LE SECRET D'UN EMPIRE : LA COUR DE NAPOLÉON III

 

VI. — LES PETITS JEUX DE L'IMPÉRATRICE.

 

 

La vie, aux Tuileries, était ordinairement très monotone, je l'ai dit ; et si l'Impératrice, aidée de son entourage, n'avait inventé les lundis, les petits soupers et les jeux, t'eût été, pour elle, au château, un morne ennui.

Ce chapitre est l'un des plus intimes de mon récit et le sujet qu'il traite a provoqué, maintes fois déjà, des curiosités ainsi que des propos plus ou moins fantaisistes ou exagérés. Il semblerait, à entendre ces propos, en effet, que l'existence familière de la cour ne fût qu'une suite longue et ininterrompue de joies clandestines. Je ne nierai point que certains jeux pratiqués aux Tuileries, à Fontainebleau, à Compiègne et à Biarritz, aient été souvent risqués. Pourtant, à côté de ces extra-mondanités, l'Empereur s'efforça toujours de maintenir une correction et une réserve dont il faut le louer, et la plupart des scènes vives qui se produisirent à la cour eurent lieu en dehors de sa présence.

Cette exposition étant établie, si le lecteur souhaite de connaître l'ordre qui réglementait, aux Tuileries, la vie habituelle et familiale des souverains, je lui apprendrai, brièvement, que Napoléon III et que l'Impératrice, chaque jour, déjeunaient seuls avec le Prince Impérial, dans leurs appartements, tandis que les officiers de service étaient rassemblés dans une autre partie du château et mangeaient à une table spéciale.

Les demoiselles d'honneur, également, étaient servies dans les chambres et le soir, seulement, au dîner, douze ou quatorze fonctionnaires du château étaient conviés. Ces fonctionnaires se composaient du général Rollin, de deux dames du palais, d'un chambellan de l'Empereur, d'un chambellan de l'Impératrice, de deux officiers d'ordonnance, du préfet du palais, de l'écuyer de l'Empereur, de l'écuyer de l'Impératrice, du colonel de garde aux Tuileries et de la demoiselle d'honneur.

Après le repas, on se rendait dans un salon et durant la soirée quelques personnes habituées de la cour venaient, sans invitation, rejoindre l'Empereur, l'Impératrice et leurs hôtes.

Tant que Napoléon III demeurait auprès de sa compagne, les heures s'écoulaient assez maussades et chacun s'efforçait de les oublier.

L'Empereur, en effet, n'apportait aucun élément de gaîté dans cette société réfractaire à toute causerie, à toute occupation sérieuses, et comme souvent, ne songeant pas que des têtes frivoles s'impatientaient de sa présence, que des regards mutins guettaient sa sortie, ils s'attardait, dans un coin, avec quelque militaire, avec quelque ministre ou avec quelque député, parlant de choses graves, il y avait des anxiétés autour de lui et c'était un soupir général de soulagement lorsqu'il s'éloignait.

Parfois, cependant, Napoléon III se mêlait davantage à ses familiers et partageait leurs jeux.

C'était aussi, à certains jours, des inventions nouvelles qu'on lui avait soumises et qu'il leur apportait — inventions scientifiques ou simplement amusantes qu'il expliquait alors lui-même, et dont il indiquait le mécanisme.

Un soir, il manœuvra devant la cour une superbe machine électrique perfectionnée qu'il offrit à l'Impératrice et qui fit, pendant longtemps, la joie de l'entourage.

Mais, le plus souvent, le plaisir de l'Empereur, dans ces réunions, se bornait à faire une courte partie de cartes avec l'un de ses officiers.

Il arrivait aussi, cependant, qu'on organisait une sauterie aux sons d'un certain piano automatique et l'Empereur, de bonne grâce et en riant, s'installait devant l'instrument et en tournait la manivelle, philosophiquement. Il appelait alors son fils le Prince Impérial, et le faisait danser avec les amies de l'Impératrice. Ces soirs-là, au grand effroi de ces dames, il prolongeait sa présence parmi elles.

On jouait également aux paris, dans ces réunions, et le gain de ces paris était offert soit à l'une des femmes, soit à l'un des officiers du palais. C'est ainsi que M. Pietri reçut, un soir, cent mille francs. Ce genre de divertissement, on le voit, n'était ni banal ni à dédaigner.

Vers dix heures, généralement, Napoléon III se retirait, allant, pour tous, se coucher. Mais à peine rentré chez lui, il se déshabillait, endossait un vêtement sombre et commode, se coiffait d'un petit chapeau et, dépistant M. Hyrvoix qui avait la garde constante de sa personne, il sortait des Tuileries accompagné d'un ami, et cheminait dans Paris, à la recherche de quelque aventure peut-être, mais davantage de quelque liberté. Détail caractéristique : lorsque l'Empereur s'apercevait qu'il n'avait pu mettre en défaut la surveillance de M. Hyrvoix et qu'il était suivi par des policiers, il revenait tranquillement sur ses pas et rentrait aussitôt.

