Texte mis en page par Marc Szwajcer
L’ÉPISODE capital de la fin du XIIIe et des premières
années du XIVe siècle est ce tragique « différend » entre Philippe et
Boniface qui mit l’Église de Rome à la merci du roi de France. C’est grâce à leur union avec les Capétiens que les papes du XIIIe siècle avaient pu achever la théorie de l’autorité suprême du Saint-Siège sur les Églises nationales, notamment sur l’Église de France, et lutter avec succès contre leurs adversaires en Italie. Depuis Innocent III, la Curie romaine avait constamment ménagé les rois de France qui, de leur côté, n’avaient pas discuté à fond ses prétentions théoriques. Mais il y avait péril certain pour le Saint-Siège si un pape, oubliant les conditions de sa fragile omnipotence, portait avec éclat sur le terrain des principes la question de sa suprématie, que l’on avait, jusque-là, sous-entendue d’un commun accord. Il s’exposait à se voir contester des droits dont l’exercice avait été permis à ses prédécesseurs et à déchaîner la réaction, qui s’annonçait partout,[2] contre l’hégémonie politique et financière de Rome. C’est ce qui arriva au pape Boniface VIII dont l’orgueil transcendant attira la foudre, au temps de Philippe le Bel, sur l’établissement romain. I. PHILIPPE LE BEL ET LES PRÉDÉCESSEURS DE BONIFACE. AVÈNEMENT DE BONIFACEQuand Philippe le Bel devint roi, le pape était un Romain,
Honorius IV, fidèle à la politique conciliante de ses prédécesseurs et à l’alliance
française. En février 1288, frère Jérôme d’Ascoli, général des franciscains,
le remplaça, sous le nom de Nicolas IV. Nicolas accorda au roi de France, le
25 septembre 1288, une décime pour trois ans, à charge de prélever sur le
produit deux cent mille livres pour le Saint-Siège, et fortifia le parti
français dans le Sacré Collège en y faisant entrer le dominicain Hugues
Aicelin, frère de Gilles Aicelin, un des clercs du roi. En mars 1290, il
envoya à Paris deux légats que, dans ses lettres de créance, il appelle «
amis pacifiques et dévoués de la France », regni Franciae pacifici zelatores ; l’un
d’eux était Benoît Gaëtani, cardinal de Saint-Nicolas in carcere Tulliano,
le futur Boniface VIII, qui déjà, vingt-cinq ans auparavant, au moment où se
préparait l’expédition de Charles d’Anjou, avait accompagné en France le
cardinal de Sainte Cécile. BENOIT GAËTANI A PARIS.Benoît Gaëtani et son collègue étaient munis de pleins
pouvoirs pour hâter les négociations entre la France, l’Angleterre, l’Aragon
et l’Empire, en vue de la paix générale ; pour redresser les torts faits à
Chartres, à Poitiers et à Lyon, par les officiers du roi, à des personnes
ecclésiastiques ;[3]
et pour instituer une enquête sur les griefs des prélats contre l’autorité
royale. Une assemblée du clergé fut tenue, en effet, du 11 au 29 novembre, à
Sainte-Geneviève de Paris, sous la présidence de Benoît ; elle rédigea les
cahiers dont l’ordonnance royale de 1290 sur les privilèges de l’Eglise est
sortie. Mais le bruit s’était répandu que le principal objet de la mission
des légats était de révoquer solennellement la bulle de Martin IV, Ad fructus
uberes, qui, depuis neuf ans, soulevait dans l’université de Paris
et dans tout le monde clérical des protestations passionnées. La bulle Ad fructus
uberes (du 13 décembre 1281) avait mis le comble à l’irritation du
clergé séculier, ou national, contre le clergé régulier, ou romain, en
accordant aux religieux des ordres mendiants le droit de confesser, de
prêcher et d’ensevelir sans l’autorisation des évêques. Sous Martin IV, à l’avènement
d’Honorius IV, à l’avènement de Nicolas IV, il y avait eu en France des
campagnes énergiques contre « la bulle », mais en vain. Les séculiers, réunis
à Sainte-Geneviève, en 1290, comptaient sur une satisfaction. Cependant, le
jour fixé pour la clôture de l’assemblée vint, et les légats n’avaient rien
dit. Alors Guillaume de Mâcon, évêque d’Amiens, qui naguère avait été à Rome
pour réclamer, au nom de l’Église de France, contre le privilège des religieux,
s’écria : « Sire Benoît, vous avez reçu du Saint-Siège le pouvoir de révoquer
le privilège ! » Benoît Gaëtani répondit ironiquement : « Evêques, mes
frères, je vous recommande sire Guillaume, votre procureur, ici présent. Il s’est
donné beaucoup de mal en Cour de Rome contre la bulle, et il n’est arrivé à
rien ; il veut se rattraper maintenant. Il est usé, vous le voyez, par les
soucis et la dépense. Mais je dois vous le dire : nous sommes venus, non pour
révoquer, mais pour confirmer le privilège contre lequel vous aboyez. Le seul
membre sain de l’Eglise, ce sont les frères des Ordres. » Puis il ajouta : «
Les maîtres de Paris se permettent d’interpréter un privilège du pape. Ils
supposent sans doute que la Cour de Rome l’a accordé sans délibérer mûrement.
Mais la Cour de Rome a des pieds de plomb, qu’ils le sachent. » Nicolas IV, qui se servait volontiers du cardinal Benoît, n’était pourtant pas d’humeur si âpre. Le roi lui ayant fait demander, en décembre 1291, une décime nouvelle, pour six ans, il enveloppa son refus dans toutes sortes de précautions, de protestations et d’excuses. Philippe eût insisté sans doute, mais la mort, en avril 1292, tira le pape d’embarras. LE « GRAND REFUS » DE CÉLESTIN V.On eut alors le déplorable spectacle d’une élection pontificale. Le Sacré Collège était divisé en deux factions, autour des Orsini et des Colonna. Pendant des mois, dans Rome brûlée de soleil et de fièvres, les partisans de ces deux familles s’agitèrent ; le sang coula. En octobre les cardinaux se retirèrent à Pérouse. Ils y élurent, dans l’été de un paysan des Abruzzes, Pierre, vieillard simple et borné, qui vivait dans un ermitage au sommet du Monte Majella, près de Sulmona, et qui passait pour un saint. Ce choix romanesque, qui excita l’enthousiasme des mystiques et l’étonnement des politiques, ne décida rien. Le pauvre ermite du Monte Majella, transformé en Célestin V, tomba sous la coupe de Charles II, le roi angevin des Deux-Siciles, qui lui fit nommer douze cardinaux nouveaux, dont sept français et trois napolitains, et qui, au lieu de l’escorter jusqu’à Rome, l’installa à Naples. Il eut le vertige ; sa dignité, dont il avait été tout à coup miraculeusement revêtu, lui fit horreur. On dit que Benoît Gaëtani (dont le rôle, à Rome, à Pérouse et à Naples, pendant les deux années qui suivirent la mort de Nicolas IV, fut sans doute aussi actif qu’il est obscur) ne négligea rien pour l’en dégoûter.[4] En décembre, Célestin V abdiqua, de gré ou de force, et, quelques jours après, le cardinal Benoît fut élu à sa place. Il prit le nom de Boniface VIII. BONIFACE VIII.Le nouveau pape, originaire d’Anagni, avait été chanoine de Todi, avocat consistorial, puis notaire apostolique. Par sa mère, de la famille des Conti, il était neveu d’Alexandre IV. Il avait été nourri dans la Curie, et mêlé toute sa vie aux grandes affaires profanes du Saint-Siège. Il s’y était enrichi ; sur ses économies, il avait acquis, dans le pays des Volsques, autour des terres patrimoniales de sa famille, le grand domaine de Selvamolle. L’âge n’avait pas atténué la violence de son caractère, qui lui faisait tenir souvent, sans souci du qu’en dira-t-on, des propos outrés et hardis. Il est tout à fait improbable qu’il ait été le matérialiste, le blasphémateur, le contempteur des croyances et des vertus communes que ses ennemis l’ont accusé d’être. Mais il n’avait ni modestie, ni modération, ni sang-froid. Plusieurs personnes qui l’ont connu disent qu’il passait parfois des heures entières tout seul, et qu’on entendait à travers les murs ses monologues passionnés. Le poète franciscain Jacopone de Todi, le « jongleur de Dieu », qui, comme tous les idéalistes de son Ordre, ne s’est jamais consolé du « grand refus » de Célestin, a dit de Boniface VIII qu’il se délectait dans le scandale ainsi que la salamandre dans le feu. C’était un homme d’action, impérieux, positif, qui méprisait également les raisonneurs et les mystiques. Il mena avec la plus grande énergie l’affaire de la suppression de son prédécesseur, au risque d’effaroucher les bonnes âmes. L’ermite du Monte Majella, qui s’était enfui en Pouille, d’où il avait essayé de passer en Grèce, ayant été pris et livré par un officier de Charles II, fut enfermé dans un château de Campanie, où il mourut au printemps de 1296. Boniface se fit sacrer dans la basilique de Saint-Pierre avec une pompe inusitée, entouré des représentants de la noblesse romaine, Orsini et Colonna. Aucun prince ne protesta contre ces événements jusqu’alors inouïs : l’abdication d’un pape dont le seul crime était d’être un saint, l’intronisation fastueuse d’un pape qui tenait son prédécesseur en prison et qui annulait tous ses actes. Philippe le Bel et les Colonna ne contestèrent la légitimité des pouvoirs de Boniface qu’après plusieurs années d’obédience, quand ils se brouillèrent avec lui. II. LE PREMIER DIFFÉREND ENTRE PHILIPPE ET BONIFACELe premier différend entre Philippe et Boniface n’a guère duré qu’un an. La victoire du roi sur le pape fut prompte et décisive. Les impôts extraordinaires sur le clergé de France, ou décimes, que les papes avaient accordés à Philippe III et à Philippe IV, étaient, en principe, destinés à subvenir aux frais de la croisade — de la croisade contre l’Aragon, c’est-à-dire aux frais d’une guerre contre un royaume voisin. Les rois avaient pris, ainsi, l’habitude de compter, pour leurs dépenses de guerre, sur l’impôt ecclésiastique. LA DéCRÉTALE « CLERICIS LAÏCOS ».Or, la paix fut rétablie, au congrès d’Anagni, en 1295,
entre la France et l’Aragon ; mais la guerre commença, dès 1294, entre la
France et l’Angleterre. Les subsides du clergé, dont il avait disposé contre
l’Aragon, le gouvernement royal voulut les avoir contre l’Angleterre. Des
synodes provinciaux, convoqués par ses ordres, votèrent une décime, pour deux
ans, à partir de la Toussaint 1294. Ils la votèrent, mais non sans qu’une
minorité récalcitrante protestât à Rome, la majorité, en certaines provinces
— à Aurillac, par exemple —, réserva l’assentiment du pape, salvo in his domini
nostri summi pontifiais beneplacito voluntario, « à moins que les
besoins du royaume fussent si urgents qu’on ne pût l’attendre sans grand
péril ». En 1296, nouveau vote, par une assemblée de prélats, d’une
imposition sur les clercs,
nouvelles récriminations. Les plaintes que, à cette occasion, l’ordre
de Cîteaux fit entendre au pape sont emphatiques : le roi y est comparé à
Pharaon, les évêques serviles qui consentent les taxes sur un signe de gens
du roi aux « chiens muets » de l’Écriture. En pareil cas, vingt-huit ans
auparavant, Clément IV s’était contenté de rabrouer les plaignants. Boniface,
lui, lança la célèbre décrétale qui ouvrit les hostilités. La décrétale Clericis laicos du 24 février 1296
défend, en termes généraux, sous peine d’excommunication, à tous les princes
séculiers, d’exiger ou de recevoir des subsides extraordinaires (collectae,
talliae)
du clergé, et au clergé d’en payer, sans l’autorisation du siège apostolique.
Cette doctrine n’était pas nouvelle : c’est celle du concile de Latran (au
temps de Philippe Auguste) et du canoniste Guillaume Durand dans son Speculum juris
; l’affirmation même de l’hostilité traditionnelle entre les clercs et les
laïques, qui se lit au commencement de la pièce du 24 février 1296 : Clericis
laïcos infestos oppido tradit antiquitas, est empruntée au Décret
de Gratien. Mais Boniface affichait avec une raideur inusitée des prétentions
qui n’avaient reçu jusque-là que des adhésions tacites. Ni Philippe ni Edouard d’Angleterre, également visés par
la décrétale Clericis laicos, n’acquiescèrent. En France, une assemblée du clergé fut convoquée pour
délibérer sur la bulle, qui délégua les évêques de Nevers et de Béziers à
Rome.[5] D’autre part, une
ordonnance royale du 17 août interdit l’exportation de l’or et de l’argent
hors du royaume, et, par contrecoup, les recettes que les banquiers italiens
faisaient en France pour le compte du pape et des cardinaux. A cette riposte, le pape ne s’attendait pas, car, avant d’avoir reçu les envoyés du clergé français et la nouvelle de l’ordonnance du 17 août, il avait écrit au roi plusieurs lettres très amicales, comme s’il ne pensait plus à la décrétale de février, telle était sa tournure d’esprit qu’il ne s’est jamais douté, semble-t-il, de l’impression que le ton tranchant de ses manifestes produisait au-delà des Alpes. LA LETTRE « INEFFABILIS AMOR ».Quand il fut averti, il rédigea, le 20 septembre, une
apostrophe très vive. C’est la bulle qui commence par : Ineffabilis amor.
