Saint Louis, Philippe le Bel, les derniers Capétiens directs (1226-1328)

 

Livre II — Les événements politiques de 1286 à 1328

VI - Le roi et la nation - 1285-1328

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

SI les templiers, les juifs, les Lombards ont été frappés, si les monnaies ont été altérées, c’est que le gouvernement royal, dans la gêne, crut trouver, par le moyen de ces mesures extraordinaires, de quoi boucher les trous d’un budget bouleversé par les dépenses de guerre. Mais ces expédients, qui causèrent tant de souffrances, et que désapprouvèrent les gens sages, n’ont procuré qu’un appoint. C’est, naturellement, à la nation que le roi dut s’adresser pour obtenir, sous forme d’impositions, une très grande, sinon la majeure partie des sommes qu’il a perçues et dissipées. Nous sommes amenés ainsi à considérer les rapports du gouvernement royal, au temps des derniers Capétiens directs, avec les trois « ordres » de la nation : clergé, noblesse et commun.

En Angleterre, sous Edouard Ier, contemporain de Philippe le Bel, la nation profita des embarras financiers de la Couronne pour arracher des garanties constitutionnelles. Que se passa-t-il en France ?

 

I. L’ÉGLISE DE FRANCE SOUS PHILIPPE LE BEL

SOUMISSION DE L’ÉGLISE A LA COURONNE.

Sous Philippe le Bel, l’Église de France eut l’occasion de faire preuve d’indépendance à l’égard du pouvoir civil. Mais elle n’en profita pas. Elle n’osa pas élever la voix pour blâmer les énormités sacrilèges de Nogaret. Elle abandonna Boniface, qui avait essayé de le défendre contre la fiscalité royale. Elle livra les templiers et se fit l’instrument de leur supplice. Sa complaisance fut telle, dans ces deux cas, que l’auteur de la Chronique dite de Geoffroi de Paris, qui est très clérical, en parle avec mépris. C’est que les évêchés étaient souvent donnés, au XIIIe siècle, à des clercs familiers du roi, en récompense de leurs services ; l’Église nationale était ainsi, en grande partie, domestiquée : « Plusieurs prélats, dit l’auteur du roman de Fauvel, font partie du Conseil du roi, des parlements :

Par les prelaz qui veulent plaire

Au roy, et tout son plaisir faire,

Deschiet aujourd’hui Sainte Église... »

L’obéissance au roi, en matière politique, fut alors absolue dans l’Église de France, comme elle l’a été, plus tard, dans l’Église d’Angleterre. Et tout indique que, au besoin, l’Église gallicane eût obéi, sous Philippe le Bel, comme l’Église anglicane a obéi, sous Henri VIII, jusqu’au schisme inclusivement. Il va sans dire qu’il y avait, surtout dans les rangs du clergé inférieur et dans les couvents, une minorité d’hommes fortement attachés aux principes théocratiques et au Saint-Siège ; mais il aurait fallu de l’héroïsme à ces « ultramontains » pour résister aux avances et aux sommations des gens du roi, au spectacle des châtiments qui étouffaient les résistances isolées, et à la contagion de la lâcheté universelle. La plupart des clercs étaient préoccupés par-dessus tout de ne pas se compromettre : « Comme le roi, rapporte le biographe de saint Yves, avait envoyé à Tréguier des commissaires pour lever certaines taxes sur la mense épiscopale, Yves, qui était officiai de l’évêque, voulut s’y opposer. Mais, parmi les clercs de l’Église, plusieurs ne l’approuvèrent pas. A la tête des trembleurs était Guillaume de Tournemine, trésorier du chapitre, qui, rencontrant un jour le saint, l’interpella ainsi : « Coquin, coquin, vous nous avez mis en péril de perdre ce que nous avons. Vous ! Vous qui n’avez rien, et, par conséquent, rien à perdre. »

L’Eglise avait à défendre, contre les entreprises des laïques, et surtout des officiers royaux, ses privilèges de juridiction et ses biens. Cela suffisait à l’absorber. Mais, à cet effet, en dehors du recours au Saint-Siège, qui n’avait jamais été très efficace et qui ne fut plus de mise après l’ouverture du Différend, elle n’avait guère qu’une arme, l’excommunication, qu’elle savait émoussée.[1] Dans sa faiblesse, elle se résignait à faire la part du feu : acheter la protection du roi contre le zèle agressif de ses officiers par une entière soumission et par des libéralités, telle était sa politique ordinaire.

LES BIENS D’ÉGLISE ET LA FISCALITÉ ROYALE.

Les biens ecclésiastiques étaient exempts, en principe, de toute contribution publique ; mais, en fait, l’Église de France contribuait depuis longtemps, dans les circonstances extraordinaires, aux dépenses de la Couronne. Nous avons dit ce que furent les « exactions » de Louis IX sur le clergé du royaume. Philippe III et Philippe IV (au commencement de son règne) ont obtenu, dans les mêmes conditions que Louis IX — c’est-à-dire avec l’assentiment du pape et du clergé, conformément aux canons des conciles de Latran —, une décime de six ans en 1274, une décime de quatre ans en 1284, une décime de trois ans en 1289, c’est-à-dire treize contributions annuelles en dix-sept ans.

En 1294, la guerre de Gascogne obligea le gouvernement à un grand effort. Le Conseil royal décida que les biens ecclésiastiques devaient supporter leur part des frais « pour la défense du royaume », conformément aux précédents. On eut d’abord l’idée de convoquer « en présence du roi » les archevêques, évêques, prélats, abbés, prieurs, prévôts, doyens, couvents, chapitres, recteurs des églises et autres personnages ecclésiastiques du royaume ; mais on y renonça, « considérant que l’assemblée de tant de gens en un seul lieu coûterait trop cher » ; il fut finalement ordonné que, dans chaque province ecclésiastique, les « prélats, abbés, prieurs et autres clercs » seraient réunis en synode, par le métropolitain. Des synodes provinciaux et des assemblées de religieux furent en effet tenus, par tout le royaume, en 1294, et votèrent une décime de deux ans. Telle était l’urgence de ses besoins que le roi fit enlever la perception de cette décime aux collecteurs du clergé pour l’attribuer à ses gens, afin d’aller plus vite : « Les prélats et ceux qui ont la juridiction spirituelle, dit le roi, seront requis d’excommunier les rebelles sans délai (car l’affaire n’en souffre pas). Ils en seront requis par la féauté et le devoir en quoi ils sont tenus à nous et au royaume, de qui la besogne est, et non nôtre. »

Quelques chapitres et quelques monastères refusèrent absolument, sous prétexte que le pape devait être consulté, la subvention de 1294 ; mais ils furent contraints de s’exécuter ou de composer, et leurs appels au Saint-Siège ne leur servirent à rien.

En 1295, un grand Conseil de nobles et de prélats autorisa la levée du 50e de toutes les fortunes, sans en excepter celles des clercs. En mai !296, à Paris, cinq archevêques, seize évêques, et les procureurs des autres prélats du royaume accordèrent au gouvernement, sous réserve de l’approbation du pape, deux décimes nouvelles pour l’année courante. Cette fois, des protestations si hautes s’élevèrent, dans le clergé régulier, que Boniface VIII les écouta. On sait que c’est le manifeste de l’ordre de Cîteaux contre les décimes de 1296 qui provoqua la décrétale Clericis laicos.

Les suites de l’intervention de Boniface sont connues : le pape, réconcilié avec Philippe, accorda en 1297, « à la requête des prélats », une double décime pour deux ans ; et il reconnut expressément, nous l’avons vu, le droit du roi de demander des contributions au clergé, pour la défense du royaume, en cas de nécessité pressante, sans l’autorisation du Saint-Siège.

DÉCIMES.

La liste des subsides concédés par le clergé de France à partir de 1297, avec ou sans l’approbation du pape, est longue et encore mal établie. Double décime en 1298 ; décime pour deux ans en 1299, à percevoir dans toute la France. En 1303, au concile de Senlis, la province de Reims vota une double décime sur les personnes exemptes, et une décime simple sur les personnes non exemptes de l’autorité diocésaine. Les conciles de Béziers (province de Narbonne) et de Clermont (province de Bourges) en 1304, les provinces d’Auch et de Sens en 1305, celle de Rouen en 1306, consentirent de pareils sacrifices. Le 12 novembre 1309, Clément V, écrivant aux évêques d’Aragon, qui hésitaient à venir en aide à leur roi, leur proposait l’exemple de la générosité du clergé français : « Les prélats et les clercs de France, écrivait-il, ont libéralement accordé quatre décimes pour la défense du royaume, au temps de la rébellion des Flamands, en un an, ou à peu près, sans que le Saint-Siège les y eût invités ; nous le savons de bonne source, car nous étions, en ce temps-là, sur le siège de Comminges... » Après la mort de Boniface, les papes n’ont rien eu à refuser à la Couronne de France. Benoît XI a autorisé une décime pour deux ans ; Clément V, une décime simple (levée en 1310), une décime double (1312), une décime pour six ans (1313). Vers le temps de l’avènement des Valois, le clerc Robert Mignon a vu dans les archives, aujourd’hui détruites, de la Chambre des comptes de Paris, des comptes de toutes ces décimes, et des trois décimes biennales que Jean XXII octroya à Philippe V et à Charles IV, en 1318, 1322, 1324.[2]

En somme l’Église gallicane a payé au fisc, presque tous les ans, un lourd impôt sur le revenu du dixième, et quelquefois du cinquième. Mais elle n’eut pas grand mérite à se montrer si généreuse. Les théoriciens de la monarchie démontraient, en effet, qu’elle n’avait pas le droit de refuser son concours au prince, pour la défense de l’État. Les gens du roi ne se privaient pas de déclarer aux assemblées du clergé dont ils sollicitaient des subsides que le roi les consultait par politesse, mais qu’il pourrait, au besoin, les contraindre (Quanquam posset, si vellet, virtute regia facere quad forte vobis esset intolerabile et dampnosum). En 1305, l’archevêque de Tours et ses suffragants s’avisèrent de faire des difficultés aux collecteurs de la double décime : Ils diront qu’ils avaient voté une décime, mais simple, et sous condition que le roi tiendrait certaines promesses que, jusqu’alors, il n’avait pas tenues. « C’est en vain, écrivirent aussitôt les collecteurs à Guillaume de Plaisians, que nous avons humblement et dévotement requis l’archevêque et le chapitre de payer la subvention que le roi a gracieusement demandée. Ils nous ont fait répondre par un archidiacre, qui a invoqué la constitution de Boniface pour réclamer des délais. Soit dit en passant, cet archidiacre a toujours été, nous l’avons appris par la voix publique, ennemi du roi, du royaume. Nous avons répliqué que le roi, par son autorité (principali auctoritate), peut imposer à sa volonté tous les habitants du royaume, surtout en cas de nécessité... » Le temporel de l’archevêché de Tours fut saisi.

LES ASSEMBLÉES DU CLERGÉ.

Néanmoins, les apparences étaient, le plus souvent, gardées. Chacun savait ce qu’il fallait penser de la spontanéité des sacrifices consentis par le clergé ; mais les synodes provinciaux étaient régulièrement requis par les commissaires du roi, qui justifiaient leurs demandes en exposant devant eux la situation du royaume ; à cette occasion, ils exprimaient parfois des avis sur la politique générale ; ils dressaient des listes de griefs (Gravamina), qui sont proprement des cahiers de doléances, et ils allaient jusqu’à mettre des conditions à leurs votes. Maître Giraut de Maumont et Pierre de Latilly, chargés, en 1296, d’offrir aux conciles provinciaux du Midi des concessions et des privilèges en échange de nouvelles libéralités, virent discuter, à Béziers, les offres qu’ils apportaient : on les trouva insuffisantes, captieuses ; et les évêques de Carcassonne et de Béziers furent envoyés à Paris pour en solliciter d’autres. L’assemblée de la province de Bourges en 1304 fut peu nombreuse : elle voulut s’ajourner, pour ce motif ; comme le représentant du roi s’opposa à l’ajournement, elle vota la décime, mais à condition que la levée en serait effectuée par les soins du clergé, que la bonne monnaie serait rétablie, que la juridiction ecclésiastique serait respectée, que les nouvelles acquisitions de l’Église ne seraient pas empêchées, que les privilèges de l’Eglise de Bourges seraient confirmés, et que le temporel de quelques Églises de la province, qui avait été saisi, leur serait rendu...

LES CAHIERS DE DOLÉANCES.

Les doléances du clergé de France, assemblé dans ses synodes, sont sensiblement uniformes, d’un bout à l’autre du XIIIe siècle. Elles ont été mises en ordre et résumées, en 1311, au concile œcuménique de Vienne, qui délibéra sur les « griefs infligés aux églises et aux personnes ecclésiastiques », Gravamina quae ecclesiis et personis ecclesiasticis inferuntur. En voici quelques-unes, choisies parmi celles qui ont été incessamment répétées. Des clercs, vivant cléricalement, sont emprisonnés et mis à la question par les officiers du roi et des seigneurs, quoiqu’ils ne soient justiciables que des tribunaux ecclésiastiques. Les juridictions laïques, « mettant la faulx dans la moisson d’autrui », se mêlent de connaître des testaments dont la connaissance est réservée à l’Église. On force les clercs à plaider devant les cours séculières dans les actions réelles ; on les empêche en même temps de citer des laïques devant l’official (juge de l’évêque). On interdit aux notaires de mentionner dans les contrats que les parties s’obligent sous serment, afin de frustrer la cour d’Église, compétente en cas de parjure. Les clercs sont dispensés de contribuer aux tailles, municipales et autres ; néanmoins, il faut qu’ils payent : s’ils résistent, leurs biens (et même ces revenus sacro-saints, les dîmes paroissiales) sont saisis ; on vend leurs immeubles ou on les fait « manger » par des garnisaires qui s’y installent. Les notaires et les hommes de police attachés aux tribunaux ecclésiastiques sont maltraités dans l’exercice de leurs fonctions. Loin de contraindre les excommuniés à se faire absoudre, on les fait absoudre de force, en accablant d’injures et de menaces atroces les clercs qui ont lancé les sentences... L’Église est déshéritée : les nobles qui tiennent leurs fiefs de l’Église en font impunément l’aveu au roi, et les gens du roi exigent des personnes ecclésiastiques l’aveu de leur temporel. Les clercs sont persécutés, car voici quelques exemples, entre mille, des abus qui se commettent. Le monastère de Saint-Pierre, au diocèse de Tarbes, a refusé de reconnaître qu’il tient son temporel du roi, parce que ce n’est pas vrai ; le sénéchal de Bigorre est venu avec des gens d’armes ; il a emporté le mobilier consacré, il a chassé tes moines et il les a remplacés par quarante de ses sergents, qui ont tout dévasté. Le sous-viguier royal de Toulouse a enfoncé les portes de la prison de l’évêque de Toulouse pour délivrer le curé d’Escalquens, justiciable dudit évêque, qui se prévalait de la sauvegarde royale ; il a fait arrêter dans la rue et conduire au Château-Narbonnais l’official diocésain ; il est venu, en personne, dans le palais épiscopal, mettre la main au collet du procureur de l’évêque, disant que, s’il avait rencontré le prélat lui-même, il lui en aurait fait autant ; enfin il a mis des garnisaires dans le palais, dont il a emporté la clé. Le baile royal de Marvejols a fait publier qu’aucun sujet du roi ne soit ai hardi que de s’adresser à la cour de l’évêque de Mende, et il châtie rudement ceux qui n’obtempèrent pas, usurpant jusqu’à la connaissance et la punition des adultères, vols et autres crimes des clercs mariés qui portent cependant l’habit et la tonsure ecclésiastiques. Le bailli de Mâcon a mis la main, dans le ressort de son bailliage, sur divers domaines du chapitre de Lyon, et non seulement il en perçoit tous les fruits, mais il en a fait prisonniers les colons récalcitrants et menace du gibet les notaires chargés de lui signifier les protestations des chanoines...

