Saint Louis, Philippe le Bel, les derniers Capétiens directs (1226-1328)

 

Livre II — Les événements politiques de 1286 à 1328

VII - La France et les pays voisins - 1285-1328

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

LA politique extérieure des derniers Capétiens directs était commandée, dans ses grandes lignes, par la nature des choses. Le royaume de France était la première puissance de l’Europe ; ses chefs ne pouvaient pas ne pas essayer d’en profiter pour s’agrandir aux dépens de leurs ennemis naturels et de leurs voisins : le parfait désintéressement de Saint Louis est un cas exceptionnel. Or, à la fin du XIIIe siècle, le roi de France avait des ennemis naturels : les deux princes qui étaient possessionnés à la fois dans le royaume et hors du royaume, le duc de Guyenne (roi d’Angleterre) et le comte de Flandre (prince d’Empire) ; tandis que, du côté de l’Est, la masse homogène du royaume attirait les pays de l’ancienne Lotharingie et de l’ancien royaume d’Arles qui, à demi détachés de l’Empire, flottaient entre l’Allemagne et la France. Le danger était qu’au lieu de viser la Guyenne, la vallée du Rhône et la rive gauche du Rhin, on gaspillât l’énergie nationale dans des entreprises prématurées, ou absurdes, au-delà des Alpes ou des Pyrénées. Cette faute avait été commise par Philippe le Hardi. De 1285 à l’avènement des Valois, elle a été évitée.

Est-ce à dire que le gouvernement de Philippe le Bel et de ses fils ait eu, en politique étrangère, des intentions claires, profondes et suivies ? Quelques historiens l’ont supposé. Mais il y a lieu d’en douter ; car les hommes de ce temps qui avaient des idées systématiques n’ont pas été admis à en essayer l’application ; et, si l’on s’en tient aux faits, il semble que les personnages au pouvoir n’aient pas eu de plans arrêtés.[1]

 

I. LES IDÉES DE PIERRE DUBOIS

Un certain Pierre Dubois, contemporain de Philippe le Bel, a beaucoup écrit sur toutes sortes de questions, politiques et sociales. Il avait un tempérament de journaliste. La politique extérieure de la France était un des sujets qui le passionnaient ; il a fait parvenir au roi, sur ce sujet, plusieurs élucubrations véhémentes et bizarres.

Il était normand ; il avait étudié à l’Université de Paris, où il entendit Thomas d’Aquin et Siger de Brabant. En 1285, à l’époque de l’expédition d’Aragon, il avait déjà commencé à réfléchir sur la manière de gouverner les Etats. En 1300, il exerçait à Coutances la profession d’avocat ; il écrivit, cette année-là, le premier de ses ouvrages qui aient été conservés, « sur les moyens d’abréger les guerres et les procès » : Summaria, brevis et compendiosa doctrina felicis expeditionis et abreviationis guerrarum ac litium regni Franciae. Deux ans après, la querelle entre Philippe et Boniface lui fournit l’occasion de rédiger divers pamphlets, très violents, contre le pape ; il nous apprend que maître Richard Leneveu, archidiacre d’Auge, personnage fort avancé dans la faveur royale, se chargea d’en présenter un au roi. En janvier Î304, Jean de la Forêt, autre familier de la Cour, fut prié par Pierre Dubois de soumettre au roi, à Toulouse, un nouvel opuscule, qui était sans doute un remaniement de la Summaria doctrina. Le grand traité De recuperatione Terrae Sanctae, dont l’auteur aurait voulu que des exemplaires fussent envoyés au roi d’Angleterre Edouard Ier (t juillet 1307) et au pape Clément V, contient aussi beaucoup de considérations qui sont déjà dans l’écrit de 1300, avec, des développements nouveaux. En 1308, l’avocat coutançais revint à la charge avec plus d’ardeur que jamais : des invectives contre les templiers, une seconde édition du De recuperatione qui fut placée sous les yeux de Philippe le Bel, deux autres écrits sur la question du Saint Empire et sur la question d’Orient, voilà, pour cette année-là, l’inventaire de ses productions. On possède aujourd’hui une douzaine de mémoires ou de pièces qui sont certainement de lui ; nul doute que cet infatigable donneur d’avis, qui ne craignait pas de tirer plusieurs moutures du même sac, en ait composé beaucoup d’autres.

Pour apprécier à leur juste valeur les idées politiques de Dubois, il faudrait savoir en quelle estime le tenaient ses contemporains. Au sentiment des modernes qui ont parlé de Dubois depuis la découverte de ses œuvres (c’est-à-dire depuis les années 1850 environ), ce personnage, « aux gages » de Philippe le Bel, aurait « joui du plus grand crédit dans les Conseils de la Couronne » ; il aurait « inspiré la politique » du roi ; sa plume aurait été « plusieurs fois réquisitionnée par le gouvernement pour préparer l’opinion ». De quoi, cependant, la preuve n’a jamais été fournie. Le principal indice qu’il soit possible d’alléguer à l’appui de ces hypothèses est que plusieurs opuscules du politicien normand ont été transcrits dans le registre XXIX du Trésor des Chartes de France et nous sont parvenus, pour ainsi dire, à l’état de documents officiels. Mais voici des arguments en faveur d’une hypothèse contraire : Pierre Dubois a très souvent offert ses services, et rien n’indique qu’il ait été employé ; il aspirait à jouer un rôle de premier ordre, et il n’a jamais fait partie des Conseils où se prenaient les décisions : il est resté avocat à Coutances. Il reproduit l’accusation si souvent dirigée contre Philippe le Bel d’écouter trop docilement les avis de ses conseillers : il n’a donc pas été au nombre des conseillers qui avaient l’oreille du roi. Enfin il est hanté d’idées fixes, arrogant, brutal et amer, comme un inventeur méconnu : il est persuadé que Satan s’occupe assidûment à ruiner tous ses projets ; l’enfer est ligué contre lui. Du reste, si ses amis en place et ses protecteurs, Henri de Rie, vicomte de Caen, Richard Leneveu et Jean de la Forêt n’ont pas réussi à le faire sortir de la foule des solliciteurs et des rédacteurs de placets, cela n’a rien d’étonnant : ce logicien, cet idéologue, cet homme à projets, était, quoique passionnément monarchiste, naturellement irrespectueux et révolutionnaire. Pierre Dubois est le type de ces individus que les gouvernements ne s’associent jamais, dont ils se méfient toujours, quoiqu’ils les voient parfois sans déplaisir batailler à leur profit. Que la rhétorique haineuse de Dubois contre les ennemis du roi, Boniface et les templiers, ait plu en haut lieu, c’est probable ; elle a plu sûrement au compilateur qui a transcrit dans un registre du Trésor des Chartes les pièces les plus intéressantes (à son gré) des archives de la Couronne au temps de Philippe le Bel. Mais que les idées de Pierre Dubois aient pesé le moins du monde dans la balance politique, nous ne le croyons pas du tout. Même si l’on admet que les idées de Pierre Dubois représentent, non pas celles des conseillers de Philippe le Bel qui étaient chargés des responsabilités du pouvoir, mais simplement les idées de Pierre Dubois, c’est-à-dire d’un juriste de province, dont l’esprit était indépendant, hardi, confus et un peu chimérique, il est encore très intéressant de les connaître. Au pis aller, la Summaria doctrina, le De recuperatione et les opuscules de 1308 font voir comment se présentaient, au début du XIVe siècle, pour un contemporain, les problèmes principaux de la politique internationale.

LA « SUMMARIA DOCTRINA ».

L’auteur de la Summaria doctrina pose, d’abord, en principe, que l’univers doit être soumis aux Français. La France est un pays favorisé entre tous : l’expérience a prouvé que les astres se présentent sous un meilleur aspect et exercent une influence plus favorable dans ce royaume que dans les autres. La preuve, c’est que la prouesse et le caractère des fils que les Français engendrent dans les pays étrangers s’altèrent, au moins à la troisième ou à la quatrième génération ; on l’a bien vu jadis, par l’exemple des régnicoles qui se sont expatriés. Mais, pour que l’univers soit soumis aux Français, « les plus raisonnables des hommes », comment faire, sans violer la justice ?

Il faut, en premier lieu, s’entendre avec le pape. « Par la médiation du roi de Sicile, on obtiendra de l’Église romaine que les rois de France soient désormais sénateurs de Rome par procureur, et détiennent le Patrimoine de l’Église, à la charge de remettre au pape, chaque année, les revenus qu’il en retire maintenant ; la France recevra, en échange, l’obéissance des châteaux et des villes du Patrimoine, l’hommage de la Toscane, de la Sicile, de l’Angleterre et de l’Aragon, pays vassaux du Saint-Siège. » Pierre Dubois ne voit pas ce qui pourrait s’opposer à cette combinaison. Le roi de France, maître des Etats de l’Église, les fera produire davantage, parce qu’il les administrera mieux. Quant au pape, c’est son devoir d’abdiquer un pouvoir temporel dont le maintien fut, de tout temps, si difficile, et fit répandre tant de sang ; il n’hésitera pas à transférer à un honnête homme, et puissant, tel que le roi, la jouissance de ses possessions territoriales, en la forme d’une emphytéose perpétuelle, sous la garantie d’une pension. « Il dépend de lui de se débarrasser de ses occupations terrestres, et de conserver ses ressources ordinaires sans en avoir les charges ; s’il ne veut pas accepter un si grand avantage, il encourra les reproches de tous pour sa cupidité, son orgueil et sa téméraire présomption... »

Après cela, il est indiqué que le roi saisisse la Lombardie. La Lombardie est une contrée très riche, qui appartient théoriquement au roi d’Allemagne, mais qui, en fait, n’obéit à personne. « Il faut obtenir de ce roi la cession de ses droits, s’il est vrai, comme on le dit, que la royauté d’Allemagne soit déjà ou doive incessamment devenir héréditaire dans sa famille ; si c’est un faux bruit, on traitera avec les électeurs de l’Empire. Ainsi seront arrêtés les excès des Lombards contre les autres nations, les rapines, les homicides, les usures et beaucoup d’autres péchés dont ils sont notoirement coupables. » Mais si les Lombards, qui jadis ont résisté à tant d’empereurs et de rois, refusent d’obtempérer ? Voici la manière de les traiter : « Le roi ruinera leur pays, jusqu’à ce qu’ils aient remis entre ses mains les richesses de l’univers, accaparées par leur astuce. » Jamais pareil butin n’aura été fait : une quantité infinie de soudoyers s’enrôleront pour cette campagne sans demander de gages, dans l’espoir de participer aux dépouilles : « Vous possédez, sire, un trésor inépuisable d’hommes qui suffirait à toutes les guerres qui peuvent se présenter. Si Votre Majesté connaissait les ressources de son peuple, elle aborderait, sans hésitation et sans crainte, les grandes entreprises dont je parle. »

L’Empire d’Orient, la Castille et la Hongrie seront aisément rattachés à la France. En effet, la main de l’héritière des empereurs de Constantinople, Catherine de Courtenay, est libre : Philippe l’obtiendra pour son frère [Charles de Valois], ou pour quelqu’un des siens, qui, par reconnaissance, s’avouera l’homme du roi. En Castille, c’est un usurpateur qui règne ; le roi rétablira l’infant de la Cerda, petit-fils de Saint Louis, à condition que la couronne de Castille relève désormais de la couronne de France. Le roi de Sicile [Charles II d’Anjou] entreprendra la conquête de la Hongrie, qu’il convoite, avec le secours de la France, à des conditions analogues.

« Quant à l’Allemagne, dit Dubois en terminant, il est difficile qu’il se passe un temps bien long avant que le roi de ce pays ait besoin de réclamer votre secours. D’ailleurs, les fils de votre sœur [Blanche, qui venait d’épouser le fils d’Albert Ier], qui doivent hériter du trône et de quelques provinces de ce royaume, pourront être élevés dans votre palais, en sorte qu’un jour, grâce à eux, vous verrez vos vœux accomplis. »

Cela fait, à l’exemple des empereurs romains qui ont administré tant de provinces, et du Khan des Tatars, qui, sans se déplacer, envoie ses lieutenants combattre et gouverner en son nom, le roi restera chez lui, sous la bienfaisante influence des constellations de France, « pour vaquer à la procréation des enfants et à la formation des armées, ordonnateur et dispensateur de tout ce qui se fera en deçà de la mer méridionale ».

LE « DE RECUPERATIONS TERRAE SANCTAE ».

Le De recuperatione Terrae Sanctae est divisé en deux parties. La première était, dans la pensée de Pierre Dubois, une circulaire au pape et aux princes de l’Europe ; la seconde s’adresse au roi.

