Saint Louis, Philippe le Bel, les derniers Capétiens directs (1226-1328)

 

Livre III — Les institutions et la civilisation - 1226-1328

IV - L’activité artistique

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

LES contemporains de Louis IX et de Philippe le Bel ont vécu dans un cadre délicieux. Ils avaient sous les yeux les chefs-d’œuvre du XIIe siècle dans toute leur fraîcheur printanière. Et le grand mouvement artistique qui avait été déterminé en France, au XIIe siècle, par la substitution des formes gothiques aux formes romanes, n’était pas épuisé. C’est sous Louis IX que l’art gothique atteignit la perfection. Le XIIIe siècle fut, dans notre pays, un de ces moments d’intense activité esthétique, comme Athènes et Florence en ont connu, où l’habileté technique s’associe à la force créatrice.

Distinguons les artistes et les œuvres. Des documents, tels que l’album de Villard de Honnecourt et les comptes de dépenses, fournissent quelques renseignements sur les artistes du XIIIe siècle. D’autre part, il subsiste, en France et hors de France, assez de spécimens et de débris de l’art français au temps des derniers Capétiens directs pour qu’il soit possible d’en marquer les caractères généraux.

 

I. UN ARTISTE DU XIIIe SIÈCLE : VILLARD DE HONNECOURT, D’APRÈS SON ALBUM

La rareté des renseignements relatifs aux artistes du XIIIe siècle donne le plus grand prix à l’« album », livre de croquis et mémento, qui a été conservé par hasard, d’un praticien du temps de Louis IX. Ce document unique en son genre est « un petit volume de 33 feuillets de parchemin cousus sous une peau épaisse et grossière qui se rabat sur la tranche », dont les feuillets sont couverts d’esquisses et de notes explicatives en dialecte picard. On lit au commencement : « Villard de Honnecourt vous salue et demande à tous ceux qui travailleront aux divers genres d’ouvrages contenus en ce livre de prier pour lui, car dans ce livre on peut trouver grand secours pour s’instruire des principes fondamentaux de la maçonnerie et de la construction en charpente. Vous y trouverez aussi la méthode pour dessiner au trait, selon que l’art de géométrie le commande et enseigne. »

SES VOYAGES.

Honnecourt est un village au bord de l’Escaut, dans l’arrondissement de Cambrai, où il y avait, au XIIIe siècle, un prieuré de l’ordre de Cluny. A six kilomètres de là s’achevait, à l’époque où Villard était jeune, la grande abbaye cistercienne de Vaucelles : il est probable que c’est dans les chantiers de Vaucelles (fermés en 1235) que l’auteur de l’« album » fit son éducation et ses premiers travaux. Puis, il voyagea : « J’ai été en beaucoup de terres », dit-il. A Laon, il prit le croquis de l’une des tours de la cathédrale, « la plus belle tour qu’il y ait au monde », à son avis. Il fit, à Reims, des études d’après la cathédrale en cours de construction. Il a noté, dans son mémento, le plan de Saint-Étienne de Meaux, le dessin de la grande rose occidentale de Notre-Dame de Chartres, des détails de la cathédrale de Lausanne. Lorsqu’il passa par Lausanne, il allait en Hongrie ; c’est en Hongrie qu’il a vu, dit-il, certain pavement d’église dont il reproduit le motif. Les moines cisterciens de Hongrie, qui venaient probablement du Cambrésis et de l’Artois, peut-être de Vaucelles, construisaient alors un grand nombre d’abbayes ; c’est sans doute pour entrer à leur service qu’il fut mandé en ces lointains pays. Quoi qu’il en soit, quelques-uns des nombreux édifices cisterciens qui ont été bâtis en Hongrie de 1235 à 1250 sont vraisemblablement l’œuvre de notre homme ; il serait intéressant de chercher, dans les ruines qui en subsistent, sa marque de fabrique. Cette marque de fabrique, on la reconnaît dans l’église collégiale de Saint-Quentin (Aisne), qui fut consacrée en 1257 : en effet, les élévations intérieure et extérieure du chœur de ce monument sont conformes à celles de la cathédrale de Reims, notées dans P » album » ; le motif hongrois de l’« album » se retrouve au pavement du narthex de Saint-Quentin ; le plan de l’une des chapelles de Saint-Quentin est pareil à celui des chapelles de Vaucelles ; et le tracé incorrect de la rosé de Chartres qui figure dans l’« album » est reproduit dans ladite chapelle. On saisit ici sur le vif les procédés de travail de l’architecte et du décorateur : il a combiné les détails, qui lui avaient plu, de divers édifices. Cette méthode était fort en usage : d’où les ressemblances extraordinaires que l’on remarque maintenant entre des monuments qui sont parfois très éloignés les uns des autres. Villard ne se contentait pas d’ailleurs d’imiter ; il avait imaginé, en collaboration avec un confrère, nommé Pierre de Corbie, un plan d’église où des chapelles carrées alternaient avec des absidioles autour du déambulatoire : cette disposition, très peu commune, a été réalisée à la cathédrale de Tolède, dont un architecte, mort en 1290, est désigné sous le nom de maître Pierre ; il n’est pas impossible que cet architecte de Tolède soit l’ami de Villard de Honnecourt.

