LE SECRET D'UN EMPIRE : L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

II. — LA FEMME INTIME.

 

 

Pour bien comprendre et pour bien connaître l'impératrice Eugénie, pour la juger sans parti pris, dans un sens favorable ou dans un sens défavorable, il est nécessaire de faire deux parts de son individualité : l'une se rapportant à la femme proprement dite, l'autre à la souveraine.

Tour à tour, j'examinerai celle-ci et celle-là, dans l'impartialité que je me suis imposée, au cours de cette étude.

Le portrait de l'impératrice Eugénie a été, certes, crayonné maintes fois déjà. Mais, ou bien ceux qui ouf écrit en s'inspirant de son souvenir ont été des amis trop zélés, et, dans leurs louanges excessives, ne se sont point fait écouter ; ou bien ils ont été des adversaires trop haineux et, dans leurs polémiques, dans leurs pamphlets ou dans leurs attaques outrées, ils ont détourné de leurs travaux l'attention du lecteur, les esprits calmes et recueillis.

N'étant ni un ami, ni un ennemi, réclamant, le simple bénéfice de l'historien qui est libre dansa pensée, il m'est aisé, à l'aide des notes et des documents que je possède, de rendre à certaines personnalités et à certaines choses de l'Empire leur véritable physionomie.

Si l'on s'en tenait aux propos plus ou moins calculés, plus ou moins raisonnables qui ont été jetés autour de la figure de l'impératrice Eugénie, ou aurait une singulière et très fausse idée de ce que fut réellement cette femme.

Les uns — des ignorants — l'ont faite mauvaise dans son attitude générale, et dépravée dans son intimité ; les autres — des maladroits et trop ardents partisans —l'ont faite admirable, exemple de tous défauts, dans sa vie publique comme dans sa vie privée.

Elle ne fut ni ceci, ni cela.

On pourrait, en tant que femme, simplement, résumer la personnalité de l'impératrice Eugénie dans une comparaison, et prononcer qu'elle lui assez semblable à ces jolis oiseaux des pays ensoleillés qui passent insaisissables ; et complétant cette comparaison par une sorte de formule, on pourrait ajouter qu'elle fut, moralement, une incohérence, un mélange de bonté et d'indifférence inconscientes, de légèreté et d'austérité sans fondement, de sentiments chevaleresques et de raison pratique, presque ferre à terre.

Son analyse exacte nous la montre, eu effet, ainsi, dans une diffusion absolue et constante.

L'Empereur, dans l'aveuglement de son amour, ne comprit pas celle qu'il allait se donner pour compagne et plus tard, encore, il resta, devant elle, interrogateur un peu, comme devant une énigme.

Dès les premières heures du mariage, il dut réagir contre l'indépendance de la jeune femme — indépendance dont il souffrit toujours et qui ne s'alliait guère avec les mœurs et avec l'étiquette d'une Cour.

Cette étiquette, surtout, s'accommodait mal avec l'exubérance naturelle de l'Impératrice. Napoléon III qui, après avoir constaté la froideur des Cours étrangères, à l'annonce de son mariage, redoutait leurs critiques, exigea de sa compagne qu'elle prît une attitude plus conforme au rôle qu'elle était appelée à remplir.

Mais l'Impératrice était réfractaire et ce ne fut, vraiment, qu'après son voyage en Angleterre, qu'elle se résolut à établir aux Tuileries, pour elle comme pour fous, un ordonnancement de parade, de gestes et de paroles, qui ne laissa plus rien à désirer, presque, et qui fut en rapport avec les conventions des Cours.

A Windsor, en effet, elle avait été reçue avec une pompe extraordinaire, et l'impression qu'elle ressentit de cette visite fut en elle ineffaçable.

Cependant, même à Windsor, son insouciance, son étourderie avaient failli lui jouer un mauvais tour et donner raison, d'une façon définitive et désastreuse, aux railleries qui s'élevaient, concernant son attitude peu impériale.

Quelques instants avant de se rendre dans le grand salon de réception, auprès de la Reine, avant le dîner, voulant s'habiller, elle s'aperçut, avec effroi, que seule, parmi toutes les malles des gens de sa suite, la caisse qui contenait ses toilettes n'était point arrivée.

L'Empereur, informé de ce contretemps, était fort mécontent et elle se chagrinait, de son côté, mais vainement. Elle s'apprêtait déjà, sur le conseil de Napoléon III, à prétexter une indisposition soudaine ayant pour cause le voyage, la fatigue, mille riens acceptables, quand une de ses dames lui vint en aide. Elle offrit à la souveraine l'une de ses toilettes — une robe bleue, je crois, et toute simplette.

Le moment n'était pas aux hésitations et la chose ayant été admise, on se disposa à la transformera l'usage de celle qui allait la porter. Grandes dames et femmes de chambre se mirent, en commun, à l'œuvre, et peu après, l'Impératrice revêtue de la robe bleue, n'ayant pour toute parure qu'une fleur dans les cheveux et que des fleurs pareilles courant sur son corsage et sur sa jupe, parut devant la Reine et, dans son éblouissante beauté, qui empruntait un relief plus vigoureux à l'humble cadre qui lui était donné, fit sensation.

Ce n'est là, évidemment, qu'un fait relativement significatif.

Cependant, il marque et complète la succession des manifestations publiques et intimes qui forment l'ensemble du caractère de l'impératrice Eugénie, et il tire son importance du milieu où il s'est produit.

Il est un bien joli billet de l'Impératrice, aussi, concernant cette éternelle et maudite question d'étiquette et qui se rattache à une anecdote assez charmante.

Elle était constamment en discussion avec l'Empereur à ce sujet. Et, une fois, elle fit, avec lui, un pari sur le point de déterminer la place que doivent occuper les dames d'honneur de la souveraine, dans les jours de gala.

Or, l'un de ces jours étant survenu sans que le différend, oublié, eût été tranché, au moment de paraître avec sa suite, elle se rappela, non seulement sa discussion récente, mais se vit un peu embarrassée. Alors, elle fit passer à la comtesse X... ces quelques mots écrits au crayon :

C'est un pari avec l'Empereur.

Dans les bals de la Reine, les dames de service sont-elles assises derrière la Reine ou debout ?

