LE SECRET D'UN EMPIRE : LA COUR DE NAPOLÉON III

 

XVII. — M. LE DUC DE MORNY.

 

 

Victor Hugo, dans l'Histoire d'un Crime, trace le portrait suivant de M. de Morny :

Qu'était-ce que Morny ? Disons-le. Un important gai, un intrigant, mais point austère, ami de Romieu et souteneur de Guizot, ayant les manières du monde et les mœurs de la roulette, content de lui, spirituel, combinant une certaine libéralité d'idées avec l'acceptation des crimes utiles, trouvant moyen de faire un gracieux sourire avec de vilaines dents, menant la vie de plaisir, dissipé ,mais concentré, laid, de bonne humeur, féroce, bien mis, intrépide, laissant volontiers sous les verrous un frère prisonnier, et prêt à risquer sa tète pour un frère empereur, ayant la même mère que Louis Bonaparte et, comme Louis Bonaparte, un père quelconque, pouvant s'appeler Beauharnais, pouvant s'appeler Flahaut, et s'appelant Morny, poussant la littérature jusqu'au vaudeville et la politique jusqu'à la tragédie, viveur, tueur, ayant toute la frivolité conciliable avec l'assassinat, pouvant être esquissé par Marivaux, à la condition d'être ressaisi par Tacite, aucune conscience, une élégance irréprochable, infâme et aimable, au besoin parfaitement duc : tel était ce malfaiteur.

Dans sa haine contre le Second Empire et dans son exagération de poète, Victor Hugo força souvent sa pensée comme ses expressions alors qu'il parla des hommes des Tuileries. Il faut, cependant, reconnaître qu'en ce qui concerne M. de Morny, il eut une vision absolument exacte du personnage et le portraitura, en quelques mots, avec la justesse d'un voyant.

M. de Morny, l'homme indispensable du Second Empire, fut ce que dit Victor Hugo.

Le poète, cependant, se trompe en un point peu important d'ailleurs. M. de Morny était laid, dit-il. Non, M. de Morny n'était point laid. Il ressemblait, il est vrai, à son frère, l'empereur Napoléon III qui ne pouvait passer pour un bel homme, mais il lui ressemblait avec plus d'affinement, avec plus de grâce mondaine et son élégance dont il savait jouer à merveille pour les besoins de son intimité comme pour ceux de sa politique, lui donnait un je ne sais quoi de séduisant qui plaisait non seulement aux femmes, mais qui touchait les hommes, les attirait et les retenait.

 

Fils du général de Flahaut et de la reine Hortense, à son entrée dans la vie, M. de Morny qui se nommait, ainsi que je l'ai prouvé dans le premier chapitre de ce livre DEMORNY, en un seul mot, au contraire d'Alcibiade qui coupait la queue de son chien, coupa la tête de son nom et s'étant ainsi anobli se mit au service de Louis-Philippe, s'inquiétant peu du frère impérial, mais vagabond, que le hasard lui avait donné, trouvant peut-être même, au fond de lui-même, gênant, ce frère qui alors ne pouvait lui être d'aucune utilité — ce frère non monnayable.

Officier aux lanciers, guerroyant avec courage, il faut le dire, en Afrique, puis député de Clermont, et député très libéral, progressiste même, derrière lequel il eût été fort difficile de deviner un futur organisateur de coup d'Etat, M. de Morny se montra ce qu'il fut toujours d'ailleurs, très grand seigneur, viveur intrépide, amateur de chevaux, coureur de coulisses, batailleur, et ami des femmes.

Les entreprises du prince Louis Bonaparte, à Strasbourg et à Boulogne, le surprirent, évidemment, et l'invitèrent à la méditation. — Il les laissa passer, dans le silence le plus absolu, en effet, mais dès lors son œil qui avait la puissance visuelle du regard des oiseaux de proie, se tourna vers le revendicateur et ne le quitta plus.

Il ne se compromit point, attendit les événements, abandonna même son frère aux hasards de la captivité, continuant de papillonner dans les salons des deux faubourgs, mais à l'heure du coup de force, à l'heure des luttes suprêmes, à l'heure où le sang qui rougit et graisse les pavés, enfante ou l'héroïsme ou l'ignominie, il était auprès de celui qu'il avait renié naguère, prêt à toutes les ignominies.

Le coup d'État du Deux-Décembre 1851 fut son œuvre, en effet. S'il ne l'inspira point, il l'organisa, il en prépara l'exécution, il le raffina, si je puis ainsi m'exprimer, et il en fit cet accident politique tragique, féroce, que l'Histoire a enregistré.

