HISTOIRE DU MOYEN-ÂGE

395-1270

 

CHAPITRE IV. — LES ARABES.

 

 

PROGRAMME. Mahomet ; le Coran. L'empire arabe. La civilisation arabe.

 

BIBLIOGRAPHIE.

Les livres sur les origines de l'islamisme, sur l'empire arabe et sur la civilisation musulmane au moyen âge ne sont pas rares. Quelques-uns des premiers spécialistes ne ce temps ont écrit, pour le public, de très belles pages que le public ne cannait guère ; et les ouvrages les plus connus ne sont pas les meilleurs. — Aux livres généraux de MM. L.-A. Sédillot (Histoire générale des Arabes, Paris, 1877, 2 vol. in-8°, 2e éd.) et G. Le Bon (La civilisation des Arabes, Paris, 1885, in-4°), préférer ceux de sir W. huit (The life of Mahomet, from original sources, London, 1894. 5e éd. : The Caliphate, its rise, decline and fall, London, 1892. in-8°), de A. v. Kremer (Kulturgeschichte des Orients unter den Chalifen, Wien, 1875-1877, 2 vol. in-8°), et de A. Müller (Der Islam im Morgen-und Abendland, Berlin, 1885-1887, 2 vol. in-8°).
Nous recommandons surtout la lecture de quelques monographies, articles de revue et morceaux détachés, qui ont été publiés par MM. Dozy, Renan, Wellhausen, Nöldeke. I. Goldziher (Muhammedanische Studien, Halle, 1889-1890, 2 vol. in-8°), H. Grimme (Mohammed, I, Das Leben, Munster, 1892, in-8°), S. Guyard (La civilisation musulmane, Paris, 1881, in-8°), J. Darmesteter (Le Mahdi depuis les origines de l'Islam et Coup d'œil sur l'histoire de la Perse, dans la Revue politique et littéraire, 1885, t. Ier), C. Snouck Hurgronje (dans la Revue de l'histoire des religions, 1894). etc.
Sur l'art musulman, voir les deux volumes récemment publiés par M. Al. Gayet dans la Bibliothèque de l'Enseignement des Beaux-Arts : L'art arabe (Paris, s. d., in-8°) ; L'art persan (Paris. s. d., in-8°). — Sur la légende de Mahomet au moyen âge, E. Renan, dans le Journal des Savants, 1889, p. 421 et s.

 

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LE KORAN ET LA SONNA.

Le livre qui contient les révélations faites à Mahomet et qui est en même temps la source, sinon la plus complète, du moins la plus digne de foi de sa biographie, présente des bizarreries et du désordre. C'est une collection d'histoires, d'exhortations, de lois, etc., placées l'une à côté de l'autre sans qu'on ait suivi l'ordre chronologique ni aucun autre.

Mahomet appelait toute révélation formant un ensemble sourate ou Koran. Le premier de ces deux mots est hébreu et veut dire proprement une série de pierres dans un mur, et, de là, la ligne d'une lettre ou d'un livre ; dans le Koran, tel gué nous le possédons, il a le sens beaucoup plus large de chapitre. Le mot koran est à proprement parler un infinitif qui signifie lire, réciter, exposer ; cette dénomination est également empruntée aux Juifs qui emploient le verbe karà (lire) dans le sens surtout d'étudier l'Écriture Sainte ; mais Mahomet lui-même entendait sous le nom de Koran, non seulement chaque révélation à part, mais aussi la réunion de plusieurs ou même de toutes.

Il n'existait toutefois point, du temps de Mahomet, de collection complète des textes du Koran ; et si les trois premiers califes avaient été moins soigneux sous ce rapport, il aurait couru grand danger d'être oublié. Les premiers qui en rassemblèrent les différents passages furent le calife Abou-Bekr et son ami Omar. En effet, quand, dans la onzième ou la douzième année de l'hégire , le faux prophète Mosaïlima eut été vaincu, on s'aperçut que beaucoup de personnes qui connaissaient par cœur d'assez longs fragments du Koran avaient perdu la vie dans la bataille qui décida de la lutte ; aussi Omar se prit-il à craindre que les gens qui savaient le Koran ne vinssent bientôt à disparaître ; c'est pourquoi il donna au calife le conseil de rassembler les fragments épars.