L'histoire semble prouver que l'on se préoccupait assez peu, aux Tuileries, des usages mondains, et que le va-comme-je-te pousse tant reproché à la Cour impériale n'était pas sans fondement.

 

Toute de premier mouvement, l'Impératrice allait, spontanément, vers ceux qui lui plaisaient, les aimait, les entourait de soins et d'attentions, puis, subitement, sur un mot, sur un geste, les délaissait et paraissait, désormais, les ignorer.

Le plus souvent, même, sa sympathie comme son antipathie étaient exemptes de toute cause sérieuse et on eût dit qu'en agissant ainsi, elle obéissait à une impulsion dont elle n'était point maîtresse.

Cependant, elle était loyale, susceptible de dévoûment et, dans son apparente versatilité, on chercherait en vain une préméditation, un sentiment d'égoïsme ou un but de vaniteuse tromperie.

Lorsqu'elle serrait une main d'homme ou de femme, elle était sincère, et quand elle mettait sur son amitié ou sur son attachement le sceau d'une stabilité, elle ne mentait pas, croyant elle-même, de bonne foi, à sa propre affirmation, ignorant sans cesse les aventureuses et un peu vagabondes fantaisies de sa nature primesautière.

L'Empereur déplorait cette inconstance de l'Impératrice dans le choix de ses amis ; il avait à en supporter, la plupart du temps, le contre-coup et il s'ingéniait à dissiper les inimitiés, les mécontentements qu'elle provoquait.

Ecrivant à l'un de ses ministres qui, très accueilli jusqu'alors par l'Impératrice, se plaignait de sa froideur, de son hostilité imprévues, il ne trouvait que ces mots pour l'excuser et pour ramener à lui son collaborateur :

Vous savez que l'Impératrice est très vive, mais qu'au fond elle vous aime beaucoup.

Rien de plus. Il semble même que, dans ce billet laconique, l'Empereur laisse deviner une tristesse, un découragement — avocat d'une cause ingagnable.

Pourtant — je me répète à dessein — que ceux qui liront ces lignes ne tirent point de ce fait une déduction erronée en ce qui touche l'impératrice Eugénie. Je ne saurais trop le dire : cette particularité bizarre de son caractère n'implique pas une hypocrisie, une méchanceté, une déloyauté.

Pareille, un peu, à un enfant qui s'enthousiasme pour un jouet nouveau et qui le casse, en étant las, dans une inconscience naturelle, aussi, et étrangère à toute spéculation, à toute préparation, à tout esprit de taquinerie, elle se détournait, implacable autant qu'inexpliquée, de celui ou de celle à qui, la veille, elle avait souri, sans plus songer à la cruauté de sa conduite, qu'à la peine qu'elle créait, qu'à l'ennemi qu'elle se donnait.

Souvent femme varie... Le refrain du roi François eût pu, absolument, s'appliquer à l'Impératrice, changeante dans ses sensations ainsi que dans ses sentiments, imprenable et indéfinissable, presque, mobile physiquement et moralement, à l'excès.

L'Impératrice était Espagnole, et la raison de cette étrangeté pourrait, sans trop de risques de se tromper, être mise sur le compte de son origine.

Exubérante au plus haut degré, accessible à ce que, familièrement, on appelle des lubies, très romanesque aussi, tout en demeurant pratique, prosaïque, maîtresse de soi, honnête dans l'inconscience et dans la vivacité de son imagination, il se pourrait qu'elle eût été friande, instinctivement, et sans qu'elle connût bien ses impressions, d'affectation — si je ne craignais de prononcer un autre mot et si je n'avais peur qu'on ne se méprît sur la forme comme sur le fond de cette étude, je dirais : de comédie.

Bien des témoignages corroborent cette appréciation qui n'atténuent point, cependant, nécessairement, les délicatesses ou les générosités dont elle a entouré ceux qui l'ont aimée et ceux même qui lui étaient hostiles.

Car clans sa nature romanesque même, l'Impératrice trouvait la force, le moyen et la raison d'être bienveillante, de se prodiguer, alors même qu'elle savait ne rencontrer que des indifférents.

Quelques lettres appuieront, mieux que du récit, cette affirmation.

Très sollicitée par Mme de M..., la femme de l'un des principaux membres de la société légitimiste d'alors, qui, pourtant, ne la ménageait guère, d'obtenir pour son mari un poste diplomatique, elle accueillit la requête qui lui était adressée et elle n'eut de repos que lorsqu'elle eut satisfait la demanderesse.

Je sais fort bien que Napoléon III caressa, durant tout son règne, avec obstination, l'idée de rallier à sa dynastie le faubourg Saint-Germain, et qu'il se montrait très aimable pour ceux de ses affiliés qui venaient à lui. Mais sans examiner si l'Impératrice le seconda jamais dans cette tâche ingrate, dans la circonstance qui nous occupe, je ne crois pas qu'elle ait obéi à une préoccupation politique et intéressée, et je suis assez d'avis qu'on lui abandonne le bénéfice de sa générosité.

Mme de M..., écrit-elle en date d'un mardi 6 décembre, veut, à présent, La Haye ; je désirerais bien que les nominations parussent bientôt.

Et elle ajoute familièrement, dans un aveu de femme obsédée et ennuyée par les exigences des solliciteurs :

Comme ça, on me laisserait tranquille.

 

Puis, sept jours après ce billet, elle écrit de nouveau, ayant réussi dans sa démarche auprès de l'Empereur :

Le 13 décembre.

J'ai vu Mme de M... dimanche, et elle m'a paru contente.

Mais tout n'est pas fini pour elle : une autre solliciteuse est sur les rangs dont il lui faut se charger, appartenant, elle aussi, au monde royaliste.

Quant à Mme de G..., continue l'Impératrice, Dieu veuille qu'elle le soit ; mais, jusqu'à présent, elle n'a pas trouvé un mot pour me remercier. Si vous la voyez — surtout si vous voyez son mari — dites-lui bien qu'il ne doit pas son poste purement à son mérite personnel. Quant à la reconnaissance, je sais à quoi m'en tenir et, comme je n'en attends pas, je ne serai pas déçue.

 

On se tromperait si ou prenait prétexte de cette lettre et de ces mots qui la caractérisent : Dites bien que M. de G... ne doit pas son poste purement à sou mérite personnel, pour entrer en guerre, une fois de plus, contre l'administration impériale, et, pour déclarer que Napoléon III distribuait les ambassades à des incapables. M. de G... dont je tais le nom pour dos motifs de haute convenance que l'on comprendra, fut au contraire, l'un des diplomates les plus intelligents du second Empire.

