Saint Louis, Philippe le Bel, les derniers Capétiens directs (1226-1328)

 

Livre II — Les événements politiques de 1286 à 1328

III - Philippe le Bel et Clément V[1]. L’affaire des Templiers[2]

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

BERTRAND DE GOT faisait une tournée pastorale en Poitou quand il apprit qu’il était pape. Au lieu de s’acheminer vers l’Italie, il donna rendez-vous aux cardinaux dans la ville de Lyon. Son couronnement eut lieu le 14 novembre 1305, dans l’église de Saint-Just ; ce jour-là, le roi de France tint la bride du palefroi pontifical ; mais, pendant la procession, un accident se produisit qui parut de mauvais augure : un mur s’écroula ; le pape fut jeté à terre ; une escarboucle se détacha de sa tiare ; Charles de Valois, frère du roi, fut blessé ; le comte de Bretagne, le cardinal Matteo Orsini et un frère de Clément V furent mortellement atteints. C’est en novembre 1305, à Lyon, que les gens du roi commencèrent à faire connaître leurs exigences au nouveau pape. Clément nomma d’un seul coup dix cardinaux, dont neuf français (ou plutôt gascons, membres ou amis de la maison de Got), ce qui réduisit l’élément italien, dans le Sacré Collège, à l’état de minorité. En matière politique et financière, sa complaisance pour la Cour de France fut, d’abord, presque sans limites. Enfin des pourparlers s’engagèrent au sujet d’une grosse et mystérieuse affaire qui hantait dès lors la pensée de Nogaret et de ses pareils.

 

I. L’ORDRE DU TEMPLE AU COMMENCEMENT DU XIVe SIÈCLE

L’ordre du Temple fut fondé après la première croisade. Le premier maître, Hugues de Payns, voulut faire de ses « pauvres chevaliers du Christ » la gendarmerie de la Palestine. Il les établit dans le voisinage du Temple de Jérusalem, d’où le nom de Templiers. Au concile de Troyes, en 1128, ils reçurent une règle brève et dure, dictée, dit-on, par saint Bernard ; tous les détails de la vie des moines soldats y sont prévus : qu’ils aient des armes solides, mais simples ; ni or ni argent aux étriers et aux éperons ; qu’ils aient, par-dessus le haubert de mailles, un manteau d’uniforme, blanc pour les chevaliers, noir ou roussâtre pour les sergents et les écuyers : Eugène III ajouta plus tard la croix rouge au manteau blanc. Qu’ils mangent bien : ils ont besoin d’être vigoureux ; les « abstinences immodérées » sont interdites. L’ordre pourvoira ses membres de toutes choses nécessaires, mais qu’ils n’aient rien à eux.

En résumé, la vie des premiers templiers était confortable, active, disciplinée, très peu mystique ; c’était la vie d’hommes brutaux, pieux et simples d’esprit.

Le développement de l’institut des templiers fut rapide. Il acquit de vastes domaines en Asie et en Europe ; des « Temples » innombrables s’élevèrent. Une hiérarchie s’organisa : les chevaliers eurent à leur service toute une clientèle de personnes affiliées à l’ordre, sergents et chapelains, soldats et prêtres ; l’ordre eut ses troupes et son clergé à lui, ses assemblées délibérantes ou chapitres. Enfin le Saint-Siège épuisa sur les templiers, comme plus tard sur les mendiants, toutes ses faveurs spirituelles : la bulle Omne datum optimum du 15 juin 1163 créa aux templiers une place privilégiée dans l’Église.

OPÉRATIONS FINANCIÈRES DES TEMPLIERS,

A partir du milieu du XIIe siècle, l’ordre eut, par conséquent, des destinées en partie double. Il demeura en Orient, à l’avant-garde des armées chrétiennes, où parfois il combattit l’islam avec plus de prudence que d’énergie. En Occident, et surtout en France, en Angleterre, en Aragon, en Portugal et sur les bords du Rhin, les templiers furent de grands propriétaires terriens. Mais cela n’eût pas suffi à Ses mettre hors de pair. Moins largement dotés que les cisterciens, et peut-être même que les hospitaliers, ils se firent les trésoriers, les banquiers de la Chrétienté. L’ordre avait toujours eu des tendances pratiques, positives ; les templiers étaient d’excellents administrateurs ; leurs couvents étaient des édifices inviolables, construits comme des forteresses. Tout cela explique la confiance que les « Temples » inspirèrent aux possesseurs de capitaux. Les rois, les princes, et même les particuliers, prirent l’habitude de considérer les trésors des templiers comme des caisses où ils pouvaient avec sécurité consigner en compte courant des fonds considérables. Les chevaliers, de leur côté, furent amenés à faire valoir l’argent des déposants au lieu de l’immobiliser dans leurs coffres. Ils ouvrirent des crédits aux personnes solvables, se chargèrent de transporter de grosses sommes d’une place commerciale à une autre, soit matériellement, par des convois escortés, soit au moyen de correspondances et de jeux d’écritures entre leurs « maisons » des divers pays. Ils firent ainsi concurrence aux juifs et aux Lombards.

Le bon renom de leur comptabilité leur permit bientôt d’étendre le champ de leur activité financière et de faire, pour le compte des rois, des princes et des seigneurs, leurs clients, les opérations de trésorerie les plus compliquées. Au XIIIe siècle, les « Temples » de Paris et de Londres — domaines enclos et fortifiés, qui ont laissé leur nom à des quartiers de ces capitales — étaient des établissements publics de crédit. C’était aux templiers que les papes confiaient ordinairement le soin de recevoir et d’administrer les sommes levées au profit de Saint-Pierre ou de la croisade. Les templiers de Paris furent les banquiers de Blanche de Castille, d’Alphonse de Poitiers, de Robert d’Artois et d’une foule d’autres personnages. Jean sans Terre et Henri III faisaient verser au Temple de Londres le produit des contributions publiques. L’ordre fournit des ministres, des financiers à Jaime Ier, roi d’Aragon, et à Charles Ier, roi de Naples. Pendant plus d’un siècle, de Philippe Auguste à Philippe le Bel, le trésor du Temple de Paris fut le centre de l’administration des finances de la royauté française.

SITUATION DE L’ORDRE A LA FIN DU XIIIe SIÈCLE.

Un ordre de soldats grossiers n’avait pu se transformer en une république magnifique, riche en terres, riche en privilèges, enrichie encore par le commerce des métaux précieux et par le crédit, créancière des papes et des rois, sans se corrompre et sans exciter la malveillance. A la fin du siècle de Saint Louis, l’ordre — comme, d’ailleurs, la plupart des autres ordres — avait des ennemis et des vices.

Le principal grief que l’on avait contre les chevaliers du Temple, c’était leur avidité. « Chacun de vous, leur disait le cardinal Jacques de Vitri, fait profession de ne rien posséder en particulier, mais, en commun, vous voulez tout avoir. » Des légendes s’étaient formées pour expliquer leur opulence. On disait qu’ils spéculaient sur les grains, qu’ils affamaient le peuple. Le bruit courait qu’ils promettaient, le jour de leur réception, d’augmenter les biens de la communauté par tous les moyens, même illicites. Ces contes et d’autres, plus absurdes, trouvaient aisément créance dans les bas-fonds de la population. Quant aux princes et aux rois, des modernes ont cru qu’ils voyaient, et qu’ils avaient raison de voir, un péril pour leur autorité dans l’élargissement indéfini des richesses et de la clientèle de l’ordre, dans sa « puissance exorbitante, en dehors des nations, qui arrêtait le premier besoin du temps, la formation de l’État », comme si les templiers avaient été alors en mesure de fonder, aux dépens des royaumes d’Occident, des républiques cléricales, analogues à celles des chevaliers teutoniques en Allemagne ou des jésuites au Paraguay. Mais c’est là une hypothèse gratuite. Le corps entier de l’ordre, répandu de l’Irlande à la Syrie, ne comprenait pas plus de quinze mille chevaliers ou sergents, dont un tiers en France ; il n’eut jamais, nulle part, la moindre velléité d’action politique. Il n’était dangereux pour personne ; mais son orgueil et sa fortune avaient suffi à le rendre odieux à tout le monde : à ceux qui l’enviaient d’en bas ; aux princes qu’il obligeait ; au clergé des églises locales, naturellement hostile aux confréries privilégiées par Rome ; aux papes eux-mêmes.

Clément IV rappelait aux templiers, en 1265, que, sans la maternelle protection de l’Eglise de Rome, ils ne pourraient résister longtemps à « l’animosité publique qui se déchaînerait contre eux ».

Tant d’orgueil seyait mal, il est vrai, à un institut dont la prise des dernières forteresses chrétiennes de Syrie avait supprimé la raison d’être. Saint-Jean-d’Acre, le dernier port de la Chrétienté latine en Asie, tomba en 1291 ; et, bien que le maître du Temple, Guillaume de Beaujeu, eût été tué sur les murailles avec cinq cents de ses chevaliers, ce désastre causa, sans doute, en Europe, une recrudescence de mépris pour les ordres militaires. Depuis cent ans, l’Occident, affligé des continuels revers de la bonne cause dans les pays d’outre-mer, avait appris à les attribuer à la décadence des templiers et des hospitaliers, à leurs querelles, et même à leur traîtrise. On racontait que le maître Guillaume de Beaujeu, le héros de Saint-Jean-d’Acre, avait été l’ami des Sarrasins, et que « l’ordre avait joui longtemps de la protection du Soudan ».