Dans la première, l’excellent homme s’est cru obligé à des précautions diplomatiques : il aurait été de mauvais goût, il l’a senti, de prêcher au pape et aux princes étrangers les vertus du ciel de France et la supériorité naturelle des Français. Son thème est qu’il faut reconquérir la Terre Sainte, et pour cela, mettre un terme aux conflits fratricides qui désolent l’Occident et l’Orient chrétiens : « Les Allemands et les Espagnols, quoique très belliqueux, ont, depuis longtemps, cessé de secourir la Terre Sainte, à cause de leurs guerres civiles ; les guerres des cités souveraines de Gênes, de Venise, de Pise, de Lombardie et de Toscane sont encore plus funestes à l’action commune de la Chrétienté. » N’y a-t-il donc point de remèdes ? En voici quatre ou cinq. Un concile proclamera la paix entre toutes les nations catholiques ; il y aura un tribunal international d’arbitrage. Le caractère électif de l’Empire est une cause de troubles : il faudra demander que le royaume d’Allemagne et l’Empire soient confirmés à perpétuité au roi actuel (regi moderno) et, après lui, à sa prospérité. D’un autre côté, que de guerres ont été livrées pour la défense du Patrimoine de Saint-Pierre ! Dubois n’a pas pu se tenir d’insérer ici sa théorie de la cession des États de l’Église, en emphytéose perpétuelle, « à un grand roi ou à un prince » (alictti magno regi seu principi), qu’il s’abstient de nommer. Enfin les choses d’Espagne seront réglées, au plus grand profit de la croisade : les infants de la Cerda ont été jadis dépouillés par don Sanche, leur oncle paternel ; tant que les suites d’une pareille injustice subsisteront, la paix des chrétiens sera en péril ; heureusement, il y a un moyen d’arranger tout : le pape donnera le royaume de Grenade — où Ferdinand IV, fils de don Sanche, tolère des Sarrasins, qui lui paient tribut — à l’aîné des infants de la Cerda ; au puîné il attribuera le royaume de Portugal, ou un autre de ceux que détient, contre tout droit, le fils de don Sanche ; à celui-ci on laissera la Castille, à condition qu’il aide le futur roi de Grenade à chasser les Sarrasins. Dès lors l’Espagne tout entière sera en mesure d’envoyer une immense armée en Palestine. En passant, cette armée ferait très bien de conquérir la Sardaigne ; on la donnerait à Frédéric, prince des Aragonais de Sicile, en échange de la Sicile, que ledit Frédéric rendrait à ses maîtres légitimes, c’est-à-dire à la maison d’Anjou. Un dernier mot : quand les croisés reviendront victorieux, ce sera, de leur part, une bonne œuvre de traverser la Grèce, et d’attaquer au nom de Charles de Valois, représentant des droits de Catherine de Courtenay à l’Empire de Constantinople, l’usurpateur Paléologue qui refuse de s’en aller. Mais, avant tout, il y a lieu de convoquer, à Toulouse, un concile général, un « congrès » de tous les prélats et de tous les princes chrétiens.

Dans la seconde partie de l’opuscule, Pierre Dubois jette le masque ; il ne prend plus la peine de dissimuler, sous le voile transparent de l’intérêt général, ses ambitions patriotiques. Il se propose, dit-il, de relever les avantages de son système. D’abord, pour le pape : « Le pape Clément, ayant abandonné au roi de France ses biens temporels, à l’abri des miasmes de Rome, vivra longtemps, en bonne santé, sur sa terre natale de France » ; là, il créera tant de cardinaux français que la Papauté échappera aux mains rapaces des Romains. Ensuite et surtout, avantages pour la France, pour le roi, pour ses enfants et pour ses parents. Le système de l’auteur assurerait à la France la rive gauche du Rhin, ou, tout au moins, la Provence, la Savoie, les droits de l’Empire en Ligurie, en Vénétie et en Lombardie. Par Charles de Valois, les Angevins et les nouveaux rois de Grenade et de Portugal, le roi tiendrait l’Espagne et l’Italie.[2]

VALEUR ET ORIGINALITÉ DFS IDÉES DE PIERRE DUBOIS

La paix perpétuelle de la Chrétienté, sous l’hégémonie de la France, tel est, en résumé, le rêve de l’homme de loi bas-normand. Les voies et moyens qu’il propose sont saugrenus : Pierre Dubois, redistribuant les royaumes avec un superbe mépris des difficultés d’exécution, ressemble aux fortes têtes de village qui, combinant des alliances entre les potentats, remanient tous les jours à leur gré la carte du monde. Le gouvernement de Philippe le Bel était payé pour savoir que l’Angleterre et l’Aragon ne reconnaîtraient pas si aisément la seigneurie de la France, et que, si les villes lombardes faisaient mine de résister aux Français aussi énergiquement que les villes de la Flandre, dont Dubois ne parle pas, il y aurait du fil à retordre. Un homme d’État instruit des véritables relations entre la France et l’Empire n’aurait pas cru, sans doute, que la cession du royaume d’Arles, de la rive gauche du Rhin et de la vallée du Pô, pût être obtenue à l’amiable.

Toutefois, les grands projets du De abreviatione et du De recuperatione, qui ne sont pas d’un « homme de génie », ni même d’un bon esprit, ne sont pas non plus d’un fou. Beaucoup de gens partageaient les sentiments et les illusions qui les ont inspirés.

Les idées de Pierre Dubois ne sont même pas aussi originales qu’elles en ont l’air. Dans son Traité des louanges de Paris, Jean de Jandun dit aussi que « le gouvernement monarchique de tout l’univers appartient aux très illustres et souverains rois de France ». Les lieux communs d’un fol orgueil patriotique, fait de présomption et d’ignorance, qui perce jusque dans les documents émanés de la Chancellerie royale, foisonnent dans la littérature du temps. A l’étranger, la vanité des Français était passée en proverbe. On n’avait pas attendu, en France, la défaite de Boniface et le transfert du Saint-Siège à Avignon pour demander la mainmise de l’État sur l’Église et cette translation du Patrimoine de Saint-Pierre au roi de France qui paraît, au premier abord, une fantaisie de Dubois : « L’Eglise d’outremonts [de Rome], disait-on déjà en 1273 à Philippe III, se devrait réjouir si elle était gouvernée par le roi quant à sa temporalité... » Des princes français ont été réellement candidats à l’Empire d’Occident et à l’Empire d’Orient. Enfin la pensée de fortifier la suprématie de la France en soutenant les intérêts des princes capétiens en Italie, en Espagne et en Hongrie, était trop naturelle pour que tout le monde ne l’eût pas ; sur ce point encore, Dubois n’a été que l’écho de l’opinion : publique.

Ce qui manque dans les mémoires de Dubois, c’est une estime intelligente des forces très redoutables qui s’opposaient à l’expansion de la France. La grande erreur de cet écrivain superficiel est de croire qu’il suffit, pour résoudre tous les problèmes, de domestiquer le pape, et de faire jouer, au profit du roi, l’influence du pape domestiqué. Il est regrettable que nous ne connaissions pas, comme nous connaissons les siennes, les vues des hommes d’État du temps. On voudrait savoir si les hommes chargés de la direction effective des affaires ont mieux compris la situation respective de la France et des pays voisins à cette époque critique de l’histoire européenne, ou s’ils se sont perdus aussi dans des rêves gigantesques. Assurément, la situation de la France était alors très favorable. La France paraissait sur le point d’annexer d’énormes morceaux du territoire impérial. Mais les annexions n’étaient pourtant pas si faciles, l’événement l’a bien prouvé ; et, quatre cents ans plus tard, Louis XIV disputait encore les lambeaux de territoire que Philippe le Bel avait acquis.

Il n’est pas possible d’exposer ici, en un tableau d’ensemble, chronologique et synchronique, les différentes parties que le gouvernement de la France a jouées, à partir de 1285, quoiqu’elles aient été, jusqu’à un certain point, liées. Force est donc d’étudier séparément le jeu du roi avec chacun de ses principaux partenaires : les royaumes du Midi, l’Angleterre et la Flandre, l’Empire.

 

II. LE MIDI ET L’ORIENT[3]

A l’avènement de Philippe le Bel, la France était en guerre avec l’Aragon, dans l’intérêt du Saint-Siège et des Angevins d’Italie.

LIQUIDATION DES AFFAIRES D’ARAGON.

Tous les personnages qui avaient eu un rôle de premier ordre dans la croisade d’Aragon (Charles d’Anjou, Martin IV, Philippe III, Pierre III) étant morts, le bon sens s’accordait avec les sentiments personnels du nouveau roi — qui, par sa mère, était de la maison d’Aragon, et que, en France, on appela pendant longtemps « l’Aragonais » — pour mettre fin à cette désastreuse aventure. Mais la liquidation des problèmes difficiles que le conflit avait posés dura dix ans. Pendant ce temps, le roi de France obtint du pape des décimes pour la continuation d’une guerre qu’il était résolu à ne pas faire ; et son frère, Charles de Valois, roi d’Aragon in partibus, reçut une compensation honnête, aux frais des Angevins : pour qu’il renonçât à sa couronne dérisoire, on lui fit obtenir la main de Marguerite, fille de Charles II d’Anjou, qui lui apporta en dot les comtés d’Anjou et du Maine. La pacification définitive n’intervint, par le traité d’Anagni, qu’en 1295. Encore le roi de Majorque, l’allié de Philippe III, n’obtint-il que plus tard la restitution de ce que les Aragonais lui avaient pris. Le Val d’Aran resta aussi, après comme avant 1295, un sujet de négociations entre la France et l’Aragon : en 1312, les commissaires des deux rois s’en rapportèrent enfin à l’arbitrage du cardinal de Tusculum, qui prononça en faveur de l’Aragon, c’est ainsi qu’après vingt-sept ans le Val, occupé par les Français pendant la campagne de 1285, fut rendu, pour toujours, à ses anciens maîtres.

A partir de 1295, la correspondance échangée entre les rois de France et d’Aragon est amicale, mais réservée. En 1302, Philippe essaya d’entraîner l’Aragon dans son conflit avec Boniface : « Le pape, fit-il dire à Jaime II, n’est qu’un homme ; il est mortel ; sa faveur est transitoire ; il n’est pas votre parent ; le roi et les siens, au contraire, sont liés à vous et aux vôtres par le sang et par des alliances ; songez aussi que le pape pourrait bien s’attaquer à vous, s’il réussissait à triompher du roi de France au temporel » ; mais Jaime accueillit ces ouvertures avec froideur : « Ce scandale entre le pape et le roi nous déplaît beaucoup, répondit-il ; si le pape nous écrit, nous agirons comme il faudra, ut decebit. » La même année, Jaime essaya, de son côté, d’entraîner la France dans sa guerre contre la Castille, en faveur des infants de la Cerda : « Le roi d’Aragon est seul à aider les infants et cependant les motifs qui l’y décident sont de nature à émouvoir les Français, car la maison de France a l’habitude de défendre la justice, domus Franciae consuevit justiciam persequi » ; mais Philippe répondit qu’il ferait très prochainement savoir au roi d’Aragon sa pensée à ce sujet, et il ne lui fit rien savoir. Après 1302, il y eut des projets de mariage et d’entrevue qui firent couler beaucoup d’encre dans les chancelleries de France et d’Aragon ; mais ils n’aboutirent pas.

Les trois autres royaumes pyrénéens n’ont pas causé non plus d’embarras aux derniers Capétiens directs. La reine Jeanne, femme de Philippe le Bel, laissa sa couronne de Navarre à ses fils, qui se sont intitulés en conséquence « rois de France et de Navarre ». Depuis Philippe III, le petit roi de Majorque et de Roussillon, seigneur de Montpellier, fut un satellite de la France, quoiqu’il eût souvent à se plaindre des entreprises françaises sur sa ville de Montpellier. Enfin la Cour de France fit des avances à don Sanche l’Usurpateur, qui régnait en Castille au détriment des infants de la Cerda, tant que la paix avec l’Aragon ne fut pas conclue. Et Philippe refusa toujours d’aider les infants ; il se contenta de retenir à son service ceux de leurs partisans qui s’exilaient : au commencement du XIVe siècle, les soudoyers castillans ont été très nombreux, comme les soudoyers de Navarre, dans les armées de la France ; c’est alors que se dessina le courant qui a déversé sur notre pays, pendant un siècle et demi, tant de coupe-jarrets espagnols du type de Rodrigue de Villandrando, ces Suisses féroces des rois de la dynastie de Valois.

RELATIONS AVEC L’ITALIE.

En Italie, la paix générale de 1295 ne rendit pas, comme on l’avait espéré, la tranquillité aux Angevins. Le roi d’Aragon renonça, il est vrai, à la Sicile ; mais les Aragonais établis en Sicile depuis les Vêpres siciliennes proclamèrent, sans son aveu, l’indépendance de l’île. La guerre continua donc entre les Angevins de Naples, réconciliés avec F Aragon, et les Aragonais de Sicile. Boniface VIII, adversaire fanatique des prétentions aragonaises, se jeta dans cette lutte avec son ardeur accoutumée. Il fit prêcher la croisade contre Frédéric, prince des Aragonais de Sicile, et — comme naguère Martin IV en pareilles circonstances — il appela les Français.

Le roi de France laissa son frère agir.

Charles de Valois, veuf de Marguerite de Sicile († 31 décembre 1299), épousa, en janvier 1301, Catherine de Courtenay, qui avait des droits sur l’Empire d’Orient. Boniface et Philippe approuvèrent ce mariage : le pape, pourvu que Charles vînt en Italie combattre ses ennemis, notamment les Siciliens ; le roi, sous la réserve que Charles, après avoir rétabli les affaires des Angevins et des Guelfes, n’entreprendrait pas d’expédition contre Constantinople sans son agrément, et retournerait en France à la première réquisition.