Bien qu’il ait construit, à notre connaissance, plusieurs grands édifices, Villard de Honnecourt n’était pas un artiste de premier ordre. A côté des maîtres de Paris, d’Amiens, de Reims, etc., de ceux qui travaillaient pour les rois, les princes et les évêques de la France proprement dite, le protégé des moines de Vaucelles n’a pas le droit de prendre place. Il avait, pour ainsi dire, un talent provincial ; son style, qui est un compromis entre ceux de l’Ile-de-France, de la Champagne et des pays rhénans, n’était pas pur ; il dessinait assez mal ; ses figures sont communes, laborieusement et lourdement drapées, à l’allemande. Son « vademecum », Jules Quicherat l’a remarqué avec raison, ne peut pas donner une idée de l’adresse d’un Hugues Libergier, d’un Pierre de Montreuil, d’un Jean de Chelles, à manier les grandes épures. Mais il fournit, en revanche, des notions assez précises sur ce qu’était, au XIIIe siècle, la culture générale d’un architecte — même d’un praticien médiocre. Villard de Honnecourt était un homme cultivé ; il savait, assez mal, le latin ; il s’intéressait aux historiettes dont se composait, en son temps, la science zoologique ; il indique la manière de confectionner un herbier, des recettes pour une pâte épilatoire et contre les blessures, fréquentes dans les chantiers. Il était ingénieur : l’« album » contient le schéma de plusieurs machines (scierie hydraulique, cric, trébuchet), et l’auteur se flattait d’avoir trouvé le mouvement perpétuel par la suspension de poids mobiles sur la circonférence d’une roue. Plusieurs problèmes élémentaires de géométrie pratique sont posés et résolus dans F » album » : trouver le centre d’un cercle, déterminer la circonférence d’une colonne engagée, mesurer la largeur d’une rivière sans la passer, etc. Quant à la coupe des pierres et au calcul de la résistance des matériaux, on n’a pas besoin des remarques de Villard pour savoir que les constructeurs du Moyen Age étaient très experts en ces matières. Mais il n’est pas inutile de constater que les questions de charpente et de menuiserie préoccupaient l’auteur de l’« album » tout autant que les questions de maçonnerie : il parle de la manière d’établir un pont, des étais, un comble. Il enseigne enfin le dessin de l’ornement et celui de la figure à l’usage des sculpteurs : pour le dessin de la figure, « le procédé, dit Jules Quicherat, consistait à réduire les attitudes à de simples lignes... On acquérait ainsi l’art de retrouver les poses en ne gardant que la mémoire de certains traits convenus... ; et les poses à la reproduction desquelles s’attache la méthode, ou la routine, indiquée dans l’album, sont précisément celles qu’ont rendues avec une prédilection marquée les sculpteurs et les miniaturistes contemporains... » En un mot, Villard de Honnecourt était au courant de l’encyclopédie scientifique et artistique de son temps. Les grands maîtres du XIIIe siècle ont été, comme lui, à la fois architectes, statuaires, décorateurs, géomètres, ingénieurs militaires et civils.

 

II. LES ARTISTES DU XIIIe SIECLE

LA PLUPART DES MONUMENTS SONT ANONYMES.

Le hasard, qui a favorisé la mémoire de Villard de Honnecourt, a desservi celle de la plupart des maîtres les plus habiles de son temps. Presque toutes les plus belles œuvres du XIIIe siècle sont anonymes. De qui est la Sainte-Chapelle de Saint-Germain-en-Laye ? De qui le réfectoire de Saint-Martin-des-Champs, de qui la nef de Saint-Denis, de qui le chœur de la cathédrale de Beauvais, pour ne citer que des monuments tout à fait originaux ? Il n’est pas démontré que Pierre de Montreuil soit, comme on l’a souvent dit, l’auteur de la Sainte-Chapelle du Palais, à Paris. Une inscription, enchâssée dans le labyrinthe de la cathédrale de Reims, informe la postérité que les « maîtres de l’œuvre » de cette cathédrale ont été, de l’avènement de Louis IX à la mort de Philippe le Bel, Jean Le Loup, Gaucher de Reims, Bernard de Soissons, Robert de Coucy ; mais la part respective de ces quatre maîtres dans leur œuvre collective, commencée par Jean d’Orbais (1211-1231), n’est pas facile à déterminer : ces noms ne sont que des noms. D’autre part, la plupart des monuments dont les auteurs pourraient être nominativement désignés n’existent plus. Hugues Libergier avait dirigé la construction de l’église Saint-Nicaise de Reims, car la légende de la pierre tombale de ce maître l’affirme ; mais l’église Saint-Nicaise de Reims, qui était une des productions les plus homogènes et les plus achevées de l’art gothique du XIIIe siècle, a été détruite de 1798 à 1807. Eudes de Montreuil, au service de Louis IX, bâtit, dit-on, en Palestine, la forteresse de Jaffa, et, à Paris, les Quinze-Vingts, les Chartreux, les Cordeliers, Sainte-Croix de la Bretonnerie, Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers, les Blancs-Manteaux, les Mathurins ; mais tous ces édifices ont disparu : la « manière » de cet artiste si fécond est inconnue.

L’ATELIER DE JEHAN PÉPIN.

Quelques œuvres de premier ordre ont pu, cependant, être restituées aux ateliers d’où elles sont sorties. Ainsi des maîtres très habiles, dont le nom même était oublié, ont été remis à leur place, au premier rang. C’est le cas de Jehan Pépin, de Huy (près de Liège), « imagier » favori de la comtesse Mahaut d’Artois, un des très habiles marbriers de la Meuse qui s’établirent à Paris au commencement du XIVe siècle. Jehan Pépin et ses « compagnons » ont beaucoup travaillé pour la comtesse d’Artois, qui leur commanda notamment le tombeau de son mari, Otton de Bourgogne, dans l’abbaye de Charlieu ; celui de Robert II d’Artois, à Maubuisson ; celui de Jean d’Artois, dans l’église des frères prêcheurs de Poligny ; des statues pour le monastère de Sainte-Claire à Saint-Omer, pour les dames religieuses de la Thieulloye près d’Arras, et pour la Chartreuse de Gosnai. Tout cela est perdu ; mais, peu après 1317, la comtesse d’Artois avait aussi passé marché avec Jehan Pépin pour la statue funéraire de son fils, Robert l’Enfant ; cette statue, qui resta aux Cordeliers de Paris jusqu’à la fin du XVIe siècle, est venue échouer, sans état civil, à l’église de Saint-Denis, où elle a été longtemps considérée comme un chef-d’œuvre anonyme ; depuis qu’elle a été identifiée, on est en mesure d’apprécier le talent de Jehan Pépin, le style de son atelier. Deux compagnons de cet atelier, jadis célèbre, avaient exécuté la plupart des sculptures de la charmante chapelle, démolie en 1808, que la confrérie de Saint-Jacques fit élever à Paris de 1319 à 1323 ; les débris de ces sculptures — fragments des statues d’apôtres — sont au Musée de Cluny.[1]

COMPTES ET DEVIS DE DÉPENSES.