Il faut, écrit-il, en date du 3 décembre 1851, dans une note au général Magnan, cerner chaque quartier, le prendre par la famine ou l'envahir par la terreur.

On n'est pas plus net, on n'est pas plus implacable, on ne peut avoir plus d'impassibilité et de cynisme dans la tuerie.

Ce cynisme et cette impassibilité ne quittèrent jamais M. de Morny, d'ailleurs, et furent ses auxiliaires psychologiques les plus puissants dans l'édification de sa fortune.

Ces deux sentiments dont était faite toute son attitude — intime ou publique — furent, en lui, avec la même intensité, dans toutes les phases, dans toutes les circonstances de sa vie. Ils donnèrent naissance à un égoïsme effroyable auquel il soumit tout ce qui entra dans son ombre — hommes ou choses.

Soldat, le drapeau n'est pour M. de Morny qu'une loque productive, mais glorieuse, mais sacrée aux yeux des autres, aux yeux de ceux qu'il traite avec tant de désinvolture de niais, et il s'en sert, et il l'agite et il le secoue pour en faire tomber tout ce qu'il contient de nécessaire à l'avenir qu'il s'est tracé.

Mondain, il passe au travers des salons, en conquérant, en routier déguisé, et il fait le compte de ses sourires, il pèse chacun de ses baisers, ne livrant ni ceux-ci, ni ceux-là, sans réserves. C'est, je l'ai dit, l'ami et non l'amant des femmes, et la femme devient, pour lui, l'objet d'une sorte d'étude industrielle. Il est même, parfois, imprudent, dans son rôle de mondain. Mais il a tous les bonheurs ; la société ne se révolte pas devant ses audaces, elle se contente de faire de l'esprit sur ses amours ; les femmes qui connaissent ses qualités d'attachement conditionnel lui donnent, railleuses, un sobriquet — elles lui décernent le nom du chien de berger traditionnel, elles l'appellent Fidèle, et la petite maison qu'il habite et qu'il doit aux libéralités de l'une d'elles, devient, dans la poésie particulière à son cas, une niche.

Homme politique, il songe tout à coup, dans le désarroi qui succède à la chute du roi Louis-Philippe et qui menace de troubler sa vie, qu'il a une origine précieusement irrégulière. Il fait le coup d'État pour son frère Louis-Napoléon Bonaparte, comme il l'eût fait pour tout autre, n'ayant qu'un désir, qu'un but — rencontrer la fortune dans le renouveau qui s'annonce — il fait le coup d'Etat, il affame, il emprisonne, il tue, pour le compte de Louis Bonaparte comme il eût tué, emprisonné, affamé, pour celui de Mandrin, s'il eût vécu à une autre époque, sans la conviction, sans la foi, sans l'enthousiasme qui sont, souvent, les excuses des folies ou des crimes, mais avec la brutalité du dogue qui remue un os dans le ruisseau, et qui le serre en ses crocs, prêt à déchirer celui — inconnu ou familier — qui tenterait de le lui arracher.

Et ce qui le distingue de ses pareils — des mille aventuriers politiques qui sont venus avant lui, qui ont mis, comme lui, les pieds, les mains et la bouche clans le sang populaire, c'est qu'il accomplit ces choses, c'est qu'il tient son rôle non avec colère, mais avec le sourire sur les lèvres, mais aimable, correct et élégant, avec une lieur à sa boutonnière.

C'est un corsaire qui, à l'heure du combat, prend sa place, et boit en attendant l'action.

Il serait impossible de l'analyser complètement.

Il n'y a, sur lui, aucun reflet de soleil et c'est le noir, et c'est la nuit dans sa vie. Comédien sans cesse en représentation, il est grimé, il est masqué à quelque heure qu'on l'aperçoive et jamais son fard, jamais ses oripeaux ne laissent voir la couleur de sa chair. Il a une âme qui, toujours, rit : l'âme de la Cruauté ; il a un cœur que rien n'émeut : le cœur de la Fatalité.

 

On ne peut le nier, cependant, M. de Morny fut un véritable homme d'Etat, ne s'attardant jamais dans un rêve, allant droit au fait en politique, recherchant et provoquant l'action.

Je sais une anecdote qui le peint tout entier.

Comme au lendemain d u Deux-Décembre, le Prince-Président semblait morose, et déplorait, entre intimes, le sang répandu, M. de Morny l'interrompit doucement et lui dit :

— Monseigneur, en matière de guerre civile, il n'est point défendu aux chefs de parti d'aller à la bataille avec des gants ; mais il ne faut pas que leurs gants empêchent le sang de rougir leurs mains et d'entrer un peu sous leurs ongles.