L’ordonnance du 17
août y est qualifiée d’absurde, de tyrannique, d’insensée : « A-t-on voulu
atteindre le pape et les cardinaux, ses frères ? Quoi ! Porter des mains
téméraires sur ceux qui ne relèvent d’aucune puissance séculière ! » Le pape
rappelle au roi qu’il (le roi) a perdu le cœur de ses propres sujets, tandis
que lui, Boniface, a passé des nuits sans sommeil à cause de sa sollicitude
pour la France : « Regarde les rois des Romains, d’Angleterre, des Espagnes,
qui sont tes ennemis ; tu les as attaqués, offensés. Malheureux ! N’oublie
pas que, sans l’appui de l’Eglise, tu ne pourrais leur résister. Que t’arriverait-il
si, ayant gravement offensé le Saint-Siège, tu en faisais l’allié de tes
ennemis, et ton principal adversaire ? » Procédant ensuite à l’interprétation
de la constitution Clericis laicos, dénaturée, dit-il, par l’insolence
des conseillers du roi, il s’explique en ces termes : « Nous n’avons pas
déclaré, mon cher fils, que les clercs de ton royaume ne pourraient point t’accorder
à l’avenir des subsides pécuniaires pour la défense de ton royaume, pro defensione
regni tui, mais seulement, à cause des excès commis par tes officiers,
que pareilles levées ne pourraient être faites sans notre permission. Je sais
qu’il y a autour de toi des malveillants qui insinuent : « Les prélats ne
vont plus pouvoir servir le roi de leurs fiefs ; ils ne pourront plus lui donner
même une coupe, même un cheval. » C’est faux ! Nous l’avons maintes fois
expliqué de vive voix à tes familiers. » Boniface termine en priant le roi d’entendre
l’évêque de Viviers, son légat, qui expliquera oralement, en détail, la
pensée pontificale. On ne saura jamais ce qu’expliqua l’évêque de Viviers, ni
ce qui s’était dit dans les conversations que Boniface avait eues, à Rome,
avec les familiers du roi. Mais l’indignation qu’excita, en Cour de France,
la lettre Ineffabilis, s’exprima dans plusieurs pamphlets anonymes de l’année
1296, qui sont les premiers spécimens de la littérature antipapiste du règne
de Philippe le Bel. Le plus intéressant peut-être est le Dialogue entre un
clerc et un chevalier, où le principe de l’impôt royal sur les biens ecclésiastiques,
« pour la défense du royaume », est nettement posé et justifié par des
arguments très forts : « La franchise ecclésiastique, accordée par les
constitutions des princes, peut être révoquée ou suspendue par les princes
dans l’intérêt public. Et que l’on ne dise pas que le droit de révocation n’appartient
qu’à l’Empereur, non aux rois ; le roi de France a le droit de modifier la
législation impériale ; il est au-dessus des lois. » Le plus célèbre de ces
écrits, qui a été copié dans un registre du Trésor des chartes, commence
ainsi, sans adresse : Antequam essent clerici, rex Franciae habebat custodiam
regni sui. Il ne faut pas croire, comme on l’a cru autrefois, que
cette réponse à la lettre
Ineffabilis ait été envoyée au pape sous le sceau du roi de
France : c’est un projet de réponse qui ne fut pas, sans doute, expédié ;
mais cette pièce, d’un style grave et glacé, sans injures, n’en est pas moins
remarquable : « Avant qu’il y eût des clercs, dit tout d’abord l’anonyme —
qui se souvient des circulaires de Frédéric II[6] —, les rois de
France avaient déjà la garde de ce royaume et le droit de légiférer en vue de
sa sécurité. De là, l’ordonnance du mois d’août... Sainte Mère Église, épouse
du Christ, ne se compose pas seulement des clercs ; les laïques en font
partie aussi : ce n’est pas seulement pour les clercs que Christ est
ressuscité... Il faut que les clercs contribuent, comme tout le monde, à la
défense du royaume ; ils y ont autant d’intérêt que les laïques, car l’étranger,
s’il était vainqueur, ne les ménagerait pas davantage... N’est-il pas
étonnant que le vicaire de Jésus-Christ interdise de payer le tribut à César
et fulmine l’anathème contre le clergé, qui, membre utile de la société,
aide, dans la mesure de ses forces, le roi, le royaume et soi-même ? Donner
de l’argent aux jongleurs et à leurs amis selon la chair, dépenser excessivement
en robes, en chevauchées, en banquets et autres pompes séculières, sans s’occuper
des pauvres, cela est permis aux clercs. Mais si l’illicite leur est permis,
voilà que le licite leur est défendu. Quoi, les clercs se sont engraissés (incrassati,
impinguati et dilatati) des libéralités des princes, et ils ne les
aideraient point dans leurs nécessités ! Mais ce serait aider l’ennemi,
encourir l’accusation de lèse-majesté, trahir le défenseur de la chose
publique ! » Puis le roi, qui est censé parler ici, examine les observations
de Boniface au sujet de sa politique étrangère : il honore, dit-il, Dieu, l’Église
catholique, ses ministres, à l’exemple de ses ancêtres, mais il dédaigne les
menaces, car il est fort de son droit. L’Église lui doit, d’ailleurs, à lui
et à sa maison, plus qu’à personne ; elle aurait tort d’être ingrate... Telle
est l’attitude qu’un légiste de la Cour de France aurait voulu voir prendre
au roi, sinon celle que prit le roi.[7] Malgré cette explosion de colères, qu’il n’ignora pas sans
doute, c’est une chose surprenante au premier abord, mais certaine, que
Boniface, cette
fois, ne s’obstina point. On lit dans la bulle Romana Mater,
du 7 février 1297 : « Quand une personne ecclésiastique de ton royaume t’aura
volontairement accordé une contribution, nous t’autorisons à la percevoir, en
cas de nécessité pressante, sans recourir au Saint-Siège. » Boniface
rééditait encore dans ce document, au sujet de la prohibition du 17 août, qui
lui tenait fort à cœur, les reproches de la lettre Ineffabilis,
mais avec des tempéraments, des avances. Il avait fléchi, et, au cours de l’année
1297, sa chancellerie expédia bulles sur bulles qui donnent au roi de France
satisfaction complète. LA BULLE « ETSI DE STATU ».Le 1er février, les prélats de France, assemblés de
nouveau à Paris, avaient écrit en Cour de Rome que la récente trahison du
comte de Flandre, qui venait de s’allier avec le roi d’Angleterre, créait une
situation exceptionnelle : « Le roi et ses barons ont demandé aux prélats et
à tous ceux du royaume de contribuer à la défense commune. Au jugement de
plusieurs, la récente constitution (Clericis laicos) ne s’applique pas à
l’hypothèse d’une nécessité urgente. Le roi, notre seigneur, est animé d’un
tel respect pour l’Église romaine que, malgré tout ce qui a pu lui être
suggéré, il n’a rien laissé tenter contre ladite constitution, quoiqu’il sût
qu’en Angleterre et ailleurs on n’en a tenu nul compte. Nous vous prions de
nous accorder, d’urgence, la permission de fournir au roi la subvention qu’il
demande, car nous avons lieu de craindre que la détresse du royaume et, chez
quelques-uns, la mauvaise intention, ne poussent les laïques à piller les
biens des églises, si nous ne concourons pas avec eux à la défense commune. »
Le 28, le pape, protestant une fois de plus de sa sollicitude particulière
pour la France, accorda l’autorisation demandée. Le 7 mars, il ordonna à l’ordre
de Cîteaux de céder. Enfin, en juillet, il abdiqua tout à fait par des
lettres adressées au clergé, à la noblesse et au peuple de France, qui
abandonnent au roi : majeur, et, en cas de minorité, au Conseil royal, le
soin de décider souverainement quand il y aura « nécessité », et, par conséquent,
le droit de décider si, pour les levées de décimes consenties par les
prélats, le pape doit être consulté. La bulle Etsi de statu, du 31 juillet, contient la renonciation
formelle aux prétentions émises, pour la défense des biens ecclésiastiques contre
l’arbitraire des rois, dans la décrétale Clericis laicos. C’est le triomphe
complet des théories royalistes. Il est accompagné d’une pluie de faveurs
spirituelles et temporelles qui, de Rome, se répand à flots sur Philippe et
sur ses conseillers, si rudement stigmatisés naguère. Philippe obtient la
moitié des legs faits depuis dix ans pour le secours de la Terre Sainte, la
première année des revenus des bénéfices vacants, etc. Boniface, qui informe le roi de l’état
de sa santé et rappelle avec attendrissement le temps de son séjour à Paris,
prononce solennellement, au mois d’août, la canonisation de Saint Louis ; il
permet d’emprisonner d’office les clercs qui trahiraient « les secrets du
royaume de France, chercheraient à lui faire tort, et fomenteraient des
troubles » ; il délègue à l’archevêque de Narbonne et aux évêques de Dole et
d’Auxerre le pouvoir d’instituer, au nom du roi, un chanoine dans toutes les
églises cathédrales et collégiales de France. A « notre cher fils, noble
homme Pierre Flote, familier de notre très cher fils Philippe », il accorde,
« pour ses mérites », le droit lucratif de conférer des tabellionnages au nom
de l’autorité apostolique. LES FRANÇAIS EN COUR DE ROME.Le pape, battu en France, battu en Angleterre (où la
constitution Clericis laios n’eut pas plus de succès que sur le continent),
subit encore d’autres humiliations. A l’exemple de ses prédécesseurs,
arbitres désignés des querelles entre chrétiens, il s’était occupé de
rétablir la paix entre la France et l’Angleterre. Or Philippe n’accepta son
intervention que sous réserves. Le 20 avril 1297, à Creil, les cardinaux d’Albano
et de Préneste se présentèrent à la Cour de France : Boniface avait résolu de
contraindre les deux rois belligérants à conclure, sous ses auspices, une
trêve jusqu’à la Saint-Jean 1298. Philippe, avant d’autoriser les légats à
lire les lettres pontificales, fit déclarer expressément que « le
gouvernement du royaume appartenait au roi, et à lui seul ; qu’il n’y
connaissait point de supérieur ; qu’il n’était soumis à aucun homme vivant,
quant aux choses temporelles ». En juin 1298, les représentants du roi de
France n’acceptèrent l’arbitrage de Boniface qu’à la condition que ledit
Boniface agirait, en cette occurrence, non comme souverain pontife, mais comme
personne privée, comme « Benoît Gaëtani ». Pour comble, quoique les Français
ne le ménageassent nullement, Boniface leur a laissé prendre, pendant
plusieurs années, à partir de l’été de 1297, le haut du pavé à la Curie. Son
parti pris de leur complaire fut évident à cette époque. Les sentences
arbitrales qu’il prononça en 1298 sont très partiales en leur faveur : «
Sire, écrivait d’Italie, en février 1299, un envoyé du comte de Flandre, le
roi (de France) a si bien perverti la Cour qu’à peine y trouve-t-on quelqu’un
qui ose dire de lui ouvertement autre chose que louanges... » Cette extrême condescendance d’un pape si fier, cette entente cordiale, prolongées pendant plusieurs années après un échec éclatant, s’expliquent par les embarras financiers et politiques du Saint-Siège. Boniface était alors engagé à fond dans le guêpier des querelles italiennes. Il avait sur les bras deux guerres, deux « croisades », contre les Aragonais de Sicile et contre les Colonna. LES COLONNA.La famille des Colonna, puissante dans l’ancien pays des
Herniques, alliée aux Conti de la Campanie romaine, aux Annibaldi de la
Maritime, aux seigneurs des environs d’Anagni, d’Alatri et de Ferentino,
était représentée dans le Sacré Collège, à l’avènement de Boniface VIII, par
Jacques et Pierre Colonna, l’oncle et le neveu. Ces cardinaux, favoris de
Nicolas IV et de Célestin V, avaient, comme les Orsini, voté pour Benoît en
1294 : les Gaëtani étaient leurs clients. Mais Boniface fit savoir que toutes
les grâces accordées par Célestin seraient révisées, et il réserva ses
faveurs aux gens de Todi et d’Anagni, et à sa propre famille, qui fut
comblée, aux dépens des Colonna. Une vendetta s’ensuivit. Le 29 avril 1297, à
Rome, Pierre Gaëtani, le nouveau comte de Caserte, acheta, pour 17.000 florins,
une partie des domaines des Annibaldi dans la Maritime, que les Colonna
convoitaient. Le 2 mai, Etienne Colonna, frère du cardinal Pierre, se mit en
embuscade sur la Voie Appienne, s’empara du trésor pontifical, que l’on
amenait d’Anagni à Rome pour régler cet achat, et l’emporta dans le château
de Palestrina. Quelques jours après, Boniface harangua le peuple romain, assemblé
au parvis de Saint-Pierre, contre l’engeance des Colonna : « L’Église,
dit-il, a engraissé leur insolence. Quel attentat que le leur ! Atroce, très
atroce, en raison du lieu et de la personne. Le lieu, c’est aux portes de
Rome qu’Etienne Colonna a volé notre trésor. La personne, c’est au peuple
romain comme à nous que l’injure a été infligée. Violence a été faite au
pape. Qu’attendez-vous ? Dieu nous en est témoin, nous ne regrettons pas l’argent
volé, mais si nous poussons la patience, ou, pour mieux dire, la négligence
jusqu’à laisser un tel scandale impuni, qui hésiterait à nous dire : Vous
prétendez juger les rois et vous n’osez pas attaquer des vermisseaux ! » Il
rappela les crimes des deux cardinaux : « Pierre a été le chef des Gibelins
et des persécuteurs de l’Église ; c’est lui, nous le savons par les
confidences des prélats, des rois et des princes, et par ses lettres, qui a
poussé les Aragonais à la révolte contre l’Église. C’est le cardinal Jacques
qui a prolongé si longtemps la vacance du Saint-Siège à Pérouse, ce qui a été
cause de désordres et d’homicides sans nombre. Tous deux ont occupé et
soustrait à l’Église romaine des terres qui lui appartenaient. L’orgueil a
causé leur perte, comme celle des mauvais anges, et leur chute leur apprendra
que le pontife romain, dont le nom est connu par toute la terre, est, seul,
supérieur à tous. » De leur côté, les cardinaux Colonna rédigèrent un
manifeste, qu’ils datèrent du château de Longhezza : « Benoît Gaëtani,
disaient-ils, qui se prétend pontife romain, s’est écrié l’autre jour : A la
fin, je veux savoir si je suis le pape, oui ou non. Sur ce point, nous sommes
en mesure de lui répondre. Non, vous n’êtes pas le pape légitime, et nous prions le Sacré
Collège d’apporter conseil et remède à cette irrégularité. » Célestin V n’a
pas eu le droit d’abdiquer. « Il faut travailler à la convocation d’un
concile qui pourvoira au salut de l’Église, menacée par les entreprises d’un
tyran. » Cet acte de dénonciation et d’appel, contresigné par des
franciscains de la nuance de Jacopone de Todi, et par les fils d’un ancien
justicier de Frédéric II, Thomas et Richard de Montenero, fut affiché aux
portes des églises de Rome et déposé sur l’autel de Saint-Pierre. Le jour de
l’Ascension (23 mai), la sentence de Boniface fut publiée, avec l’approbation
du Sacré Collège : les deux cardinaux étaient déposés comme schismatiques et
blasphémateurs ; leurs biens, et ceux d’Agapit, d’Etienne et de Jacques, dit
Sciarra, fils de Jean Colonna, étaient confisqués ; tous étaient excommuniés
et mis au ban de la Chrétienté. Pour Boniface, qui, dans le préambule de la bulle Ineffabilis
amor, avait posé avec tant de hauteur le principe de la
souveraineté de l’Église sur tous les peuples, c’était une entreprise
difficile que d’imposer par la force la volonté de l’Eglise à la famille
Colonna. Les vassaux et les soudoyers des Orsini, ennemis des Colonna,
étaient sa principale ressource. Mais les Colonna, presque inexpugnables dans
leurs domaines héréditaires, prétendaient, de leur côté, à des alliances plus
redoutables. Au mois de juin, ils avaient envoyé un mémoire justificatif de
leur conduite à l’Université de Paris, dont les maîtres, encore sous l’impression
d’une virulente apostrophe dont Benoît Gaëtani les avait gratifiés, comme
légat, en 1290, venaient de rédiger un avis sur le cas de Célestin. Thomas de
Montenero, archidiacre de Rouen, fut chargé de rappeler au roi de France que
les Colonna avaient agi en conformité de la consultation des maîtres de Paris
; c’était en défendant l’honneur du roi contre Boniface que les deux
cardinaux avaient mérité sa haine. Cet émissaire se rencontra, comme par
hasard, en Toscane, avec une ambassade française, qui allait à Rome. Pierre
Flote, chef de cette ambassade, laissa entendre à l’homme des Colonna que le
roi était sur le point de se déclarer, lui aussi, contre Boniface. La
nouvelle s’en répandit aussitôt ; Boniface en fut informé ; Pierre Flote y
comptait bien. Nul doute que le pape ait accueilli alors les envoyés et les
demandes du roi de France avec d’autant plus d’empressement que sa crainte
fut plus vive d’une alliance entre Philippe et les Colonna. Pierre Flote
escroqua ainsi, par une sorte de chantage, la canonisation de Saint Louis, la
bulle Etsi de statu et toutes les autres lettres, datées de juillet et d’août,
qu’il rapporta d’Orvieto en France. Quant aux Colonna, ils furent abandonnés
: « Pierre Flote, dit amèrement le cardinal Pierre, leur fit savoir qu’avant
son départ leur affaire serait honorablement réglée. Or, voici comment elle fut réglée. Dans
l’église des Frères Mineurs d’Orvieto, il y eut des paroles de réconciliation
entre le roi et Boniface ; puis on proclama que les cardinaux Colonna, les
autres Colonna et leurs partisans étaient des hérétiques et des traîtres... »
Vers la fin de l’année, Boniface accorda à ceux qui prendraient la croix
contre les Colonna les mêmes indulgences qu’à ceux qui partaient pour la
Terre Sainte. LES ARAGONAIS DE SICILE.Les Colonna se soumirent à l’automne de 1298. Mais la crainte de l’alliance du roi de France avec les Colonna et les partisans de Célestin n’était pas la seule raison de l’attitude de Boniface. La guerre contre les Aragonais et les Gibelins de Sicile, qui se faisait aux frais du Saint-Siège, ne finissait pas. Le 1er octobre 1298, le pape invita l’évêque de Vienne à demander, de sa part, des subsides au clergé de France : « Le rétablissement de l’autorité de l’Eglise en Sicile, condition de la croisade d’outremer, était, disait-il, à ce prix. » Bref, pendant les dernières années du XIIIe siècle, la Cour de France agit sur Boniface soit en le menaçant de pactiser avec ses ennemis domestiques, soit par des services pécuniaires ; et le pape n’eut pas le loisir de prendre, au-delà des Apennins, les airs de maître irrité qui devaient, un jour, lui coûter cher. III. LES ORIGINES DU SECOND DIFFÉREND. LA RUPTUREPhilippe était d’intelligence avec des hommes que Boniface haïssait. Les Colonna vaincus avaient été internés à Tivoli. Après que Boniface eut fait passer la charrue sur les ruines de leur ville de Palestrina, « comme les Romains, jadis, avaient fait à Carthage », ils s’enfuirent, et trouvèrent un asile dans le pays de Narbonne. En Allemagne, Albert d’Autriche avait détrôné Adolphe de Nassau, roi reconnu par le Saint-Siège. Or, Boniface apprit avec douleur que Philippe avait eu, à Quatrevaux, près de Toul, le 8 décembre 1299, une entrevue avec l’usurpateur Albert. L’envoyé du comte de Flandre à Rome entendit le pape s’écrier, à la nouvelle de cette entrevue, en présence des cardinaux : « Ils veulent tout ébranler » ; et comme, encouragé, il en profitait pour se plaindre des procédés de Philippe à l’égard des Flamands : « Oui, dit le pape, je vois bien que le roi use de mauvais conseils, et cela me pèse. » PREMIÈRE AMBASSADE DE NOGARET.C’est à cette époque que Guillaume de Nogaret alla pour la
première fois en Italie avec une ambassade française. Nogaret lui-même l’a raconté plus tard, dans
un de ses Mémoires : « Je fus envoyé, dit-il, en 1300, pour les affaires du
roi, vers Boniface, afin de lui signifier, entre autres choses, l’amitié
établie entre ledit roi et celui d’Allemagne, pour le bien de la paix, de l’Église
romaine, et de l’expédition d’outremer. » Il serait naïf d’ajouter foi aux
rapports de Nogaret, si fort intéressé à ce que les choses se soient passées
comme il les présente. Ils sont instructifs, cependant. Au dire de l’homme du
roi, Boniface se serait élevé, avec la plus grande violence, contre l’usurpation
d’Albert d’Autriche. « Il n’oublia pas le roi de France, ajoute notre
légiste, et, pour l’effrayer, le couvrit d’injures... Alors moi, Guillaume de
Nogaret, considérant sa méchanceté et l’affliction des églises du royaume de
France, que ce Boniface dévorait, je l’avertis, en particulier, de s’amender
; je lui fis savoir ce que l’on disait de lui, et je le suppliai avec respect
d’avoir à cœur sa réputation, lesdites églises et ledit royaume. Mais il
appela des témoins, et en leur présence, il me fit répéter ce que j’avais
dit. Puis il me demanda : « Parles-tu ainsi au nom de ton maître, ou en ton
nom ? » Je répondis : « En mon nom, à cause de mon zèle pour la foi et de ma
sollicitude pour les églises dont mon maître est patron. » Là-dessus, le
voilà furibond ; il menace, injurie, blasphème ; et moi je supportai cela
avec patience, en Christ, dont le zèle m’inspirait ; je continuai même à
négocier avec lui, pendant plusieurs jours, les affaires dont nous étions chargés,
mes compagnons et moi... Je me souvins alors de ce que j’avais souvent
entendu sur son compte ; j’eus le cœur percé de l’opprobre que cet homme
infligeait au Christ je pleurai sur l’Eglise de Rome, son épouse adultère ;
je pleurai sur l’Eglise des Gaules, qu’il se vantait de détruire, et certes
il y travaillait tous les jours. De retour auprès de mon maître, le roi, je
lui rapportai toutes ces choses, et je le requis de défendre, en même temps
que les églises de son royaume, l’Église romaine, sa mère. Mais lui, comme un
fils pieux, détournait les yeux de ces hontes... » LE JUBILÉ DE 1300.Tandis que les conseillers les plus écoutés de Philippe
nourrissaient contre le Saint-Siège cette hostilité venimeuse, Boniface,
inconscient du danger, inaugurait le siècle nouveau par un magnifique jubilé,
qui attirait en Italie une foule de pèlerins. L’infatigable vieillard était
alors en proie à une exaltation singulière, entretenue par son entourage.