Dès que l'Empereur était loin, l'Impératrice se tournait vers ses demoiselles d'honneur et leur disait :

— Mesdemoiselles, je crois que vous avez besoin de repos. Allez donc vous coucher.

Cette phrase se répétait, chaque soir, aux Tuileries, et l'on savait ce qu'elle signifiait.

Elle était le signal de plaisirs plus bruyants, de conversations plus libres, et chacun, alors, pouvait jeter dans le mouvement des jeux et des causeries, son originalité ou sa folie. Et c'était le cancan du jour qui était raconté et commenté ; et c'était l'aventure amoureuse ou dramatique de la semaine qu'on expliquait et qu'on détaillait.

L'Impératrice aimait fort à connaître les bruits du monde et du demi-monde ; les femmes qui l'entouraient n'étaient pas moins friandes qu'elle de ces bruits, et celui ou celle qui savait le mieux en offrir la primeur était le plus fêté.

M. le marquis de Caux excella dans ce rôle de chroniqueur, ne se doutant pas qu'avec lui, la chronique aurait sa revanche et déjà même s'intéressait à sa vie.

Les chambellans, les officiers du palais et les familiers des Tuileries se mettaient, positivement, la cervelle à l'envers pour amuser ainsi la souveraine et pour lui procurer, chaque soir, une surprise nouvelle, un jeu inédit.

Un jour, l'un d'eux, M. le comte de M..., à court d'imagination, se plaignait à Sainte-Beuve de l'exigence de l'Impératrice.

Le critique, un peu brutal et très railleur, lui dit :

— Mettez donc, mon cher monsieur, l'esprit de votre souveraine et celui de ses amis à la torture, en leur infligeant le jeu des Portraits. On vous trouvera très fort, peut-être trop fort, vous le verrez, et on ne vous embêtera plus.

La phrase était méchante ; mais elle ne fut pas divinatrice.

Le jeu des portraits proposé, en effet, par M. le comte de M..., contrairement à l'opinion de Sainte-Beuve, eut un succès énorme à la cour et dura longtemps.

Rien n'était plus simple, d'ailleurs, que cette distraction.

On distribuait de l'encre, des crayons, des plumes et du papier à l'assistance et chacun, sous une forme impersonnelle, devait tracer en quelques lignes ou en quelques pages la silhouette d'un homme ou d'une femme historique, celle même d'une personne présente. Les copies étaient ensuite recueillies, puis remises à l'Impératrice, qui en ordonnait la lecture, et l'on votait sur la question de savoir lesquels, parmi tous ces feuillets griffonnés à la hâte, étaient les meilleurs.

MM. Jules Sandeau, Viollet-le-Duc, Octave Feuillet, Mérimée, Edmond About et Caro prirent part souvent à ce jeu, et obtinrent, est-il besoin de le dire, la palme dans ces concours.

C'étaient là, certes, des plaisirs très innocents. Mais il y en eut d'autres, aux Tuileries, sinon plus compliqués, mais moins intellectuels, qui éveillèrent les susceptibilités et les réflexions du public, ainsi que les murmures des hommes d'Etat français et étrangers qui fréquentaient le château.

Je n'ai point, en vérité, l'intention de dresser, ici, la nomenclature de tous les jeux qui furent en faveur à la cour ; il me suffira d'en indiquer quelques-uns — les principaux — pour faire connaître la nature et l'intensité de l'étonnement qu'ils inspirèrent.

Parmi ces jeux, celui du cheval-fondu et celui du saute-mouton furent célèbres. Pour le cheval-fondu, l'une des femmes s'asseyait, et un homme, appuyant ses deux mains sur ses genoux, la tête enfouie presque dans ses jupes, tendait le dos et recevait, à califourchon, autant de personnes qu'il pouvait en porter. Parfois, il arrivait que la charge étant trop forte, la grappe humaine tout entière dégringolait, roulait sur le tapis et formait ainsi un amoncellement assez grotesque. Parfois, encore, des femmes se mêlaient aux sauteurs, et l'aspect comique et ridicule du groupe se changeait alors en une physionomie plus piquante. — Pour le saute-mouton, hommes et femmes prenaient la file et cabriolaient avec entrain.

On jouait aussi à cache-cache dans les appartements de l'Impératrice ; on se cherchait dans l'obscurité, et cet amusement qui, peut-être, n'avait rien, dans sa pratique, d'anormal, ne laissait pas, il faut le reconnaître, que de prêter à de malicieux commentaires.

