Texte mis en page par Marc Szwajcer
I. LOUIS IXDE la jeunesse de Louis IX, surveillée par Blanche de
Castille, on ne sait que ce que le roi se plaisait à en raconter, plus tard,
à ses familiers. Sa mère lui avait dit plusieurs fois qu’elle aimerait mieux
qu’il fût mort que de le voir commettre un péché mortel ; cette parole le
frappa vivement. Il se souvenait aussi volontiers que, lorsqu’il allait jouer
dans les bois ou sur la rivière, il était toujours accompagné de son maître,
qui lui enseignait ses lettres, et qui le battait de temps en temps. Il fut
élevé « noblement », comme il convenait à un prince, mais très pieusement, à l’espagnole
: il entendait tous les jours messe, vêpres, heures canoniales. C’était un
enfant très sage, très doux ; il fuyait les jeux inconvenants et les «
jolivetez » ; il ne tutoyait personne ; il ne chantait pas « les chansons du
monde » et, à l’un de ses écuyers, qui en chantait, il fit apprendre à la
place des antiennes de Notre Dame et l’Ave, maris
Stella, « quoique ce fût fort difficile ». De bonne heure, il fut
charitable : « Alors qu’il était encore tout jeune, rapporte Etienne de
Bourbon d’après la tradition populaire, un matin, quantité de pauvres étaient
assemblés dans la cour de son hôtel, attendant l’aumône. Profitant de l’heure
où chacun dormait, il sortit de sa chambre, accompagné seulement d’un
serviteur chargé d’une grosse somme de deniers, et distribua aux pauvres ladite
somme, Il rentrait, lorsqu’un religieux, qui l’avait aperçu de l’embrasure d’une
fenêtre, lui dit : « Sire roi, j’ai vu vos méfaits. »— « Très cher frère,
répondit Louis, les pauvres sont mes soudoyers ; ce sont eux qui attirent au
royaume la bénédiction de la paix ; je ne leur ai pas payé tout mon dû... » Les portraits anciens de Louis IX sont assez nombreux,
mais incertains, contradictoires. On sait cependant que la reine Isabelle, sa
grand-mère, lui avait transmis la beauté renommée des princes de la maison de
Hainaut, qui s’est perpétuée, par Philippe le Hardi et par Philippe le Bel,
dans la lignée florissante des derniers Capétiens directs, « Le roi, dit le
franciscain Salimbene, qui l’aperçut en 1248, était long et grêle, subtilis et
graciis, convenienter et longus, avec un air angélique et un
visage plein de grâce. » « Jamais, dit Joinville dans sa narration de la
bataille de Mansourah, si bel homme armé ne vis, car il dépassait ses chevaliers
de toute la tête, un heaume doré sur son chef, une épée d’Allemagne en sa
main... » Il faut se le représenter jeune, avec d’abondants cheveux blonds ;
plus tard, et de bonne heure, chauve, un peu courbé. Son corps, qu’il
soumettait à d’excessives macérations, avait plus d’élégance que de vigueur.
Tous ceux qui l’ont vu s’accordent à dire qu’il avait l’air franc, affable et
réfléchi. Il avait des « yeux de colombe ». Son costume était simple. Les
moines, ses apologistes, exagèrent quand ils disent que, à partir de sa vingtième
année il renonça tout à fait aux habits magnifiques dont la reine Blanche lui
avait imposé l’habitude, à cause de son rang, pendant son enfance. Mais,
après son retour de la croisade de 1248, on observa, dans sa manière de se vêtir
comme dans toute la conduite de sa vie, une réforme notable : il renonça aux
fourrures précieuses, au vair, au gris ; ses robes furent désormais fourrées
d’agneau, de lapin et d’écureuil ; plus de couleurs éclatantes : il porta, en
hiver, des vêtements de laine sombre, et, en été, de la soie brune ou noire.
Le harnachement de son cheval était blanc, sans peintures ; ses éperons et
ses étriers étaient en fer, non dorés. On se le figurera toujours tel que le
vit Joinville, un jour d’été, dans son jardin de Paris, « vêtu d’une cotte de
camelot, d’un surcot de tiretaine sans manches, un manteau de cendal noir
autour de son col, très bien peigné et sans coiffe, et un chapeau à plumes de
paon blanc sur la tête ». Costume presque ecclésiastique, qui contribua sans
doute, autant que la réputation de sainteté du personnage, à inspirer à un
messager du comte de Gueldre la description malveillante que Thomas de
Cantimpré rapporte : « Ce misérable dévot, ce roi papelard, le cou tors et le
capuchon sur l’épaule... » SES DÉVOTIONS.L’envoyé de Gueldre n’est pas le seul qui ait dirigé
contre Louis IX, de son vivant, l’accusation de « papelardise ». Parmi ses
sujets — en général peu dévots —, beaucoup, seigneurs et gens du commun,
souriaient ou s’indignaient de l’extrême piété du roi.[2] Ils l’appelaient
« frère Louis », frater Ludovicus. On connaît l’histoire de
cette femme, nommée Sarete de Faillouel, qui guetta un jour le roi au moment
où il descendait de ses appartements, et l’interpella en ces termes : « Fi !
fi ! Devrais-tu être roi de France ? Mieux vaudrait qu’un autre fût roi que
toi, car tu n’es roi que des frères mineurs, des frères prêcheurs, des
prêtres et des clercs ; c’est grand dommage que tu sois roi de France ; c’est
grand’ merveille qu’on ne te chasse pas... » Ces sarcasmes populaires, et le
blâme plus discret des personnes bien élevées, étaient-ils donc légitimes ?
Est-il vrai que Saint Louis fût plutôt fait, comme on l’a dit de son temps et
de nos jours, pour le cloître que pour le monde ? Il est certain que les clercs, biographes de Saint Louis ou témoins entendus dans le procès de sa canonisation, racontent des traits singuliers de la dévotion de ce prince. Les biographes, Geoffroi de Beaulieu, Guillaume de Chartres, donnent le relevé des heures que Louis passait quotidiennement en prières. A minuit, il s’habillait pour assister aux matines dans sa chapelle ; il se remettait au lit à demi vêtu, et, de peur de trop prolonger son sommeil, il indiquait aux gens de service une certaine longueur de cire : on avait ordre de le réveiller, pour prime, quand elle serait consumée. Après prime, chaque matin, il entendait au moins deux messes : une messe basse pour les morts, et la messe du jour, chantée ; puis, pendant le reste de la journée, les offices de tierce, de sexte et de none, vêpres et complies. Le soir, après cinquante génuflexions et autant d’Ave Maria, il se couchait « sans boire », quoique l’usage fût alors de boire un coup (le « vin de couchier ») avant de se mettre au lit. Il n’interrompait pas, même en voyage, la régularité de ces observances : « Quand il chevauchait, à l’heure prescrite par l’Église, tierce, sexte et none étaient chantées par ses chapelains, à cheval autour de lui, et lui-même les disait à voix basse avec un d’entre eux, comme dans sa chapelle. » En outre, il s’absorbait souvent, à genoux sur le pavé des églises, sans coussins, les coudes appuyés sur un banc, dans des méditations si longues, que ses serviteurs, qui l’attendaient à la porte, s’impatientaient. Alors, il demandait à Dieu avec tant de ferveur le « don des larmes » qu’il se relevait parfois tout étourdi, les yeux obscurcis, en disant : « Où suis-je ? » Aux fêtes carillonnées, il faisait célébrer le service divin avec tant de solennité et de lenteur que, comme l’avoue bonnement le Confesseur de la reine Marguerite, cela ennuyait tout le monde. Le chapitre des abstinences et des mortifications n’est
pas moins édifiant, dans les biographies écrites par des clercs, que le
chapitre des prières. Louis IX se privait, par esprit de pénitence, des
choses qu’il aimait : les primeurs, les gros poissons, particulièrement les
brochets. Il détestait la bière, comme cela se voyait bien à la grimace qu’il
faisait en en buvant ; il en buvait néanmoins, et justement pour cette raison
(« pour refréner son appétit de vin »), durant tout le carême. Très peu de
personnes mettaient, du reste, autant d’eau que lui dans leur vin ; et, de l’eau,
il en versait jusque dans les sauces, quand elles étaient bonnes, afin de les
rendre insipides. Bien entendu, il jeûnait souvent, sévèrement. Peu de temps
avant sa mort, un samedi, il refusa de prendre un « lait de poule »,
recommandé par les médecins, parce que son confesseur n’était pas là pour lui
en octroyer la licence. Le vendredi, il ne riait jamais, ou, s’il commençait,
sans y penser, à s’égayer,
il s’arrêtait brusquement, à la réflexion ; ce jour-là, il ne mettait pas de
chapeau, en souvenir de la couronne d’épines, et il interdisait à ses enfants
de se coiffer de guirlandes de rosés, suivant la mode du temps. Les
apologistes ne craignent pas d’aborder des matières délicates : il couchait
seul (sur un lit de bois, avec un seul matelas de coton) pendant l’avent et
le carême, certains jours de la semaine, les jours fériés et les vigiles, et
les jours où il communiait ; « lorsqu’il avait été avec la reine, il ne
laissait pas de se lever à minuit pour aller à matines, mais il n’osait ce
jour-là, par respect, baiser les châsses, et les reliques des saints ». Lui
qui, au dire de Geoffroi de Beaulieu, ne commit aucun péché mortel, il se
confessait tous les vendredis, et se faisait administrer la discipline par
ses confesseurs avec cinq chaînettes de fer : on l’entendit déclarer en
souriant que quelques-uns de ces ecclésiastiques n’y allaient pas de main
morte. En vain, frère Geoffroi s’efforçait-il de lui représenter que l’usage
du cilice ne convenait pas à son état ; il en portait un, et il faisait
cadeau de semblables instruments de pénitence à ses amis, à ses parents, à la
reine de Navarre, sa fille. ŒUVRES DE CHARITÉ.Que dire de sa charité ? « Sa libéralité pour les
malheureux, déclare un contemporain, dépassait les bornes. » Tous les jours,
partout où le roi se trouvait, plus de cents pauvres recevaient pitance. Ses
aumônes, abondantes et continuelles, lui coûtaient cher, car elles s’étendaient,
parfois à des régions entières et prenaient souvent la forme de fondations durables.