Tout ce que l’on sait de la condition sociale et des habitudes des hommes qui, au XIIIe siècle, ont élevé et décoré les édifices, se tire des devis et des comptes de dépenses.

Ces documents font connaître les formes ordinaires des contrats entre les employeurs et ceux qu’ils employaient.[2] Lorsqu’il s’agissait d’une construction neuve, les travaux à exécuter faisaient l’objet d’un devis, puis d’un marché débattu entre les parties et arrêté par écrit, ou d’une adjudication au rabais. C’était le « maître de l’œuvre » qui traçait les plans, dressait les devis descriptifs et estimatifs, choisissait et achetait les matériaux, discutait les prix avec les entrepreneurs et avec les ouvriers en cas de forfait, surveillait et recevait les travaux. Le roi, les grands seigneurs avaient un « maître de l’œuvre » attitré, et quelquefois deux, un pour la maçonnerie, l’autre pour la charpente, qui touchaient un traitement régulier, sans préjudice d’honoraires et d’indemnités de déplacement, quand ils dirigeaient un chantier, et de gratifications après l’achèvement des travaux. Pierre et Eudes de Montereau ou de Montreuil (de Musterolo) ont été « maîtres des œuvres » du roi Louis IX. Les princes et les prélats étrangers faisaient volontiers venir de France, non pas seulement de Paris, des maîtres maçons et charpentiers ; le Wallon Villard de Honnecourt n’est pas le seul praticien qui ait vu « beaucoup de terres » : Etienne de Bonneuil fut engagé, en 1287, pour bâtir la cathédrale d’Upsal en Suède ; ce sont des maîtres français qui ont alors conçu et exécuté les plus beaux monuments gothiques d’Espagne, d’Italie et d’Orient.[3]

LES ARTISANS.

Les ouvriers étaient payés tantôt à la journée, tantôt à la tâche, à tant la toise ou à tant la pièce, ou à forfait. Il y avait des familles où les traditions d’un métier se transmettaient de père en fils, pendant plusieurs générations : deux familles de charpentiers-imagiers figurent dans les comptes des œuvres du château de Hesdin pendant plus de cent années ; un certain Evrard d’Orléans fonda, sous Philippe le Bel, une célèbre dynastie de peintres et d’imagiers. Il va sans dire que l’artisan ne se distinguait point de l’artiste aussi nettement qu’aujourd’hui. Les imagiers ou « tailleurs de coutel », qui savaient sculpter au ciseau les statuettes destinées au portail des églises ou aux monuments funéraires maniaient au besoin les outils du menuisier et même la bisaiguë du charpentier : dans les comptes du château de Hesdin, on voit Guissin, Baudouin de Wissoc et Jean de Saint-Omer, chargés d’exécuter un devant d’autel, le retable et le crucifiement au-dessus de ce retable, dans la chapelle, et une statue de Saint Louis, fabriquer en même temps une armoire « pour mettre les ornements » sacerdotaux, et Guissin est employé, deux ans après, à fabriquer des pliants. Les peintres peignent tour à tour des tableaux, des enseignes et des voitures ; ils rehaussent de couleurs les statues, les reliefs d’architecture, les nervures des voûtes ; ils décorent les murailles tantôt de rosés ou d’étoiles en étain ou en plomb, tantôt de scènes animées, tantôt de motifs au pochoir. A Hesdin, le peintre Jacques de Boulogne peint, alternativement, « le retable de la chapelle » et des « masques pour les enfants ».

 

III. LES ÉCOLES ET LES ŒUVRES

II faut se résigner à ignorer presque tout des artistes du XIIIe siècle, mais il n’est pas impossible de classer méthodiquement leurs œuvres.

La liste des constructions du XIIIe siècle, à date certaine ou probable, qui sont encore debout, ne se trouve nulle part. Il est vrai que les édifices religieux, militaires ou civils, qui sont tout entiers de ce temps se compteraient aisément ; mais beaucoup de monuments plus anciens ont été achevés, complétés ou partiellement repris au XIIIe siècle. Le XIIIe siècle a laissé plus de « morceaux » : transepts, clochers, cloîtres, chapelles, façades, etc., que d’ensembles. Ce n’est pas que les chantiers aient été alors incapables de mener promptement à terme de vastes entreprises : on est confondu, au contraire, de constater que des œuvres, où il est impossible de relever trace de négligence, telles que la salle synodale de Sens et la Sainte-Chapelle du Palais à Paris, ont été exécutées d’un seul jet, en quelques années, en quelques mois. Mais, au siècle précédent, on avait commencé partout tant de constructions colossales que la majeure partie des forces de la postérité directe devait être nécessairement employée à les finir.

Quoique l’inventaire général des monuments de l’art du XIIIe siècle laisse encore à désirer, on a pu tracer les cadres d’une classification raisonnée, par « écoles ».

ÉCOLES RÉGIONALES.

Les grandes « écoles » régionales du XIIe siècle, dont l’individualité était, pendant la période romane, si tranchée, se prolongent et se reconnaissent encore sous Louis IX. C’est, comme on sait, dans F Ile-de-France qu’avaient été imaginés les artifices de construction (voûtes sur croisées d’ogives, arcs-boutants, etc.), qui, en permettant d’ouvrir dans les murs de larges baies et de grandes arcades, avaient amené la création d’un style nouveau, dit « gothique ». Le gothique est né d’une transformation du roman de l’Ile-de-France. Dès la seconde moitié du XIIe siècle, la fortune de ce style avait été très grande, et il était entré en concurrence avec les autres styles romans de Provence, de Normandie, de Bourgogne, du Sud-ouest, qui, jusque-là, avaient évolué indépendamment les uns des autres, dans des directions diverses. Les méthodes inventées dans l’Ile-de-France étaient si heureuses, elles étaient si visiblement la solution la plus élégante des problèmes qui avaient préoccupé tous les artistes romans (voûter de larges espaces, élever les clés des voûtes à une grande hauteur, donner de l’espace et du jour à l’intérieur des édifices), que les maîtres de Bourgogne et du Sud-ouest d’abord, ceux de Normandie et de Provence un peu plus tard, les avaient adoptées en tout ou en partie, sans renoncer cependant à la plupart de leurs traditions particulières.