La phrase est odieusement féroce. Elle silhouette M. de Morny mieux que de longues pages — c'est comme, en un éclair — l'image de l'assassinat politique qui se dresse.

M. de Morny fut mêlé activement à presque tous les actes politiques du règne de Napoléon III. Mais sa participation à l'expédition du Mexique est, sans contredit, la plus discutée, la plus importante.

Soutenu par l'Impératrice 'Eugénie, il organisa cette expédition avec une sûreté de main et de regard absolument remarquable.

Le rêve qui hantait la souveraine et qui la guidait dans cette malheureuse conception, lui importait peu. Habitué à brasser des affaires, M. de Morny ne vit dans la guerre du Mexique qu'une colossale entreprise industrielle et il mit tout en œuvre pour qu'elle servît ses intérêts. Il s'aboucha avec le banquier Jecker, inventa avec lui les fameux Bons, moyennant une rémunération de trente pour cent sur les bénéfices de cette exploitation financière et comme, pour assurer le succès de ce coup de bourse, il fallait que le gouvernement protégeât les intérêts de M. Jecker, il .obtint pour ce dernier, qui était étranger, la naturalisation française. Dès lors, ce fut avec tranquillité qu'il attendit l'écho du premier coup de canon.

L'extrait suivant d'une lettre de M. Jecker, adressée à M. Conti, ne laisse aucun doute sur le rôle de M. de Morny, dans ces circonstances :

Paris, 8 décembre 1869.

Monsieur,

Ne trouvez-vous pas étrange que je m'adresse à vous de préférence, ayant à vous entretenir d'une affaire qui regarde principalement l'Empereur ?

Vous aurez assez entendu parler de mon affaire des Bons pour la connaître un peu. Eh bien ! je trouve que le gouvernement la considère avec trop d'indifférence, et que, s'il n'y fait pas attention, elle pourrait amener des suites fâcheuses pour l'Empereur.

Vous ignorez sans doute que j'avais pour associé dans cette affaire M. le duc de Morny qui s'était engagé, moyennant 30 pour 100 des bénéfices de cette affaire, à. la faire respecter et payer par le gouvernement mexicain, comme elle avait été faite dès le principe. Il y a là-dessus une correspondance volumineuse d'échangée avec son agent M. de Marpon.

En juillet 1861, on est venu me trouver de la part de ces messieurs, pour traiter de cette affaire.

Cet arrangement s'est fait lorsque ma maison se trouvait déjà en liquidation, de sorte que tout ce qui la regarde appartient exclusivement à celle-ci.

.... M. le duc de Morny vint à mourir, de sorte que la protection éclatante que le gouvernement français m'avait accordée cessa complètement.

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Pour employer une expression de M. Rouland, contenue dans l'une des lettres que j'ai publiées en un précédent chapitre, les tripotages de M. de Morny ne sont mis en doute par aucun écrivain de bonne foi et il serait puéril de trop vouloir les détailler.

Il est, cependant, à ce sujet, une très amusante anecdote qui mérite d'être signalée.

Pour la réussite des affaires qu'il entreprenait, M. de Morny avait — ce qu'en langage un peu familier — on pourrait appeler un truc merveilleux.

Lorsqu'il attendait un solliciteur important, il avait soin de réunir dans son cabinet deux ou trois amis avec lesquels, au moment où il donnait l'ordre d'introduire son visiteur, il paraissait entretenir une très absorbante conversation.

Puis, en présence du quémandeur arrêté sur le seuil du cabinet, il reconduisait ces messieurs qui jouaient admirablement le rôle qui leur était indiqué et leur disait :

— C'est entendu, tout à fait entendu. Votre affaire est enlevée. Comptez sur moi ; dès aujourd'hui je verrai l'Empereur. Vous savez qu'il ne me refuse rien, qu'il s'intéresse à tous ceux que je lui recommande et vous aurez son appui.

Lorsqu'il rentrait dans son cabinet, le solliciteur, empoigné, était prêt à tous les sacrifices, à toutes les soumissions, à tous les dévouements.

Président du Corps législatif, M. de Morny se montra aimable et spirituel avec les députés, comme avec tous ceux que la politique ou les affaires amenaient devant lui. Mais il avait des gaîtés cruelles avec les fonctionnaires qui se trouvaient sous ses ordres.

C'est ainsi qu'à la Chambre, M. Valette, son secrétaire général, était sans cesse la victime de ses plaisanteries.