« Une année que la famine désolait la Normandie, on vit les tonneaux cerclés
de fer que des charrettes amenaient d’habitude à Paris, remplis des recettes
du trésor, faire le voyage en sens inverse. » Les fondations hospitalières de
Louis IX, à Paris et aux environs — les Filles-Dieu pour les prostituées, les
Quinze-Vingts pour les aveugles, les hôpitaux de Pontoise, de Vernon, de
Compiègne, etc., pour les malades — sont célèbres. « Comme l’écrivain qui a
fait son livre, dit Joinville, l’enlumine d’or et d’azur, le roi enlumina son
royaume... de la grande quantité de maisons-Dieu... qu’il y fit. » Mais, s’il
faut en croire quelques-uns de ses clercs familiers, cet homme naturellement
charitable ne se contentait pas de faire le bien : dans un esprit ascétique d’humilité,
et comme avide de mortifications, il préférait, parmi les bonnes œuvres, les
plus répugnantes, non parce qu’elles étaient les plus utiles, mais parce qu’elles
étaient répugnantes. C’est ainsi que, lorsqu’il invitait des mendiants à sa
table royale — ce qui arrivait très souvent -, il faisait asseoir à-côté de
lui les plus sales ; il les servait, tranchait leurs viandes et leur pain. Ce
n’est pas tout : il mangeait leurs restes, dans ces plats qu’ils avaient
tenus avec leurs mains immondes, cum manibus ulcerosis et immundis. Ce
n’est pas tout :
il lavait leurs pieds « rogneux et horribles », et, après les avoir essuyés,
il ; les baisait. Les hagiographes, pleins de componction, rapportent, à ce
sujet des détails qui soulèvent le cœur. Plus brutales et plus dégoûtantes
encore sont leurs histoires de lépreux. Louis IX assistait de ses propres
mains les lépreux, objets d’épouvante, chaque fois qu’il en rencontrait : «
Or, il y avait, à l’abbaye de Royaumont, un frère, nommé Léger, que l’on
avait isolé des autres, parce qu’il était à ce point dévoré de lèpre que, le
nez mangé, les yeux perdus, les lèvres fendues, ruisselant de pus, il était
abominable ; ce frère Léger devint le favori du roi, qui priait l’abbé de l’aller
voir en sa Compagnie— dont ledit abbé, comme il le déclara plus tard, avait
assez horreur—, s’agenouillait devant lui et le faisait manger. » De même, il
entrait dans les hôpitaux, malgré la « corruption de l’air » et l’odeur
infecté qui incommodaient ses sergents, et il tenait à s’y livrer, de temps
en temps, aux plus affreuses besognes. En Palestine, il aida à ensevelir les
restes putréfiés des chrétiens de Sidon. Quand on a lu d’affilée tout ce qui est raconté des bonnes œuvres, des abstinences et des observations de Louis IX, en admettant même que les témoins du procès de canonisation embellissent la vérité (et ils l’embellissent sûrement, sans le vouloir, en présentant certains actes exceptionnels, accomplis quelquefois par le saint, comme des actes habituels), on s’explique assez bien les invectives de Sarete. On dirait que Saint Louis ressemble à saint Labre ; et c’est en effet sous les espèces d’un saint Labre qu’il a été parfois proposé à l’admiration de la postérité. Or, cette impression est fausse : quelques documents la suggèrent ; d’autres documents la dissipent. PRUDENCE, SANS FAUSSE HONTE.Et d’abord, Louis IX se rendait parfaitement compte que l’excès
de ses dévotions et certaines formes de sa charité étaient pour déplaire à
son peuple : Sarete ne lui apprit rien. En conséquence, comme il était
appliqué à son métier de foi, il ne se livrait pas sans réserve à ses
exercices d’humilité. Un jour qu’il manifestait à l’abbé de Royaumont le
désir de laver les pieds des moines, ce prélat, homme prudent, l’en détourna
: « Les gens, dit-il, en causeraient. » « Et qu’en diraient-ils ? » repartit
le roi. Mais il savait bien ce qu’ils en diraient, et il s’abstint. Durant ses
fréquents séjours à l’abbaye de Royaumont, il visitait souvent l’infirmerie,
et regardait là, avec ses médecins, les urines des malades ; mais, « quand il
faisait ces choses, il voulait que peu de gens y fussent, et seulement ceux
qui étaient ses familiers ». Les pauvres auxquels il baisait les pieds tous
les samedis étaient aveugles il les faisait racoler avec grand soin et «
emmener très privément en sa garde-robe » ; et « on croyait qu’il choisissait
les aveugles plus volontiers, pour qu’ils ne le reconnussent pas et ne
révélassent point la chose au dehors[3] ». Louis IX s’efforçait
donc de cacher, par pudeur et pour ne pas ravaler la dignité royale, celles
de ses bonnes œuvres qu’il jugeait, non sans raison, choquantes pour le
public. Ses sujets ne soupçonnèrent certainement pas la majeure partie de ses
macérations, qui n’ont été révélées, après sa mort, que par ses confidents
les plus intimes. Toutefois, il n’avait pas de respect humain. « Il y a de
nobles hommes, disait-il au sire de Joinville, qui ont vergogne de bien
faire, comme d’aller à l’église et d’entendre le service de Dieu ; ils
craignent que l’on ne dise d’eux : ce sont des papelards.[4] » Pour sa part,
il prenait gaiement son parti que l’on blâmât sa conduite. Comme les grands
murmuraient de le voir passer tant de temps aux offices, il disait que s’il
en perdait deux fois plus à jouer aux dés ou à courir la forêt, personne ne s’en
plaindrait. A ceux qui lui reprochaient de trop dépenser en libéralités aux
pauvres, il répondait : « Taisez-vous. Dieu m’a donné tout ce que j’ai ; ce
que je dépense ainsi est le mieux dépensé » ; ou bien : « J’aime mieux que l’excès
de grandes dépenses que je fais soit en aumônes pour l’amour de Dieu que en
bobant (luxe) ou en vaine gloire de ce monde. » Certain prince, raconte
Robert de Sorbon, s’habillait simplement, et cela déplaisait à sa femme : «
Madame, lui dit-il, il vous plaît que je m’habille d’étoffes précieuses ; j’y
consens, mais puisque la loi conjugale veut que l’époux cherche à plaire à l’épouse,
et réciproquement, vous allez me faire le plaisir de quitter vos beaux atours
; vous vous conformerez à ma mode, et moi à la vôtre. » Quand il promulgua
son ordonnance contre les blasphémateurs, il y eut des protestations, mais il
déclara qu’il était plus content des malédictions que cette ordonnance lui
valait que des bénédictions qu’en même temps certains travaux d’utilité
publique lui attiraient. A Sarete il répondit sans se fâcher : « Vous dites
vrai, assurément ; je ne suis pas digne d’être roi, et, s’il eût plu à Notre
Seigneur, un autre eût été à ma place qui eût mieux su gouverner le royaume.
» L’ACCUSATION DE « PAPELARDISE ».Prudence sans fausse honte, bonne humeur, ironie souriante, voilà déjà quelques traits qui ne sont pas du mystique exalté que la pieuse sottise de son entourage vit exclusivement en Louis IX. En fait, la sainteté de cet homme excellent n’avait rien de monastique, et quoique la postérité s’y soit souvent trompée, comme l’avait fait déjà le vulgaire de son temps, jamais saint n’a été moins « papelard », plus laïque que celui-ci. Ecoutez ses conversations avec le sénéchal de Champagne. Ce roi, qui n’aimait pas les beaux habits pour son usage personnel, ne les défendait pas aux autres : « Vous vous devez, disait-il à son fils Philippe et à son gendre, le roi Thibaut, bien vêtir, et nettement, parce que vos femmes vous en aimeront mieux, et parce que vos gens vous en priseront plus. Car, comme dit le sage, on se doit parer en robes et en armes de telle manière que les prud’hommes de ce siècle ne disent pas qu’on en fait trop, ni les jeunes gens qu’on en fait trop peu. » Ce roi, si généreux envers les pauvres et les églises, trouvait que Thibaut, son gendre, qui avait des dettes, dépensait trop pour le couvent des dominicains qu’il faisait bâtir à Provins ; il ne voulait pas qu’on « fît d’aumônes avec l’argent d’autrui ». Ce roi, si passionné pour les exercices de piété, préférait parfois la causerie aux lectures édifiantes : « Quand nous étions privément, raconte Joinville, il s’asseyait au pied de son lit, et quand les prêcheurs et les cordeliers qui étaient là lui rappelaient les livres qu’il entendait volontiers, il disait : « Vous ne me lirez point, car il n’est si bon livre, après manger, comme quolibet, c’est-à-dire que chacun dise ce qu’il veut. » Ce roi, de mœurs simples, veillait à la dignité de sa Cour. « Pour les grandes dépenses que le roi faisait en aumônes, il ne laissait pas de faire aussi de grandes dépenses en son hôtel, chaque jour. Il se conduisait largement et libéralement aux parlements et aux assemblées des barons et des chevaliers, et faisait servir courtoisement à sa Cour, et largement, et plus qu’il n’y avait eu depuis longtemps à la Cour de ses devanciers. » Joinville, connaisseur en ces matières, n’est pas seul à l’attester ; Geoffroi de Beaulieu constate de même que le train de maison de Louis IX était plus brillant que celui des anciens rois. Enfin, ce prétendu « papelard » se moquait doucement des dévots, et, pour taquiner maître Robert de Sorbon, il faisait mine, quand il était en joie, de préférer la vertu des chevaliers (des gentilshommes), la « prud’homie », à la vertu des clercs : « Sénéchal, disait-il à Joinville, dites-moi les raisons pourquoi prud’homme vaut mieux que béguin. » Alors maître Robert et Joinville disputaient, et, quand la querelle avait assez duré, le roi rendait sa sentence, en ces termes : « Maître Robert, je voudrais bien avoir le renom de prud’homme, mais l’être vraiment, et que tout le reste vous demeurât ; car prud’homie est si grande chose et si bonne chose que, même au nommer, elle emplit la bouche. » II. PROPOS ET MAXIMES DE LOUIS IXLes œuvres de charité et de pénitence de Louis IX ne
suffiraient pas à le distinguer d’une foule d’autres princes du Moyen Age qui
furent d’exemplaires chrétiens ; pas même de son contemporain, le roi Henri
III d’Angleterre, qui servait aussi les lépreux, qui hantait les églises
encore plus assidûment que son beau-frère de France,[5] et qui,
cependant, était un sot. Ce qui met Louis IX hors de pair, c’est qu’il avait
une nature droite, fine et pure, de moraliste et d’honnête homme. Pour connaître vraiment le « saint roi », rien ne vaut de l’entendre parler. Il parlait bien, aisément, avec esprit. Joinville, les témoins de l’enquête de canonisation, ont heureusement conservé quantité de ses « propos ». Pourquoi n’a-t-on jamais eu l’idée de les recueillir et de les joindre aux « enseignement » que le saint dicta, vers la fin de sa vie, pour son fils Philippe et pour sa fille Isabelle ? Ces « propos » de Saint Louis, comparés aux Pensées de Marc-Aurèle, illustreraient les différences qui séparent ces deux grands hommes de bien, si souvent mis en parallèle. Ce serait Louis IX peint, pour ainsi dire, par lui-même, avec ses simples vertus, nullement surhumaines, et aussi avec ses défauts, ses faiblesses, ses erreurs. PRÉOCCUPATIONS RELIGIEUSES DE LOUIS IX.Le trait le plus marqué du caractère de Louis IX, c’était l’intensité de ses préoccupations religieuses et morales. Toute sa vie, il chercha consciencieusement la vérité et la justice, avec le ferme propos d’y conformer ses croyances et ses actes. Ses croyances religieuses étaient, jusqu’à un certain
point, réfléchies. Tout le monde, autour de lui, remarquait que, en fait d’exercices
spirituels, il préférait encore, à l’observance des rites, les sermons, la
lecture des textes sacrés, les entretiens théologiques. « Le roi, écrit le
Confesseur de la reine Marguerite, entendait très volontiers et très souvent la parole de
Dieu ; quand il chevauchait, si une abbaye était près du chemin, il se
détournait pour y aller et faisait prêcher au chapitre, assis lui-même sur la
paille, les moines dans leurs stalles.[6] » Au retour de
Terre Sainte, tandis qu’il était à Hyères, en Provence, vint à passer un
cordelier, orateur populaire, qui s’appelait frère Hugues. Le roi lui demanda
un sermon. Mais ce frère Hugues n’était pas courtisan ; il débuta, rudement,
en ces termes : « Seigneurs, je vois trop de moines en la Cour du roi, en sa
compagnie, qui n’y devraient être ; moi tout le premier... » Il parla,
toutefois, si bien, que Joinville conseilla à son maître de retenir auprès de
lui ce hardi donneur d’avis. « Mais le roi me dit qu’il l’en avait déjà prié
et que frère Hugues n’en voulait rien faire. Alors le roi me prit parla main
et me dit : "Allons le prier encore..." » Non seulement il se
plaisait aux sermons et voulait qu’on s’y plût, mais il était connaisseur,
distinguait les bons des mauvais. Pour un laïque, Louis IX fut très versé
dans l’Écriture et dans l’ancienne littérature chrétienne. « Chaque jour,
après compiles, il s’en allait en sa chambre ; une chandelle était allumée de
trois pieds ou environ, et, tant qu’elle durait, il lisait la Bible ou
quelque autre saint livre. » Frappé, en Orient, de la richesse des
bibliothèques sarrasines, il s’en forma une à Paris, dans le trésor de sa
chapelle, libéralement ouverte à ses amis, où furent réunis surtout « les
ouvrages originaux d’Augustin, d’Ambroise, de Jérôme et de Grégoire, et des
autres docteurs orthodoxes », car il lisait plus volontiers « dans les livres
authentiques des saints que dans ceux des maîtres de nos jours ». Même, sa
science sacrée, ainsi puisée aux sources, lui permettait de confondre
quelquefois l’arrogante érudition scolastique : « Un clerc savant, raconte Robert
de Sorbon, prêchait devant le roi de France. Il vint à dire ce qui suit : «
Tous les apôtres, au moment de la Passion, abandonnèrent le Christ, et la foi
s’éteignit dans les cœurs ; seule, la Vierge Marie la conserva. En mémoire de
quoi, dans la semaine de la Pénitence, aux matines, on éteint toutes les
lumières, sauf une seule, réservée pour rallumer les autres à Pâques. » Un