Les chevaliers avaient donc accumulé contre eux des préjugés opiniâtres. Or, ils n’étaient pas assez vertueux pour décourager la calomnie. L’ordre comptait dans ses rangs beaucoup de frères dont la moralité était douteuse. Plusieurs avaient des vices de moines ; on dit encore aujourd’hui en France : « Boire comme un templier », et le vieux mot allemand Tempelhaus s’entend d’une maison mal famée. Il paraît certain que, dans leurs couvents, des templiers s’amusaient parfois à des plaisanteries de corps de garde. Et il n’est pas impossible qu’il y ait eu dans le Temple quelques esprits forts, satisfaits d’étonner les bonnes gens par une affectation de cynisme. Que devait-on penser, en entendant ces défenseurs du Christ dire — s’il est vrai que ces propos aient été tenus —, comme tel chevalier bourguignon : « Cela ne tire pas à conséquence de renier Jésus ; on le renie cent fois pour une puce dans mon pays » ; ou, comme ce chevalier d’Angleterre : « Les croyances des païens valent bien les nôtres. » Tout cela était pris au pied de la lettre, envenimé, généralisé, et l’idée s’ancrait à fond que des doctrines diaboliques s’étaient introduites dans l’ordre durant son long séjour dans la patrie des hérésies et de l’islam.

Une circonstance malheureuse aiguisait d’ailleurs les soupçons. C’est que toutes les affaires du Temple étaient conduites dans le plus strict secret. La règle, si belle, si pure, n’existait qu’à un petit nombre d’exemplaires ; la lecture en était réservée aux seuls dignitaires ; beaucoup de templiers n’en avaient jamais eu connaissance. Raoul de Presles, avocat du roi, entendit un jour le recteur du Temple de Laon dire qu’il avait un livre secret des statuts de l’ordre qu’il ne montrait à personne. « Nous avons des articles, aurait dit un autre templier, que Dieu, le diable et nous autres, frères de l’ordre, nous sommes seuls à connaître. » La règle elle-même recommandait le secret des assemblées capitulaires. Or, le bon sens vulgaire croira toujours que qui se cache a quelque chose à cacher. Les templiers tenaient leurs chapitres, et notamment les chapitres où la réception de nouveaux membres avait lieu, pendant la nuit, en salle close, gardée par des sentinelles. « On les soupçonne au sujet de leurs réceptions, dit un témoin, parce qu’ils ont l’air de ne pas vouloir qu’on sache ce qui s’y passe. » Quand les enquêteurs demandèrent au précepteur d’Auvergne pourquoi l’on agissait en secret, si l’on ne faisait rien de mal, il répondit : « Par bêtise. » C’était une faute, en effet, qu’aggravaient encore ceux qui laissaient entendre aux profanes, par bravade, que « les frères tueraient quiconque, fût-ce le roi, assisterait à leurs chapitres ». Ceux qui avaient ou disaient avoir risqué un coup d’œil aux fentes des salles capitulaires du Temple revenaient avec des récits effroyables : ils avaient vu des orgies sans nom, des scènes d’idolâtrie et de débauche, « le sol piétiné comme après un sabbat ». En résumé, l’opinion publique était préparée à tout croire au sujet de l’ordre du Temple.

PROJETS DE RÉFORME DES ORDRES MILITAIRES.

Cependant les rumeurs hostiles au Temple ne s’étaient guère propagées, au XIIIe siècle, que dans les rangs inférieurs de la société ; et, là, des contes également défavorables circulaient sur les hospitaliers, dont la règle n’était cependant point secrète, et qui n’étaient pas des financiers. Mais les hommes les plus éclairés reconnaissaient, de leur côté, la nécessité d’une réforme des ordres militaires. Saint Louis, Grégoire X, le concile œcuménique de Lyon en 1274, avaient recommandé, comme remède, la fusion du Temple et de l’Hôpital en un seul corps. Nicolas IV et Boniface VIII étudièrent cette mesure sans l’accomplir ; pendant vingt-cinq ans, elle fut à l’ordre du jour des questions qui préoccupaient l’Europe chrétienne. En 1306-1307, peu de temps avant le procès qui devait aboutir à la destruction du Temple, deux mémoires importants furent encore composés sur ce sujet. L’un est de Jacques de Molay, maître de l’ordre ; Q combat à la fois le principe et l’opportunité de la fusion, sans donner toutefois de raisons, si ce n’est que les inconvénients d’un nouvel état de choses seraient supérieurs aux avantages espérés. Le second est de Pierre Dubois, le légiste de Coutances. Dubois ne fait aucune allusion à ce qui se disait d’énorme au sujet des templiers. Il se borne à constater qu’ils sont riches et que leurs biens profitent peu à la défense des Lieux Saints. « Rien de plus simple à corriger, dit-il ; il faut les forcer à vivre en Orient des biens qu’ils y possèdent : plus de templiers ni d’hospitaliers en Europe. Pour leurs terres situées en deçà de la Méditerranée, elles seront livrées à ferme noble. On aura ainsi plus de huit cent mille livres tournois par an, qui serviront à acheter des navires, des vivres et des équipements, de façon que les plus pauvres pourront aller outremer. Les prieurés et commanderies d’Europe seront utilisés : on y installera des écoles pour les garçons et les filles adoptés par l’œuvre des croisades, où les arts mécaniques, la médecine, l’astronomie et les langues orientales seront simultanément enseignés... » Ce plan se réduit, comme on voit, à deux propositions essentielles : se débarrasser, en Europe, des personnes des templiers et confisquer leurs biens. Ces projets du pamphlétaire sont intéressants, à titre de symptômes. Au moment où l’on était disposé à tout croire, les gens du roi, à court d’argent, et qui venaient de se faire la main contre Boniface et les juifs, étaient prêts à tout oser.

 

II. PRÉLIMINAIRES DU PROCÈS DES TEMPLIERS

Dans l’histoire des relations de Philippe le Bel avec les templiers, pendant la première partie de son règne, il n’y a pas de signes avant-coureurs des sentiments qui se révélèrent brusquement par le guet-apens d’octobre 1307. Au contraire, Philippe récompensa le Temple de l’appui moral qu’il lui prêta pendant le différend avec Boniface par des lettres de protection et de privilèges, en 1303 et en 1304. Le Trésor royal, retiré du Temple en 1295, y avait été replacé en 1303. On raconte, il est vrai, qu’une sédition s’étant élevée à Paris, en 1306, les mutins assiégèrent la forteresse du Temple « où le roi de France était alors avec quelques-uns de ses barons ». La légende s’est emparée de ce fait divers. Des historiens ont dit que « les templiers furent notés pour avoir contribué à cette sédition », et que le roi, « mis à même, pendant son séjour derrière les murs du Temple, de juger des richesses et de la puissance des chevaliers », médita dès lors leur perte. Mais le roi et ses gens n’avaient pas besoin d’un tel incident pour savoir à quoi s’en tenir sur les ressources du Temple.

Le fait est que l’on ne sait ni pourquoi, ni comment, ni à quelle date naquit, à la Cour de la France, le projet de détruire l’ordre du Temple. Le chroniqueur florentin Villani raconte qu’un templier, « prieur de Montfaucon », et Noffo Dei, marchand de Florence, hommes de mauvaise vie, en prison de Toulouse, pensèrent recouvrer leur liberté en dénonçant à des officiers du roi les pratiques des templiers. D’autre part, un chapelain d’Urbain V, qui écrivait vers 1365, rapporte qu’un templier, à la veille d’être exécuté pour ses méfaits, confessa dans la prison royale de Toulouse, à un de ses codétenus, nommé Esquiu de Béziers, ce qui se passait dans son ordre : Esquiu se serait empressé de dénoncer la chose au roi.[3] Un seul point est certain, c’est que, dès 1305, des hommes de l’entourage du roi pensaient à frapper les templiers. Ils en parlèrent à Clément V, à l’entrevue de Lyon. Pendant l’année 1306, il y eut, à ce sujet, entre la Cour de France et la Curie, des correspondances secrètes, qui n’ont pas laissé de traces.

JACQUES DE MOLAY EN FRANCE.

Au printemps de 1307, Philippe pressait le pape de lui accorder une entrevue : l’affaire des templiers était au nombre de celles qui devaient être traitées. Le grand-maître du Temple, Jacques de Molay, venait justement d’arriver d’Orient en France, avec une « retenue » de soixante chevaliers, appelé par le pape pour l’informer de ce qui se passait en Terre Sainte. Sa venue avait soulevé des commentaires sans fin : on disait que le grand-maître allait établir son quartier général en Occident, qu’il avait apporté d’immenses trésors dans ses bagages, etc. Clément V, qui savait, sans doute, ce que le roi voulait de lui, hésita misérablement. Ses lettres font pitié : il est malade, il s’excuse sur les migraines et les saignées. Enfin l’entrevue eut lieu, à Poitiers. « Vous n’avez pas oublié, écrit Clément V, le 24 août 1307, qu’à Poitiers vous nous avez plusieurs fois entretenu des templiers. Nous ne pouvions nous décider à croire ce qui nous était dit à ce propos, tant cela paraissait impossible. Cependant nous sommes forcé de douter et d’enquérir, suivant le conseil de nos frères (les cardinaux), avec un grand trouble au cœur. Attendu que le maître et plusieurs précepteurs du Temple, ayant appris la mauvaise opinion que vous avez manifestée sur eux à nous et à quelques princes, nous ont demandé de faire une enquête sur les crimes qui leur étaient, disaient-ils, faussement attribués, nous avons résolu d’instituer, en effet, une information. » Tel était l’état des choses à la fin d’août 1307 : le pape, plusieurs princes, les chefs des templiers eux-mêmes savaient qu’il se tramait quelque chose ; le formidable assemblage de calomnies que Nogaret produisit plus tard était déjà formé ; le pape se disait prêt à instituer une enquête sur les faits articulés.