CHARLES DE VALOIS EN TOSCANE ET EN SICILE.

Au printemps de 1301, Charles emmena outre-monts cinq cents hommes d’armes ; Gui de Châtillon, les comtes d’Auxerre, de Sancerre, de Joigny et d’Armagnac étaient en sa compagnie, ainsi que le Florentin « Mouche », banquier de la Cour de France. Mais la première tâche que le pape lui proposa : pacifier la Toscane, était au-dessus de ses forces. Les républiques de Toscane étaient déchirées par des factions : Gibelins, Guelfes noirs, Guelfes blancs. L’étranger, ignorant des passions locales, qui mettait le pied dans ces fourmilières en émoi, ne pouvait que les bouleverser au hasard. Charles de Valois qui, comme dit le Florentin Dino Compagni, « ne connaissait pas la malice des Toscans », entra dans Florence le 1er novembre, l’épée au fourreau ; quelques jours après, les Guelfes noirs, amis du pape et de « Mouche », violentaient et rançonnaient, sous ses auspices, les Gibelins et les blancs, suivant l’usage en pareil cas. Comme Dante appartenait à l’un des partis qui eurent à souffrir de ces excès, le nom du chef de l’expédition française est resté flétri, à cette occasion, d’hyperboliques invectives. Chasser les Aragonais de Sicile n’était guère moins difficile que pacifier la Toscane. La campagne commença au printemps de 1302 ; trois mois après, le climat avait diminué de moitié l’armée franco-napolitaine. Sur ces entrefaites Philippe le Bel, battu à Courtrai et brouillé avec Boniface, rappela son frère. Il fallut traiter précipitamment. Le statu quo ante fut rétabli. Villani résume très bien les résultats obtenus, en ces termes : « Charles vint faire la paix en Toscane et laissa le pays en guerre ; il alla faire la guerre en Sicile et laissa le pays en paix, à sa honte.[4] »

PHILIPPE LE BEL ET LES GUELFES.

Des années se passent. L’attentat d’Anagni a lieu. Le Saint-Siège est transféré à Avignon. Guelfes et Gibelins aux prises attendent toujours, « comme un Messie », l’étranger qui les aidera contre le parti adverse. En 1310, Clément V, sous l’influence des cardinaux « bonifaciens », tenta de réconcilier le roi angevin de Naples, champion des Guelfes, avec l’Empire, champion des Gibelins ; mais comme cette réconciliation eût fourni au Saint-Siège un point d’appui pour résister aux exigences de la Cour de France, les envoyés de Philippe le Bel en Avignon travaillèrent à la ruiner. Ils s’abouchèrent avec les envoyés des villes guelfes, Lucques et Florence, et il fut question que le roi de France garantît lui-même l’indépendance des Guettes de la Toscane, si elle était menacée. Cependant Robert d’Anjou, roi de Naples, fut amené, après l’échec de la combinaison bonifacienne, à assumer de nouveau la protection des Guelfes contre les Gibelins du Nord, exaltés par la descente triomphale de l’empereur Henri VII au-delà des Alpes, dans l’été de 1312. Menacé, il se retourna naturellement vers la France. Si Henri VII n’était pas mort (août 1313), les événements d’Italie auraient peut-être déterminé une rupture entre l’Empire et Philippe le Bel ; car Philippe avait écrit « aux nobles de Rome » ; il semblait qu’il fût disposé à aider le roi de Naples. En tout cas, celui-ci réclamait encore instamment, en 1314, l’appui de la Cour de France.

PHILIPPE DE VALOIS EN LOMBARDIE.

Un peu plus tard, les reali di Francia furent sollicités d’intervenir à la fois par tous les partis : par Robert de Naples, par le pape Jean XXII, mécontent de Robert de Naples, et même par les tyrans gibelins de Lombardie, qui n’avaient plus rien à espérer du côté de l’Allemagne. Tandis que les Angevins appelaient Charles de la Marche (le futur Charles IV), Jean XXII proposait à Philippe, fils de Charles de Valois, la mission de suppléer Robert de Naples comme défenseur des Guelfes. On vit alors une nouvelle édition de ce qui s’était passé en 1301 : le roi de France, Philippe V, s’abstint ; mais il permit à son cousin Philippe de Valois (le futur Philippe VI) de mener en Lombardie des bandes de Pastoureaux, qui furent massacrées en route, et des chevaliers français. En août 1320, la troupe de Philippe de Valois rencontra, devant Verceil, les Gibelins de Galéas Visconti. Pourquoi n’y eut-il pas bataille ?

Pourquoi Philippe revint-il, l’année suivante, « dévalisé » ? Villani laisse entendre qu’il fut dupe de la « malice » des Lombards comme son père l’avait été de la « malice » des Toscans.

Les chevauchées malheureuses de Charles de Valois et de son fils au-delà des Alpes annoncent ainsi, dès le commencement du XIVe siècle, les déplorables expéditions des Valois en Italie, au temps de la Renaissance.

PROJETS DE CROISADE.

Cependant, sous Philippe le Bel et ses fils, les affaires d’Espagne et d’Italie, qui avaient tant préoccupé Philippe III, ont cessé d’absorber la France. De même, la croisade contre les Infidèles, qui avait été l’idée fixe de Louis IX, fut reléguée au second plan. A la vérité, on y pensa souvent, on en parla toujours. Rabban Çauma, ambassadeur d’Argoun, roi des Tatars, a noté dans ses Mémoires, traduits du syriaque, que Philippe le Bel lui dit en septembre 1287 : « Si les Mongols, qui ne sont pas chrétiens, luttent pour prendre Jérusalem, à plus forte raison devons-nous combattre ; s’il plaît à Dieu, nous irons avec une armée... » En 1291, la chute de Saint-Jean-d’Acre, la dernière forteresse franque de Syrie, détermina une recrudescence de zèle oratoire : des conciles provinciaux délibérèrent dans toute la Chrétienté. Depuis, la question du « passage d’outre-mer » resta le thème favori des faiseurs de projets ; Pierre Dubois, à cet égard, eut en son temps beaucoup d’émulés. Des centaines de lettres pontificales et royales ont trait à cette question, qui fut solennellement et peut-être sincèrement débattue à Poitiers en 1307, à Vienne en 1312. Il y eut presque tous les ans des distributions solennelles de croix. On devait toujours partir « au printemps prochain » pour délivrer la Palestine et secourir les chrétiens de Chypre et d’Arménie. Charles IV chargea, en 1327, un bourgeois de Figeac, nommé Guillaume Bonnesmains, d’une mission auprès du Soudan d’Egypte. Mais on ne partit jamais.

 

III. L’ANGLETERRE[5]

Pendant les premières années du règne de Philippe le Bel, tout présageait la paix entre la France et l’Angleterre. Edouard Ier, roi d’Angleterre, passa dans son duché de Guyenne les années 1286 à 1289 ; il prêta l’hommage qu’il devait ; il s’interposa pour hâter la liquidation de la « croisade » d’Aragon. Pourquoi aurait-il voulu la guerre ? Les Gallois et les Écossais le tenaient en échec dans son île ; son autorité sur la noblesse de Gascogne était précaire ; rien ne l’autorisait à penser que la revanche des parties perdues par son aïeul contre Philippe Auguste fut possible ; une grande crise politique sévissait en Angleterre. Da sa part, attaquer eut été folie, et il était fort sage.

Les raisons directes du conflit qui se produisit sont obscures ; l’Anglais John de Trokelowe attribue la conduite du roi de France à ceux de ses conseillers qui ne demandaient que plaies et bosses (quibus turbatio regni placebat). Mais les raisons profondes sont évidentes : entre l’Angleterre et la France la paix a toujours été, au Moyen Age, instable, anormale, à la merci d’un accident.

On puet bien savoir et congnoistre

Que Englois oncle François n’ama.

Male dragie entre eulz y a :

Hui sont en pais, demain en guerre.[6]

Depuis 1290 environ, les marins anglais, gascons, normands et flamands, flibustaient les uns contre les autres. Les torts étaient réciproques. Il y avait entre eux des rixes dans les ports. C’est, dit-on, à propos d’une scène de ce genre, qui entraîna des représailles entre Normands et Français, Bayonnais et gens des Cinq-Ports, que la Cour de France crut devoir mettre en mouvement (décembre 1293) la procédure dont les rois capétiens se sont toujours servis pour déclarer la guerre aux Plantagenêts, leurs vassaux : citation du roi d’Angleterre, comme duc de Guyenne, devant le Parlement, à Paris, et, en cas de défaut, arrêt de déchéance. Edouard fît sûrement un effort pour régler le différend à l’amiable : son frère Edmond de Lancastre, époux de la comtesse de Champagne, qui passait pour avoir de l’influence sur les deux reines, Marie, veuve de Philippe III, et Jeanne, femme de Philippe le Bel, vint, de sa part, proposer de remettre aux gens du roi des places fortes en Guyenne, jusqu’à ce qu’une enquête eût établi les responsabilités dans l’affaire en litige. Cette tentative de conciliation échoua. Pourquoi ? Parce que, disent les historiens anglais, Philippe se conduisit avec la plus scandaleuse duplicité : il accepta les places fortes proposées, qui ouvraient l’accès de la Guyenne, et fit envahir le duché. Parce que, disent les historiens français, les Anglais « furent les premiers à violer les conventions » et parce que de nouvelles violences des Anglo-Gascons, qu’ils commirent après avoir livré les places fortes de leur frontière, justifièrent des mesures énergiques. Il semble aujourd’hui prouvé que, comme les écrivains anglais l’ont cru, Edmond de Lancastre se fit outrageusement duper au cours de ces pourparlers préliminaires.

CONQUÊTE DE LA GUYENNE.

Quoi qu’il en soit, le roi de France fit procéder à la saisie du duché : Raoul de Nesle, connétable de France, dirigea la campagne de 1294 ; Charles de Valois, à la tête du « second et grand ost de Gascogne », celle de 1295 ; Robert d’Artois acheva, en 1296, l’occupation de la majeure partie du pays. En même temps, comme il était à prévoir que le roi d’Angleterre « ferait semblant de passer par deçà », on fit venir de la Méditerranée des vaisseaux, des équipages et des charpentiers de marine. Une grosse flotte était d’autant plus nécessaire que l’on avait résolu d’attaquer les ports anglais, sinon d’envahir l’Angleterre. Edouard Ier écrivait en novembre 1295 : « Le roi de France, qui nous a frauduleusement enlevé notre terre de Gascogne, veut entreprendre maintenant la conquête de notre royaume, abolir la langue anglaise... » Une escadre, commandée par Mathieu de Montmorency, fit une descente à Douvres. Un certain Thomas de Turbeville fut exécuté en Angleterre pour avoir essayé de livrer aux Français un port de la côte. Benoît Zacharie, Génois, « amiral du roi de France », conseillait, en 1297, de « mener le pays [d’Angleterre] à feu et à flamme ». Une marine militaire fut alors improvisée.

Cependant, Edouard était hors d’état de défendre sérieusement ses domaines continentaux. Une révolte des Gallois le paralysa pendant l’hiver de 1294. En 1295, les Écossais l’attaquèrent : le premier des innombrables traités d’alliance qui ont été conclus au Moyen Age entre la France et l’Ecosse est de cette année-là. Il chercha des alliés.

« En 1295, dit l’auteur d’un mémoire anonyme de la fin du XIIIe siècle, le roi d’Angleterre fit alliance, par la force des livres sterling, comme on disait, avec les princes d’autour du royaume, qui devaient l’assaillir tous à la fois, de toutes parts. » Il s’adressa surtout aux princes dont les États, adossés aux Alpes et au Rhin, cernaient la France au nord, à l’est et au sud-est. Le roi d’Allemagne, Adolphe de Nassau, qui n’était pas riche, fut aussi pratiqué et gagné.

A cette coalition le gouvernement de Philippe le Bel en opposa aussitôt, par la force des livres tournois, une autre qui la neutralisa. Et puisque le roi d’Angleterre avait voulu soudoyer des Allemands contre la France, on alla lui susciter des ennemis jusqu’en Norvège : le roi de Norvège, qui reçut « certaine somme de deniers, pour commencer », promit l’appui de sa flotte.

Enfin, au commencement de 1297, Edouard Ier, qui s’était débarrassé, en les battant, des Gallois et des Ecossais, annonça l’intention de descendre dans les Pays-Bas, pour donner à la coalition, formée à ses frais, le signal qu’elle paraissait attendre.

ATTITUDE DU COMTE DE FLANDRE.

Le plus sûr de ses alliés — le seul, avec le comte de Bar, son gendre — était Gui de Dampierre, comte de Flandre.