ecclésiastique, d’un rang éminent, se leva alors pour reprendre l’orateur et
pour l’engager à n’affirmer que ce qui était écrit : les apôtres, suivant
lui, avaient abandonné Jésus-Christ de corps, non de cœur. Le clerc allait
être obligé de se rétracter publiquement lorsque le roi, se levant à son
tour, intervint : « La proposition n’est pas fausse, dit-il ; elle est dans les Pères ; apportez-moi
le livre de saint Augustin. » On obéit, et le roi montra un passage des
commentaires sur l’Évangile de saint Jean où, en effet, l’illustre docteur s’exprime
ainsi : Fugerunt, relicto eo corde et corpore... » Tels étaient ses
appétits d’apologétique que, en compagnie des personnes graves et orthodoxes,
Louis IX s’entretenait de la foi, même à table ; aussi invitait-il souvent à
partager ses repas « hommes de religion (religieux) ou même séculiers, avec
lesquels il pût parler de Dieu ; et c’est pour cela qu’il ne mangeait pas
souvent avec ses barons ». Que Louis IX ait été parfois tourmenté par les antinomies qui existent entre la raison et la foi, cela est certain. Au témoignage de Joinville, il s’efforçait de tout son pouvoir de « faire croire très fermement » ses barons et de les mettre en garde contre ces tentations de l’ennemi (il évitait de nommer le diable) qui font parfois que l’on doute. Le diable est si subtil ! Il faut lui dire : « Va-t’en ! Tu ne me tenteras pas à ce que je ne croie fermement tous les articles de la foi ; tu peux me couper en morceaux : je veux vivre et mourir en cet état. » Cependant, pourquoi faut-il croire ? Là-dessus, le roi demanda un jour à Joinville comment s’appelait son père. Le sénéchal répondit : « Simon. » « Et comment le savez vous ? » « Je lui dis que j’en croyais être certain, parce que ma mère me l’avait témoigné. » Alors il me dit : « Donc, vous devez croire fermement tous les articles de la foi, que les apôtres témoignent, comme vous l’entendez chanter, le dimanche, au Credo. » On le voit, la critique du bon roi n’était pas très vigoureuse ; pourtant elle était éveillée. Ne disait-il pas avec insistance qu’il y a plus de mérite à croire, quand on doute, qu’à croire paisiblement, comme une brute, sans combat ? Mais il avait soutenu lui-même le combat ; il en était sorti vainqueur, et, quoique assuré du triomphe, il ne se souciait pas de nouvelles épreuves. Il aimait à entendre ceux qui justifiaient la foi, non ceux qui l’attaquaient. Les discussions des chrétiens avec les rabbins juifs, que
les docteurs du XIIIe siècle goûtaient beaucoup, il n’en était pas partisan,
surtout pour les laïques, qui auraient risqué de se faire battre par les
dialecticiens de la synagogue. « Il me conta, dit Joinville, une grande dispute
de clercs et de juifs au monastère de Cluny. Un chevalier, hôte du monastère,
se leva et demanda au plus grand maître des juifs s’il croyait que la Vierge
Marie fût mère de Dieu. Et le juif répondit qu’il n’en croyait rien. « Vous
êtes donc fou, repartit le chevalier, d’être venu, sans croire à la Sainte
Vierge et sans l’aimer, dans sa maison » ; et il abattit le juif d’un coup de
bâton sur la tête. Ainsi finit la dispute... Et je vous dis, ajoutait le roi,
que nul, s’il n’est très bon clerc, ne doit disputer avec ces gens-là ; le laïque,
quand il entend médire de la loi chrétienne, ne la doit défendre que de l’épée,
dont il doit donner dans le ventre, tant comme elle y peut entrer. » PRÉOCCUPATIONS MORALES.Louis IX se sentait infiniment plus à l’aise sur le
terrain de la morale que sur celui des fondements historiques et rationnels
des dogmes. De très bonne heure il avait eu le goût de moraliser. Atteint à
Pontoise d’une fièvre maligne, alors qu’il était jeune, et croyant qu’il allait
mourir, il « appela ses familiers et les admonesta de servir Dieu ». « Quand
il était en sa chambre avec sa mesnie (ses gens), rapporte le Confesseur, il
disait paroles saintes et discrètes et faisait belles narrations à l’édification
de ceux qui conversaient avec lui ». « Avant de se coucher, dit Joinville, il
faisait venir ses enfants devant lui, et leur rappelait les faits de bons
rois et de bons empereurs, et leur disait de prendre exemple sur eux ; et il
leur contait aussi les faits des mauvais riches hommes qui par leur luxure,
et par leurs rapines, et par leur avarice, avaient perdu leurs royaumes. »
Pendant l’expédition d’Egypte et de Syrie, il avait fait de Joinville un de
ses catéchumènes. Toutefois, il ne lui parlait pas volontiers des choses de
la foi, car le « sens subtil », c’est-à-dire le robuste bon sens, du sénéchal
de Champagne l’effrayait. Mais, avec d’autant plus d’abondance, il lui
prodiguait des conseils de morale pratique. Le sénéchal n’était certes pas un
méchant homme ; il avait pourtant ses défauts, et d’assez gros : il buvait
son vin pur, et « toujours le meilleur avant » ; sensible aux joies de la
vie, il tenait assez à l’argent, qui les procure, et quoique parfaitement
brave, il n’exposait sa personne qu’à bon escient ; fier de son rang, il
avait de la peine à considérer les vilains comme ses frères en Jésus-Christ ;
enfin chrétien fidèle, mais tiède, il disait sans hésiter qu’il « aimerait
mieux avoir fait trente péchés mortels que d’être lépreux ». Le roi, qui l’avait
pris en affectionna cause de son caractère aimable et franc, l’exhortait à la
tempérance, à la politesse, à la patience, à l’horreur du péché, à tirer
profit des menaces de Dieu. La banalité de ces maximes était sauvée par la
malice de l’expression. Disait-il qu’il ne faut pas prendre le bien d’autrui,
même pour le donner à Dieu, le roi ajoutait : « Car le rendre est si pénible,
que, même au nommer, le rendre écorche la gorge à cause des r qui y sont,
lesquels signifient les râteaux du diable qui toujours tirent en arrière vers
lui ceux qui veulent rendre le bien mal acquis. » Guillaume de Chartres a
noté, de son côté, un trait assez amusant : c’était pendant la tenue d’un parlement ; une
dame, jadis belle, d’un âge mûr, en toilette très soignée, entra dans la
chambré du roi, dans l’espoir, on le suppose, d’attirer son attention. « Mais
le roi, préoccupé, dit Guillaume de Chartres, du salut de cette dame, appela
auprès de lui son confesseur, et lui dit tout bas : « Restez là, et écoutez
ce que je vais dire à cette femme, qui veut me parler à part. » Quand ils
furent seuls tous les trois, Louis IX reprit : "Madame, je voudrais vous
faire souvenir de votre salut. Jadis vous fûtes belle, maïs ce qui est passé
est passé. Sicut flos qui statim emarcuit, et non durat. Vous ne la
ressusciterez pas, cette fleur de beauté ; mettez donc tous vos soins à
acquérir la beauté impérissable, non celle du corps, celle de l’âme. » Ce moraliste sévère et enjoué avait plus de simple bonté
naturelle que n’en ont, d’ordinaire, les moralistes. Le Confesseur de la
reine Marguerite dit qu’il avait le cœur « transpercé de pitié pour les
misérables » et qu’il avait de la prédilection pour les faibles. On lit dans
ses Enseignemens à son fils : « Si un pauvre a querelle contre un riche,
soutiens le pauvre plus que le riche, jusqu’à ce que la vérité soit
éclaircie. » Mais, mieux encore que par ces sentences générales, la bonté de
l’homme vraiment bon, bon et gai, se marque souvent par un acte familier, par
un geste, qui ne laisse pas de doute. Or, de quelques scènes typiques, les
contemporains ont pris sur le vif d’irrécusables croquis. C’est, comme
toujours, Joinville qui a laissé les historiettes les plus jolies, celles de
Corbeil et d’Acre.[7] A Corbeil, un jour de Pentecôte, le sénéchal et Robert de
Sorbon s’étaient pris de bec, en présence de Louis IX. Maître Robert, en
accusant le sénéchal d’être trop bien vêtu, s’était attiré cette riposte : «
Maître Robert, sauve votre grâce, je ne suis pas à blâmer si je m’habille de
vair, car cet habit, mon père et ma mère me l’ont laissé. Mais vous êtes à
blâmer, car vous êtes fils de vilain et de vilaine, et vous avez laissé l’habit
de votre père, et vous êtes vêtu de plus riche camelin que le roi n’est. » «
Et lors, ajoute Joinville, je pris le pan de son surcot et du surcot du roi,
et lui dis : « Or regardez si c’est vrai. » Et lors le roi s’efforça de
défendre maître Robert de tout son pouvoir. » Mais le bon roi, voyant la
tristesse du sénéchal, ne tarda pas à le prier de s’asseoir auprès de lui, « si près que ma robe
touchait la sienne », et confessa, pour le consoler, qu’il avait eu tort de
défendre, tout à l’heure, le pauvre maître Robert : « Mais je le vis si ébahi
qu’il avait bien besoin que je l’aidasse... » A Saint-Jean-D’acre, dans un Conseil tenu pour agiter la question du retour en France ou de la « demeurée » en Terre Sainte, Joinville, à peu près seul, se prononça contre le retour. « Quand la séance fut levée, l’assaut commença contre moi de toutes parts : « Le roi est fou, sire de Joinville, s’il vous croit, contre tout le Conseil du royaume de France ! » Les tables mises, le roi me fit asseoir à côté de lui pour manger, comme il le faisait toujours si ses frères n’y étaient pas. Mais il ne me parla pas tant que le manger dura, ce qu’il n’avait pas accoutumé. Et je croyais vraiment qu’il était courroucé contre moi, parce que j’avais conseillé .qu’il dépensât largement de ses deniers. Tandis qu’il entendait ses grâces, j’allai à une fenêtre ferrée qui était en une reculée vers le chevet du lit du roi, et tenais mes bras parmi les barreaux de la fenêtre, et pensais que si le roi s’en retournait en France, je m’en irais vers le prince d’Antioche, mon parent, jusqu’à tant que nos compagnons, prisonniers en Egypte, fussent délivrés. Et comme j’étais là, le roi se vint appuyer à mes épaules, et me tint ses deux mains sur la tête. Je crus que c’était messire Philippe de Nemours, et dis : « Laissez-moi en paix, messire Philippe. » Mais par aventure, en tournant la tête, la main du roi glissa sur mon visage, et je reconnus l’émeraude qu’il avait au doigt. Et il me dit : « Tenez-vous coi ; car je veux vous demander comment vous fûtes si hardi que vous, qui êtes un jeune homme, m’osâtes conseiller la demeurée, contre tous les grands et les sages de France qui me conseillaient le retour... Dites-vous, fit-il, que j’aurais tort de m’en aller ? » « Par Dieu, sire, fis-je, oui. » Et il me dit : « Si je reste, resterez-vous ? » Et comme je disais oui : « Or, soyez aise, car je vous sais très bon gré de ce que vous m’avez conseillé ; mais ne le dites à personne cette semaine... » Tant de bonté, de délicatesse juvénile et charmante, va souvent de pair avec la faiblesse. Selon Geoffroi de Beaulieu, certaines gens avaient peur en effet qu’un homme si bon fût un homme faible. Mais ces craintes n’étaient pas fondées. Non seulement Louis IX fut, à la guerre, un chevalier accompli, mais encore il a toujours fait preuve, dans la conduite de sa vie privée et publique, d’une énergie peu commune. Joinville l’a vu et le montre, pendant la campagne d’Egypte
et le séjour en Syrie, d’abord téméraire comme un jeune homme, puis héroïque
dans l’adversité. Devant Damiette, « quand le roi entendit dire que l’enseigne
Saint-Denis était à terre, il parcourut le pont de son vaisseau, à grands pas, et malgré le
légat, pour ne pas abandonner l’enseigne, il sauta dans la mer, dont il eut
de l’eau jusque sous les bras. Et il alla l’écu au col, le heaume sur la
tête, le glaive en main, jusques à ses hommes qui étaient sur la rive de la
mer. Quand il aperçut les Sarrasins, il demanda quelles gens c’étaient, et on
lui dit que c’étaient les Sarrasins ; alors, le glaive sous l’aisselle et l’écu
devant lui, il eût couru sus à cette canaille, si les prud’hommes qui l’accompagnaient
ne l’en, eussent empêché. » Pendant la lamentable retraite qui suivit la
bataille de Mansourah, il donna l’exemple, bien qu’atteint de l’épidémie qui
ravageait l’armée. « Sire, lui disait Charles d’Anjou, son frère, vous faites
mal de résister au bon conseil que vous donnent vos amis en refusant de monter
dans un navire, car, à vous attendre à terre, la marche de l’armée est
retardée, non sans péril. » « Comte d’Anjou, comte d’Anjou, répondit-il, si
je vous suis à charge, débarrassez-vous de moi, mais je n’abandonnerai jamais
mon peuple.[8]
» Prisonnier du soudan, puis des émirs, il les surprit par son sang-froid :
devant l’épée ensanglantée de Faress-eddin-Octaï, il n’éprouva pas l’indescriptible
émoi de Joinville à la vue des « haches danoises à charpentier » dont les compagnons
de cet émir étaient porteurs. Au retour, la nef du roi heurta près de Chypre
sur un bas-fond ; les mariniers lui conseillaient de la quitter pour une
autre ; il refusa, avec une tranquille intrépidité que n’eut pas le fameux
Olivier de Termes, un des plus vaillants chevaliers de son temps, lequel, «
par peur de se noyer », voulut absolument débarquer : « Seigneurs, dit le roi
aux maîtres du bord, j’ai entendu votre avis et celui de mes gens ; or vous
redirai-je le mien, qui est tel : si je descends de la nef, il y a céans cinq
cents personnes et plus qui demeureront en Chypre, par peur du péril de leur
corps (car tout le monde tient à la vie autant que moi) et qui jamais,
peut-être, ne reverront leur pays. J’aime mieux mettre mon corps et ma femme
et mes enfants en la main de Dieu que de faire un tel dommage au peuple de
céans. » SON HUMEUR IMPÉRIEUSE.La grandeur d’âme en présence du danger est une forme de l’énergie
; ce n’est pas la plus rare. Louis IX, qui se haussait naturellement, dans
les circonstances graves, jusqu’à l’héroïsme, fit preuve, en toute occasion,
d’une forte volonté. Il avait même, il n’en faut pas douter, l’humeur
impérieuse de sa mère, de son père, et de son grand-père, Philippe Auguste.