LE GUET-APENS D’OCTOBRE 1307.

Clément V avait fatigué Philippe de ses tergiversations. Il le priait encore, à la fin de sa lettre du 24 août, de ne pas se presser de répondre au sujet du projet d’enquête « parce que, sur le conseil de nos médecins, nous nous disposons à prendre quelques potions préparatoires, puis de nous purger en septembre, ce qui nous sera fort utile ». Or, tandis que le pape espérait, comme un enfant, gagner du temps en gardant la chambre, le roi, installé dans l’abbaye de Maubuisson, près Pontoise, préparait avec ses conseillers des actes foudroyants. Un dominicain, régent de théologie en l’Université de Paris, mande, en octobre, au roi d’Aragon, qu’il a « assisté depuis six mois à des réunions où la question des templiers a été débattue dans le plus rigoureux mystère ». Le Conseil royal paraît avoir été, d’abord, divisé ; mais le parti de la violence prévalut. « L’an 1307, le 22 septembre, écrit le rédacteur d’un des registres du Trésor des Chartes, le roi étant au monastère de Maubuisson, les sceaux furent confiés au seigneur Guillaume de Nogaret, chevalier ; on traita, ce jour-là, de l’arrestation des templiers. » On voit encore, à Maubuisson, les ruines du bâtiment où se tint cette séance du 22 septembre, qui plaça le sort du Temple entre les mains inexorables de Nogaret. Les chevaliers étaient alors sans défiance. Jacques de Molay avait quitté le pape entièrement rassuré, persuadé qu’il avait justifié son ordre. Le 12 octobre, à Paris, il figura aux obsèques de la comtesse de Valois, à côté du roi. Mais, le lendemain, Molay et tous les templiers de France furent arrêtés, à la même heure, et les biens de l’ordre furent saisis, au nom de l’Inquisition, sous l’inculpation d’hérésie. Nogaret avait préparé ce coup de filet en expédiant à tous les officiers royaux des ordres sous pli fermé, à ouvrir au jour fixé par d’autres lettres patentes. L’inquisiteur de France, Guillaume de Paris, confesseur du roi, avait envoyé de son côté des instructions à tous les prieurs dominicains pour leur enjoindre de recevoir et d’interroger, au plus tôt, les templiers qui leur seraient amenés. Nulle part les chevaliers ne résistèrent ; c’est à peine si quelques-uns réussirent à s’enfuir, « en habits de couleur ». Nogaret voulut procéder en personne à l’arrestation de ceux qui résidaient au Temple central de Paris.

L’Inquisition, créée pour supprimer l’hérésie, devenait donc en France, comme en Italie, un instrument pour détruire ceux qui avaient encouru la disgrâce ou la colère de l’autorité temporelle. Le 8 décembre 1301, Philippe le Bel, averti des abus commis par les inquisiteurs en Languedoc, avait écrit à l’évêque de Toulouse : « Sous le couvert d’une répression licite, ils ont osé des choses complètement illicites ; sous l’apparence de la piété, des choses impies ; sous prétexte de défendre la foi catholique, ils ont commis des forfaits. » Maintenant, à l’instigation de Nogaret, il faisait appel, lui-même, à la procédure infaillible du Saint-Office. Il n’a pas tenu au garde des sceaux de 1307 que l’Inquisition politique, à la mode des pays du Midi, des princes guelfes d’Italie et des « Rois Catholiques » d’Espagne, ne s’acclimatât chez nous.

 

III. LE PROCÈS DES TEMPLIERS. PREMIÈRE PHASE, JUSQU’A L’ÉTÉ DE 1308

LE MANIFESTE ROYAL CONTRE LES TEMPLIERS.

Quel monument que la proclamation dont lecture fut donnée au peuple pour justifier l’arrestation en masse du 13 octobre ! Il est de Nogaret, ce fils d’Albigeois, toujours prêt à diffamer ses adversaires de l’accusation d’hérésie. Cela débute par un préambule ronflant, surchargé, prétentieux : « Une chose amère, une chose déplorable, une chose terrible à penser, terrible à entendre, détestable, exécrable, abominable, inhumaine, avait déjà retenti à nos oreilles, non sans nous faire frémir d’une violente horreur. Une douleur immense se développe en nous, en présence de crimes si nombreux et si atroces, qui aboutissent à l’offense de la majesté divine, au détriment de la foi, au scandale de tous. La raison souffre de voir des hommes s’exiler au-delà des limites de la nature ; elle est troublée de voir une race oublieuse de sa condition, ignorante de sa dignité, ne pas comprendre où est l’honneur. » L’auteur du manifeste continue longtemps sur ce ton, avec des élégances qui font frémir : « Elle a abandonné la fontaine de vie ; elle a changé sa gloire en l’adoration du Veau ; elle a sacrifié aux idoles, cette race immonde et perfide dont les actes détestables et même les paroles souillent la terre de leur ordure, suppriment les bienfaits de la rosée, infectent la pureté des airs. » Il précise enfin, et, après tant de précautions oratoires, résume les accusations fangeuses ramassées par le gouvernement royal contre les frères du Temple qui, « cachant le loup sous l’apparence de l’agneau, supplicient Jésus-Christ une seconde fois ». Il les accuse, entre autres choses, de s’obliger, par le vœu de leur profession, à renier le Christ et à se livrer entre eux à d’ignobles désordres. Sans doute, il était audacieux de représenter ces crimes comme des points du règlement intérieur d’un ordre religieux ; mais Nogaret avait une confiance illimitée dans la puissance du mensonge. Il s’empresse, du reste, de protester que le roi a commencé par attribuer les dénonciations « à l’envie, à la haine, à la cupidité », plutôt qu’à « la ferveur de la foi », au « zèle de la justice », ou à « un sentiment de charité », mais il a bien fallu se rendre « aux motifs de croire légitimes », aux conjectures probables, surtout aux « constatations ». Le pape a été consulté, le roi a délibéré avec ses prélats et avec ses barons ; et c’est pourquoi il cède maintenant « aux supplications de son bien-aimé en Notre-Seigneur, frère Guillaume de Paris, inquisiteur de l’hérésie », qui a spontanément invoqué le secours du bras séculier.

L’assentiment (supposé) du pape et l’initiative (suggérée) de l’inquisiteur étaient destinés à légitimer, au point de vue du droit, l’arrestation, la confiscation et toutes les mesures à venir. De la sorte, l’opération arbitraire se transformait en œuvre pie. « La colère de Dieu, conclut Nogaret au nom du roi, s’abattra sur ces fils d’incrédulité ; car nous avons été établis par Dieu sur le poste élevé de l’éminence royale pour la défense de la foi et de la liberté de l’Église. »

L’emphatique discours fut lu publiquement en province. A Paris, le dimanche 15 octobre, il y eut un « meeting » populaire dans les jardins du palais royal ; ce fut une nouvelle édition de la réunion publique de 1303 contre Boniface. Des dominicains, des gens du roi, y brodèrent sur le thème de la circulaire officielle.

La circulaire était pour le public, mais elle était accompagnée d’une instruction confidentielle du roi à ses agents, en style bref et tranchant. Les commissaires du souverain sur le fait des templiers administreront les biens de l’ordre, dont ils dresseront inventaire ; ils « mettront les personnes sous bonne et sûre garde », ils les interrogeront, et ce n’est qu’après ce premier interrogatoire qu’ils appelleront les commissaires de l’inquisiteur pour examiner la vérité, « par torture, s’il en est besoin ». Ils feront écrire les confessions de ceux qui auront avoué. Pour exhorter les inculpés à confesser, on leur proposera l’alternative du pardon ou de la mort. On les interrogera par paroles générales jusqu’à ce que l’on tire d’eux la vérité — « la vérité, c’est-à-dire les aveux » — et « qu’ils y persévèrent ».

Ces instructions furent suivies à la lettre. En un mois, frère Guillaume de Paris et ses auxiliaires expédièrent, au Temple, cent trente-huit prisonniers. Les procès-verbaux de leurs assises et ceux des enquêtes faites par les inquisiteurs en Champagne, en Normandie, en Quercy, en Bigorre et en Languedoc, ont été conservés.

LES TEMPLIERS DEVANT LES INQUISITEURS.

Les templiers de Paris comparurent les uns après les autres dans une salle basse de leur propre forteresse, devant les moines, assistés de conseillers du roi (Hugues de la Celle, Simon de Montigny), de greffiers, de bourreaux, et entourés d’une foule de spectateurs, multi astantes. Les comptes rendus notariés n’enregistrent que les dépositions ; ils sont muets sur les tortures ; mais ces tortures préalables furent atroces, les victimes l’ont déclaré plus tard. Jacques de Saci vit mourir vingt-cinq frères des suites de la question. Ceux qui ne furent pas mis à la gêne furent reclus au pain et à l’eau pendant un mois avant leur comparution. La meilleure preuve de l’intensité des supplices, c’est, du reste, l’unanimité des aveux, que presque tous les accusés rétractèrent dès qu’ils se crurent devant des juges impartiaux. Sur cent trente-huit frères qui passèrent à Paris par le fer et le feu de l’Inquisition, il n’y eut que quelques cœurs inébranlables. Tel fut Jean, dit de Paris, âgé de vingt-quatre ans ; il n’avoua rien, nihil dixit. Tel fut le frère Lambert de Toisi, âgé de quarante ans : il dit qu’on lui avait fait promettre, le jour de sa réception, d’observer beaucoup de coutumes de l’ordre, « saintes et dévotes », et qu’« il ne savait rien du reste ».