Un jeu, plus libre encore, consistait à s'accroupir sur le parquet, en rond, de façon qu'au centre du cercle ainsi formé, les pieds des hommes et des femmes fussent joints. Alors, on jetait au milieu de ce cercle, un objet quelconque, un bracelet, un mouchoir, un soulier même dérobé à l'une des femmes, et l'on faisait courir ledit objet sous les jambes de chacun, tandis qu'autour des joueurs, un homme ou une femme suivait les mouvements, cherchant à s'emparer, au passage, du soulier, du mouchoir ou du bracelet. C'était là le jeu du chat et de la souris.

Je n'insiste pas sur la nature et sur les conséquences de cette dernière distraction. Elle était évidemment imprudente et déplacée, n'eût-elle même fourni prétexte à aucune mauvaise pensée, à aucun geste équivoque.

 

Ce n'est point en ces pages — pour me servir de l'expression de l'un de mes contradicteurs — un pamphlet dirigé contre la société du Second Empire. Je ne saurais donc trop répéter qu'il serait dangereux de conclure, en s'appuyant sur les quelques détails intimes que je mets au jour et qui sont relatifs à la cour des Tuileries, que cette cour n'était, en définitive, qu'une réunion d'hommes et de femmes dépravés, étrangers à toute moralité.

Jugeant ainsi, on jugerait mal. — La cour de Napoléon III n'était ni plus pervertie, ni plus inintelligente que ses devancières ; la société même du Second Empire n'était ni plus sotte, ni plus méchante, ni plus vicieuse que la société actuelle — dite fin de siècle. Elle avait l'insouciance, l'incompréhensibilité des choses qui la pouvaient mettre en contact direct et parfois hostile avec le public ; elle était égoïste, inconsciente de son présent comme de son lendemain et n'obéissait qu'aux penchants spontanés de son esprit un peu déséquilibré. Mais on n'était point davantage immoral de parti pris, sous l'Empire, qu'on n'est systématiquement débauché aujourd'hui. Je pense même, en dépit des apparences moins tapageuses, que les temps et les mœurs n'ont guère subi, depuis la chute de Napoléon III, de métamorphoses, et je crois que le plus grand tort des familiers des Tuileries a été, non pas de rechercher des plaisirs de toutes sortes, mais de ne point assez avoir le souci de la bonne tenue de ces plaisirs, de ne point avoir, en un mot, assez le respect des lambris dorés qui étaient les témoins de ces joies. C'est là une réflexion que ne dédaignerait pas Joseph Prudhomme sans doute ; mais, dans son bourgeoisisme, dans son austérité voulue, elle me paraît exprimer justement la philosophie du sujet que je traite en ce moment. — Il y eut des fous et des folles sous le Second Empire. Soit. — Mais qui n'a point été fou en dehors du Second Empire ? En somme, ces femmes qui avaient le perpétuel rire et le baiser aussi, je le veux bien, aux lèvres, ces hommes qui paradaient en des attitudes et en des désirs de don Juans n'étaient, je le répète, ni plus mauvais, ni plus bêtes que les hommes et les femmes de notre actuelle société et je ne sache point qu'en France des amoureux et des amoureuses, des rieurs et des rieuses aient jamais trouvé grise mise devant le peuple ; cela soit dit à l'excuse franche et non maussade de toutes les folies d'hier comme de toutes celles d'aujourd'hui.

La plupart des personnalités du Second Empire, d'ailleurs, se sont retirées du monde sans fortune acquise et puisée dans le tourbillon qui les emporta. On songeait peu à thésauriser en effet, à cette époque, et il est un mot bien typique de l'un des anciens fidèles des Tuileries à ce sujet.

Comme je lui faisais remarquer la profonde indigence dans laquelle se traînent un grand nombre de femmes ou d'hommes ayant occupé, naguère, à la cour, de hautes charges, je reçus de lui la réponse suivante :

— Vous dites vrai, nous sommes pauvres, car l'imprévoyance était de règle aux Tuileries.

Et il ajouta :

— Que voulez-vous ? Nous croyions que cela devait toujours durer.

Le mot était sans réplique et je le laissai sans commentaire.

Je montre assez d'impartialité, en ce récit, pour qu'il me soit permis d'aborder très nettement une question qui reste comme l'une des plus scabreuses de l'intimité des Tuileries, et pour qu'avec quelque autorité, il me soit accordé de dire sur cette question toute la vérité, rien que la vérité.

Je veux parler de ce que l'on a appelé, avec d'effroyables grimaces d'indignation, les Petits soupers de l'Impératrice, en accompagnant cette dénomination d'un fait réel, mais qui fut très naturel et très simplement honnête, de réflexions injurieuses pour celle qui en fut l'organisatrice.