La doucereuse légende de la bénignité angélique de Saint Louis est en contradiction
avec des faits positifs. Joinville, ce confident clairvoyant et bavard, ne nous laisse
pas ignorer que le roi était enclin à la colère. « Pour ce — lui dit gaiement
Joinville à Césarée, lorsqu’il fut question de proroger l’engagement qui
liait le sénéchal de Champagne au service royal —, pour ce que vous vous
courroucez quand on vous demande quelque chose, convenons que, si je vous
demande quelque chose cette année, vous ne vous fâcherez pas ; et si vous me
refusez, je ne me fâcherai pas. » Le roi rit « très clairement » ; mais le
sénéchal avait touché juste. Maintes anecdotes l’attestent. Pendant la
traversée d’Egypte en Palestine, « il (le roi) se plaignait du comte d’Anjou,
qui était en sa nef, et qui ne lui tenait pas compagnie. Un jour, il demanda
ce que le comte d’Anjou faisait, et on lui dit qu’il jouait aux tables avec
monseigneur Gautier de Nemours. Et il alla là tout chancelant, à cause de la
faiblesse de sa maladie, et prit les dés et les jeta dans la mer, et se
courrouça très fort contre son frère de ce qu’il s’était sitôt repris à jouer
aux dés. Mais messire Gautier en fut le mieux payé ; car il rafla tous les
deniers qui étaient sur le tablier (dont il y avait grand foison), et les
emporta. » Tout le monde savait si bien que Louis était irritable que,
lorsque la reine Marguerite accoucha de son premier enfant (une fille), comme
on croyait que le roi espérait un fils, personne n’osa se charger de lui
annoncer la nouvelle. Il est vrai que des témoins entendus pendant le procès
de canonisation font l’éloge de son indulgence à l’égard de ses domestiques.
Mais Joinville le vit, à Hyères en Provence, « courir sus très aigrement » à
Pons l’écuyer, un vieux serviteur, parce qu’il ne lui avait pas amené son
cheval à temps. Le roi avait conscience, du reste, de la violence de son caractère,
et il réussissait souvent à la maîtriser. Les anecdotes au sujet de sa
mansuétude laissent entendre qu’elle étonnait, et que le roi avait à subir,
pour avoir l’air patient, des luttes intérieures.[9] Louis IX, habitué à commander, fut impérieux. Comme Joinville intervenait, afin que Pons l’écuyer ne fût pas réprimandé si vivement pour une faute si légère : « Sénéchal, lui répondit Louis, le roi Philippe, mon aïeul, m’a dit qu’il allait récompenser les gens suivant leurs mérites. » Et il ajouta ad hominem : « Le roi Philippe disait encore que nul ne peut bien gouverner sa terre, s’il ne sait aussi hardiment et aussi durement refuser qu’il sait donner. Et je vous apprends ces choses parce que le siècle est si avide de demander que peu de gens regardent au salut de leurs âmes ni à l’honneur de leurs corps, pourvu qu’ils puissent s’emparer du bien d’autrui, soit à tort, soit à droit. » il savait, en effet, refuser et punir rudement, autant et mieux que ses ancêtres ; et, s’il était certain d’avoir raison, soit dans les grandes, soit dans les petites choses, rien ne l’ébranlait. « Sois rigide, enseigne-t-il à son fils, rigide et loyal à tenir justice et droiture envers tes sujets, sans tourner à droite ni à gauche. » Et tout le monde éprouvait l’effet de ses décisions : sa famille, ses amis, ses barons, ses évêques ; car il ne faisait, suivant l’expression du Confesseur, aucune acception de personnes. LOUIS IX ET SES BARONS.Charles, comte d’Anjou, avait mis en prison un chevalier
qui avait appelé, comme c’était son droit, de la Cour d’Anjou à la Cour de
France. Louis fit venir Charles et lui dit : « Il ne doit y avoir qu’un roi
en France ; et ne croyez pas, parce que vous êtes mon frère, que je vous
épargnerai contre droite justice. » Enguerrand, sire de Coucy, avait fait
pendre trois jeunes gens qui chassaient dans ses bois ; Louis le fit enfermer
au Louvre et le condamna sévèrement. Là-dessus, un seigneur, Jean de Tourote,
furieux d’un pareil dédain pour les privilèges de la noblesse, s’écria : « Le
roi n’a plus qu’à nous pendre ! » Or, le roi l’apprit ; et lui qui n’avait
pas relevé la sortie inconvenante, mais sans conséquence, du chambellan
Bourguigneit, il envoya chercher le délinquant par ses sergents. Quand
celui-ci fut à genoux : « Comment dites-vous, Jean ? Que je fasse pendre mes
barons ? Certainement je ne les ferai pas pendre, mais je les châtierai s’ils
méfont. » Dans cette affaire du sire de Coucy, le roi de Navarre, le comte de
Bretagne, la comtesse de Flandre et beaucoup d’autres le supplièrent en vain d’élargir le coupable ;
le roi, « indigné de ce qu’ils eussent l’air de former une conspiration
contre son honneur, se leva sans leur répondre.[10] » LOUIX IX ET SES ÉVÊQUES.Une autre fois, l’évêque d’Auxerre Gui, au nom de tous les
prélats de France, lui déclara que « la Chrétienté périssait entre ses mains
». Le roi se signa quand il entendit cette parole, et dit : « Comment est-ce
? » « Sire, fit l’évêque, on se moque aujourd’hui des excommunications.
Commandez à vos prévôts et à vos baillis de contraindre, par la prise de
leurs biens, à se faire absoudre, ceux qui seront restés sous le coup de l’excommunication
pendant un an et un jour. » A cela le roi répondit, sans prendre conseil de
personne, qu’il exaucerait volontiers ce désir, à condition qu’il lui fût
permis de vérifier si la sentence d’excommunication avait été prononcée à bon
droit. « Et je vous donne, dit-il, l’exemple du comte de Bretagne qui a
plaidé sept ans contre les prélats de Bretagne, tout excommunié. Il a tant
fait que le pape a condamné les prélats » Si j’eusse contraint le comte à se
faire absoudre au bout de la première année, j’aurais méfait envers Dieu et
envers lui. » Il accueillait souvent du même ton les requêtes des évêques : «
A un parlement, raconte Joinville, les prélats prièrent le roi de venir leur
parler tout seul. Quand il revint, il nous dit, à nous qui l’attendions dans
la Chambre des plaids, le tourment qu’il avait eu. » D’abord, l’archevêque de
Reims l’avait interpellé ainsi : « Sire, que me ferez-vous de la garde de
Saint-Rémi de Reims que vous m’enlevez ? Car, par les saints de céans, je ne
voudrais avoir un tel péché, comme vous avez, pour tout le royaume de France
! » « Par les saints de céans, fit le roi, vous le voudriez bien pour
Compiègne, par la convoitise qui est en vous. » Puis, l’évêque de Chartres, à
son tour, avait été rembarré, en ces termes : « II me requit que je lui fisse
rendre ce que je tenais du sien. Je lui dis que je n’en ferais rien jusqu’à
ce que j’eusse été payé, qu’il était mon homme de ses mains (mon vassal), et
qu’il ne se conduisait ni bien, ni loyalement envers moi quand il me voulait
déshériter. » Enfin, l’évêque de Châlons avait parlée pour se plaindre de
Joinville : « Sire évêque, fit le roi, vous avez établi entre vous que l’on
ne doit entendre- nul excommunié en cour laïque, et j’ai vu lettres scellées
de trente-deux sceaux que vous êtes excommunié ; je ne vous écouterai donc
pas jusqu’à ce que vous soyez absous. » « Et je vous montre ces choses, ajoute le sénéchal de
Champagne, pour que vous voyiez clairement comment il se délivra tout seul,
par son sens, de ce qu’il avait à faire. » DÉCISION.Le « sens » de Louis IX, que Joinville appelle aussi sa «
sapience », était, en effet, aussi ferme que sa volonté. Son attitude à l’égard
des conseils et des conseillers est remarquable. « N’avait si sage à son
Conseil comme il était... Quand on lui parlait d’aucunes choses, il ne disait
pas : « Je m’en conseillerai », mais, quand il voyait le droit tout clair, il
répondait sans son Conseil, tout d’une venue. » Ce n’est pas qu’il eût la
prétention d’agir en autocrate, sans consulter personne : au contraire, en
vrai roi féodal, il demandait très souvent les avis de ses barons et de son
entourage ; mais il ne s’astreignait pas à les suivre. Dans les affaires où
il était partie, il se tenait en garde contre les complaisances probables de
ses gens ; on lit dans ses Enseignemens
: « Si quelqu’un a querelle contre toi, sois toujours pour lui et contre toi,
jusqu’à ce qu’on sache la vérité, car ainsi tes conseillers jugeront plus hardiment
selon droiture et selon vérité. » L’histoire de Mathieu de Trie fait bien
voir ses scrupules à cet égard : « Monseigneur Mathieu de Trie apporta au roi
une lettre, donation faite naguère par ledit roi au père de la comtesse de
Boulogne du comté de Dammartin-en-Goële. Le sceau de la lettre était brisé,
et il nous le montra, à nous qui étions de son Conseil, pour que nous l’aidions
de nos avis. Nous déclarâmes tous qu’il n’était nullement tenu à reconnaître
la validité de cette lettre. Mais il nous dit : « Seigneurs, voici le scel
dont j’usais avant d’aller outremer ; on voit bien que l’empreinte du scel
brisé est semblable au scel entier (dont voici un exemplaire) ; pour quoi je
n’oserais, en bonne conscience, retenir ledit comté. » Alors il appela
monseigneur Mathieu de Trie, et lui dit : « Je vous rends le comté ».