Parmi ceux qui avouèrent, il y avait des hommes très braves, par exemple le maître Jacques de Molay, Hugues de Pairaud, visiteur de France, et Geoffroi de Charnai, précepteur de Normandie. Le précepteur de Normandie reconnut qu’il avait renié le Christ et qu’un précepteur d’Auvergne lui avait recommandé la sodomie ; interrogé s’il avait craché sur la croix : « Je ne sais plus, nous nous dépêchions. » Hugues de Pairaud s’abandonna tout à fait, avoua que le reniement, le crachement sur la croix, faisaient partie des statuts, et qu’il avait lui-même conseillé les mœurs infâmes ; il déclara toutefois que tous les frères n’avaient pas été reçus suivant ces rites détestables, mais, après une suspension d’audience, il revint sur cette déclaration : « J’ai mal compris, j’ai mal entendu ; je crois bien que tous les frères sont reçus comme je l’ai été. » Quant à Jacques de Molay, il avoua le reniement et les crachats. Voilà de quelle façon se comportèrent les trois premiers dignitaires de l’ordre. Comment ne pas excuser les subalternes qui, pour plaire à leurs tourmenteurs, s’ingénièrent à inventer des perfidies : ce Guillaume de Gi, qui raconta ses rapports immondes avec le grand-maître ; ce Renier de Larchant, qui suggéra aux inquisiteurs la pensée de rechercher une allusion obscène dans les premiers mots du Psaume des Degrés de David, Ecce quam bonum et quant jucundum habitare fratres in unum, que les templiers chantaient le jour de leur profession ?

Comme les inquisiteurs de Paris, ceux de province firent leur devoir en conscience. Ils récoltèrent aussi des aveux. « A force de géhennes », ils ouvrirent les mâchoires les plus rebelles. « Nos frères, écrivaient en 1310 les derniers défenseurs de l’ordre, ont dit ce que voulaient les bourreaux, dixerunt voluntatem torquencium. »

Si Nogaret et ses collaborateurs, les dominicains de Guillaume de Paris, n’avaient pas eu à compter avec Clément V, jamais les cachots n’auraient entrebâillé leurs portes ; des templiers, comme de tant d’autres gens traduits devant les tribunaux d’Inquisition, la postérité ne connaîtrait que le sort final. Mais Clément V fut fort offensé en apprenant le coup de main du 13 octobre, accompli sous son nom (ou peu s’en faut) et, en réalité, sans sa permission. Si bas que ce pape valétudinaire fût tombé, il prit la liberté d’écrire au roi (27 octobre) pour se plaindre d’un procédé précipité, outrageant. Il fallut négocier un compromis qui satisfît à la fois les susceptibilités du Saint-Siège et les desseins du gouvernement royal. Dès le 22 novembre, tout parut arrangé : dans sa lettre Pastoralis praeeminentiae, de ce jour, Clément vante le zèle de Philippe, rapporte les aveux des chefs de l’ordre, se déclare ébranlé, sinon convaincu, et enjoint à tous les princes chrétiens de saisir les templiers de leurs États. Cependant, au commencement de 1308, tout est changé : le pape se dit incrédule, blâme la conduite des inquisiteurs et des évêques de France, suspend leur procédure, évoque à lui toute l’affaire. L’ordre était sauvé si le chef de l’Église avait persisté dans cette attitude énergique : déjà, les templiers reprenaient courage ; le visiteur Hugues de Pairaud, que les deux cardinaux désignés par la Curie pour étudier l’affaire avaient « invité à dîner », rétractait ses aveux. Nogaret vit le danger. Il comprit que, pour venir à bout du Temple, il était indispensable de réduire Clément, d’abord. Il greffa aussitôt une campagne contre Clément sur sa campagne contre le Temple.

CAMPAGNE CONTRE CLÉMENT.

La campagne qui fut alors dirigée contre Clément est une des plus furibondes qu’on ait vues. « Que le pape prenne garde, écrivait Dubois : il est simoniaque ; il donne, par affection du sang, les bénéfices de la sainte Église de Dieu à ses proches parents ; il est pire que Boniface, qui n’a pas commis autant de passe-droits. Il faut que cela lui suffise ; qu’il ne vende pas la justice. On pourrait croire que c’est à prix d’or qu’il protège les templiers, coupables et confès, contre le zèle catholique du roi de France. Moïse, l’ami de Dieu, nous a enseigné la conduite qu’il faut tenir vis-à-vis des templiers, quand il a dit : « Que chacun prenne son glaive et tue son plus proche voisin. » Moïse a fait mettre à mort, pour l’exemple d’Israël, vingt-deux mille personnes sans avoir demandé la permission d’Aaron, que Dieu avait établi grand prêtre... » Le peuple était échauffé par des déclamations de ce genre, quand il fut appelé à désigner des députés à l’assemblée convoquée à Tours, pour le mois de mai 1308. La lettre de convocation est encore une œuvre de Nogaret. Il y est dit que le roi est l’ennemi né des hérésies, le défenseur de « cet incomparable trésor, la très précieuse perle de la foi catholique ». Les abominables erreurs du Temple y sont énumérées de nouveau : « Le ciel et la terre sont agités par le souffle d’un si grand crime. » C’est au peuple de France qu’il appartient d’en purger le monde. « Contre une peste si scélérate doivent se lever les lois et les armes, les animaux même et les quatre éléments... Nous voulons vous faire participer à cette œuvre, très fidèles chrétiens, et nous vous ordonnons d’envoyer sans délai à Tours deux hommes d’une foi robuste, qui, au nom de vos communautés, nous assistent dans les mesures qu’il sera opportun de prendre. »

SECONDE ENTREVUE DE POITIERS (1308).

Clément, menacé des armes empoisonnées qui avaient eu raison de Boniface, eut peur ; il en revint aux tentatives de conciliation, non sans multiplier encore les échappatoires et les délais, seules ressources de sa faiblesse. On convint enfin, dans une seconde entrevue, qui eut lieu à Poitiers dans l’été de 1308, que les templiers, jusque-là placés sous la main du roi, seraient remis au pape, lequel en restituerait aussitôt la garde, au nom de l’Église romaine, aux officiers royaux ; les biens seraient administrés par des commissaires appointés conjointement par le pape, les évêques diocésains et le roi. Quant aux crimes d’hérésie, Clément en distingua deux sortes : crime de l’ordre en tant qu’ordre ; crimes particuliers à chacun des membres de l’ordre. Le sort de l’ordre ne pouvait être réglé que par un concile général : un concile fut convoqué, dans la ville de Vienne en Dauphiné, pour le mois d’octobre 1310, et plusieurs commissaires furent désignés — entre autres l’archevêque de Narbonne, les évêques de Bayeux et de Mende — pour recueillir des documents propres à éclairer cette assemblée. Le procès contre les personnes des templiers, distinct du procès contre l’ordre du Temple, devait être repris dans l’intervalle ; le pape en rendit la connaissance aux évêques diocésains et aux inquisiteurs. Seuls, le grand-maître et les hauts dignitaires furent personnellement réservés au jugement direct du Saint-Siège.

La conclusion de ce pacte, qui a scellé le sort du Temple et des templiers, fut suivie d’une odieuse comédie. On amena devant le pape et le Sacré Collège soixante-douze chevaliers extraits des prisons de Paris, assouplis par la torture, triés parmi les lâches, prêts à persister dans leurs confessions. Il semble que les gens du roi, après avoir forcé Clément à se faire leur complice, aient eu, par-dessus le marché, la prétention de le convaincre.

 

IV. LE PROCÈS DES TEMPLIERS. SECONDE PHASE, JUSQU’AU CONCILE DE VIENNE

Les deux procès se poursuivirent parallèlement à partir de l’automne de 1308, dans toute la Chrétienté. Jusqu’au fond de l’Achaïe, des Baléares et de la Sardaigne, des cours épiscopales s’organisèrent pour examiner les personnes des templiers. L’épiscopat européen fut occupé à cette besogne jusqu’au printemps de 1310. En même temps, le procès contre l’ordre s’ouvrit ; le 9 août 1309, la commission pontificale, assemblée dans l’abbaye de Sainte-Geneviève de Paris, fit savoir qu’elle était constituée et prête à recevoir les témoignages de tous. Mais cette compagnie d’hommes modérés, relativement indépendants, couverte par le prestige du Saint-Siège, hostile à l’emploi de la question, était vue avec méfiance par les conseillers du roi. Il semble qu’ils ne l’aient laissée agir que quand ils se furent assurés d’avoir un contrôle sur elle. Les audiences ne furent réellement inaugurées que le 26 novembre. C’est par les procès-verbaux de ces audiences que l’on voit le mieux, dans sa naïveté pitoyable, l’état d’âme des « pauvres chevaliers du Temple », à peu près libres pour la première fois, depuis leur arrestation, de parler devant un auditoire en apparence bienveillant, sans crainte immédiate des ceps et du chevalet, de l’entonnoir et du réchaud.

COMPARUTION DE JACQUES DE MOLAY.