Il découle davantage, à mon avis, de la lettre de l'Impératrice, une philosophie triste qui jette un jour tout spécial sur l'entourage de l'Empereur et qui montre que si Napoléon III et sa compagne cherchèrent à se concilier de multiples sympathies, ils furent souvent, et la plupart du temps, bien mal récompensés par ceux qu'ils obligeaient et qu'ils mettaient eu relief.

Il est une question délicate et que je n'aborde, en vérité, qu'avec la plus grande circonspection.

L'Impératrice fut-elle la passionnée que l'on a dite, et fut-elle fidèle à l'Empereur ?

Je déclare que poser un tel point d'interrogation devant la vie de cette femme, c'est la méconnaître. Cependant, comme toute hésitation serait, ici, mal interprétée, je veux répondre à ceux qui accueillent trop facilement les calomnies, d'où qu'elles viennent, et qui jugent avec trop de hâte sur des apparences dont ils ne sont point en mesure de contrôler la portée réelle ainsi que les effets.

L'Impératrice, donc, eut-elle des intrigues d'amour et fut-elle, toujours, dans un autre ordre d'idées, la femme qui, selon M. de Concourt, répondait, jeune fille, à l'Empereur, ces mots significatifs : J'ai aimé, mais je suis restée Mlle de Montijo ?

Il ne doit y avoir, à. ce sujet, nulle équivoque, et mon affirmation, appuyée par les témoignages les plus impartiaux, par les notes les moins réfutables, sera nette. Non, l'Impératrice n'a point eu de défaillances. Oui, l'Impératrice est demeurée sans cesse, l'esclave de ses devoirs d'épouse.

Et maintenant, je m'explique.

Il y eut, certes, dans la mêlée brillante et un peu incohérente de la Cour impériale, des heures où il sembla que l'Impératrice était éprise d'un autre que de sou mari, de quelque beau cavalier à l'allure décidée, comme sont ceux des romans, à la parole entraînante, aux desseins donjuanesques.

Mais ceux-là même qui l'ont observée, dans ces minutes de trouble apparent, d'enthousiasme non contenu, sont unanimes à constater le platonisme et le peu de durée de cette griserie plutôt morale que physique.

— C'était, me disait l'un des anciens familiers des Tuileries, chez elle comme un feu de paille qui brûlait, brûlait, laissant croire et craindre que tout allait prendre et se consumer sous son action. Puis, celui-là même qui se flattait de l'avoir allumé, était étonné de la flamme factice qui l'avait éclairé et chauffé, et il s'en retournait, ayant peut-être beaucoup donné, mais n'ayant, à coup sûr, rien reçu ; n'ayant pour foute consolation que la parodie d'un sonnet fameux.

J'ai cité textuellement les paroles de mon interlocuteur, et si l'on considère la manière de l'Impératrice dans les entraînements sympathiques qui lui sont reprochés et qui, dans un certain public, ont l'aspect d'une infidélité conjugale, on reconnaîtra, avec bonne foi, que si l'Empereur avait été jaloux, il eût eu, dans sa jalousie, pour parler vulgairement, plus de peur que de mal.

L'Impératrice — c'est là une redite — était merveilleusement belle et, comme toutes les jolies femmes — quoique souveraine et peut-être parce que souveraine — aimait qu'on lui fit la cour, qu'on s'occupât d'elle. Selon une expression moderne, elle flirtait, et flirtait même à outrance, mais toujours sans péril réel pour son honneur et sans rien céder de son intimité. Quoique romanesque, son être physique ne recherchait point des sensations étrangères à celles que la plus élémentaire honnêteté impose à une femme et son cœur n'était, en aucune façon, avide d'émotions, comme l'est le cœur des femmes tendres et sentimentales.

L'Impératrice n'était ni tendre, ni sentimentale, ni même sensuelle. Elle avait, en elle, une rudesse native qui l'éloignait de toute rêverie et, dans cette exclusion d'une vision d'amour effectif, elle était peu accessible à l'oubli d'elle-même et des siens.

Tout ce qu'on pourra dire ou écrire, à ce sujet, pour détruire cette appréciation, ne sera qu'erreur et que calomnie[1].

L'Impératrice, d'autre part, aimait l'Empereur. Absente, elle songeait à lui, et lors de sa fête, un jour, ne mettait-elle pas, pour lui, tout son cœur dans ce billet :

21 novembre.

... Cette année, encore, j'ai passé loin de l'Empereur le jour de ma fête, ce qui me l'a rendue plus triste ; mais j'espère aller le rejoindre bientôt.

 

Une bourgeoise écrivant ainsi ne verrait point, sur sa vertu, un doute s'abattre. Pourquoi suspecter ces mêmes paroles, tombant de la plume d'une reine ?

Si j'en crois une phrase prononcée par l'impératrice Eugénie et qui fit presque scandale, je ne suis pas loin de penser que, sur ce chapitre : la vertu, elle avait des idées spéciales ; mais rien, là, n'implique qu'elle usa, à son profit, de la liberté de morale qu'elle paraissait professer.

— Quant aux jeunes filles, avait-elle dit, un soir, aux Tuileries, on ne saurait trop les protéger, les éloigner du danger et du mal. Et je veille constamment sur elles et sur leur entourage. Quant aux femmes mariées, c'est une autre affaire, et j'avoue qu'elles me laissent tout à fait indifférente. Leur vertu comme leurs défaillances me sont parfaitement égaies. Cela les regarde seules. Elles sont en mesure de comprendre et de se garder. Et puis, n'ont-elles pas des maris pour les défendre ou pour les surveiller ?

La déclaration, un peu libre, je le répète et le reconnais, fut mal interprétée et fit quelque tort à celle qui l'avait formulée. Mais elle ne prouve rien, en somme, et il serait injuste de s'en emparer pour flétrir la conduite privée de son auteur.

Abandonnons donc les insinuations, les suppositions malveillantes, et sachons, enfin, regarder les choses telles qu'elles doivent être regardées.