Joinville a vivement peint le grand Conseil tenu à Acre, en 1250, pour
délibérer sur le retour en France, où lui-même combattit, seul avec le sire
de Châtenai, l’opinion de la majorité. Le roi écoutait attentivement,
rappelait à l’ordre les interrupteurs et disait : « Seigneurs, je vous ai
bien entendus, et je vous répondrai, tel jour, ce qu’il me plaira de faire. »
Puis il donnait sa réponse, avec ses raisons, sans s’occuper des suffrages.
Souvent il intervenait sans délai pour trancher ou redresser : « Maintes fois
advint qu’en été il allait s’asseoir au bois de Vincennes, après sa messe, au
pied d’un chêne, et nous faisait asseoir autour de lui. Et tous ceux qui
avaient affaire venaient lui parler, sans empêchement d’huissier ni d’autre.
Il disait : « Taisez-vous tous ; on vous expédiera l’un après l’autre » ; et
il appelait monseigneur Pierre de Fontaines et monseigneur Geoffroi de
Villette, et disait à l’un deux : « Expédiez-moi cette partie. » Et quand il
voyait quelque chose à amender en la parole de ceux qui parlaient pour lui, il
l’amendait de sa bouche... » D’ailleurs, quoique obstiné, il était homme à se
laisser convaincre ; il paraît qu’il renonça au projet d’abdiquer pour entrer
dans un monastère dès qu’on lui en eut montré les inconvénients. Il acceptait
même, parfois, les leçons de bonne grâce ; et Joinville eut l’occasion de lui
en donner de très fines : « Tandis que le roi séjournait à Hyères, cherchant
à se procurer des chevaux pour retourner en France, l’abbé de Cluny lui fit
présent de deux palefrois qui vaudraient bien aujourd’hui cinq cents livres,
un pour lui et l’autre pour la reine. Le lendemain, ledit abbé revint parler
de ses affaires au roi, qui l’entendit très diligemment et très longuement.
Quand il fut parti, je dis au roi : « Je veux vous demander, s’il vous plaît,
si vous avez entendu plus débonnairement l’abbé de Cluny, parce qu’il vous
donna hier ces deux palefrois ? » Il réfléchit et me dit : « Vraiment oui. »
« Sire, fis-je, savez-vous pourquoi je vous ai, fait cette demande ? » «
Pourquoi ? » fit-il. « Pour que, sire, vous défendiez à tout votre Conseil
juré, quand vous serez en France, de rien prendre de ceux qui auraient des
affaires par devant vous ; car soyez certain que, s’ils prennent, ils en
écouteront plus volontiers et plus diligemment ceux qui leur donneront, comme
vous avez fait l’abbé de Cluny. » Alors le roi appela tous ses conseillers,
et leur raconta ce que j’avais dit ; et ils dirent que je lui avais donné bon
conseil... » En résumé, Louis IX peut être considéré comme responsable de la politique qu’il a suivie. Il a fait ce qu’il a voulu. — Mais qu’est-ce qu’il a voulu ? — Quelles étaient ses idées politiques ? LES IDÉES POLITIQUES.Certes, jamais homme chargé de gouverner les hommes n’eut des intentions plus droites. « La grande amour qu’il avait pour son peuple, dit Joinville, parut bien à ce qu’il dit à monseigneur Louis, son fils aîné, en une très grande maladie qu’il fit à Fontainebleau : "Beau fils, je te prie que tu te fasses aimer du peuple de ton royaume, car, vraiment, j’aimerais mieux qu’un Écossais vînt d’Ecosse et gouvernât le royaume bien et loyalement que tu le gouvernasses mal. » 17. Il s’entêta, au contraire, à partir pour la croisade, malgré l’avis énergiquement exprimé de sa mère et de ses conseillers. L’anecdote est célèbre : malade, Q fit vœu, en 1244, de prendre la croix ; on la lui donna pour le calmer ; après son rétablissement, on le supplia de la quitter, mais en vain. En 1247, le roi ayant réuni, vers le milieu du carême, les principaux seigneurs du royaume, Guillaume, évêque de Paris, saisit cette occasion de tenter un dernier effort contre sa résolution : « Sire, dit-il, déposez la croix, pour ne pas bouleverser la France ; vous étiez dans le délire ; vous n’aviez point l’usage de vos sens. » La reine Blanche, les frères du roi, joignirent leurs voix à celle de l’évêque ; le pape lui-même avait écrit d’abandonner le projet. Louis IX parut ébranlé. « Que votre volonté se fasse », dit-il, en remettant sa croix entre les mains de Guillaume. Mais la joie ne fut pas de longue durée : « Suis-je en délire, à présent ? s’écria-t-il. Ai-je l’usage de mes sens ? Eh bien, rendez-moi la croix de Notre Seigneur Jésus-Christ. Celui qui sait tout m’est témoin que je n’accepterai pas de nourriture tant que je ne l’aurai pas reprise... » (Noël Valois, Guillaume d’Auvergne, 1880). Gouverner bien, Louis IX a déclaré lui-même, dans son
testament spirituel adressé au futur Philippe III, ce qu’il entendait par là
: ne rien retenir des biens ni des droits d’autrui, veiller à ce que les
sujets vivent en paix et en droiture, ne guerroyer contre les chrétiens qu’à
la dernière extrémité, apaiser les querelles « comme faisait saint Martin »,
empêcher autour de soi le péché et l’hérésie. Car la dignité royale était, à
ses yeux, selon l’expression de Guillaume de Chartres, un vrai « sacerdoce ».
Il se dirigeait ainsi à la lumière de deux idées : celle du droit, celle du
salut. « Préoccupé plus qu’on ne saurait le croire du salut éternel des âmes
», il lui paraissait naturel de frapper, comme des délits, les péchés publics
: blasphème, usure, prostitution, hérésie, et de tout sacrifier, malgré l’évidente
répugnance de son peuple, aux croisades d’outre-mer. Pénétré de la maxime,
plus féodale encore que chrétienne : « A chacun le sien[11] », il ne pensait
pas que l’empiétement sur les droits acquis du prochain, la spoliation, le
vol, interdit entre particuliers par la morale vulgaire, fût légitimé par la
raison d’État : aux prétentions injustes, c’est-à-dire illégales, nouvelles,
fût-ce de l’Empereur ou du pape, il savait, pour la défense de son droit,
barrer le chemin avec tranquillité, mais toute conquête, à ses yeux, était
odieuse. Si grand était, à ses yeux, le bienfait de la paix qu’il consentit,
à plusieurs reprises, des sacrifices pour le procurer à son pays et à ses
voisins. Il avait pour principe de réconcilier ses adversaires, au lieu de
profiter de leurs querelles : « Au sujet de ces étrangers que le roi avait
apaisés, quelques-uns de Conseil lui disaient qu’il ne faisait pas bien quand
il ne les laissait guerroyer, car, s’il les laissait bien s’appauvrir, ils ne
lui courraient pas sus comme s’ils étaient bien riches. Et le roi disait que
ses conseillers avaient tort, "car si les princes voisins voyaient que
je les laissasse guerroyer, ils me courraient sus à cause de la haine qu’ils
auraient contre moi, dont je pourrais bien perdre, sans compter que je
mériterais la haine de Dieu qui a dit : Bénis soient les apaiseurs"... » Pratiquée deux cents ans plus tôt, la charitable politique
de Saint Louis eût peut-être maintenu la royauté française dans la médiocrité
de ses origines. Mais, au XIIIe siècle, la dynastie capétienne était déjà
assez forte pour se passer le luxe coûteux d’un prince idéaliste. Louis IX n’a
pas eu à se repentir d’avoir procuré à là France, entre les âges terribles de Philippe Auguste et
de Philippe le Bel, le repos et la détente d’un règne pacifique et juste. Il
fut honoré, il fut craint. « Ils le craignaient, dit Guillaume de Chartres en
parlant des barons de France parce qu’ils savaient qu’il était juste. » Il
est peut-être le seul roi honnête homme qui, respecté de son vivant, ait été
mis après sa mort au nombre des grands rois. CLAIRVOYANCE.Il est certain, cependant, que par simplicité, par naïveté, par ignorance, rançon de sa parfaite sainteté, il a commis des fautes graves. Toute sa campagne d’Egypte fut préparée et menée avec une insigne maladresse. Le roi Haakon de Norvège, que Louis essaya d’entraîner outre mer avec lui, le dupa. A Chypre, en 1248, arrivèrent dans le camp des Francs les ambassadeurs du khan des Tatars, empereur de Chine, ennemi des musulmans, qui offrait d’aider les chrétiens à vaincre le Soudan d’Egypte et à conquérir la Syrie. Le roi les reçut « très débonnairement », et ne trouva rien de mieux que d’envoyer au khan Meungke, par le moine Rubruquis, « une tente d’écarlate faite en forme de chapelle, où étaient entaillés, par images, l’annonciation de Notre-Dame et tous les autres points de la foi », « calices, livres, tout ce qui convient à messe chanter » ; il voulait ainsi « amener les Tatars à notre croyance », et les moines, porteurs de cette chapelle, étaient chargés de montrer au khan « comment il devait croire » ; il s’attira de la sorte une réponse très cavalière, et la Syrie musulmane fut sauvée. Entre Damiette et Mansourah, et pendant la retraite, le chef de l’armée accumula les fautes ; les narrations de témoins tels que Joinville, Jean Sarrazin et le continuateur anonyme de Jean Sarraziri, le font voir. Louis IX n’a jamais rien compris à l’Orient ni à l’Islam : lorsqu’il eut été capturé par les musulmans, le bruit absurde courut parmi les croisés que les émirs allaient élire le roi franc, leur prisonnier, à la place du Soudan défunt ; interrogé par Joinville s’il aurait, le cas échéants accepté « le royaume de Babylone », il déclara que, « vraiment, il ne l’aurait pas refusé ». Mais c’est en 1269 que le goût de Louis IX pour la propagande l’aveugla surtout et que l’excès de sa naïveté fut clairement révélé. « Ceux-là firent péché mortel, dit Joinville, qui lui conseillèrent le voyage de Tunis. » L’expédition de Tunis, cette seconde croisade entreprise contre l’avis des gens sages, sans aucune chance de succès, fut en effet désastreuse à la fois pour la France et pour la cause de la Terre Sainte. Or, Louis IX est allé à Tunis parce qu’il a cru, de bonne foi, que le prince de ce pays, El Mostanssir, avait envie de se faire chrétien. Il disait : « Oh ! Si je pouvais devenir le parrain d’un tel filleul ! » ; et devant les envoyés de ce potentat barbaresque, qui lui furent présentés à Paris, il se répandait en effusions : « Dites à votre maître que je souhaite si vivement le salut de son âme que je consentirais volontiers à être dans les prisons des Sarrasins tous les jours de ma vie, sans jamais voir la clarté du ciel, pourvu qu’il se convertisse, dummodo rex vester et gens sua fierent christiani. » On s’accorde généralement à reconnaître que Saint Louis fut, en cette circonstance, « trop crédule ». III. L’ENTOURAGE DE LOUIS IXSi la figure de Louis IX est éclairée d’une vive lumière, celles de ses proches et celles de ses amis, le sire de Joinville excepté, entrent déjà dans la pénombre où sont plongés Philippe le Hardi, Philippe le Bel et leurs contemporains BLANCHE DE CASTILLE.Le caractère de Blanche de Castille était, nous l’avons
vu, viril ; Louis IX garda toujours, en présence de sa mère, l’attitude d’un
petit enfant, affectueux et soumis.[12] Lorsqu’il apprit
sa mort, à Jaffa, en 1253, « il en mena si grand deuil que de deux jours on
ne put lui parler. Après quoi, raconte Joinville, il m’envoya quérir par un
valet de sa chambre... Quand il me vit, il étendit les bras et me dit : « Ah
! sénéchal, j’ai perdu ma mère ». « Sire, fis-je, je ne m’en étonne pas, car
elle était mortelle ; mais je m’étonne que vous, qui êtes un homme sage, avez
mené si grand deuil ; car vous savez que, selon le sage, mésaise que l’on a
au cœur ne doit paraître au visage, car agir autrement, c’est réjouir ses
ennemis et attrister ses amis. » Assurément, le sire de Joinville ne
partageait pas, en cette circonstance, la douleur de son maître : « Madame
Marie de Vertus me vient dire que la reine menait aussi très grand deuil et
me pria que j’allasse vers elle pour la réconforter. Je la trouvai qui pleurait,
et je lui dis : « II est bien vrai que l’on ne doit pas croire les femmes,
car c’est celle que vous haïssiez le plus qui est morte, et vous en menez tel