Après avoir hésité quelque temps, parce que le prophète n'avait pas donné pouvoir d'entreprendre une œuvre aussi importante, Abou-Bekr accepta la proposition et chargea de ce travail le jeune Zaïd ihn-Thabit, qui avait été secrétaire de Mahomet. Zaïd n'avait pas trop envie de le faire, car, pour nous servir de ses propres paroles, il eût été plus facile de déplacer une montagne que d'accomplir cette Miche. Il finit toutefois par obéir, et, sous la direction d'Omar, il rassembla les fragments qui se trouvaient en partie consignés sur des bandelettes de papier ou de parchemin, sur des feuilles de palmier ou sur des pierres, et qui, en partie, se conservaient seulement dans la mémoire de certaines personnes. Sa collection ne fit point, du reste, autorité, car elle était destinée, non au public, mais à l'usage particulier d'Abou-Bekr et d'Omar. Les musulmans continuèrent donc à lire le Koran comme ils voulaient, et, peu à peu, les rédactions vinrent à différer entre elles. Comme cet état de choses donna lieu à des contestations, le troisième calife, Othmàn, résolut de faire faire du Koran une rédaction officielle et obligatoire pour tout le monde. Cette seconde rédaction, due à Zaïd comme la première, est la seule que nous possédions, car Othmàn fit détruire tous les autres exemplaires.

Quelle que soit l'opinion qu'on professe sur le point de savoir si le Koran nous a été transmis sans falsifications dans l'édition de Zaïd, il est certain que l'économie du livre dans cette édition, sa division en sourates ou chapitres, est tout à fait arbitraire. On s'est borné à prendre la longueur des sourates comme principe de classification, sans même s'y astreindre exactement : la plu ! longue des sourates est la première, et la dernière est en même temps la plus courte. Il résulte de cette disposition que les révélations datant des époques les plus différentes et sur les sujets les plus divers se trouvent maintenant mêlées au hasard ; il n'v a donc point de livre où règne un pareil chaos, et c'est une des raisons qui rendent la lecture du Koran si pénible et si ennuyeuse. Si les sourates avaient été arrangées dans l'ordre chronologique de leur rédaction, elles se liraient sans doute plus agréablement. Des efforts ont été faits pour restituer l'ordre chronologique par des savants modernes et même par des théologiens musulmans de la bonne époque — es musulmans actuels, qui tiennent l'ordre du Koran pour divin, verraient une marque d'incrédulité dans l'intention de ranger chronologiquement les sourates —, non sans quelque succès. Il y a dans le style du Koran des particularités qui peuvent servir de points de repère. C'est ainsi que la langue des morceaux mecquois est vigoureuse et pleine de feu si on la compare avec le langage lourd et prolixe des fragments médinois. Certaines allusions à des faits historiques permettent aussi de déterminer la date de la composition de quelques fragments. Mais cela ne veut pas dire qu'on puisse ranger tout le Koran d'après l'ordre chronologique. Quand même tous les hommes et tous les Djinns l'essaieraient, ils n'en viendraient pas à bout. Bien qu'il nous soit certainement possible de proposer un meilleur arrangement des sourates que celui qui est reçu dans l'Église musulmane, il est douteux qu'on en imagine jamais un qui emporte l'assentiment de tous les hommes compétents.