ARCHITECTURE,

Au XIIIe siècle, les survivances de l’art roman local tendent partout à s’effacer devant le progrès victorieux des modes françaises du Nord. Mais chacune des provinces interprète encore ces modes à sa manière : il y a un gothique bourguignon, un gothique angevin, un gothique anglo-normand, un gothique provençal, qui diffèrent par des détails. Partout, désormais, la voûte sur croisée d’ogives est en usage. Elle a remplacé les voûtes d’arête en Bourgogne, la coupole dans le Sud-ouest, les charpentes en Normandie. Mais le « style » gothique des maîtres de Normandie se distingue par l’emploi des tours-lanternes, des arcs suraigus et des chapiteaux ronds ; celui des maîtres de Bourgogne, dont l’influence s’étendait de la Champagne au Dauphiné, se distingue par certains types de corbeaux à méplat triangulaire et de corniches à modifions curvilignes, etc. Comparez, par exemple, les églises « gothiques » qui sont du XIIIe siècle en Anjou (chapelle de l’ancien hôpital de Saint-Jean à Angers, églises paroissiales de Fontevrault, de Saint-Serge d’Angers, de Saint-Jean de Saumur, d’Airvault, de Saint Germain sur Vienne), et en Bourgogne (cathédrales d’Auxerre, de Nevers et de Lausanne, églises paroissiales de Notre-Dame de Dijon, de Villeneuve-sur-Yonne, de Saint-Jean de Sens, de Saint-Père-sous-Vézelay, de Saint Germain d’Auxerre) : la structure, en ses traits essentiels, est la même ; mais les spécialistes, et l’observateur attentif, peuvent aisément distinguer les particularités secondaires qui différencient chacun de ces deux groupes naturels.

DÉCORATION.

Ce qui est vrai au point de vue de la construction proprement dite ne l’est pas moins au point de vue de la décoration sculpturale.

Les artistes de l’Ile-de-France avaient renouvelé simultanément l’architecture et l’ornement. Rompant avec les conventions antérieures, ils avaient remplacé la reproduction des motifs traditionnels des écoles romanes par l’étude et l’interprétation, à la fois libre et fidèle, de la nature vivante, animaux et végétaux. Tout a été dit sur la flore et la faune vigoureuses et charmantes des premiers édifices gothiques. Comme la voûte sur croisée d’ogives, et avec elle, l’usage de la décoration d’après nature se répandit, de bonne heure, hors de la France du Nord. Mais chacune des grandes régions artistiques de la période romane en tira parti à sa façon ; en Normandie, où l’ornementation des édifices avait toujours été sobre jusqu’à la sécheresse, l’impulsion donnée par la renaissance gothique fut, dans le domaine de la sculpture, médiocrement féconde ; en Bourgogne, pays où la sculpture romane avait été plus ample, plus riche et plus puissante que partout ailleurs, il y eut une floraison merveilleuse. Dans la France du Nord elle-même, des écoles se continuèrent, ou se constituèrent. Le style de la sculpture d’ornement et de la statuaire monumentale n’était pas le même, au XIIIe siècle, en Ile-de-France et en Picardie, en Picardie et en Champagne. Il suffit de comparer, à cet égard, les cathédrales de Paris (façade de Jean de Chelles), de Reims et d’Amiens. Certes, dans ces trois monuments, la fonction des « ornements » et des « images », qui sont subordonnés aux lignes d’architecture — quoiqu’ils fussent toujours sculptés à part, avant la pose —, est comprise avec la même entente supérieure des grands ensembles décoratifs ; et les mêmes tendances, qui sont celles de tout l’art gothique primitif, s’accusent : le goût des types généraux et de la vérité synthétique. Mais l’exécution est, en Picardie, relativement lourde et maladroite. La manière originale, expressive, extraordinairement savoureuse des praticiens champenois, qui ont subi la forte influence bourguignonne, n’appartient qu’à eux : le coup de ciseau des tailleurs d’images de Reims se reconnaît au premier coup d’œil. Et nulle part la pureté, la simplicité, la noblesse du style de l’Ile-de-France, cette « Attique du Moyen Age », n’ont été dépassées.

IMITATIONS ET FILIATIONS.