L'Impératrice fut légère, sans doute ; mais elle ne cessa d'être honnête. Elevée dans un milieu étranger à une Cour, elle n'apporta jamais, dans son rôle de souveraine, la gravité que l'on apprend, dès le berceau, aux femmes destinées à régner. Elle croyait sincèrement, et sans arrière-pensée, pouvoir jouir de la vie qui lui était faite, s'en amuser, et il lui importait peu, pour sa réputation, de faire naître dans le cœur des hommes qui l'entouraient, des sentiments qui, en vérité, la flattaient. Elle avait — et ce n'est point là un des détails les moins piquants qui la caractérisent — la curiosité extrême de lire et de fouiller dans les âmes. Et les adulations qui allaient vers elle, l'intéressaient comme l'eût intéressée ou émue — si elle avait été susceptible davantage d'émotion et de sentimentalité — un roman. Elle était une conquérante et elle se jouait des passions qu'elle provoquait, comme un victorieux se joue des armées qu'on lui oppose.

Dans sa puissance de femme, dont elle avait conscience, ainsi que dans sa puissance de souveraine qui était hors de doute, elle se plaisait à louvoyer, à courir des aventures morales, à se créer des périls qu'elle évitait et qu'elle laissait derrière elle — oubliés. Tel le navire balancé par une mer houleuse, durant des heures, et qui rentre au port sans avaries.

Elle était, en un mot, l'Idole. Elle se savait adorée et, dans la passivité avec laquelle elle accueillait les hommages, elle pensait, naïvement, qu'elle se donnait des amis et des dévoués dont le seul but était de la servir et de l'aimer.

Le nombre des déçus qu'elle fit ainsi ne se compte pas, et bien des haines eurent pour cause l'un de ces beaux regards qu'elle prodiguait et qui eurent, pour beaucoup, le tort de ne valoir que des regards et de laisser impayées les promesses qu'ils semblaient faire espérer.

En outre, l'Impératrice aimait la discussion, la contradiction, et elle recherchait, volontiers, la société des hommes capables, par les qualités de leur esprit, de la satisfaire.

Sachant fort bien qu'on ne peut réussir à charmer sans se donner quelque peine, avant de s'entretenir, soit avec un savant, soit avec un écrivain, soit avec un artiste, soit enfin avec un homme politique, elle l'étudiait et fixait en elle ce qu'elle devait pour le conquérir, lui dire. Elle mettait, alors, tous ses soins à le séduire par l'attrait de sa personne autant que par celui de sa causerie. Et quand elle l'avait vaincu, quand elle s'était assurée qu'il lui appartenait, selon son expression même, quand elle avait trouvé agréables et amusants ses hommages, son regard attendri, quand elle avait constaté que son cœur battait avec violence, elle arrêtait là le poème ou le roman ébauché, et écrivait d'elle-même au bas de la page lue, le mot : fin.

C'était imprudent, c'était fou, c'était peu conforme, sans doute, à la gravité qui eût dû être la sienne, c'était cruel, peut-être aussi ; mais quelle jolie femme — vertueuse — se lèvera pour incriminer l'impératrice Eugénie ? Quelle jolie femme — vertueuse — osera dire qu'elle n'a jamais fait ainsi qu'elle dans les salons qui lui sont habituels ? Et j'ajoute : quel homme — peu vertueux, mais amoureux — n'a point été victime de semblables perfidies féminines et s'en est jamais vengé en avilissant celle qui les lui a fait subir ?

Le péché véniel des unes — les bourgeoises — deviendrait-il le péché mortel des autres — les reines ?

 

Quoique très intelligente, l'impératrice Eugénie n'eut pas, sur l'Empereur, cette influence absolue qu'on lui prête assez généralement, aujourd'hui encore, sur la foi de propos plus fantaisistes que renseignés.

Fait singulier : Napoléon III se laissa bien trop souvent dominer par sa compagne dans les choses de la politique étrangère, et demeura entièrement hors de sa puissance dans celles de la politique intérieure.

Lorsque j'étudierai le rôle politique de l'Impératrice, je reviendrai sur ce point. Présentement, j'envisagerai l'intelligence de l'Impératrice dans son intimité, et cette intelligence est si spéciale, se manifeste d'une manière si déroutante qu'on ne sait, véritablement, comment la qualifier. Dans ses actes, dans ses paroles, l'Impératrice, parfois bizarre, stupéfie, eu effet, ceux qui l'observent.

Toutes les qualités de son esprit se révèlent surtout dans ses lettres, et c'est clans ses lettres que nous les irons chercher.

Il semble, que la femme agissante n'est point la même, chez elle, que la femme pensante.

Esprit assez peu cultivé, manquant d'équilibre, d'acquis, dans son raffinement apparent, l'Impératrice, qui avait le don de l'assimilation, savait admirablement donner le change aux observateurs sur la fragilité de son bagage intellectuel en demandant à sa mémoire, qui était prodigieuse, les ressources qu'une absence d'études antérieures ne pouvait lui apporter.

Elle était, de plus, une conteuse charmante et charmeresse, en dépit de l'accent un peu rude de sa voix, et aimant, par goût ou par nécessité, la lecture ainsi que le théâtre, elle se plaisait à redire à ses familiers le livre parcouru ou la pièce entendue.

On pouvait alors suivre, en elle, le développement de sa mémoire surprenante ; elle n'omettait, dans sa narration, aucun trait du volume, nulle péripétie, nul mot important de la comédie ou du drame.

Comprenait-elle qu'il lui fallait remplacer par des faits, l'acquis qu'elle n'avait pas ? Peut-être. Quoi qu'il en fût, elle ne laissait échapper nulle occasion de prouver qu'elle s'intéressait aux lettres et aux arts, et, dans ses écrits, il existe une recherche continuelle, quoique non avouée — qu'on me pardonne le mot — de belle diseuse.

En art, l'Impératrice était, en vérité, plus qu'au amateur. Elle était une sincère connaisseuse, et j'ai eu sous les yeux quelques croquis et portraits crayonnés par elle qui ne laissent rien à désirer dans leur facture.

Ce goût pour le dessin la porta, jusqu'à vouloir concourir publiquement pour la construction de l'un des grands monuments de Paris, alors à l'étude, le nouvel Opéra.

Elle établit un projet, l'exposa sous un nom d'emprunt, naturellement, et s'amusa fort de celte aventure.