Pour le flatter, les envoyés de Flandre lui répétaient, dans leurs requêtes,
qu’ils le tenaient pour « le juge universel des choses tant spirituelles que
temporelles » ; qu’il était « l’héritier des droits célestes et des droits
terrestres du Christ » ; qu’il pouvait juger et déposer l’Empereur, à plus
forte raison le roi de France. Gilles de Rome et Jacques de Viterbe
composaient des traités pour justifier le droit d’intervention du Souverain Pontife dans
les affaires politiques. Le cardinal Matteo d’Acquasparta, patron des
Flamands en Cour de Rome, prêchant à Saint Jean de Latran, le 6 janvier 1300,
devant le pape et le Sacré Collège, soutint expressément la même thèse.
Est-ce à cause de ces excitations ? Jamais, autant qu’à cette date, Benoît
Gaëtani n’avait été hanté de chimères, agressif, magniloquent, mégalomane. On
dit que, pendant le Jubilé, il se montra revêtu des insignes de l’Empire, qu’il
s’écria : « Je suis César », et qu’il fit porter devant lui les deux glaives,
symbole des deux pouvoirs, tandis qu’un héraut clamait à ses côtés : Ecce duo
gladii ! Cette historiette symbolique, qui circula parmi les
amateurs gibelins de fioretti à la mode franciscaine, a été recueillie par le
chroniqueur Francesco Pippino ; les modernes l’ont prise à leur compte et l’ont
reproduite, d’après Pippino, en l’enjolivant ; elle est tout à fait
légendaire. Mais il est certain que, coup sur coup, pendant et après les
fêtes jubilaires, Boniface interpella violemment plusieurs princes : il
rappela aux électeurs de l’Empire que le Saint-Siège avait transféré jadis l’Empire
des Grecs à Charlemagne ; il menaça le roi de Naples d’anathèmes et de «
châtiments plus graves » s’il cessait de combattre en Sicile les ennemis de l’Église
; il interdit aux Hongrois de se choisir un roi. Aux Florentins, qui avaient
maltraité des protégés du Saint-Siège, il écrivait : « Le pontife romain,
vicaire du Tout-Puissant, commande aux rois et aux royaumes ; il exerce le
principal sur tous les hommes. A ce suprême hiérarque de l’Église militante,
tous les fidèles, de quelque condition qu’ils soient, doivent tendre le cou (colla submittere).
Ce sont des fous, des hérétiques, ceux qui pensent autrement. » Naturellement
colérique, il semble que, à partir de 1300, Boniface ait été dans un état
permanent d’exaspération qui le faisait s’échapper, à la moindre résistance,
en affirmations théâtrales et en plaisanteries insultantes : « Qu’est-ce que
ce Lapo (Saltarelli), écrit-il à l’évêque et à l’inquisiteur de Florence, ce
Lapo, qui vere dicendus est lapis offensionis et petra scandali, et
qui éclate contre nous en abois, comme un chien, pour nous enlever la
plénitude de la puissance qui nous a été donnée par Dieu ? » L’archevêque
Weichard de Polhaim raconte, dans la Continuation des Annales de Salzbourg,
que, comme les ambassadeurs du roi d’Allemagne avaient été admis, un jour, à
baiser sa mule, il allongea un coup de pied dans la figure de l’un d’eux, le
sous prieur des dominicains de Strasbourg, de sorte que le sang coula. Il
était certain que le pape, en de telles dispositions, se heurterait de
nouveau, quelque jour, au roi de France. MOTIFS DE CONFLIT.Les occasions de conflit ne manquaient pas, nous l’avons vu. Et les plaintes affluaient à Rome contre Philippe : plaintes des Flamands, plaintes des clercs, que le roi pressurait immodérément, depuis qu’il avait eu gain de cause dans l’affaire de la bulle Clericis laicos. Une lettre pontificale du 18 juillet 1300 (Recordare, rex inclyte), adressée à Philippe pour la défense des droits de l’évêque de Maguelonne à Melgueil, est déjà aigre-douce : « Les griefs s’accumulent, la douceur est inutile, les erreurs ne sont pas corrigées... Prends garde que les conseils de ceux qui te trompent te conduisent à ta perte... Que résultera-t-il de tout cela ? Dieu le sait. » Mais Boniface jugea bon, sur ces entrefaites, d’utiliser contre les ennemis du Saint-Siège en Toscane l’épée de Charles de Valois, frère du roi. Le 1er novembre 1301, les Français de Charles de Valois entrèrent, en effet, à Florence, au service de Boniface. On s’explique par là que, malgré tout, les relations soient restées assez bonnes, entre la France et le pape, jusqu’à la fin de l’année 1301. C’est seulement à cette date que les cartes se brouillèrent. L’occasion de la rupture fut, dit-on, le célèbre procès intenté à Bernard Saisset, évêque de Pamiers. IV. L’AFFAIRE DE BERNARD SAISSETBernard Saisset, ancien abbé de Saint-Antonin de Pamiers, chargé par le Saint-Siège d’une mission diplomatique en Aragon après les Vêpres Siciliennes, avait été en relations personnelles avec Benoît Gaëtani. Boniface VIII avait créé pour lui l’évêché nouveau de Pamiers, en juillet 1295. On a souvent prétendu, sans preuves, que ce personnage reçut de la Cour de Rome, en 1300-1301, l’ordre de réclamer à Philippe le Bel la délivrance du comte de Flandre (alors prisonnier en France) et que, à cette occasion, il soutint publiquement la doctrine de la suprématie pontificale ; d’où la colère de Philippe et l’ouverture des hostilités contre Bernard et Boniface. Mais c’est pour de tout autres raisons, semble-t-il, que, en cette année 1301, la main du roi s’appesantit sur l’évêque de Pamiers. Saisset, Languedocien, n’aimait pas les Français et ne s’en
cachait guère ; il était en très mauvais termes avec ses voisins, l’évêque de
Toulouse (car l’évêché de Pamiers avait été formé aux dépens de l’évêché de
Toulouse), et le comte de Foix (contre lequel il avait récemment soutenu un long procès).
Victime de haines locales, il fut dénoncé à Paris comme coupable d’avoir tenu
des discours injurieux contre l’honneur du roi et d’avoir essayé d’entraîner
les comtes de Foix et de Comminges dans une conspiration, en vue de
soustraire le Toulousain à la domination des Français. Deux conseillers du
roi, Richard Leneveu, archidiacre d’Auge en l’église de Lisieux, et Jean de
Picquigny, vidame d’Amiens, qui étaient alors en Languedoc avec une mission
générale, informèrent secrètement sur la conduite de l’évêque pendant l’été
de 1301. Des articles sur lesquels ces commissaires interrogèrent les
témoins, il ressort très clairement que c’est le patriote languedocien, et non
l’ami de Boniface, qui, à cette date, était visé. Bernard Saisset était
accusé d’avoir prédit la ruine prochaine de la dynastie et du royaume ; d’avoir,
pendant la guerre de Gascogne contre les Anglais, promis au comte de Foix la
seigneurie du Midi, entre les deux mers, s’il voulait s’arranger avec l’Aragon
et les mécontents du Languedoc ; d’avoir dit que Pamiers n’est pas en France
; d’avoir dit du roi : « II fabrique de la fausse monnaie », et « C’est un
bâtard. » Les dépositions des témoins — les évêques de Toulouse, de Béziers
et de Maguelonne, les comtes de Foix et de Comminges, des serviteurs du comte
de Foix et de l’accusé (dont quelques-uns furent appliqués à la torture),
etc. — contiennent des détails intéressants. « Oui, déclara le comte de Foix,
l’évêque m’a dit que le roi est faux monnayeur ; il a ajouté : Le pape l’a
dit à Pierre Flote. » Le prieur des dominicains de Pamiers, ami de Bernard,
avoue qu’il l’a entendu dire : « Saint Louis croyait que, sous le règne du
présent roi, la France irait à des étrangers » ; et comme le prieur l’invitait,
par prudence, à se taire : « Je le dirais aux royaux eux-mêmes. » « Je ne me
soucie pas de me souvenir des discours de l’évêque, ajouta le prieur, mais
il- en tenait de regrettables sur le roi et les royaux ; il disait que le roi
va à la chasse et qu’il ferait mieux de siéger à son Conseil, qu’il n’a pas
de bons conseillers et que ses gens n’observent pas la justice. » L’enquête
paraît établir que Bernard Saisset disait encore volontiers, après boire (post potum)
: « Les gens de ce pays-ci n’aiment ni le roi ni les Français, qui ne leur
ont fait que du mal. Avec les Français, tout va bien d’abord et tout finit
mal. Il ne faut pas s’y fier. Le roi veut s’agrandir per fas et nefas.
La Cour est corrompue ; c’est une prostituée. Pierre Flote ne fait rien sans
qu’on lui graisse la patte. Dans le royaume des aveugles, les borgnes[8] sont rois. Cette
monnaie-là (en parlant de la monnaie du roi), on n’en voudrait pas en Cour de
Rome », etc. Bref, l’enquête confirma, comme à souhait, les articles de la
dénonciation ; elle releva toutefois à la charge de l’évêque plutôt des écarts de
langage et des velléités que des actes positifs de traîtrise. C’en fût assez,
toutefois, aux yeux des commissaires, pour justifier des mesures un peu
rudes. Le vidame d’Amiens fit cerner, dans la nuit du 12 juillet, le palais épiscopal de Pamiers ; il fit lever l’évêque, le cita à comparaître devant le roi dans le délai d’un mois, perquisitionna partout, et emmena à Toulouse des familiers de Bernard, qu’il fit mettre à la question. On saisit, dans les coffres de l’accusé, « des lettres secrètes, écrites par le pape et les cardinaux ». Le temporel de l’évêché fut placé sous la main du roi. « Toutes ces choses, dit Bernard dans l’exposé de ses griefs, ont été faites par le vidame à l’instigation de mon ennemi, l’évêque de Toulouse (Pierre de La Chapelle-Taillefer), qui veut m’empêcher d’aller à Rome et d’y rien proposer contre lui. » BERNARD SAISSET A SENLIS.L’évêque de Pamiers fut amené en France, libre, mais escorté du sénéchal de Toulouse, du maître des arbalétriers, et de deux sergents royaux, qui prétendaient avoir l’ordre de coucher dans sa chambre, aux étapes. En octobre 1301, il comparut, à Senlis, devant le roi, en présence d’un grand nombre de prélats, de comtes, de barons, de chevaliers et d’autres personnes. Pierre Flote prit la parole. Son réquisitoire est sobre, accablant ; les dépositions recueillies par les enquêteurs y sont habilement résumées. Il conclut ainsi : « Ces crimes détestables seront jugés par qui de droit, mais il faut que l’évêque soit, par provision, mis sous clé, de peur qu’il se réfugie en des pays qui sont hors de l’obéissance de l’Église romaine ou hors de l’obéissance du roi. » L’archevêque de Narbonne, métropolitain du Languedoc, fut, en conséquence, invité à s’assurer de la personne de l’accusé. L’archevêque de Narbonne (Gilles Aicelin, conseiller du
roi) obéit, non sans répugnance. Dans un long rapport, sans doute écrit pour
la Cour de Rome, il cherche à expliquer sa conduite. « L’évêque, dit-il en
substance, niait tout. Je répondis que l’affaire était d’importance et qu’après
en avoir délibéré avec les prélats du royaume, après avoir pris l’avis du
Souverain Pontife, j’étais prêt à faire ce que je devrais faire selon Dieu et
la justice, conformément aux saints canons. Aussitôt l’entourage du roi
éclata en murmures et en menaces ; de grands personnages disaient à l’évêque
: « Je ne sais à quoi tient que nous ne te massacrions tout à l’heure. »
Grâce à nos supplications, le roi apaisa ces fureurs, mais l’accusé était en
danger ; il avait besoin d’être protégé ; aussi bien déclara-t-il lui-même qu’il
aimait mieux être placé sous la garde de son archevêque que sous celle des
gens du roi... » Le légat, évêque de Spolète, et l’archevêque de Narbonne
firent encore, quelques jours après, un effort pour obtenir que Bernard
Saisset fût autorisé « à se
rendre, avec un sauf-conduit royal, près du Souverain Pontife, son juge en
pareil cas ». Mais on commençait à s’offusquer sérieusement, à la Cour, de
ces hésitations. On fit savoir au métropolitain qu’il avait l’air de préférer
la cause d’un traître à celle de son roi. Il céda. Le comte d’Artois s’était
écrié : « Si les prélats ne veulent pas se charger de la garde de l’évêque,
nous trouverons bien des gens qui le garderont comme il faut. » LE MÉMOIRE CONTRE BERNARD SAISSET.C’est alors que fut rédigé, par un conseiller du roi, un Mémoire destiné aux personnes qui allaient être envoyées à Rome pour demander, au nom de Philippe, la punition canonique du prisonnier de Senlis. Il est déclaré dans ce factum que le roi, considérant la qualité de l’évêque de Pamiers, a longtemps refusé de croire à ses crimes contre la patrie, à une ingratitude si noire ; il a longtemps attendu ; mais enfin, pour ne pas être accusé lui-même, par ses serviteurs, de négligence, il a fait faire en Languedoc une instruction secrète. Or, voici le résumé des témoignages recueillis. Non seulement Bernard Saisset est un insolent, et un traître, comme le bruit public l’en accusait, mais des personnes graves et dignes de foi ont déclaré qu’il est simoniaque manifeste ; il a semé contre la foi catholique des paroles hérétiques, en particulier contre le sacrement de la pénitence ; il a dit que, pour les prêtres, la fornication n’est pas un péché. Blasphémateur de Dieu et des hommes, ce misérable, dont la jeunesse fut si orageuse et que l’âge n’a pas corrigé, a répété que notre saint père, le seigneur Boniface, Souverain Pontife, est le « diable incarné » et que c’est contre toute justice que ledit seigneur a canonisé Saint Louis, roi de France, lequel, suivant ledit évêque, est en enfer. « Ces injures prodiguées à l’Eglise, au Saint-Père, le roi les a ressenties bien davantage que les autres, qui s’adressaient à sa majesté, car il est, comme ses ancêtres, le défenseur spécial de la foi et de l’Église romaine. » Cependant, le roi a voulu, quoique édifié par l’enquête, faire comparaître les témoins par-devant lui. Alors des choses encore plus effroyables lui ont été révélées. Dans une assemblée tenue à Senlis, le roi, après avoir pris conseil, voyant qu’il n’était pas possible d’étouffer l’affaire, s’est décidé à sévir. En présence de l’évêque de Pamiers, il a requis le métropolitain du Languedoc de dégrader le coupable, afin qu’il fût puni par le bras séculier, suivant ses mérites, et de procéder à son arrestation. Mais l’évêque a demandé, spontanément, à entrer dans la prison archiépiscopale. On l’y a mis en effet. Il y est. « Voilà, poursuit l’auteur du Mémoire, ce que l’envoyé du roi exposera au pape, en consistoire. Il ajoutera que le roi, de l’avis de ses barons, avait le droit de retrancher ce traître de son royaume, comme un membre pourri, car, en présence de tels crimes, il n’y a plus ni privilège ni dignité qui tiennent. Mais, conformément aux exemples de ses prédécesseurs qui ont gardé les libertés de l’Église nationale et honoré l’Église romaine, le roi se contente de signifier ces choses au Souverain Pontife, son père, afin qu’il fasse en sorte que ce misérable, dont les horribles énormités souillent le sol qu’il habite, soit privé du privilège clérical. Le roi n’attend pas autre chose pour faire à Dieu le sacrifice agréable d’un traître dont la correction n’est plus possible. » On n’avait pas, du reste, d’illusions, à la Cour de
France, sur l’effet probable de ces discours. On lit à la suite du Mémoire :
« Le pape répondra vraisemblablement qu’il ne peut pas condamner un accusé
qui n’avoue pas, qui n’a pas été convaincu, non convictum, non
confessum. Alors, que faire ? Envoyer l’évêque à Rome ? Le juger
en France ? Mais qui le jugera en France ? Un légat ? L’archevêque ?