Les petits soupers de l'Impératrice n'eurent, en aucun temps, rien d'inconvenant et d'audacieux, et n offrirent qu'une très problématique analogie avec les orgies nocturnes que des écrivains mal renseignés, sans doute, car je ne mets la bonne foi de qui que ce soit en suspicion, ont décrites et stigmatisées.

Généralement, ces soupers, ou plutôt ces collations avaient lieu après que les invités s'étaient retirés, et quelques personnes très intimement liées avec la souveraine, seules, y prenaient part.

Ces soupers, donc, consistaient le plus souvent en quelques tasses de chocolat — de chocolat à l'espagnole — que préparait Pépa, la femme de chambre célèbre de l'Impératrice — individualité fort curieuse dont je m'occuperai — qui étaient servies avec des brioches et avalées assez prestement.

Il arriva, je le sais, que l'Impératrice s'en alla, parfois, le soir, surprendre, en compagnie de ses amis, quelqu'une de ses dames dans Paris, pour lui demander à souper. Mais ce fut là un caprice extrêmement rare et auquel, à la suite d'une remontrance sévère de l'Empereur, elle renonça même.

Les petits soupers de l'Impératrice peuvent donc, sans trop de regret et de perte pour l'Histoire, être considérés comme une chose absolument légendaire.

Je n'en dirai point autant des Lundis.

Les Lundis qui furent, en leur début, de simples réunions mondaines comme en donnent les plus moraux des bourgeois — de gaies sauteries — rien de plus — n'auraient jamais fourni à la chronique' l'occasion de récriminer et de médire, si l'inconscience des familiers des Tuileries — cette inconscience qui allait des choses les plus graves aux choses les plus futiles — ne les eût fait dévier de leur origine, de la voie que l'Impératrice elle-même leur avait tracée.

Les danses, en effet, ne tardèrent pas en être presque bannies et on les remplaça par des ballets et par des spectacles très suggestifs — ainsi qu'on dit aujourd'hui.

Les Lundis dégénérèrent en exhibitions imprudentes, en tableaux vivants, très artistiques, sans doute, mais trop peu habillés, en charades parfois excessivement osées.

On a affirmé, sur la foi de photographies obscènes et clandestines, que l'Impératrice et ses amies s'étaient dévêtues et avaient formé des groupes impudiques devant les invités des Lundis. C'est là une calomnie, c'est là une mauvaise action. On a, en effet, vendu et colporté des photographies représentant les femmes des Tuileries en des attitudes indécentes.

Mais ces photographies, dues à la complaisance intéressée de drôlesses sur le corps desquelles on adaptait la tête de la souveraine ou celle de ses amies, n'ont aucune valeur authentique. Je suis heureux de pouvoir ici détruire un mensonge et démasquer une indigne exploitation.

Il y eut, cependant, on ne peu t le nier, aux Lundis de l'Impératrice, des tableaux qui dépassèrent les bornes des convenances, et qui firent tort à la réserve qui s'impose à une cour.

Des scènes mythologiques ou bien tirées de l'histoire grecque et de l'histoire romaine furent représentées par quelques-unes des plus jolies femmes des Tuileries, et dans le costume trop exact souvent exigé par le rôle choisi. Mais comme M. Viollet-le-Duc était alors le grand organisateur de ces exhibitions, il serait peut-être injuste d'y voir autre chose que ce qu'elles offraient réellement.

Quant aux charades, elles furent également très vives dans leurs paroles comme dans les déguisements, souvent merveilleux, que revêtaient les acteurs qui les jouaient.

L'une d'elles — pour ne citer qu'un exemple dont le mot était : Mirliton, donna lieu à une scène fort audacieuse lorsqu'il s'agit d'interpréter la syllabe : li (LIT).

Cette même charade fut répétée à Champrosay, mais avec une variante plus modérée, devant le prince Napoléon ; et le maréchal Pélissier, lui-même, qui était à la veille de son mariage, y occupa un emploi, ainsi qu'il le dit dans une lettre que j'ai publiée déjà.

Je ne relève dans cette relation que les faits ignorés touchant l'intimité de la cour des Tuileries. C'est pourquoi je m'abstiens de mentionner, avec des détails, les imitations d'acteurs et d'actrices en vogue qui réjouirent longtemps les familiers du château, aux Lundis de l'Impératrice. Ces imitations sont connues, à peu près, et celles qui occupèrent le plus l'attention de la chronique se rapportent à Thérésa, qui eut, dans le clan des grandes dames de l'époque, des élèves, presque des rivales.