RÉCRIMINATIONS CONTRE LES CLERCS.

Au dire des clercs, jamais les attaques contre les privilèges cléricaux n’auraient été plus violentes qu’au XIIIe siècle. Mais il faut écouter l’autre cloche : au dire des gens du roi, jamais la juridiction de l’Église n’aurait été plus étendue qu’à cette époque. Les griefs des gens du roi sont aussi nombreux que ceux des clercs. On se permet, disent-ils, de citer des laïques devant le juge ecclésiastique en matière personnelle, réelle ou mixte ; le défendeur contumax est frappé d’excommunication. Les clercs mariés et ceux qui exercent un métier manuel sont protégés à l’égal des autres. Les prélats font des statuts au préjudice des seigneurs laïques. Les clercs se prétendent exempts de tailles pour des biens dont les anciens possesseurs ont toujours été taillés. Les tribunaux d’Eglise punissent avec une indulgence scandaleuse les crimes commis par des clercs : on a vu des évêques conférer subrepticement la tonsure à des criminels, mariés et illettrés, pour les soustraire à la juridiction laïque ; on a vu des clercs, malfaiteurs avérés, mais acquittés par l’Église, actionner en restitution de leurs biens les officiers du roi qui les avaient saisis. « Le roi a perdu quasiment toute sa juridiction dans la province de Tours, mande le bailli de Touraine en 1305, car sitôt que nos sergents veulent exécuter un ordre, la cour archiépiscopale intervient, et ils sont excommuniés. » Dans les mémoires très détaillés qui furent présentés en Cour de Rome, sous Nicolas IV, à l’occasion de différends entre les Eglises de Chartres, de Poitiers et de Lyon, d’une part, et les officiers du roi, d’autre part, il est parlé des « usurpations variées et intolérables » de l’Église sur les droits de la Couronne : « Nous devons y mettre un terme, afin que notre royaume ne cesse pas d’être un royaume S... Les clercs disent qu’ils ont juré de défendre leurs droits ; ils feraient mieux de dire qu’ils ont juré de dépouiller le roi de France. » L’avocat Pierre Dubois a dénoncé également, sous Philippe le Bel, les progrès accomplis par la juridiction ecclésiastique depuis le temps de Louis IX : « Elle n’était rien, elle envahit tout. »

CHARTES DE PHILIPPE LE BEL.

On exagérait sans doute des deux côtés. Mais l’exagération était monstrueuse du côté des gens du roi. D’innombrables incidents prouvent, en effet, qu’ils usaient réellement, et incessamment, contre les clercs de moyens terrifiants : saisies des biens et des personnes, grossièretés, voies de fait. Les clercs, eux, en étaient réduits à se prévaloir des chartes de confirmation et de réforme que le roi leur prodiguait en échange de leurs subsides. Et ces chartes ne valaient rien.

Les chartes que la chancellerie de Philippe le Bel a expédiées, par centaines, pour confirmer les immunités, soit d’une église particulière, soit des églises d’une province, soit de l’Église nationale, ou pour redresser les abus commis par les officiers royaux au préjudice des clercs sont, en vérité, des trompe-l’œil.[3] La plus considérable des chartes générales est celle qui fut promulguée à la suite de la grande assemblée du clergé de novembre 12909, réunie en vue de régler les rapports de l’Eglise et de l’autorité civile. Or, dans ce document, des principes sont posés, les privilèges traditionnels de l’Église sont confirmés ; mais il n’est pas un de ces principes que des réticences n’annulent, pas un de ces privilèges dont les termes ne soient de nature à justifier des interprétations contradictoires ; des concessions sont faites, en apparence, mais pour valoir seulement « à moins de coutume contraire » (toute coutume étant alors contestable, contestée), ou « sauf en cas d’urgence ». Les chartes postérieures qui encombrent le Recueil des Ordonnances reproduisent en partie celle de 1290 et sont rédigées dans le même esprit. L’article : « Que personne ne saisisse les biens meubles ou immeubles des prélats, à moins que leurs excès ou leur contumace l’exigent (utsi eorum excessus vel contumacia id exposcant) », qui se trouve dans plusieurs chartes (pour le clergé du Languedoc, pour le clergé de Normandie, etc.) à partir de 1300, est tout à fait caractéristique de ces documents solennels, cauteleux, verbeux et vides.[4]

Aucune des chartes de libertés obtenues par les assemblées du clergé en 1290, en 1300, en 1303, en 1304, etc., ne prévoit le cas où les libertés de l’Église, confirmées sous tant de réserves et avec tant de précautions, seraient violées : pas de sanctions, pas de garanties (si ce n’est un serment imposé aux officiers royaux lors de leur entrée en charge), rien que des promesses vagues. Le grief capital que l’Église de France a formulé, pendant tout le règne de Philippe, est que les « statuts royaux » sont et demeurent lettre morte. Sans doute, le gouvernement royal a plus d’une fois garanti, au xIIIe et au XIVe siècle, les « libertés ecclésiastiques », dans des questions d’espèce, contre l’acharnement haineux de ses bas officiers ; mais les mesures générales qu’il a édictées n’ont été ni sérieuses, ni respectées.

OPINION DES CONTEMPORAINS.

L’impression générale des contemporains fut que le gouvernement de Philippe avait été particulièrement dur envers les ecclésiastiques. L’auteur du poème intitulé Avisemens pour le roy Loys, dédié en 1315 à Louis le Hutin, exhorte ce prince à régner d’accord avec « Sainte Église », ce que le dernier roi n’avait pas fait ; d’où les malheurs de son règne :

Hé, roys Loys, pensse à ton père :

Se l’Église eust empes tenu

Tant de maus ne fussent venu

En son temps, comme il avint.

Par Sainte Église cela vint,

Qui pour lui de cuer ne prioit.

PAS D’ATTEINTES A LA PAIX PUBLIQUE.

Le gouvernement de Philippe le Bel n’eut à réprimer aucune révolte ouverte. Les princes du sang se tinrent tranquilles. Les grands feudataires, à l’exception du comte de Flandre, ne se mêlèrent de politique générale que pour corroborer de leur approbation les actes du roi. Le temps était passé où des nobles de second ordre et des villes pouvaient défier l’autorité royale : il n’y eut qu’une petite opération de police, en 1309, contre un seigneur du Gévaudan, Béraud de Mercœur, ancien familier du roi, qui s’était brouillé avec lui ; quelques effervescences populaires, déterminées par des querelles locales, par la levée d’impositions ou par les variations du régime monétaire — à Rouen en 1292, à Laon en 1294, à Saint-Quentin en 1235, à Paris et à Châlons en 1306, etc. —, sont des incidents sans importance.

Les plus graves atteintes à la paix publique étaient déjà causées à cette époque, comme au siècle des Valois, par des bandes de soudoyers royaux qui, licenciés après chaque campagne sans avoir été payés, pillaient en s’en retournant. En 1312, on pendit à Bourges plusieurs centaines de ces pillards qui, en revenant de l’armée de Flandre, avaient commis des excès.

Le mécontentement et les souffrances de la noblesse et du commun ne se traduisirent pas par des violences isolées, qui auraient été trop aisément punies. Mais le mécontentement n’en fut pas moins très vif : « Que le roi qui règne maintenant, écrivait le vieux sire de Joinville dans ses Mémoires, prenne garde ; il a échappé à de grands périls ; qu’il s’amende de ses méfaits en telle manière que Dieu ne le frappe pas, lui et ce qui est à lui, cruellement. »

II. LA NOBLESSE ET LE COMMUN SOUS PHILIPPE LE BEL

LA NOBLESSE AU XIIIe SIÈCLE.

Les causes de la mauvaise humeur de la noblesse étaient anciennes. Au XIIIe siècle, la plupart des libertés traditionnelles des gentilshommes étaient en contradiction manifeste avec les principes d’ordre public dont le gouvernement royal, mieux placé que personne pour avoir le sentiment de l’intérêt général, était le représentant. Les gentilshommes tenaient beaucoup au droit de porter les armes et de s’en servir, soit dans les tournois, soit dans les « guerres privées » qu’ils se faisaient entre eux ; ils étaient fort attachés aux vieilles procédures barbares — jugement de Dieu, duel judiciaire —, à leurs privilèges de juridiction et à l’indépendance de leurs justices ; ils étaient hostiles à l’intervention d’une autorité supérieure dans leurs rapports avec leurs hommes. Or les guerres privées, les tournois — qui étaient de petites guerres — et les duels, vestiges de l’ancienne civilisation féodale, étaient incompatibles avec l’idéal nouveau de la « paix » ; quant à l’autonomie seigneuriale, le régime monarchique ne pouvait évidemment s’établir qu’à ses dépens.

MESURES DE SAINT L0UIS ET DE pHIlIppE LE BEL

Saint Louis, dont les gentilshommes disaient, au commencement du XIVe siècle, que le règne avait été, pour eux, un âge d’or, avait, au contraire, inauguré beaucoup de choses très propres à leur déplaire. Il avait remplacé dans ses domaines la vieille procédure accusatoire (duel judiciaire) par la procédure d’enquête empruntée au droit canonique, dans les affaires civiles et criminelles. Il avait interdit les guerres privées dans le royaume tout entier en janvier 1258. De son temps, le système des « avoueries », si préjudiciable aux seigneurs, s’était développé : il avait suffi que l’homme d’un seigneur s’avouât homme du roi pour qu’il fût soustrait, par ce simple « aveu », à la juridiction seigneuriale. C’est aussi sous Louis IX qu’avaient commencé à se multiplier — surtout dans le Midi, le long de la frontière anglo-gasconne — les « bastides » ou « villes neuves », lieux de refuge fortifiés et pourvus par le roi de privilèges enviables, où les hommes des seigneuries voisines affluaient au détriment des seigneurs. Enfin les sergents du roi pénétraient déjà, à cette époque, sur les terres des seigneurs, pour commettre toutes sortes de vexations, d’empiétements, d’abus, sous prétexte de cas royaux, de négligence des justiciers féodaux, d’appellations des justiciables à la cour du suzerain supérieur, etc. Un pays où de telles atteintes sont continuellement portées aux libertés de la noblesse ne mérite plus le nom de « douce France », dit un faiseur de chansons, contemporain de Louis IX : c’est une terre dégénérée, « acuvertie ». L’auteur du Roman de Ham se plaint aussi que Philippe III ait, en 1278, dans l’intérêt de la croisade, défendu les tournois, si bien que les chevaliers de France sont obligés de s’en aller « tournoyer » à l’étranger.

Philippe le Bel n’a rien fait de plus que ses prédécesseurs immédiats contre les libertés de la noblesse, dans l’intérêt de l’ordre public. Au parlement de la Toussaint 1296, il ordonna que, pendant la guerre contre les Anglais, les guerres privées, les gages de bataille (duels judiciaires) et les tournois n’auraient pas lieu : les guerres déjà engagées seraient interrompues par des trêves renouvelables chaque année, ou par des « asseurements » perpétuels. En janvier 1304, il défendit, pour toujours et dans tout le royaume, les pillages à main armée et les guerres particulières, « nonobstant usage contraire ». Il a souvent réitéré l’interdiction du port d’armes. Mais toutes ces dispositions, il les a édictées « à l’instar de Saint Louis », « pour suivre les traces de nos ancêtres », conformément aux précédents.

LA FISCALITÉ ROYALE ET LA SOCIÉTÉ LAÏQUE.

De même, le régime fiscal que le gouvernement de Philippe le Bel a fait peser sur les gentilshommes et le « commun », il ne l’a pas non plus, à proprement parler, inventé. Toute l’originalité fut, ici encore, dans l’application fréquente et le développement logique de principes déjà posés.

Dès le commencement du XIIIe siècle, le roi avait le droit d’exiger, « pour la défense du royaume », des services plus étendus que les services féodaux, prévus dans les contrats de fief. En tant que seigneur, ses vassaux lui devaient le service militaire, gratuitement, pendant un certain nombre de jours, et des aides extraordinaires en certains cas déterminés (tels que mariage de la fille aînée ou des filles, chevalerie du fils aîné ou des fils, croisade d’outremer, etc.). En tant que souverain, il avait droit à la « fidélité » des habitants de sa terre ; or, la fidélité comportait des devoirs indéfinis, mais positifs : tous les hommes qui devaient fidélité au roi étaient tenus de le servir à la guerre, en cas de nécessité, autant de temps qu’il le fallait.

LE SERVICE MILITAIRE ET LA « FIDÉLITÉ ».

Les « fidèles » étaient tenus de marcher ; mais la levée en masse de tant d’hommes, qui n’étaient pas tous habitués aux armes, aurait eu des inconvénients. En pratique, le plus souvent, on acceptait qu’ils se rachetassent. Les nobles marchaient, d’ordinaire, en personne ; les communautés roturières étaient autorisées à se faire représenter à l’ost royal par des contingents d’hommes choisis, ou même à s’exonérer complètement du service au souverain en versant une somme égale à celle que la levée et l’entretien d’un contingent auraient coûté : la communauté s’imposait ; le roi, avec le produit de cette imposition, recrutait des soudoyers. Lorsqu’il y avait « nécessité », les gens du roi allaient s’entendre avec les magistrats de chaque communauté pour fixer, d’accord avec eux — d’après les précédents, les ressources actuelles du lieu et les besoins de la Couronne —, la quotité du contingent ou de la prestation en argent.

D’abord, les obligations de la fidélité n’avaient été exigibles, en fait, que des habitants du domaine royal et de quelques domaines ecclésiastiques du voisinage : mais, peu à peu, par suite des progrès de l’autorité royale, elles furent étendues aux vassaux, aux arrière-vassaux et à leurs hommes, c’est-à-dire à tous les habitants du royaume. Ce phénomène était en train de s’accomplir à la fin du XIIIe siècle : Philippe le Bel a pu affirmer, dans quelques-unes de ses convocations pour les campagnes de Flandre, qu’il y a des cas où « toutes manières de gens sont tenues à servir le roi, sans nulle excusation » ; lorsque, en 1300, les gens d’Alais consultèrent à ce sujet les jurisconsultes de leur École de Droit, ceux-ci répondirent que leurs maîtres, en commentant le Digeste et les Novelles, leur avaient enseigné qu’il appartient au roi de faire des fois fiscales, en cas de « défense du royaume » (tuitio regni). Le principe était posé.