M. Valette avait l'horreur du tabac et la seule odeur d'une cigarette ou d'un cigare lui donnait d'atroces nausées. Or, M. de Morny, qui était grand fumeur, connaissant l'aversion de cet employé pour la fumée, ne manquait pas, chaque fois qu'il l'appelait dans son cabinet, de l'environner d'un nuage épais et odorant. Un jour même, il eut la malignité d'offrir à M. Valette un énorme havane que celui-ci dut allumer et brûler entièrement devant lui.

M. Valette, au sortir de ces entrevues, tombait presque en syncope et ne reprenait ses sens qu'après s'être plongé la tête dans une immense cuvette pleine d'eau froide.

Pour le récompenser de sa docilité, M. de Morny le fit grandement décorer.

M. de Morny trouva son apothéose d'homme d'Etat dans son ambassade extraordinaire en Russie, lors des fêtes en l'honneur du Tzar.

Il déploya à Saint-Pétersbourg un faste inouï et excita une curiosité générale.

Son arrivée, dans cette ville, avait été marquée, d'ailleurs, par un incident qui lui avait, immédiatement, concilié les sympathies.

Étant en chemin, il avait appris que l'ambassadeur d'Angleterre, plus diligent que lui, menaçait de le précéder dans la ville des Tzars. Alors, sans hésiter, M. de Morny avait abandonné ses compagnons et, semant l'or sur son passage, avait organisé un jeu de relais qui lui avait permis de devancer son collègue et de se présenter à l'Empereur avant tous les autres envoyés des puissances.

Ce fait, très simple, avait suffi à augmenter le prestige de sa personnalité et à faciliter le succès de sa mission.

Il semble qu'en mourant, il ait emporté l'Empire. La politique de Napoléon III, déjà très heurtée, dans les dernières années de sa vie, s'en va, en effet, à la dérive, dès le lendemain de sa disparition.

M. de Morny n'était point, cependant, le seul homme d'Etat qui fût auprès de l'Empereur. Il était le seul homme heureux peut-être qui le conseillât et qui lui communiquât un peu de sa chance. C'est en politique ainsi qu'au jeu : il existe des grâces mystérieuses qui ne se peuvent expliquer.

M. de Morny laissait, après lui, l'un de ses collaborateurs, l'un de ses rivaux même, qui n'était pas sans quelque influence, en effet. Je veux parler de M. Rouher. Mais M. Rouher était un brutal, n'avait ni la souplesse, ni la féminité, ni l'astuce qui étaient les défauts et les qualités, disons-le, de M. de Morny, qui avaient été au fond de toutes ses mondanités,- dont il avait fait vivre l'Empire et qui, lui parti, ne pouvaient plus être. M. Roulier était un brutal, je le répète. Il semble qu'il ait chaussé des sabots, dans le cours de sa carrière politique et M. de Morny savait que l'on mène mieux les hommes avec des escarpins, tout en leur appliquant des coups aussi rudes.

Très artiste, très lettré, sceptique et poli, il fut autoritaire et aimable, il mit des jabots, de la dentelle et des rubans, sur le mannequin du Second Empire. M. Rouher, montagnard auvergnat, lui fit endosser sa casaque plébéienne et le tua, en le métamorphosant, en en devenant le maître.

 

Puisque je parle, ici, de M. Rouher, je prie le lecteur de ne point être surpris de ne pas trouver, en ce livre, sa silhouette.

Le cadre de cet ouvrage ne me permet pas, en effet, d'entrer dans les détails de la vie politique de l'homme qui fut le vice-Empereur.

Les quelques portraits que j'offre, en ces pages, au public, sont ceux de personnages qui, tout en ayant occupé des fonctions dans l'Etat, n'ont jamais cessé d'être, à la cour, des mondains, d'être surtout des habitués très intimes des Tuileries.

M. Rouher n'eut rien d'un courtisan, dans le sens brillant et absolu du mot, et sa familiarité, à la cour, porta toujours l'étiquette de la politique,

C'est pourquoi il me paraît naturel de réserver l'étude qui doit lui être consacrée, pour un prochain volume, pour le livre intitulé l'Empereur qui succédera au présent.

Cependant, il est un souvenir, à son sujet, qui me semble intéressant à mentionner.

Lorsqu'après la guerre, il siégea à l'Assemblée nationale, à Versailles, il avait perdu ce prestige qui fit sa force durant tout le règne presque de Napoléon III et il demeurait, au milieu du Parlement hostile, dans une réserve non exempte de dignité, il faut le dire.