Procèdera-t-on, en tout cas, par voie d’enquête ou d’accusation, per viam
inquisitionis an accusationis ? Il faudra voir ce qui est le plus
commode. » Ne saisit-on pas ici, en flagrant délit, pour ainsi dire, les procédés, qui n’ont jamais varié, de l’homme qui, après avoir essayé d’obtenir de Boniface la condamnation de Saisset, dirigera bientôt contre Boniface lui-même son arme favorite, la calomnie ? Pour exciter l’indignation de Boniface contre l’évêque, l’auteur du Mémoire ne craint pas de présenter, comme prouvées par enquête, des accusations énormes, auxquelles il n’y a pas, dans l’enquête, l’ombre d’une allusion. Il n’est question, dans l’enquête, ni d’outrages de l’évêque au pape, ni de simonie, ni d’hérésie, ni de péchés de jeunesse, ni de cette doctrine que, pour les prêtres, la fornication est licite ; mais cette même doctrine, l’hérésie, la simonie et le reste, toutes ces aberrations seront systématiquement attribuées, plus tard, dans les mêmes termes, avec les mêmes protestations de sollicitude pour le maintien de l’orthodoxie et des bonnes mœurs, à Boniface, aux Templiers, à tous les ennemis du roi dont Guillaume de Nogaret a poursuivi la destruction. RUPTURE ENTRE PHILIPPE ET BONIFACE.L’évêque de Pamiers eût sans doute été frappé si le pape, mis au courant de l’affaire (par un émissaire de Saisset ?), dégoûté de la politique francophile et poussé à bout, n’était intervenu, sur ces entrefaites, avec fracas. Boniface détourna, de la sorte, sur lui-même, les coups des gens du roi, qui, sans s’occuper davantage du gibier infime qu’ils tenaient à leur merci, s’élancèrent aussitôt sur une piste nouvelle.[9] V. LE SECOND DIFFÉREND (JUSQU’EN NOVEMBRE 1302)Le 5 décembre 1301, Boniface VIII ordonna sèchement au roi
de France de délivrer l’évêque de Pamiers, afin qu’il vînt se justifier à
Rome, et de donner mainlevée des biens de l’évêché.[10] Suivant sa
coutume, il profitait de l’espèce pour poser une théorie générale, offensante
et hautaine. Le même jour, il expédiait en France, par maître Jacques des Normands,
son notaire, des lettres, datées de Latran, dont la portée dépassait
infiniment celle du cas de Saisset. LES BULLES.Dans la bulle Salvator mundi, il s’exprime ainsi :
« Le vicaire du Christ peut suspendre, révoquer, modifier les statuts,
privilèges et concessions émanées du Saint-Siège, sans que la plénitude de
son autorité puisse jamais être entravée par quelque disposition que ce soit
» ; en conséquence, il révoque et suspend les grâces qu’il a accordées
naguère au roi de France et aux membres de son Conseil étroit, notamment
celles qui touchent la levée des subventions ecclésiastiques pour la défense
de l’Etat, car ces grâces ont causé beaucoup d’abus ; désormais, défense aux
prélats de France de rien accorder au roi, à titre de décime ou de subside,
sans l’autorisation du pape : c’était le retour pur et simple à la
constitution Clericis laicos. Dans la bulle Ausculta fili,
Boniface déclare, d’abord, que Dieu l’a constitué au-dessus des rois et des
royaumes, « pour édifier, planter, arracher et détruire » ; le roi de France
ne doit pas se laisser persuader qu’il n’a pas de supérieur et qu’il n’est
pas soumis au chef de la hiérarchie ecclésiastique, « car penser ainsi serait
d’un fou, d’un infidèle ». Puis le pape énumère ses griefs, qui ne sont point
nouveaux : « Vous n’ignorez pas que, sur toutes ces fautes, qui provoquent
aujourd’hui notre blâme, nous avons souvent élevé nos cris vers le ciel et
vers vous, en sorte que notre gorge en est comme desséchée. » Il lui reproche
la saisie des biens ecclésiastiques, l’altération des monnaies, la tyrannie
qu’il exerce sur l’Église de Lyon, dont Boniface avait été chanoine etc. Il
annonce enfin sa résolution de réunir, au 1er novembre de l’année 1302, à
Rome, un concile où siégeront, autour de lui, les représentants de l’Église
gallicane. « Pour vous ramener dans le droit chemin, certes nous serions en
droit d’employer contre vous les armes, l’arc et le carquois. Mais nous aimons
mieux délibérer avec les personnes
ecclésiastiques de votre royaume avant d’ordonner ce qui convient pour la
paix, le salut et la prospérité dudit royaume. Vous pourrez assister à cette
assemblée en personne, ou envoyer des représentants. Nous ne laisserons pas d’ailleurs
de procéder en votre absence. Et vous entendrez ce que Dieu proférera par
notre bouche. » Suit un amer réquisitoire contre les conseillers infidèles,
prévaricateurs, « ces faux prophètes, pareils aux prêtres de Baal ». Enfin,
la bulle Ante promotionem, très brève, est adressée aux prélats,
chapitres et maîtres en théologie de France : le pape sait ce qu’ils ont à
souffrir de la part du roi et de ses officiers ; après avoir pris l’avis des
cardinaux, il a décidé de les convoquer à Rome, « afin de traiter, faire et
ordonner ce qui conviendra à l’honneur de Dieu et du Siège apostolique, à l’exaltation
de la foi catholique, au maintien des libertés ecclésiastiques, à la
réformation du royaume et à la correction du roi ». PHILIPPE LE BEL ET LA BULLE « AUSCULTA FILII ».Quelques chroniqueurs affirment que Philippe le Bel fit
brûler la bulle Ausculta fili « en présence de tous les nobles qui se
trouvaient ce jour-là à Paris » et qu’il fit ensuite crier cette exécution, à
son de trompe, par la ville. D’autres, comme Villani, disent que, lorsque les
lettres du pape furent remises au roi (au Louvre, vers la fête de la
Purification), en présence de quelques-uns de ses barons, « le comte d’Artois
les jeta par mépris dans la cheminée, où elles furent consumées ». Enfin, on
a essayé d’établir que le fait même de la destruction par le feu de la bulle Ausculta fili
doit être rejeté parmi les fables. Il y a des raisons de croire, cependant,
que la bulle a été véritablement brûlée, mais il semble que le fait ait eu
lieu par accident. Quoi qu’il en soit, la première pensée des conseillers de
Philippe, dès qu’ils eurent connaissance des bulles remises à maître Jacques
des Normands, fut sûrement de soulever contre elles les passions populaires.
A cet effet, l’autodafé solennel des documents eût été une maladresse : cet
acte aurait surpris, peut-être inquiété les consciences. Mieux valait les publier, mais en les arrangeant de la
manière la plus propre à exciter l’opinion ; mieux valait les parodier.
Quelqu’un (Pierre Flote ? Nogaret ?) Se chargea de condenser (assez
inexactement) en six lignes, claires et dures, les propositions enveloppées
dans les phrases magnifiques de la lettre Ausculta fili. C’est la pièce dite Scire te
volumus, dont voici la traduction : Boniface, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à Philippe, roi de France. Craignez Dieu et gardez ses commandements. Apprenez que vous nous êtes soumis pour le spirituel et pour le temporel. La collation des bénéfices et des prébendes ne vous appartient en aucune manière. Si vous avez la garde de quelques-uns de ces bénéfices pendant la vacance par la mort des bénéficiers, vous êtes obligé d’en réserver les fruits à leurs successeurs. Si vous avez conféré quelques bénéfices, nous déclarons nulle cette collation pour le droit, et nous révoquons tout ce qui s’est passé dans ce cas pour le fait. Ceux qui croiront autrement seront réputés hérétiques. Au Palais de Latran, le 5e jour de décembre, l’an 7 de notre pontificat. A côté de ce résumé infidèle et tendancieux des bulles, qui fut très probablement répandu dans le public, on lit, dans un registre du Trésor des chartes, une prétendue réponse du roi, qui, peut-être, circula aussi : Philippe, par la grâce de Dieu, roi de France, à Boniface, qui se dit pape, peu ou point de salut. Que ta très grande fatuité sache que nous ne sommes soumis à personne pour le temporel ; que la collation des bénéfices et des prébendes vacantes nous appartient par le droit de notre couronne et que les fruits de leurs revenus sont à nous ; que les provisions que nous avons données et que nous donnerons sont valides, et que nous sommes résolus de maintenir dans leur possession ceux que nous y avons mis. Ceux qui croiront autrement sont des fous et des insensés. A Paris, etc. Il est certain que les deux pièces qui précèdent, si suspecte qu’en soit la forme, ont été prises au sérieux. Les jansénistes et les gallicans, au XVIIe siècle, en admettaient encore l’authenticité ; des historiens modernes ont hésité à les reconnaître pour ce qu’elles sont. En 1302, beaucoup de gens furent dupes. Un légiste normand, Pierre Dubois, fut profondément indigné de l’insolente concision de la bulle. « Eh quoi ! dit-il, le pape n’apporte aucune raison, aucun argument en faveur de sa thèse ; son bon plaisir, et c’est assez. » Pierre Dubois est offensé ; il a le cœur tout gonflé de rancune patriotique ; il est prêt aux représailles. Voilà justement l’état d’esprit que, en haut lieu, on souhaitait de créer. CONVOCATION D’UNE ASSEMBLÉE NATIONALE.Le pape avait convoqué les évêques français à Rome pour le 1er novembre. Philippe convoqua pour le mois d’avril, à Paris, les représentants des trois ordres du royaume, nobles, clercs et gens du commun, « pour délibérer sur certaines affaires qui intéressent au plus haut point le roi, le royaume, tous et chacun ». Cette assemblée se réunit, le 10 avril 1302, à Notre-Dame de Paris. Pierre Flote parla au nom du roi, en sa présence. Il n’avait
jamais ménagé Boniface ; le chroniqueur anglais Rishanger raconte que, comme
le pape s’était vanté un jour, devant lui, d’être investi des deux pouvoirs,
il avait répondu vertement : « La puissance de mon maître est réelle ; la
vôtre est un mot. » Dans sa harangue du 10 avril, il s’abstint d’insultes
grossières, mais il sut faire vibrer des cordes qui, dès lors, étaient très
sensibles en France : la susceptibilité patriotique, la méfiance à l’endroit
des étrangers en général et des ultramontains en particulier. « On nous a
remis, dit-il, des lettres du pape. Il prétend que nous lui sommes soumis
dans le gouvernement temporel de nos Etats et que c’est du siège apostolique
que nous tenons la couronne. Oui, ce royaume de France que, avec l’aide de
Dieu, nos ancêtres, par leur industrie et grâce à la valeur de leur peuple,
ont formé, après en avoir expulsé les barbares — ce royaume qu’ils ont, jusqu’ici,
si sagement gouverné —, il paraît que ce n’est pas de Dieu seul, comme on l’a
toujours cru, mais du pape, que nous le tenons ! » Le pape a convoqué les
prélats et les maîtres en théologie pour amender les excès qu’il prétend
avoir été commis par le roi et par ses ministres, bien que le fidèle peuple
de France ne veuille de remède à ses griefs, s’il en a, que par l’autorité
royale : « Eh bien ! Le roi avait précisément préparé des réformes, au moment
où l’archidiacre de Narbonne (maître Jacques des Normands) est arrivé ici ;
il en retarde l’exécution pour n’avoir pas l’air d’obéir et de corriger, sur
commande, ce qui est à corriger. » Mais, au fait, n’est-ce pas le pape, plus
que personne, qui opprime l’Église française ? Et l’orateur, prenant l’offensive,
rappelle ici les collations irrégulières, les exactions, le népotisme, l’avidité,
la tyrannie reprochés de tout temps à la Curie. Et il conclut en ces termes :
« Nous vous prions donc, comme maître et comme ami, de nous aider à défendre
les libertés du royaume et celles de l’Église. Nous n’y épargnerons pas,
quant à nous, notre peine, nos biens, notre vie, la vie de nos enfants... »
On devine l’attitude de l’auditoire. La noblesse, par la voix de Robert d’Artois,
répondit qu’elle était prête à verser son sang pour l’indépendance de la
Couronne. Les députés du commun, qui partageaient les sentiments de leur
collègue Pierre Dubois, député de Coutances, adhérèrent. Les membres de ces
deux ordres apposèrent leurs sceaux, séance tenante, à des lettres, préparées
d’avance, pour être expédiées à Rome. Les lettres de la noblesse, en
français, sont adressées au collège des cardinaux ; il y est parlé crûment
des « déraisonnables entreprises de celui qui est à présent au gouvernement
de l’Église », des « outrageuses nouvelletés » et de « la perverse volonté de
cet homme ». Le clergé, embarrassé, n’osa se déclarer aussi nettement ;
toutefois, son message à Boniface, entortillé, respectueux en apparence, est,
au fond, tout à fait conforme
aux desseins des gens du roi. Les représentants du clergé de France se
disaient prêts à se rendre à Rome, en novembre ; toutefois, le roi ne
souffrira point qu’ils sortent du royaume. Ils ont remontré au roi que le
Souverain Pontife n’a pas eu l’intention de l’offenser ; mais les nobles et
les bourgeois ont déclaré que, même si le roi était disposé à les tolérer,
ils ne supporteraient pas plus longtemps les abus de la Cour romaine : «
Considérant donc ce grand schisme entre le roi de France et l’Église de Rome,
les maux qui en peuvent venir ; attendu que la division est née, que les
personnes des ecclésiastiques sont exposées à la violence, que les laïques
commencent à fuir la compagnie des clercs, comme si les clercs étaient
coupables de trahison envers eux, nous faisons humblement appel à votre
prudence paternelle. Que le pape ne détruise pas cette ancienne union qui est
entre l’Église, le roi et le royaume. Pour éviter le scandale, dans l’intérêt
de la paix, qu’il révoque ses injonctions... » RÉPLIQUE DE BONIFACE.On n’est pas réduit aux conjectures pour se figurer les
sentiments qu’éprouva Boniface quand les envoyés des barons, du clergé et du
commun de France parvinrent à Anagni, à la Saint-Jean de 1302. Sans parler
des lettres qu’il fit écrire aux nobles par le Sacré Collège et de celles qu’il
fulmina pour faire honte aux prélats de leur lâcheté,[11] nous avons les
discours que le cardinal Matteo d’Acquasparta et le pape lui-même
prononcèrent en consistoire, devant l’ambassade française. Celui du pape
(dont l’authenticité a été contestée, mais à tort) est une déclamation dans
la manière ironique et superbe qui était celle de Benoît Gaëtani. Pierre
Flote avait parlé en politicien expert à entraîner les foules par des flatteries
calculées ; c’est un homme passionné qui réplique : « Quos Deus conjunxit
homo non separet. Ces paroles, nos frères, s’appliquent à l’Église
romaine et au royaume de France : que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a
uni. L’homme ! Quel homme ? J’entends cet Achitophel, qui conseilla Absalon
contre son père David, cet homme diabolique, borgne d’un œil, totalement
aveugle du cerveau, cet homme de vinaigre et de fiel, ce Pierre Flote, cet
hérétique ! Les satellites de cet Achitophel sont le comte d’Artois — tout le
monde sait quel homme c’est — et le comte de Saint-Pol. Ce Pierre Flote sera
puni au spirituel et au temporel, mais plaise à Dieu que le soin de son châtiment nous soit
réservé. Les lettres que, après mûre délibération et conformément à l’avis de
nos frères, nous avions envoyées au roi, il les a falsifiées, il les a
cachées aux barons et aux prélats ; il nous a fait dire que nous mandions au
roi de reconnaître qu’il tient son royaume de nous. Or, nous sommes docteur
en droit depuis quarante ans, et nous savons fort bien qu’il y a deux
puissances ordonnées par Dieu : comment croire que nous ayons pris pareille
chose sous notre bonnet ? Comme Fa dit tout à l’heure le cardinal évêque de
Porto (Matteo d’Acquasparta), nous ne voulons pas empiéter sur la juridiction
du roi ; mais le roi ne peut nier qu’il nous est soumis ratione peccati.
Quant à la collation des bénéfices, nous l’avons souvent dit à ses envoyés :
nous sommes prêts à lui accorder sur ce point toutes les grâces légitimes,
mais enfin la collation des bénéfices ne saurait échoir, en droit, à un
laïque... » Aussi bien, le roi quand il confère des bénéfices, les distribue
à tort et à travers ; quand le pape en confère, lui, il se préoccupe
davantage de l’intérêt des églises ; il est prêt d’ailleurs à amender les
erreurs qu’il aurait pu commettre, si c’est l’avis du Sacré Collège. « Nous
disons plus : que le roi envoie de ses barons, qui ne soient pas des
satellites du Malin, mais de bonnes gens — le duc de Bourgogne ou le comte de
Bretagne, par exemple —, et nous ferons tout ce que nous pourrons faire, en
cette matière, pour leur être agréable. Mais que le roi n’entre pas en procès
avec nous ! Nous avons plaidé plus d’un procès, et nous lui répondrions comme
sa sottise le mérite... Autant qu’il est en nous, nous voulons être en paix
avec lui ; nous les avons toujours aimés, lui et son royaume. Il y en a ici
qui savent que, quand j’étais cardinal, j’étais Français de cœur ; on m’a
souvent reproché alors d’être pour les Français contre les Romains. Et depuis
que nous sommes pape, nous avons comblé le roi de bienfaits... Nous osons
dire que le roi n’aurait plus le pied à l’étrier si nous n’avions pas été là.
Anglais, Allemands, les plus puissants de ses sujets et de ses voisins se
levaient contre lui. Il en a triomphé. Grâce à qui ? Grâce à nous. Et comment
? Par l’abaissement de ses adversaires. Ah ! Nous l’avons chéri comme un fils
! Mais qu’il ne nous pousse pas à bout. Nous ne le souffririons pas... Nous
savons les secrets de son royaume. Nihil latet nos, omnia palpavimus.