Il va sans dire que, dans le royaume aussi bien que dans le domaine, la levée en masse, réelle, de tous les hommes en état de servir n’aurait pas été désirable, et qu’elle était, d’ailleurs, impossible. La presse de tous les hommes valides d’un village ou d’une ville a été faite quelquefois en cas de péril local et d’extrême urgence, mais rarement. Hors du domaine comme dans le domaine — avec les vassaux, représentants des hommes de leurs seigneuries, comme avec les magistrats des communautés roturières —, les gens du roi devaient être, a priori, tout disposés à s’arranger, à traiter, à convenir de contingents proportionnés aux ressources ou d’équivalents en argent. Si le principe de l’obligation de tous au service était posé, l’habitude du rachat, au moyen de contingents ou de contributions pécuniaires, était établie.[5]

La combinaison de ce principe et de cette habitude devait conduire à la création d’impôts représentatifs du service de guerre, exigibles en cas de nécessité. Il était aussi dans la logique des choses que le gouvernement royal fût amené à fixer uniformément, pour tout le royaume, le taux et l’assiette de ces impôts extraordinaires, et à les faire percevoir directement par ses agents. Mais toutes ces conséquences n’ont pas été tirées tout de suite : l’acclimatation de l’impôt royal, dans des régions qui n’en avaient jamais payé, a été difficile ; il a fallu d’abord négocier, user de ménagements, se résigner à des transactions, accorder parfois des délais, et même des exemptions, demander plutôt que requérir, récompenser, sinon acheter, la bonne volonté des contribuables. Les précautions ne sont devenues inutiles qu’après plusieurs siècles d’efforts persévérants, toujours dirigés dans le même sens.

Le gouvernement de Philippe le Bel, comme celui de Philippe le Hardi, eut très souvent l’occasion d’invoquer le « cas de nécessité », et de lever dans le royaume des finances extraordinaires en remplacement du service ; et il a fait faire, par là, de grands progrès à l’acclimatation de l’impôt ; mais il n’a pas pu se soustraire à la nécessité d’être prudent : on n’était encore qu’au début de l’évolution. Le contraste est frappant entre les affirmations hautaines qui se lisent dans les préambules de quelques ordonnances fiscales de Philippe le Bel (où il est question de la plénitude de l’autorité royale ») et la pratique du temps — la pratique autorisée par les instructions secrètes que la Cour du roi rédigeait pour les commissaires députés « sur le fait des impositions ».

L’IMPOT ROYAL SOUS PHILIPPE LE BEL.

Lorsque, au début du règne, la préparation de la grande guerre contre l’Angleterre créa au gouvernement de Philippe le Bel d’énormes besoins d’argent, il eut recours, « pour la défense du royaume » (pro defensione regni), à divers procédés fiscaux.

D’abord, conformément aux précédents, il contracta des emprunts : les financiers florentins Biche et Mouche lui prêtèrent deux cent mille livres tournois ; puis un « prest » fut « mis et levé » pour l’expédition de Gascogne, comme dix ans auparavant, un « prest » avait été « mis et levé » pour l’expédition d’Aragon de 1284, « sur les riches bourgeois de toutes les bonnes villes » ; des commissaires parcoururent les sénéchaussées et les bailliages « pour procurer des dons et des prêts » (pro donis et mutuis procurandis) ; le Trésor royal encaissa, de ce chef, six cent trente mille livres tournois ; les fonctionnaires de la Cour, prélats, gens des parlements, gens des comptes, prêtèrent, de leur côté, cinquante mille 1. t. Par la suite, Philippe le Bel eut encore recours à cette ressource des « prêts ». Prêts volontaires —, ou forcés ? A coup sûr, ils n’étaient pas toujours volontaires. Maître Jean Croissant, clerc du roi, reçut, en septembre 1302, une lettre royale ainsi conçue : « Vous savez la grande nécessité et le besoin où nous sommes à présent pour la défense du royaume... Nous requérons, en ce moment, l’aide de ceux que nous croyons trouver plus abandonnés à nous, parce que leur prospérité ou adversité dépend entièrement de notre état. Nous vous prions donc, sur l’amour et la féauté que vous avez à nous et au royaume, et si vous désirez éviter notre indignation, de nous secourir en cette circonstance de trois cents livres tournois en prêt. Envoyez cette somme à nos gens, au Louvre, sans excuse et sans délai, car nous savons de certain que vous le pouvez bien faire, par vous ou par vos amis... Et vous signifions clairement que jamais nous ne tiendrons pour ami ni pour féal qui nous fera défaut en si grand besoin. » Le roi ajoutait : « Duquel prêt vous rendre nous voulons que vous soyez assuré. » Forcés, jusqu’à un certain point, les prêts étaient donc remboursables : mutua n’était pas absolument synonyme de dona. Mais ils n’étaient pas toujours remboursés : à l’avènement des Valois, des prêts contractés à l’occasion de la guerre d’Aragon de 1284 n’avaient pas encore été « rendus ». En général, ceux qui consentaient des prêts aussi aventurés ne le faisaient, d’ailleurs, que sous condition de certains avantages, par exemple d’être exemptés de toute autre imposition ou des charges militaires : « Vous devez être diligent, dit une Instruction secrète aux percepteurs des « dons » et des « prêts », de quérir emprunts des riches, soit prélats, soit bourgeois : faites-leur bonnes promesses et fermes d’être payés sans défaut ; donnez-leur de bonnes assignations, le roi vous y autorise. Et que ceux qui prêteront soient, pour ce, quittes d’aller à l’ost. Et s’ils refusent, quoi qu’ils soient à leur aise, ne les contraignez pas directement ; mais forcez-les à venir à l’ost ou à faire si grandes finances pour l’ost qu’ils aiment encore mieux prêter... »

Un second procédé consista à frapper d’une imposition, dite « denier de la livre », ou maltôte — l’alcavala de la monarchie espagnole —, les transactions commerciales. De ce chef, les marchands italiens payèrent, à ce qu’il paraît, seize mille livres tournois en 1295. Paris, Châlons, Reims et Tournai se rachetèrent, pour des sommes dont le total s’éleva à soixante mille environ, de cette taxe détestée, dont la perception difficile donnait lieu, très souvent, à des rixes. Les maltôtes, ou taxes sur les opérations commerciales, étaient, comme les « emprunts », une ressource habituelle en cas de nécessité. Le gouvernement de Philippe s’en aida plus d’une fois.[6]

Enfin, à partir de 1294-1295, on leva dans le royaume, au nom du roi, des centièmes et des cinquantièmes, à titre de « subsides ». C’étaient des impôts directs sur le capital ou sur le revenu, proportionnels, à percevoir, en théorie, dans le royaume tout entier. La méthode de l’imposition directe sur le capital ou sur le revenu — qui entraînait, naturellement, l’évaluation laborieuse des biens des contribuables — n’était nullement, à cette époque, une nouveauté : on l’employait, depuis longtemps, dans beaucoup de communautés, pour l’assiette des tailles municipales ; mais, de la part de la Couronne, il était, semble-t-il, nouveau de fixer ainsi, uniformément, le taux du subside dû à raison de la « nécessité publique ». Quoi qu’il en soit, les impositions générales de ce genre se sont multipliées dès lors, continuellement justifiées par la guerre ou par des menaces de guerre ; et, sous Philippe le Bel, il y en eut presque tous les ans. Elles frappaient soit le capital (centièmes, cinquantièmes, vingt-cinquièmes du capital de chacun), soit le revenu (vingtièmes, dixièmes, cinquièmes du revenu de chacun). Les dispositions de détail ont, du reste, varié sensiblement : il serait très intéressant d’en étudier les différences, qui s’accusent d’une année à l’autre. Par exemple, l’Instruction pour la levée du cinquantième de 1296 spécifie que personne, si ce n’est les hommes tenant fief, qui ont d’autres devoirs, ne sera exempt : ni les officiers du roi, ni les clercs, ni les serfs ; ceux qui ne possèdent pas la valeur de cent sous et qui n’ont d’autre revenu que celui de leur travail sont tous taxés à six deniers. Voici ce qui fut prescrit en mars 1303 : pour cent livres tournois de revenu en fonds de terre, on paiera vingt l. t. de subvention ; pour cinq cents l. t. de capital mobilier, on paiera vingt-cinq l. t. ; ceux qui ont moins de cent l. t. de revenu foncier, mais plus de vingt, seront imposés au dixième ; ceux qui ont moins de cinq cents l. t. en biens meubles, mais plus de cinquante, seront imposés au cinquantième ; les nobles ayant au moins cinquante l. t. de revenu foncier, qui voudront être dispensés d’aller à l’ost, paieront la moitié de la valeur de leurs terres pendant un an ; les veuves et les orphelins ne seront imposés qu’au quart. Il est clair, en somme, que l’impôt proportionnel sur le revenu (qui était aussi le mode de taxation des biens ecclésiastiques) et sur le capital (secundum quantitatem bonorum) était tenu, au XIIIe siècle, pour le type le plus légitime d’impôt public : comme, d’après une très ancienne théorie, universellement admise au Moyen Age, le service de guerre n’était dû que par ceux qui avaient le moyen de s’entretenir en campagne, l’obligation militaire se mesurait à la richesse, et il paraissait juste que chacun se rachetât de ce devoir en proportion de sa fortune.[7]

PERCEPTION DE CES SUBSIDES.

Mais, après avoir « ordonné » ces subsides, il les fallait « lever ». C’est ici que les difficultés commençaient.

Il y avait, en effet, des seigneurs qui contestaient le droit du roi. Tel, en 1297, le comte de Foix. Jean de la Forêt, clerc du roi, ayant essayé de lever un subside sur les hommes du comté de Foix, contre leur volonté et contre celle du comte, le procureur dudit comte protesta : « Le comte et ses hommes ne sont pas tenus à payer des subsides en pareil cas ; leur immunité se perd dans la nuit des temps ; les lieutenants du roi dans le Midi, le connétable de France et M6’ Robert d’Artois ont reconnu que le comte et ses hommes sont exempts ; il s’agit donc d’une « servitude nouvelle » ; et Jean de la Forêt, qui n’a pas montré ses pouvoirs, quoique requis de le faire, a agi contre les intentions du roi, car le roi a déclaré que personne ne serait contraint : il a voulu que les libéralités fussent volontaires... » Pour venir à bout des résistances de ce genre et des mauvaises volontés toujours probables, le gouvernement royal, trop puissant pour avoir à craindre des rebellions proprement dites, pas assez pour se permettre une attitude intransigeante, avait l’habitude d’employer des procédés très divers.

On conçoit aisément que le roi n’ait pu atteindre d’abord les hommes et ses vassaux et de ses arrière-vassaux que par l’intermédiaire de ceux-ci. En effet, pour persuader aux seigneurs de reconnaître les prétentions de la Couronne, il était indiqué de ménager leur vanité et de leur proposer des appâts ; or leur vanité était ménagée s’ils gardaient le droit de semondre et de conduire eux-mêmes à l’ost royal les contingents de leurs seigneuries ; et un appât leur était proposé si, après que les gens du roi avaient fixé la somme due par leurs hommes, ils avaient la liberté d’imposer eux-mêmes ces hommes d’une somme un peu supérieure, et de garder la différence. Lorsqu’une aide était « ordonnée » — contingents ou subsides —, les commissaires du roi avaient donc la plus grande latitude pour la « lever », à condition qu’ils rapportassent « le plus possible ». Ils pouvaient laisser lever le subside par les seigneurs sur leurs terres, en surveillant la perception de concert avec les fonctionnaires seigneuriaux ; composer, pour une somme une fois payée, avec les communautés qui préféraient, au mode d’imposition préconisé par le roi, des formes de « taille » locales ; abandonner une quote-part aux seigneurs qui leur permettaient d’instrumenter sur leurs terres : le tiers aux barons les plus importants et le quart aux autres hauts justiciers en 1296. Ils étaient toujours autorisés à reconnaître, au besoin, que la présente contribution avait lieu sans préjudice des immunités anciennes, pour cette fois seulement (hac vice), « de pure grâce », et qu’elle dispenserait de toute demande ultérieure. Les commissaires de mars 1303 eurent ordre de « réunir les plus suffisants d’une ville, ou de plusieurs villes, suivant le pays », et de leur faire entendre diligemment les avantages de l’ordonnance : » Vous devez être avisés de parler au peuple par douces paroles, et lui montrer les grandes désobéissances, rébellions, dommages que nos sujets de Flandre ont faits à nous et au royaume. Vous devez lever ces finances au moindre esclandre que vous pourrez et commotion du menu peuple, et leur montrer comment, par cette voie de financer, ils seront hors du péril de leurs corps et de très grandes dépenses. » Il leur fut spécialement recommandé, en outre, de ne pas lever ce subside dans les terres des barons, sans licence : « Et contre la volonté des barons ne faites pas ces finances en leurs terres, mais tenez cet article secret, car il nous serait trop grand dommage s’ils le savaient. En toutes bonnes manières que vous pourrez menez-les à ce qu’ils le veuillent souffrir. Et le nom de ceux que vous trouverez contraires, écrivez-nous hâtivement, pour que nous mettions conseil de les ramener ; et traitez-les par de belles paroles, si courtoisement que scandale ne s’ensuive. »

Les subsides extraordinaires, exigibles « en cas de nécessité » des roturiers du domaine et de ceux des seigneurs — et des gentilshommes eux-mêmes, s’ils ne servaient pas en personne —, étaient donc débattus, et dans une certaine mesure, consentis, comme les décimes d’Église. Parfois les gens du roi s’abouchaient " individuellement avec les magistrats des villes, avec les grands seigneurs ; mais, le plus souvent, ils négociaient d’un seul coup avec tous les nobles d’une province assemblés, ou avec de notables bourgeois, représentants des villes de toute une région. Ils leur faisaient des discours, des promesses ; ils répondaient à leurs requêtes. Ils accordaient couramment ce qui fut accordé, par exemple, en 1304, aux « nobles de la sénéchaussée de Toulouse » et aux « bourgeois et habitants des villes du bailliage de Rouen », réunis par devant les commissaires du subside (superintendentes in negocio prosecutionis subsidii) : à savoir que le paiement du subside exempterait, non seulement du service, mais de toutes autres contributions, réquisitions ou « prêts forcés » ; qu’il cesserait si la paix ou des trêves étaient conclues ; que l’on s’en remettrait, pour l’estimation des biens, au serment des contribuables ; que les monnaies royales seraient ramenées au poids, à la loi et à la valeur de la monnaie de Saint Louis, etc.

LES CHARTES RÉGIONALES.

Philippe le Bel a décrété un grand nombre de subsides, que ses commissaires dans les provinces ont demandé aux nobles et au commun, ou plutôt — mais tous ces termes ont trop de précision — obtenu d’eux. On pense bien que les commissaires n’ont pas parlé partout sur le même ton : exigeants avec les faibles, coulants avec les forts. Les récalcitrants les plus résolus, ils les ont amadoués par des faveurs personnelles. Les assemblées qui ne sont pas contentées des concessions ordinaires, ils leur en ont fait d’autres. C’est ainsi que Philippe le Bel a confirmé, le 6 avril 1297, une charte de réformation délibérée par ses commissaires de concert avec les prélats, les nobles et les consuls de Rouergue : il fallait vaincre les répugnances des habitants de ce pays, qui se prétendaient exempts des contributions pour l’ost ; cette charte rouergate d’avril 1297 était encore invoquée au XVe siècle. C’est ainsi qu’en 1304 les « barons, nobles et autres habitants du bailliage d’Auvergne » obtinrent une charte spéciale, la charte aux Auvergnats, destinée pareillement à reconnaître des complaisances financières ; le roi y garantit les privilèges des gentilshommes d’Auvergne, leurs droits de haute justice, jusques et y compris celui de port d’armes. D’autres chartes régionales de cette espèce ont été, certainement, concédées dans les mêmes conditions.