Ce projet, m'a-t-on affirmé, n'était point si banal, qu'on serait tenté de le supposer, et il embarrassa extraordinairement l'Impératrice, lorsqu'elle décida de lui donner un corps.

Ses plus cruels ennemis voudront bien admettre que, quoique impératrice, elle ne pouvait posséder toutes les sciences. Or, comme elle ignorait absolument l'architecture, elle dut forcément, pour le côté technique de son œuvre, avoir recours aux conseils et à la pratique d'un homme du métier.

Le billet par lequel elle réclame ces conseils et qu'elle adressa au ministre d'Etat, qui seul était dans sa confidence, est joli :

Décidément, écrit-elle, envoyez-moi votre jeune architecte pour traduire en architecture mon mauvais croquis. Envoyez-moi aussi les grandeurs demandées et le plan du terrain qu'on a donné à mes collègues.

18 mars 1861.

 

On ne peut mettre, évidemment, plus de grâce à l'accomplissement d'une fantaisie ; et je laisse aux moroses, ici, tout sentiment de critique ou de raillerie.

Dans sa conversation — quoique bien souvent séduisante, ainsi que je l'ai dit — l'Impératrice allait, cependant, un peu du coq à l'âne, et ce n'est point sur des morceaux de causerie qu'il faudrait s'appuyer pour juger sainement son esprit.

Cet esprit se révèle tout entier dans ses lettres, et si les unes sont ce que sont la plupart des lettres d'une jolie femme — banales — les autres mettent eu relief une intelligence peu commune.

D'aucunes, plus intimes, affichent une certaine philosophie que l'on retrouve dans presque toute la correspondance de l'Impératrice — mélange de scepticisme, de tristesse et de bonheur — qui, ayant pris naissance sans cloute dans les préoccupations, les intrigues et les hostilités antérieures à son mariage, ne cessa de l'inquiéter même dans son élévation, dans sa souveraineté.

Très vivement priée d'engager l'une de ses protégées à épouser un fort haut soigneur, le duc de ***, elle hésite à faire de la jeune fille une duchesse, et ces mots que lui inspire la situation, ne sont point, dans leur amertume, sans causer quelque étonnement :

Je trouve, dit-elle, que les grandeurs se payent trop cher pour la presser dans cette voie-là.

 

Et pourtant, l'heure à laquelle l'impératrice Eugénie trace cette ligue est l'une des heures les plus pures, les plus glorieuses de sa vie.

Elle a des pensées délicates et fines, exprimées dans un style très français.

Des Eaux-Bonnes, elle écrit à une amie qui faisait une saison à Vichy :

Je ne m'étonne pas de l'impression que vous avez sur Vichy. C'est la même qu'on ressent dans toutes les villes d'eaux où l'on va réellement pour sa santé. Cette réunion d'êtres souffrants sur un si petit espace rend bien triste. J'ai ressenti la même chose ici, surtout les premiers jours ; car on finit par se faire à tout, même aux choses les moins gaies.

 

Et cette lettre, encore, qui lui est dictée par un chagrin véritable, par la brouille passagère avec l'Empereur d'un homme d'Etat qu'elle aimait, ne contient-elle pas une réelle intelligence des choses de la politique, comme des choses du cœur ?

Saint-Sauveur, 29 août 59.

... Je suis vraiment désolée de voir, pour des riens, tout mettre en question. Vraiment je ne puis concevoir à propos de QUOI il se figure ne plus avoir la confiance de l'Empereur ; d'ailleurs, les griefs dont il parle sont bien anciens et ils se sont déjà expliqués là-dessus.

Je me souviens que, quand nous étions à Saint-Cloud, j'ai plus d'une fois dit à M... que les explications verbales avaient un grand avantage sur les lettres ; le fait est qu'un mot trop vif est vite effacé si on en voit l'effet. Mais un papier ne peut que rendre l'idée, sans le sourire qui vient atténuer sa crudité... Ce qui me désole, c'est que souvent on se croit engagé à soutenir par amour-propre, ce que, au fond, on sent soi-même être exagéré. C'est à nous, femmes, alors, à tâcher d'adoucir au lieu d'exciter.

 

Il faudrait avoir bien de la mauvaise volonté et du parti pris pour ne point reconnaître la netteté de jugement, le charme même de ces lignes, qui demandent peut-être une explication et qui viennent donner une sanction à la part que prenait l'Impératrice dans les questions de politique extérieure.

Cette lettre a été écrite à la suite d'un différend qui s'était élevé entre l'Empereur et son ministre des Affaires Etrangères, après la campagne d'Italie et lorsqu'il s'agit de signer, avec l'Autriche, le traite qui mettait fin aux hostilités.

Le ministre, qui avait l'horreur des demi-mesures et des hésitations, après avoir blâmé la guerre d'Italie, voulait que l'Empereur ne s'accordât point avec François-Joseph avant d'avoir poussé plus avant sa marche victorieuse, et dût-on avoir maille à partir avec le cabinet de Berlin, qui alors, serait resté muet et consentant, selon toute apparence, soutenait qu'il était nécessaire, sinon d'occuper Vienne, tout au moins de paraître à ses portes avant de faire la paix.

Le ministre, qui n'avait été, je le répète, qu'à moitié partisan de la guerre contre l'Autriche, qui redoutait de créer, sur nos frontières, une puissance presque égale à la nôtre en unifiant l'Italie, les faits étant devenus irrémédiables, les exigeait complets.

Il y eut, entre lui et l'Empereur, sur cette question, diverses discussions, puis des divergences profondes ; et une rupture succéda à ces tiraillements.

C'est alors que l'Impératrice entra eu scène et ramena les adversaires au calme et à leur vieille amitié.

Au fond, elle avait partagé les sentiments du ministre sur l'inopportunité de cette guerre, mais guidée par une toute autre pensée.

En permettant à Victor-Emmanuel de jouer avec l'Italie comme avec une boule de neige, de détruire, au profit d'une idée centralisatrice, les divers Etats qui la divisaient, l'Impératrice, très religieuse, très papiste, ne songeait pas sans colère qu'un jour viendrait peut-être — et ce jour est venu — où l'Italie n'ayant plus, pour être une, que les Etats Pontificaux à conquérir, déposséderait le Saint-Père comme elle avait dépossédé ses roitelets et mettrait sa capitale à Rome même. Elle eût désiré que l'Empereur résistât à son entraînement en faveur de Victor-Emmanuel et de sa politique, et quoique sachant l'esclavage moral dans lequel Napoléon III se trouvait vis-à-vis des Italiens, elle eût voulu qu'il se dégageât, au risque d'un péril, même personnel, que sa foi dans l'étoile impériale lui laissait apparaître comme peu imminent ou comme très hypothétique.