La première séance, du 26 novembre, fut marquée par une scène caractéristique. Ce jour-là, le grand-maître, Jacques de Molay, fut amené, à sa requête, devant les commissaires installés dans une chambre de l’évêché de Paris, derrière Vaula episcopalis. On lui demanda s’il voulait « défendre l’ordre », plaider coupable ou non coupable. « Je ne suis pas, répondit-il, aussi sage qu’il faudrait ; cependant je suis prêt à défendre l’ordre de toutes mes forces, et je serais bien vil si je ne le faisais pas, après en avoir reçu tant de biens et d’honneurs. Mais il m’est difficile de défendre convenablement, dans la position où je suis, prisonnier du pape et du roi, n’ayant pas même quatre deniers à dépenser à mon gré ! Je demande donc aide et conseil, car je veux qu’on sache la vérité, non seulement par les templiers eux-mêmes, mais par les rois, princes, prélats et barons, bien que ceux de l’ordre aient été plus d’une fois trop raides, je le reconnais, envers quelques prélats, pour la défense de leurs droits.[4] Je m’en tiens au témoignage de ces prud’hommes. » Les commissaires, un peu surpris, manifestèrent aussitôt l’esprit qui les animait, une partialité cauteleuse : « Prenez garde, réfléchissez, songez aux aveux que vous avez déjà passés ! Nous sommes prêts à vous entendre si vous persistez à défendre, et à vous accorder un délai si vous voulez délibérer davantage. Nous vous rappelons seulement qu’en matière d’hérésie et de foi, on procède simplement, de piano, et sans noise d’avocats. » Ils ne voulaient évidemment pas que Molay prit position pour la défense. Le voyant ébranlé par leurs exhortations à la prudence, ils lui firent lire et traduire en langue vulgaire cinq ou six pièces officielles, entre autres la liste des aveux que les procureurs de la Cour romaine avaient reçus ou affirmaient avoir reçus de sa bouche à l’époque de la seconde entrevue de Poitiers. Durant cette lecture, Molay donna les marques d’une vive stupéfaction et se signa deux fois en disant « que, si les seigneurs commissaires étaient gens à entendre certaines paroles, il les leur dirait à l’oreille ». « Nous ne sommes pas ici pour recevoir le gage de bataille. » « Ce n’est pas ce que je veux dire, mais plût à Dieu qu’on observât ici l’usage des Sarrasins, qui coupent la tête des pervers en la fendant par le milieu. » « Souvenez-vous, repartit un commissaire sans répondre à cette apostrophe, que l’Église romaine livre les obstinés au bras séculier. » Molay, à bout d’arguments, regardait au fond de la salle. Il avisa un chevalier du roi de France, Guillaume de Plaisians, le second de Nogaret, qui était là, sans l’aveu des commissaires, pour surveiller leur procédure et la proie de son maître. Molay demanda à lui parler en particulier : « Vous savez comme je vous aime ! dit Guillaume. Nous sommes tous les deux chevaliers. Je ne veux pas que vous vous perdiez sans raison. » Voilà le templier irrésolu, enveloppé par ces protestations mensongères : « Je vois bien que, si je ne délibère pas, je pourrais courir des dangers. » Là-dessus, il requit la commission de lui accorder un délai de douze jours. Les commissaires, enchantés, auraient fixé volontiers un terme encore plus éloigné, persuadés que plus les gens du roi auraient de temps pour travailler le prisonnier, plus sûrement ils le sauraient réduire.

Quelques jours après, le grand-maître reparut, à peu près maté. Il débuta en remerciant la commission du délai qu’elle lui avait imparti. On lui réitéra alors la question : « Voulez-vous défendre l’ordre ? » — « Je suis, dit-il, un pauvre chevalier illettré. Dans une des lettres apostoliques qui m’ont été lues l’autre jour, j’ai entendu que le seigneur pape m’a réservé, moi et quelques dignitaires de l’ordre, à sa justice. Dans l’état où je suis, je préfère m’abstenir. J’irai en présence du pape quand il plaira au pape. Mais je vous prie de lui signifier que, étant mortel et sûr seulement du moment présent, je souhaiterais qu’il lui plût le plus tôt possible de m’entendre. Alors seulement je dirai ce que je pourrai pour l’honneur du Christ et de l’Église. » Tout semblait terminé par cette réponse ; mais, au moment de se retirer, le cœur du grand-maître se souleva ; il s’arrêta, et se tournant vers le tribunal : « Pour libérer ma conscience, je veux vous dire pourtant trois choses au sujet de l’ordre : la première, c’est que je ne connais pas de religion [d’ordre] dont les chapelles et les églises aient de plus beaux ornements que celles du Temple ; il n’y a que dans les cathédrales que le service divin soit célébré plus richement. Secondement, je ne connais pas de religion où l’on fasse plus largement l’aumône, car, dans toutes les maisons de l’ordre, on donne trois fois par semaine à quiconque demande. En troisième lieu, il n’y a nulle sorte de gens qui aient tant versé de sang pour la foi chrétienne que les templiers et qui soient plus redoutés des infidèles. A Mansourah, le comte d’Artois mit les templiers à l’avant-garde, et s’il les avait crus... » Ici une voix interrompit : « Tout cela ne sert en rien au salut, sans la foi. » « C’est vrai, dit Molay, mais je crois en Dieu, au Dieu en trois personnes, à toute la foi catholique, unus Deus, una fides, una ecclesia. Je crois que, quand l’âme sera séparée du corps, on distinguera le bon du méchant et que nous saurons tous la vérité sur ce qui se passe ici. » Sur ces entrefaites, Guillaume de Nogaret, chancelier du roi, qui était dans la salle, prit sans façon la parole : « Dans les chroniques qui sont à Saint-Denis, dit-il, il est écrit qu’au temps de Saladin, sultan de Babylone, un maître du Temple fit hommage audit Saladin, et que le même sultan, apprenant un grand échec de ceux du Temple, dit publiquement que cela leur était advenu en châtiment du vice infâme et de leur prévarication contre la loi. » Étrange document, qui fait voir l’état d’esprit de celui qui s’en est servi ! Molay resta stupéfait : « Je n’ai jamais entendu dire cela, répondit-il. Je sais seulement que pendant que j’étais outremer, à l’époque de la maîtrise de frère Guillaume de Beaujeu, moi et plusieurs templiers qui étions jeunes et avides de voir des faits d’armes, nous murmurions contre le maître, parce qu’il avait conclu une trêve avec le sultan. Mais, nous vîmes bien ensuite qu’il n’aurait pas pu faire autrement. » Comme la séance se prolongeait en pure perte, Molay y mit fin en priant humblement les commissaires de lui permettre d’entendre la messe et d’avoir ses chapelains. Cela lui fut octroyé. On loua sa dévotion.

Plusieurs dépositions sont aussi intéressantes que celle-là. Le « procès » fait défiler sous nos yeux des hommes de toute sorte : des simples, des prudents, des beaux parleurs, des lâches, des sincères, des exaltés. On voit les malheureux trembler, mentir, combiner de pauvres petites habiletés, ou bien s’indigner, fondre en larmes.

PONSARD DE GISI.

Les plus naïfs, sans apercevoir, derrière les commissaires, le Nogaret ou le Plaisians qui les guettaient, crurent venu le jour de la sincérité. Tel, frère Ponsard de Gisi. Dans un élan de confiance, il déclara que ce que lui-même et les autres frères avaient avoué devant les inquisiteurs était faux et leur avait été arraché. « Avez-vous été torturé ? » « Oui, trois mois avant ma confession, on m’a lié les mains derrière le dos, si serré que le sang jaillissait des ongles, et on m’a mis dans une fosse, attaché avec une longe. Si on me fait subir encore de pareilles tortures, je nierai tout ce que je dis maintenant, je dirai tout ce qu’on voudra. Je suis prêt à subir des supplices pourvu qu’ils soient courts ; qu’on me coupe la tête, qu’on me fasse bouillir pour l’honneur de l’ordre, mais je ne peux pas supporter des supplices à petit feu comme ceux qui m’ont été infligés depuis plus de deux ans en prison. » Ici, comme dans les séances où Jacques de Molay avait comparu, l’homme du roi interrompit : il produisit une dénonciation contre le Temple, librement écrite jadis par ce même Ponsard de Gisi : « Je l’avoue, dit le coupable, j’ai écrit cette cédule ; mais c’était dans un jour de trouble contre l’ordre, un jour que le trésorier du Temple m’avait injurié. » Il s’écria en s’en allant : « Je crains bien que l’on ne m’aggrave ma prison, parce que je veux défendre. »

LES « DÉFENSEURS » DE L’ORDRE.