LA CONFIRMATION DES PRIVILÈGES DE LA NOBLESSE.

Mais ce n’est pas tout. Soit qu’il ait voulu s’assurer, par des avances, l’adhésion de la noblesse en général, soit plutôt que la noblesse tout entière, plus pressurée qu’elle ne l’avait jamais été, ait réclamé des satisfactions par l’organe de ses « confédérations », qui n’avaient peut-être pas disparu depuis le temps de Louis IX,[8] Philippe le Bel a publié un assez grand nombre d’ordonnances où les privilèges de la noblesse en général sont formellement sanctionnés. En tout cas, ces ordonnances ont été le prix de la docilité des nobles.

Déjà, sous Philippe le Hardi, les nouvelles avoueries, par simple aveu, faites au préjudice des seigneurs, avaient été défendues ; en 1287, un acte fondamental de Philippe le Bel détermina précisément les conditions nécessaires pour la validité des « avoueries » futures, « afin d’ôter les fraudes et les malices dont les sujets étaient plaignants » : nul ne serait réputé, désormais, « bourgeois du roi » (et n’échapperait, à ce titre, à la juridiction de son seigneur) sans résider effectivement dans le lieu dont il aurait demandé la bourgeoisie et sans avoir accompli certaines formalités. Le 13 mars 1302, une ordonnance, provoquée par des « plaintes répétées », décida que les commissaires du roi n’exploiteraient plus les successions des bâtards et des aubains décédés sur les terres des seigneurs hauts justiciers, « à moins de coutume contraire ». La Grande Ordonnance « pour la réformation du royaume », de mars 1303, promulguée dans des circonstances très critiques, et souvent rééditée (notamment en 1309), contient des articles dont les seigneurs ont requis évidemment l’insertion : le roi n’acquerra plus rien, à l’avenir, dans les fiefs et dans les arrière-fiefs des prélats et des barons, sans leur assentiment, « sauf en cas appartenant à notre droit royal » ; défense de traduire les hommes des prélats et des barons devant les juridictions royales, « sauf en cas de ressort ou en tout autre qui nous appartient » ; les prélats et les barons pourront justicier sur leurs terres tous les sergents du roi, criminels de droit commun, « si lesdits sergents n’étaient pas dans l’exercice de leurs fonctions », les hauts justiciers auront la connaissance de l’exécution des obligations passées sous le scel royal ; leurs hommes se pourvoiront par appel devant eux, suivant l’ancien usage, etc. En 1306, le duel judiciaire, aboli par Louis IX, est de nouveau autorisé : « Nous avons naguère défendu, pour le commun profit du royaume, toutes manières de guerre et tous gages de bataille ; mais plusieurs homicides sont demeurés impunis parce que les coupables n’ont pas pu être convaincus par enquête ; nous modérons donc notre défense... » Le roi mande au sénéchal de Toulouse, le 1er mai 1307, de renvoyer à la cour centrale de Paris les causes portées devant le tribunal de la sénéchaussée où le duel paraît devoir être ordonné.[9] Quant aux guerres privées, Philippe le Bel écrivait en 1309 à Clément V que c’était dans son royaume, « et spécialement dans la province de Reims », un abus très difficile à déraciner. Comme un sergent royal de la cour du viguier de Toulouse notifiait au comte de Foix une ordonnance qui prohibait les guerres privées pendant la guerre du roi contre les ennemis du royaume : « Je n’obéirai pas, dit le comte, car j’ai des lettres royales qui m’autorisent à guerroyer... »

A la suite de quelles démarches toutes ces concessions ont-elles été faites ? On ne le sait pas au juste, car les mouvements de l’opposition pendant le règne de Philippe le Bel sont encore très peu connus. Mais les résultats donnent à penser que l’effort des mécontents fut énergique. Sans doute, la plupart des satisfactions qui leur ont été accordées sont illusoires, à cause des réserves qui les accompagnent, suivant la méthode employée dans les chartes aux églises ; mais quelques-unes ne laissent pas d’être, en apparence, assez graves.

 

III. CONSULTATIONS GÉNÉRALES DE LA NATION JUSQU’EN 1314

LES ASSEMBLÉES POLITIQUES AU XIIIe SIÈCLE

La vie politique n’était donc pas absolument nulle en France. Des synodes, où siégeaient, à côté des prélats, les représentants des chapitres et du clergé inférieur, étaient tenus dans toutes les provinces ecclésiastiques. Presque partout, les nobles et les bourgeois, ou leurs députés, s’assemblaient pour délibérer, séparément ou en commun.[10]

D’autre part, c’était un usage fort ancien que le roi convoquât auprès de lui ceux de ses hommes dont il lui plaisait de demander les conseils ou l’approbation. Dans les grandes circonstances, la Cour du roi se garnissait d’une quantité de prélats, de seigneurs et d’autres personnes qui n’y paraissaient pas d’habitude, mais qui avaient été priés d’y venir. Pas de périodicité, pas d’attributions définies. Ces assemblées consultatives n’étaient pas toujours formées de la même manière : il y en avait de très nombreuses, qui, composés de gens venus de toutes les parties du royaume, étaient, en quelque sorte, nationales ; il y en avait où ne figuraient que quelques barons et quelques prélats voisins du lieu où résidait la Cour. L’endroit, le temps du rendez-vous, la composition et l’ordre du jour, tout dépendait de la volonté du roi qui n’était liée par aucune procédure traditionnelle.

Avant que le mot « parlement » eût pris, en France, un sens spécial, il servait quelquefois à désigner les assemblées de ce genre. Louis IX et Philippe III ont souvent réuni de tels « parlements ». Louis IX appela plusieurs fois auprès de lui des bourgeois des bonnes villes pour l’éclairer sur « le fait des monnaies ». Les grandes réunions plénières, tenues avant la croisade d’Egypte et en 1284 (avant la croisade d’Aragon), ont été très solennelles. Dans les circonstances graves, les rois du XIIIe siècle, comme leurs ancêtres, jugeaient utile, sinon nécessaire, d’associer à leurs actes, pour en corroborer l’autorité, la nation représentée par des personnages notables. Ici encore il y avait des germes de vie politique.

COMMENT PHILIPPE LE BEL A CONSULTÉ LA NATION.

Le gouvernement de Philippe le Bel a été conduit à développer ces germes, car il eut l’occasion d’associer la nation, plus intimement et plus fréquemment que les anciens rois n’avaient fait, à des actes extraordinaires. Pour cela, il a employé successivement les deux manières qu’il y avait de recueillir l’approbation publique : tantôt il a convoqué en sa présence les représentants des trois ordres, clergé, noblesse et commun ; tantôt il a fait consulter sur place clergé, noblesse et commun — dans leurs comices, pour ainsi dire — par des délégués de sa Cour.

En mars 1290, Nicolas IV écrit à Philippe le Bel qu’il a reçu ses envoyés, et, en même temps, « ceux des comtes, des barons et des communautés du royaume » (comitum, baronum ac universitatum seu communitatum regni nuntios). Il n’y a pas d’autre trace de la consultation de 1289-1290, qui fut faite au sujet des négociations alors pendantes entre la France et l’Aragon. Les barons et les députés des communautés du royaume se réunirent-ils auprès du roi ? Philippe le Bel s’autorisa-t-il d’adhésions recueillies par des commissaires dans des assemblées locales ? Ce point n’est pas éclairci.

Nous avons vu que, pour répondre à la convocation d’un concile général par le pape Boniface, le roi manda, en février 1302, aux nobles, aux églises et aux villes du royaume qu’il désirait « délibérer avec ses prélats, ses barons et ses autres fidèles, sur certaines affaires qui intéressaient le roi et le royaume[11] ». Un grand nombre de nobles, d’évêques, d’abbés, de procureurs des chapitres et des représentants des bonnes villes, comparurent, en effet, à Paris. Chacun des trois « ordres » — noblesse, clergé, commun —, délibérant séparément (comme en 1284), approuva la politique du roi, et scella des lettres en ce sens, qui furent (comme en 1290) envoyées à Rome. Cette assemblée de 1302 est la première que les chroniqueurs aient décrite. C’est pourquoi la plupart des historiens l’ont désignée comme la première tenue des « États généraux » de France. Mais l’événement de 1302 n’eut pas le caractère de nouveauté qui lui a été attribué. Les contemporains n’y ont rien vu d’anormal. Le nom même d’« Etats généraux » n’a été appliqué que beaucoup plus tard aux consultations de cette espèce. Il est inexact de dire que la « bourgeoisie participa, pour la première fois, en 1302, aux affaires de l’Etat », puisque dans un certain nombre d’assemblées du XIIIe, et même du XIIe siècle, ont figuré des représentants des trois classes de la nation. Il n’est pas sûr que « la nouveauté consista, en 1302, à donner à la convocation de l’élément populaire la forme d’une représentation régulière » : rien ne prouve, en effet, que la convocation des représentants des bonnes villes n’ait pas été faite, en 1302, conformément à des précédents. L’assemblée de 1302 fut, à cause de l’importance exceptionnelle du conflit qui en provoqua la réunion, plus nombreuse, plus remarquable et plus remarquée qu’aucune autre, voilà tout : Il n’en faut pas faire dater « les origines de la représentation nationale » ; et l’imitation des « parlements » d’Angleterre n’y fut assurément pour rien.

Il a été question aussi des grandes consultations de 1303 et de 1308, à propos de Boniface et des templiers. La procédure qui fut suivie ces deux années-là est parfaitement connue.[12]

En 1303, il s’agissait de l’appel au futur concile contre Boniface. Des réunions de nobles, de prélats et de gens du commun eurent lieu à Paris. Des commissaires parcoururent le royaume, pour récolter les adhésions, tant des individus notables que des corps constitués de toute espèce : chapitres, couvents, communautés roturières, etc. Guillaume de Plaisians, Denis de Sens et le vicomte de Narbonne, commissaires dans le Midi, convoquèrent, à Montpellier, les députés de la noblesse et des villes des trois sénéchaussées de Beaucaire, Carcassonne et Rodez, qui délibérèrent séparément et adhérèrent à l’unanimité. On savait alors comment faire pour obtenir des adhésions unanimes.

En 1308, le gouvernement royal voulut faire appuyer les mesures qu’il avait prises, et qu’il allait prendre, contre les templiers par une manifestation populaire. A cet effet, une circulaire fut envoyée, le 24 mars, aux archevêques, évêques, abbés, aux doyens et aux prévôts des chapitres, et à tous les autres corps ecclésiastiques, afin de les exhorter à aider le roi dans ce qu’il avait entrepris pour la défense de la foi. Rendez-vous est fixé à Tours, trois semaines après Pâques, où le roi sera. Une circulaire analogue « aux maires, échevins, consuls et communautés des lieux insignes du royaume », qui invite chaque « ville insigne » à envoyer deux députés, est datée du 25 mars. Des lettres furent adressées personnellement à un certain nombre de barons. En même temps, les sénéchaux et les baillis recevaient avis de transmettre toutes ces convocations, « sans retard, par courriers spéciaux ». La plupart des prélats et des nobles vinrent en personne. Ceux qui furent empêchés envoyèrent des procureurs ; quelques-uns choisirent pour les représenter des chevaliers ou des clercs familiers de la Cour de France : c’est ainsi que le clergé du diocèse de Bourges fut représenté par Philippe de Mornai (qui fut chancelier de France), Pierre de Bourges, Pierre de Prunai, Renaut d’Aubigni et Sanche de la Charmoye, clercs de la Chancellerie ou des Comptes, tandis que Guillaume de Nogaret reçut les procurations de huit des principaux seigneurs du Midi : Aymar de Poitiers, comte de Valentinois, Amauri, vicomte de Narbonne, les seigneurs de Tournel, d’Apchier, d’Uzès, d’Aimargues, de l’Ile-Jourdain, et l’évêque de Viviers. Tous ces procureurs étaient nommés, aux termes de leurs pouvoirs, non pour discuter, mais pour approuver ce qui plairait au roi, ad obediendum, ad audiendum mandatant domini regis (Avallon), ad audiendum ea que per domenum regem ordinabuntur (Saint-Wandrille), « pour veoir et pour savoir les constitutions et les ordonnances nostre seigneur le roy et pour obéir a icelles, selonc le commandement doudit nostre seigneur le roy et de sa gent » (Montiéramey), etc. Les procurations des villes contiennent les mêmes formules d’obéissance préméditée : les deux députés de chaque ville ne sont envoyés que pour « oïr et raporter la volenté le roy » (Saint-Denis en France) ; « pour raporter l’ordenance dou dit nostre seigneur le roy et de nos mestres » (La Roche-Guyon), « pour accomplir la volanté nostre signour le roi de France » (Vassy ) ; pour oïr les ordenances qu’il entant a faire des templiers et d’autres choses » (Vaucouleurs), etc. Les représentants du commun furent, du reste, extraordinairement nombreux ; de simples villages, comme Auffray dans le bailliage de Caux, avaient été, en effet, considérés comme « lieux insignes » (loci insignes) et convoqués à ce titre. Les élections s’étaient faites, dans les villes et les villages, soit au suffrage universel, soit « par le greigneur, la plus forte et la plus saine partie des bourgeois », soit à deux degrés, par des électeurs « establiz du commun assentement ». Plusieurs communautés avaient pris bonnement la liberté de confier à leurs députés des requêtes d’intérêt local : par exemple, les députés de Ferrières en Gâtinais furent chargés par leurs commettants de demander une subvention pour réparer l’église Saint-Eloi de Ferrières, et ceux de Béthune la permission d’établir des taxes municipales.

Les consultations de 1302-1303 et de 1308 ont été les plus générales que le gouvernement de Philippe le Bel ait instituées, parce que les affaires de Boniface et des templiers sont les seules qui aient paru de nature à justifier une sorte de référendum national. Mais il y en a eu beaucoup d’autres.[13]

Il est impossible de ne pas se demander maintenant : dans quelle mesure les assemblées de ce temps eurent-elles des attributions financières ? Dans quelles conditions les innombrables impositions de cette époque ont-elles été « ordonnées » ?

Le roi avait droit, nous l’avons dit, au service de ses fidèles, ou à des subsides en remplacement de ce service, « en cas de nécessité ». Mais qui était juge du « cas de nécessité » ? Le roi, avec son Conseil, plus ou moins garni de prélats et de barons en résidence ou de passage à la Cour. Ce sont des assemblées de conseillers palatins, de barons et de prélats, sans doute assez peu nombreuses — les prélats et les barons étant là pour le décor —, dont l’assentiment est invoqué par Philippe le Bel dans ses décrets d’imposition. Après le désastre de Courtrai, en août 1302, le roi ordonna que chacun portât à la Monnaie la moitié de sa vaisselle d’argent, « avec l’assentiment de plusieurs de nos amez et féaux prélats et barons » ; le cinquième de mars 1303 fut imposé « de l’avis de nos fidèles prélats, barons et autres conseillers » ; l’aide d’octobre 1303 fut « mise » à Château-Thierry, « après délibération de nos prélats et de nos barons que nous avons pu avoir », etc. Il n’y avait donc là qu’un simulacre de consentement. Le véritable consentement aux ordres du roi — dans la mesure où il y avait consentement — c’étaient les assemblées locales de nobles et de bourgeois qui le donnaient aux commissaires du roi, lorsqu’elles négociaient avec eux les modes d’exécution.