Parlant peu, on semblait oublier sa présence même dans l'Assemblée. Pourtant, il advint une circonstance dans laquelle l'ancien vice-Empereur ne crut pas devoir garder son attitude résignée, se renfermer dans le silence systématique qu'il avait adopté depuis son élection.

Ce fut lors de la discussion sur les comptes de l'Empire et du gouvernement de la Défense nationale que son intervention se produisit et l'incident qui en résulta, incident très dramatique, mérite d'être connu par ceux qui l'ignorent, rappelé à ceux qui en ont été les témoins.

On se souvient de l'apostrophe véhémente et vite célèbre de M. le duc d'Audiffret-Pasquier : — Varus, Varus, rends-nous nos légions !

Le mot était heureux, le mouvement oratoire était beau et M. Rouher, qui en comprit toute l'influence, voulut y répondre.

J'assistais à cette séance et je ne saurais décrire le tumulte que sa venue à la tribune provoqua.

Mais, comme au temps de sa fortune. M. Rouher s affermit et, adossé au bureau du Président, il attendit qu'un apaisement lui permît d'être écouté. Et il parla, défendant l'Empire, courageusement, avec conviction, et, à son tour, il eut des éclats superbes d'éloquence qui jetèrent dans l'assemblée malveillante comme une surprise, comme un désarroi.

Mais, hélas, il ne devait pas être victorieux, et soudain, quand, abandonnant son attitude défensive, il tenta de retourner contre ses adversaires les arguments dont on s'était servi pour flétrir le gouvernement impérial, ce fut dans la salle comme un déchaînement de fureur.

Des grappes d'hommes se suspendaient aux bords extérieurs de la tribune ; des députés, par bandes, essayaient d'en escalader les marches et M. Rouher, menacé, frappé même, je crois, dut se taire.

Je me le rappelle et il était admirable, alors, dans cette minute suprême.

Je ne sais trop ce qui — en dépit de l'autorité du président et des questeurs — serait arrivé, si, tout à coup, un cri, dans une des loges destinées au public, n'avait fait lever toutes les têtes.

Ce cri, perçant, comme un appel de détresse, fut entendu au milieu du bruit et le termina. C'était une femme qui le jetait.

En effet, on apprit bientôt que deux dames en noir, Mme Rouher et sa fille, dit-on, avaient assisté, très émues, aux débats, et que l'une d'elles — la mère — en voyant son mari insulté et en danger, dans un grand déchirement de son cœur, s'était évanouie.

Je ne saurais dire pourquoi lés journaux parlèrent peu de cet incident. Il est ainsi, d'ailleurs, nombre d'événements parlementaires intimes autour desquels on fait le silence et qui intéresseraient plus, parfois, le lecteur, que les débats publics des Chambres.

 

C'est par une phrase de Napoléon III — qui se rapporte un peu à M. de Morny ainsi qu'à M. Rouher, que je terminerai ce chapitre.

Comme on discourait, un jour, devant lui, et dans sa familiarité, du désaccord qui existait souvent entre sa politique et celle de ses ministres, des intrigues même qui s'agitaient autour de lui, il répliqua :

— On ne me comprend pas ou plutôt on ne veut pas me comprendre. Mes ministres ont tous des idées absolues en dehors desquelles il semble que rien n'est plus. Tout au contraire d'eux, j'observe, j'attends, j'écoute et si le projet qu'hier j'élaborais me parait devoir être, sinon abandonné, mais retardé aujourd'hui, je me résigne et mets ma confiance dans les événements. J'ai eu peu de collaborateurs pour me seconder dans ce procédé. En revanche, j'en possède que l'on pourrait appeler trois têtes dans le même bonnet (TEXTUEL). Ce sont MM. Fould, Baroche et Rouher. Je les estime beaucoup, car ce sont trois hommes d'Etat véritables, mais si je leur dois de la reconnaissance pour les services qu'ils m'ont rendus et qu'ils me rendent, je vois avec chagrin l'unité de pensée qui les lie, un peu au détriment de leur initiative individuelle. Je voudrais des ministres qui fussent sans cesse non en communion d'idées avec moi, mais qui eussent des conceptions personnelles et qui n'obéissent point au mot d'ordre d'une coterie ; Morny, Persigny, Walewski, Magne sont ainsi, et ce sont eux qui, je l'avoue, quoique je ne les aie pas toujours approuvés, m'ont fait la meilleure politique.

On dit que l'opportunisme fut inventé par M. Gambetta. Ce petit discours de l'empereur Napoléon III semblerait prouver que cette étiquette politique n'était point en défaveur aux Tuileries.