Pour les musulmans croyants, le Koran, c'est-à-dire la parole de Dieu, qui n'a pas été créée, est le livre le plus parfait qui soit, aussi bien pour le fond que pour la forme. Cela est naturel, mais il est étrange que le préjugé des musulmans ait eu sur nous beaucoup plus d'influence qu'on aurait dû s'y attendre. On a très sérieusement pris pour de la poésie, et admiré en conséquence, la rhétorique pompeuse et cet entassement, souvent insensé, d'images qui caractérisent les sourates mecquoises : on a regardé le style du livre entier comme un modèle de pureté. Or, il est difficile de disputer des goûts, mais je dois dire que pour ma part, parmi les ouvrages arabes anciens de quelque renom, je n'en connais pas qui montre autant de mauvais goût et qui soit aussi peu original, aussi excessivement prolixe que le Koran. Même aux récits, — et c'est encore la meilleure partie, — il y a beaucoup à redire. Les Arabes étaient généralement passés maîtres dans l'art de conter ; la lecture de leurs récits, dans le Livre des chants, est un vrai plaisir d'artiste. Les légendes, pour la plupart empruntées aux Juifs, que Mahomet a racontées, paraissent bien ternes quand on vient de lire une belle histoire d'un autre conteur arabe. C'était l'avis des Mecquois, qui n'étaient point mauvais juges. La forme, il est vrai, est originale, mais l'originalité n'est pas toujours et sous tous les rapports un mérite. Le style élevé, chez les Arabes, c'étaient ou les vers ou la prose rimée. Mais l'art de faire des vers, qu'à cette époque presque tout le monde possédait, Mahomet ne s'y entendait pas ; son goût était très bizarre ; aux plus grands poètes arabes, ses contemporains, il en préférait de fort médiocres qui savaient revêtir des pensées pieuses de vers de rhéteurs. Il avait même pour la poésie en général une aversion marquée. Il fut donc forcé d'employer pour ses révélations la prose rimée, et dans les plus anciennes sourates, il est en effet resté assez fidèle aux règles de ce style, de sorte qu'elles ont beaucoup d'analogie avec les oracles des anciens devins arabes ; mais, plus tard, il s'en écarta et se permit une foule de licences qu'on aurait sévèrement relevées si elles s'étaient trouvées dans un autre livre que celui qui est la Parole de Dieu. — Mahomet composait difficilement, et sa langue n'était pas châtiée. A la vérité, comme il vécut en un temps où le dialecte arabe était dans sa fleur, il n'y a point entre sa manière d'écrire et le style des écrivains classiques cette grande différence qui sépare le grec du Nouveau Testament du grec pur. Toujours est-il que la différence est sensible. Le Koran fourmille de mots bâtards, empruntés à la langue juive, au syriaque et à l'éthiopien ; les commentateurs arabes, qui ne connaissaient d'autre langue que la leur, se sont vainement épuisés à les interpréter. Le Koran renferme, en outre, plus d'une faute contre les règles de la grammaire, et, si nous les remarquons moins, c'est que les grammairiens arabes ont fait de ces fautes, qu'ils voulaient justifier, des exceptions aux règles. Ce n'en sont pas moins des fautes, comme on le comprendra de plus en plus à mesure que l'on secouera mieux les préjugés de la superstition musulmane, et qu'on accordera plus d'attention aux procédés des premiers philologues arabes qui, encore libres, prennent fort rarement, sinon jamais, leurs exemples dans le Koran. Cette circonstance montre qu'ils ne considéraient pas ce livre comme un ouvrage classique, comme une autorité en fait de langue, bien qu'ils n'osassent pas exprimer ouvertement leur opinion à ce sujet.