Des centaines de templiers prirent la même attitude que celui-là, maïs d’une manière encore plus virile et, la plupart du temps, sans phrases : « Je veux défendre l’ordre ; je n’y sais rien de mal. » Le 28 mars 1310, cinq cent quarante-six templiers internés à Paris étaient défenseurs de l’ordre. La commission, pour obtenir d’eux une constitution de procureurs, envoya ses notaires, à partir du 31 mars, dans chacune des maisons où ils étaient enfermés : chez Guillaume de La Huche, rue du Marché-Palu, au Temple, au palais du comte de Savoie, à l’abbaye de Sainte-Geneviève, à l’abbaye de Saint Magloire, etc. Tous les prisonniers, au rapport des notaires, affirmèrent de nouveau l’innocence de leur ordre. Plusieurs remirent de longues suppliques, personnelles, collectives. Frère Élie Aimeri confia aux scribes de la commission, en les priant de corriger ses barbarismes, une homélie qui commence ainsi : « O Marie, étoile de la mer, conduis-nous au port du salut... », morceaux de bréviaire et de litanies qui, aux heures d’angoisse, étaient remontés à la surface de la mémoire du pauvre homme. La cédule présentée par Jean de Monréal aux commissaires, le 3 avril, au nom d’un grand nombre de ses frères, est un plaidoyer où les accusés manifestent leur désarroi par la plus bizarre accumulation d’arguments excellents et puérils : « Dans les églises du Temple, le plus grand autel était celui de Notre-Dame... Les templiers faisaient de très belles processions aux grandes fêtes... Notre sire le roi de France et d’autres rois ont eu des templiers comme trésoriers et comme aumôniers ; les auraient-ils choisis si le Temple avait été coupable ?... Les épines de la couronne du Sauveur, qui fleurissent le Vendredi Saint entre les mains des chapelains du Temple, ne fleuriraient pas si les frères étaient coupables... Il est mort plus de vingt mille frères pour la foi de Dieu outremer... Nous sommes prêts à combattre tous les adversaires du Temple, excepté les gens de N. S. le roi et de N. S. le pape... » Les procureurs élus, d’un commun accord, par les cinq cent quarante-six, résumèrent, le 7 avril, devant la commission, toutes ces cédules partielles dans leur grande adresse inaugurale, qui est un beau morceau d’éloquence, simple, vigoureux et logique.

LE GUET-APENS DE MAI 1310.

Les affaires des templiers semblaient donc en bonne voie, vers le printemps de 1310. L’ordre avait trouvé à Paris une légion de défenseurs, représentés par des procureurs réguliers. Pour ceux qui voulaient étouffer la vérité, il n’était que temps d’agir. Ils agirent, en effet : et ils n’avaient encore imaginé rien d’aussi scandaleux que l’expédient dont ils usèrent. Ils profitèrent de ce que les procès contre l’ordre et contre les personnes se poursuivaient parallèlement, et de ce que les juges du procès contre les personnes étaient, à Paris, à leur dévotion, pour effrayer mortellement les témoins du procès contre l’ordre. Le jugement des personnes, dans l’évêché de Paris, appartenait, en vertu des lettres du pape, au concile provincial, présidé par l’archevêque de Sens, métropolitain de Paris. Or, l’archevêque de Sens était le frère de l’un des principaux ministres du roi, Enguerrand de Marigny. Il assembla à Paris le concile de sa province. Ce tribunal d’inquisition avait le droit de condamner sans entendre les accusés et de faire exécuter ses arrêts du jour au lendemain. Les procureurs des prisonniers comprirent la terrible menace impliquée dans la brusque convocation de cette assemblée. Ils la signalèrent, dès le 10 mai, à la commission pontificale. Mais le président de ladite commission, l’archevêque de Narbonne, se retira dès qu’ils eurent dénoncé l’attentat projeté, disant « qu’il avait à entendre ou à célébrer la messe ». Les autres commissaires ne surent que répondre : « Nous vous plaignons de tout notre cœur ; mais l’archevêque de Sens agit régulièrement contre les personnes ; nous ne pouvons rien. » Le 12, ils essayèrent timidement d’arrêter le bras suspendu du concile provincial par un message très raisonnable, très modéré ; mais, comme ils l’avaient prévu, leur intervention fut inutile. Ce jour-là même, cinquante-quatre templiers qui, après avoir fait des aveux, s’étaient offerts à défendre l’ordre, furent condamnés comme relaps par l’archevêque de Sens et ses suffragants, empilés dans des charrettes, et brûlés publiquement entre le bois de Vincennes et le Moulin-à-Vent de Paris, hors de la porte Saint-Antoine. « Ils souffrirent, dit un chroniqueur contemporain, avec une constance qui mit leurs âmes en grand péril de damnation, car elle induisit le peuple ignorant à les considérer comme innocents. »

C’en était fait ; il n’était plus possible d’entretenir la moindre illusion sur la liberté de la défense. Deux des procureurs élus, sur quatre, avaient disparu. La commission n’en reprit pas moins, le 13, l’ironique comédie de ses séances dans la chapelle Saint Éloi. Mais quelque chose était changé depuis la veille. L’apparition du premier témoin qu’on introduisit fut émouvante. C’était un chevalier du diocèse de Langres, Aimeri de Villiers le Duc, âgé d’une cinquantaine d’années, templier depuis vingt-huit ans. Comme on lui lisait les actes d’accusation, il interrompit, « pâle et comme terrifié », protestant que, s’il mentait, il voulait aller droit en enfer par mort subite, se frappant la poitrine de ses poings, levant les bras vers l’autel, les genoux en terre. « J’ai avoué, dit-il, quelques articles à cause de tortures que m’ont infligées Guillaume de Marcilli et Hugues de La Celle, chevaliers du roi, mais tout est faux. Hier, j’ai vu cinquante-quatre de mes frères, dans les fourgons, en route pour le bûcher, parce qu’ils n’ont pas voulu avouer nos prétendues erreurs ; j’ai pensé que je ne pourrais jamais résister à la terreur du feu. J’avouerais tout, je le sens ; j’avouerais que j’ai tué Dieu, si on voulait. » Et il supplia les commissaires et les notaires de ne pas répéter ce qu’il venait de dire à ses gardiens, de peur qu’il ne fût brûlé, lui aussi. Cette déposition tragique fit assez d’impression sur les gens du pape pour qu’ils se décidassent à surseoir provisoirement. Ils ne reprirent leurs opérations, désormais fictives, qu’après six mois d’interruption, et seulement pour la forme. Les témoins entendus à partir de décembre 1310’ furent tous des templiers réconciliés par les synodes provinciaux, c’est-à-dire soumis, qui comparurent « sans manteau et barbe rase ». Quand l’enquête fut enfin close, on l’expédia en deux exemplaires pour servir à l’édification des pères du prochain concile de Vienne. Elle remplit deux cent dix-neuf feuillets d’une écriture compacte.

PRÉLIMINAIRES DU CONCILE DE VIENNE.

Le concile de Vienne, prorogé à plusieurs reprises, avait été fixé en dernier lieu au mois d’octobre 1311. Clément V employa les mois qui précédèrent ce terme à réunir, contre ceux qu’il avait condamnés d’avance, un immense arsenal de preuves. Il savait qu’on disait couramment en Occident : « Les templiers ont nié partout, excepté ceux qui ont été sous la poigne du roi de France ». Il fallait couper court à ces rumeurs ; c’est pour cela qu’il rédigea alors des bulles pour exhorter les rois d’Angleterre et d’Aragon à employer la torture, malgré les coutumes locales de leurs royaumes, qui interdisaient cette procédure. Des ordres de torture furent expédiés aussi, au dernier moment, en Chypre et en Portugal. Il y eut encore, à cette occasion, des effusions de sang martyr. Nous avons la relation des supplices infligés en août et septembre 1311, par l’évêque de Nîmes et l’archevêque de Pise ; ces prélats n’envoyèrent, du reste, au pape, que les dépositions agréables ; ils passèrent sous silence les témoignages des obstinés.

 

V. L’ORDRE AU CONCILE DE VIENNE

Guillaume le Maire, évêque d’Angers, convoqué au concile œcuménique de Vienne, comme tous les prélats de la Chrétienté, rédigea son « avis » par écrit, en ces termes : « Il y a, dit l’évêque, deux opinions au sujet des templiers ; les uns veulent détruire l’ordre sans tarder, à cause du scandale qu’il a suscité dans la Chrétienté et à cause des deux mille témoins qui ont attesté ses erreurs ; les autres disent qu’il faut permettre à l’ordre de présenter sa défense, parce qu’il est mauvais de couper un membre si noble de l’Eglise sans discussion préalable. Eh bien, je crois, pour ma part, que notre seigneur le pape, usant de sa pleine puissance, doit supprimer ex officio un ordre qui, autant qu’il a pu, a mis le nom chrétien en mauvaise odeur auprès des incrédules et qui a fait chanceler des fidèles dans la stabilité de leur foi. »

Guillaume Le Maire avait son siège fait. Mais supposé qu’un évêque, moins zélé royaliste, eût voulu s’éclairer sincèrement au moment de l’ouverture du procès, voici comment la question de la culpabilité du Temple se serait posée à sa conscience.

L’ordre du Temple était accusé d’être tout entier corrompu par des superstitions impies. D’après les formulaires d’enquête pontificaux, qui contiennent jusqu’à cent vingt-sept rubriques, il était notamment inculpé d’imposer à ses néophytes, lors de leur réception, des insultes variées au crucifix, des baisers obscènes, et d’autoriser la sodomie. Les prêtres, en célébrant la messe, auraient omis volontairement de consacrer les hosties ; ils n’auraient pas cru à l’efficacité des sacrements. Enfin les templiers auraient été adonnés à l’adoration d’une idole (en forme de tête humaine) ou d’un chat ; ils auraient porté nuit et jour, sur leurs chemises, des cordelettes enchantées par le contact de cette idole. Telles étaient les accusations majeures. Il y en avait d’autres : le grand-maître et les autres officiers de l’ordre, quoiqu’ils ne fussent pas prêtres, se seraient cru le droit d’absoudre les frères de leurs péchés ;[5] les biens étaient mal acquis, les aumônes mal faites. Le réquisitoire représentait tous ces crimes comme commandés par une Règle secrète.