L’ASSEMBLÉE DE 1314.

Jusqu’à la fin du règne de Philippe le Bel, les représentants des contribuables ont été consultés de la sorte, non pas en assemblées plénières, réunies en présence du souverain, mais dans leur pays, par des représentants du souverain. Procédé plus sûr. Il a toujours été plus facile, par la suite, de venir à bout des résistances possibles dans les petits « États » fractionnés des baillages et des sénéchaussées que dans les « États généraux ». Il se peut, cependant, que ce calcul n’ait pas été fait dès les premières années du XIVe siècle. Philippe le Bel s’est excusé, en octobre 1303, de n’avoir pas convoqué une assemblée plénière pour délibérer sur les subsides : « Parce que nous n’avons pas pu avoir tous nos prélats et barons du royaume si tôt comme la nécessité l’exige... » Et lorsque l’on se décida, en août 1314, sous le coup des pires embarras, à convoquer au Palais de la Cité, à Paris, une assemblée assez analogue, semble-t-il, à celles de 1302 et de 1308, pour consulter le clergé, la noblesse et le « commun » au sujet des nouvelles mesures fiscales que les préparatifs de guerre nécessitaient, cette assemblée ne discuta pas. Le 1er août, disent les Grandes Chroniques de Saint-Denis, les barons, évêques, et plusieurs bourgeois de chaque cité du royaume, qui avaient été semons, se réunirent au Palais. Enguerrand de Marigny, chevalier, « coadjuteur du roi et gouverneur du royaume », monta sur un échafaud avec le roi, les prélats et les barons. S’adressant au « peuple », il expliqua pourquoi le roi les avait convoqués. Il fit l’éloge de Paris et raconta l’histoire des relations entre les rois de France et la Flandre, depuis Philippe Auguste. Il dit ce que le roi avait dépensé pour faire la guerre aux Flamands : tant d’argent que c’était merveille ! Il expliqua que le comté et les villes de Flandre ne voulaient pas exécuter la paix qu’ils avaient cependant scellée de leurs sceaux. Enfin, il « requit aux bourgeois des communes qui ilec estoient assemblés qu’il vouloit savoir lesquiels luy feroient aide ou non a aler encontre les Flamens. Alors Enguerrand fist lever son seigneur le roy de France de la ou il seoit pour veoir ceux qui luy voudroient faire aide. Estienne Barbete, bourgeois de Paris, se leva et parla pour la dite ville ; il dist qu’il estoient tout prêts de luy faire aide, chascun a son povoir, et a aler la ou il les vouldra mener à leur propres despens. Et après le dit Estienne, tous les bourgeois qui estoient venus pour les communes respondirent en autelle manière que volontiers lui feraient aide ; et le roy si les en mercia ».

ORIGINE DES « ÉTATS GÉNÉRAUX ».

Telles sont les modestes origines des « États généraux » de France. Les grandes assemblées plénières du temps de Philippe le Bel ont endossé purement et simplement les volontés du roi. Mais, par le seul fait qu’elles ont été tenues, des précédents ont été créés et des idées s’ébauchèrent. Les conseillers de Philippe le Bel ne se sont pas rendu compte de l’imprudence qu’ils commettaient en avivant l’activité politique dans le pays par des consultations si répétées. Ils n’en ont pas pâti eux-mêmes, il est vrai ; mais les premières conséquences se sont produites presque aussitôt, et, quarante ans plus tard, les contemporains d’Etienne Marcel ont failli les pousser à bout.

Quelques semaines après le « parlement » du mois d’août 1314, un mouvement se produisit contre l’autorité royale, qui a passé longtemps pour un des épisodes les plus singuliers de l’histoire de France au Moyen Age, mais dont l’originalité a été exagérée. L’histoire des relations antérieures de Philippe le Bel avec le clergé, la noblesse et le commun, mieux connue aujourd’hui qu’autrefois, en fait voir distinctement le caractère et la portée.

 

IV. LE MOUVEMENT DE 1314[14]

Voici comment Geoffroi de Paris raconte les origines du mouvement des « Alliés ». En 1314, les barons de France s’unirent d’un bout à l’autre du royaume, ceux de France, de Picardie, de Normandie, de Bourgogne, de Champagne, d’Anjou, de Poitou, de Bretagne, d’Auvergne, de Gascogne, etc. Ils résolurent de dire au roi qu’ils ne se laisseraient plus « tailler » sans résistance. Ils lui dirent qu’il avait violé le serment de son couronnement, puisqu’il avait introduit des impositions nouvelles. Ses prédécesseurs n’avaient pas eu besoin de tailler leurs sujets pour régner avec gloire. Lui, il avait « mangé sa gent » : centièmes, cinquantièmes, l’argent des templiers, des juifs, des Lombards, etc. ; et peut-être n’en avait-il plus rien, mais ses familiers avaient, eux, des palais dorés. Le roi obtempéra, dit Geoffroi : la levée d’une imposition nouvelle, qui avait été ordonnée, fut suspendue.

LIGUES PROVINCIALES.

Des ligues s’étaient formées, en effet, dans plusieurs provinces. L’acte de la Ligue de Bourgogne, par exemple, daté de novembre 1314, est conclu entre un certain nombre de barons, « pour eux et pour les autres nobles du duché de Bourgogne », des abbés, des doyens et des prieurs, au nom du clergé, et le « commun » de onze villes, « pour toutes les villes, grandes et petites, du duché ». Nous avons juré, disent-ils, de nous défendre les uns les autres contre toutes les entreprises déraisonnables du roi. Ils conviennent de se réunir, une fois au moins tous les ans, à Dijon, le lendemain de la Quasimodo, « pour ordonner ce qui sera du commun profit et regarder ce qui aura été fait, ce qui sera à faire ». Deux commissaires sont élus pour un an, le sire de Courcelles et le sire de Grancey, qu’un troisième commissaire, le sire d’Antigny, départagera, s’il y a lieu ; ils arbitreront souverainement tous les différends entre les ligueurs, notamment entre les nobles, « soit de guerre ou de plaid, ou de meubles ou d’immeubles, ou pour quelque autre cause que ce soit ».

La Ligue du duché de Bourgogne et celle des comtés d’Auxerre et de Tonnerre, déjà unies à la Ligue des « nobles et du commun de Champagne » (dont Joinville faisait partie), s’allièrent, le 1er décembre, avec « les nobles et le commun des pays de Vermandois, de Beauvaisis, d’Artois, de Ponthieu et de la terre de Corbie ». « Très excellent et très puissant prince, notre très cher et très redouté sire Philippe, dit l’acte de confédération, a fait et levé plusieurs tailles, subventions, exactions indues, changements de monnaies et plusieurs autres choses, dont les nobles et le commun du royaume ont été grevés et appauvris ; il ne semble pas que cela ait tourné à l’honneur ni au profit du roi et du royaume, ni au commun profit. Au sujet de ces griefs, nous avons plusieurs fois requis et supplié humblement et dévotement ledit notre seigneur le roi de ne pas agir ainsi. Il n’en a rien fait, et, cette année encore, il a voulu mettre des impositions indues sur les nobles et le commun du royaume. Nous ne pouvons souffrir cela en bonne conscience ; car ainsi nous perdrions nos honneurs, nos franchises et nos libertés et nous serions en servitude pour toujours, nous et ceux qui viendront après nous. Nous avons requis le roi et son Conseil que droit nous soit fait. Il nous a été répondu que c’était le droit du roi, et que le roi était assez puissant pour contraindre et punir les rebelles. Depuis, le roi a effectivement montré, par menaces, qu’il voulait avoir de nous par force, et non par droit, les choses susdites. » La Ligue de Vermandois-Beauvaisis-Artois-Ponthieu-Corbie s’engageait à secourir la Ligue de Bourgogne-Auxerre-Tonnerre-Champagne à propos de la subvention présentement demandée, et, à l’avenir, en cas de n’importe quelle « nouvelleté » de la part du roi ou de tout autre. Un conseil de vingt-quatre chevaliers, douze pour chaque groupe de ligues, réglerait Faction commune. La convention était bilatérale, perpétuelle, et conclue sans préjudice « des obéissances, loyautés et hommages » qui étaient dus au roi de France. Chacune des ligues confédérées stipulait, non seulement pour elle, mais « pour ses adjoints et alliés ». La Ligue du Forez, qui s’associa à la Ligue de Bourgogne, fut, par conséquent, agrégée à la confédération.

La Champagne, la Bourgogne, l’Artois étaient pays d’apanage, mais les pays du domaine royal furent entraînés aussi. Il y eut certainement des ligues en Normandie, en Languedoc, comme en Picardie et en Vermandois. On ne sait pas, du reste, si, à l’exemple des associations du Nord et de l’Est, celles de l’Ouest et du Midi se confédérèrent entre elles.

Philippe le Bel céda ; la subvention nouvelle, prétexte de l’agitation, fut « mise à néant ». Les appelants (appelantes et conquérantes) furent convoqués à Paris, pour le second dimanche du carême, afin de proposer leurs motifs. Et le roi se préparait, pour donner satisfaction aux mécontents, à rééditer, encore une fois, l’ordonnance de réformation publiée en mars 1303,[15] lorsqu’il mourut.

 

V. LES CAHIERS DES LIGUES DE 1314 ET LES ORDONNANCES DE LOUIS X[16]

AVÈNEMENT DE LOUIS X.

Il faut distinguer, sous Louis X, deux formes de réaction contre le règne précédent. A la Cour du roi s’exercèrent contre les conseillers du feu roi des vengeances particulières : c’est ainsi que Charles de Valois obtint l’exécution d’Enguerrand de Marigny. Dans le pays, les ligues provinciales, dont la petite noblesse était l’âme, continuèrent la campagne d’opposition commencée en 1314. Mais ces deux mouvements de réaction, synchroniques, ne sont pas liés. Les oncles du roi, les princes de la famille royale, les grands seigneurs de la Cour, ne faisaient pas cause commune avec les ligues. Au contraire : Charles de Valois et les autres « royaux » ne pouvaient pas voir sans déplaisir l’opposition à l’arbitraire s’organiser dans leurs propres domaines. Ainsi, quoiqu’on en ait dit, Louis X ne fut pas « le chef d’une réaction féodale », ni Charles de Valois, ni les « royaux » n’ont été « complices » de cette réaction prétendue.

Quoique les ligues n’aient pas trouvé de chefs ni de protecteurs à la Cour de Louis X, elles ont été néanmoins en mesure de présenter des réclamations au nouveau roi. Et, quelques mois après son avènement, au printemps de 1315, Louis X leur a accordé des chartes : charte aux Bourguignons, charte aux Picards, charte aux Champenois, charte aux Normands, etc. Dans quelques-unes de ces chartes, les cahiers des ligueurs sont insérés in extenso, avec les réponses de la Cour, article par article. La politique des ligues, la politique du roi, s’y accusent clairement.

LA CHARTE AUX CHAMPENOIS.

Voici, à titre d’exemple, les articles des « nobles et autres personnes » du comté de Champagne, qui sont très nettement rédigés, avec les réponses de la Cour. « Nous avons accoutumé, déclarent les Champenois, de donner de nos terres à nos serviteurs, nobles et autres, en récompense de leurs services, en retenant par devers nous le fief et l’hommage ; on nous en empêche. » (Réponse : « Qu’ils le fassent, mais aux personnes nobles seulement, et pourvu que le fief ne soit pas trop diminué par ces libéralités. ») — « Le roi n’a rien à voir ni à connaître en nos terres, si ce n’est en cinq cas : pour défaut de droit, appel de faux jugement, garde ancienne d’église, bourgeoisie royale, et non-exécution d’obligations sous le scel royal. » (Réponse : « Nous accordons que, dans les terres des hauts justiciers, nous ne justicierons point, sauf dans les cas précités, ou dans les autres qui nous appartiendraient par droit royal. ») — « Le roi ne peut rien acquérir en nos baronnies, terres, fiefs, arrière-fiefs ou censives. » (Réponse : « Nous n’acquerrons rien en leurs fiefs, sans leur consentement, par manière d’achat ou par autre contrat volontaire, mais nous retiendrons ce qui nous y viendra par forfaiture ou autrement, s’il nous plaît, en baillant au seigneur suzerain un homme capable de desservir le fief, ou en l’indemnisant. ») — « Les sergents et les prévôts du roi ajournent sur nos terres nos hommes, et les mettent à la torture, contre nos coutumes et libertés. » (Réponse : « Cela a été défendu par d’anciennes ordonnances. ») — « Nous ne sommes pas ajournés suivant les formes prévues par la coutume de Champagne. » (Réponse : « La coutume sera observée, excepté dans les cas qui nous appartiennent pour cause de ressort ou de souveraineté. ») — « Les ordonnances anciennes sur les bourgeoisies royales n’ont pas été observées. » (Réponse : « Elles le seront à l’avenir. ») — « Si nos hommes taillables, ou de mainmorte, ou de formariage, ou abonnés, etc., quittent nos terres et vont en la juridiction du roi, le roi ne peut ni ne doit les retenir. Nous avons accoutumé de les suivre, en levant d’eux, chaque année, leurs tailles, formariages et mainmortes. » (Réponse : « Accordé, excepté si ces hommes se désavouent de leur seigneur, par sergent à ce établi, le désaveu étant régulièrement notifié au seigneur. ») — « Les nobles de Champagne sont justiciables des baillis et non des prévôts du roi. » (Réponse : « Oui, quant à la connaissance des cas d’héritage- et de l’honneur de leurs corps, pour cause de crime, à moins de convention contraire. ») — « Jadis, quand un noble de Champagne était soupçonné de crime, il devait être ouï en ses bonnes raisons, et si quelqu’un était partie contre lui, il se pouvait défendre par gage de bataille, s’il ne se voulait mettre en enquête. » (Réponse : « Nous voulons que ceux qui seraient pris pour cas de crime soient ouïs en leurs bonnes raisons. Si aucune aprise [enquête] se faisait contre eux, que, par cette seule aprise, ils ne soient ni condamnés ni jugés. ») — « Les gens du roi mettent les nobles de Champagne à la torture, contre les Ils et coutumes. » (Réponse : « Nous voulons que nul noble ne soit mis à la torturé, s’il n’y a si grande présomption du méfait qu’il y ait lieu de le faire par droit et par raison. Et que nul ne soit condamné ni jugé s’il ne persévère en sa confession assez longtemps après la torture. »)

Ces réponses n’eurent pas le don de satisfaire les Champenois. Ils s’avisèrent de demander au roi des « additions », des « déclarations ». Il en fit. Seulement, ses additions n’ajoutèrent pas grand-chose, et ses déclarations n’éclaircissent guère. Les ligueurs avaient, en particulier, remarqué que, « en plusieurs de nos réponses, nous avons retenu notre droit royal et notre souveraineté » ; ils avaient invité le roi à s’expliquer là-dessus. Il s’expliqua, sans s’expliquer, en ces termes : « Nous voulons que les sergents et les prévôts n’usent jamais de cas appartenant au droit royal et à souveraineté, en la haute justice des nobles, sans commission spéciale de leur bailli ou de son lieutenant. » Mais ces nobles de Champagne étaient très obstinés : l’explication est du mois de mai ; en septembre, ils insistaient encore pour en avoir une autre. Louis X enfin s’exécuta : « Nous avons octroyé aux nobles de Champagne des requêtes qu’ils nous faisaient, en retenant les cas qui touchent notre, royale majesté ; ils requièrent une définition ; en voici une : La royale majesté est entendue es cas qui de droit ou d’ancienne coutume peuvent et doivent appartenir au souverain prince et à nul autre ! »

LES AUTRES CHARTES.