L'Empereur se déroba à son influence. Fidèle à ses promesses, la guerre qu'il fit à l'Autriche fut la réalisation d'une promesse.

Un an avant ces événements, au cours d'un voyage qu'elle fit avec l'Empereur dans l'ouest de la France, l'Impératrice, à qui l'on avait fait craindre des manifestations hostiles durant son passage en Bretagne, résumait ses impressions dans un billet enthousiaste qui montre toute la vivacité de son imagination — de cette imagination qui allait des choses intellectuelles aux choses physiques, mêlant sans cesse la poésie à la prose — l'idéal au terre-à-terre.

Brest, le 10 août 58.

... Nous voici à Brest, regrettant beaucoup nos charmants hôtes de Cherbourg, que nous voudrions avoir entraînés ici, et je suis sûre que la vue de ce magnifique port vous aurait compensé, même du mal de mer. Je voudrais pouvoir vous en faire la description ; mais je ne brille pas comme Walter Scott par ce talent-là, et je craindrais d'amoindrir votre idée sur cet admirable rempart de la France.

Je me contenterai de vous dire que l'accueil a été aussi chaleureux qu'il est possible d'être, et que les Bretons comme les Normands, ont crié de tout cœur. Notre première étape, dans ce pays qu'on veut bien représenter comme hostile, a été un vrai triomphe ; moi, pour ma part, j'en suis très vivement touchée. Hier, en arrivant, j'étais à bout de forces, car la machine de la Bretagne faisait un tel tapage qu'il nous a été impossible de fermer l'œil, et en arrivant, il a fallu être près de deux heures debout pour voir le défilé, et ensuite grand diner. Mais comme Dieu donne toujours des forces à ceux qui en ont besoin, me voici toute reposée ce matin et prête à recommencer.

 

Puis, plus tard, malade moralement, prise de tristesses que le public, à qui on présente une impératrice de fantaisie, n'a jamais soupçonnées dans le tourbillon mondain des Tuileries, elle se laisse aller à un spleen profond que, dans la suite, celles qu'elle appela auprès d'elle et qu'on nomma les Cocodettes — en tête desquelles Mme de Metternich — se chargèrent de dissiper.

... Je viens de recevoir des nouvelles de Chine, écrit-elle de Saint-Cloud, en date du 1er novembre 1860. Notre victoire me remplit de joie ; là comme partout, nos chers soldats ont fait leur devoir.

Et elle ajoute, amèrement :

Je ne me croyais plus capable de ressentir une chose si vivement ; mais la joie comme la peine fait du mal quand on se sent si épuisée.

Toujours en proie au noir, dans une autre lettre, elle affirme davantage l'état de son esprit :

... Les médecins veulent guérir le corps avant l'âme, et c'est impossible.

 

Ne croirait-on point entendre la plainte d'une héroïne de roman qui pleure son abandon, son rêve brisé ? — Et, pourtant, quel rêve plus beau que celui de cette femme ; quel cœur plus rempli que le sien !

 

J'ai dit, au début de cette étude, que l'Impératrice était versatile, que sa nature incohérente et primesautière t'entraînait en des extrêmes divers, et les lettres qui précèdent démontrent l'absolu de mon affirmation. Ces lettres, quoique pondérées dans la forme, présentent une telle multiplicité de sensations et de sentiments, qu'elles égarent l'observateur et qu'à tout prendre, elles ne doivent être considérées — ce qui n'enlève rien à leur charme — que comme l'expression spontanée et mobile d'un esprit toujours en éveil et sur lequel les heures, les circonstances, tantôt joyeuses, tantôt tristes, laissaient une empreinte indiscutable, mais factice dans sa profondeur, mais aisément effaçable par les heures, par les circonstances qui leur succédaient.

Ce qui précède pourrait avoir pour titre : L'Impératrice qu'on ne voyait pas. L'Impératrice visible — non pour le public, mais pour ceux qui vécurent de sa vie — n'est pas moins curieuse.

Contrairement à une opinion généralement admise, et contrairement aussi aux tendances naturelles de Napoléon III, l'Impératrice n'était pas la dépensière qu'on a dit. Elle était plutôt calculatrice et avait des principes d'économie presque rigides. Le luxe, aux Tuileries, appartenait surtout à l'entourage de la souveraine. Quant à elle, élégante mais simple, trop simple même au gré de l'Empereur, elle ne cachait pas son horreur de toute prodigalité. Il fallait que chaque jour ses dames de service lui présentassent le compte de ses affaires personnelles, et elle ne laissait à personne le soin de vérifier ses notes de couturières, de fournisseurs de toutes sortes. Elle en contrôlait sévèrement les chiffres, en revoyait les détails avec minutie, et ne les rendait qu'après un scrupuleux examen.

L'Empereur était obligé même, à ce sujet, de lui adresser souvent des observations. Dans un voyage qu'elle fit à Plombières, ayant appris que les paysans qui se pressaient sur son passage et qui, à genoux, se signaient devant elle, s'étaient étonnés de ne point lui voir de couronne comme à une sainte vierge, il lui recommanda de veiller davantage à sa toilette dans l'avenir, lui rappelant ce mot de Napoléon Ier à Mme de Valençay :

— Faites-vous belle, madame, quand vous accompagnez l'Impératrice. Le peuple, dans son imagination, vous voit telle qu'une sainte — ce que vous n'êtes pas. — Ne le détrompez pas.

De son côté, elle reprochait amèrement à l'Empereur sa générosité.

— Votre oncle, lui dit-elle un jour, n'a fait que des ingrats en donnant à droite et à gauche. Voulez-vous l'imiter ? Et tenez-vous à être aussi mal récompensé ? Faites le bien, oui ; mais ne gorgez pas ce monde qui vous flatte parce qu'il vous craint et qui, dans le malheur, vous tournerait le dos.

La phrase — absolument authentique et textuelle — n'est-elle pas originale et ne jette-t-elle pas une lumière toute spéciale sur l'intimité des Tuileries ?