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Si le Koran est en première ligne la règle de la foi et de la conduite des musulmans, la tradition ou Sonna occupe la deuxième place. Le Koran ne suffisait pas, car les peuples de l'Orient n'attendent pas seulement du fondateur d'une religion la solution des questions religieuses ; ils lui demandent aussi de fixer leur constitution politique et leur droit, et de régler la vie de tous les jours jusque dans ses moindres détails ; ils exigent de lui qu'il leur prescrive comment ils doivent se vêtir, comment ils doivent se peigner la barbe, comment ils doivent boire et manger. Tout cela ne se trouvant point dans le Koran, on eut recours aux paroles et aux actions du prophète. On peut admettre que quelques décisions de Mahomet ont été consignées par écrit, déjà de son vivant ; mais généralement elles se sont conservées par tradition orale ; l'habitude de les écrire ne devint générale qu'au commencement du IIe siècle de l'hégire, et bientôt après on se mit à rassembler les traditions. Il est à regretter qu'on ne l'ait pas fait plus tôt. Une collection qu'on aurait formée du temps des Omaïades, fort indifférents en matière religieuse, serait probablement assez peu falsifiée ; mais les premières collections datent des Abbâssides, qui s'étaient précisément servis, pour parvenir au trône, de traditions faussées ou inventées. Rien de plus facile, quand on voulait défendre quelque système religieux ou politique, que d'invoquer une tradition qu'on forgeait soi-même. L'extension que prit cet abus nous est connue par le témoignage des auteurs musulmans de collections. C'est ainsi que Bokhàri, qui avait parcouru maint pays afin de réunir les traditions, déclare que de 600.000 récits qu'il avait entendus, il y en avait à peine 7.275 qui fussent authentiques. Il n'admit que ceux-là dans son grand ouvrage ; mais la règle critique qu'il suivait, ainsi que ses émules, pour juger de l'authenticité ou de la falsification n'était pas suffisante. Ils s'en tenaient à un signe purement extérieur. Toute tradition comprend deux parties : l'autorité, c'est-à-dire le relevé des noms des personnes dont elle émane, puis le texte. Les musulmans n'accordent d'attention qu'à l'autorité. La tradition émane-t-elle d'un compagnon du prophète et n'y a-t-il rien à redire à la confiance que mérite la longue liste des autorités qui se la sont successivement transmise, il faut l'admettre. Sans aucun doute, on ne doit nullement rejeter ce critérium ; nous aussi, nous devons faire très exactement attention aux noms et au caractère des autorités, et la critique européenne a déjà flétri de l'épithète dé menteur mainte personne qui, chez les musulmans, est dûment enregistrée comme digne de foi ; mais ce critérium ne suffit pas ; il ne faut pas s'en tenir à un signe extérieur, il faut vérifier la valeur intrinsèque de la tradition, examiner si elle est vraisemblable, si elle concorde avec d'autres rapports dignes de foi. Les auteurs musulmans de collections n'allaient pas jusque-là ; ils ne le pouvaient d'ailleurs sans cesser d'être musulmans, sans se transporter du domaine de la foi dans celui de la science. — Cependant aucune autre religion n'a, dès le début du troisième siècle de son existence, soumis les hases sur lesquelles elle repose à un examen critique tel que l'a été celui des musulmans, car on peut le qualifier de sévère malgré l'insuffisance de son principe ; ajoutons que les théologiens musulmans du IIe siècle et du IIIe ont joui d'une liberté d'examen qui, dans notre siècle, n'est pas accordée aux théologiens anglais sur leur propre terrain, et que, de plus, ils ont travaillé avec sincérité et loyauté, sans aucunement chercher à représenter Mahomet comme un idéal. Au contraire, ils nous le donnent tel qu'il était, avec tous ses défauts et ses faiblesses ; ils nous font connaître sans détours ce que ses adversaires pensaient et disaient de lui ; ils ne passent même pas sous silence ces amères railleries qui contiennent souvent tant de frappantes vérités, par 'exemple la parole de cet homme de Taïf : Puisque Allah voulait vraiment envoyer un prophète, n'aurait-il pas pu en trouver un meilleur que toi ? Je m'étonne toujours, non pas qu'il y ait des passages faux dans la tradition — car cela résulte de la nature même des choses —, mais qu'elle contienne tant de parties authentiques — d'après les critiques les plus rigoureux, la moitié de Bokhàri mérite cette qualification —, et que, dans ces parties non falsifiées, il se trouve tant de choses qui doivent scandaliser un croyant sincère.