Toutes les chartes provinciales de 1315 ont la même physionomie ; et la plupart des griefs énumérés dans la charte aux Champenois s’y retrouvent. Cependant les Ligues des Bourguignons, des Picards, des Normands, etc., présentèrent, chacune de son côté, des requêtes particulières.[17]

Si l’on considère l’ensemble des documents,[18] les articles de toutes les chartes se classent assez aisément sous quelques grandes rubriques. Partout, les ligueurs ont réclamé, en première ligne, que les anciens usages de la noblesse fussent respectés : tournois, guerres privées et gages de bataille. Les Picards et les Bourguignons tenaient beaucoup à ce qu’il fût permis aux gentilshommes « de guerroyer les uns aux autres, chevaucher, aller, venir et porter les armes, sans être contraints de donner trêves, asseurements, etc. » ; ils voulaient aussi que les nobles ne fussent plus ajournés à tort et à travers, ni jugés par les officiers du roi : « Les nobles ne doivent avoir, déclarent les Bourguignons d’autres juges que les nobles. » Des plaintes sont formulées contre toutes les nouveautés qui nuisent aux justices seigneuriales : multiplication des tabellions et des sergents du roi, avoueries, cas royaux. La propriété seigneuriale est compromise, et avilie, les ligueurs s’en plaignent hautement, par les prétentions des gens du roi sur les revenus qui se tirent des bâtards, par les acquisitions que le roi fait dans les seigneuries, par les empêchements que le roi met à l’acquisition des fiefs nobles par d’autres que des gentilshommes. Enfin et surtout, les ligueurs s’élèvent contre la convocation directe, par le roi, des hommes des seigneuries à l’ost royal. Les Bourguignons ne veulent pas que les vassaux du duc de Bourgogne, du comte de Forez et de sire de Beaujeu soient convoqués directement par le roi, ni obligés à se racheter du service militaire : « Les sujets des nobles, dit la charte aux Languedociens de janvier 1316, ne seront par forcés par nos gens à nous payer des subsides, sauf le cas où, de droit commun, personne n’est exempt, et à moins d’usage contraire, ou à moins que les dits sujets ne soient disposés, spontanément, à nous aider... Les nobles feront, dans leurs domaines, les convocations à l’ost, sauf le cas d’arrière-ban. »

REVENDICATIONS DES LIGUEURS.

Ainsi, les ligueurs de 1314 n’ont voulu que le retour au passé, des réformes rétrogrades, le rétablissement des « bonnes coutumes » et des usages du temps de Saint Louis, qu’ils croyaient, à tort, très différents des usages de leur temps. Leur audace n’allait qu’à faire appel aux « registres de monseigneur Saint Louis » et à demander la mise en vigueur des anciennes ordonnances. Presque tous les articles des chartes provinciales de 1315 sont déjà textuellement, en effet, dans les ordonnances publiées par Philippe le Bel pendant les années de crise, de 1302 à 1304. Aussi bien Louis X a-t-il confirmé expressément la Grande Ordonnance de 1303, des constitutions de Louis IX et même de Frédéric II. Les ligueurs de 1314 n’ont guère exprimé d’autre désir que la correction de pratiques administratives déjà cent fois dénoncées, condamnées. Encore n’ont-ils protesté que contre celles qui étaient préjudiciables aux gentilshommes. Leur programme n’était donc ni neuf, ni hardi, ni de nature à grouper des sympathies. La différence de leur attitude avec celle des barons anglais sous Jean sans Terre, Henri III et Edouard Ier est frappante.

Louis X, de son côté, a répondu aux ligueurs comme Philippe le Bel avait tant de fois répondu aux mécontents, c’est-à-dire par des concessions que réduisent à néant des réticences et des formules évasives. Il n’a rien, ou presque rien, accordé qui ne l’eût été souvent et qu’il n’ait, suivant l’usage, retenu par des réserves. On le voit clairement par l’analyse abrégée, qui précède, de la charte aux Champenois. Le procédé n’a jamais varié : on s’informera des coutumes ; si l’enquête donne gain de cause aux ligueurs, la coutume sera suivie, « à moins que le cas soit tel qu’il y ait lieu de passer outre » ; les officiers du roi, qui auront été convaincus de crime, seront destitués et jamais ils ne rentreront en fonctions, « à moins que leur cas ne soit l’objet d’une décision spéciale... ». Ainsi de suite.

ABSENCE DE GARANTIES.

Les promesses de réformes contenues dans les chartes de 1315 sont faites de mauvaise grâce, avec l’intention, à peine dissimulée, de n’en tenir aucun compte. Comment les ligueurs, instruits par l’expérience, n’ont-ils pas eu la pensée d’exiger des garanties ? Ils n’en ont exigé aucune : les Champenois, les Bourguignons, les Languedociens ont obtenu seulement, ce qui avait été déjà maintes fois accordé sans résultats appréciables, que les officiers du roi jureraient, le jour de leur entrée en charge, d’observer fidèlement la charte de la province. N’est-ce pas ici la preuve que le mouvement d’opposition de 1314-1315 ne fut pas aussi réfléchi, aussi redoutable, que l’ont fait, assez naturellement, supposer ces documents presque uniques, en leur genre, dans notre histoire : les actes d’Association et de Confédération, à la polonaise, de novembre 1314 ?[19]

Il y a, d’ailleurs, d’autres indices que les ligueurs étaient plutôt timides. Les Bourguignons ont prié Louis X de s’engager « à ne savoir aucun mauvais gré aux gentilshommes de Bourgogne, ni à aucun d’entre eux, des alliances qu’ils avaient faites ». Les Auvergnats se sont prévalus de ce qu’ils n’avaient pas fait cause commune avec les autres associations provinciales : « Ils ont servi notre cher seigneur et père et nous à leur pouvoir ; et, au temps où les autres pays de notre royaume nous ont requis et pressé, Ils n’ont pas voulu nous presser ; ils ne le veulent pas encore ; et ils attendent de notre grâce que nous leur octroyions ce qui fut octroyé aux autres... »

 

VI. L’ACTIVITE ET LA DISPARITION DES LIGUES AU TEMPS DE PHILIPPE V

L’OPINION PUBLIQUE ET LES LIGUES.

On connaît, par des « dits » et des chansons politiques de 1315 et des années suivantes, les sentiments que les ligues de 1314 inspirèrent à la bourgeoisie parisienne, très attachée à l’idée monarchique. L’auteur du Dit des Alliés, entre autres, déclare que les « Alliés », si fiers de leur « noble sang », ont bientôt révélé, par leurs actes, leurs intentions néfastes. Plus d’un y fut d’abord trompé, qui bientôt s’en est repenti. Ils se sont fait des partisans en réclamant le rétablissement des « bonnes coutumes anciennes » :

En une semblance fardée,

Par dehors bonne et coulourée

Firent il leur aliement,

Pour ce que feust relevée,

Bonne coustume et ramenée.

Ce disoient premièrement...

Mais on a bientôt constaté leur malice. Ce sont des conspirateurs : ils ont voulu, follement, s’attaquer à la « couronne sacrée », que leurs ancêtres avaient glorifiée. Ils ont pris les armes, « sans deffiement », quoi qu’aucun déni de justice ne justifiât cette conduite. N’ont-ils pas libre accès auprès du roi ? Le roi n’est-il pas prêt à écouter leurs raisons ? Certes, ils regretteront leurs violences. Le roi saura réprimer les désordres :

II ont fait une triboullée

De mars. Mais, com blanche gelée,

Tost ara fait son passement...

Qu’ils prennent garde et n’« outrent pas leur folie », qui déjà est allée trop loin. Les voilà comme la bête serrée de près par les lévriers. L’auteur exhorte le roi à en finir avec eux. Il conclut en ces termes :

Tu dois estre pierre adurée

Et glaive acéré et espée

Pour maintenir ton tenement

Si que ne soit pas mesprisée

France, en ton temps, ne diffamée,

Dont tu as le couronnement...

Il semble en effet que, partout, les ligues aient effrayé bientôt les gens paisibles qui, d’abord, les avaient approuvées, ou qui, même, s’y étaient agrégés. On devine ce qui s’est passé. Il y avait, parmi les ligueurs, des timides et des violents : « Les uns tendaient à ce que les mauvaises coutumes fussent abolies, d’autres prétendaient se rendre maîtres des bonnes villes et du plat pays. » Ceux qui, parmi les nobles, étaient timides, se retirèrent de bonne heure, avec les clercs et les représentants du commun. Les gentilshommes les plus échauffés prirent la direction du mouvement et leurs efforts désordonnés, se traduisant par des excès, provoquèrent à bref délai l’intervention de l’autorité royale, appuyée par tous ceux qui étaient intéressés au maintien de la paix publique. Le gouvernement royal n’avait pas été affaibli par la crise de 1315 ; il triompha aisément.

On voudrait savoir, d’autre part, comment l’organisation décrite dans les actes d’Association et de Confédération de 1314 a fonctionné. Malheureusement les documents manquent pour les provinces de l’Ouest et du Midi.[20] Mais l’activité des ligues d’Artois, de Picardie, de Champagne et de Bourgogne, après la rédaction des chartes, est un peu mieux connue.

LA LIGUE D’ARTOIS.

Les nobles d’Artois s’étaient ligués, non seulement contre l’arbitraire royal, mais contre leur comtesse, Mahaut d’Artois, et son principal conseiller, Thierri d’Hireçon, qu’ils accusaient de violer les « bonnes coutumes anciennes ». Mais le mouvement dévia, dans ce pays plus tôt qu’ailleurs, parce qu’une question de succession s’y mêla. Robert d’Artois disputait depuis longtemps le comté à la comtesse Mahaut, sa tante ; ses partisans, qui étaient nombreux parmi les ligueurs, essayèrent de déposséder la comtesse. Là-dessus, la ligue se divisa : tous ceux qui n’étaient pas pour Robert s’en détachèrent ; tels, les sires de Licques et de Nédonchel, qui « ne s’étaient point alliés pour faire outrage et excès, mais seulement pour requérir et garder les anciens usages et coutumes ». Les échevins d’Aire refusèrent de se joindre « aux nobles d’Artois que l’on dit alliés ». Ceux de Calais, ayant appris que « les chevaliers et les nobles d’Artois disaient à très excellent prince, notre seigneur le roi de France, que Thierri d’Hireçon avait fait plusieurs extorsions sur les bonnes villes d’Artois, et que les villes d’Artois s’en étaient plaintes », certifièrent qu’il n’en était rien. La plupart des villes, des collégiales, des chapitres et des monastères d’Artois firent des protestations analogues. Les « alliés » d’Artois, gentilshommes du parti de Robert, commirent alors des violences : « Mme de Poitiers (fille de Mahaut d’Artois, femme du futur Philippe V), son frère et leur compagnie dînaient au manoir de Vis ; là vinrent les alliés — des gens d’armes en grand nombre — les glaives au poing, à cheval. Ils jetèrent de la boue au visage et sur les vêtements de madame de Poitiers, qui les priait humblement de l’écouter. » C’était en 1315. Le roi (Louis X) intervint ; il fit examiner en sa Cour les griefs des « alliés » et les défenses de la comtesse, et, à la fin, il mit l’Artois « sous sa main », pour rétablir la paix. Mais cela ne suffit pas. Les « alliés » du pays, assez excités pour ne plus tenir compte de la sauvegarde royale, pillèrent le château de la comtesse à Hesdin (où ils décapitèrent les statues de rois qui étaient contre les murs), et la guerre commença.

LA LIGUE DE PICARDIE.

Les « alliés » d’Artois étaient confédérés directement avec les Ligues de Vermandois, de Beauvaisis, d’Amiénois, de Corbie et de Ponthieu. Les Picards épousèrent-ils en masse la cause des Artésiens ? On sait seulement que Jehan Pasté, clerc, et Thomas de Marfontaine, chevalier du roi, sont allés plusieurs fois, de 1316 à 1318, « vers les alliés d’Artois, de Vermandois et des autres pays de Picardie, pour traiter avec eux de paix et d’accord et pour leur montrer la volonté du roi ». L’issue du conflit, retardée pendant plusieurs années, ne fut, du reste, jamais douteuse. Robert d’Artois se soumit dès novembre 1316, les alliés de l’Amiénois se séparèrent des rebelles à la conférence de Montdidier (février 1319) ; les procureurs des nobles de Vermandois persuadèrent enfin aux nobles d’Artois, à la conférence de Compiègne (mars 1319), d’accepter les propositions d’accord que les gens du roi avaient élaborées. Le maréchal Mathieu de Trie et le connétable Gaucher de Châtillon détruisirent, en 1320, les derniers châteaux de ceux qui, comme le sire de Fiennes et Ferri de Picquigny, s’étaient obstinés à lutter. Il y eut des amendes, des confiscations ; quelques-uns furent bannis ; et un certain Alart de Sainte-Aldegonde fut roué et décapité à Paris « pour l’alliance des barons de Picardie et d’Artois ».

LES LIGUES DE CHAMPAGNE ET DE BOURGOGNE.

En Champagne et en Bourgogne, comme en Artois, c’est une question de succession qui envenima les choses.

Louis le Hutin, mort à Vincennes le 5 juin 1316, avait laissé une fille, Jeanne ; sa femme, Clémence de Hongrie, était enceinte. Pour la première fois un Capétien mourait sans laisser après lui d’héritier mâle. Si la reine accouchait d’une fille, à qui serait la couronne ? Avant que la reine accouchât et si elle accouchait d’un fils, à qui serait la régence ? Un accident qui posait de pareilles questions aurait été très périlleux pour l’autorité royale, si le mouvement de 1314 avait eu autant de puissance et de profondeur que d’étendue.

Trois princes pouvaient se croire des droits à se mêler de la succession de Louis X : Philippe (le Long), comte de Poitiers, son frère, Charles de Valois, son oncle, et le duc Eudes de Bourgogne, frère de Marguerite de Bourgogne (la première femme de Louis X) et par conséquent oncle de Jeanne, la fille aînée du défunt.

Philippe le Long s’empara promptement de la régence, par provision. Charles de Valois, après avoir eu peut-être quelques velléités de travailler pour son propre compte, ne se préoccupa guère que de faire payer son concours au régent : il était très besogneux. Enfin une convention fut conclue entre Philippe et Eudes de Bourgogne : si la reine accouchait d’une fille, les droits des filles de Louis X à la couronne seraient réservés jusqu’à ce qu’elles fussent nubiles ; le duc de Bourgogne parut gagné aux intérêts de Philippe (septembre 1316).

L’ASSEMBLÉE DE PARIS (FÉVRIER 1317).

En septembre, la reine accoucha d’un fils, qui mourut. La question ne se posait plus désormais qu’entre Jeanne, fille de Louis X et de Marguerite de Bourgogne, et le régent Philippe. Philippe se fit couronner à Reims (9 janvier 1317), pour avoir de son côté la force du fait accompli. Mais le couronnement fut marqué par des incidents. A l’exception de Charles de Valois et de Mahaut d’Artois, aucun grand seigneur laïque n’y assista. La vieille duchesse de Bourgogne, Agnès, fille de Saint Louis, protesta au nom de Jeanne. Le duc de Bourgogne avait, de son côté, annoncé qu’il ne viendrait pas à la cérémonie et réclamé au sujet des droits de Jeanne une décision des pairs.