deuil ! » Et elle me dit que ce n’était pas pour la reine Blanche qu’elle
pleurait, mais à cause de la douleur du-roi et à cause de sa fille qui était
demeurée, en France, en la garde des hommes. » MARGUERITE DE PROVENCE.La reine Marguerite, fille aînée de Raimond Bérenger, comte de Provence, avait épousé Louis à Sens, le 27 mai 1234. Elle avait eu beaucoup à souffrir, pendant les premières années de son mariage, de la jalousie de sa belle-mère. Le sénéchal de Champagne a pris soin d’en informer la postérité : « Les duretés que la reine Blanche fit à la reine Marguerite furent telles, dit-il, que la reine Blanche ne voulait pas souffrir, autant qu’elle le pouvait, que son fils fût en compagnie de sa femme, si ce n’est le soir, quand il allait coucher avec elle. A Pontoise, les appartements du roi et de la reine, placés au-dessus l’un de l’autre, communiquaient par un escalier tournant ; ils se donnaient rendez-vous dans cet escalier. Et ils avaient ainsi accordé leurs besognes que quand les huissiers voyaient venir la reine Blanche dans la chambre de son fils, ils battaient les huis de leurs verges, et le roi s’en venait courant dans sa chambre, pour que sa mère l’y trouvât ; et ainsi faisaient à leur tour les huissiers de la chambre de la reine Marguerite, quand la reine Blanche y venait, pour qu’elle y trouvât la reine Marguerite. Une fois, le roi était auprès de la reine sa femme, et elle était en très grand péril de mort, parce qu’elle était blessée d’un enfant qu’elle avait eu. La reine Blanche vint là, et prit son fils par la main, et lui dit : « Venez-vous-en, vous ne faites rien ici. » Quand la reine Marguerite vit que sa belle-mère emmenait le roi, elle s’écria : « Hélas ! Vous ne me laisserez voir mon seigneur ni morte, ni vive. » Et alors elle se pâma ; on crut qu’elle était morte ; et le roi, qui crut qu’elle se mourait, retourna ; et à grand-peine on la remit en point. » On sait par ailleurs que Louis IX fut un époux fidèle, mais, sauf en sa jeunesse, au temps des entrevues clandestines dans l’escalier de Pontoise, sans amour. Le bon Joinville, qui constate le fait, ne se gêne pas pour dire ce qu’il en pense ; « J’avais été, dit-il, cinq ans auprès du roi, sans qu’il parlât de la reine ni de ses enfants, ni à moi, ni à autrui ; et ce n’était pas bonne manière, comme il me semble, d’être étranger à sa femme et à ses enfants. » D’ailleurs la froideur, la méfiance du roi pour Marguerite étaient de notoriété publique. Henri III, roi d’Angleterre, et Louis IX avaient épousé les deux sœurs ; très faible, Henri III fut visiblement gouverné par Aliénor de Provence, et l’on disait en Angleterre, d’après Mathieu de Paris, que le roi Henri, ce trop bon mari (uxorius), eût bien fait d’imiter l’exemple du très prudent roi de France, son beau-frère, qui ne se laissait molester ni par sa femme, ni par les parents, ni par les compatriotes de sa femme. En 1269, Louis IX, avant de partir pour l’Afrique, ne confia pas, suivant l’usage, la garde du royaume à la reine ; il la réserva expressément à deux de ses conseillers. Le roi avait ses raisons, car Marguerite de Provence n’était
pas une simple
femme, tout occupée, comme tant d’autres princesses, à faire et à élever des
enfants, quoiqu’elle en eût beaucoup. Elle était énergique comme un homme. A
Damiette, elle fut héroïque. « Trois jours avant qu’elle accouchât, dit
Joinville, la nouvelle lui vint que le roi était pris ; il y avait devant son
lit un vieux chevalier de quatre-vingts ans, qui la tenait par la main ; elle
fit sortir tout le monde de sa chambre, excepté ce chevalier, et, s’agenouillant
devant lui, elle lui requit une grâce ; le chevalier lui en fit le serment :
« Je vous demande, dit-elle, par la foi que vous m’avez baillée, que si les
Sarrasins entrent dans la ville, vous me coupiez la tête avant qu’ils me
prennent. » Et le chevalier répondit : « Soyez certaine que je le ferai volontiers,
car j’y avais déjà pensé. » Le jour même de l’accouchement, on lui dit que
ceux de Pise et de Gênes voulaient s’enfuir. Le lendemain, elle les manda tous
devant son lit, tant que la chambre fut toute pleine, et leur dit : «
Seigneurs, pour l’amour de Dieu, n’abandonnez pas cette ville ; car vous
voyez que messire le roi serait perdu, et tous ceux qui sont avec lui, si
elle était prise :Prenez pitié de cette chétive créature que voici ; attendez
que je sois relevée. » Et comme les Italiens exprimaient la crainte d’être
affamés, elles les retint tous aux gages du roi. » Ainsi furent sauvés,
provisoirement, et Damiette et le roi. Mais elle était ambitieuse ; elle
avait des passions politiques qui n’étaient pas toutes d’accord avec les
goûts de son époux ni avec les intérêts du royaume. Louis IX, toute sa vie,
eut à la surveiller. Par son père, elle était de la maison de Provence, et
par sa mère de la maison de Savoie, connue dès lors pour sa rapacité. De ses
trois sœurs, l’une, Aliénor, était mariée au roi d’Angleterre ; une autre,
Sancie, à Richard de Cornouailles, roi des Romains in partibus ; la
troisième, Béatrice, épousa, après la mort du comte Raimond Bérenger, en
1245, le propre frère de Louis IX, Charles d’Anjou. Ces unions créèrent des
relations de famille compliquées et difficiles. D’une part, Marguerite, dont
la dot n’avait été payée qu’en partie, se trouva en conflit avec Charles d’Anjou,
qui se prévalait du testament de Raimond Bérenger en faveur de Béatrice pour
garder sans partage le comté de Provence ; d’autre part, elle fut amenée à s’associer
étroitement avec ses sœurs d’Angleterre, Aliénor et Sancie, lésées comme
elle, et qui lui ressemblaient. De là son hostilité violente contre la maison
d’Anjou et son dévouement aux Anglais. Des correspondances du temps attestent
qu’elle se mêlait d’obtenir de son époux des décisions conformes aux désirs
des envoyés d’Angleterre : « Nous avons été voir la reine à
Saint-Germain-en-Laye, écrivaient ceux-ci à leur maître en février 1263, et
nous lui avons exposé les affaires ; elle nous a ordonné de ne pas paraître
devant le roi avant qu’elle soit en mesure d’aider à l’expédition de vos
besognes... » Ses lettres la montrent prompte à l’intrigue, importune,
infatigable.[13]
Auprès de son beau-frère Alphonse, comte de Poitiers et de Toulouse, elle
intervient en faveur de son cousin Gaston de Béarn, agresseur du comte de
Comminges ; Alphonse répond que la victime n’est pas Béarn, que c’est
Comminges, et que les victimes les plus intéressantes sont sans doute les
paysans, pauperes agricolae, qui semper plectuntur quidquid délirant alii.
Mais Henri III d’Angleterre guerroie contre ses barons ; elle mande en toute
hâte au même Alphonse de Poitiers de mettre, pour l’amour d’elle, les
vaisseaux de La Rochelle à la disposition du roi anglais, au moment précis où
Louis IX cherche à profiter de sa neutralité pour imposer sa médiation. Les
refus courtois, mais réitérés, d’Alphonse, ne la rebutent pas : comme des
marchands de Bayonne, du parti de Simon de Montfort, comte de Leicester, chef
des rebelles anglais, se trouvent dans les domaines du comte de Toulouse,
elle n’hésite point à demander qu’on arrête ces étrangers. Cette fois, pour
lui complaire, le comte Alphonse consent, mais Louis IX, qui l’apprend,
ordonne assez rudement de relâcher tous ces gens-là. En même temps, elle
essayait d’agir dans le royaume d’Arles ; elle négociait sous main en Cour de
Rome et en Aragon contre son beau-frère, Charles ; et elle n’oubliait pas non
plus les Savoyards, ses parents maternels : lorsque Turin et Asti se
révoltèrent contre son oncle Thomas de Savoie, elle lui prêta de l’argent et
obtint la confiscation des biens des Astigians qui résidaient en France.
Bref, une femme redoutable, qui, si elle n’avait pas été mise en tutelle,
aurait sans doute attiré à Louis IX autant de désagréments qu’Aliénor en
attira à Henri III. On le vit bien en 1263. Le roi fut informé, cette
année-là, que la reine avait fait jurer en secret à son jeune fils Philippe,
héritier du trône : 1° que, jusqu’à l’âge de trente ans, il lui obéirait sans
réserves ; 2° qu’il ne prendrait aucun conseiller familier sans l’agrément de
sa mère ; 3° qu’il ne ferait jamais alliance avec Charles d’Anjou ; 4° qu’il
informerait la reine des mauvais bruits qui circuleraient contre elle ; 5° qu’il
ne dépenserait pas trop largement et 6° qu’il ne révélerait à personne le
présent engagement. Il est clair que Marguerite de Provence, privée par son
mari d’influence politique, aspirait à exercer, pendant le futur règne de son
fils, le rôle qu’elle avait vu jouer, dans sa jeunesse, à Blanche de
Castille. Louis obtint du pape Urbain IV une bulle qui releva Philippe de son
serment ; c’est le seul document qui ait conservé la trace de cette petite
conspiration. Marguerite jouit, du reste, pendant longtemps de la liberté du
veuvage, et sa conduite sous Philippe III absout Louis IX de l’avoir tenue en
bride. SES FRÈRES.Les quatre fils de Louis VIII et de Blanche de Castille se ressemblaient deux à deux, paraît-il, d’une manière frappante : Louis et Alphonse, doux et simples, médiocrement robustes ; Robert et Charles, très entreprenants, beaux hommes sous les armes, et qui aimaient la guerre. Robert d’Artois est cet étourdi, passionné pour les armes et les chevaux, violent, trop brave, qui, à Damiette, insulta les croisés anglais — au point qu’ils abandonnèrent l’armée pour passer en Palestine -— et se fit tuer dans les ruelles de Mansourah avec trois cents chevaliers, victimes de sa témérité. Le roi pleura en apprenant sa mort, et, plus tard, il disait à Joinville, non sans, amertume, que le comte d’Artois, s’il eût vécu, aurait été plus empressé auprès de lui que ne l’étaient Alphonse et Charles. Cependant, des deux survivants, il préférait Alphonse, et Charles ne l’ignorait pas. C’est Alphonse qui, en 1253 et en 1254, jusqu’au retour du roi, exerça, en fait, la régence ; c’est à lui que le roi envoyait d’outre-mer les nouvelles de Terre Sainte. Ce personnage est, d’ailleurs, mal connu ; les chroniqueurs ne parlent guère de lui, tandis que des centaines d’actes de sa chancellerie ont été conservés ; pour ce motif, on se le représente communément comme un prince paperassier, sans cesse occupé d’affaires administratives. Apanage du Poitou et de l’Auvergne, marié vers 1237 à Jeanne, héritière de la maison de Toulouse, il devint, par la mort de son beau-père, en 1249, le maître du Midi languedocien, et le plus grand seigneur de France. Mais il était anémique, valétudinaire, infirme (il eut après la croisade d’Egypte une ophtalmie, des attaques de paralysie) ; il ne résida jamais dans ses terres, et vécut à Paris ou, aux environs, à Longpont, à Corbeil, à Gournay-sur-Marne, à Mussi-l’Evêque. « De là, dit son dernier historien, partaient chaque jour des courriers chargés d’ordres précis et soigneusement rédigés (pour l’administration de ses domaines) : là, les habitants de ses terres venaient exposer leurs griefs et formuler leurs plaintes. » Si l’honneur de sa correspondance administrative n’appartient pas tout entier à ses conseillers : Sicard Alaman, Pons Astoaud, Gilles Camelin, le trésorier de Saint-Hilaire de Poitiers, etc., il faut en conclure que le comte Alphonse fut fort jaloux de ses droits, assez avide, mais très exact. En outre, il était très pieux et son zèle pour la croisade égalait celui du roi. Charles, le cadet de la famille, avait plus de force et de
sang. Cet homme grand, aux traits accusés, avec un air grave et dur, qui
parlait peu, ne riait pas, est le premier des Capétiens qui ait eu de grandes destinées hors de
France. Comte d’Anjou et de Provence, puis sénateur de Rome, roi des
Deux-Siciles, prétendant au trône de Jérusalem, et, pour les siens, à l’Empire