La tradition, qui nous transporte complètement au milieu de la vie des anciens Arabes, est d'une lecture bien plus attachante que le Koran ; sous un rapport, toutefois, elle est inférieure à ce livre et elle a fait par là déchoir l'islamisme. L'islamisme était une religion sans miracles ; il résulte de la façon la plus claire du Koran que Mahomet n'a jamais prétendu avoir le pouvoir d'en faire. Une telle religion eût été un phénomène remarquable dans l'histoire du développement de l'humanité, un grand pas de fait dans la voie du progrès ; et si l'islamisme était resté confiné dans les limites de l'Arabie, le maintien de ce principe dans toute sa pureté n'aurait nullement été du nombre des choses impossibles. Mais il sortit bientôt de ces limites, et plus les Arabes se trouvèrent en contact avec des' peuples qui avaient à raconter des miracles de leurs prophètes, plus ils s'attachèrent à suppléer à ce qui leur manquait sous ce rapport. Toutefois il devait s'écouler encore bien des siècles avant qu'on pût appliquer aux musulmans aussi cette parole du poète :

Das Wunder ist des Glaubens liebstes Kind,

et dans les premiers temps, on n'a pas, relativement parlant, été prodigue de récits miraculeux.

Nous allons en donner quelques-uns en indiquant en même temps la manière dont ils se sont produits.

Au début de sa mission, Mahomet reconnaissait que, lui aussi, il avait été dans l'erreur, c'est-à-dire qu'il avait pris part au culte des idoles ; mais il déclarait en même temps que Dieu lui avait ouvert le cœur. Cette expression figurée fut prise à la lettre et donna lieu au récit suivant, qu'on mit dans la bouche {le Mahomet : Un jour que j'étais couché sur le côté près de la Kaba, il vint quelqu'un qui m'ouvrit le corps depuis la poitrine jusqu'au nombril et qui prit mon cœur. Là-dessus, on approcha de moi un bassin d'or rempli de foi ; mon cœur y fut lavé, puis remis à sa place. D'après cette tradition, qui se trouve dans Bokhàri et qui est la plus ancienne, la purification du cœur aurait eu lieu précisément avant l'ascension de Mahomet, dont nous allons parler tout à l'heure. Mais d'autres auteurs de traditions ont trouvé qu'il serait beaucoup plus convenable que la purification eût eu lieu avant la vocation de Mahomet à la prophétie. La légende fut donc remaniée dans ce sens ; mais comme il restait toujours fâcheux que Mahomet eût jamais erré, le temps de la purification fut de plus en plus reculé : on parla d'abord de sa vingtième année, puis de sa onzième, ce qui valait mieux, puisque c'est à cet âge que la responsabilité commence, enfin de sa plus tendre enfance ; on rattacha alors à cette dernière époque un récit relatif à l'éducation qu'il aurait reçue à la campagne dans la tribu bédouine des Beni-Sad ; mais ce récit lui-même parait bien peu fondé. Voici la légende sous cette dernière forme ; c'est Hâlima, femme de la tribu des Beni-Sad, qui parle :