Le comte de Flandre, vassal de la France et de l’Empire, se trouvait, à l’égard du roi de France, pour ses possessions qui faisaient partie du royaume, dans une situation analogue à celle du roi d’Angleterre en Guyenne ; il avait à subir les mêmes désagréments : injonctions hautaines, interventions et tracasseries à l’occasion des appels que ses vassaux mécontents adressaient sans cesse au suzerain supérieur, etc. Personnellement, Gui de Dampierre était en -relations d’amitié avec Edouard depuis 1292 ; en août 1294, le mariage de Philippine de Flandre avec l’héritier de la couronne d’Angleterre avait été convenu. Le roi de France, informé de ce projet, avait convoqué le comte au Parlement, à Paris ; là, il l’avait consigné à sa disposition jusqu’à ce que la petite Philippine eût été amenée au Louvre ; Gui n’avait recouvré sa liberté qu’en promettant de ne pas faire entrer ses enfants dans la famille d’Angleterre ou de tout autre ennemi du roi. A la vérité, Philippe le Bel et le comte s’étaient, en apparence, réconciliés (janvier 1296), à l’époque où la diplomatie française cherchait à détacher d’Edouard ses alliés germaniques. Mais, en 1296, le roi avait de nouveau procédé avec rigueur : il avait imposé un cinquantième en Flandre, pour les frais de la guerre anglaise ; les gens du comte ayant essayé de lever cette imposition, les villes de Flandre avaient proposé de verser directement au Trésor royal ce qu’elles consentaient à payer, au lieu du cinquantième, à titre de transaction ; Philippe ayant pris sous sa garde Gand, Bruges, Ypres, Lille et Douai, le comte avait été obligé de remettre ces cinq villes entre les mains du roi et de souffrir que des « gardiens » royaux s’y installassent ; la guerre étant déclarée entre la Maison de Dampierre et son éternel ennemi, Jean d’Avesnes, comte de Hainaut, le roi avait saisi Valenciennes dont les habitants, par haine de Jean d’Avesnes, avaient appelé les Flamands. Exaspéré par ces humiliations, et par bien d’autres, Gui de Dampierre avait pris le parti extrême de sceller, le 2 février 1297, un traité d’alliance offensive et défensive avec Edouard.

PREMIÈRE CAMPAGNE DE PHILIPPE LE BEL EN FLANDRE.

Le comte de Flandre était pour les Anglais un allié sûr parce que, en défiant son suzerain, il s’était compromis ; mais avec ses contingents féodaux, les nobles soldés de ses domaines et les soudoyers allemands, brabançons, lorrains que ses finances assez délabrées lui permettaient de recruter, il n’était pas en état de résister au roi de France. Parmi ses propres vassaux, tous ceux qui avaient à se plaindre de lui, et notamment le patriciat des grandes villes, se disaient partisans des Français, leliaerts (gens des lys). Il ne pouvait pas compter sur les contingents militaires des villes, où le parti leliaert avait, pour le moment, le dessus. De sorte que, quand Edouard Ier débarqua à l’Écluse, le 23 août, Gui de Dampierre était déjà vaincu. La campagne de 1297 en Flandre fut aussi facile pour les Français que les campagnes de 1294, 1295 et 1296 en Gascogne. La bataille de Fumes (20 août), gagnée par Robert d’Artois, entraîna la reddition de Lille. Bruges, dont le roi d’Angleterre comptait faire sa base d’opérations, avait accueilli les vainqueurs.

Les deux alliés, le comte et le roi, n’eurent donc rien de mieux à faire que de s’enfermer dans la ville de Gand, assise précisément à la limite de la France et de l’Empire. Là, ils attendirent le « roi d’Allemagne », Adolphe de Nassau, qui ne vint pas. Cependant l’hiver approchait ; les barons et le clergé d’Angleterre, beaucoup plus excités, à cette époque, contre leur roi que contre la France, s’agitaient pour la confirmation des chartes constitutionnelles ; le héros populaire de l’Ecosse, William Wallace, venait de paraître. Dans les rues mêmes de Gand, il y avait tous les jours bataille entre les soudoyers d’Edouard et les Flamands. Les ennemis du roi de France étaient donc dans le plus grand embarras lorsque furent conclues, en octobre, les trêves de Vyve-Saint-Bavon. Que les Français, si heureux jusque-là, n’aient pas poussé plus énergiquement leur pointe, cela ne peut s’expliquer que par leur épuisement. Le Trésor et les armées des rois du XIIIe siècle étaient incapables, en effet, d’un grand effort prolongé.

LIQUIDATION PROVISOIRE DU CONFLIT ANGLO-FRANÇAIS.

Par les trêves de Vyve-Saint-Bavon la guerre avec l’Angleterre est virtuellement terminée, car l’intervention de Gui de Dampierre a détourné sur la Flandre l’activité belliqueuse du gouvernement royal. Toutefois les négociations en vue de la paix traînèrent, comme d’habitude, pendant plusieurs années : au Moyen Age, la diplomatie excellait à embrouiller, par des protocoles et des délais interminables, les questions les plus simples, et celles qu’il y avait à débattre, après les événements de 1294-1297, étaient complexes. Que deviendrait la Guyenne ? Les deux rois s’abandonneraient-ils réciproquement leurs alliés : la Flandre, les Écossais ?

C’est Boniface VIII qui présida d’abord aux pourparlers, en qualité d’arbitre : comme il était alors dans sa politique de ménager Philippe le Bel, il fut très dur pour Gui de Flandre, qui demandait à être compris dans le traité à intervenir. Le 27 juin 1298, il établit un modus vivendi provisoire entre la France et l’Angleterre : de la Flandre, dont les Anglais s’empressèrent de se désintéresser, avec leur désinvolture ordinaire, pas un mot ; le sort de l’Ecosse et de la Guyenne restait, de même, en suspens. Conformément aux indications de la sentence pontificale, Edouard Ier épousa une fille- de Philippe III, et son fils aîné fut fiancé à Isabelle, fille de Philippe le Bel, dans l’été de 1299.[7]

Enfin, le 20 mai 1303, à Paris, l’instrument de la paix définitive fut dressé. Mais, depuis cinq ans que l’on discutait, les circonstances avaient beaucoup changé : Philippe le Bel, victorieux sur tous les points en 1297, était maintenant en proie aux pires embarras, par le fait du pape, des Flamands et des séditions en Guyenne, notamment à Bordeaux.[8] Le traité de 1303 rétablit simplement les situations respectives d’Edouard Ier et de Philippe sur le pied où elles étaient dix années auparavant ; la Guyenne fut restituée ; l’Ecosse fut sacrifiée ; une alliance fut conclue entre la France et l’Angleterre.

EDOUARD II.

Edouard Ier mourut en 1307. Edouard II, qui épousa la fille de Philippe le Bel, Isabelle, en 1308, n’eut avec son beau-père que dés rapports d’affectueuse déférence. Il obtint, par des démarches personnelles, que le roi de France refusât de s’associer officiellement aux pires taquineries des officiers français contre les gens du roi d’Angleterre, aux frontières et à l’intérieur du duché aquitain.[9] Mais, à partir de 1317, des incidents analogues à ceux qui, en 1294, avaient été le prétexte de la guerre, se reproduisirent : pirateries des Bayonnais et des Normands ; saisie, exécution ou assassinat de sergents royaux en Guyenne, et même négociations entre l’Angleterre et la Flandre. Comme en 1294, le roi anglais, occupé chez lui par ses barons et par les Écossais, ne demandait que la paix. Cette fois, la Cour de France ne se soucia pas de la guerre : Philippe V et Edouard II se sont, en 1320, publiquement raccommodés, sans effusion de sang

NOUVELLE CONQUÊTE DE LA GUYENNE.

Au commencement du règne de Charles IV, les relations entre les deux royaumes étaient bonnes : des envoyés français, le bouteiller Henri de Sulli et le maréchal Robert Bertrand, se faisaient prendre par les Ecossais, à la bataille de Blackmore, dans les rangs de l’armée anglaise. Mais ce qui était arrivé en 1294, ce qui avait été évité en 1317-1319, arriva de nouveau en 1324 ; l’« affaire de Saint-Sardos » en fut la cause.

Plusieurs arrêts du Parlement avaient donné tort aux gens du duc de Guyenne qui prétendaient empêcher la construction d’une bastide au lieu-dit Saint-Sardos, près d’Agen. En novembre 1323, des Anglo-Gascons pillèrent et brûlèrent la bastide. Lorsque le grand-maître des arbalétriers de France se présenta devant le château de Montpezat, en Agenais, pour exercer des représailles, il fut pris et mis à rançon. C’est en vain qu’Edouard Il offrit des réparations pour ce qui avait été fait, sans son aveu, à Saint-Sardos et à Montpezat. Le 7 juillet 1324. Charles IV avertit les envoyés anglais qu’il avait résolu de mettre sa main sur la Guyenne et le Ponthieu.

La campagne de 1324 en Gascogne fut menée par Charles de Valois, qui avait déjà dirigé celle de 1295 : après la prise de La Réole (22 septembre), il ne restait plus à prendre que Bordeaux, Bayonne, Saint-Sever et quelques châteaux.

L’attitude d’Edouard II fut alors très piteuse. Il était en mauvais termes avec Isabelle, sa femme, qui haïssait les Despencer, ses favoris. Dès le 6 août 1323, il avait demandé à Charles IV l’extradition d’un ennemi des Despencer, réfugié en France : un certain sir Roger Mortimer de Wigmore, dont les relations avec Isabelle étaient notoirement suspectes. Or, comme on lui écrivit de Paris que « le seul moyen d’obtenir une bonne paix était d’envoyer la reine Isabelle » auprès du roi de France, son frère, il l’y envoya. En mars 1325, Isabelle était près de Mortimer.

Quelques mois après, il fut convenu qu’Edouard II céderait ses titres de duc de Guyenne et de comte de Pontieu à son fils (le futur Edouard III), et que celui-ci serait substitué aux droits et aux devoirs de son père en cette qualité. Le jeune Edouard, âgé de treize ans, reçut, en effet, la Guyenne le 10 septembre, le 12, il s’embarqua pour la France ; le 14, il rendit hommage.

Cependant, une intrigue romanesque s’était nouée à la Cour de France. Isabelle avait décidé de ne retourner en Angleterre que pour se débarrasser de son mari. Mortimer et les exilés anglais qui résidaient à Paris conspiraient avec elle. Lorsque son fils, qui lui obéissait en tout, l’eut rejointe, elle le fiança à la fille du comte de Hainaut, pour avoir des amis aux Pays-Bas. Dans ses lettres à Edouard II, elle l’appelait : « Très doux cœur », mais elle excitait tout le monde contre lui. Jusqu’à quel point Charles IV fut-il dans la confidence ? On l’ignore, mais les suites de l’aventure sont connues : Isabelle, Mortimer et le jeune Edouard abordèrent, le 24 septembre 1326, sur la côte de Suffolk ; Edouard II s’enfuit, fut pris, s’avoua indigne et mourut tragiquement.

Le 31 mars 1327, le Ponthieu et une partie de la Guyenne étaient rendus au nouveau roi d’Angleterre qui s’obligeait à payer au roi de France, son oncle, une indemnité de guerre.[10]

 

IV. LA FLANDRE[11]

OCCUPATION DE LA FLANDRE PAR LES FRANÇAIS.

Le roi d’Angleterre « fit sa paix », dit l’auteur d’un mémoire anonyme, déjà cité, « et laissa les Flamands en la guerre ».

En janvier 1300, le vieux comte Gui de Dampierre était abandonné de tous : par l’Angleterre, par le roi d’Allemagne, par la Hollande (qui allait échoir à Jean d’Avesnes, l’ami dévoué de la France). Les trêves étant expirées, le comté de Flandre tout entier fut occupé, en quelques mois, par les Français. Le comte Gui et son fils aîné furent reçus à merci.

L’année suivante, la Flandre était administrée, au nom du roi, par Jacques de Châtillon, oncle de la reine. Philippe, la reine et la Cour visitèrent le pays. Il y eut des réceptions fastueuses à Douai, à Lille, à Gand, à Bruges, à Ypres, etc. Les « renenghes » (parlement et comptes de Flandre) furent tenus par le roi, en septembre. Les fleurs de lys remplacèrent le lion noir sur les bannières. On commença la construction de plusieurs châteaux forts. Les nouveaux maîtres s’installaient.

Mais les grosses villes de Flandre, gouvernées par un patriciat de capitalistes, surpeuplées de prolétaires, ne ressemblaient guère aux « bonnes billes » de France, en général si paisibles. Dans chacune, entre l’aristocratie et les « métiers », entre les riches et les pauvres, il y avait des haines farouches : qui s’appuyait sur un des partis était l’ennemi de l’autre. Il y avait entre elles des jalousies ; Bruges et Gand, par exemple, étaient rivales. Et ces puissantes républiques, les plus riches du monde — dont les beffrois et les halles ont encore si grand air, maintenant qu’elles sont mortes —, n’avaient pas l’habitude d’être dociles à leurs seigneurs. Comme les gens du roi avaient, eux, l’habitude d’être obéis, des conflits étaient inévitables.

LA BATAILLE DE COURTRAI.