Cependant les grandes écoles régionales d’architecture et de sculpture étaient, au commencement du XIVe siècle, en décadence : en art, comme en politique, la France tendait à l’unité, à l’uniformité. C’est pourquoi on ne se contente point aujourd’hui de caractériser ces écoles. Les archéologues sont entrés dans une voie très féconde en essayant de distinguer les rapports de filiation qui existent entre les édifices, considérés comme des individus. Quelques chefs-d’œuvre du XIIIe siècle ont exercé autour d’eux, et même au loin, une influence dont les traces sont évidentes ; on s’en est inspiré ; ils ont été imités, parfois copiés servilement. C’est ainsi que Villard de Honnecourt reproduisit à Saint-Quentin, nous l’avons vu, des dispositions spéciales à la cathédrale de Reims. Il est très intéressant de relever des analogies de ce genre, qui sont, pour ainsi dire, les premiers traits d’un tableau généalogique des monuments de l’art français, et qui accusent l’originalité des modèles. Est-il une preuve plus frappante de la vogue internationale de l’art français au XIIIe siècle que des faits comme ceux-ci : la cathédrale d’Upsal, en Suède, et le chœur de la cathédrale de Nicosie, à Chypre, sont des imitations de Notre-Dame de Paris ; les cathédrales de Tolède et de Burgos reproduisent en grande partie celle de Bourges ; le porche occidental de Léon (Espagne) est une imitation directe des porches latéraux de Chartres ; il y a des liens de parenté très étroits entre les cathédrales de Beauvais et de Cologne, entre celles de Laon, de Reims, de Bamberg et de Naumburg ; entre Saint-Nicaise de Reims (détruit, mais dont on a les dessins) et l’église de Famagouste, entre l’église des dominicains à Saint-Maximin de Provence et la cathédrale de Lucera (Italie du Sud). Sans sortir de France, que de monuments dont les prototypes peuvent être désignés ! L’un des maîtres qui ont conçu le vaisseau de Saint-Denis connaissait certainement la nef d’Amiens et le transept de Paris ; la Sainte-Chapelle de Saint-Germer, bâtie en 1259, est une des filiales de la Sainte-Chapelle du Palais, à Paris ; le clocher de Saint-Pierre de Caen, qui est de 1308, a servi de modèle, directement ou indirectement, à beaucoup de clochers bretons. Mais le plus rationnel de tous les classements se fonde sur la succession chronologique. Il montre que, de l’avènement de Louis IX à la mort de Charles IV, deux grands mouvements ont, l’un après l’autre, entraîné l’art français. Le premier s’était dessiné au XIIe siècle ; il s’est continué, élargi et épuisé au siècle de Saint Louis. Le second, qui commence à la fin de ce siècle, n’acquit toute sa puissance qu’au temps des premiers Valois.

ÉDIFICES DU TEMPS DE SAINT LOUIS.

On a donné au style gothique du siècle de Saint Louis le nom de « lancéolé », à cause de la forme surhaussée des arcs brisés qui, dans plusieurs monuments de cette époque, font penser au fer de lance. Mais, de même que ce n’est pas l’arc en tiers-point qui caractérise l’art gothique en général, ce n’est pas non plus l’arc en fer de lance qui caractérise la seconde période de cet art. Le gothique du XIIIe siècle diffère du gothique antérieur comme la fleur du bouton : il en est l’épanouissement. Aucune innovation capitale ne fut alors introduite dans la technique ; mais les innovations du XIIe siècle sortirent tous leurs effets, entre les mains de maîtres et d’ouvriers dont la surprenante habileté autorisait la hardiesse, par des perfectionnements de détail.

L’artifice de la croisée d’ogives, inventé au XIIe siècle, en localisant la poussée de la voûte sur des points isolés où il était possible d’opposer, par le moyen d’arcs-boutants et de piliers, la résistance nécessaire, avait permis, théoriquement, d’ajourer les murailles qui, désormais, ne portaient plus rien, et d’élever très haut, sans inconvénients, la clé de voûte. Mais on n’avait pas osé s’aventurer tout de suite à tirer rigoureusement les conséquences du principe. Les artistes du XIIIe siècle, plus experts que leurs devanciers dans la construction des arcs-boutants et des piliers — d’où tout l’équilibre architectural dépendait —, ont été en mesure de bâtir des édifices plus vastes, plus hauts, plus clairs que ceux de leurs anciens.

La nef de la cathédrale de Paris, chef-d’œuvre du gothique primaire, a 32 mètres de haut sous clé. Les clés de voûte du chœur de Saint-Pierre de Beauvais, consacré en 1272, sont suspendues à 47 mètres. Ce chœur, de dimensions colossales, d’une hauteur vertigineuse — solide, quoique construit en matériaux médiocres et malgré l’allégement des supports — est le dernier effort de la construction en pierre. La construction moderne peut seule aller au-delà.

Les maîtres du XIIIe siècle ont réduit les murs de certains édifices religieux à l’état de claires-voies, par la suppression quasi-totale des maçonneries pleines. A la chapelle haute de la Sainte-Chapelle de Paris, les murs sont remplacés par d’immenses verrières, à peine séparées par les faisceaux de colonnettes qui portent les retombées des doubleaux et des ogives de la voûte. Le même tour de force a été réalisé dans de grandes cathédrales et dans des églises villageoises (comme Saint-Sulpice-de-Favières, aux environs de Dourdan).

LES « MANIÈRES » INDIVIDUELLES.

L’art des architectes du XIIIe siècle est très savant ; ils n’ont atteint leur idéal de grandeur, de grâce, de sveltesse, de légèreté jaillissante et lumineuse que par des calculs dont l’ingéniosité et la précision étonnent les gens du métier. Pourtant cet art n’était pas encore desséché en formules abstraites ; il est vivant, c’est ce qui en fait le charme. Tous les maîtres, au XIIIe siècle, cherchaient à résoudre les mêmes problèmes et à obtenir des effets semblables ; mais la variété des solutions et des combinaisons adoptées atteste la fécondité de leur imagination créatrice. L’individualité des meilleurs d’entre eux se marque très fortement dans leurs œuvres. L’auteur de la Sainte-Chapelle de Saint-Germain-en-Laye, par exemple, n’avait pas le même tempérament que celui de la Sainte-Chapelle de Paris. L’auteur de la Sainte-Chapelle de Paris avait plus de fantaisie et de virtuosité que celui du réfectoire de Saint-Martin-des-Champs, cette œuvre grave, d’une sobriété raffinée. Le chœur de la cathédrale de Meaux est aussi d’un maître qui ne ressemble à aucun autre. Les grandes constructions de Saint-Germain-des-Prés, qui ont été rasées pendant la Révolution, portaient la marque de Pierre de Montreuil. Et Saint Jean des Vignes de Soissons ? Et les abbayes, si chères à Louis IX, qui les fit et les vit construire, de Royaumont et de Maubuisson près Pontoise ? C’étaient autant de conceptions personnelles, autant d’interprétations originales des grands thèmes généraux de l’architecture à la mode. Les monuments du siècle de Saint Louis se recommandent, non seulement par leur perfection technique, la sûreté et Sa finesse de l’exécution matérielle, mais par des grâces spontanées, et parce que de la pensée, y est, pour ainsi dire, incorporée. Cela est vrai des édifices de premier ordre et d’humbles édifices ruraux, comme ceux qui se voient à Agnetz-les-Clermont, à Donnemarie-en-Montois, à Triel, etc. Cela est vrai, non seulement des églises, mais des autres constructions : il suffit de citer la salle de Sens, le palais épiscopal de Laon, la maison des Musiciens de Reims, la Grange-aux-Dîmes de Provins, les magnifiques remparts de Carcassonne et d’Aigues-Mortes, et ces modestes hôtels de ville qui se sont conservés dans quelques bourgs du Midi : Figeac, Montpazier, Martel, Saint-Antonin, etc. — très simples et cependant d’un aspect si joliment monumental.