Sincèrement religieuse, ce besoin de flirtage, de coquetterie, qui lui fit tant d'ennemis, la suivait jusque dans sa dévotion même.

J'en veux pour preuve ce billet écrit à l'une de ses fidèles, après une entrevue qu'elle venait d'avoir avec le nonce du Pape.

Je viens de voir le nonce, dit-elle. Je désire vivement savoir l'impression que ma conversation lui a causée. Tâchez de le savoir.

 

Ne croirait-on pas, encore, lire l'interrogation inquiète d'une amoureuse sur la pensée secrète de celui qu'elle souhaite ?

Sa religion, mêlée de superstition, allait ainsi des choses les plus futiles aux choses les plus graves.

En 1870, peu avant le plébiscite, comme elle sortait de la messe, un dimanche, elle s'arrêta, tout à coup, sur le seuil de la chapelle impériale, ouvrit une bible et, mettant un doigt sur une page, s'empressa de lire le verset indiqué ainsi, au hasard.

Quel fut ce verset ? Nul ne le saura jamais. Mais tous ceux qui, ce jour-là, l'entouraient, se rappellent encore sa joie et ses paroles, après cet essai mystique.

— Nous aurons un succès, s'écria-t-elle, et il sera magnifique !

Le succès eut lieu, en effet ; mais quel lendemain lui était réservé ! C'est ce qu'avait oublié de révéler le livre saint.

Autant l'Empereur était ce qu'on est convenu de nommer un père gâteau, autant l'Impératrice affectait, vis-à-vis de son enfant, une sévérité presque dure. Elle n'était que peu maternelle, en somme, quoique fière de posséder un fils et, il faut bien le dire, c'est ce manque d'expression affectueuse, c'est cette froideur, desquels naissaient des mécomptes et des tristesses de toutes sortes, qui déterminèrent le malheureux prince, devenu homme, à tenter l'expédition aventureuse qui lui fut fatale.

Cependant, il est bon de rendre à l'Impératrice la justice qui lui est due. Elle aimait son fils, si elle l'aimait à sa manière, et elle sut l'élever admirablement.

C'est ainsi que, tout petit, elle éloignait de lui tout sentiment de vanité, quand un visiteur, dans un hommage empressé, voulait s'emparer de la main du jeune prince pour la baiser.

— Laissez, laissez, disait-elle alors, c'est un enfant.

Et elle attirait à elle l'impérial bambin, le dérobant à une servile adulation qui, répétée ou trop comprise, eût pu mettre en lui le faux orgueil qu'elle redoutait.

Si elle avait le souci de remettre en sa place la personnalité enfantine de son fils, elle avait, à un aussi haut degré, celui de mettre en évidence l'individualité de l'Empereur. Elle se montrait déférente devant lui, en public, et même alors qu'elle tenait sa cour familière, si Napoléon III se présentait chez elle, elle se levait immédiatement et lui offrait son respect ainsi que devant une assemblée officielle.

Elle avait, également, une sollicitude toute charmante pour son impérial époux. Elle déplorait, souvent, ses excès de travail, et ces réunions intimes qu'elle institua et qui lui furent tant reprochées, elle ne les inventa, en somme, que mue par une pensée affectueuse se rapportant toute à son mari.

Comme on lui faisait connaître les rumeurs et les cancans qu'elle avait provoqués, elle haussa les épaules, et dans une vivacité naturelle, répliqua :

— Vraiment, on trouve mal que l'on s'amuse aux Tuileries ? C'est bien le moins, pourtant, crue je donne quelque distraction à ce pauvre Empereur (textuel) qui est ennuyé durant tout le jour par la politique, et que je lui montre quelques jolies femmes.

Le propos, colporté, fit du bruit. Les vertus farouches ne pardonnèrent pas les jolies femmes.

Ces paroles, rapprochées de celles qu'elle prononça sur la fidélité conjugale des femmes, accrurent encore sa réputation de légèreté.

Cette légèreté, d'ailleurs, quoique plus apparente que réelle, était exploitée par quelques femmes de son entourage et par Mme de Metternich, en particulier, qui semble, durant le séjour qu'elle fit aux Tuileries, en qualité d'ambassadrice, avoir été le mauvais génie de la Cour impériale et avoir pris à lâche de perdre, dans l'esprit public, la personnalité privée de l'Impératrice. Si son mari eut une passion pour l'Impératrice, on est fondé à croire que, pour son compte, elle ne l'aima jamais. Et le mot qu'elle laissa échapper, un jour, prouverait qu'elle nourrissait, contre elle, une arrière-pensée mauvaise et traîtresse.

C'était à Fontainebleau et Mme de Metternich ayant proposé de se rendre aux courses, en jupes courtes, pour avoir plus de liberté, vil sa proposition accueillie avec enthousiasme par l'Impératrice qui, sans réflexion, ne voyait dans ce projet qu'un dessein aimable et un peu familier d'amusement.

La plupart des femmes qui devaient être de la partie avaient également applaudi à l'idée des jupes courtes, et toutes s'étaient munies en conséquence.

Cependant, l'une d'elles ne voyait pas sans inquiétude cette exhibition de l'Impératrice des Français en toilette excentrique et en ayant compris toute l'inconséquence, n'hésita pas à adresser des observations à ce sujet à l'instigatrice de cette folie.

Mme de Metternich, alors, affecta une grande surprise, une grande naïveté.

— Quel mal, demanda-t-elle, l'Impératrice fera-t-elle en sortant ainsi avec nous ?

— Aucun sans doute, répondit Mme X... ; mais je trouve que cette mise manque de correction et n'est pas convenable pour une souveraine. Passent pour nous, les jupes courtes, mais pour l'Impératrice, non.

Et elle ajouta, dans un argument décisif :

— Enfin, ma chère Pauline, conseilleriez-vous à votre souveraine, en Autriche, de s'affubler ainsi ?

Mme de Metternich, imprudemment, découvrit alors sa pensée :

— Oh ! se récria-t-elle, c'est bien différent. Non, certainement je n'engagerais pas l'Impératrice Elisabeth à sortir en jupes courtes. Mais mon impératrice, à moi, est une princesse royale, une vraie impératrice, tandis que la vôtre, ma chère, est Mlle de Montijo.