Lors de l’entrée de Philippe à Bruges, la foule avait été silencieuse ; une émeute éclata, après son départ, contre les échevins et les riches qui, là comme presque partout, étaient du parti des lys. Le bailli du roi fit enfermer les meneurs dans le Steen ; le peuple les délivra. Jacques de Châtillon, le gouverneur, suspendit les franchises de la ville, ordonna de démolir ses murs, et bannit un certain De Coninck (Le Roi), tisserand, « de petite taille et de membres grêles, qui n’avait jamais eu dix livres vaillant », mais que le peuple aimait à entendre. Coninck revint, et fut maître de Bruges. Le 17 mai 1302, Jacques de Châtillon occupa la ville. Le 18 au matin, les soudoyers français furent tués ou pris dans leurs lits : ce sont les Matines de Bruges, le « fait du vendredi de Bruges », qui ont été souvent comparées aux Vêpres siciliennes.

Voilà la guerre déclarée entre les « métiers » de Bruges, que la plupart des bourgs et des villes de la Flandre occidentale appuyèrent aussitôt, et le roi. Le premier choc eut lieu devant Courtrai (11 juillet). La témérité des chefs de la chevalerie française, leur mépris d’une tactique rationnelle amenèrent un désastre. Ils ne crurent pas digne d’eux d’utiliser les dix mille arbalétriers, en grande partie italiens, qu’ils avaient. Afin d’avoir l’honneur de pourfendre en personne la piétaille des Flamands, ils chargèrent. Des milliers de cavaliers culbutèrent dans des fossés. Robert d’Artois, Pierre Flote et quantité de grands seigneurs y restèrent. Pas de prisonniers. De mémoire d’homme, jamais bataille si sanglante, jamais déconfiture si complète n’avaient eu lieu. Quatre ans auparavant (22 juillet 1298), la chevalerie d’Angleterre, s’étant fait aider judicieusement par des archers, avait écrasé, à Falkirk, une armée d’Ecossais très analogue à l’armée flamande qui combattit à Courtrai. Falkirk, Courtrai annoncent les grands désastres de la guerre de Cent-Ans ; cinquante ans après, les Anglais n’avaient rien oublié et les Français rien appris.

CAMPAGNES DE 1303 ET 1304.

L’impression causée par ce mémorable échec fut profonde des deux côtés, et dans tout l’Occident. La campagne de 1303 ne rétablit pas les affaires des vaincus, car non seulement la Flandre fut perdue, mais les Flamands entrèrent en Artois. Deux fois, en septembre 1302 et en septembre 1303, le roi ne se transporta sut le théâtre de la guerre que pour reculer aussitôt. Il y eut des tumultes et des paniques parmi les soudoyers au service royal. La haine des Français grandissait dans les populations flamingantes : lors de la prise de Térouanne, une statue de Saint Louis fut décapitée. Le gouvernement de Philippe le Bel qui faisait, à cette époque, l’effort final contre Boniface, fut bien aise de consentir une trêve (20 septembre 1303) et Gui de Dampierre, mis en liberté sur parole, fut autorisé à se rendre en Flandre, « ‘pour parler de la paix », à condition de rentrer dans sa prison si la paix ne se faisait pas.

La paix ne se fit pas. Elle ne pouvait pas se faire avant que le roi, qui avait si facilement conquis la Flandre sur le comte, et qui en avait été si promptement expulsé par les Flamands, eût réparé, en quelque mesure, l’accident du 11 juillet 1302.

La campagne de 1304 est peut-être la mieux connue, au point de vue militaire, de toutes les campagnes du Moyen Age, car plusieurs témoins de l’un et l’autre parti (Melis Stoke, Guillaume Guiart, etc.) en ont laissé de minutieuses relations. Deux grands coups furent frappés : Zierikzee, Mons-en-Pévèle. Gui de Namur, de la maison de Flandre, assiégeait Zierikzee en Zélande,[12] La flotte royale, composée de vaisseaux français, génois et espagnols, commandée par un Génois, livra, pour débloquer cette ville, un combat qui se termina à son avantage ; Gui de Namur fut fait prisonnier. Mons-en-Pévèle (18 août) fut une très grosse bataille, très disputée, où plus de cent mille hommes se trouvèrent engagés. Une partie de la chevalerie française plia, et le roi fut personnellement en danger. Au soir, les Flamands, aussi éprouvés que les royaux, se retirèrent.

La bataille de Mons-en-Pévèle fut loin d’avoir, pour les vaincus, le caractère d’une catastrophe, car l’armée que Jean de Namur, frère de Gui, amena pour débloquer Lille, en septembre, « était si grande, dit un chroniqueur, que jamais comte de Flandre n’en avait eu de pareille ». Le principal avantage de cette journée fut de permettre au roi — qui était rentré en possession de Lille, de Béthune, de Douai, d’Orchies — d’agréer les satisfactions que les « enfants du comte de Flandre » lui offraient depuis longtemps.

Un traité fut publié, en juin 1305, à Athis-sur-Orge. Le roi de France se réconciliait avec le nouveau comte de Flandre, Robert de Béthune — Gui de Dampierre était mort —, et lui rendait son fief. La réconciliation du suzerain et du vassal se faisait aux dépens des grandes villes (Gand, Bruges, Ypres, Lille et Douai) dont les murs seraient abattus et les alliances détruites. Pour expier les Matines, trois mille Brugeois iraient en pèlerinage. Enfin, une indemnité de guerre serait payée par le comte, savoir : 20.000 livres de rente, 400.000 livres en deniers, et la solde de 500 hommes d’armes pour un an ; les Flamands qui avaient tenu, pendant la dernière guerre, le parti du roi de France, seraient exempts de contribuer à ces amendes ; et, s’ils se plaignaient d’avoir éprouvé ou d’éprouver quelque dommage, des indemnités convenables leur seraient allouées par le Conseil du comte, assisté de « prud’hommes » à la nomination du roi. Jusqu’à l’exécution complète du traité, les châtellenies de Lille, Douai et Béthune, que le roi tenait déjà, les châteaux de Cassel et Courtrai, qui lui seraient livrés, resteraient entre ses mains. Enfin le roi se réservait d’exiger, par la suite, telles autres garanties qui paraîtraient convenables.

NÉGOCIATIONS SUR LES CONVENTIONS DE L’AN V.

Mais tout ne fut pas terminé par cet accord. L’assentiment des principaux intéressés — la « menue gent » des villes de Flandre, le parti des vainqueurs de Courtrai — restait à obtenir. Or, « quand les conventions de l’an V furent connues des communes, dit l’Annaliste de Gand, ceux qui les avaient consenties et les nobles devinrent odieux ; on crut qu’ils allaient être massacrés, et ils l’auraient été, en effet, si l’on avait voulu exécuter aussitôt le traité à la lettre ». Des années se passèrent en négociations entre le roi, le comte et les villes. En 1308, les Brugeois, dans un mémoire adressé à Robert de Béthune, déclarent qu’ils se sont laissé persuader naguère, « de degré en degré », par les « diseurs » du comte et du roi, de ratifier par serment les conventions de l’an V, sous réserve que certains adoucissements seraient accordés, qui ne l’ont pas été ; ils protestent de nouveau avec force contre le traité tout entier ; ils en demandent la révision. On crut, à la Cour de France, avoir raison de ces résistances en faisant jeter l’interdit par le pape sur les Flamands qui refuseraient d’obtempérer au traité ; mais Clément V se déroba. Finalement, la révision parut nécessaire. Elle se fit en 1309. A Paris, en avril, les représentants de toutes les villes flamandes ; à l’exception de Bruges, ratifièrent, devant le comte de Flandre, qui les avait décidés à cette démarche « par prières et menaces », le traité d’Athis modifié, adouci. Bruges, isolée, céda ensuite. Guillaume de Plaisians, escorté du comte Robert, alla recevoir dans chaque ville de Flandre l’adhésion du commun assemblé.

Il avait fallu lutter, de 1305 à 1309, pour que le traité fût ratifié ; il faudra lutter désormais pour qu’il soit exécuté.

CONFÉRENCES DE TOURNAI.

Deux ans après la ratification de Paris, l’exécution du traité de l’an V était toujours en suspens. La levée de l’indemnité de guerre (la « taille le roi ») se faisait mal : le roi accusait le comte de retenir à son profit l’argent de l’indemnité ; le comte accusait ses percepteurs lombards d’en détourner une partie ; les percepteurs se débattaient contre la mauvaise volonté des contribuables qui ne voulaient pas payer, ou qui se prétendaient exempts comme ayant été naguère du parti leliaert ; dans les villes, le patriciat leliaert cherchait à répartir la « taille le roi » de telle sorte que les « métiers » en portassent tout le poids. D’autre part, les leliaerts se disaient persécutés ; leurs appels à la Cour de France entraînaient des interventions plus fréquentes encore que celles qui, avant 1297, avaient exaspéré Gui de Dampierre. Toutes ces difficultés étaient de nature à causer une rupture, à la longue. Cela se vit à Tournai, en septembre 1311, où conférèrent Charles de Valois, Enguerrand de Marigny, le comte Robert, ses fils, et les représentants des Flamands. On échangea des mots amers. Marigny parla de la « bonté » et de la « miséricorde » dont le roi avait fait preuve à Athis : « Il n’a pas eu la convoitise de retenir la Flandre à son domaine, ce qu’eussent fait peu de riches hommes. » Aux gens des villes qui promettaient, une fois de plus, d’observer la paix, « quoiqu’elle leur parût dure », Marigny dit : « Cette paix n’a pas été dure, mais débonnaire et gracieuse ; il faut montrer votre bonne volonté par des actes. »

A partir de ce moment, le parti pris d’effrayer le comte Robert et son fils par des mesures, et surtout par des paroles énergiques, est évident. Coup sur coup, les comtés de Nevers et de Rethel sont confisqués ; Robert de Béthune et Louis de Nevers sont cités devant le Parlement, pour se justifier d’infractions à la paix. En même temps les bonnes gens de Flandre sont invités à comparaître, par procureurs, devant le roi, qui ne veut pas qu’ils soient trompés, « comme autrefois, par des bavards », et qui va leur faire, en conséquence, exposer la vérité. Un mois après la première eut lieu la seconde conférence de Tournai (octobre 1311), où le comte s’abstint de paraître, mais où les délégués des villes entendirent la lecture d’un document préparé, probablement, par Marigny. Voici, d’après ce document, la vérité, que tous les Flamands la méditent ! « Le roi a la seigneurie souveraine et droiturière de la Flandre ; le comte en a seulement la seigneurie du profit. Le roi a la seigneurie droiturière, car il n’est si pauvre homme en Flandre, si le comte lui voulait faire tort, qui ne puisse obtenir, s’il s’en plaint au roi, justice et droiture, fût-il nécessaire d’émouvoir, pour cela, toutes les forces du royaume. Que les bonnes gens le sachent : au cours du procès qui va commencer, le roi est prêt à faire droit à tous ceux qui auraient été lésés par la justice du comte. Ce procès n’est pas intenté, comme on le colporte, à raison de la conduite des gens de Flandre, ni des injures passées, que le roi a pardonnées. Le comte seul est coupable, lui qui a intercepté et affecté à son usage l’argent levé pour le paiement des amendes prévues par les traités. Cela dit, bien entendu, pour que tous soient avertis ; car nul ne soit assez fou pour penser que si le roi parle ainsi, c’est parce qu’il a peur des uns ou des autres. Où sont ceux qui n’ont pas été loyaux à la couronne de France ? Où, le duc de Normandie, qui était plus puissant que le comte de Flandre ? Où, le comte de Toulouse, qui a perdu son comté ? Et que les bonnes gens de Flandre ne l’oublient point : ce sont eux qui ont payé les folies du dernier comte. »

ARRANGEMENT DE PONTOISE.

Ces procédés ne produisirent pas le même effet sur le comte et sur son fils. Louis de Nevers comparut au Parlement, pour avoir « excité le peuple de Flandre contre le roi et contre la paix » ; il protesta nettement, fut enfermé et s’enfuit dans la Flandre impériale, d’où il lança des appels au pape et à l’Empereur. Robert de Béthune céda. Le 7 janvier 1312, il avait été cité, non plus au Parlement, mais devant la cour des pairs, comme ayant encouru la confiscation de son fief. Une armée royale était en Artois. Le 11 juillet, il se résigna à ratifier à Pontoise un arrangement qui procurait enfin au roi des avantages positifs.

Aux termes du traité d’Athis, le comte de Flandre était tenu de constituer une rente de 20000 livres. En attendant que cette rente fût constituée, le roi touchait les revenus des châtellenies de Lille, Douai et Béthune, qu’il détenait comme gages. On décida, à Pontoise, de transformer ce régime provisoire en régime définitif. Le comte serait libéré, moyennant le « transport » à la Couronne de tous ses droits sur les trois châtellenies et leurs appartenances. Tel est le célèbre « transport » de Flandre, qui réunit au domaine royal une partie des pays wallons. Il va sans dire que la détermination des « appartenances », ou dépendances, de Lille, Douai et Béthune, devait être, par la suite, une source inépuisable de chicanes.