Nous savons ce que les Allemands, et ceux de Languedoc et ceux de Bourgogne
pensent des Français : ils en peuvent dire tous ce que saint Bernard disait
des Romains : Amantes neminem, amat vos nemo. Nos prédécesseurs ont déposé
trois rois de France : les Français ont cela dans leurs chroniques et nous
dans les nôtres ; et, quoique nous ne soyons pas digne de délier les cordons
de nos prédécesseurs, puisque le roi a commis tout ce que ses ancêtres qui
ont été frappés avaient commis, et davantage, nous aurons le chagrin de le
déposer, s’il ne vient pas
à résipiscence, comme un mauvais garçon, sicut unum garcionem. Quant à la
convocation des prélats pour le 1er novembre, sachez, vous qui venez de leur
part, que nous ne relâchons rien de la rigueur de nos ordres. Nous les avons
appelés pour le bien des Églises, du roi, du royaume ; nous aurions pu appeler
les clercs du monde entier ; mais voici que nous sommes vieux, affaibli par l’âge
; nous n’avons pas voulu appeler des étrangers ; nous n’avons appelé que des
Français, domestiques et fidèles au roi et au royaume... Ce royaume, il est
désolé entre tous ceux de la terre ; il est pourri des pieds à la tête. S’il
y en a qui ne viennent pas, nous les déposerons, sachez-le, nous les
déposons... Revenez demain devant nous... » CONSÉQUENCES DE LA BATAILLE DE COURTRAI.La chance parut d’abord favoriser Boniface. Quelques jours
après le consistoire où le pape avait prédit le châtiment de Pierre Flote, la
nouvelle arriva en Italie de la bataille de Courtrai (11 juillet 1302), où l’orgueil
du roi de France avait été si cruellement humilié par les Flamands, où Flote
et Robert d’Artois étaient morts. Cela parut un effet de la vengeance divine.
Le roi, en proie à une foule d’embarras, se résigna à négocier. Avec son
aveu, Robert, duc de Bourgogne, écrivit, vers ce temps-là, à plusieurs
cardinaux de la faction angevine pour les prier de s’employer à une
réconciliation. La réponse des cardinaux, datée du 5 septembre, est une fin
de non-recevoir : « Philippe a offensé trop gravement le Souverain Pontife ;
qu’il se repente, on verra... » Le 1er novembre, enfin, à la date marquée
près d’une année auparavant par la bulle Ausculta fili, Boniface ouvrit à Rome
le synode annoncé. Beaucoup de prélats avaient envoyé des délégués ou des
excuses, et trente-neuf évêques ou abbés comparurent en personne, sans
compter Pierre de Mornay, évêque d’Auxerre, qui était alors en Cour de Rome
comme ambassadeur du roi : il semble que le gouvernement royal ait, jusqu’à un
certain point, toléré ces démarches, quoiqu’il ‘les eût officiellement interdites. La réunion de l’assemblée de novembre 1302 est un des rares succès dont il ait été donné à Boniface de jouir ; il en jouit très vivement. Il y publia la fameuse bulle Unam sanctam, la plus absolue proclamation de la doctrine théocratique qui ait été formulée au Moyen Age. VI. LE SECOND DIFFÉREND, DE NOVEMBRE 1302 A JUIN 1303La bulle Unam sanctam, qui est encore aujourd’hui un
objet de controverse entre les théologiens ultramontains et libéraux,[12] s’adresse à
toute la Chrétienté. Il y est dit que l’Église catholique n’a qu’un corps et
qu’une tête ; elle n’a pas deux têtes comme un monstre ; son chef, c’est le
Christ et le vicaire du Christ, successeur de Pierre... Il y a deux glaives,
le spirituel et le temporel. L’un et l’autre appartiennent à l’Église ; ceux
qui nient que le glaive temporel soit à Pierre oublient cette parole de Jésus
dans l’Écriture : Couverte gladium tuum
in vaginam. Le glaive spirituel est dans la main du pape ; le
glaive temporel est dans la main des rois, mais les rois ne s’en peuvent
servir que pour l’Église, selon la volonté du pape, ad nutum et patientiam
sacerdotis... Donc, si le pouvoir temporel dévie, c’est au pouvoir
spirituel de le juger, mais la réciproque n’est pas vraie... La principale
nouveauté de la bulle est dans sa conclusion dogmatique, qui fait un article
de foi de la souveraineté du Saint-Siège : « Nous disons et déclarons qu’être
soumis au pontife romain est pour toute créature humaine une condition de
salut. Porro subesse romano pontifiai omni humanae creaturae decla-ramus,
dicimus, diffinimus et pronunciamus omnino esse de necessitate salutis[13].
» LES BULLES DE NOVEMBRE 1302.A l’exception de la bulle Unam sanctam
et d’une sentence générale d’excommunication contre quiconque empêcherait les
fidèles de se rendre auprès du Saint-Siège, il ne reste aucune trace des
mesures élaborées au synode de novembre. Il est très probable que les prélats
français invitèrent la Curie à montrer de la modération. En effet, ni dans la
bulle Unam sanctam, ni même dans l’excommunication contre ceux qui
interdisent le voyage de leurs sujets au Seuil des Apôtres, le roi de France
n’est désigné. Il ne paraît pas que l’assemblée ait procédé à ce fameux
examen du gouvernement temporel de Philippe dont l’annonce avait causé tant d’émoi.
Enfin, il faut sans doute attribuer à l’intercession de l’assemblée une
démarche de Boniface, qui peut passer pour une avance. Le mois de novembre n’était
pas écoulé que Boniface envoyait en France un membre du Sacré Collège, Jean
Lemoine, Picard d’origine, frère de l’évêque de Noyon, « personnage zélé pour
le salut du roi de France, dont il était, pour ainsi dire, l’ami ». Les
lettres du 24 novembre, par lesquelles le pape accrédite auprès de Philippe
le cardinal Lemoine, attestent l’estime qu’il avait pour l’adresse et la
discrétion de ce nouveau légat ; il lui donne pouvoir d’absoudre le roi de
France, qui avait encouru l’anathème de la Cour de Rome, si ledit roi en
manifeste le désir ; il le charge de présenter douze articles de griefs : s’il
obtient satisfaction sur tous ces points, c’est la paix ; sinon, « si le roi
ne cède pas, comme noble homme le comte Charles, son frère, et ses autres
envoyés nous l’ont récemment donné à entendre, le Saint-Siège pourvoira et
procédera, tant au spirituel qu’au temporel, comme et quand il conviendra ».
L’ultimatum réclamait,
en substance, la révocation de la défense faite aux prélats d’aller à Rome ;
la reconnaissance des droits du pape en matière de collation des bénéfices ;
la reconnaissance de ces principes que le pape a le droit d’envoyer des
légats partout et en tout temps sans autorisation de quiconque, que l’administration
des biens et des revenus ecclésiastiques et le droit exclusif de taxer les
églises appartiennent au Saint-Siège, que les princes n’ont pas le droit d’occuper
ou de saisir les biens d’Église ; la promesse de ne plus abuser des régales
pour ruiner les sièges vacants, et celle de respecter l’indépendance de Lyon.
« Item, il faudra ouvrir les yeux du roi au sujet de la récente altération
des monnaies. Item, on lui rafraîchira la mémoire au sujet des méfaits commis
par lui et par ses gens, énumérés dans la lettre close que lui porta naguère
notre notaire, maître Jacques des Normands... » HÉSITATIONS A LA COUR DE FRANCE.Cependant, Philippe le Bel hésitait. Il semble qu’il ait
été comme désemparé depuis la mort de Pierre Flote, en juillet 1302, jusqu’au
moment où Guillaume de Nogaret vint à bout d’obtenir que la direction de l’affaire
lui fût confiée. En décembre, il avait convoqué de nouveau les prélats et les
barons pour le 9 février « afin d’aviser à la sauvegarde de l’honneur et de l’indépendance
du royaume ». C’est vers le jour de l’an que le cardinal Lemoine, escorté de
l’évêque d’Auxerre et du comte de Valois, arrive à Paris et produit l’ultimatum
dont il est porteur. Chose surprenante, on le discute point par point, sur le
ton le plus respectueux. Dans ses Responsiones, le roi se défend
longuement d’avoir interdit aux prélats l’accès de la Cour romaine ; c’est
pour la défense du royaume qu’il a interdit à tout le monde, sauf aux
marchands, d’en sortir ; les routes seront libres désormais. Au sujet de la
collation des bénéfices, le roi l’exerce de la même façon que ses ancêtres ;
il n’entend pas innover. Il
reconnaît que le pape peut envoyer des légats à son gré et il s’engage à les
recevoir, « s’il n’y a pas de bonne raison d’agir autrement ». Il ne veut
rien faire, quant à la taxation des biens d’Église, qui ne lui appartienne
par droit ou par coutume. De même, quant aux régales ; et il a nommé une
commission pour réglementer la matière, afin de corriger les abus. S’il a
changé le cours des monnaies, c’est par nécessité, et il fera en sorte que
personne n’ait plus, désormais, à se plaindre. Dans l’affaire de Lyon, il
promet d’être traitable et de ne rien usurper. « Le roi désire de tout son
cœur la continuation de l’entente entre l’Eglise romaine et sa maison. Si le
pape n’est pas content des réponses qui précèdent, il est tout prêt à s’en
remettre à la décision du duc de Bourgogne et du comte de Bretagne, qui,
dévots à l’Église romaine et fidèles à sa Couronne, tiendront la balance
égale. N’est-ce pas le pape en personne qui, naguère, a suggéré cet arbitrage
? » INTRANSIGEANCE DU PAPE,Il n’était pas possible au parti modéré de la Cour de
France, qui dicta, en janvier 1303, ces Responsiones assez humbles, d’entraîner
plus loin le gouvernement royal dans la voie des concessions. Néanmoins
Boniface, aveuglé par son triomphe, ne se laissa point toucher. Les Responsiones
étaient peut-être sincères ; il ne les prit pas au sérieux ou les jugea insuffisantes.
Le 13 avril, il remit à Nicolas de Bienfaite, archidiacre de Coutances, des
bulles pour l’évêque d’Auxerre, pour le comte Charles et pour le cardinal
Lemoine. Au comte et à l’évêque, il exprimait son désappointement. Au
cardinal, il se plaignait que les réponses à ses griefs fussent obscures,
dérisoires, pleines de réserves et de sous-entendus : « Que le légat invite
sans délai le roi et son Conseil à les modifier et à les éclaircir, sous
peine de châtiments temporels et spirituels. Était-ce là cette soumission
totale qu’on lui avait fait espérer ? » Il ajoutait, dans une lettre close :
« Les excuses du roi sont frivoles. Qu’il révoque incontinent et qu’il répare
ce qu’il a fait, ou annoncez-lui et publiez qu’il est privé des sacrements. » Lorsque Boniface se montrait si difficile, il ne se doutait guère que, en France, les modérés, ses amis, étaient déjà en disgrâce depuis deux mois, et que son pire ennemi, l’homme des Colonna, quelqu’un qui lui ferait regretter la loyauté et la courtoisie de Pierre Flote, était devenu le maître. C’est au mois de février que Guillaume de Nogaret l’emporta,
dans l’esprit du roi, sur ceux qui avaient eu le crédit de faire sceller du
sceau royal les Responsiones. Dès lors, il avait son plan — un plan d’une
hardiesse extraordinaire, combiné de concert avec les exilés du Patrimoine et
« monseigneur Mouche » (Musciatto de Franzesi), le plus considérable des banquiers
florentins qui vivaient à la Cour de France — : il ne s’agissait de rien
moins que d’aller chercher Boniface en Italie, pour le traduire devant un
concile qui le déposerait comme indigne. Projet dont on ne sait s’il faut s’étonner
davantage qu’il ait été conçu, ou qu’il ait été presque aussitôt à demi
exécuté. Le 7 mars 1303, la chancellerie royale délivra à Guillaume
de Nogaret, chevalier, à Mouche qui revenait d’Italie, à Thierri d’Hireçon et
à Jacques de Jasseines, notaire royal, une commission collective d’« aller en
certains lieux, pour des affaires à nous, ad certas partes, pro quibusdam nostris negotiis
» ; ils furent investis, tous et chacun, du droit de traiter au nom du roi «
avec toute personne noble, ecclésiastique ou autre, pour toute ligue ou pacte
de secours mutuel en hommes ou en argent qu’ils jugeraient à propos ». Il est
donc certain que, le 7 mars 1303, un coup de main en Italie était chose
décidée. Cinq jours après, le 12 mars, une assemblée se tint au
Louvre. Etaient présents les archevêques de Sens et de Narbonne, les évêques
de Meaux, de Nevers et d’Auxerre, les comtes de Valois et d’Évreux, le duc de
Bourgogne, Jean de Chalon, Jean de Dampierre, le connétable de France,
beaucoup d’autres seigneurs, et le roi. Guillaume de Nogaret, « chevalier,
vénérable professeur es lois », lut une requête, dont il déposa copie. Il
parle, et l’on reconnaît aussitôt l’auteur du Mémoire contre Saisset : « Le
prince des apôtres, dit-il, a écrit : Fuerunt pseudo prophetae in populo, sicut et in
vobis erunt magistri mendaces. La prophétie est accomplie ; car
nous voyons siéger dans la chaire de Saint-Pierre un maître de mensonges, ce
malfaisant qui se fait nommer Boniface. Il se dit maître, juge et seigneur de
tous les hommes, mais il a usurpé la place, car l’Eglise romaine était
légitimement unie à Célestin quand il a commis le péché d’adultère avec elle.
Or moi, qui ne suis qu’un âne, je dénoncerai à Balaam ce faux prophète, et je
vous requiers, très excellent prince, monseigneur Philippe, par la grâce de
Dieu, roi de France, de faire luire à ses yeux, comme l’ange que Balaam
rencontra sur sa route, l’éclair de votre épée. — Je prétends que l’individu
en question, surnommé Boniface, n’est pas pape ; il n’est pas entré par la
porte ; c’est un voleur. — Je prétends que ledit Boniface est un simoniaque
horrible, comme il n’y en a pas eu de pareil depuis le commencement du monde.
Et il a blasphémé en disant qu’il ne peut pas, quoi qu’il fasse, commettre de
simonie. — Je prétends enfin que ledit Boniface a commis des crimes
manifestes, énormes, en nombre infini, et qu’il est incorrigible : il ruine
les églises, il dissipe le bien des pauvres, il méprise les humbles, il a
soif d’or, il en a faim, il en extorque à tout le monde, il hait la paix, il
n’aime que lui. Oh ! C’est l’abomination du Temple, que Daniel, prophète du
Seigneur, a décrite. Les armes, les lois, les éléments eux-mêmes doivent s’insurger contre lui.