On fit alors, des deux côtés, appel à l’opinion.

Une assemblée, composée de grands et de nobles, de prélats, de bourgeois de Paris et de docteurs de l’Université de Paris, fut réunie, à Paris, en février 1317. Elle approuva, à l’unanimité, ce que Philippe avait fait ; en outre, d’après un chroniqueur, elle aurait posé le principe que « les femmes ne succèdent point au royaume de France ». En même temps, des commissaires étaient envoyés, par le nouveau roi, dans tout le royaume, avec des instructions dont voici quelques passages : « Ils appelleront par devant eux tous prélats et autres personnes d’Église, barons bannerets et autres nobles de chaque pays, ceux qu’ils pourront avoir bonnement, et ils leur diront, le plus aimablement qu’ils pourront, comment le roi est nouvellement venu à la dignité royale, qu’il a grande volonté de les tenir en bonne paix, de faire redresser toutes les nouvelles oppressions, de rétablir les bonnes coutumes de Saint Louis, etc. Puis, ils les prieront, de par le roi, de s’abstenir des alliances que quelques-uns ont faites ou, par aventure, voudraient faire, pour les griefs qui leur ont été faits, à ce qu’ils disent. Qu’ils leur montrent le mieux qu’ils pourront les grands inconvénients, périls de corps et d’âme, dommages de biens temporels qui s’ensuivraient de telles alliances et déjà s’en sont suivis. Ils pourront montrer à part aux plus anciens et aux plus sages, qui l’expliqueront ensuite aux autres, le grand péril qui en peut résulter, ou par émotion de peuple, ou en beaucoup d’autres manières. Exemples à tirer de ce qui se passe en Lombardie et en d’autres pays. Car le peuple prise peu les nobles... Ainsi parleront-ils à ceux qui s’avoueront être des alliés. Ceux qui ne sont pas alliés, ils les requerront de par le roi qu’ils ne se mettent pas en alliances et les feront jurer de n’y pas entrer. »

Un nouvelliste parisien ajoute que « le roi visita en personne plusieurs cités de son royaume et qu’il gagna les cœurs du menu peuple et des citoyens de Paris de telle sorte que, non seulement Paris, mais toutes les communautés du royaume lui promirent de l’aider contre toutes gens, et spécialement contre les barons alliés, s’il en était qui l’attaquassent ».

ASSEMBLÉES DES ALLIÉS.

Du côté adverse, une assemblée des « barons, nobles, religieux, bourgeois, etc., du duché de Bourgogne », et de « plusieurs autres sages du dehors », avait eu lieu en janvier 1317, où l’« usurpation » de Philippe avait été condamnée. Le 10 avril, il y eut, à Esnon, près de Joigni, une grande réunion des « nobles de Champagne ». Les décisions prises à Esnon furent envoyées à tous les amis de Jeanne. L’exemplaire adressé à Jean III, duc de Brabant, porte que madame Jeanne a essayé en vain d’obtenir que ses droits fussent contradictoirement débattus devant les pairs du royaume, « appelés avec eux des sages et des bons du royaume de France, tant clercs comme lais ». Le « comte de Poitiers », c’est-à-dire Philippe V, a répondu par des préparatifs menaçants. « On nous a donné à entendre qu’il se propose de nous nuire, à nous et à notre pays, s’il peut. C’est pourquoi, très cher sire et ami, nous vous prions, vous qui êtes notre sire, ami, compagnon et allié, de nous aider à défendre nos terres et notre honneur. Le comte de Bourgogne, le comte de Ne vers, nous et nos alliés par deçà, nous réunirons nos forces à Pâques contre qui voudrait courir sus à nos alliés et compagnons. »

La guerre semblait donc inévitable pour Pâques 1317. Cependant, un seul des amis de Jeanne, Louis de Nevers, qui était en relations avec les rebelles d’Artois, se permit des actes d’hostilité ; il fut bientôt soumis : c’est la petite « guerre de Nevers » du printemps de 1317. Ni les Bourguignons ni les Champenois ne bougèrent. Ils acceptèrent des « conférences ». A la conférence de Melun (juin-juillet) ils avaient déjà renoncé pour Jeanne à la couronne de France ; ils ne réclamaient plus pour elle que la Champagne et la Navarre. Puis, les négociations traînèrent en longueur. Mais, le 27 mars 1318, tout s’arrangea : le duc de Bourgogne épousa la fille de Philippe V, avec l’expectative de l’Artois et de la Franche-Comté ; pour sa nièce, il accepta 15000 livres tournois de rente, avec l’expectative de la Champagne au cas où Philippe V décéderait sans enfants mâles.

A la même époque, Charles de Valois triomphait de la ligue qui avait menacé son autorité dans ses apanages du Maine et d’Anjou.

Les « alliés » n’avaient rien fait.

 

VII. CONSULTATIONS ET ASSEMBLÉES SOUS PHILIPPE V ET CHARLES IV[21]

Cependant l’habitude inaugurée par Philippe le Bel, de faire très fréquemment appel à l’opinion publique, était entrée dans les mœurs. D’un autre côté, pendant les premières années du XIVe siècle, le roi avait si souvent demandé l’approbation et l’aide pécuniaire des sujets, par ses commissaires en tournée dans les provinces ou en assemblée plénière des représentants de la nation, que la nation avait commencé son éducation politique. On croit en relever quelques indices dans l’histoire des années comprises entre 1317 et 1328.

ASSEMBLÉES DE 1317.

Au commencement de 1317, Philippe V, non content de réunir à Paris l’assemblée dont nous avons parlé, envoya partout des commissaires pour dissoudre ce qui restait des ligues et faire ratifier son avènement, dont la légitimité n’était pas hors de doute. En même temps — toujours avec l’intention de se concilier l’opinion, en particulier celle du commun — il ordonna aux villes notables des bailliages de Senlis, de Vermandois, d’Amiens, d’Orléans, de Mâcon, de Sens, de la prévôté de Paris et des cinq bailliages de Normandie, d’envoyer des députés à Paris pour le dimanche 6 mars, afin de délibérer « sur plusieurs besognes qui touchent nous et l’état du royaume de France, le commun profit et le bon état des bonnes villes et de tous nos sujets ». Pareille convocation (à Bourges, pour le dimanche 27 mars) fut adressée à plus de cent villes des bailliages et des sénéchaussées du Centre et du Midi.

L’assemblée des députés des villes du Nord (Langue d’oïl) se tint au lieu et à la date fixés. Il y eut plusieurs séances. Les députés présentèrent des requêtes : « Que bon droit et bonne justice fût exercée dans le royaume ; que le peuple fût maintenu en la manière accoutumée au temps de Saint Louis ; qu’il leur fût permis, en cas de troubles, de repousser la force par la force. » L’ordonnance du 12 mars 1317 fut rédigée en conséquence : il y aurait désormais, dans chaque ville, un capitaine commandant les volontaires du lieu, qui seraient autorisés à s’armer ; tous les capitaines des villes seraient, dans chaque bailliage, subordonnés à un capitaine général, à la nomination du roi. Cette ordonnance, conforme aux vœux des représentants des populations urbaines, reçut, à ce qu’il paraît, un commencement d’exécution.

L’assemblée des députés du Midi se tint au lieu et à la date fixés, et siégea pendant plusieurs jours. Les députés présentèrent des observations ; les innovations des officiers du roi à rencontre des privilèges et des franchises des villes furent dénoncées ; et l’on demanda aussi le « retour au temps de Saint Louis ». Une ordonnance, du 7 avril donna satisfaction à ces vœux.

En avril, une assemblée générale fut convoquée à Paris, où figurèrent des nobles du Nord et du Midi, des prélats et des procureurs d’abbayes et de chapitres du Nord et du Midi, les députés des bonnes villes du Nord qui avaient déjà fait partie de la réunion du 6 mars, et probablement quelques-uns des députés qui avaient siégé à Bourges. D’après les lettres de convocation et de procuration rédigées pour cette tenue, il semble que la question de la croisade y devait être traitée. On ignore ce qui s’y fit.

ASSEMBLÉES DE 1318.

Au printemps de 1318, le roi fit exposer devant une réunion de prélats et de barons « les causes des guerres et des troubles qui désolaient le pays », et la requit de l’aider. Une lettre de Philippe V, datée du 28 mai, fait savoir que les prélats, après avoir, délibéré, répondirent qu’ « ils ne pourraient donner au roi de réponse favorable qu’après avoir rassemblé des synodes provinciaux ». Il est probable que les barons répondirent aussi qu’ils ne pouvaient s’engager pour la noblesse tout entière. En effet, Philippe V convoqua, vers ce temps-là, quatre grandes assemblées : à Paris, pour la quinzaine de la Saint-Rémy, les procureurs des bonnes villes des bailliages du Nord (trois ou quatre par bonne ville) ; à Bourges, pour l’octave de la Toussaint les nobles du Berri, du Nivernais et de l’Auvergne ; à Toulouse, les procureurs des bonnes villes des bailliages et des sénéchaussées du Midi, pour le 18 décembre ; à Toulouse aussi, pour le jour de Noël, la noblesse du Midi.

Il résulte d’une lettre de Philippe (17 novembre 1318) que les nobles du Berri octroyèrent, en considération des dépenses de la guerre « de leur propre volonté, par pure libéralité, le 15e de tous les fruits, issues, levées et émoluments de leurs terres, pendant un an ». Mais ils stipulèrent qu’il leur serait permis d’élire un certain nombre de prud’hommes pour lever cette imposition ; l’argent perçu serait mis en dépôt, pour être affecté uniquement aux besoins de la guerre ; aucun précédent fâcheux pour la noblesse du Berri ne serait créé par cet acte de sa générosité ; les officiers du roi ne pourraient contraindre personne à payer le 15e voté par les nobles, si ce n’est à la requête desdits nobles ou de leurs collecteurs élus ; l’argent perçu serait restitué si la guerre n’avait pas lieu ; si elle avait lieu, les nobles du pays seraient dispensés, à cause de cette contribution, de tout service de guerre. La noblesse du Périgord et du Quercy vota aussi un 15e, à des conditions analogues, qui étaient déjà de style. Les députés des villes du Nord et du Midi s’engagèrent, de leur côté, à’ fournir des contingents, qui seraient entretenus à leurs frais.

Restaient les nobles des bailliages du Nord (Champagne, Normandie, etc.), et des sénéchaussées de l’Ouest (Saintonge, Poitou, Limousin) — c’est-à-dire des régions où les « alliés » avaient été le plus nombreux. Ils n’avaient pas encore été visés. Philippe V les convoqua tous ensemble, à leur tour, le 12 novembre 1318, pour le 10 février 1319, à Paris. Ils passaient pour être mal disposés, et c’est sans doute pour cela qu’ils avaient été appelés à se prononcer après les autres. Précaution inutile. Ils s’abstinrent de comparaître. De Champagne, Il ne vint personne. Ceux qui vinrent de Normandie déclarèrent qu’ils n’étaient pas assez nombreux pour parler au nom de la noblesse de la province. Afin de vaincre cette résistance passive, il parut bon d’en rompre le faisceau. La noblesse de Champagne fut de nouveau convoquée pour le jour des Rameaux à Provins, en présence du roi ; la noblesse de Normandie à Lisieux, au mois de mars, en présence de l’évêque d’Amiens et de Robert d’Artois ; la noblesse de Vermandois et de Picardie à Compiègne dans une chambre du palais royal ; la noblesse du Poitou, à Poitiers ; celle de Touraine, à Tours ; celle de Saintonge, d’Angoumois et de Limousin, à Angoulême ; celle de la prévôté de Paris et de l’Orléanais, à Paris. Le résultat de ce fractionnement fut-il favorable ? Il est certain, en tout cas, que les Champenois ne craignirent point d’être, encore une fois, réfractaires, car le roi écrivit à quelques-uns d’entre eux : « Vous et aucuns desdiz nobles n’avez mie esté a nous, laquelle chose nous déplait, car la besoigne pour quoi nous vous avions mandés ne se put mie accomplir en la journée de Provins. »

La fréquence des convocations fit concevoir, à cette époque, la pensée d’en régulariser la procédure. Jusque-là, la Chancellerie royale avait laissé aux baillis et aux sénéchaux le soin de convoquer les communautés et les nobles de leur circonscription, parce qu’ « elle ne savait pas leurs noms ». Le besoin se fit sentir d’avoir, à la Cour centrale, une liste exacte de la noblesse, du clergé et des villes du royaume tout entier. En décembre 1318 et janvier 1319, le roi manda aux baillis et aux sénéchaux qu’il avait besoin de connaître les noms et le nombre des prélats, abbés, prieurs conventuels, barons, nobles, villes et autres lieux notables de leurs ressort : « Nous avons souvent à leur écrire, disait-il, nous voulons savoir à qui... »

ASSEMBLÉES DE 1320 ET DE 1321.

Le 28 avril 1320, des prélats, des barons et des représentants de plusieurs bonnes villes furent sommés à comparaître en personne ou par procureurs, à Pontoise, aux trois semaines de la Pentecôte, pour délibérer au sujet de la question monétaire. Nouvelle assemblée, à Poitiers, en juin 1321, des « prélats, barons, communautés de villes et autres certaines personnes. La question des monnaies, celle des poids et mesures, celle des aliénations du domaine royal et celle du « voyage d’outremer », c’est-à-dire de la croisade, étaient à l’ordre du jour. Le gouvernement demanda s’il ne serait pas convenable de procéder à la refonte et à l’unification des monnaies, des poids et mesures, et, subsidiairement, « quele aide il pleroit a faire au roy, se li consaux estoit trovez que les choses dessus dites fussent bonnes a faire ». Les prélats, après avoir discuté entre eux, protestèrent que, en principe, ils approuvaient fort les mesures proposées ; mais que « en tant comme touchoit ladite ayde, ils vouloient avoir délibération avec les autres prélats, les chapitres des églises et les couvents », réunis en synodes provinciaux ; ils s’informeraient, et ils promettaient une réponse définitive pour le 1er décembre. Il y a des raisons de croire que tes députés des villes demandèrent aussi à en référer chez eux. La même tactique dilatoire avait déjà été employée, en 1318, dans des circonstances semblables.

Comme en 1318, le parti fut adopté de recueillir les avis séparément. Des gens du roi reçurent commission d’exposer devant le clergé de chaque province ecclésiastique, réuni en assemblée synodale, les projets et les demandes de la Couronne. D’autres commissaires interrogèrent à part les délégués de la Langue d’oïl, et ceux de la Langue d’oc. Mais, de nouveau, il y eut des résistances : en juillet 1321, les bourgeois réunis à Paris répondirent qu’ils ne pouvaient faire aide, que le rachat des monnaies ne les regardait pas et qu’« il leur suffisait assez leurs aunes » ; la réponse définitive des députés des villes des bailliages d’Amiens et de Vermandois, qui fut remise le 10 octobre, à Orléans, au comte de Boulogne et au sire de Sulli, délégués du roi, fut, de même, un refus positif : « Item, a ce que on demandoit aide, respondent lidiz procureurs que, quant il semble par le conseil dessus dit que les dites choses [mutation des monnaies, des poids, des mesures, etc.] ne seront mie profitables, il n’est mestiers de demander aide, ne cil des bonnes villes n’ont mestier que on leur demande à présent aide, quar moût ont été grevez par guerres, chevaleries, mariaiges et stérilités de temps... »

ASSEMBLÉES SOUS CHARLES IV.