Cependant, les conventions de 1305-1309 restaient toujours lettre morte : l’indemnité de guerre ne rentrait pas ; les fortifications n’étaient pas démolies ; les plaintes des leliaerts étaient plus vives que jamais. En 1313, le roi invita le comte et les députés des métiers de Flandre à venir auprès de lui, à Arras, au mois de juillet ; en même temps, il convoquait, dans la même ville, une armée considérable. Mais, à l’assemblée d’Arras, le comte promit tout ce qu’on lui demanda de promettre : qu’il tiendrait la main à ce que « la paix » fût respectée ; qu’il punirait ceux qui « émouvaient le peuple contre la paix », ou qui « disaient vilaines paroles du roi », etc. Après quoi, l’armée fut licenciée. En France, les bons bourgeois, dont le nouvelliste Geoffroi de Paris rapporte les impressions, pensèrent, non sans apparence de raison, que les Flamands avaient voulu gagner du temps, et que le roi s’était fait jouer.

RUPTURE EN 1314.

L’année suivante, rupture, dont la cause n’est pas claire. Dans la protestation, équivalente à une déclaration de guerre, que Nicolas de Marchiennes, clerc du comte, lut à Gand le 26 juin 1314, se trouve l’historique complet, au point de vue flamand, des rapports entre Philippe et la Flandre. Il y est dit que, depuis Athis, les gens du roi n’ont pas cessé d’empiéter sur la juridiction du comte et d’envenimer les querelles des partis : ils ont essayé, par exemple, de gagner les « métiers » en les excitant contre les riches et l’autorité du comte. Ce dernier grief paraît singulier, car la Cour de France s’était toujours appuyée, jusque-là, dans les villes, sur les aristocraties contre le parti populaire. Il était, cependant, fondé. La Cour de France croyait habile, maintenant, de faire des politesses aux hommes des Matines et de Courtrai.

Ainsi, au bout de neuf années, les .hostilités allaient recommencer au point où les avait interrompues le traité d’Athis. Un chapelain du cardinal Napoléon des Ursins, Simon de Pise, ayant écrit à Marigny, vers ce temps-là, que les Flamands étaient très échauffés, Marigny, dans sa réponse, affiche une confiance superbe : « Cette grande ardeur ne m’étonne pas, frère Simon ; c’est l’effet des chaleurs. Nos seigneurs aussi sont ardents et épris de la guerre... Et vraiment, frère Simon, sachez que le royaume de France ne se laisse pas dépecer par paroles ; il y faut autres œuvres. Sachez aussi que le comte de Flandre et son fils seront maîtres du royaume de France avant d’avoir recouvré Lille et Douai... » Cependant, la campagne de 1314 ne fut de nature à flatter l’amour-propre ni de l’un ni de l’autre des belligérants. De même que ceux de 1312 et de 1313, l’« ost de Flandre » de 1314 s’en revint comme il était venu. Au vif déplaisir des Français, honteux de toutes ces marches et contremarches inexplicables — et qui accusèrent Marigny de s’être laissé acheter par les Flamands aux abois —, ce grand déploiement de forces aboutit (en septembre, près de Lille) à la confirmation des arrangements antérieurs, déjà confirmés tant de fois.

On piétinait sur place. Et l’attention se fatigue à suivre ces événements monotones qui absorbaient, tous les ans, en pure perte, les ressources diplomatiques et financières du gouvernement royal. En 1315, Philippe le Bel venant de mourir, se posa la question, toujours litigieuse, de la prestation d’hommage. Le comte Robert fut semons de prêter, en personne, à Paris, l’hommage qu’il devait à Louis X. Il n’obéit pas. La cour des pairs le déclara, pour ce fait, déchu de ses fiefs français. Au mois d’août, Louis X entrait en Flandre. Mais la saison était pluvieuse ; et l’armée, qui était énorme, s’embourba. Le chroniqueur tournaisien Gilles li Muisit a très vivement dépeint l’entrée lamentable de cette armée à Tournai. Bref, l’« ost de Flandre », pour l’année 1315, eut le sort des « osts » qui, en 1312, 1313, 1314, s’étaient repliés sans rien faire.

Louis X mourut. On traita. Les Flamands demandaient toujours que « les duretés et obscurités de la paix conclue entre le feu roi Philippe et monseigneur de Flandre » fussent adoucies, éclaircies. Le 1er septembre 1316, Philippe V y consentit. Nouvelles concessions ; nouvelles ratifications.

Mais, des promesses de 1316, les Flamands firent exactement le même cas que des promesses précédentes. Requis de les observer, ils soulevèrent des difficultés au sujet des « garanties » de la paix. Les serments du roi et des royaux n’étaient pas, disaient-ils, des garanties suffisantes ; ils voulaient que les pairs et la noblesse de France jurassent d’assister la Flandre, au cas où ce serait le roi qui violerait le traité, etc. La volonté d’en finir était telle, à la Cour de Philippe V, que le roi consentit à déférer ces propositions insolites à l’arbitrage du pape. Jean XXII les admit, en partie. Alors, tandis que les envoyés de France en Cour de Rome acquiesçaient, les envoyés de Flandre déclarèrent, à la stupéfaction générale, qu’ils n’étaient pas autorisés à souscrire à la sentence arbitrale. « Les Flamands, avait dit naguère Louis de Nevers, ont toujours tenu la paix [de l’an V] pour inexécutable. Si elle était exécutée, la Flandre serait perdue... »

En 1318 recommencent les conférences solennelles des gens du roi avec les Flamands, et les convocations militaires. A Compiègne (11 octobre 1318), les gens du roi firent de nouveau ressortir la magnanime indulgence du roi de France, « le plus noble et le plus puissant prince du monde », et la mauvaise foi du comte. Un nouvel « ost de Flandre » — le sixième — fut appelé à Arras, pour marcher au mois d’août 1319.

Cet ost ne marcha pas. Le comte Robert, abandonné par les Gantois, qui refusèrent de dépasser la Lys, se déclara prêt enfin, « par respect pour la Sainte Église », à se conformer au « conseil », c’est-à-dire à la sentence arbitrale de Jean XXÏI. En avril 1320, il prêta hommage à Paris ; en juillet, le projet de mariage entre Marguerite, fille du roi, et l’héritier de Flandre, Louis de Crécy, fils aîné de Louis de Nevers, fut ratifié par les Flamands.

Mais, le 18 mars 1321, Philippe V constatait, en ces termes, que ni les promesses de 1316, ni les conventions ultérieures, n’avaient été respectées : « Le comte n’a pas fait et ne fait pas jurer à ses officiers de maintenir la paix ; le seigneur de Watennes, qui a soutenu notre cause pendant la guerre, n’est pas rentré en possession de ses biens ; le comte n’achève pas de raser le château de Courtrai et de nous en livrer les pierres ; il ne nous a pas remis Warneton, Ardenburg, ni certaines dépendances de Lille, Douai et Béthune ; il les a remises, au contraire, à son fils Robert, qui ne va pas en pèlerinage, quoiqu’il y doive aller... » Le roi répète qu’il a rempli ses engagements et que c’est aux Flamands d’en faire autant.

Louis de Nevers succéda, en septembre 1322, à Robert de Béthune. Pour résister aux entreprises de son oncle, Robert de Cassel, il fut obligé de s’appuyer sur le roi ; et le patriciat leliaert, maître de Gand, crut son heure revenue. Mais cette politique nouvelle de la maison comtale amena un soulèvement populaire, qui commença à Bruges .en juin 1323 et qui s’étendit bientôt à toute la région maritime du Zwin au Neuf-Fossé. Clais Zannekin fut le Coninck de cette seconde révolution brugeoise. En novembre 1325, Charles IV fit lancer l’interdit sur les révoltés et rassembla un ost à Saint-Omer ; en février 1326, les gens de Fumes s’attendaient à une invasion française. Mais cet ost ne fit rien. La paix d’Arques (près de Saint-Omer), du 19 avril 1326, décida, une fois de plus, que les amendes dues à la Couronne seraient payées et que les nouveautés introduites par les rebelles seraient mises à néant. Cependant, quelques, semaines après, la Westflandre était, plus que jamais, en proie à des bandes organisées d’ouvriers brugeois, de pêcheurs et de paysans de la côte, qui faisaient la chasse aux leliaerts, aux nobles, aux riches et aux clercs. On dit que cette rude populace (popularium genus hominum natumtiter brutale) commit d’atroces violences. Charles le Bel mourut avant d’avoir pu aider les nobles de Flandre et l’aristocratie gantoise à les châtier. Cette tâche était réservée à Philippe de Valois.

En résumé, le roi de France a essayé, à la fin du XIIIe et au commencement du XIVe siècle, de réduire les deux grands fiefs qui, au sud et au nord du royaume, échappaient encore à son autorité directe : Guyenne et Flandre. Il a échoué. Philippe le Bel et Charles le Bel ont conquis et rendu la Guyenne ; le mariage d’Edouard II et d’Isabelle, qui donna des droits à Edouard III sur la couronne de France, a préparé, de ce côté, des malheurs effroyables. Philippe le Bel a conquis et perdu la Flandre : à partir de 1305, Philippe le Bel et ses fils se sont épuisés à imposer aux Flamands, qui n’en voulaient pas, une paix qui, cependant, ne changeait guère la situation respective de la maison de Flandre et du roi, telle qu’elle était sous Louis IX. La politique des derniers Capétiens directs à l’égard de l’Angleterre et de la Flandre leur a coûté très cher ; mais qu’elle n’ait pas abouti à des résultats sérieux, les désastres que l’Angleterre et la Flandre ont infligés aux Valois, pendant la guerre de Cent-Ans, le prouvent surabondamment.

 

V. L’EMPIRE[13]

De la mer du Nord à la Méditerranée, de la Hollande à la Provence, les frontières du royaume étaient bordées, au XIIIe siècle, de principautés qui relevaient de l’Empire. Entre toutes ces principautés, grandes et petites : Hollande, Brabant, Hainaut, Luxembourg, Bar, Lorraine, Franche-Comté de Bourgogne, Lyon, Dauphiné, Savoie, etc., il y avait des querelles de voisinage ; de sorte que, en cas de conflit, si l’une avait l’appui de l’autorité impériale, l’autre se tournait aussitôt du côté de la France. Les chefs de ces États féodaux changeaient d’ailleurs de parti très aisément et très souvent : tel prince, attaché à la France par la crainte de tel empereur, devenait impérialiste si l’élection conférait la couronne impériale à un ami, et les impérialistes les plus zélés se laissaient parfois gagner au roi par des mariages, ou simplement par des subsides. La plupart des potentats de l’ancienne Lotharingie et du royaume d’Arles trafiquaient ainsi de leur alliance. Cela donnait lieu à des combinaisons instables, dont l’histoire est très compliquée, mais dépourvue d’intérêt.[14]

LA FRANCE ET L’ALLEMAGNE.

Le but de la politique française dans ces régions a toujours été, naturellement, d’entretenir un parti français dans chacune des principautés limitrophes, et d’en annexer, à l’occasion, quelques-unes.

A l’avènement de Philippe le Bel, la maison de France avait dans l’Empire un homme à elle en la personne d’Otton, comte palatin de Bourgogne (Franche-Comté). Les chroniqueurs allemands du temps disent, en parlant des vassaux du palatin, « les Français ». Lorsque Rodolphe de Habsbourg, roi d’Allemagne, parut dans la région, en 1289, « pour venger l’honneur allemand », le comte d’Artois aida son beau-frère Otton avec des chevaliers français, artésiens et picards. Le 12 juin 1291, Otton promit secrètement la main de Jeanne, sa fille et son héritière, à l’un des fils de Philippe le Bel, s’engageant à faire en sorte que le lien féodal entre la Franche-Comté et l’Empire fût rompu.

Rodolphe de Habsbourg mourut en 1291. L’influence française avait continué, sous son règne, à s’infiltrer sur tous les points faibles de la frontière franco-impériale : dans la région lorraine ; à Lyon, où les bourgeois s’étaient placés sous la garde du roi ; en Hainaut, où la ville de Valenciennes, révoltée contre le comte, prétendait « appartenir au royaume de France » : le comte de Hainaut, qui refusait de prêter hommage au roi pour l’Ostrevent, fut condamné par le Parlement, menacé, et fit sa soumission. .

Le nouveau roi d’Allemagne, Adolphe de Nassau, fut, nous l’avons vu, sollicité par Edouard Ier de diriger une coalition contre la France. Le 21 août 1294, il accepta. Quelques jours après, il exprima pompeusement l’intention de ne pas tolérer plus longtemps l’usurpation des terres, droits et juridictions de l’Empire, et de revendiquer tout ce qui en avait été usurpé par Philippe de : France ou ses prédécesseurs.[15] « Quand le roi eut reçu ces lettres, disent les Chroniques de Saint-Denis, il manda son Conseil. Puis, les chevaliers du roi d’Allemagne portèrent sa réponse à leur seigneur. Celui-ci en brisa le sceau, qui était très grand, mais il n’y trouva que deux mots : Nimis germanicum, « Trop allemand ! » Cette réponse avait été donnée par le comte Robert d’Artois et le Grand Conseil du roi. » Il est intéressant que cette historiette célèbre ait été longtemps considérée comme typique de la désinvolture hautaine du roi Philippe le Bel ; mais elle ne l’est point, car, dès le XIIe siècle, Gautier Map, dans son ouvrage intitulé De nugis curialium, l’attribuait à Louis le Gros.