Il appartient à un concile général de le juger et de le condamner. Je vous
requiers donc, sire roi, de procurer la convocation d’un tel concile, où je m’engage
personnellement à soutenir les présentes accusations. Après quoi, les vénérables
cardinaux pourvoiront l’Église d’un pasteur... » En attendant, comme celui qu’il
s’agit de poursuivre n’a pas de supérieur qui soit en droit de le suspendre,
et comme, prévenu de ce que l’on médite, il ne manquera pas de se défendre,
Guillaume de Nogaret propose de l’enfermer provisoirement ; le roi et les
cardinaux établiront un vicaire de l’Église romaine pour ôter toute occasion
de schisme jusqu’à l’élection du nouveau pape. « Et, sire, vous y êtes tenu
pour plusieurs raisons : pour le maintien de la foi, à cause de votre dignité
royale qui vous impose le devoir d’exterminer les pestiférés, à cause de
votre serment du sacre, car vous avez juré de défendre les églises de ce
royaume que dévaste un loup dévorant, par respect pour vos ancêtres qui n’auraient
pas souffert que l’Église romaine fût déshonorée par un concubinage si
honteux. » Un instrument authentique de ces réquisitions fut dressé, séance
tenante, par deux notaires apostoliques. Nogaret et ses acolytes quittèrent la France vers le temps où l’archidiacre de Coutances apportait au cardinal Lemoine les menaces du Saint-Père. L’archidiacre, qui prenait mal son temps, fut arrêté à Troyes, dépouillé, enfermé. Le légat protesta en vain ; d’ailleurs, il jugea prudent de demander lui-même, peu après, ses passeports. Quand il revit Rome, au mois de juin, les gens du roi étaient en Italie. VII. L’ATTENTAT D’ANAGNIDésormais, les péripéties se précipitent. Boniface, réconcilié contre la France avec ses ennemis de la veille, les Aragonais de Sicile et Albert d’Autriche, délia, le 31 mai, les prélats, seigneurs et bourgeois de la vallée du Rhône, de la comté de Bourgogne, du Barrois et de la Lorraine des serments de fidélité qui pouvaient porter préjudice aux droits de l’Empire. Philippe riposta aussitôt par une alliance défensive avec Wenceslas de Bohême, qui était l’adversaire déclaré du pape et d’Albert en Hongrie ; mais la Cour de France ne s’en tint pas là : elle employa à préparer la France, l’Europe, au coup de théâtre qui se machinait dans l’ombre, une activité sans pareille. L’APPEL AU FUTUR CONCILE.Le 13 et le 14 juin, on vit au Louvre, à Paris, un
spectacle étonnant. Le 13, les comtes d’Évreux, de Saint-Pol et de Dreux, et
Guillaume de Plaisians, chevalier — le bras droit de Nogaret —, « émus des
périls que Boniface
faisait courir à l’Église », renouvelèrent contre lui, devant les notables du
royaume, ecclésiastiques et laïques, assemblés en présence du roi, les
réquisitions du mois de mars, et l’appel au futur concile. Les évêques,
sollicités d’adhérer, se retirèrent pour délibérer sur une affaire si grave (negotium
arduum, immo arduissimum). Le lendemain » Plaisians lut une cédule
qui contenait, en vingt-neuf articles, l’énumération des crimes, vices et
hérésies imputés au pape, dont l’orateur se fit fort d’administrer la preuve
en temps et lieu : « D’abord, Boniface ne croit pas à l’immortalité de l’âme
ni à la vie future. C’est pourquoi il est épicurien. Il ne rougit pas de dire
: « J’aimerais mieux être chien que Français », ce que, certes, il ne dirait
pas s’il croyait que les Français ont une âme. Il ne croit pas au sacrement
de l’autel, car il ne se tient pas convenablement pendant la consécration. Il
dit que forniquer, ce n’est pas pécher. Il a souvent répété que, pour
abaisser le roi et les Français, il ruinerait, s’il le fallait, le monde
entier, l’Église, soi-même, et comme de bonnes gens qui l’entendaient l’avertissaient
de penser au scandale : « Que m’importe le scandale, dit-il, pourvu que les
Français et l’orgueil des Français soient anéantis ! » Maître Arnaut de
Villeneuve a composé un livre qui sent l’hérésie et qui a été condamné par
les maîtres en théologie de la Faculté de Paris ; après l’avoir fait brûler
lui-même en consistoire, Boniface a changé d’avis : il l’approuve. Il a un
démon privé, qu’il consulte en toute occasion. Il prétend que les Français
sont tous des patarins : voilà bien la manière des hérétiques, qui vous
qualifient de patarins quand vous êtes trop orthodoxe pour partager leurs
erreurs ! Il est sodomite. Il a fait tuer plusieurs clercs en sa présence. Il
a forcé des prêtres à révéler le secret de la confession. Il opprime les cardinaux,
les moines noirs, les moines blancs, les mineurs et les prêcheurs ; 0 déclare
que ce sont tous des hypocrites ; il n’a que l’injure et l’opprobre à la
bouche. Sa haine contre le roi de France vient de sa haine contre la foi,
dont ledit roi est la splendeur et l’exemplaire. Comme les gens du roi d’Angleterre
lui demandaient une décime, il la leur octroya à condition qu’ils l’emploieraient
à la guerre contre la France. Il a promis son aide à Frédéric, qui tient la Sicile,
pour perdre le roi de Naples (Charles II d’Anjou) et massacrer tous les
Français. Il a reconnu récemment le roi d’Allemagne, Albert, et c’a été (il
ne s’en est pas caché) pour nuire à nous autres, "Français : il avait
cependant qualifié jadis ce même roi d’assassin ; mais pour rompre l’entente
qui existait entre ce prince et la France, il a tout oublié. Si la Terre
Sainte est perdue, c’est sa faute : il a dissipé le patrimoine de
Jésus-Christ à persécuter les amis fidèles de l’Église et à enrichir ses
parents. Il est simoniaque public ; il tient boutique de bénéfices et de
dignités ; pour pourvoir ses neveux qu’il a nommés marquis, comtes et barons,
il a déshérité la
noblesse de la Campanie romaine. Il a fait disparaître son prédécesseur,
Célestin, et tous ceux qui ont discuté la question : « Si Célestin pouvait
renoncer... » Il a dit qu’il ferait bientôt de tous les Français des apostats
ou des martyrs... » Après avoir donné lecture de cette pièce, dont la marque
de fabrique transparaît encore à travers la traduction abrégée qui précède,[14] Guillaume de
Plaisians protesta qu’il n’avait point parlé de la sorte par haine contre
Boniface : « Ce n’est pas lui, ce sont ses forfaits que je hais. » Puis il
mit encore une fois en demeure le roi, « à qui appartient la défense de Notre
Sainte Mère l’Église et de la foi catholique », et les prélats, « qui sont
les colonnes de la foi », de travailler à la réunion d’un concile général.
Cela fait, Philippe le Bel, qui, le 12 mars, n’avait rien dit, exprima son
approbation. Quoiqu’il eût préféré « cacher de son manteau la nudité de son
père », il adhéra aux requêtes de Nogaret, réitérées par Plaisians, et il
pressa les prélats d’en faire autant. Ceux-ci, qui n’étaient pas dupes,
furent, sans protester, complices. Cinq archevêques, vingt et un évêques, dix
abbés, les visiteurs du Temple et de l’Hôpital, consentirent au concile «
afin que l’innocence du seigneur Boniface éclatât, s’il était innocent, dans
tout son lustre » ; mais « comme ledit seigneur Boniface, irrité, nous le
craignons, par ces mesures, procédera probablement contre nous », les prélats
en appelèrent d’avance au futur concile et au pape légitime des sentences qui
les pourraient frapper. RECUEIL DES ADHÉSIONS DANS TOUTE LA FRANCE.On avait craint peut-être que l’adhésion des évêques fût
difficile à obtenir ; c’est pourquoi, sans doute, on avait cru nécessaire de
les réunir au Louvre et de les intimider par la présence du roi.[15] Au rebours, c’est
peut-être parce que l’on n’était pas entièrement rassuré sur l’attitude de la
noblesse, du peuple et surtout du bas clergé, que, au lieu de convoquer une
assemblée générale de leurs représentants, la Cour prit le parti d’envoyer
dans les provinces des commissaires chargés de recueillir, et, au besoin, de
forcer, l’assentiment des corporations locales. A partir du 15 juin, la
chancellerie royale expédia, par centaines, des copies du procès-verbal de l’assemblée
du 14 et d’une circulaire du roi « à tous les doyens et chapitres d’église
cathédrale ou collégiale, à tous couvents, nobles, consuls, citoyens et à
toutes personnes ecclésiastiques et laïques », qui contient, en style
pompeux, l’invitation d’adhérer au concile général. Des commissaires,
porteurs de ces
documents, parcoururent aussitôt la France. Arrivés dans la région qui leur
avait été assignée, ils exhibaient, lisaient, traduisaient et commentaient le
procès-verbal et la circulaire. S’il y avait des résistances, ils insistaient
sur l’autorité des adhésions déjà acquises. Acte authentique était enfin
dressé de l’avis de la communauté consultée : adhésion, unanime ou non, avec
ou sans réserves, excuses dilatoires ou refus d’adhérer.[16] Des refus
formels d’adhérer, presque personne ne s’en permit ; l’attitude des gens du
roi était trop comminatoire. Il n’y eut d’hésitation que parmi les moines ;
mais plusieurs, après avoir protesté, se rétractèrent. Certains chefs d’ordre,
comme ce provincial des frères prêcheurs, qui conseillait d’obéir « pour ne
pas se singulariser » et parce qu’il ne convient pas « de paraître se
glorifier dans son sentiment personnel », prêtèrent, du reste, leur concours
pour étouffer les résistances. Seuls, quelques chapitres de l’Ouest, des
religieux italiens, les dominicains de Montpellier et de Limoges, les
franciscains de Nîmes et les monastères de Cîteaux, eurent des scrupules invincibles.
On emprisonna les rebelles, on expulsa les Italiens. En même temps qu’il
expulsait les étrangers, le roi faisait garder les frontières de ses États,
afin qu’aucun régnicole n’eût le moyen de se soustraire, par la fuite, à l’obligation
d’adhérer. CE QUI SE PASSA A PARIS.Voici ce qui se passa à Paris. Le 24 juin, une foule
immense s’assembla dans le jardin du palais royal de la Cité : les moines de
la capitale y étaient venus, « en procession, par semonce ». L’évêque d’Orléans
prêcha ; puis un clerc lut les pièces officielles, en latin et en français ;
puis deux prêcheurs et deux mineurs montèrent à la tribune : « Vérité, dit l’un
d’eux, frère Renaut d’Aubigni, n’a cure de flatterie ni de vilainie. Je ne
parle pas ici pour flatter le roi ni pour dire vilainie au pape. Je parle
pour expliquer les sentiments du roi. Or, sachez que ce qu’il fait, il le
fait pour le salut de vos âmes. Puisque le pape a dit qu’il veut détruire le
roi et le royaume, nous devons tous prier les prélats, comtes et barons, et
tous ceux de France, qu’ils veuillent maintenir l’état du roi et du royaume.
» Jean de Montigni, bourgeois de Paris, conseiller du roi, parut ensuite sur
l’estrade : « Seigneurs, vous avez entendu les crimes proposés contre le pape, et l’appel
contre ces crimes. Sachez que le chapitre de Paris et tous les chapitres du
royaume de France, et l’université de Paris, adhèrent à cet appel.[17] Pour quoi nous
vous commandons, puisque la chose touche le bien du roi et du royaume, que
vous nous disiez si vous adhérez aussi, ou non. Nous avons ici des notaires
pour dresser acte de votre assentiment. » Le témoin auriculaire — un marchand
italien — qui a noté ces discours, ajoute que « la plus grande partie de ceux
qui furent présents disaient : « Oil, oil, oil. » Comme la réunion d’un concile général ne dépendait pas de la France seulement, Philippe, tandis qu’il faisait procéder à cette consultation nationale, requérait, dans la même forme, l’approbation des princes et des peuples étrangers. Il fit écrire, le 1er juillet, au collège des cardinaux, aux « prélats, nobles et communautés » des royaumes de Castille, de Portugal et de Navarre, aux républiques d’Italie. Des réponses favorables arrivèrent des communautés de Navarre et des évêques de Portugal. ACTIVITÉ LITTÉRAIRE DE BONIFACE.Boniface VIII fut informé (à la fin du mois de juillet ?)
des événements invraisemblables qui se déroulaient en France.[18] Il en fut ému au
point qu’il ne s’emporta pas. Les bulles que, le 15 août, il expédia d’Anagni,
sont écrites sur un ton de dignité attristée. Une d’elles est adressée à l’archevêque
de Nicosie, qui a été « un des plus perfides instigateurs de la rébellion des
Français ». Une autre suspend la vie ecclésiastique et universitaire en
France, jusqu’à résipiscence du roi. Enfin, dans la lettre Nuper ad audientiam,
le pape s’adresse à Philippe : il a appris ce qui s’est passé, le jour de la
Saint-Jean, dans le jardin du roi, à Paris ; on l’a accusé d’hérésie, c’est
une étrange nouveauté : « Jamais personne de la Campanie romaine, dont je
suis originaire, ne fut convaincu de ce crime » ; le roi de France s’est
élevé contre le Saint-Siège parce qu’il a dénoncé ses fautes, mais d’autres
rois avant lui ont été réprimandés : vaut-il mieux qu’eux ? Boniface n’est-il
pas l’égal de ses prédécesseurs ? Le monde ne serait-il pas bouleversé s’il
suffisait aux puissants de la terre, pour persister dans leurs crimes, d’insulter
le successeur de l’Apôtre ? « Nous ne souffrirons pas que cet exemple détestable soit donné
au monde... Que le nouveau Sennachérib se souvienne des paroles qui ont été
dites à son émule : Contre qui as-tu blasphémé ? Contre le Saint d’Israël...
» Quelques jours après, il écrivit la fameuse lettre Super Petri solio,
où il résume ses griefs et l’histoire de la querelle : il remonte jusqu’à la
mission confiée à maître Jacques des Normands ; il rappelle les empêchements
mis par Philippe à la réunion d’un concile français à Rome, l’ambassade du
cardinal Lemoine, S’affaire de l’évêque de Pamiers, celle des Colonna, le
scandale de « je ne sais quel appel frivole » à un concile général ; pour
tous ces faits le roi a maintes fois encouru l’excommunication : ses sujets
sont déliés, par conséquent, de la fidélité qu’ils lui devaient ; ils sont
anathèmes s’ils lui obéissent désormais, s’ils acceptent de lui des
bénéfices, etc. ; les traités de ligue ou d’association que Philippe a pu
faire avec d’autres princes sont annulés. « Et maintenant, nous exhortons le
roi au repentir, à l’obéissance ; qu’il revienne à Dieu, afin que nous ne
soyons pas obligé de sévir contre lui, conformément à la justice. » Quoi qu’en
aient dit les controversistes gallicans, cette bulle est relativement
mesurée. La déposition du roi n’y est pas encore prononcée. On dirait que
Boniface n’a pas perdu tout espoir : « Comme Nabuchodonosor, le premier des
rois de la terre, puisse-t-il ne pas s’obstiner ! Nous avons cherché à
ramener la brebis égarée ; nous avons voulu la ramener sur nos épaules au
bercail... » Cette bulle Super Petri solio fut affichée à la porte de
la cathédrale d’Anagni. LA « BESOGNE » DE GUILLAUME DE NOGARET.Pendant ce temps-là Guillaume de Nogaret et ses acolytes
avaient travaillé à leur « besogne secrète ». Un de ces acolytes, le
Florentin Mouche, qui avait introduit naguère Charles de Valois en Toscane et
guidé en Italie plusieurs missions françaises, fut l’interprète de celle-ci
et la mit en rapport avec les barons et les municipes du Patrimoine, dont il
connaissait les rancunes. C’est dans le château de Staggia — donné quelques
années auparavant, par le roi des Romains, à l’un des frères de Mouche,
Nicoluccio de Franzesi — que Nogaret établit son quartier général. Les
domaines de Mouche et des siens, Staggia, Poggibonsi, Fucecchio, étaient
situés sur le territoire de Florence, près des frontières de Sienne. De là il
était facile de s’aboucher avec les exilés, les mécontents, les bandits de la
région apennine, et les ennemis, très nombreux, des Gaëtani dans la région.
Les Ceccano, les Sgurgola, les Bussa, ceux d’Alatri, de Segni et de Veroli,
beaucoup de seigneurs des monts Albains, étaient prêts à tout pour humilier
Boniface et son neveu, que l’on appelait le « marquis ». Les plus acharnés
étaient des gens d’Anagni, compatriotes du pape, lésés par lui, et ce Rinaldo
da Supino, capitaine de la ville de Ferentino, dont la sœur avait été jadis
fiancée à Francesco
Gaëtani : ceux-là avaient des vengeances de famille à satisfaire. Pour eux,
le pape n’était pas le père universel des fidèles ; ils le connaissaient de
trop près : ce n’était que Benedetto Gaëtani. Les clients des Colonna, sous
les ordres du féroce Sciarra, fils de Jean Colonna, naguère réfugié en
France, firent l’appoint nécessaire. Ni le roi de Naples ni les Romains ne s’engagèrent
dans la ligue. Aussi bien, pour un coup de main, quelques aventuriers valaient
mieux qu’une armée. Lorsque les amis qu’il avait à la Cour de Boniface — les
cardinaux Napoléon des Ursins et Richard de Sienne, le capitaine et le
podestat d’Anagni, et le maréchal de la Cour pontificale — l’avertirent que
la bulle Super Petri solio allait être fulminée, Guillaume de Nogaret
donna rendez-vous à ses complices, pour la nuit du 6 au 7 septembre. Le 7,
avant l’aurore, la petite troupe — six cents hommes d’armes environ, avec un
millier de sergents à pied — s’ébranla dans la direction d’Anagni. L’étendard
fleurdelysé de France et le gonfalon de Saint-Pierre étaient déployés, car
les condottieri de Nogaret marchaient à la fois, étant à la solde et sous la
protection de Philippe, « pour venger l’injure du roi de France » et, vassaux
du Saint-Siège, « pour la défense de l’Église romaine contre l’usurpateur ».