latin de Constantinople, il ébranla la moitié de l’Europe et fut célébré, ou
maudit, dans toutes les langues. Soldat du pape, mais maître des papes ;
défenseur zélé de l’orthodoxie, mais habile à confondre les intérêts de l’orthodoxie
avec ceux de son ambition, il est, à certains égards, une préfiguration de
Philippe le Bel. On vantait sa chasteté, sa dévotion, son courage, le goût qu’il
avait pour les arts. Son orgueil était légendaire. A la fin de sa carrière,
il prit assez d’ascendant sur la maison royale de France pour la jeter dans
de terribles aventures. SES ENFANTS.Louis IX eut six fils, dont l’aîné, Louis, mourut en 1260, à seize ans, et cinq filles. Il prenait soin de leur éducation. Philippe, qui lui succéda, décrivit aux enquêteurs du procès de canonisation les exercices que leur père avait coutume de leur imposer, à lui et à ses frères. Son attitude, en présence du saint roi, était, semble-t-il, un peu craintive, ni lui, ni Pierre d’Alençon, ni Robert de Clermont, ni Thibaut de Champagne, roi de Navarre, époux de leur sœur Isabelle, n’avaient d’abandon avec leur père. « Le roi, raconte Joinville, appela monseigneur Philippe, son fils, et le roi Thibaut, et s’assit à l’huis de son oratoire, et mit la main à terre, et dit : « Asseyez-vous ici, bien près de moi, pour que l’on ne nous entende pas. » « Ah ! Sire, firent-ils, nous ne nous oserions asseoir si près de vous. » Et il me dit : « Sénéchal, asseyez-vous ici » ; puis, s’adressant à eux : « Vous avez mal fait, vous qui êtes mes fils, et qui n’avez fait du premier coup ce que je vous ai commandé. Gardez que cela ne vous arrive jamais. » Et ils dirent qu’ils ne le feraient plus. » SES FAMILIERS.Ainsi, les relations de Louis IX avec sa femme, avec ses
frères, avec ses enfants, furent plutôt correctes que cordiales. Quelques-uns
de ses familiers ont certainement pénétré plus avant dans sa confiance. Mais,
de ces « amis » du roi, un seul a pris soin de se faire connaître :
Joinville. Par une erreur d’optique très naturelle, la postérité n’a vu que
lui. Cependant le sénéchal de Champagne, né en 1225, ne fut admis auprès de
Louis qu’à partir de la croisade d’Egypte. Encore n’était-il en Egypte ni un
des chefs les plus en vue, ni un des chevaliers les plus brillants de l’armée,
où il combattit au second plan. A la vérité, pendant le séjour en Terre
Sainte, après le retour en Europe de la plupart des croisés il vécut avec le roi dans une
intimité assez étroite. Mais, après 1254, il quitta le service royal : rassasié
d’aventures, il résida désormais en Champagne, pour rétablir la prospérité de
ses domaines, compromise par son absence. D’un caractère sociable, il venait
souvent à la Cour, où il était bien accueilli : on l’y voit, par exemple, en
1259, en 1260, en 1266, en 1267 ; mais il n’y avait pas d’importance. Louis
IX faisait grand cas de la loyauté et de la belle humeur du sire de
Joinville, son vieux compagnon de guerre et de voyage, mais il ne l’honorait
pas de ses confidences, et, dans les affaires d’État, ce n’était pas lui qu’il
consultait. S’il avait été consulté, le bon sénéchal qui, dans l’histoire de
son maître, a sans scrupule intercalé la sienne, n’eût pas négligé de le
dire. Quarante ans après la mort de Saint Louis, il fréquentait encore la
Cour de France, renommé pour sa sagesse sentencieuse et sa courtoisie à l’ancienne
mode. C’est alors qu’il composa son livre, tel que nous l’avons, ces aimables
récits d’un vieillard un peu radoteur, colorés, vivants, décousus, qui
révèlent à la fois ses admirables dons d’expression, les limites de son
intelligence et la médiocrité de son rôle. Joinville lui-même nous apprend le nom de celui qui fut le ministre préféré des volontés de Louis IX : « monseigneur Pierre le Chambellan, l’homme du monde qu’il (le roi) croyait le plus », « l’homme le plus loyal et le plus droiturier que j’aie jamais vu en hôtel de roi ». Ce personnage, de la maison de Villebéon — qu’il ne faut pas confondre avec Pierre le Hideux de Chambly, chambellan en 1269 — était, dès 1250, le premier de la Cour. Les étrangers le savaient, lorsque, en mars 1261, Henri III et Simon de Montfort choisirent le roi de France comme arbitre de leur querelle, ils désignèrent subsidiairement, au cas où le roi déclinerait cet office, « monseigneur Pierre le Chambellan ». On nota, comme une preuve frappante de la fermeté de Louis IX, qu’il eût refusé à ce serviteur très cher, « un de ses principaux secrétaires », la grâce d’un condamné. Il suivit Charles d’Anjou à la conquête des Deux-Siciles. De Tunis, quelques jours après la mort de Louis IX, Thibaut de Navarre certifiait à l’évêque de Tusculum que le nouveau roi marquait une grande faveur à « monseigneur Pierre » ; mais « monseigneur Pierre » mourut bientôt après son maître ; il fut enterré dans la basilique de Saint-Denis, aux pieds de celui qui l’avait tant aimé. Jean de Beaumont, chevalier picard, chambrier de France,
jouit aussi, pendant longtemps, d’un grand crédit : Innocent IV, sauvé par le
roi des griffes de l’Empereur, écrivait à Jean de Beaumont dans les termes
les plus flatteurs, et le remerciait devoir déterminé son souverain, la reine
mère et les princes, à soutenir l’Église. C’était un seigneur bourru,
maussade. Joinville l’a mis en scène dans le récit du Conseil tenu à Acre en 1250. Comme
Guillaume de Beaumont, son neveu, maréchal de France, défendait, dans ce
Conseil, un avis contraire au sien : « Sale ordure, s’écria-t-il, que
voulez-vous dire ? Tenez-vous tranquille ! » « Messire Jean, fit le roi, vous
faites mal ; laissez-le dire. » « Certes, sire, je n’en ferai rien. » D’autre
part, les prédicateurs de la fin du XIIIe siècle racontaient volontiers, en
chaire, une anecdote du même genre. Un jour que Jean de Beaumont dînait à
côté de Guillaume, évêque de Paris, il lui demanda brusquement : « A quoi
sert l’eau qui est devant vous ? » « Cette eau, répondit le prélat qui, en
effet, buvait sec, et tout autre chose que de l’eau, remplit justement le
même service à ma table que vous à la Cour du roi. » « Est-ce à dire que je
ne serve à rien, messire ? » « Au contraire. Quand vous êtes au palais, si un
prince ou un comte veut élever la voix, aussitôt vous le chapitrez et vous le
faites taire. Si un chevalier ou quelque autre parle trop librement, vous le
rappelez à l’ordre. De même, si mon bon vin d’Angers, de Saint-Pourçain ou d’Auxerre
voulait me faire mal, j’aurais recours à l’esprit contrariant de cette
bouteille d’eau, pour enlever au vin sa force... » A quoi bon énumérer les autres familiers de Saint Louis ?
A l’exception de ceux qui ont écrit, comme Robert de Sorbon — le bon maître
Robert, si franc et si fier, dont la figure narquoise fait pendant à celle de
Joinville[14]
—, on ne connaît d’eux que leurs noms. L’abondante littérature du XIIIe
siècle n’a pas conservé le plus fugitif reflet de la personnalité de ces «
clercs » et de ces « chevaliers du roi » que les chartes, les comptes et les
chroniques montrent chargés de missions confidentielles ou revêtus des plus
hautes fonctions.[15] Que sait-on du
connétable Imbert de Beaujeu, des maréchaux de France Ferri Pasté et Henri de
Courances, de Gui le Bas, de Geoffroi de La Chapelle, de Jean de Soisi, de
Gervais d’Escrennes ? Et ces prélats qui, après Gautier Cornu, ont été les
ministres des volontés du roi : Jean de La Cour, Raoul Grosparmi, qui
portèrent le sceau du roi, Mathieu de Vendôme, abbé de Saint-Denis, qui, avec Simon de Nesle,
fut par deux fois chargé, en l’absence du roi, de la « garde » du royaume, et
tant d’autres ? Ils ont passé sans laisser de traces, ou peu s’en faut.
Quelques-uns vivaient encore au moment de l’enquête pour la canonisation de
Louis IX ; ils furent interrogés ; mais le Confesseur de la reine Marguerite,
qui dépouilla les rouleaux d’enquête, ne rapporte guère de paroles qui soient
de nature à renseigner sur le compte de ceux qui les ont dites. LA COUR DE LOUIS IX.Par d’autres documents (comptes, règlements de l’Hôtel, etc.) on peut, du moins, se faire une idée de cette Cour patriarcale, qui se déplaçait sans cesse, d’abbaye en abbaye, de maison royale en maison royale, à travers les grandes forêts du domaine, autour de Paris. L’itinéraire de Louis IX, qui a été dressé de nos jours, d’après les chartes, indique les résidences qu’il préférait : le monastère de Maubuisson près Pontoise, le château de Vincennes, les maisons rustiques ou « feuillées » de Lyons (La Folie-en-Lyons), de Saint-Germain-en-Laye, de Fontainebleau, Lorris, Montargis, Poissy, Vernon... On connaît les noms, les gages et les fonctions des serviteurs du roi. On sait enfin qu’il ne souffrait autour de lui que des personnes irréprochables ; il gouvernait son « hôtel » avec une extrême sévérité : des gens en ont été exclus pour avoir péché avec des femmes ou pour avoir négligé de jeûner : « Fais souvent enquête sur ceux de ton hôtel, enseigne Saint Louis à son fils, pour savoir comme ils se conduisent... » La Cour de Saint Louis ne fut troublée par aucun scandale. D’abord, le roi n’eut ni favori ni Premier ministre. Grande singularité, car presque tous ses prédécesseurs en avaient eu : il suffit de citer Suger, Guérin de Senlis, Etienne de Garlande, Robert et Gilles Clément ; et ses successeurs immédiats devaient renouer la tradition, avec Pierre de la Broce, Flote, Nogaret, Marigny. Ensuite, les conseillers de la Couronne étaient presque tous, en ce temps-là, originaires des anciennes provinces d’entre Somme et Loire, cœur et berceau de la monarchie : Orléanais, Gâtinais, Ile-de-France, Beauvaisis, Picardie. Ce n’est pas assurément que Louis IX se fût fait un système à cet égard : Joinville dit qu’il recherchait « toutes manières de gens qui croyaient en Dieu et l’aimaient » ; par exemple, il « donna la chargé de connétable à monseigneur Gilles le Brun, qui n’était pas du royaume de France [il était de la Flandre impériale], parce que monseigneur Gilles avait grande renommée de croire en Dieu et de l’aimer ». Mais il avait hérité de son père et de son aïeul un personnel de gouvernement qu’il garda, et qui était français. Plus tard les provinces récemment annexées, Normandie, Languedoc, et même les républiques d’Italie, peuplèrent la Cour capétienne de ministres exotiques, étrangers à l’esprit et aux habitudes des « prud’hommes » de la France propre, qui apportèrent avec eux de redoutables nouveautés. Dans l’honnête entourage de Louis IX régnaient encore les vieilles mœurs, en harmonie avec l’humeur du maître. |
[1] Lorsque le pape Boniface VIII résuma, le 6 août 1297, le
long procès de la canonisation de Louis IX, commencé en 1273, il déclara que la
dernière enquête avait nécessité, à elle seule, plus d’écritures qu’un âne n’en
peut porter. Tous ceux qui avaient connu Louis IX furent invités à raconter
leurs souvenirs, les propos qu’il avait tenus en leur présence. Les rouleaux de
ces enquêtes de canonisation semblent avoir disparu des archives du Saint-Siège
; on n’en a plus que de courts fragments (publiés par H.-Fr. Delaborde, dans
les Mémoires de la Société de
l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, t. XXIII, 1896) ; mais nous
avons les dépositions amplifiées, sous forme de Mémoires, de trois des
principaux témoins : Geoffroi de Beaulieu, confesseur du roi ; Guillaume de Chartres,
son chapelain ; Jean de Joinville, son ami. En outre, frère Guillaume de
Saint-Pathus, confesseur de la reine Marguerite pendant dix-huit années, qui
eut entre les mains les rouleaux des enquêteurs, a disposé méthodiquement
(entre décembre 1302 et octobre 1303) les extraits qu’il en avait faits dans un
livre en latin, dont la traduction française a été conservée sous ce titre : Vie monseigneur saint Louis (éd.