Adolphe de Nassau, qui parlait si haut, n’était pas en mesure d’appuyer ses paroles par les actes. Contre les alliés d’Edouard Ier dans l’Empire, les comtes de Gueldre, de Juliers, de Bar, de Ferrette, de Savoie, etc., la diplomatie de la Cour de France fut bientôt en mesure de mettre en ligne le dauphin de Viennois, dont Philippe reçut l’hommage moyennant une pension de 500 livres tournois, Thibaut de Lorraine, les comtes de Hainaut, de Hollande, etc., enfin le comte de Luxembourg et Albert d’Autriche, c’est-à-dire le futur Albert Ier et le futur Henri VII. De nombreux traités entre les princes d’Empire et le roi de France s’échelonnent à partir de 1295. Le plus singulier est celui qui fut conclu à Vincennes, le 2 mars 1295, avec Otton de Bourgogne. Otton, personnage décrié, criblé de dettes, las des soucis attachés à la possession d’un grand fief, ne se contenta pas de renouveler le projet de mariage formé en 1291 ; il céda immédiatement ses domaines au roi en échange d’un capital de cent mille livres et d’une rente viagère de dix mille livres tournois. Après son abdication, il vint faire la fête à Paris. Il mourut d’une blessure reçue en combattant les Flamands.

Il est probable qu’Adolphe de Nassau lui-même fut payé pour déposer ses foudres mouillées. En tout cas, il ne fit rien ; il ne fournit pas le moindre secours aux seuls alliés d’Edouard qui se fussent risqués à envoyer leur défi à Paris, les comtes de Flandre et de Bar. Il périt, du reste, à la bataille de Gœlheim (juillet 1298). Et comme le vainqueur de Gœlheim, Albert d’Autriche, ancien allié de la France, le remplaça, il ne fut plus question, pendant quelque temps, des revendications de l’Empire.

CONFÉRENCES DE QUATREVAUX.

Le 8 décembre 1299, Philippe le Bel et Albert d’Autriche se rencontrèrent à Quatrevaux, entre Vaucouleurs et Toul. Là, une alliance, préparée de longue main, fut conclue ; Blanche de France, sœur du roi épouserait le fils aîné d’Albert, héritier d’Autriche et de Styrie ; les incidents de frontière, si fréquents, entre la France et l’Empire, seraient soumis à des arbitres. Les gens du roi s’étaient heurtés, en essayant de prendre possession de la Franche-Comté de Bourgogne, à l’opposition de la noblesse locale, qui avait formé, contre eux, une « confédération[16] » ; une trêve fut établie entre les nobles comtois et le roi ; le tribunal de l’Empire serait appelé ultérieurement à trancher les questions qui les divisaient.

Ces stipulations, connues par des instruments authentiques et publics, n’ont pas paru assez surprenantes aux contemporains, émus par le fait extraordinaire de l’entrevue. Le bruit courut, en France et en Allemagne, que Philippe s’était engagé secrètement à faire en sorte que l’Empire et la couronne d’Allemagne devinssent héréditaires dans la maison de Habsbourg ; en revanche, Albert aurait cédé à Philippe de vastes territoires : la vallée du Rhône, la rive gauche du Rhin. Ces on-dit ont été pris au sérieux, ils prouvent seulement que l’opinion publique attribuait aux Habsbourg l’intention d’abolir dans l’Empire le principe électif, et au roi de France des vues sur la région située à l’ouest des Alpes et du Rhin. Hors de là, rien de certain : tout ce qui a été dit, autrefois et de nos jours, au sujet des pourparlers « secrets » qui auraient eu lieu à Quatrevaux, l’a été par conjecture.

Telle quelle — et quand même le traité officiel n’aurait été accompagné d’aucune "convention secrète —, l’alliance de Quatrevaux était avantageuse pour la France. En effet, la noblesse de Bourgogne, abandonnée par Albert, se soumit ; la pacification de la Comté est du printemps de 1301 : en attendant la décision du tribunal d’Empire sur la question de droit, qui fut ajournée sine die, les anciens domaines d’Otton devinrent un pays français, où le gouvernement royal s’appliqua désormais à gagner les opposants par des faveurs individuelles. En novembre 1300, la ville de Toul s’offrit au roi, « car nous sommes de si franche condition que nous pouvons querre et avoir gardien, tel comme il nous plaît, sans le consentement du roi d’Allemagne ». L’année suivante, la trêve entre le roi de France et le comte de Bar, allié d’Edouard Ier, fut convertie en traité définitif : Henri de Bar fit hommage au roi de ses terres sur la rive gauche de la Meuse, que l’on appela désormais « Barrois mouvant » de la couronne de France, et il alla mourir en Italie sous la bannière de Charles de Valois (1303).

L’entente se maintint pendant deux ans. Le différend entre Philippe et Boniface la rompit. Boniface, au fort de sa lutte avec la Cour de France, essaya de prendre un point d’appui sur Albert, qu’il avait d’abord maltraité ; et Philippe le Bel qui, naguère, demandait au pape de conférer à son allié la couronne impériale, répondit en s’unissant à Wenceslas de Bohême, candidat à la couronne de Hongrie, contre « Albert, qui se prétend roi des Romains ». Mais, après la mort de Boniface, Albert semble s’être désintéressé de ce qui se passait à l’Ouest. Le gouvernement de Philippe eut le champ libre. Il en profita : les évêchés rhénans (Cologne, Mayence, Bâle, Constance, Trêves) furent pourvus de titulaires qui passaient pour dévoués au roi de France ; Amédée de Savoie, et beaucoup d’autres seigneurs du royaume d’Arles servirent dans les osts de Flandre ; la souveraineté du roi fut reconnue, en 1307, à Viviers et à Lyon.

CANDIDATURE DE CHARLES DE VALOIS.

Albert d’Autriche fut assassiné le 1er mai 1308.

Le 11 juin, Philippe le Bel donna ses pleins pouvoirs à maître Gérard de Landri, maître Pierre Barrière et Hugues de La Celle, chevalier, qui allaient en Allemagne. Le 16, Charles de Valois autorisa les mêmes personnages « à promettre sommes d’argent, une fois payées ou à vie, ... pour l’avancement d’une personne dont nous désirons la promotion de tout notre cœur ». Dès le 9, le roi de France avait écrit à Henri de Carinthie, roi de Bohême, pour poser la candidature de Charles de Valois, son frère, à la couronne d’Allemagne.

La candidature de Charles de Valois à l’Empire fut lancée avec confiance. Mais il parut bien, en cette circonstance, que la Cour de France était mal renseignée sur les hommes et sur les choses d’Allemagne. Les intrigues électorales étaient plus subtiles, la crainte et la haine des Français étaient en Allemagne des sentiments plus profonds que les conseillers de Philippe le Bel ne le pensaient. Et quant au pape Clément, dont on escomptait l’influence, sa mauvaise volonté fut à peine dissimulée par sa prudence. Le 1er octobre, Clément V mande à Philippe que Pierre Barrière et Hugues de La Celle ont trouvé le meilleur accueil auprès de l’archevêque de Cologne, mais il s’excuse de ne pouvoir écrire de nouveau aux électeurs avant d’avoir reçu leur réponse à sa première dépêche ; il consent à envoyer en Allemagne, pour le représenter, telle personne que le roi désignera, mais il refuse d’interdire à l’archevêque de Trêves, Baudouin de Luxembourg, de patronner la candidature de son frère, le comte Henri de Luxembourg : c’est au roi, dont le comte Henri est le vassal, qu’il appartient de peser, s’il y a lieu, sur ce nouveau candidat. Or, Henri de Luxembourg fut élu, en novembre, à l’unanimité des six électeurs présents, et Clément V s’empressa de confirmer l’élection. En décembre 1310, Guillaume de Nogaret reprochait encore à Clément la promptitude avec laquelle il avait ratifié le choix des Électeurs ; mais le pape, délivré d’un grand poids, « moins modeste et moins patient qu’autrefois », répondit en faisant l’éloge du nouveau roi d’Allemagne.[17]

L’EMPEREUR HENRI DE LUXEMBOURG.

Henri de Luxembourg était sans doute le plus français des princes d’Empire. Il ne savait que le français ; ses diplômes impériaux sont rédigés en français. Il avait fait partie du cercle de la reine Marie, au temps de Philippe III. Il s’était reconnu le vassal de Philippe IV, qui l’avait fait chevalier et qui lui payait une pension. Il s’était associé en 1302 à la protestation de la noblesse française contre Boniface ; en 1305, il avait assisté, à Lyon, au couronnement de Clément V ; en 1307, il avait obtenu du pape, par l’intermédiaire du roi, l’élévation de son frère à l’archevêché de Trêves. Bref, Henri de Luxembourg avait été toute sa vie un des obligés, sinon un des serviteurs du roi.

Quoique Philippe eût été, naturellement, froissé par un tel choix, il fut question » en 1310, de renouveler le traité et l’entrevue de Quatrevaux, et les documents échangés par la chancellerie impériale et la chancellerie de France n’accusent d’hostilité qu’à partir de 1311, lorsque Henri, après avoir revendiqué en Italie les droits de l’Empire contre les Guelfes et les Angevins, fut amené à les revendiquer partout. En 1310, Philippe le Bel avait fait occuper Lyon et emmener en captivité l’archevêque de cette ville impériale, Pierre de Savoie ; la même année, il avait pris sous sa protection les habitants de Verdun, qui étaient sujets de l’Empire. Les casus belli étaient nombreux. Nous ne savons pas au juste s’il est vrai, comme on l’a dît, qu’un conflit fut, en 1312, imminent.[18] Quoi qu’il en soit, Henri VII mourut le 24 août 1313, le troisième des « rois d’Allemagne » que Philippe le Bel voyait mourir de mort subite.

LOUIS DE BAVIÈRE ET PHILIPPE V.

Nullement instruite par l’échec complet de la candidature de Charles de Valois en 1308, la Cour de France eut encore, cette fois, la velléité de profiter de la vacance. En novembre 1313, Philippe le Bel, encouragé par des lettres des archevêques de Mayence et de Cologne, faisait secrètement parler au pape de son fils Philippe, comte de Poitiers, comme du meilleur candidat pour remplacer Henri VII. On croit entendre Pierre Dubois : « Si le comte de Poitiers était élu, le roi de France, entouré de ses enfants, le roi d’Angleterre, son gendre, et le roi d’Allemagne, son fils, pourrait quitter son royaume avec sécurité, et la Terre Sainte serait facilement reconquise... Le roi n’est point mû, en cette affaire, par des affections de famille, mais par son zèle pour l’utilité publique : assurément il aime son fils, mais non pas tant que son âme ! »

Le comte de Poitiers ne recueillit aucune voix : il était décidément plus difficile de faire un empereur qu’un pape. Louis de Bavière fut élu. Mais le Bavarois eut à s’employer tout entier, d’abord contre la maison d’Autriche, qui prétendait toujours à la couronne d’Allemagne parce qu’elle l’avait déjà eue, puis contre la Papauté d’Avignon, représentée, depuis la fin du scandaleux interrègne qui suivit le décès de Clément V,[19] par Jean XXII, de Cahors, ancien familier des rois angevins de Naples. Louis de Bavière n’eut pas le loisir de s’occuper des frontières occidentales de l’Empire. Un seul incident se produisit de la mort de Philippe le Bel à celle de Philippe V. Ce fut en 1318. Les gens de Verdun, en guerre contre leur évêque, se réclamèrent alors de la sauvegarde royale qui leur avait été précédemment accordée ; le connétable Gaucher de Châtillon fit une courte démonstration militaire aux environs de la ville ; il fut déclaré, à ce propos, que Verdun était située « dans le royaume de France ».

Charles IV, après l’annulation de son premier mariage, épousa, en août 1322, Marie de Luxembourg, fille de feu Henri VII, et sœur de Jean de Luxembourg, roi de Bohême. Ce Jean de Luxembourg était un grand amateur de combinaisons diplomatiques ; il mêla de nouveau le roi de France, son beau-frère, aux affaires de l’Empire.

Dans une lettre du Vénitien Marino Sanudo, écrite vers 1327, on lit : « Quand j’étais à la Cour de France, le roi de Bohême s’occupait de régler la succession à l’Empire ; il me sembla que l’entourage du roi Charles ne prenait pas la chose au sérieux, spernebant rem. » Sanudo ajoute : « Mais, ensuite, le roi de Bohême et le comte de Hainaut voulurent faire roi d’Arles et de Vienne, avec l’assentiment du Bavarois, Charles [de Valois], oncle du roi. » Ce projet échoua aussi.