Ils criaient, dit un témoin : « Vivent le roi et Colonna ! » L’ATTENTATBoniface ne se doutait de rien. La bande de Nogaret, de Colonna et de Rinaldo arriva, sans rencontrer de résistances, sur la place publique d’Anagni, où Nogaret harangua la foule. « Au bruit, tout le peuple de la ville s’émut, ainsi que les chevaliers et les damoiseaux, et il y en eut de l’hôtel de Boniface qui criaient aussi : mort au pape et au marquis ! » Pour aller au palais du pape, il fallait passer devant celui des Gaëtani, où le marquis et ses domestiques s’étaient barricadés à la hâte. On les attaqua, et le marquis fut pris. Colonna, Rinaldo, pénétrèrent jusqu’à Boniface en traversant la cathédrale qui communiquait avec le château, tandis que leurs gens se répandaient, pour piller, derrière eux : « Le seigneur cardinal François, neveu du pape — jeune homme gras et robuste —, s’enfuit sous les habits d’un valet. On pilla sa maison, celle de l’évêque de Palma, la banque des Spini, les hôtels du pape et du marquis. La lutte, le pillage et l’arrestation du pape, tout était fini à midi. » On dit que Boniface, abandonné de tous, attendit les
agresseurs les clés et la croix dans les mains. Les premiers qui se précipitèrent
dans la chambre où il était furent les hommes de Sciarra : ils accablèrent le
vieillard de menaces et d’injures ; Sciarra voulait le tuer ; d’après une
tradition célèbre, mais qui n’est pas corroborée par des témoignages contemporains, il l’aurait
souffleté. A ces outrages inouïs, le pape ne répondit pas ; il dit seulement
en langue vulgaire : « Voici mon cou, voici ma tête, eccovi il collo, eccovi
il capo ! » Enfin Nogaret arriva. Il était dans sa politique d’empêcher les
voies de fait inutiles, afin d’assurer à son acte le caractère ou l’apparence
d’une procédure régulière. On le croit très volontiers quand il déclare que
le pillage de la caisse et de la cave pontificales eut lieu sans son
agrément, et qu’il travailla de son mieux à sauvegarder les personnes et les
biens des Gaëtani. Seulement, sa modération n’allait pas jusqu’à épargner au
prisonnier les dernières souffrances morales. Dans la chambre du pape, « en
présence de plusieurs prud’hommes », il discourut. « J’expliquai, exposa-t-il
plus tard dans ses Mémoires justificatifs, la cause et la manière de notre
arrivée. Je dis ce qui avait été fait en France, les accusations dont
Boniface, que j’avais devant moi, avait été chargé. Ces accusations, il ne s’en
était point défendu ; il était donc réputé, conformément aux canons,
convaincu, confès et condamné. Toutefois, comme il convient que vous soyez
déclaré tel par le jugement de l’Église, je veux vous conserver la vie et
vous représenter au concile général que je vous requiers de convoquer. Il s’agit
d’hérésie, et vous serez jugé, bon gré mal gré. Je prétends aussi faire en
sorte que vous n’excitiez point du scandale dans l’Eglise, surtout contre le
roi et le royaume de France. A ces fins, je vous arrête, en vertu des règles
du droit public, pour la défense de la foi et l’intérêt de notre mère la
Sainte Église, non pas pour vous faire insulte, ni à aucun autre... »
Boniface n’acquiesça pas. Alors Nogaret s’installa pour le garder à vue. « Le
seigneur pape ne fut ni lié, ni mis aux fers, ni chassé de son hôtel, dit un
témoin anonyme, mais le seigneur Guillaume de Nogaret le gardait dans sa
chambre, en nombreuse compagnie[19]... » Voilà le
vinaigre et le fiel dérisoires dont Dante parle dans le Purgatoire (c. XX) : Veggio in Alagna entrar lo flordaliso E nel vicario suo Cristo esser catto. Veggiolo un’ altra volta esser deriso ; Veggio rinnovellar l’aceto e’l fele, E tra nuovi ladroni esser anciso. Veggio ‘l nuovo Pilato... Mais, l’attentat consommé, rien n’était fini. Au
contraire, les difficultés commençaient. Comment traîner d’Anagni à Lyon, à
travers la moitié de l’Italie, un pape de quatre-vingt-six ans ? La chose eût
été difficile avec une escorte française ; l’entreprendre avec la milice du
municipe de Ferentino et les barons de la Campagne, c’était folie. Guillaume
de Nogaret n’avait pas prévu que la plupart de ses partisans s’effraieraient
de leur audace et qu’un revirement aurait lieu en faveur de la victime. Rien
ne montre mieux que Nogaret, avec ses qualités d’audace, avait l’esprit chimérique
; son excessif mépris des hommes l’aurait perdu s’il n’avait été servi par
une chance extraordinaire. « Comme certains nobles d’Anagni, parents des
Colonna, ne voulaient pas consentir à ce que l’on emmenât le pape hors de la
ville », la journée du 8 septembre, lendemain de l’attentat, se passa sans
rien faire. Le 9, au matin, les Anagniotes et les gens des environs se
soulevèrent en criant : « Vive le pape, mort aux étrangers ! » Sciarra et
Rinaldo essayèrent de résister, mais, après avoir subi des pertes sensibles,
ils évacuèrent la ville. Nogaret se réfugia avec eux à Ferentino, et la bannière
fleurdelysée, qui avait été arborée sur le palais pontifical, fut traînée
dans la boue. En même temps, quatre cents cavaliers romains arrivaient ; ils
emmenèrent Boniface à Rome (12 septembre), à travers un pays en feu, « plein
de mauvaises gens ». Le pape se laissa faire, ces terribles journées l’avaient
brisé. Plus tard, dans ses Apologies, Nogaret eut l’impudence de prétendre qu’avant
de quitter Anagni, Boniface reconnut comme légitime la procédure du 7, et
pardonna publiquement aux auteurs de l’attentat.[20] Assurément il ne
pardonna pas, mais il avait perdu l’esprit. Il eut des accès de démence
sénile. Il mourut le 11 octobre. Cette mort sauva Nogaret qui, de vaincu, redevint, du jour au lendemain, victorieux, et consomma l’humiliation du Saint-Siège. « Ce qu’il y a d’extraordinaire, en effet, dans l’épisode d’Anagni, a très bien dit E. Renan, ce n’est nullement que le pape ait été surpris, c’est que cette surprise ait amené des résultats durables, c’est que la papauté ait été abattue sous ce coup, c’est qu’elle ait fait amende honorable au roi sacrilège. Cela ne s’est vu qu’une fois, et c’est par là que la victoire de Philippe le Bel sur la Papauté a été dans l’histoire un fait absolument isolé. » VIII. L’ÉPILOGUE DU DIFFÉREND SOUS BENOÎT XI ET CLÉMENT VL’avenir politique de la papauté dépendait du successeur de Boniface. Ou bien le pape nouveau anathématiserait les auteurs de l’attentat et continuerait contre la France une guerre sans merci ; ou bien, soit qu’il pardonnât aux sacrilèges, soit qu’il entrât seulement en négociations avec eux, il avouerait l’impuissance du Saint-Siège : il placerait, pour longtemps, le souverain pontificat dans la dépendance de ceux qui l’auraient impunément insulté. Le 21 octobre 1303 (après onze jours d’interrègne seulement), un frère prêcheur, homme doux et lettré, Nicolas Boccasini, fils d’un notaire de Trévise, fut élu. C’était un des trois prélats qui, dans la journée du 7 septembre, étaient restés aux côtés de Boniface. On le savait honnête, mais timide, prêt aux accommodements ; et c’est pour cela que Benoît XI réunit les suffrages des cardinaux. Dès lors, le triomphe de Philippe — ce triomphe qui avait été refusé à Barberousse, à Philippe Auguste à Frédéric II — et l’asservissement de Rome à la France capétienne étaient inévitables. Il suffit d’ailleurs, pour augurer du dénouement, de constater l’attitude des adversaires aux premiers jours du pontificat. Celle des Français est insolente. Guillaume de Nogaret donne des lettres de sauvegarde aux gens de Ferentino, où il est déclaré que ceux d’Anagni auront à se repentir d’avoir trahi l’envoyé du roi, d’avoir attenté à sa vie, d’avoir traîné sa bannière dans le ruisseau ; la mort de Boniface n’a pas interrompu l’action engagée contre lui à raison des crimes imprescriptibles d’hérésie, de simonie et de sodomie ; ses complices n’ont pas été châtiés. Cependant le pape n’osait ni renouveler contre Philippe l’excommunication nominative, ni sortir de Pérouse. NOGARET ET BENOIT XI.Guillaume de Nogaret se rendit, au commencement de 1304,
auprès de Philippe le Bel, qui se trouvait alors en Languedoc. Il exposa sa conduite et reçut, en
récompense, des biens considérables. Il conseilla d’envoyer au pape, qui n’avait
pas encore notifié son avènement, une ambassade solennelle. Et le mois de
février ne s’écoula pas, en effet, sans que Philippe dépêchât à Benoît XI,
pour le féliciter, pour « renouveler l’ancienne amitié » entre le royaume et le
Saint-Siège, et pour requérir l’annulation des anathèmes de Boniface — « feu
Boniface, qui naguère présidait au gouvernement de l’Église » — trois membres
de son Conseil, qui s’étaient notoirement associés, en 1303, aux mesures
antipapistes : le canoniste Pierre de Belleperche, Béraud de Mercœur et
Guillaume de Plaisians, chevaliers ; un quatrième personnage leur fut adjoint
: Guillaume de Nogaret. Ces choix attestent que les faits et gestes de
Nogaret en Italie n’avaient point du tout déplu au petit-fils de Saint Louis
et que la politique d’intimidation, représentée par le promoteur du tumulte d’Anagni,
était toujours en faveur. Benoît XI avait résolu, toutefois, de distinguer entre Philippe et les auteurs des scandales de septembre. Il était prêt à annuler les procédures et les sentences de Boniface contre le roi, son royaume, ses conseillers et ses sujets : effectivement, Philippe fut relevé dès le 2 avril, « sans qu’il l’eût demandé », de toutes les censures qu’il pouvait avoir encourues, et les Colonna, ses protégés, reçurent un commencement de réparation. En revanche, il ne serait pas dit que Guillaume de Nogaret aurait outragé impunément la majesté pontificale. Benoît conciliait ainsi ses craintes et le cri de sa conscience, son respect de la force et son désir de justice, sa faiblesse et son orgueil : il amnistiait l’homme puissant, mais il frappait, avec ostentation, un subalterne. Rien n’aurait été plus facile à Philippe, en effet, que de désavouer Nogaret ; et le pape caressa certainement l’espérance d’obtenir cette satisfaction, résigné à s’en contenter. Lorsque l’ambassade arriva, il refusa de voir Nogaret,
parce qu’entrer en relations officielles avec lui, c’eût été le déclarer
libre de toute excommunication. Quand il prononça, le 13 mai, une absolution
générale, il excepta nommément « Guillaume de Nogaret, chevalier ». Enfin il
entama contre ce bouc émissaire une poursuite canonique : la bulle Flagitiosum
scelus, du 7 juin 1304, cite à comparaître devant le Saint-Siège
les coupables d’Anagni, Nogaret, Rinaldo, Sciarra et leurs compagnons, les
auteurs de ce « crime monstrueux, que des hommes très scélérats ont commis
contre la personne du pape Boniface, de bonne mémoire... Lèse-majesté, crime
d’État, sacrilège, violation de la loi Julia de vi publica, de la loi
Cornelia sur les sicaires, séquestration de personnes, rapine, vols, félonie,
tous les crimes à la fois ! Nous en restâmes stupéfait ... O forfait inouï !
O malheureuse Anagni, qui as
souffert que de telles choses s’accomplissent dans tes murs ! Que la
rosée et la pluie tombent sur les montagnes qui t’environnent, mais qu’elles
passent sur ta colline maudite sans l’arroser !... » C’est ainsi que Benoît XI épuisa son éloquence contre les
serviteurs d’un roi qu’il venait d’absoudre, parce qu’ils étaient coupables d’un
acte dont ce roi les avait félicités. Comment s’expliquer que les événements
n’aient pas tourné comme le désirait Benoît, et comme il était probable, a
priori, qu’ils tourneraient ? Nogaret avait des jaloux (aemuli), et
des gens mal informés (veritatis ignari) s’unissaient à ces envieux
pour le « diffamer gravement auprès du roi à l’occasion du fait d’Anagni. »
Il eut été en péril si, la défaite du Saint-Siège étant moins complète, le
roi avait eu le moindre intérêt à transiger. Mais Philippe n’avait rien à
ménager, et, d’autre part, il a toujours été très fidèle à ceux qui avaient
gagné sa confiance. Enfin Nogaret n’était pas homme à se laisser égorger : il
fit présenter contre Boniface mort l’acte d’accusation dressé l’année précédente
contre Boniface vivant ; avant que la bulle Flagitio sum scelus,
qui l’ajournait devant le tribunal du pape, le touchât, il se hâta de se
mettre à l’abri, en France. Cependant, la Cour pontificale allait le juger, à
Pérouse, par contumace : « Tout était prêt, dit-il dans ses Mémoires ; la
sentence allait être prononcée contre moi ; le pape avait fait dresser sur la
place, devant son hôtel, un échafaud tendu de drap d’or... » Mais Dieu
veillait : ce jour-là, le 7 juillet, « Dieu, plus puissant que tous les
princes ecclésiastiques et temporels, frappa ledit seigneur Benoît de sorte
qu’il ne lui fut pas possible de me condamner ». Ce miracle s’opéra, dit-on,
par le moyen d’un jeune homme, habillé en religieuse, qui se présenta comme
tourière des sœurs de Sainte Pétronille : il offrit au pape des figues
fraîches, de la part de son abbesse ; quoiqu’il se méfiât des empoisonneurs,
le pape en mangea, parce que l’abbesse était sa dévote, et mourut. LA VACANCE DU SAINT-SIÈGE EN 1304-1305.La vacance du Saint-Siège dura, cette fois, près d’un an,
du 7 juillet 1304 au 5 juin 1305. Ce fut, durant ces onze mois, une bataille
désespérée, dans le Sacré Collège, entre les partisans de la France et les «
Bonifaciens » (Gaëtani et Stefaneschi), dépositaires et défenseurs de la
tradition romaine. Benoît XI, bien que conciliant, avait eu des velléités de
fermeté : il était italien ; il avait toujours vécu à la Cour de Rome, dans
les villes de la Campanie, du Latium et de la Sabine, où flottaient les
souvenirs héroïques des Grégoire et des Innocent ; Boniface avait été son
maître et son bienfaiteur. Son règne avait prouvé qu’il fallait asseoir un
étranger, un Français, une créature du roi, sur le trône pontifical si l’on
voulait parachever l’asservissement de la Papauté. L’élection de l’archevêque
de Bordeaux, Bertrand de Got, fut donc, pour la politique française, le plus
éclatant triomphe. Il serait intéressant de connaître, en détail, les
intrigues qui préparèrent cet événement décisif, mais elles ont été secrètes. L’attitude de Nogaret pendant l’interrègne est
instructive. Cet habile homme craignait sûrement que l’élection tournât mal,
et il prit des précautions en conséquence : il annonça que si le successeur
de Benoît XI était un « bonifacien », il trouverait à qui parler. Le 7 septembre,
anniversaire de l’attentat d’Anagni, l’auteur principal de cet attentat fit
enregistrer devant l’official de Paris une Apologie de sa conduite. Après
avoir raconté, à sa manière, les épisodes du Différend, il déclare que la
mort de Boniface ne l’empêchera point de continuer, contre cet antipape, son
« œuvre vertueuse » ; car « l’accusation d’hérésie n’est pas éteinte par la
mort », et il est de l’intérêt public que la mémoire d’un si grand coupable s’effondre
avec l’éclat convenable (cum debito sonitu). Le 12 septembre, il
proteste d’avance, devant le même officiai, contre le pape futur, si le pape
futur était choisi parmi ces assistants du Saint-Siège, fauteurs d’hérésie,
qui avaient approuvé Boniface : « Des fils de la sainte Église romaine,
dit-il, essaient de la violer ; ils la traitent en courtisane, à la face des
nations. Eh bien ! De même que je me suis élevé naguère contre ledit
Boniface, je m’opposerai comme un mur à cette engeance. Par les présentes j’en
appelle au siège apostolique, à l’Église universelle, au pape légitime, de
peur que les cardinaux présument d’élire un des complices de Boniface ou
procèdent à l’élection de concert avec ces excommuniés. » En même temps il
écrivait : « Le Souverain Pontife n’est qu’un homme, sujet à l’erreur. Si,
pour nos péchés, quelque Antéchrist envahit le Saint-Siège, il faut lui
résister. Le pape légitime a le devoir de savoir gré aux champions de la foi
qui ont combattu pour l’Église contre le loup déguisé en berger ; autrement,
il se rend solidaire du coupable : il est hérétique comme lui... » Et dans
ses Allegationes
excusatoriae, la pièce la plus considérable qu’il ait composée
pour sa défense : « Le pape Benoît s’est plaint que le trésor de Boniface ait
été pillé à Anagni ; il aurait mieux fait de regretter que ce trésor eût été
amassé par de mauvais moyens. Il a procédé contre moi précipitamment, à la
légère, d’une manière irrégulière... Qu’un concile général soit convoqué pour
faire enfin justice de la mémoire de Boniface et de sa séquelle. Je m’offre à
les poursuivre ; et, en attendant, comme il y a des bonifaciens à la Cour
pontificale, qui sont mes ennemis à cause de mon zèle pour la cause de Jésus-Christ,
je les récuse. Je ne les nomme pas : leurs déportements les désignent assez ;
mais je les nommerai : j’établirai que l’âme perverse de Boniface revit dans
les sectateurs du schisme bonifacien... » La menace du procès à la mémoire de
Boniface et aux Bonifaciens fut ainsi suspendue comme un glaive sur la tête
du pape futur, et au-dessus du conclave. Rien n’était plus propre à
influencer les électeurs de Pérou se. ÉLECTION DE BERTRAND DE GOT.Cependant entre la petite ville de l’Ombrie où délibéraient les cardinaux et la Cour de France, des messages s’échangeaient. « Le roi dit un chroniqueur, avait chargé Pierre Colonna de promesses corruptrices. » Au mois d’avril 1305, trois conseillers du roi de France, Mouche, Itier de Nanteuil, prieur des Hospitaliers en France, et maître Geoffroi du Plessis, protonotaire de France, étaient à Pérouse. Le 14 avril, les magistrats municipaux les avertirent que l’on disait à Pérouse qu’ils étaient venus pour procéder contre la mémoire de Boniface et pour récuser les Cardinaux créés par ce pape ; les envoyés répondirent qu’ils étaient venus pour le bien de l’Église universelle, dans l’intérêt de la ville et des Pérugins, afin que l’Église romaine fût enfin pourvue d’un pasteur. Il est certain qu’ils s’employèrent énergiquement contre les Gaëtani. Bertrand de Got, qui prit le nom de Clément V, fut élu le
5 juin 1305. Pour expliquer ce choix, Villani raconte, dans ses Istorie Florentine, l’historiette
suivante. Les partisans et les adversaires de Boniface auraient décidé, de
guerre lasse, qu’une liste de trois personnes « papables », étrangères à l’Italie
et au Sacré Collège, serait dressée par les Bonifaciens ; celle de ces trois
personnes que désignerait la faction adverse serait élue à l’unanimité.
