dit, Ses mots ne frappent pas toujours fort : ils frappent toujours juste. Et s'ils ne frappent pas plus fort, c'est qu'elle-même en veut tempérer l'éclat et la vivacité.

Ce qu'elle y perd en succès apparent, comme elle le regagne en influence réelle ! Elle juge les situations et les hommes avec une finesse d'impression qui ferait honneur à une descendante de Machiavel. L'expression hésite parfois chez elle, par suite d'une sorte de gaucherie (non sans charmes) à manier une langue qui n'est pas celle de son berceau. Mais l'impression n'hésite pas. Il est peu de femmes qui aient, à ce degré, le sens politique, sous forme d'instinct, en même temps que le courage modeste, de le cacher sous les élégances de la vie mondaine.

L'instinct, c'est le vrai secret de cette heureuse nature. Tout ce qu'elle sait du monde, de la vie et de la politique, elle l'a appris toute seule, au hasard de la conversation, suppléant par l'instinct à la culture, à la lecture même pour laquelle les grands loisirs lui ont toujours manqué. — En toute chose, ce qu'elle a, c'est un naturel exquis, perfectionné par une finesse incomparable de sensations.

Une ambition conduit sa vie. Elle n'en a qu'une, mais elle est absorbante. C'est un dévouement exalté à la grandeur de la famille qu'elle fonde et dont elle est l'âme. Voilà son unique passion dont toutes les autres relèvent. On s'y est souvent trompé. J'ai entendu déraisonner bien souvent à propos d'elle. Le secret de sa vie est là. Sous la surface brillante et mobile, même aux jours des plus grands triomphes et des apparentes ivresses, c'est là qu'était le point vital de ce cœur et de cette destinée.

 

Puisque je parle de M. Caro, je demande la permission de citer deux lettres encore, de lui ; l'une, toute d'expression amoureuse ; l'autre toute de sentiment politique. Elles sont curieuses à plus d'un titre.

La première se rattache à un fait mondain, qui fut un peu le point de départ des scandales de suions qui marquèrent les dernières années de l'Empire.

La baronne de Mayendoff avait offert une exhibition de tableaux vivants dans son hôtel de la rue Barbet-de-Jouy, et la comtesse de Castiglione s'y étant montrée en religieuse, avait été photographiée. L'une de ces photographies ayant été remise à M. Caro, à son habitude, il prit feu et flammes, et il rédigea l'épître suivante :

Comme vous seriez aimable de me faire savoir, si je dois envoyer mes remercîments pour la belle photographie de la Religieuse, que vous avez bien voulu vous charger de me remettre ! Quelle est l'adresse de ce mystérieux nid que vous nous décriviez, l'autre jour, si bien, et qui me rappelait ces vers de Lamartine :

Semez, semez de narcisse et de rose

Semez le lit où la beauté repose !

Je sais bien que la belle Religieuse demeure à Passy ; mais j'ai oubliai tout-à-fait le reste de l'adresse où doivent aller les remercîments de mes regards émus.

20, rue Saint-Maur (St-Germain).

7 janvier 67. Lundi matin.

 

Ne croirait-on point lire un passage des Précieuses Ridicules ?

La seconde lettre, il faut l'avouer, est fort remarquable et conçue dans un sens politique qui étonne presque de la part de celui qui ne fut jamais qu'un très superficiel penseur, et qu'un très frivole observateur.

Cette lettre, renferme toute une étude, et une étude mordante, sur la société du second Empire ; elle contient aussi des prévisions, des constatations qui sont sans réplique. On remarquera qu'elle a été écrite alors que l'Empire marchait comme clans un triomphe.

20, rue Saint-Maur. St-Germain.

Paris, 11 mai 67.

Je veux que vous ne puissiez pas m'accuser de négligence ou d'oubli, ce que vous ne manqueriez pas de faire si je vous écrivais une fois là-bas, où vous devez vous reposer avec tant de bonheur des agitations douloureuses, des luttes ingrates et stériles, des fièvres de la vie exaspérée qu'on mène à Paris.

Cette vie est bien telle que vous l'avez laissée : au premier plan, des ambitions hautaines et serviles, des orgueils enflés de plus en plus parle bruit et le succès et qui croient avoir dénoué une situation de plus en plus embrouillée quand ils ont construit une belle phrase ou rempli de vent un ballon oratoire ; au second plan des nuées d'intrigants qui passent leur vie à caresser ces colosses d'orgueil et à trouver que tout va bien quand il serait si utile de faire savoir la vérité qui est tout le contraire.

Voilà le monde officiel, affairé, agité, bruyant, vaniteux, composé de gens qui mentent ou qui se laissent mentir, s'étourdissant sur les choses, n'ayant souci que de vivre au jour le jour, ne songeant pas au lendemain, ajournant les choses sérieuses et parodiant à qui mieux mieux le mot de ce grand égoïste couronné, Louis XV : Après moi, le déluge ! — Majorité du Sénat, majorité du Corps législatif, majorité des ministres, n'est-ce pas à tous leur formule secrète et leur moyen infaillible de se dispenser de penser ?

Et puis, pendant ce temps, un travail lent de décomposition s'exerçant sur les choses et les hommes de ce règne ; une inquiétude sourde sur l'avenir ; des froissements de l'opinion de plus en plus en méfiance et de plus en plus irritable ; quelque chose comme un immense malaise qui cherche son issue dans des espérances nouvelles et vers de nouveaux horizons ; une colère secrète de n'avoir ni la liberté promise qu'on ajourne, ni les consolations des situations victorieuses qu'on a perdues ; en tout cela et au fond, un patriotisme énervé qui n'a plus le courage des grandes entreprises, un patriotisme blessé qui voudrait avoir et qui rêve de belles revanches, mais sans peine et sans péril. Situation unique depuis quinze ans, pleine de vagues désirs plus à craindre que des réalités saisissables, pleine de terreurs et d'anxiétés envoyant que rien n'est encore ni solide, ni fondé, — et que le temps passe, pourtant, que le temps s'écoule, — que nous vivons dans le précaire et dans le provisoire, à l'abri d'expédients qui se continuent non à l'ombre d'institutions qui se fondent. — C'est à tel point que l'ajournement diplomatique de la guerre n'est plus considéré comme un bien : tout au plus comme un mal moindre que le mal imminent — comme un délai de grâce et un sursis qui ne profitera qu'à l'Exposition universelle, non au pays lui-même qui reste sous le coup de la même nécessité.

Mais à quoi bon vous entretenir de tout cela, et des malaises du temps présent, et des anxiétés de l'avenir, et des dévouements incertains qui ne pensent, à travers toutes ces difficultés, qu'à faire leur profil en plaisir, en orgueil — ou même en argent ?...

 

Hélas ! tout passe, tout lasse, dit le proverbe. M. Caro n'était plus amoureux du domino, de l'illustre inconnue, alors qu'il écrivait ces lignes et il chantait le De profundis — un De profundis prématuré — de sa royauté ! Mais il disait juste, mais il voyait clair, et cette page marque d'une flétrissure indélébile, les courtisans égoïstes et criminels qui faisaient le vide autour de l'Empereur, qui entretenaient l'Impératrice dans une folie maladive et qui. dans une peur de rivalités intelligentes, éloignaient des conseils impériaux tout homme capable de redonner de la vie à cet Empire qui mourait anémique, tout avis susceptible de conjurer les catastrophes du lendemain.