LA PEINTURE DÉCORATIVE.

Comme à l’époque antérieure, la peinture et la sculpture ont été, au XIIIe siècle, des arts auxiliaires de l’architecture. Et, ici encore, les contemporains de Saint Louis n’ont, à proprement parler, rien créé ; ils ont continué avec plus ou moins de bonheur la tradition des premiers artistes gothiques.

Il était inévitable que la quasi-suppression des murs amenât une transformation du décor polychrome à l’intérieur des édifices religieux. Au XIIIe siècle, il y eut encore de la place pour les vastes compositions, animées de personnages, dans les grandes salles des châteaux et les réfectoires des couvents : on voyait, par exemple, au château de Hesdin, une « salle aux chansons », où le Jeu de Robin et de Marion était figuré, d’après Adam de la Halle. Mais, dans les églises, les surfaces à décorer étant désormais très réduites, la peinture murale dut s’accommoder à des cadres nouveaux. Les décorateurs n’eurent plus guère qu’à rehausser de teintes appropriées les reliefs d’architecture (clés de voûtes, nervures, gorges, chapiteaux), dans la mesure où c’était nécessaire pour soutenir l’éclat de la lumière du dehors, qui pénétrait à flots par des baies gigantesques, décomposée par les vitraux coloriés qui garnissaient ces baies. Ils furent obligés, à cet effet, de transposer l’harmonie traditionnelle des tons : les tons des peintures romanes, où dominent les blancs, les jaunes et les nuances intermédiaires (verdâtre, brun, gris), sont d’ordinaire discrets et rompus, effacés, lavés, très doux ; au siècle de Louis IX, on employa de préférence les bleus et les rouges francs, les ors, les gaufrures d’or. Du reste, la même prédilection pour les harmonies éclatantes s’est manifestée, au XIIIe siècle, dans la décoration polychrome de l’extérieur des édifices et de la statuaire : chacun sait que les portails, les statues et la plupart des objets sculptés, même en argent ou en ivoire, étaient, au Moyen Age, enluminés et rehaussés d’or. Oh peut juger du parti que les coloristes du temps surent tirer de cette mode par le tympan du porche (transept nord) de la cathédrale de Reims qui, longtemps protégé contre les intempéries par des constructions adventices, a gardé son ancien aspect.

LES VITRAUX, LA STATUAIRE DÉCORATIVE.

L’art du verrier se transforma aussi. Mais il faut avouer que, selon notre goût moderne, les artistes contemporains de Saint Louis n’ont pas réussi à mieux faire, dans cette partie, que ceux de l’âge précédent. Il existe, à la vérité, d’admirables spécimens de la vitrerie du XIIIe siècle : des ensembles à la cathédrale de Chartres et à la Sainte-Chapelle de Paris, des verrières isolées dans presque toutes les grandes églises. Mais la décadence s’annonce : il semble que les verriers, à cause de l’énorme demande qui fut faite de leurs produits, aient cessé vers cette époque — comme les émailleurs de Limoges et pour les mêmes motifs — de travailler avec amour, et que la vogue extraordinaire de la peinture translucide en ait amené quelquefois la fabrication industrielle.

Dans la sculpture, et surtout dans la statuaire d’ornement, il se produisit, au contraire, à partir de 1250 environ, une magnifique renaissance. Le zèle iconoclaste des trois derniers siècles a épargné, aux portails des façades principales ou latérales d’Amiens, de Reims, de Chartres et de Paris, tout un peuple de statues exécutées en France deux cents ans avant Donatello, à l’époque où l’école, où plutôt les écoles de sculpture françaises étaient, sans contredit, les premières de l’Europe. Les archéologues qui ont étudié ces œuvres ont tous été frappés de leur ressemblance avec celles de l’art grec, de l’art grec archaïque à Chartres et de l’art grec contemporain du tombeau de Mausole à Reims. C’est dire une banalité que de constater, chez les sculpteurs français du XIIIe siècle et chez les sculpteurs grecs de la bonne époque, la même sobriété de facture, les mêmes partis pris de simplification, le même souci de l’harmonie des attitudes et de l’effet d’ensemble. C’est aussi un lieu commun de caractériser par l’épithète de « spiritualiste » ou d’« idéaliste » l’inspiration des imagiers contemporains de Louis IX. Le calme, la dignité, la sérénité du « beau Dieu » et de la Vierge qui sont au portail d’Amiens justifient ces affirmations. Mais ce serait une erreur de croire, ou que la technique ait atteint dès lors son plus haut point de perfection, ou que toutes les productions de ce temps soient uniformément « idéales ». On a pu s’appuyer, pour démontrer que les statues d’apôtres de la Sainte-Chapelle de Paris sont postérieures d’un demi-siècle environ à la date de la consécration de cet édifice (1250), sur le fait que les draperies en sont traitées d’une manière qui « dépasse en science et en raffinement de composition tout ce que le XIIIe siècle a produit de plus hardi et de plus complet ». D’un autre côté, la statuaire de Reims est vivante et joyeuse, d’une gaieté toute profane, et d’une profusion telle que d’exquises figurines ont été placées à l’extérieur, comme supports, en des endroits où personne ne peut les voir. La prodigieuse dextérité, l’incomparable aplomb et le « naturalisme » des praticiens de la période suivante s’annoncent dans l’iconographie si variée de l’époque « spiritualiste », à Reims, à Bourges et à Paris.[4]

ÉDIFICES DU TEMPS DE PHILIPPE LE BEL.