Telle fut — un peu rapidement esquissée — la nomenclature des petits jeux de l'Impératrice aux Tuileries. Mais, à Paris, ces jeux n'obtenaient qu'une faveur relative, la présence et l'attitude trop officielles de l'Empereur mettant une gêne à leur développement. Ils ne prirent, en effet, la liberté d'allures qu'on leur a tant reprochée, que dans les villégiatures impériales, la cour étant en vacances, l'étiquette étant alors moins observée, les heures étant plus vides aussi. Et ce fut à qui, parmi les amis des souverains, dirait ou inventerait quelque folie.

 

Les villégiatures principales et ordinaires de l'impératrice Eugénie étaient Saint-Cloud, Fontainebleau, Compiègne, Biarritz, et les réceptions, par séries d'invités, dans chacune de ces résidences, avaient un caractère particulier. On ne se conduisait pas, en effet, à Saint-Cloud, par exemple, comme à Fontainebleau, et les divertissements n'étaient point les mêmes ici que là.

A Saint-Cloud, oit un monde plus officiel se montrait, la cour se ressentait du voisinage des Tuileries et ne se permettait que peu de libertés. L'étiquette y était strictement observée et l'Empereur s'y occupait, assidûment, ainsi qu'à Paris, de politique.

A Saint-Cloud, également, les plaisirs étaient fort restreints et se bornaient, le plus souvent, à quelques promenades dans les environs ou dans le parc.

De cette localité, cependant, l'Empereur et son entourage se rendaient volontiers — les jeudis surtout — à Versailles et l'on chassait alors dans les tirés de Trianon. Après la battue on formait le tableau dans la cour d'honneur du grand Trianon, on remontait dans les chars-à-bancs, et l'on rentrait.

Ces chasses n'avaient rien de très caractéristique. Le dernier coup de fusil de Napoléon III et de ces invités était cependant curieux. A cinq cents mètres, à peu près, de la terrasse du palais, au moment où la chasse allait prendre fin, l'Empereur seul se portait en avant. Des gardes, en d'immenses cages d'osier, tenaient en réserve plus de deux mille faisans, et soudain les cages étant ouvertes, c'était, autour du souverain, comme un nuage vivant de bêtes qui tournoyaient. On envoyait le plomb dans le tas. On appelait cela le bouquet, comparant ainsi la chasse impériale à un feu d'artifice.

 

A Fontainebleau et à Compiègne, l'emploi des journées et les amusements étaient à peu près les mêmes. On chassait à Fontainebleau ainsi qu'à Compiègne, mais davantage dans cette dernière résidence, où le bouton était très envié, la vénerie y organisant, assez maladroitement d'ailleurs, de nombreux laisser-courre.

C'était l'Impératrice qui, à Fontainebleau et à Compiègne, dressait elle-même la liste des invités, et qui désignait les logements qu'ils devaient occuper. Le maréchal des logis du palais et les fourriers étaient chargés de l'exécution de ses ordres.

Après le déjeuner qui était pris en commun, chacun remontait dans son appartement, ou bien l'on se rendait dans les salles de billard, ou bien encore sur le lac pour de longues parties de canot, pour des courses en périssoire même. Un jour, l'Empereur, qui se trouvait dans une embarcation, tomba à l'eau, et il y eut, on peut le penser, au sujet de cet accident, un grand émoi parmi les assistants.

Le plus souvent, on se rendait en forêt pour des promenades, soit à pied, soit en voiture. Mais ces promenades, toujours les mêmes et réglées officiellement, ennuyaient l'Impératrice qui s'ingéniait à s'y dérober et qui s'enfuyait avec quelques intimes vers des coins plus inconnus et plus pittoresques.

Une après-midi elle voulut, pour rompre la monotonie de ces excursions, qu'on la conduisît à Barbizon, à l'auberge de la mère Ganne, que tant de peintres, devenus célèbres, fréquentaient'. On lui avait parlé de ce rendez-vous des artistes comme d'un lieu très bizarre et sa curiosité excitée dut être satisfaite. Mais la maison de la mère Ganne n'offrait rien de spécial ni d'original, en dehors des fresques dont l'avaient ornée, à la hâte, ses habituels locataires, et l'Impératrice se retira bientôt de médian te humeur, déçue ainsi qu'un enfant devant une promesse non réalisée, tandis que la mère Canne, en apprenant la qualité de sa visiteuse, pleurait toutes ses larmes.