TOUTE LA PREUVE REPOSE SUR DES TÉMOIGNAGES ORAUX.

Il va de soi que les officiers de Philippe le Bel pratiquèrent dans tous les « Temples » de France de sévères perquisitions, en vue d’y découvrir des objets compromettants, à savoir : 1° des exemplaires de la Règle secrète ; 2° des idoles ; 3° des livres hérétiques. Ils ne trouvèrent (nous avons des inventaires) que quelques ouvrages de piété et des livres de comptes ; çà et là, des exemplaires de la règle irréprochable de saint Bernard. A Paris, Guillaume Pidoye, administrateur des biens séquestrés, présenta aux commissaires de l’Inquisition « une tête de femme en argent doré, qui renfermait des fragments de crâne enveloppés dans un linge ». C’était un de ces reliquaires comme il y en a dans la plupart des trésors ecclésiastiques du XIIIe siècle ; il était exposé, sans doute, les jours de fête, à la vénération des templiers, et il n’est pas impossible que des chevaliers aient déposé dessus, pour les sanctifier, les cordelettes ou scapulaires dont la règle primitive leur imposait de se ceindre, en signe de chasteté ; mais il n’y a pas là d’idole ni d’idolâtrie, puisque les fidèles qui font toucher, encore aujourd’hui, des chapelets aux reliques ne passent point pour des idolâtres.

L’enquête ne produisit donc contre l’ordre aucun document matériel, aucun « témoin muet[6] ». Toute la preuve repose sur des témoignages oraux.

Mais les dépositions à charge, si nombreuses qu’elles soient, perdent toute valeur si l’on considère qu’elles ont été arrachées par la procédure inquisitoriale. Le mot d’Aimeri de Villiers le Duc est décisif : « J’avouerais que j’ai tué Dieu. » Il ne reste donc qu’à examiner les faits allégués, au point de vue du bon sens.

Si les templiers avaient réellement pratiqué les rites et les superstitions qui leur sont attribués, Ils auraient été des sectaires ; et alors il se serait trouvé parmi eux, comme dans toutes les communautés hétérodoxes, des enthousiastes pour affirmer leur foi en demandant à participer aux joies mystiques de la persécution. Or, pas un templier, au cours du procès, ne s’est obstiné dans les erreurs de sa prétendue secte. Tous ceux qui ont avoué le reniement et l’idolâtrie se sont fait absoudre. Chose surprenante, la doctrine hérétique du Temple n’aurait pas eu un martyr ! Car les centaines de chevaliers et de frères sergents qui sont morts dans les affres de la prison, entre les mains des tortionnaires, ou sur le bûcher, ne se sont pas sacrifiés pour des croyances ; ils ont mieux aimé mourir que d’avouer, ou, après avoir avoué par force, que de persister dans leurs confessions. On a supposé que les templiers étaient des cathares ; mais les cathares, comme les anciens montanistes d’Asie, avaient la passion du supplice ; au temps même de Clément V, les « dolcinistes » d’Italie se sentaient fortifiés miraculeusement par la proclamation répétée et frénétique de leurs doctrines. Chez les templiers, pas de joie sacrée, pas de triomphe en présence du bourreau. C’est pour une négation qu’ils ont tout enduré. Si les templiers s’étaient réellement livrés aux excès, non seulement monstrueux, mais stupides, qui leur furent reprochés, tous, interrogés l’un après l’autre, et forcés de confesser, auraient décrit ces excès de la même manière. D’accord entre eux quand ils parlent des cérémonies légitimes de l’ordre, ils varient grandement, au contraire, sur la définition des prétendus rituels blasphématoires. Michelet, qui croyait aux désordres du Temple, a très bien observé « que les dénégations sont identiques, tandis que les aveux sont tous variés de circonstances spéciales » ; il en tire la conclusion « que les dénégations étaient convenues d’avance et que les différences des aveux leur donnent un caractère particulier de véracité ». Mais quoi ? Si les templiers étaient innocents, leurs réponses aux mêmes chefs imaginaires d’accusation ne pouvaient pas ne pas être identiques ; s’ils étaient coupables, leurs aveux auraient dû être pareillement identiques.

L’invraisemblance des charges, la férocité des procédés d’enquête, le caractère contradictoire des aveux étaient sûrement de nature à inquiéter des juges, même des juges de ce temps-là. Et quels cœurs auraient résisté à la comparution des suppliciés de l’enquête, à l’exhibition de leurs plaies, à leurs protestations d’amour pour l’Église persécutrice, à ces accents douloureux dont l’écho, recueilli par les notaires de la grande commission, émeut et persuade encore ! Ceux qui avaient leurs raisons pour que la lumière ne se fît pas devaient chercher, par tous les moyens, à supprimer, jusqu’au bout, les débats publics. Le bâillon qui fut mis, en effet, sur la bouche des derniers défenseurs de l’ordre au concile de Vienne, réuni pour les entendre, est encore un argument en faveur des templiers.

L’histoire du concile de Vienne est mal connue. Mais on devine des intrigues du roi de France pour forcer la main du pape, du pape pour escamoter la sentence du concile. Clément V était disposé à en finir ; il disait, au rapport d’Alberico da Rosate : « Si l’ordre ne peut pas être détruit per viam justitiae, qu’il le soit per viam expedientiae, pour que notre cher fils le roi de France ne soit pas scandalisé. » Mais il ne se sentait pas maître des trois cents pères assemblés : il n’était sûr que des évêques français ; ceux d’Allemagne, d’Aragon, de Castille et d’Italie, qui avaient presque tous acquitté les templiers de leurs circonscriptions diocésaines, inclinaient à instituer une discussion en règle. Pour comble d’embarras, neuf chevaliers du Temple parurent inopinément dans Vienne, comme représentants des templiers fugitifs qui erraient dans les montagnes du Lyonnais ; ils venaient « défendre » l’ordre. Il fallut que Clément fît enfermer, sans les écouter, ces malencontreux défenseurs : ce qui revenait à supprimer une seconde fois la défense, en violation du droit. Des prélats étrangers s’indignèrent. On comprit alors autour de Philippe le Bel qu’il y avait lieu de sortir l’ultima ratio de la force. De Lyon, d’où il surveillait le concile, et où il avait convoqué une nouvelle assemblée des prélats, nobles et communautés du royaume « pour la défense de la foi catholique », le roi se rendit à Vienne (mars 1312) avec une armée. Il s’assit à côté du pape. Celui-ci, raffermi, s’empressa de faire lire, devant les pères, une bulle qu’il avait élaborée d’accord avec les conseillers royaux. C’est la bulle Vox in excelso, du 3 avril 1312 : le pape avoue qu’il n’existe point contre l’ordre de quoi justifier une condamnation canonique ; mais il considère que l’ordre n’en est pas moins déshonoré, qu’il est odieux au roi dé France, que personne n’a « voulu » prendre sa défense, que ses biens sont et seraient de plus en plus dilapidés au grand dommage de la Terre Sainte pendant la durée d’un procès dont on ne saurait prévoir la fin ; de là, la nécessité d’une solution provisoire. Il supprime donc l’ordre du Temple, non par voie de « sentence définitive », mais par voie de provision ou de règlement apostolique, « avec l’approbation du Saint Concile ». Ainsi périt l’ordre du Temple, supprimé, non condamné, égorgé sans résistance.

Les templiers de France n’ont pas eu la moindre velléité de se servir de leurs armes. N’est-ce pas une preuve de plus de la soumission de ces hommes que des modernes, afin d’excuser à toute force un criant déni de justice, ont gratuitement accusés d’avoir formé un État dans l’État et d’avoir mis en péril l’unité de la monarchie française ?

 

VI. ÉPILOGUE DE L’AFFAIRE

La bulle Vox in excelso laissa en suspens deux questions difficiles : le sort des templiers prisonniers, le sort des biens du Temple supprimé.

LA CURÉE DES BIENS DU TEMPLE.

La curée des biens du Temple avait commencé pendant le procès, en dépit de la vigilance des administrateurs. L’appétit des princes avait été aiguisé par cette affaire au point que quelques-uns songèrent à faire partager le sort des templiers aux hospitaliers et aux chevaliers Porte-Glaive. L’ordre teutonique fut accusé d’hérésie en 1307 par l’archevêque de Riga. C’est déjà l’avidité spoliatrice des princes protecteurs de la Réforme. Après le concile de Vienne, on procéda au dépècement méthodique de la proie. En théorie, toutes les propriétés de l’ordre furent transférées au Saint-Siège, qui les remit aux hospitaliers, mais ce transfert fictif n’empêcha pas la Couronne de retenir la meilleure part. D’abord les dettes du roi envers l’ordre furent éteintes, car les canons défendaient de payer leur dû aux hérétiques. En outre, il avait saisi tout le numéraire accumulé dans les banques du Temple. Il alla plus loin lorsque les dépouilles des templiers eurent été officiellement attribuées à l’Hôpital : il prétendit que ses anciens comptes avec le Temple n’ayant pas été réglés, il restait créancier de l’ordre pour des sommes considérables, dont il était d’ailleurs hors d’état, de spécifier le montant. Les hospitaliers, substitués aux droits et aux charges du Temple, furent obligés de consentir, pour ce motif, à une transaction : ils payèrent deux cent mille livres tournois, le 21 mars 1313 ; et ce sacrifice ne les délivra même pas des réclamations de la Couronne, car ils plaidaient encore, à ce sujet, au temps de Philippe le Long. Quant aux biens immobiliers, Philippe le Bel en perçut paisiblement les revenus jusqu’à sa mort, et plus tard les hospitaliers, pour en obtenir la délivrance, durent indemniser la Couronne de ce qu’elle avait déboursé pour l’entretien des templiers emprisonnés de 1307 à 1312 : frais de geôle et de torture. Il paraît avéré, en résumé, que les hospitaliers furent plutôt appauvris qu’enrichis par le cadeau fait à leur ordre.