Je quittai un jour ma demeure avec mon mari et mon enfant qui venait de naître et je me rendis, avec d'autres femmes de ma tribu, à la Mecque pour y chercher un nourrisson. C'était une année de sécheresse et il ne nous restait plus de vivres. Nous avions avec nous une ânesse grise et une chamelle qui ne donnait pas une goutte de lait. Nous ne pouvions dormir, parce que notre enfant criait toute la nuit de faim : j'avais aussi peu de lait que la charnelle. Espérant toutefois que tout irait mieux, nous continuâmes notre voyage. Arrivés à la Mecque, nous cherchâmes des nourrissons ; on avait déjà offert à chaque nourrice l'enfant qui devait être le prophète, mais aucune d'elles n'avait voulu le prendre, et toutes elles avaient dit : C'est un orphelin, il n'y a donc pas beaucoup à gagner. Il faut savoir que nous espérions que les pères nous payeraient bien, et que, par contre, nous n'attendions pas grand'chose de la mère d'un enfant qui n'avait plus de père. Toutes les femmes qui étaient avec nous avaient trouvé des nourrissons, excepté moi. Je ne veux pas, dis-je à mon mari, retourner sans nourrisson auprès de mes amies ; je vais aller chercher cet orphelin. — Tu as raison, répondit mon mari ; peut-être Allah nous bénira-t-il, si tu y vas. J'allai donc, bien que je ne l'eusse pas fait si j'avais pu trouver un autre enfant, et je revins avec l'orphelin à notre caravane. Je le pris à moi et lui donnai le sein. Il but jusqu'à ce qu'il eût assez et alors j'allaitai aussi mon propre enfant, qui put également se rassasier ; ensuite ils s'endormirent tous deux, et pour la première fois depuis longtemps nous eûmes une nuit tranquille. Mon mari alla ensuite près de notre chamelle et il trouva que ses pis étaient pleins de lait. Il se mit à la traire et nous eûmes tous assez à boire. Le lendemain matin, mon mari me dit : Assurément, tu as trouvé un enfant béni. Lors du retour, mon ânesse galopait avec tant de vivacité que mes amies ne purent garder la même allure que moi et qu'elles pensaient que j'avais une autre bête. Il n'y a point de pays plus aride que celui des Beni-Sad ; mais dès notre retour, nos troupeaux donnèrent toujours beaucoup de lait, tandis que ceux de nos voisins n'en avaient pas. Aussi disaient-ils à leurs bergers : Menez donc le bétail dans les pâturages où paît le troupeau de Hâlima. Ils le firent, mais en vain. C'est ainsi que nous avions abondance et richesse. Après deux ans, je sevrai l'enfant et il grandit parfaitement, comme son frère de lait. Nous le ramenâmes à sa mère ; mais comme nous aimions à le garder encore à cause des nombreuses bénédictions qu'il nous avait values, je dis à sa mère : Il est préférable de laisser ton fils chez nous jusqu'à ce qu'il ait toute sa force, car je crains que le mauvais air de la Mecque ne lui fasse du tort. Elle nous permit de le reprendre avec nous.

A un mois de là, il se trouvait un jour avec son frère de lait près des troupeaux qui paissaient derrière nos tentes, quand son frère nous cria : Deux hommes vêtus de blanc ont saisi notre Koraïchite, l'ont étendu sur le sol et lui ont ouvert le corps. Mon mari et moi nous y courûmes ; nous trouvâmes Mahomet debout, mais pâle, et nous lui demandâmes ce qui lui était arrivé. Il répondit que deux hommes avaient ouvert son corps en le coupant et y avaient cherché quelque chose, mais il ne savait quoi. Nous retournâmes à notre tente et mon mari me dit : Je crains que cet enfant n'ait eu une attaque. Nous le ramenâmes à sa mère et elle nous en demanda le motif, car nous lui avions fait connaître auparavant que nous voulions encore garder l'enfant chez nous. Ton fils est grand, maintenant, lui dis-je ; j'ai fait pour lui tout ce que je devais. Je crains qu'il ne lui arrive malheur et c'est pour cela que je te l'ai ramené. — Ce n'est pas là le vrai motif, répondit la mère ; raconte-moi franchement ce qui s'est passé. Quand elle m'eût forcée à tout lui dire, elle s'écria : Tu crains que le diable ne fasse de lui sa victime ?Oui, répondis-je. — Par Dieu, reprit-elle, il n'en est rien, le diable n'a pas de pouvoir sur lui. Mon fils est appelé à de hautes destinées ; ne t'ai-je pas raconté son histoire ? Quand j'étais enceinte de lui, il sortit de moi une lumière si éclatante qu'elle me permettait de voir les palais de Boçrà[1]. Et lorsque je l'eus mis au monde, il posa ses petites mains sur le sol et leva la tête au ciel. Laisse-le donc ici et va-t'en.