Quelque temps après, Charles IV reçut d’autres ouvertures. Jean XXII, au plus fort de ses fameuses querelles avec Louis de Bavière, le nouveau Frédéric II, l’avait excommunié ; il avait déclaré la vacance de l’Empire ; il était à la recherche d’un champion du Saint-Siège. S’il n’offrit pas directement, il fit offrir l’Empire à Charles, à peu près comme Martin IV avait jadis offert F Aragon à Philippe le Hardi, à condition d’en déposséder un ennemi de l’Eglise. C’était une chose inouïe, car les papes s’étaient toujours proposé d’équilibrer la France par l’Empire, et l’Empire par la France. Clément V lui-même avait nettement découragé les prétentions des Français à la couronne d’Allemagne. Mais, dans l’excès de sa haine, le second pape d’Avignon avait perdu le sens des traditions du Saint-Siège et la notion des possibilités. Le fait est que l’entourage du roi Charles n’attacha guère plus d’importance, semble-t-il, à ces avances qu’à celles de Jean de Bohême, l’homme à projets. La candidature de Charles IV à l’Empire, enveloppée d’un mystère qui, peut-être, ne cache rien, paraît avoir été menée avec autant de mollesse que celle de Philippe III en 1273. Voici tout ce que l’on sait : un certain Léopold d’Autriche, de la maison de Habsbourg, eut, en juillet 1324, une entrevue, à Bar-sur-Aube, avec Charles ; l’Empire étant considéré comme vacant, Léopold s’engageait à travailler les électeurs, en vue de l’élection de Charles ; Charles s’engageait à payer à Léopold, s’il était élu, une pension et des indemnités ; le 20 août, Jean XXII s’applaudissait de ce pacte qui, à son avis, « faisait faire un grand pas à l’affaire de l’Empire » ; mais, un an après, le roi de France n’avait pas encore versé d’arrhes, et Léopold se rapatriait paisiblement avec le Bavarois.

En résumé, l’histoire des relations de la France et de l’Empire, de 1285 à 1328, se compose de petits faits isolés, dont l’enchaînement échappe. Mais, la balance des profits et des dépenses s’établit certainement, de ce côté, au bénéfice de la France. Les dépenses ont été presque nulles (expéditions de Bar, de Lyon, de Verdun) ; des acquisitions importantes (Franche-Comté, Lyon, Viviers, Barrois, Evêchés lorrains) ont été réalisées. Et plus considérable encore que les acquisitions proprement dites fut le progrès spontané et pacifique de l’influence française dans presque tous les pays de l’ancienne Lotharingie : la plupart des petits princes de ces pays ont été sous l’influence ou, littéralement, à la solde de Philippe le Bel et de ses fils.

C’est à l’est, suivant la ligne de moindre résistance, que l’expansion de la France se serait sûrement faite, si la guerre de Cent-Ans — dont Ses entreprises de Philippe le Bel contre l’Angleterre et en Flandre ont été la déplorable préface — n’avait pas interrompu le cours de l’évolution commencée.

 

 

 



[1] L’étude des relations entre la France et les pays voisins à cette époque est difficile. On n’a que des informations fragmentaires. D’autre part les interprétations tendancieuses des historiens modernes de nationalités différentes augmentent l’obscurité : des Allemands, des Français, des Belges, ont mis leur fierté à soutenir que tout ce qui a été accompli, en ce temps-là, par les rois d’Allemagne ou de France, ou par les comtes de Flandre, fut légitime, habile et glorieux.

Le meilleur exposé d’ensemble de la politique européenne au temps de Philippe le Bel, jusqu’à la mort de Boniface VŒ, se trouve dans l’ouvrage déjà cité de G. Dïgard, Philippe le Bel et le Saint-Siège. La période comprise entre 1316 et 1322 a été l’objet de recherches spéciales : P. Lehugeur, Histoire de Philippe le Long, pp. 192 et suiv

[2] Jusqu’à la mort d’Albert Ier, Pierre Dubois rêva pour la France d’agrandissements aux dépens de l’Empire : le roi de France pèserait sur le pape, qui pèserait sur les électeurs, et l’Empire deviendrait héréditaire dans la maison de Habsbourg, qui accorderait à la France des compensations territoriales. Pendant l’interrègne qui suivit la mort d’Albert Ier (mai 1308), l’idée de faire conférer par le pape la couronne impériale à la maison capétienne lui fournit le sujet d’un opuscule où reparaissent en abrégé les chimères qu’il ressassait. La même année, il les reproduit encore dans un écrit où il recommande de créer pour un des fils de Philippe un royaume en Orient

[3] Feu Cadier avait recueilli des documents dans les archives d’Espagne pour traiter l’histoire des rapports de Philippe le Bel avec l’Aragon et la Castille ; nous avons eu ses papiers entre les mains. Pour les rapports avec le roi de Majorque, A. Lecoy de La Marche, Les relations politiques de la France avec le royaume de Majorque, t. I (1892). Il n’y a pas de bon livre sur l’histoire de la Navarre à cette époque. Sur la question d’Orient : J. Delaville Le Roulx, La France en Orient au XIVe siècle, 1889 ; J.-B. Chabot, Histoire de Mar Jabalaha III et du moine Rabban Çauma, 1895

[4] I. del Lungo, Da Bonifazio VIII ad Arrigo VU, pagine di storia fiorentina, 1899 ; J. Petit, Charles de Valois, 1900. L’expédition d’Italie n’avait été, dans la pensée de Charles de Valois, que la préface d’une entreprise contre l’Empire d’Orient. Malgré son échec, on le voit plus tard négocier pendant des années, soit directement, soit par l’intermédiaire du roi son frère, avec tous les princes de la Méditerranée (jusqu’en Arménie et en Serbie), en vue de cette entreprise chimérique. En 1309, son homme, Thibaut de Chepoy, ancien grand-maître des arbalétriers de France, tenta, avec une poignée de Français et de Vénitiens, de renouveler contre les Grecs les exploits de la quatrième croisade, mais il échoua» Charles trouva dès lors plus commode de donner en dot à l’aînée des filles qu’il avait eues de Catherine de Courtenay ses prétentions sur Constantinople ; elle épousa Philippe de Tarente, un des fils du roi de Naples.

[5] Gavrilovitch, op. cit. Ch. Jourdain, Mémoire sur les commencements de la marine militaire sous Philippe le Bel, 1880. Ch. de La Roncière, Le blocus continental de l’Angleterre sous Philippe le Bel, dans la Revue des questions historiques, oct. 1896. Mémoire de Bréquigny sur l’affaire de Saint-Sardos, réimprimé, avec des annotations, dans la Revue de l’Agenais, t. XII et XIII

[6] Le Dit de la rébellion d’Engleterre et de Flandre, publié par A. Jubinal, Nouveau recueil de contes, etc., p. 73. L’auteur de cette pièce a très bien vu qu’une paix durable était impossible entre la France et l’Angleterre tant que les rois anglais auraient un pied sur le continent : « Soit la mer borne et dessevrance — De l’Engleterre et de la France. »

[7] Les conventions de juin 1299 furent mal accueillies en France et donnèrent lieu, comme l’intervention de Louis IX dans les affaires d’Angleterre en 1264, à des parodies populaires, en jargon anglo-français : « Quant rey Dadoarz voleré mangier, roi Philippote devestirer soi toz nuz, et trancherer devant Dadoarz... Et roy Dadoalz dirré : « Chetis rois Philippote, je serré sire, et tu serré mon garçon. » Et Philippote dirré : « Foire, foure, vos dirrévoir.» Et en tel maner fot faite pès...» (Romania, ch. XIV, p. 280). L’auteur du Dit de la rébellion supplie Philippe le Bel et le comte de Valois de rester nantis et de ne pas se laisser duper par le « beau parler » des Anglais.

[8] A l’automne de 1301, l’évêque de Spolète, légat du pape, parcourut la Guyenne, revenant d’Angleterre. La Cour de France apprit qu’il réunissait les nobles, les prélats et les bourgeois du pays (générales conventiones majorum, prelatomm et communitatum latentes et publicas) pour leur lire des lettres du pape et les commenter, en vue d’exciter des troubles (ad concitationem populi). Elle envoya des commissaires pour combattre cette propagande et affirmer que, dans le compromis passé sous les auspices du pape, il n’avait nullement été question de porter atteinte aux privilèges locaux. Des exemplaires de la circulaire du 10 décembre 1301, dont ces commissaires étaient porteurs, se sont conservés dans les archives des villes de Dax et d’Agen.

[9] Les empiétements et les taquineries réciproques — suites inévitables de la situation fausse que les traités de 1259 et de 1279 avaient créée entre le roi de France et le roi d’Angleterre, son vassal pour la Guyenne — ont donné lieu, pendant le règne d’Edouard II, à d’immenses enquêtes des deux côtés. En 1310, les deux rois s’accordèrent à faire une révision et une liquidation générales de leurs griefs. Leurs commissaires se réunirent pour la première fois, à cet effet, dans la ville de Périgueux, le 27 avril 1311. Mais on n’arriva pas à s’entendre.

[10] Charles le Bel ne rendit pas intégralement la Guyenne, où il avait été nécessaire de faire une nouvelle campagne, en 1326, pour repousser les attaques des Anglais et de la noblesse anglophile.

[11] Fr. Funck-Brentano, Philippe le Bel en Flandre, 1895. Van der Linden, Les relations politiques de la Flandre avec la France au XIVe siècle, dans les Comptes rendus des séances de l’Académie de Belgique, 1895,pp. 449 et suiv. H. Pirenne, Histoire de Belgique, t. I (1900), livra ni ; le même. Le soulèvement de la Flandre maritime de 1323-1328, 1900 (Commission royale d’histoire de Belgique).

[12] La noblesse de Zélande était alors en révolte contre son comte Guillaume, fils et successeur de Jean d’Avesnes, allié du roi de France ; elle aidait les Flamands, qui, de leur côté, l’aidaient contre les partisans du comte.

[13] A. Leroux, Relations politiques de la France avec l’Allemagne de 1292 à 1378, 1882.

[14] Cette histoire a été fort étudiée ; il existe des travaux spéciaux sur les relations de la France avec la plupart des petits pays de l’ancienne Lotharingie à la fin du xiiie et au commencement du xive siècle. Pour la région du Sud-est, as ont été résumés et mis au point par P. Fournier, Le royaume d’Arles, 1891. Pour le Nord-est et le Nord, P. Bonnassieux, De la réunion de Lyon à la France, 1S79 ; Fr. Funck-Brentano, Philippe le Bel et la noblesse franc-comtoise, dans la Bibliothèque de l’École des chartes, 1888 ; S. Havet, La frontière de l’Empire dans l’Argonne, ibidem, 1881 ; E. Welvert, Philippe le Bel et la maison de Luxembourg, ibidem, 1884. Des travaux spéciaux sur l’histoire des relations des derniers Capétiens directs avec le Hainaut et le Barrois font défaut.

[15] On fit un abrégé de cette pièce (Notices et extraits des manuscrits, t. XXXV, 2e partie, p. 415) du même genre que l’abrégé Scire te volumus de la bulle Ausculta filii.

[16] Vingt-huit barons de Franche-Comté et l’abbé de Luxeuil s’étaient ligués, à Besançon, dès le 27 février 1294. « Pour le bien du pays » : six commissaires étaient établis pour diriger la ligue ; les ligueurs payaient des cotisations et étaient astreints à certains devoirs, sous peine d’amende. Comparez les ligues du temps de Saint Louis et de 1314 en France.

[17] Rapport des envoyés de Philippe à la Cour d’Avignon. A partir de l’élection d’Henri VII, Clément V s’enhardit à prendre, quelquefois, une attitude moins complaisante à l’égard des gens du roi. Depuis son élection jusqu’à la fin de 1308» il avait vagabondé dans le royaume, sans oser en sortir. Il s’installa au printemps de 1309 dans la ville d’Avignon, ara centre du Comtat pontifical.

[18] L’histoire des relations d’Henri VII avec la France, de 1311 à 1313, est encore mal connue. On lit dans une lettre d’Henri VII au roi : «Comme vos prédécesseurs, vous possédez injustement, à l’Est et au Midi, des territoires de l’Empire, l’Empire n’est pas si affaibli, sachez-le, que nous ne puissions le ressusciter pour délivrer ces provinces...» Philippe aurait répondu : «Jadis l’ineffable hauteur de l’Empire évitait de s’enorgueillir et « menacer sans juste cause ; le roi de France, grâce à la protection de la majesté divine, a su ressaisir les anciennes limites de la Gaule ; il ne craint point les menaces... » Ces documents, publiés par Dœnniges (Acta Henrici) et souvent cité comme authentiques, sont suspects.

[19] L’interrègne dura du 20 avril 1314 au 7 août 1316. Sur les vingt-quatre cardinaux qui composaient le Sacré Collège, huit étaient italiens, dix gascons (neveux ou amis du pape défunt) et six « provençaux » (trois languedociens, deux normands, un quercinois). Les neveux du pape, le vicomte de Lomagne et Raimond Guillaume de Budos, essayèrent de terroriser le conclave pour le forcer à élire un Gascon. Les Italiens, de leur côté, étaient très animés contre feu Clément et sa bande : « A Pérouse, il y a neuf ans, écrivait au roi de France le cardinal Napoléon des Ursins, j’ai abandonné ma maison pour avoir un pape français, car je désirais l’avantage du roi et du royaume ; et j’espérais que celui qui suivrait le conseil du roi gouvernerait sagement Rome et l’univers, et réformerait l’Eglise. Nous crûmes, en élisant le dernier pape, exalter magnifiquement le roi et le royaume de France. Mais, ô douleur, si l’on pèse les œuvres du défunt par rapport au roi et au royaume. On voit que sous lui sont nés de graves périls ; rien ne fut prévu ; on ne prit pas de précautions...». L’élection de Jean XXII consomma « la captivité de Babylone ».