SUPPLICE DU GRAND-MAÎTRE.

Restaient les prisonniers. On relâcha ceux qui voulurent passer par l’humiliation des aveux. Parmi ces libérés, les uns vagabondèrent, d’autres essayèrent de gagner leur vie par des travaux manuels ; quelques-uns entrèrent dans des couvents, et quelques-uns, dégoûtés du métier, se marièrent. Les impénitents et les relaps furent frappés des châtiments de la loi inquisitoriale. Les plus célèbres de ces relaps de la dernière heure furent deux des hauts dignitaires que le pape avait réservés à son jugement personnel : le grand-maître Jacques de Molay et le précepteur de Normandie, Geoffroi de Charnai. C’est seulement en décembre 1313 que Clément V appointa trois cardinaux pour examiner ces grands chefs, qui naguère, pour se sauver eux-mêmes, avaient abandonné leurs frères. Le 18 mars 1314, ils furent amenés au portail de Notre-Dame pour écouter leur sentence ; à savoir le « mur », la détention à perpétuité. Molay et Charnai avaient été soutenus jusque-là par l’assurance d’une délivrance prochaine, plusieurs fois promise : ils étaient en prison depuis sept ans ; ils refusèrent d’y rentrer désespérés : « Nous ne sommes pas coupables, dirent-ils, des choses dont on nous accuse, mais nous sommes coupables d’avoir bassement trahi l’ordre pour sauver nos vies. L’ordre est pur, il est saint ; les accusations sont absurdes, les confessions menteuses. » Comme la foule remuait, les cardinaux livrèrent sans délai au prévôt de Paris ces deux confesseurs tardifs de la vérité ; le roi fut prévenu, et, le soir du même jour, un échafaud se dressa, dans l’île des Juifs, en face du quai des Augustins. Ils moururent avec un courage qui frappa les assistants. Il était réservé à un écrivain du XIXe siècle de dire que leur intrépidité finale fut la marque de la forte prise que le démon avait sur eux.

LE PROCÈS ET L’OPINION PUBLIQUE.

Les plus intelligents des contemporains de Philippe le Bel n’ont pas cru à la culpabilité des templiers ; ils ont été, à cet égard, moins crédules que la postérité ne le fut longtemps, quoiqu’ils aient eu moins de moyens de se faire une opinion. Les grossières invraisemblances de la fable imaginée par Nogaret ont suffi pour les avertir. Aucun chroniqueur italien ne fut dupe : ni Villani, ni Dino Compagni, ni Boccace (dont le père était à Paris à l’époque du procès), ni l’auteur des Storie Pistolesi, ni Dante. Tous ont goûté l’ironie d’une aventure où périrent comme hérétiques les plus fidèles serviteurs de la Cour romaine, les défenseurs les plus obstinés de la foi. Les écrivains français sont, naturellement, plus prudents ; ils n’osent pas s’inscrire en faux contre le pape et le roi, mais on voit bien ce qu’ils en pensent :

Bien gaaingnié l’avoient celz,

Se voirs estoit qu’en disoit d’elz...

Plusieurs, ou monde condampnez

Sont lassus au ciel couronnez,

Et les aime Diex et tient chiers.

Mais ça aval, en ceste Eglise,

Nous convient trestouz la devise

Tenir du pape et l’ordinance...

L’en puet bien decevoir l’Eglise ;

Mes l’en ne puet en nule guise

Diex décevoir ; je n’en dis plus.

Qui voudra die le surplus.

Le bûcher du 18 mars flamboya d’un éclat sinistre dans l’imagination populaire. Comme les temps étaient durs, on crut que la colère de Dieu s’appesantissait pour venger le sang innocent. Comme Clément V succomba, un mois après l’exécution de Molay, à une maladie affreuse ; comme Philippe le Bel, à son tour, disparut six mois plus tard, la légende se forma que Molay supplicié avait ajourné le pape et le roi au tribunal de Dieu. Guillaume de Nogaret mourut aussi vers ce temps-là avant Clément, avant Philippe.

 

 

 



[1] La biographie de Clément V par E. Renan dans V Histoire littéraire (t. XXVIII, 1881) a été écrite avant la publication des registres de Clément V (Regestun Clementis papae V". 1880-1890, 7 vol.). Un livre sur les relations de la France et du Saint-Siège pendant le pontificat de Clément V, symétrique à celui de M. Digard sur les relations de la France et du Saint-Siège pendant le pontificat de Boniface Vin, reste à faire.

[2] Des centaines de volumes, de brochures et d’articles ont été publiés sur l’affaire des templiers qui, pendant des siècles, a été obscure et qui est, maintenant, très claire : on trouvera des renseignements bibliographiques dans la Revue historique (mai 1889), dans V Archivio storico italiano (1895, p. 225 et suiv.) et dans livre de J. Gmelin, Schuld oder Unschuld des Templerordens, 1893. Les principaux textes ont été publiés par J. Michelet, Procès des Templiers, dans la « Collection de documents inédits sur l’histoire de France », 1841-1851.

Parmi les écrivains qui ont étudié l’histoire de la destruction de l’ordre du Temple les uns croient, les autres ne croient pas à la culpabilité de l’ordre. En présence de ces contradictions. Napoléon Ier disait qu’on ne saurait jamais rien.

Les apologistes catholiques se sont crus longtemps obligés de condamner l’ordre, pour réhabiliter la mémoire du pape qui le condamna : « n ne faut pas, dit l’un deux, que le Procès des Templiers serve de thème aux déclamations des incrédules contre le Saint-Siège. » Les apologistes de la monarchie absolue, toujours prêts à justifier per fas et nefas les actes de l’autorité, ont été dans les mêmes sentiments : pour les historiens comme Dupuy, les templiers étaient coupables, car le gouvernement de Philippe le Bel n’a pas pu commettre un crime. Des sectes mystiques, hétérodoxes, comme les francs-maçons et les rose-croix, ont glorifié les chevaliers du Temple d’une partie des crimes dont Philippe et Clément les ont chargés, afin de se rattacher à une tige ancienne ; elles ont voulu voir de la profondeur dans le symbolisme inepte que les accusateurs du Temple ont décrit. Enfin, des penseurs indépendants comme Wilcke, Hammer-Purgstall, Michelet, H. Martin, Loiseleur et Prutz, faute d’avoir correctement interprété les textes, ou parce qu’ils étaient bien aises de déclamer contre « les vices des moines», ont fait chorus avec les partisans de l’infaillibilité papale et avec ceux de l’infaillibilité monarchique. De bonne heure, quelques hommes ont vu clair dans cette affaire extraordinaire. D’abord, beaucoup de contemporains des événements n’ont pas été dupes. Dans les temps modernes. Le Jeune, Voltaire (dans l’Essai sur les mœurs), Raynouard, Soldau, Havemann, Schottmiiller, Lavocat, ont eu l’intuition de la vérité. La lumière a été définitivement faite par H. C. Lea (au t. III de son History of the Inquisition of the Middle Ages, 1888), dont J. Gmelin, dans son ouvrage cité, a repris la démonstration. Voir aussi Revue des Deux Mondes, janvier 1891, pp. 382 et suiv.

[3] Autre version, également peu digne de foi, dans les Gestes des Chiprois (Genève, 1887), p. 329 : Jacques de Molay aurait révoqué le trésorier du Temple de Paris, trop complaisant pour Philippe le Bel, et aurait répondu « autrement qu’il ne devait à la prière de tel homme comme est le roi ».

[4] Molay parlait devant des évêques

[5] Ce grief qui ne figure pas parmi ceux dont l’inquisiteur Guillaume de Paris communiqua la liste à ses subordonnés en 1307, mais qui est formulé dans la bulle Faciens misericordiam du 12 août 1308, a été examiné par H. C. Lea, The absolution formula of the Templars (dans les publications de l’American Church History Society, 1893). C’était une pratique traditionnelle en vigueur, au su de tout le monde, chez les Templiers et chez les chevaliers teutoniques, dont les canonistes discutaient depuis longtemps la valeur, et qui n’avait jamais été, jusque-là, expressément condamnée.

[6] Des bas-reliefs, couverts de figures obscènes et d’inscriptions arabes, ont été découverts de nos jours, quelques-uns dans le voisinage d’anciennes commanderies du Temple. E. Pfeiffer croit que ces monuments, après avoir appartenu à des sectes arabes qui continuaient les traditions gnostiques, ont été importés d’Orient en France par des croisés, peut-être des templiers. Mais les soi-disant inscriptions arabes du coffret d’Essarois, le plus connu de ces monuments, ont été fabriquées certainement par les gens qui savaient très mal l’arabe. D’après S. Reinach, ce sont des faux. A quelle époque ces faux ont-ils été commis ? Au xiiie siècle, ou de nos jours ? Pourquoi ont-ils été commis ? Est-ce pour faire croire à l’existence d’un culte secret, à tendances orgiastiques, ou bien est-ce pour donner un aspect oriental à des objets réellement destinés aux fidèles d’un culte de cette espèce ? On ne le sait pas