Souvent l'Impératrice, étant à Fontainebleau, dirigeait ses promenades intimes du côté des Sables d'Arbonnes, dont elle ne connut l'existence, d'ailleurs, que longtemps après avoir résidé dans cette ville. Les Sables d'Arbonnes sont situés, on le sait, dans un endroit presque sauvage, au plein de la forêt, et forment une sorte de colline que l'on gravit et qui présente à l'œil un véritable banc d'une extrême blancheur. Un jour, quel ne fut pas l'étonnement de ceux qui accompagnaient la souveraine lorsqu'ils la virent tout à coup mettre ses jupes entre ses jambes, s'accroupir sur le sable et se laisser glisser sur le versant de la colline en criant : Me suive qui peut ! — La descente était rapide et la jeune femme la dégringolait vivement, non sans danger. Pourtant, son appel fut entendu et les femmes qui étaient avec elle, l'imitant et relevant, ainsi qu'elle, leurs jupes en manière de pantalon, se lancèrent sur ses traces.

Ce fut là un jeu nouveau à la cour, et les Sables d'Arbonnes devinrent le but des promenades préférées.

Une anecdote assez drolatique se rattache encore au séjour de Fontainebleau.

L'Impératrice ayant eu l'idée d'organiser un dîner, sans apparat et tout à fait intime, en forêt, des ordres furent donnés à cet effet.

Mais le général Rollin, exécuteur de ces ordres, refusa d'abord de satisfaire la souveraine, prétextant que cette fantaisie était déraisonnable. Lorsqu'il s'aperçut, pourtant, que l'Impératrice demeurait inébranlable dans sa volonté, il se vengea de son impuissance en faisant dresser dans la forêt, contre le désir de la jeune femme, un véritable service que des gendarmes et que des laquais en tenue officielle furent chargés de surveiller. Il arriva que le projet de l'Impératrice, très simple dans sa pensée, dégénéra en un réel déplacement et que les paysans, ainsi que les habitués de Barbizon, informés de ce qui se passait, s'assemblèrent autour de la table impériale pour jouir du coup d'œil de la fête. L'Impératrice, furieuse, déclara alors qu'elle ne dînerait pas dans la forêt, et entraînant avec elle ses compagnes, elle laissa le général Rollin à sa cuisine et à sa déconvenue.

Pendant ces excursions, la souveraine montrait une grande gaîté, et pour goûter mieux son indépendance se faisait appeler Mademoiselle par les personnes de son entourage.

A Fontainebleau, ainsi qu'à Compiègne, il y avait, au retour de la promenade, ce que l'on nommait, ainsi que je l'ai dit ailleurs[1], déjà, le thé de l'Impératrice ; puis l'on dînait ; et le soir il y avait réunion dans les salons où l'on dansait, où l'on jouait aux petits jeux, aux charades, après quoi les souverains se retiraient et chacun regagnait son appartement.

C'est alors que l'intimité du palais, soit à Fontainebleau, soit à Compiègne, prenait une allure très pittoresque. La plupart des invités qui n'avaient guère envie de dormir se rassemblaient de nouveau, en de petits comités, souvent chez l'une des femmes présentes au château, et les jeux, terminés officiellement, recommençaient avec plus d'entrain, se prolongeant, parfois, très avant dans la nuit. Et comme, dans la crainte d'éveiller l'adjudant général Rollin qui n'eût pas plaisanté avec le règlement, il fallait qu'on évitât tout bruit, ces amusements avaient cela de piquant et de comique qu'ils se passaient en paroles étouffées, en gestes de pantomimes.

 

On se rendait à Compiègne de préférence vers l'automne, à cause de la saison des chasses.

L'art théâtral y était plus en faveur et mieux interprété qu'a Fontainebleau, et l'élément littéraire et artiste s'y rencontrait davantage.

Gustave Flaubert y fit un séjour et le marqua d'un incident.

Comme il assistait à une revue donnée en l'honneur de l'Empereur, devant une charge admirable de la cavalerie courant droit sur Napoléon III, en poussant des clameurs enthousiastes, il fut pris d'une sincère émotion et, oubliant qu'il frondait un peu le gouvernement impérial, il se tourna vers l'un des officiers du palais — de qui je tiens cette anecdote — et lui dit, dans un geste magnifique :

— Ah ! c'est beau, c'est très beau ! — Monsieur, je suis vaincu !

C'est à Compiègne que MM. Viollet-le-Duc et Edmond About adorèrent l'Impératrice. Cette adoration est connue et je ne m'y arrêterai pas.

L'une des chasses de l'Empereur y fut, un jour, égayée par une aventure.

Napoléon III avait pour voisin M. le marquis de l'Aigle qui, à cette époque, boudait l'Empire. Or, comme une après-midi, le marquis chassait, ses chiens furent coupés par ceux de l'Empereur. Celui-ci, en apprenant l'accident, envoya aussitôt un de ses officiers auprès de M. de l'Aigle avec mission de lui faire agréer ses excuses et prière de se joindre à sa suite. M. de l'Aigle, surpris, hésita ; mais comme, en lui, le gentilhomme primait l'adversaire politique, il accepta et vint présenter ses hommages à son puissant suzerain. Depuis lors l'opposition qu'il. faisait à l'Empire devint plus platonique.