A la fin du XIIIe siècle, des changements interviennent qui ont invité les historiens à l’art à marquer ici la fin du gothique « lancéolé » et les débuts du gothique « rayonnant ». A l’époque « rayonnante », dit-on, le temps des recherches fécondes, de la spontanéité, de l’initiative, et aussi de la simplicité, est passé : les constructeurs, en pleine possession d’une science constituée, sont autant des ingénieurs que des artistes et Ils surchargent d’ornements leurs édifices, tout en supports et en étais, pour en dissimuler la maigreur ; la décadence de la décoration au moyen de mosaïques transparentes, ou vitraux, déjà commencée, se consomme ; et il y a une renaissance de la sculpture iconique, qui s’attache désormais à représenter les individus tels qu’ils sont.

Les monuments religieux du style que l’on pourrait appeler le « style Philippe le Bel » sont, en effet, des constructions théoriquement irréprochables, et, en fait, très élégantes, mais fragiles, mathématiques, et comme en filigrane. Les principaux sont les chœurs de la cathédrale d’Évreux et de la cathédrale de Bordeaux, les chapelles absidales de Paris et celles de la nef de Saint-Denis (côte nord), les portails du transept de Rouen, Saint-Urbain de Troyes, Saint-Just de Narbonne et Saint-Nazaire de Carcassonne (en partie) ; Saint-Ouen de Rouen, commencé en 1318, est un peu postérieur. A cette époque, les écoles provinciales ont disparu ou végètent : ce sont des maîtres « français » qui ont élevé, sur le soi languedocien ou gascon, le chœur de Bordeaux, le chœur, le transept et les chapelles de Saint-Nazaire, peut-être les plus heureux spécimens du gothique tertiaire. Le chœur de Bordeaux fut bâti presque tout entier pendant les premières années du XIVe siècle, sous l’épiscopat et le pontificat de Bertrand de Got (Clément V). Saint-Nazaire, dû aux libéralités de Pierre de Roquefort, évêque de Carcassonne, était fini en 1321. Quant aux palais que Philippe le Bel et Jean XXII avaient fait bâtir à Paris et à Avignon, ils n’existent plus.[5]

Saint-Nazaire de Carcassonne a conservé ses verrières et quelques traces de peintures. Les vitraux sont des « grisailles », conformément à une mode qui fut assez répandue à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle. Des motifs d’économie n’ont pas été étrangers, sans doute, à la vogue de ces « grisailles », aux fonds monotones, composés de motifs architectoniques, sans bordures intéressantes, tristes et pauvres de ton. Il semble que le don de la couleur se soit oblitéré, après Saint Louis, en même temps que le goût des polychromies violentes.

Mais l’épanouissement définitif de la sculpture et surtout de la statuaire, pendant l’âge « rayonnant », compense et l’excessive perfection abstraite des architectures, et la dégénérescence de la décoration en couleur. Sur la carcasse grêle des édifices, les imagiers du XIVe siècle commençant ont jeté un marteau de guipures ; les façades et l’intérieur, ils en ont fait des musées. La sculpture ornementale (dont les portails de la Calende et des Libraires, à la cathédrale de Rouen, offrent des modèles achevés) est beaucoup plus compliquée, sinon plus belle, que celle de l’âge antérieur : on copie non plus, comme autrefois, les arums et les plantes de marécage, mais la vigne, le lierre, le rosier, le chardon, le persil, la chicorée, le chou frisé, les végétaux tourmentés, déchiquetés et crispés. Cette flore délicate est appliquée aux gables, aux pignons, aux pinacles et aux consoles, qui sont multipliés à l’extérieur, et déjà — ce qui n’est devenu commun qu’au XVe siècle — aux membres montants de l’architecture intérieure, à la place de chapiteaux supprimés. Pareille décoration n’était possible qu’en un temps où le praticien avait acquis, dans le maniement du ciseau, une virtuosité extraordinaire, et où le goût du somptueux, du difficile et du rare avait remplacé le sentiment de la beauté ingénue et saine. Quant à la statuaire, elle a bénéficié aussi des progrès de la technique ; grâce à ces progrès, elle a pu, au lieu de reproduire des types synthétisés, et jusqu’à un certain point, convenus, s’essayer à la reproduction des individus vivants. Le contact avec la vie l’a sauvée du maniérisme. Cet art, alors français par excellence, s’est ainsi rejeuni, retrempé pour des destinées nouvelles. L’évolution, nous l’avons vu, s’était préparée de longue main : l’« inquiétude du portrait », dans la statuaire monumentale, s’accentue insensiblement de la cathédrale de Reims à Saint-Urbain de Troyes, à la cathédrale de Bordeaux et au portail des Libraires. On a souvent comparé, pour les opposer, la Vierge encore tout idéale du portail sud de la façade d’Amiens et celle de la Porte Dorée de la même cathédrale qui présage, de bonne heure, le triomphe du « naturalisme » : les Vierges un peu lourdes, bonnes filles et bourgeoises des ateliers franco-flamands du XIVe siècle, et ces parodies involontaires, les Vierges maritornes des ateliers allemands.

LES MONUMENTS FUNÉRAIRES.

Lorsque le mouvement naturaliste se fut dessiné nettement, la statuaire se détacha de l’ordonnance architectonique. Les « imagiers-tombiers » créèrent le monument funéraire dont l’image du défunt est la pièce principale et qui est, à lui seul, un ensemble complet ; sous Philippe le Bel et ses fils, ces artistes formaient déjà à Paris une corporation puissante. On conserve à Saint-Denis un grand nombre de statues en marbre de Flandre et du Hainaut, taillées par les plus anciens tombiers français, hennuyers et flamands de Paris ; ce sont les premiers chefs-d’œuvre de la statuaire proprement dite, indépendante de l’architecture, qui se suffit à elle-même. Citons les statues des rois de France (depuis Philippe le Hardi) ; celle de Charles d’Étampes (mort en 1326), provenant des Cordeliers ; celles de Louis de France, comte d’Évreux (mort en 1319) et de Charles de Valois (mort en 1325), provenant des Jacobins ; celle de Catherine de Courtenay (ou de Mahaut d’Artois ?), provenant de Maubuisson, etc. Les tombeaux d’Haymon, comte de Corbeil, et de Matifas de Buci (mort en 1304) sont encore à Saint-Spire de Corbeil et à Notre-Dame de Paris.