 

Avec le temps, quand les musulmans furent en contact journalier avec leurs sujets chrétiens, cette forme même de la légende ne leur suffit plus ; car Mahomet, tout en modifiant un peu ce dogme, avait reconnu que Jésus et sa mère étaient exempts du péché originel, et c'était pour les croyants un scandale perpétuel de devoir reconnaître au fondateur du christianisme un tel avantage sur le fondateur de l'islamisme. C'est pour ce motif que naquit un nouveau dogme : on crut que l'âme de Mahomet avait été créée avant Adam dans un état de pureté complète.

Mais le plus grand miracle que Dieu fit pour son prophète a été l'ascension ou voyage nocturne. Voici ce qui y donna lieu. La dernière année du séjour de Mahomet à la Mecque, ses adversaires, poussés probablement par les Juifs, lui dirent : La patrie des prophètes, c'est la Syrie ; donc tu es vraiment prophète, vas-y, et, quand tu en seras revenu, nous croirons en toi. Mahomet fut persuadé, semble-t-il, que cette objection était fondée, et, si l'on peut en croire la tradition, il conçut plus ou moins le plan de faire le voyage de la terre sainte ; mais une vision qu'il eut la nuit vint lui en épargner la peine. Il visita Jérusalem d'une façon miraculeuse et il raconta ce fait dans le Koran (17, v. 1) comme suit :

Louange à celui qui a transporté, pendant la nuit, son serviteur du temple sacré[2] à cet autre temple plus éloigné[3] dont nous avons béni les alentours, pour lui faire voir quelques-uns de nos miracles. En vérité, Dieu entend et voit tout.

Ses adversaires trouvèrent l'idée ridicule ; les croyants eux-mêmes eurent des doutes au sujet du miracle, si bien que quelques-uns le considérèrent comme un mensonge et apostasièrent. Mahomet se vit forcé, en conséquence, de faire dire à Dieu (Koran 17, v. 62) : La vision que je t'ai fait voir n'a eu d'autre but que d'éprouver les hommes.

Ce n'avait donc été qu'un rêve ; mais quelques années après, quand la foi se fut affermie, Mahomet en revint à son idée première et raconta aux siens des détails nouveaux sur son voyage nocturne. Monté sur le cheval ailé Borâk, il avait été transporté par Gabriel au temple de Jérusalem ; là il avait été salué par. les anciens prophètes, qui s'étaient réunis pour le recevoir. De Jérusalem il s'était rendu au ciel et était enfin arrivé en présence du Créateur, qui lui donna l'ordre d'imposer à ses partisans de prier cinq fois par jour. L'imagination a, dans la suite, orné ce récit de couleurs brillantes ; mais il y a encore controverse parmi les musulmans sur le point de savoir s'il faut prendre l'événement comme une vision — ainsi que l'indique le Koran — ou comme un voyage réel ou corporel.

En général, la biographie du prophète est ornée d'un très grand nombre de légendes, revêtues maintes fois de tout l'éclat de la poésie. Par là, sans doute, la vérité historique est devenue méconnaissable dans les versions les plus récentes, surtout en ce qui concerne la jeunesse de Mahomet et son séjour à la Mecque. Mais les biographies les plus anciennes n'ont pas si bien ajouté le merveilleux qu'on ne puisse d'ordinaire avec un peu de tact critique distinguer la vérité de la fiction. Mahomet n'est jamais devenu un être surnaturel ou mythique.

 

D'après R. DOZY, Essai sur l'histoire de l'Islamisme, trad. du hollandais par V. Chauvin, Leyde-Paris, 1879, in-8°, passim.

 

 

 



[1] Boçrà était pour les Arabes une importante ville de commerce. Elle était le siège d'un évêché chrétien et la ville la plus voisine d'entre celles où régnait la civilisation grecque.

[2] La Kaba.

[3] Le temple de Jérusalem.