Delaborde, 1899). Il n’est pas probable que le Confesseur ait fait passer dans
sa compilation, comme on l’a dit, «toute la substance» des documents qui
servirent à la canonisation du saint ; mais il est certain qu’il a recueilli
les principaux. Ce sont les témoignages directs, d’une précision, d’un coloris
et d’une fraîcheur extraordinaires. Il faut y ajouter l’écho de la tradition
populaire, qui nous a été transmis par les historiettes, empruntées à la
biographie véritable ou légendaire du héros, dont les prédicateurs du temps de
Philippe III et de Philippe IV aimaient à orner leurs Sermons,
Les historiens
du Moyen Age ne disposent pas souvent de sources si abondantes et d’aussi bonne
qualité. Louis IX est peut-être le seul personnage du Moyen Age français dont
il soit possible de se faire une image aussi nette que d’Henri IV ou de Louis
XIV. Aussi des érudits, des écrivains, tels que Vitet, Wallon, Lecoy, etc.,
ont-ils essayé d’esquisser la physionomie du saint roi. Les «portraits»
modernes de Louis IX sont innombrables. Le dernier en date était, en 1900,
celui de Sepet ; Saint Louis, 1898.
Cf. Revue de Paris, Ier
sept.1897.
[2] Il
paraît même que des clercs séculiers étaient choqués de sa modestie, la jugeant
excessive : « Ils font péché mortel, disait un prédicateur, ces frères prêcheurs
qui conseillent tant d’humilité au roi.» Thomas de Cantimpré défend ses
confrères en remarquant que Louis IX ne se conduisit guère autrement, à cet
égard, que ses ancêtres : « Le très glorieux roi Philippe, son aïeul, ne s’habillait
que de camelin en temps ordinaire, et le roi Louis VIII, son père, je ne l’ai
jamais vu porter la pourpre. »
[3] Louis
IX, très préoccupé de cette pratique, en causait avec Joinville : « Il me
demanda si je lavais les pieds aux pauvres le jour du Jeudi Saint. Sire,
dis-je, en maleur, les piez de ces vilains ne laverai je ja ! Et il dit que je
ne devais pas penser ainsi..., car le roi d’Angleterre [Henri III] lave les
pieds aux lépreux et les baise. »
[4] Le cardinal
Eudes de Châteauroux parle aussi, dans un sermon, des gens qui se cachent pour
remplir leurs devoirs religieux, de peur qu’on les traite de « papelards » (B.
Hauréau, Notices et extraits de
quelques manuscrits latins, VI, p. 214). Le cardinal Jacques de Vitri
accuse, de son côté, les seigneurs de ce temps d’être des fanfarons d’impiété,
qui s’emploient à faire le vide autour des prédicateurs, en se moquant de ceux
qui les vont entendre (Journal des Savants, 1888, p. 415).
[5] On
raconte qu’Henri III, pendant un de ses séjours à Paris, en 1259, manqua trois
jours de suite l’heure de la séance du parlement, où il était convoqué, parce
qu’il s’arrêtait pour entendre la messe dans toutes les églises qui se
trouvaient sur la route de son hôtel au palais de la Cité ; il n’y eut pas d’autre
ressource que de prier les curés, le quatrième jour, de ne célébrer leur messe
qu’après le passage du roi d’Angleterre et de lui fermer la porte au nez. «
Cher cousin, aurait dit Louis, à quoi bon tant de messes ?» « Et vous, aurait
répondu Henri, à quoi bon tant de sermons ? ». Louis IX tenait les vertus d’Henri
III en singulière estime et il interdisait de plaisanter en sa présence ce très
dévot personnage, son adversaire. Un certain Hue de Northampton, corroyeur,
établi à Saint-Denis en France depuis trente ans, se moquait, sous Philippe
III, de ceux qui priaient au tombeau de Louis IX, « et disait que le roi d’Angleterre
avait été meilleur homme. »
[6] «Comme
je visitais les frères d’Auxerre, dit Salimbene dans ses Mémoires, le roi vint, de grand matin
un dimanche, pour demander les suffrages des moines. Il n’avait emmené avec lui
que ses trois frères et quelques sergents qui gardaient les chevaux. Ayant
fléchi le genou et fait révérence devant l’autel, les frères du roi cherchaient
des bancs pour s’asseoir, mais le roi s’assit par terre, dans la poussière,
comme je le vis de mes yeux, car l’église n’avait pas de pavé. Il nous appela,
en disant : «Écoutez-moi, mes très doux frères.» Nous fîmes cercle autour de
lui... »
[7] Il y
en a d’autres, notamment dans la Vie écrite par Guillaume de Saint-Pathus.
Le roi servait les moines de Royaumont au réfectoire, par humilité. Ils étaient
nombreux, et c’était très fatigant. « Et pour ce que les écuelles étaient trop
chaudes, il enveloppait parfois ses mains de sa chape, ce qui ne l’empêchait
pas de répandre le contenu. Et l’abbé lui disait qu’il salissait sa chape ; et
le bienheureux roi répondait : « Ne me chaut, j’ai autre. » Comme il passait à
Châteauneuf-sur-Loire, une vieille femme, sur le pas de sa porte, l’interpella,
elle tenait à la main un morceau de pain : « Roi, dit-elle, de ce pain, qui est
de ton aumône, est soutenu mon mari, qui gît malade. » Le roi prit le pain et
dit : « C’est assez âpre pain » ; et il entra dans la maison.
[8] Déposition
de Charles d’Anjou devant les enquêteurs pontificaux, dans les Notices et
Documents publiés par la Société de l’Histoire de France (1884), p. 165.
[9] En voici
quelques-unes. Un jour, après une séance très fatigante au parlement, le roi
revint en sa chambre ; les seize chambellans et valets qui auraient dû y être de
service et qui l’y attendaient d’habitude, étaient allés se promener. On eut
beau les appeler dans le palais, dans le jardin : personne pour servir. Les
coupables, médiocrement rassurés sur les suites de l’aventure, s’adressèrent à
frère Pierre de Choisi pour qu’il implorât leur pardon. Et comme Pierre de
Choisi disait au roi que les chambellans n’osaient, après ce qui s’était passé,
reparaître devant lui, il répondit en riant « Venez, venez. Vous êtes tristes
parce que vous avez mal fait ; je vous le pardonne ; gardez-vous de
recommencer. » Le même jour, la Cour va coucher à Vincennes ; au moment du
souper, le roi demande le surcot qu’il revêtait d’habitude pour se mettre à
table. C’était alors l’usage des gens comme il faut de passer un surcot (en
forme de blouse) par-dessus leurs vêtements, avant de se mettre à table, pour
éviter les taches. Mais le surcot n’est pas là ; on l’a oublié à Paris ; voilà
le roi forcé de souper, pour une fois, avec sa chape à manches. Et de dire à
ses chevaliers, qui mangeaient avec lui : « Qu’en dites-vous ? Suis-je bien en
ma chape à table ?» Une autre fois, Louis était à Noyon, et mangeait dans sa
chambre avec ses chevaliers sous le manteau de la cheminée, car c’était pendant
l’hiver, et les chambellans mangeaient dans une pièce voisine. Après dîner, on
fit cercle autour du feu, et Je roi, qui racontait une histoire, dit, en
causant : « Et je m’y tiens ! » Alors un des chambellans nommé Jean
Bourguigneit, qui sans doute était un peu gris, sans avoir entendu ce que le
roi racontait, ayant seulement saisi au vol l’interjection affirmative, s’écria
: « Vous vous y tenez ! Vous n’en êtes pas moins un homme comme un autre. » Un
de ses collègues, Pierre de Laon, saisit Bouguigneit par le bras, et lui dit à
voix basse : « Qu’est-ce que vous avez dit ? Etes-vous hors de votre bon sens,
pour parler ainsi au roi ?» Mais l’autre, avec obstination, répondit très haut
: « Oui, oui, oui, il n’est qu’un homme, un homme comme un autre !» Le roi,
déclara plus tard Pierre de Laon aux enquêteurs pontificaux, entendit tout,
regarda Bourguigneit, et «laissa son conte» ; il ne punit pas le grossier personnage.
[10] Comparez
l’histoire de la riche bourgeoise de Pontoise qui, après avoir fait empoisonner
son mari par son amant, avait fait jeter le cadavre dans les privés. La reine,
la comtesse de Poitiers, d’autres dames de la Cour, et même des frères
prêcheurs et des frères mineurs, supplièrent le roi de la gracier ou, tout au
moins, d’ordonner que l’exécution n’eût pas lieu à Pontoise. On n’obtint rien.
Voir aussi, dans Joinville, l’affaire de Hugues de Joy, maréchal du
Temple, qui avait engagé la parole du roi, sans son aveu, au soudart de Damas :
« Le maître des Templiers, ni la reine, ni autres, ne purent aider le frère
Hugues. »
[11] Où,
comme dit Philippe de Beaumanoir : « Toutes noveletés sont défendues. » Il n’est
peut-être pas de trait plus caractéristique du respect de Saint Louis pour le
droit d’autrui que celui-ci, rapporté par le Confesseur : « Comme le roi
entendait dans le cimetière de l’église paroissiale de Vitri le sermon de frère
Lambert, de l’Ordre des frères prêcheurs, assis aux pieds dudit frère, en
présence d’une grande multitude de peuple, il advint qu’en une taverne assez
voisine du cimetière une assemblée faisait grand bruit, qui empêchait d’entendre
le sermon. Alors le roi demanda à qui était la justice du lieu. On lui répondit
qu’elle était à lui, et il fit cesser le tapage par ses sergents. Et on croit
qu’il fit demander à qui était la justice pour ne pas empiéter sur la
juridiction d’autrui. »
[12] Le
chroniqueur Luc de Tuy rapporte que saint Ferdinand, roi de Castille, cousin
germain de Saint Louis— il était fils de la reine Bérengère, sœur de Blanche —,
« ne cessa jamais de montrer à sa mère une obéissance d’enfant».
[13] E.
Boutaric, Marguerite de Provence, dans la Revue des questions
historiques, t. m, 1867
[14] Comme Joinville dans
ses Mémoires, Robert de Sorbon s’est peint tout entier dans ses « propos »,
réunis et joliment commentés par B. Hauréau, Mémoires de l’Académie des Inscriptions.
[15] C’est à peine s’il y a,
dans les Mémoires de Joinville,
quelques mots sur Jean de Valeri, le prud’homme qui réclama hardiment, en
Egypte, contre le roi et le légat, les « bonnes coutumes » d’outre-mer, et sur
Geoffroi de Sargines, qui, après Mansourah, défendit le roi contre les
Sarrasins «comme le bon valet défend des mouches le hanap de son seigneur ».
Salimbene a vu, à Sens, en juin 1248, Eudes Rigaud, l’archevêque de Rouen : «
Comme le roi de France, dit-il, venait au chapitre, tous nos frères sortirent à
sa rencontre pour le recevoir honorablement. Et frère Rigaud, de l’ordre des
mineurs, archevêque de Rouen, revêtu des ornements pontificaux, sortit de la
maison et allait en toute hâte vers le roi, en criant : « Où est le roi ?» Je
le suivais et il s’en allait tout seul, éperdu, avec sa mitre sur la tête, sa
crosse pastorale à la main. » Ce prélat passait pour un homme d’esprit ; on a
conservé quelques-uns de ses bons mots, qui ne font plus rire aujourd’hui
(Lecoy de La Marche, La société au XIIIe
siècle, p. 122). Les
procès-verbaux de ses visites diocésaines sont célèbres.