LES ARTS MINEURS.

Les « arts mineurs » et, comme ont dit, « industriels », se sont développés, pendant le Moyen Age, parallèlement aux « arts majeurs », en harmonie avec eux, et à leur service. Cela contribuait grandement à embellir la vie, que la vulgarité proprement dite ou la vulgarité prétentieuse des objets usuels enlaidissent de nos jours.

Ce sont les histoires spéciales de l’orfèvrerie, de l’ivoirerie, de l’émaillerie, de la hucherie (menuiserie), de la ferronnerie, de la fabrication des livres, des étoffes et des armes qu’il faut consulter pour savoir ce que Ton sait aujourd’hui du style et des procédés des ouvriers contemporains des derniers Capétiens directs. On ne sait, d’ailleurs, presque rien, car les comptes et les inventaires du temps n’apprennent pas autre chose, d’ordinaire, que le fait de l’existence de telle chose à telle époque, et son prix ; quant aux objets eux-mêmes, à l’exception des émaux de Limoges en taille d’épargne, sur cuivre, et des livres manuscrits, ornés de miniatures, ils sont extrêmement rares.

Quantité de textes établissent que la tapisserie de haute lisse était florissante au XIIIe siècle, et que, dès le commencement du XIVe, les ateliers de Paris et d’Arras produisaient beaucoup ; on ne connaît, cependant, aucun spécimen authentique de tapisseries aussi anciennes. Il est certain que les « huchiers » ont alors fabriqué, par milliers, des meubles en bois (lits, armoires, coffres, lutrins ou « estaplels », etc.), peints, ferrés (c’est-à-dire décorés d’applications en ferronnerie) et sculptés, qui étaient des merveilles de combinaison, de coupe, de trait et de taille. Qu’en reste-t-il ? Une armoire très simple, jadis peinte, à l’église d’Obazine (Corrèze) ; l’armoire de la cathédrale de Bayeux ; un coffre ferré, provenant de l’abbaye de Saint-Denis, au Musée Carnavalet ; un autre coffre au Musée de Cluny. Il n’existe plus d’autres boiseries sculptées du XIIIe siècle que les stalles de Notre-Dame de la Roche près Chevreuse et de la cathédrale de Poitiers. Les « imagiers » du XIIIe siècle, qui travaillaient l’ivoire et les métaux, tant communs que précieux, n’étaient pas moins experts que leurs confrères, les tailleurs de pierre et de marbre ; ils avaient la même éducation artistique : quelques pièces, sorties de leurs mains, et conservées, non parce qu’elles étaient exceptionnellement belles, mais par hasard — comme le fameux « Couronnement de la Vierge », en ivoire, qui est au Louvre —, l’attestent avec l’éclat. De leur œuvre il ne subsiste, çà et là, dans les musées de l’Europe, qu’un petit nombre d’épaves.

 

 

 



[1] Raoul de Hédincourt, un des compagnons de Pépin de Huy, qui travailla à la chapelle de Saint-Jacques, est aussi désigné comme ayant collaboré au tombeau de Robert l’Enfant. Il n’est pas toujours facile de distinguer, d’après les mentions des comptes, les artistes des praticiens, et les entrepreneurs des exécutants.

[2] Les devis anciens sont très rares (voir Mortel, dans le Bulletin monumental, 1897). Les comptes ne sont très abondants que dans le Trésor des chartes d’Artois ; ils ont été dépouillés, pour les années 1302-1329 par J.-M. Richard (Mahaut, comtesse d’Artois et de Bourgogne, 1887). Les comptes de construction des grands édifices religieux et des monuments élevés par les rois et par les princes qui, dès la fin du xiiie siècle, commencent, pour ainsi dire, la lignée des grands amateurs du siècle des Valois, sont presque tous perdus.

[3] Les amateurs de l’étranger appelaient non seulement des maîtres français, mais, avec eux, les ouvriers de leurs chantiers. Il est facile de distinguer les édifices gothiques qui ont été construits ainsi à l’étranger par des ouvriers français de ceux qui l’ont été par des ouvriers indigènes, sur les plans d’un maître français ou d’un maître du cru : l’exécution de ceux-ci laisse beaucoup à désirer. La charmante église de Wimpffen est, sur le sol allemand, une église vraiment française. Sainte-Elisabeth de Marburg, les églises de Chalcis et de Mistra (en Morée) sont des contrefaçons «coloniales». Voir les travaux de Enlart, notamment : Origines françaises de l’architecture gothique en Italie, 1894 ; L’Art gothique et la Renaissance en Chypre, 1899.

[4] Les scènes traditionnelles et les représentations allégoriques dont les imagiers du XIIIe siècle ornaient les églises en faisaient « le livre des ignorants ». Mais le sens s’en est obscurci pour les modernes. Emile Mâle a essayé d’en donner l’explication systématique : L’Art religieux du XIIIe siècle en France. Essai sur l’iconographie du Moyen Age et sur ses sources d’inspiration, 1898.

[5] Les grandes constructions pontificales d’Avignon qui subsistent sont postérieures. Clément V, qui considérait Avignon comme une résidence provisoire, se contenta de l’hospitalité des dominicains de cette ville. Jean XXII, installé dans le château de l’évêque, entreprit d’agrandir cet édifice et de bâtir à côté un palais pontifical ; mais, de l’œuvre de Guillaume de Coucouron, son architecte, D ne reste pas une pierre. Voir Faucon Les Arts à la Cour d’Avignon sous Clément V et Jean XXII, Ecole française de Rome. Mélanges d’archéologie et d’histoire, 1882