L'Impératrice Eugénie prenait grand plaisir aux chasses et les suivait avec une ardente passion. Plus d'une fois, on la vit se diriger vers le cerf aux abois, harcelé par la meute, agonisant, et le servir avec le mignon poignard qu'elle portait gracieusement à son côté.

Le soir, ainsi qu'à Fontainebleau, après le dîner, il y avait réception et chacun s'en allait vers le divertissement qui lui plaisait le mieux.

L'Impératrice, souvent, occupait les premières heures de la soirée à faire des patiences, obligeant quelquefois l'Empereur à partager son jeu, au grand effroi de Napoléon III qui faisait volontiers, je l'ai dit, une partie, mais qui avait l'horreur instinctive des cartes.

Les charades, les jeux venaient ensuite.

 

On a beaucoup parlé des représentations théâtrales qui se donnaient à Fontainebleau et à Compiègne. Elles ne sont pas inconnues, même dans leurs détails ; je n'en dirai donc rien.

Les jeux, auxquels se mêlaient hommes et femmes sont davantage dans l'ignorance du public. C'est pourquoi j'en indiquerai, brièvement, encore, quel quel-uns.

L'un d'eux, le jeu des bougies, consistait à s'asseoir — les jambes étendues, les pieds croisés, un seul talon touchant le sol — sur une bouteille posée en long sur le parquet, à prendre dans la main gauche une bougie allumée, dans la main droite une bougie neuve, et sans perdre l'équilibre à allumer cette dernière en la rapprochant de l'autre.

Ce jeu, qui paraît aisé, dans sa description, est fort difficultueux. Peu le réussissaient. Il arrivait, en effet, infailliblement, que dans le mouvement nécessité pour unir les deux bougies, la bouteille sur laquelle on était assis roulait et emportait le patient.

Il y avait, également, le jeu du coq, ressemblant assez à l'assaut de deux coqs en lutte.

Les deux champions, les mains liées, s'asseyaient, par terre, en face l'un de l'autre, et s'avançaient jusqu'à ce que leurs pieds se touchassent. Alors, par des poussées fortement et laborieusement imprimées, ils cherchaient à se faire culbuter.

C'était ensuite le jeu des quatre mouchoirs. Il ne manquait pas d'originalité.

On plaçait vis-à-vis l'une de l'autre, et à distance, deux chaises sur le siège desquelles étaient posées les deux extrémités d'un solide bâton. Un homme ou une femme se mettait alors à califourchon sur le bâton, les pieds détachés du parquet, en se maintenant en équilibre à l'aide d'une canne tenue de la nain gauche. De la main droite, armée d'une autre vanne assez longue, et quittant tout appui, il s'agissait d'accrocher un à. un les mouchoirs suspendus lux quatre coins des dossiers.

Enfin, c'était le jeu de la cuvette. — Dans une cuvette à demi pleine d'eau, on jetait un morceau de bougie qu'il fallait attraper avec la bouche. La bougie fuyant sans cesse sous la pression des lèvres, c'étaient de véritables barbotages du plus haut comique.

 

A Biarritz, les réunions de l'Impératrice étaient, parfois, assez nombreuses et toujours fort brillantes. On y recevait la société espagnole et l'allure de la cour y était plus libre qu'à Compiègne et qu'à Fontainebleau.

Dans le jour, c'étaient les bains, les promenades soit en mer, soit dans les environs, qui occupaient les heures. Le soir, c'étaient, pour les femmes, quelques travaux d'aiguille ou de broderie, pour tous, des causeries ; et le dimanche, toujours, on dansait.

Le séjour de Biarritz était, pour les hommes, assez monotone et n'avait rien de l'exubérante gaîté qui régnait à Compiègne ou à Fontainebleau. Souvent, ils attendaient que les souverains fussent retirés dans leurs appartements, vers dix ou onze heures, et ils s'en allaient alors à Bayonne — selon l'expression d'un familier — pour se dérouiller.

Mais l'Impératrice, à qui ces promenades nocturnes furent rapportées, s'en intrigua. Les femmes de son entourage s'étant plaintes, aussi, de l'abandon dans lequel on les laissait, elle, observa davantage les menées de ses familiers et, un jour, elle leur demanda très nettement — et un peu narquoise, se rouissant de leur embarras — ce qu'ils allaient ainsi faire, chaque soir, presque, à Bayonne.

Comme tous se taisaient, confus, l'un d'eux, pourtant, répondit :

— Madame, nous allons chez l'évêque.