La phrase est méchante, atrocement. Elle pourra être démentie. J'affirme qu'elle a été prononcée et que je la rapporte textuellement.

L'Empereur, d'ailleurs, n'était pas dupe de la sympathie plus ou moins affectée de ces exotiques qui encombraient sou antichambre et ses salons, et à qui, malgré lui, l'intimité des Tuileries était livrée.

Il eut une fois, à ce sujet, une explication assez vive avec l'Impératrice, qui semblait ne point se douter de ses imprudences.

— Vous admettez dans la familiarité de votre vie, lui dit-il, un tas de gens qui ne nous veulent que peu de bien, qui sont ici autant d'espions. Vous leur racontez mille choses, étourdiment. Et Nigra, Metternich et tant d'autres, ne vous font la cour que pour mieux surprendre vos secrets. Soyez certaine que chacune de vos paroles est répétée par eux, à Vienne ou à Turin. Vous vous fiez à eux. Et à la faveur d'une courtoisie extrême, ces gens-là cherchent à vous tirer les vers du nez. (Textuel.)

Les événements ont donné raison à ce discours. Mais, je le répète, l'Empereur était en lutte continuelle avec sa compagne, dans l'allure générale de sa vie de souveraine, et il ne put jamais lui imposer une ligne de conduite efficace.

L'Impératrice a, peut-être, une excuse dans sa frivolité.

Peu habituée, dans son adolescence, aux règles des Cours, ainsi que je l'ai dit déjà, l'existence très monotone, en réalité, des Tuileries, lui était à charge. Dans l'ardeur de son imagination, elle éprouvait le besoin de dérivatifs, et il ne faut point rechercher dans un autre système l'inconséquence de ses heures — de celles surtout qui touchent aux dernières années de son règne.

Il résulta de ce manque d'équilibre, une désorganisation permanente dans la vie familiale des Tuileries, un aspect de bohème dorée dans tout ce qui se rattachait à la Cour, et aussi une influence fatale et néfaste sur les choses même du gouvernement.

L'Impératrice, d'ailleurs, comprenait parfois que les railleries, que les attaques qui naissaient de son attitude, lui étaient nuisibles, et elle en déplorait la manifestation.

Je donne ici une lettre dont on ne méconnaîtra pas la beauté, qui montre qu'elle souffrait sincèrement de ces attaques, de ces railleries.

Elle a trait à un jeu nouveau importé à la Cour — les charades — et qui, à la suite d'une exhibition de formes féminines trop peu vêtues, fit scandale dans la presse et dans la société parisienne. On remarquera qu'alors l'Empire était à l'apogée de son éclat.

Le 13 juillet 1860.

Je vous remercie de votre bonne lettre ; ma santé est meilleure depuis deux ou trois jours ; mais en parlant de Fontainebleau, je me sentais tout à fait mal de corps et d'esprit ; je ne prétends pas que l'influence de l'un n'ait pas déteint un peu sur l'autre, mais le fait est que j'avais la fièvre et une irritation de poitrine assez forte pour m'obliger, deux jours de suite, à me coucher dans la journée, ce qui, pour moi, est une grande chose ; mais le temps, le calme de Saint-Cloud et un peu d'énergie m'ont remise à flot. Vous me trouverez donc presque en bonne santé et bien ravie de vous voir.

Vos réflexions philosophiques sont bien belles ! Le tout est de les mettre en pratique !

Je suis bien faible contre la malveillance qui n'a pas de haine pour mobile ; quand, par hasard, je trouve sur mon chemin des individus cherchant le mal où il n'existe pas et déchirant leur prochain en amateurs, sans but et sans cause, il me prend des tristesses très grandes, parce que je me dis : il faut être bien méchant pour trouver du plaisir à déchirer le cœur de ceux qui vous tendent la main ; car non seulement les coups portent, mais la défiance prend la place de tout autre sentiment, et connue l'anonyme prend le masque de l'amitié, on se méfie sans savoir de qui...

Voilà les motifs pour lesquels vous m'avez trouvée si triste dans les derniers temps, à Fontainebleau.

Cette innocente charade dévoilée dans les journaux et racontée avec des détails qui ne peuvent être donnés que par un témoin oculaire, se voir livrée à cette publicité malveillante des partis, ou même à la curiosité publique peut-être par un ami... ou tout au moins par un hôte, c'est une chose à laquelle je ne puis m'habituer ; enfin, je résume ainsi tout mon sentiment : mes ennemis me trouveront toujours forte contre eux ! Je ne puis en dire autant de mes amis.

Ajoutez à ceci l'inquiétude bien naturelle sur la santé de ma sœur qui, grâce à Dieu, va beaucoup mieux, et vous comprendrez que je me sois laissé aller à la mélancolie dont je me garde, cependant, tant que je peux ; j'ajoute même en faveur de ceux qui, par des propos légers, veulent nous priver du peu de temps que nous jouissons d'air et de liberté : s'ils savaient combien ce temps est précieux pour ceux qui sont condamnés aux préoccupations du présent et aux inquiétudes de l'avenir, ils nous laisseraient cette oasis, où nous lâchons d'oublier qu'il faut marcher, marcher toujours, avec les passions des uns... et les craintes des autres !!...

Je vous ai écrit une bien longue lettre pour vous expliquer ma petite larme au coin de ma paupière et qui n'est même pas tombée ! Et tout en huit pages assaisonnées de petites fautes d'orthographe qui donnent de l'originalité à mon épitre... ceci prouve que je m'oublie en vous écrivant.

 

Tout commentaire affaiblirait la portée morale de cette lettre. J'en laisse — sans phrase — le bénéfice à celle qui l'a écrite et qui l'a pensée.

Qu'ajouterais-je, d'ailleurs ? L'Impératrice fut une jolie femme. Prenons-la comme telle, sans rien chercher au delà de sa grâce et de sa beauté.

 

 

 



[1] Je n'ignore pas qu'on commenta beaucoup, aux Tuileries, une intrigue qu'eut l'Impératrice avec un jeune officier, et à la suite de laquelle ce dernier fut envoyé, par l'Empereur, en Algérie. Celte intrigue, si l'on s'en rapporte à la légende, aurait eu des effets scandaleux. Mais celte assertion est sans preuves, ne repose que sur dos racontars de palais et elle n'infirme en rien mon sentiment.