Lorsque Philippe V mourut (1322), sans laisser d’enfant mâle, le troisième fils de Philippe le Bel, Charles de la Marche, qui, pendant le règne précédent, avait marqué à plusieurs reprises une violente hostilité contre son frère, lui succéda sans difficulté, sous le nom de Charles IV, au détriment de ses nièces. Et personne ne songea, cette fois, à profiter de l’occasion pour troubler l’ordre.

Pendant le règne de ce prince on relève la trace d’assemblées tenues dans les bailliages en 1323, dans les sénéchaussées du Languedoc en 1325. Au moment de la guerre contre l’Angleterre (1326), le roi réunit à Meaux des prélats et des barons pour leur demander aide et conseil ; ensuite, des commissaires furent envoyés dans les provinces. Dans la commission délivrée au duc de Bourgogne et à l’évêque de Chartres, qui allèrent dans le duché de Bourgogne et « dans les parties de Mâcon et de Lyon », il est dit que le roi a voulu épargner aux personnes et aux députés, qu’il avait eu d’abord l’intention d’appeler auprès de lui en assemblée plénière, un déplacement coûteux ; les commissaires exposeront aux barons, nobles, bourgeois et habitants du pays les motifs de la guerre et les nécessités du royaume ; ils recevront leurs plaintes contre les officiers royaux et s’entendront avec eux au sujet de l’aide à fournir.

 

VIII. CONCLUSION

Pourquoi la France n’a-t-elle pas été un pays libre ? Hardi serait qui se croirait en mesure de répondre à cette question. Cependant l’histoire des premières années du XIVe siècle met en relief une circonstance qui est sans doute une des raisons de ce grand fait : à une époque décisive dans la vie politique du pays, il n’y a pas eu d’entente entre les « ordres » de la nation. Les nobles ligués de 1314 ont mis en nom, pour la forme, dans leurs chartes de confédération, le clergé et le commun ; mais leur égoïsme de classe les a, en réalité, isolés. Le clergé, ils le détestaient ; dans le même temps qu’ils s’associaient à lui contre l’arbitraire royal, ils demandaient au roi son appui contre lui : « Nos officiers, dit la charte aux Périgourdins et aux Quercinois de juillet 1319, n’empêcheront pas que les nobles saisissent les meubles des ecclésiastiques ; ils ne souffriront pas que les gens d’Église abusent de leur justice pour empêcher la juridiction des nobles. » Le « commun », bourgeois et autres, ils le méprisaient, ils le craignaient : l’espèce de jacquerie qui éclata, en 1315, dans le diocèse de Sens, fut réprimée de concert par les gens du roi et les gentilshommes de la contrée ; pour détourner les gentilshommes de donner le mauvais exemple de l’agitation révolutionnaire, les gens du roi leur rappelaient en 1317, nous l’avons vu, que « le peuple n’aime pas les nobles... ». Le peuple ne les aimait guère, en effet. D’ailleurs tous ceux, nobles, clercs et riches bourgeois, qui bénéficiaient de l’état de choses établi avaient intérêt à le conserver, si désagréables que leur fussent certaines manifestations de l’autorité royale. Ils auraient dit volontiers, comme le jongleur :

Ici qui ont teles honnors

Et ont lor hommes por taillier,

Ne se doivent vers lor signors

De cui lor vient toz lor secors

Esmovoir por eus travillier.

En raison de cette impuissance à s’unir et des instincts ultra-conservateurs des hautes classes, ce sont les rois qui ont pris, en France, l’initiative de grouper les « ordres » de la nation en assemblées générales : les « États généraux » n’ont pas été imposés aux derniers Capétiens directs, comme les « Parlements » l’ont été aux Plantagenêts d’Angleterre. Mais enfin, quelle qu’en fût l’origine, l’usage de consulter la nation existait à l’avènement des Valois. Il existait : toute chance que des institutions représentatives et les mœurs de la liberté s’établissent n’était donc pas perdue. La suite de cet ouvrage montrera comment les choses ont tourné.

 

 

 



[1] Les prélats de toute la Chrétienté ont été invités par Clément V à proposer au concile de Vienne des remèdes » pour mettre un terme aux griefs de l’Église contre les usurpations des laïques. L’Église de Chartres exprima l’avis que si les privilèges qui défendaient d’excommunier les princes et de soumettre leurs terres à l’interdit étaient abolis, et si des améliorations de procédure étaient introduites, l’excommunication redeviendrait un instrument de défense utile. Mais les autres Églises de France n’avaient pas d’illusions à cet égard : »Les sentences sont méprisées, dit le clergé de la province de Bourges, deveniunt sententiae in çontemptum et mucro episcopalis parvipenditur. »

[2] Outre des décimes, Philippe le Bel a levé sur le clergé de France, avec la permission des papes, des annates (annualia), c’est-à-dire les revenus de la première année des bénéfices vacants, en 1297, 1304. Enfin il va sans dire qu’il a touché, comme ses prédécesseurs, de grosses sommes à titre de régale (revenus des menses épiscopales pendant la vacance des sièges) et d’amortissement (droits de mutation pour les biens acquis par les églises dans les fiefs et les arrière-fiefs de la Couronne).

[3] Plusieurs évêques du temps de Philippe le Bel ont fait transcrire sur des registres les chartes accordées à leur Église par le roi. Ces recueils sont très instructifs. Voir notamment les chartes de l’évêché de Poitiers au temps de Gautier de Bruges, un des prélats les plus fougueux de son siècle (Archives historiques du Poitou, t. X), de l’évêché de Toulouse (A. Baudouin, Lettres inédites de Philippe le Bel, 1887), de l’évêché d’Angers (Mélanges de la Collection de Documents inédits, t. II) et de l’évêché de Mende (J. Roucaute et M. Sache, Lettres de Philippe le Bel relatives au pays de Gévaudan, 1897).

[4] Les chartes particulières, pour chaque église, sont, de même, insignifiantes. Beaucoup se résument ainsi : « Ordre au sénéchal du lieu de tenir tel évêque pour recommandé, de traiter courtoisement (curialiter) tel évêque, de respecter ses droits légitimes et les lettres du roi précédemment expédiées pour la confirmation des droits dudit évêque. » C’était parler pour ne rien dire. Chaque évêque obtenait, chaque année, des douzaines de mandements de ce genre aux officiers royaux de sa circonscription. La chancellerie royale, qui percevait des droits de sceau pour chaque lettre, y trouvait, seule, son compte

[5] Il semble que le service des communautés roturières et des hommes des abbayes ait été fait sous forme d’aide pécuniaire, là où il fut requis, en 1234, en 1237, en 1276 (ost de Sauveterre), sous forme de contingent en 1253 (ost de Hainaut). L’aspect des grandes armées royales du temps des derniers Capétiens directs, composées de soudoyers, nobles et non nobles, nationaux et étrangers, renforcées parfois de contingents des communautés roturières, est connu surtout par la chronique militaire — la Branche des royaux lignages, — très riche en détails techniques, d’un certain Guillaume Guîart, qui fut le porte-étendard du contingent de la ville d’Orléans, au commencement de la campagne de 1304 en Flandre

[6] Il leva aussi des gabelles sur la fabrication des draps en Languedoc. Ce fut le prix dont les fabricants du Midi payèrent tes prohibitions d’exportation de draps bruts, de laines et de matières tinctoriales qu’il prononça. De ces prohibitions, le Trésor tirait un double profit, car l’industrie payait pour les obtenir, et les intéressés demandaient au roi des licences dérogatoires, qu’ils obtenaient aisément, mais moyennant finances.

[7] L’Instruction de 1303 insiste fortement là-dessus : les commissaires du roi devaient montrer à quel point l’ordonnance était « piteable, especialment pour le menu peuple ». Il va de soi que l’estimation des biens et des revenus de chacun n’était pas facile. On recommandait de faire prêter serment aux contribuables, d’instituer des prud’hommes pour recevoir ces serments ou faire enquête, de consulter les rôles des anciennes impositions, etc. : « Super hoc inquirere potestis per taxationes antiquas, vel per vicinos, vel saltem per juramenta ipsorum quos’ad financiam teneri noveritis.» Il se commettait, néanmoins, beaucoup de fraudes : « Comme aucuns qui n’ont mîe prisié leur fruiz pendans, ou ce qu’il on gaaingniê a usure, et aucuns qui ont rabatu leur vivre de l’année, le coustement de leur besoignes, le mariage de leur enfanz qui encore estoient a marier,... et moût d’autres choses...»

[8] On a pour les premières années du xive siècle, des preuves directes de l’activité des nobles, associés quelquefois aux non-nobles de leur voisinage, pour la défense de leurs droits. La noblesse et les communautés des provinces envoyaient très souvent des députés à la Cour du roi pour faire valoir leurs griefs, présenter des doléances. En 1303, en 1308-1309, en 1313, Philippe le Bel fut particulièrement assiégé de ces députations. Il s’agissait, en 1308 et en 1313, d’une aide féodale, distincte de l’impôt extra-féodal pour la défense du royaume, qui avait été imposée à l’occasion du mariage d’Isabelle, fille du roi, avec Edouard d’Angleterre (1308), et à l’occasion de la chevalerie de Louis, fils aîné du roi (1313). Il paraît que le gouvernement royal aurait volontiers assimilé cette aide, due par les vassaux seulement, prévue par les contrats du fief (et dont quelques contrats du fief contenaient dispense) avec l’aide extra-féodale, due par tous les «fidèles», c’est-à-dire, par tout le monde. Mais il y eut des résistances. « Des nobles et des non-nobles des parties de Normandie, écrit le roi en septembre 1308, se sont représentés devant nous, révoquant en doute que nous eussions le droit de lever en Normandie le subside pour le mariage de notre fille à la fois sur nos vassaux et sur les hommes de nos vassaux. » En 1309, un grand nombre de seigneurs, d’abbayes, de villes et de communautés rurales du Quercy et du Périgord envoyèrent à Paris des députés pour formuler sur ce point des représentations analogues. Parmi les papiers trouvés dans la maison de Guillaume de Nogaret, après sa mort, étaient les procurations des protestataires : « Procuratoria eorum qui comparuerunt... racione maritagii domine Isabellis et racione rerum emptarum a personis inriobilibus a nobilibus personis. » La protestation de la ville de Saint-Quentin, qui a été conservée (E. Lemaire, Archives anciennes de la ville de Saint-Quentin, 1888), est intéressante. Le roi fut obligé d’accorder quantité de délais, de modérations et d’exemptions totales

[9] Les duels judiciaires n’en ont pas moins été rares au commencement du xive siècle. Un nouvelliste parisien de ce temps a noté un grand nombre de duels qui se terminèrent alors, à Paris, sans effusion de sang. Voici sa formule habituelle : «Comme il (les champions) feussent au parc a plus asprement aller ensemble, par mont de conseux et de parlement de la paix faire, dudit champ furent retraiz. »

[10] On n’a pas de détails sur la plupart de ces assemblées ; sur celles du Languedoc, voir l’Histoire générale de Languedoc, et P. Dognon, Les institutions politiques et administratives du pays de Languedoc, 1895

[11] Dans la lettre de convocation aux communautés de la sénéchaussée de Beaucaire, les députés sont invités à venir avec pleins pouvoirs, pour ouïr et consentir, sans s’excuser sur la nécessité d’en référer à leurs commettants, «absque excusatione relationis cujuslibet faciendae». Cette formule semble indiquer que le gouvernement royal avait déjà l’expérience des procédures dilatoires que les députés aux États provinciaux ont employées couramment, au XIVe siècle, pour masquer des refus.

[12] Les documents relatifs à ces consultations ont été publiés par G. Picot dans un recueil intitulé Assemblées sous Philippe le Bel (Collection de documents inédits), Paris, 1901.

[13] La chronologie des assemblées sous Philippe le Bel, dressée par H. Hervieu (Recherches sur tes premiers États généraux et les assemblées représentatives pendant la première partie du XIVe siècle, 1879), laisse beaucoup à désirer.

L’histoire des consultations faites par les derniers Capétiens directs, à partir de 1302, a été, du reste, en grande partie faussée, parce que les historiens se sont surtout appliqués à distinguer les assemblées qui satisfont et celles qui ne satisfont pas à la définition précise des « États généraux», telle qu’elle a été posée plus tard, au xve siècle. La question de savoir si telle assemblée du temps de Philippe le Bel ou de ses fils a été. ou non, une session d’«États généraux» a suscité des controverses qui sont tout à fait inutiles, puisque la notion rigoureusement définie, et l’expression même d’«États généraux», n’existaient pas en ce temps-là. Non seulement « la multiplicité des formes de consultation et le peu de précision des documents ne permettent pas toujours de savoir si l’on a affaire à de véritables États généraux» ; mais c’est commettre un anachronisme que de se le demander.

[14] Ch. Dufayard, La réaction féodale sous les fils de Philippe le Bel, dans la Revue historique t. LIV et t. LV). P. Viollet, Histoire des institutions politiques et administratives de la France.

[15] Revue historique, t. LV.

[16] La plupart des chartes provinciales de 1315 sont au t. Ier des Ordonnances, où le texte en est très incorrect

[17] La charte aux Normands est la plus célèbre des chartes provinciales de 1315, parce que, pendant des siècles, les Normands s’y sont attachés comme au symbole de leur individualité provinciale. Des questions techniques et locales de procédure (droits de tiers et danger, durée de la prescription, etc.), y tiennent beaucoup de place. La charte aux Languedociens (Histoire générale de Languedoc) fournit des renseignements intéressants sur les droits traditionnels de la noblesse de la province.

[18] Louis X a publié plusieurs chartes générales (pour la suppression des tabellions royaux dans les pays coutumiers, pour la réglementation du droit de prise exercé par les pourvoyeurs du roi, etc.), qu’il convient de rapprocher de ses chartes provinciales. Elles font évidemment partie des concessions obtenues, en 1315, par les ligues.

[19] C’est par hasard que ces actes d’Association et de Confédération ont été conservés. Louis X chargea Charles de Valois, le 17 mai 1315, de se faire remettre les actes constitutifs des Ligues de Vermandois, Artois, Champagne, Bourgogne, Forez, etc. Le roi promettait de répondre aux « alliés » à la Pentecôte. S’il répondait à la date indiquée, les actes seraient détruits en présence des délégués des ligues ; sinon, ils seraient restitués. Les actes furent, en effet, remis à Charles de Valois, qui les garda dans ses archives. En 1328, à l’avènement de Philippe de Valois (Philippe VI), les archives de la maison de Valois furent versées au Trésor des Chartes de France

[20] On sait seulement que les officiers royaux en Normandie furent obligés de prêter serment aux nobles : « Le bailli et ses vicomtes n’osent plus m’aider, écrit aux seigneurs des Comptes un commissaire du roi qui se trouvait alors dans la province, de peur d’être réputés pour parjures.»

[21] H. Hervieu. La chronologie de ces assemblées est encore très imparfaite