Bertrand de Got aurait été mis sur la liste des Bonifaciens parce qu’il était
considéré comme partisan de Boniface, ami d’Edouard d’Angleterre, et hostile
à Charles de Valois. Philippe, prévenu par le cardinal de Prato, se serait
empressé d’assigner à l’archevêque un rendez-vous, et, dans une entrevue aux
environs de Saint-Jean-d’Angély, il lui aurait promis de le faire élire, sous
certaines conditions. Mais on a les itinéraires de l’archevêque de Bordeaux
et du roi de France pendant le mois de mai 1305, où Villani place l’entrevue
de Saint-Jean-d’Angély ; ils prouvent que l’archevêque et le roi ne se sont
pas rencontrés et, par conséquent, que le chroniqueur florentin a été, au
moins en partie, mal informé. Comment croire, cependant, que l’élection de
Pérouse n’ait pas été précédée en effet de pourparlers, d’une réconciliation
et d’un pacte entre l’archevêque et le roi ? Si la Cour de France, dont les
agents ont certainement pesé sur les délibérations du conclave, n’avait pas
désigné Bertrand de Got, les cardinaux n’auraient jamais songé à tirer de son
néant cet obscur prélat de Gascogne. D’ailleurs, l’attitude de Bertrand pape
appuie l’hypothèse, si vraisemblable, que Bertrand candidat se mit à la
discrétion de la France. En somme, il y eut des trafics ; et de ces trafics,
qui n’ont pas laissé de traces, résulta, pour la Papauté, la « captivité de
Babylone ». Villani dit qu’un des articles du pacte conclu entre le roi et le
futur pontife, dans l’entrevue supposée de Saint-Jean-d’Angély, fut la
condamnation des actes de Boniface. Dans une lettre écrite en 1311, Philippe
rappelle à Clément qu’il l’a entretenu de cette affaire, à Lyon, dès novembre
1305. Lors de la seconde entrevue de Poitiers entre le pape et le roi
(juillet 1308), l’ouverture des poursuites contre Boniface, la canonisation
de Célestin V et l’absolution de Nogaret furent encore au nombre des
exigences que Philippe formula.[21] Ainsi l’élection
d’un suppôt de la France n’eut pas même ce résultat de faire tomber le procès
à la mémoire de Boniface que Nogaret, sous Benoît XI, avait menacé d’intenter.
Procès effroyable, dont la Cour pontificale devait souhaiter d’éviter le
scandale à tout prix. Il ne s’agissait de rien moins, en effet, que d’établir,
par enquête, à la face du monde, la vérité des accusations articulées, en
juin 1303, par Guillaume de Plaisians, contre les mœurs et l’orthodoxie de
Boniface. Or, Nogaret était passé maître en ces matières : on savait qu’il
était expert à recruter des témoins pour convaincre n’importe qui des crimes
les plus ignobles. Clément V lui-même, si peu romain qu’il fût, prévoyant « l’affreuse
nudité que la main brutale de procureurs habitués à fouiller des immondices
allait révéler », devait craindre « les ordures de leur imagination, la
crudité de leur langage. » Ce procès, c’était, pour Nogaret, le moyen d’arracher
au successeur de Benoît XI l’absolution que Benoît XI lui avait refusée, et,
pour le roi, c’était une arme. Clément se montrait-il docile ? On la laissait
reposer. Hésitait-il à complaire ? On la tirait du fourreau. De 1306 à 1311,
l’ennemi des Gaëtani s’en servit avec dextérité. S’il abandonna, enfin, en
1311, la prétention de faire exhumer, pour qu’on brûlât ses os, le cadavre de
Boniface, ce fut après avoir fait procéder à l’enquête (qui commença le 16
mars 1310), rassasié de hontes la Curie, couvert de boue les choses les plus sacrées, et
dicté au pape une lettre qui justifiait solennellement les auteurs de l’incident
d’Anagni. CLÉMENT V ABSOUT LES ADVERSAIRES DE BONIFACE.La bulle Rex gloriae virtutum, datée d’Avignon (27 avril 1311), qui lève et ordonne d’effacer des registres de l’Église de Rome les excommunications, sentences, etc., lancées par Boniface et par Benoît depuis la Toussaint de l’an 1300 contre le roi, le royaume, les appelants au concile général, etc., semble avoir été préparée par Nogaret en personne. Une autre bulle du même jour déclare que le pape ne recevra plus aucun acte où le zèle de Philippe, dans l’affaire de Boniface, serait blâmé : « Ce zèle, dit Clément V, a été louable, nos bonum pronunciamus atque justum. » Zelum bonum atque justum, tel est le jugement d’un pape sur la conduite du roi pendant le différend : ce que le roi a fait, il l’a fait, Clément V l’atteste, pour la défense de l’Église, comme champion de la foi. Approbation plus cruelle cent fois pour la Papauté que le soufflet symbolique de Sciarra. |
[1] L’histoire
du Différend entre Philippe le Bel et Boniface Vin, dont on peut maintenant
parler paisiblement, a longtemps surexcité les passions. Gallicans,
jansénistes, ultramontains s’en sont jeté autrefois les pièces au visage. Ces
pièces sont au Trésor des Chartes de France (J 478-493 et J 968-969, JJ 29,
etc.), et aux Archives du Vatican. Le gallican Pierre Dupuy, qui classa les
layettes du Trésor, publia (assez mal) en 1655, dans son Histoire du différend d’entre le pape
Boniface VIII et Philippe le Bel, roi de France, la plupart des
documents les plus intéressants des archives royales. Les registres de Boniface
VIII, conservés aux Archives du Vatican, étaient, en 1900, en cours de
publication par les soins de l’École française de Rome. Voir aussi les textes
publiés par Kervyn de Lettenhove, Etudes
sur l’histoire du XIIIe siècle, s. à. Le livre de P. Dupuy, celui de A. Baillet (Histoire des démêlés du pape Boniface VIII
avec Philippe le Bel, 1718) sont passionnément hostiles à Boniface. De
nos jours, Boniface a trouvé des apologistes ; le principal est dom Tosti (Storia di Bonifazio VIII e de’ suoi tempi, 1846).
E. Boutaric, E. Renan (dans l’Histoire
littéraire, t. XXVII, 1877 ; cf.
la réimpression intitulée Études
sur la politique religieuse du règne de Philippe le Bel, 1899), F.
Rocquain (La Cour de Rome et l’esprit
de Réforme avant Luther, t. II, 1895) et A. Baudrillart (Des idées qu’on se faisait au XIVe
siècle sur le droit d’intervention du Souverain Pontife dans tes affaires
politiques, dans la Revue d’histoire
et de littérature religieuses, 1898)
sont jusqu’à présent les derniers historiens de la querelle. Mais G. Digard, un
des éditeurs des registres de Boniface, a consacré de longues années à préparer
Philippe le Bel et le Saint-Siège.
[2] En
Allemagne et en Angleterre comme en France.
[3] Des conflits
entre les gens du roi, d’une part, l’évêque de Poitiers et les chapitres de
Chartres et de Lyon d’autre part, avaient entraîné, dès le début du règne de
Philippe le Bel, des appels en Cour de Rome. On a un mémoire qui fut présenté à
Nicolas IV, à l’automne de 1289, au nom du roi, relativement à l’affaire de
Chartres ; l’allure en est dégagée, impertinente ; longtemps avant l’ouverture
du Différend, elle annonce le Différend :« Notre Très Saint-Père a sans doute
eu pitié de notre grande jeunesse. Il nous a exposé dans ses lettres comment,
au rapport de quelques-unes, nous lésons les droits et les franchises de l’Église
de Chartres. C’est une grande joie pour nous de voir que quand il s’agit de
nous, il met plus d’empressement à veiller à notre correction, sur un simple
soupçon, qu’à celle des autres rois...» Et plus loin : « Il a été bon prophète,
le pauvre truand de notre royaume qui a dit : « Les exactions des clercs
ne cesseront que lorsqu’ils auront épuisé le dévouement des Français. »
[4] Le
pontificat de Célestin a été l’objet de travaux qui ont été réunis dans un
volume intitulé ; Celestino V ed il VIto
centenario della sua incoronazione,
1894.
[5] De
leur côté, l’archevêque de Reims et ses suffragants, comme effrayés de l’audace
du pontife, inquiets des conséquences, écrivirent à Boniface pour attirer son
attention sur les représailles probables : « Le roi et les barons,
disaient-ils, nous reprochent de ne pas contribuer à la défense du royaume,
bien que les prélats y soient tenus, quelques-uns par l’obligation de leurs
fiefs, presque tous par le serment de fidélité ; le roi nous menace de nous
retirer l’appui dont nous avons besoin pour vivre en sûreté ; c’est la ruine de
l’Église... »
[6] Il
serait très intéressant de comparer la littérature antipapiste du temps de
Philippe le Bel à celle du temps de Frédéric II ; il y a des analogies frappantes
et peut-être des imitations
[7] C’est
vers cette époque qu’un agent secret de Philippe le Bel, le prieur de la
Chaise, Pierre de Paroi, qui se serait abouché dès 1295 avec les ennemis de
Boniface dans le Sacré Collège, Hugues Aicelin et les Colonna, aurait entendu
parler pour la première fois des «erreurs, des horreurs et des hérésies» du
pape. Le roi de France, informé, l’aurait prié de faire part à Boniface des
bruits qui couraient sur son compte. Pierre de Paroi a raconté plus tard qu’il
tenta, en effet, cette démarche invraisemblable. «Qui t’a dit cela ?», aurait
demandé Boniface. «Je lui nommai Philippe, le fils du comte d’Artois, et
monseigneur Jacques de Saint-Pol, parce qu’il ne pouvait rien contre eux. Il s’écria
: « Ces chevaliers sont des sots et se mêlent de ce qui ne les regarde pas.
Voilà bien l’orgueil des Français. Va-t’en, ribaud, mauvais moine. Dieu me
confonde si je ne confonds pas l’orgueil des Français. Je détruirai les
Colonna. Je détrônerai le roi de France. Tous les autres rois chrétiens seront
avec moi contre lui. »
[8] Comme
Henri de Vézelay, garde du sceau de Philippe III, Pierre Flote était borgne.
[9] Dans
le tumulte du différend entre Philippe et Boniface, Saisset fut oublié. On le
laissa se rendre à Rome, où il resta jusqu’après les événements d’Anagni. En 1308,
le roi pardonna à l’exilé, « vieux et fragile », et lui rendit son temporel.
[10] Il
semble que, cinq semaines plus tard, le pape, mieux informé (par l’archevêque
de Narbonne ?), se soit ravisé. Une bulle du 13 janvier 1302 mande à l’archevêque
d’instruire en France le procès de Saisset, « nonobstant nos lettres
antérieures». Ce contre-ordre arriva sans doute trop tard, lorsque les lettres
du 5 décembre avaient déjà produit leur effet.
[11] Ou
de leur trahison. Pendant les premières années de son pontificat, Boniface s’était
fait, sans le savoir, beaucoup d’ennemis dans le clergé gallican par ces coups
de force saccadés dont il était coutumier envers et contre tous : c’est ainsi
qu’il avait nommé Gui de la Charité à l’évêché de Soissons sans consulter le
chapitre, appelé proprio motu sur
le siège de Comminges le jeune Bertrand de Got (qui fut plus tard Clément V) et
Denys Benaiston sur le siège du Mans, distrait le diocèse de Dol de la province
de Tours pour le placer omnimodo,
précise, immédiate et absolute sous la tutelle du Saint-Siège, etc.
[12] La
doctrine de la bulle Unam sanctam est celle des ultramontains intransigeants, et
pour l’avoir affirmée, Boniface a été appelé, par eux, Boniface le Grand. Elle
gêne, au contraire, un autre parti : Mury a essayé de se débarrasser de ce
document en en contestant l’authenticité matérielle (Revue des questions
historiques, t. XXVI, 1879,
p. 91), mais le P. Desjardins n’a pas eu de peine à montrer la faiblesse de ses
arguments (Etudes religieuses de la Cie de Jésus, 1880).
[13] On a
souvent remarqué que la conclusion dogmatique de la bulle (Porro subesse, etc.) « est générale et susceptible de s’accorder avec les
interprétations les plus mitigées de la doctrine de l’Eglise sur sa puissance
temporelle ». Au fond, Boniface, dans la bulle Unam sanctam comme dans la bulle Clericis laicos, n’a pas dit grand-chose de nouveau. Mais il
avait l’art de donner un tour blessant aux lieux communs.
[14] C’est
le style de Nogaret. L’allusion aux patarins est sûrement de Nogaret, accusé
par les Bonifaciens d’être fils d’un patarin. La collaboration des Colonna s’accuse
dans le passage relatif aux faits et gestes de Boniface dans la Campanie
romaine.
[15] Seuls,
l’évêque d’Autun et l’abbé de Cîteaux refusèrent de s’associer à la
déclaration. Un sergent d’armes appréhenda l’évêque d’Autun à sa sortie du
Louvre. L’abbé de Cîteaux fut mis au Châtelet de Paris.
[16] Voici
ce qui se passa à Bourges. Le 4 août, Jean d’Auxi, chantre d’Orléans, lut, en
présence de plusieurs témoins et de notaires publics, aux chanoines de la
cathédrale, les lettres du roi : après délibération, ils adhérèrent tous, nemine contradicente ; il se transporta ensuite au couvent des frères prêcheurs, puis au
couvent des frères mineurs, où la même scène fut répétée. Le 5, la communauté des
bourgeois de la ville et des faubourgs de Bourges, convoquée par un héraut,
suivant la manière accoutumée, se réunit au prieuré de Notre-Dame de la Comtal
; les lettres du roi ayant été tues, traduites et commentées en langue
vulgaire, l’homme du roi « requit diligemment l’auditoire de déclarer s’il
consentait à l’appel» ; tous répondirent : « Placet, placet. » Le même jour, les chapitres de Saint-Pierre le
Puellier et de Saint-Ursin adhérèrent pareillement. Le 6, ce fut le tour des
chapitres de Saint-Outrille-du-Château, de Notre-Dame de Sales et de Notre-Dame
de Moyenmoûtier.
[17] Parmi
les papiers saisis chez Nogaret, après son décès, on trouva un document
intitulé : « Questio dominiGuillelmi de Nogareto facta
Universitali clericorum Parisius studentium utrum jurisdictionis temporalis
gladius adsummum pontificem pertineat in regno Francie et aliis regnis..»
[18] Vers
le 15 août, le prieur Pierre de Paroi quitta Paris pour rejoindre Nogaret : « Je
devais, dit-il plus tard dans l’enquête ouverte sous Clément V au sujet de la
bonne foi du roi, notifier à Boniface les appels interjetés contre lui. Si je
ne pouvais parvenir jusqu’à lui, je devais publier ces actes à Rome, et les
faire afficher aux portes des églises de Toscane, de Campanie et de Lombardie.
Au moment où je reçus ces instructions, un des grands prélats du Conseil me dit
: Prieur, tu sais que ce Boniface est un mauvais homme, un « hérétique, qui
entasse les scandales. Tue-le. Je prends tout sur moi. Mais le roi dit, de sa
propre bouche : Non, non, à Dieu ne plaise ; le prieur n’en fera rien. »
[19] Geoffroi de Paris nous apprend comment on se figura, en
France, la scène de l’attentat (Historiens
de la France, t. XXII, pp. 108 et suiv.). Le rimeur parisien prête au
pape un jargon comique, mi-français, mi-italien ; Boniface s’adresse à Nogaret
:
« E ! fïliol mi, qui esto
Que me faig tant de tempesto ?
Favelle a my qui est ton sire.
— Sire clerc, je le puis bien dire,
(Guillot Longaret respondi...)
Chevalier
sui au roi de France
Qui
sus touz rois a grant puissance ;
Hui
porras tu bien esprouver...
Ces
flors de liz, les connais-tu ?
Hé,
clerc, maugré en aies-tu,
Ceste
cité n’est pas a toy ;
Tu
n’i a riens : elle est au roy.
Ne
ne te muef, ne ne remue. »
Le chroniqueur (officiel) de Saint-Denis prête à Nogaret ce
discours : « O tu, chétif pape, voy et considère et regarde de monseigneur le
roi de France la bonté qui, tout loing de son royaume, te garde par moi et
défend. »
[20] Nogaret
a écrit, dans un de ces derniers Mémoires justificatifs (fin 1310, commencement
de 1311 ?) : « Ledit Guillaume, sachant que celui qui secoue le
léthargique et met la camisole de force au frénétique fait une œuvre de
charité, quoiqu’il ne soit pas agréable aux malades, a secoué et lié Boniface,
qui était atteint à la fois de léthargie et de frénésie... Ledit Boniface
comprit alors que cette Visitation venait de Dieu ; il reconnut que le fait
dudit Guillaume et des siens était une œuvre de Dieu, non des hommes, et il
leur remit toutes les irrégularités qu’ils avaient pu commettre, ou laisser
commettre, si toutefois ils en avaient commis. »
[21] A
partir de 1305, Nogaret ne cessa point d’exhorter le roi à s’occuper de ces
questions. Il écrivait, par exemple, en 1305 : « Vous avez assumé contre
Boniface la défense de la foi et de l’Église, à la face du monde. Craignez de l’abandonner.
Laissez-moi agir. Il faut que l’hérésie de Boniface soit établie avant la
réunion d’un concile général. Ceux qui vous disent que la chose est difficile
en soi, impossible à cause des guerres et de la mauvaise volonté du pape, ne se
soucient pas de votre honneur. Souvenez-vous que les hypocrites sont
abominables à Dieu... Qui fingit religionem et zelum Dei, ubi non est ipocnta est, et oportet
quod talis a Dominonecessario confundatur...»