— C'est très édifiant, répliqua alors l'Impératrice et, sans chercher à comprendre le sens de la phrase, elle sembla oublier l'incident.

Mais quelque temps après cette scène, ayant à sa villa l'évêque de Bayonne, elle l'interpella soudain :

— Je vous en veux beaucoup, monseigneur. Le prélat, brusquement surpris, rougit, se retourna tout d'une pièce et balbutia :

— Quel crime ai-je donc commis, madame ?

— Un très grand crime, monseigneur, un crime de lèse-galanterie. Pourquoi, chaque soir, pendant notre séjour à Biarritz, nous enlevez-vous ces messieurs ? Ils vous préfèrent à nous, et ce choix, je le confesse, nous humilie :

Et d'un geste, elle désigna les coupables, qui tenaient obstinément la tète dans une direction opposée à celle de la jeune femme.

L'évêque devina-t-il la malice de cette question et le mensonge ainsi que les fredaines qui la motivaient ?

Il eut de l'esprit et répliqua :

— En effet, madame, j'avoue mon crime ; j'ai réuni quelquefois ces messieurs chez moi, le soir, pour l'organisation d'une bonne œuvre. Mais j'ignorais que je fisse tort, ainsi, à ces dames, et dorénavant, je déclare nos séances closes.

L'Impératrice ne fut pas dupe de cette petite comédie ; mais elle mit fin ainsi aux envolées de ses familiers et les retint auprès de ses amies.

Il lui advint une aventure, durant l'un de ses séjours à Biarritz, qui montre l'indépendance dans laquelle on vivait en cette résidence.

Un soir, accompagnée de plusieurs de ses intimes des deux sexes, elle eut l'idée d'escalader un mur voisin de la villa Eugénie et de sauter dans une propriété près de laquelle passait un chemin assez fréquenté par les promeneurs.

Puis, s'armant d'une baguette et ayant été imitée par les personnes de sa suite, elle se mit en observation derrière l'enclos et lorsqu'un flâneur s'approchait, tranquille, à portée de son bras, elle lui appliquait sur la nuque un coup sec et rapide de sa baguette et se cachait aussitôt derrière la clôture. Ce jeu dura quelques instants. Mais l'une des victimes de cette mauvaise plaisanterie, moins accommodante que les autres, ayant crié et s'étant obstinée à vouloir connaître la cause de sa désagréable surprise, le propriétaire du terrain apparut, se joignit au plaignant et ce fut une chasse véritable et acharnée dirigée contre la souveraine et ses compagnons. Pour regagner la villa Eugénie, un écuyer dut faire la courte échelle à l'Impératrice ainsi qu'aux femmes, et ce fut à peine s'il eut lui-même le temps de se dérober aux poursuites du promeneur absolument furieux.

Cette aventure eut quelque retentissement dans le monde des baigneurs, alors, et donna lieu à des commentaires peu respectueux pour la souveraine — qui avait été reconnue — et pour son entourage. Il faut avouer que ces commentaires étaient mérités, quoique évidemment l'Impératrice eût mis plus de gaminerie que de méchanceté dans ce divertissement imprudent.

Le séjour de Biarritz ne fut point ainsi toujours rempli que de frivolités. Il reste célèbre, dans la politique, par quelques actes importants du règne de Napoléon III et par une entrevue fameuse de l'Empereur avec M. de Bismarck, sur laquelle il a été dit bien des paroles, dont le secret sera peut-être révélé un jour, et au sujet de laquelle je me propose de donner quelques détails. Leur place n'est point en ce chapitre, uniquement consacré à l'intimité de la cour, aux mondanités qui caractérisèrent cette cour et à la physionomie apparente et familière des choses qui la préoccupèrent.

Les faits et les anecdotes qui précèdent contribuent, je le crois, à établir cette physionomie. Ils sont étrangers à tout sentiment hostile comme à tout sentiment sympathique. Ils sont le résultat d'observations et de recherches impartiales et s'ils peuvent — je ne me le dissimule pas — servir à un blâme qu'on aurait tort de faire trop. sévère — ils peuvent tout autant, dans leur expression de vérité, dans le contrôle sincère dont ils ont été l'objet, aider à conclure qu'après tout, et dans leur légèreté même, les hommes et les femmes des Tuileries n'étaient que de grands enfants, imprudents sans doute, mais non méchants, dont les péchés ne sauraient entraîner une implacable condamnation.

Il serait, en effet, aussi exagéré de s'indigner devant les petits jeux de l'Impératrice que de philosopher devant l'espièglerie d'un bambin qui — pour employer une expression courante — met ses doigts dans un pot de confitures.

Il est sage de n'être point pédant et l'indulgence me semble n'être point exempte d'esprit.

 

 

 



[1] L'Impératrice Eugénie.