HISTOIRE DU MOYEN-ÂGE

395-1270

 

CHAPITRE III. — EMPIRE ROMAIN D'ORIENT.

 

 

PROGRAMME. — Justinien. Mœurs byzantines, la cour, les lois, Sainte-Sophie.

 

BIBLIOGRAPHIE.

La meilleure histoire générale de l'Empire byzantin a été longtemps celle d'E. Gibbon (The history of the Decline and Fall of the roman Empire), qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, a été souvent rééditée et traduite. On lira de préférence l'excellent ouvrage de J. B. Bury, A history of the later roman Empire from Arcadius to Irene, London, 1889, 2 vol. in-8°, ou celui de G. F. Hertzberg, Geschichte der Byzantiner, Berlin, 1885, in-8°.
Citons, parmi les monographies importantes, qui sont aisément accessibles : Ch. Diehl, Études sur l'administration byzantine dans l'exarchat de Ravenne (568-731), Paris, 1888, in-8° ; — L. Drapeyron, L'empereur Héraclius et l'empire byzantin au VIIe siècle, Paris, 1869, in-8° ; — A. Gasquet, L'empire byzantin et la monarchie franque, Paris, 1888, in-8° ; — G. Schlumberger, Un empereur byzantin du Xe siècle, Nicéphore Phocas, Paris, 1890, in-4° ; A. Rambaud, L'empire grec au Xe siècle, Constantin Porphyrogénète, Paris, 1870, in-8° ; — C. Neumann, Die Weltstellung des byzantinischen Reiches vor den Kreuzzügen, Leipzig, 1894, in-8°.
Sur l'œuvre juridique de Justinien et sur le droit byzantin : P. Krueger, Histoire des sources du droit romain, Paris, 1894, in-8°. (Trad. de l'all.)
Sur les mœurs et les monuments de Byzance, voyez, dans la Revue des Deux Mondes, les articles de M A. Rambaud (L'Hippodrome à Constantinople, 15 août 1871 ; Empereurs et impératrices d'Orient, 15 janv. et 15 févr. 1891) ; — J. Labarte, Le palais impérial de Constantinople et ses abords, Paris, 1861, in-4° ; — Ch. Bayet, L'art byzantin, Paris, 1885, in-8° ; — N. Kondakoff, Histoire de l'art byzantin considéré principalement dans les miniatures, Paris, 1886-1891, 2 vol. in-4°.
L'immense littérature byzantine a été, pour ainsi dire, révélée au public lettré par l'excellente Geschichte der byzantinischen Litteratur de K. Krumbacher (München, 1891, in-8°). Cf. Revue des Deux Mondes, 15 mars 1892.
Un résumé de l'histoire des Slaves, des Lithuaniens et des Hongrois depuis les origines jusqu'à la fin du XIIIe siècle, par E. Denis, se trouve dans l'Histoire générale du IVe siècle à nos jours, t. I (1893), p. 688-741 ; t. II (1893), p. 745-796.

 

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I. — CONSTANTINOPLE ET L'EMPIRE BYZANTIN.

Toutes les races de l'Europe orientale se trouvaient représentées dans les pays qui confinaient à l'empire grec : la race latine et même la race germanique par les Dalmates et les Italiens ; la race arabe en Sicile, en Crète, en Orient ; la race arménienne par le royaume pagratide et les principautés feudataires ; les races turques ou ouraliennes par les Bulgares du Volga, les Ouzes, les Petchenègues, les Khazars, les Magyars ; la race slave par les Russes, les Bulgares danubiens, les Serbes, les Croates.

Parmi les sujets mêmes de l'empire grec, au cœur de ses provinces, ces différentes races avaient de nombreux représentants. La race latine s'y trouvait représentée par les Valaques du Pinde et du Balkan ; la race arabe par les prisonniers baptisés ; la race arménienne par les colons des thèmes de Thrace, de Macédoine, Anatolique et Thracésien ; la race turque par les colonies du Vardar et de l'Ochride ; la race slave par les Milinges, les Ezérites, les Opsiciens, etc.

L'empire grec ne s'effrayait pas trop de ces infiltrations des races barbares. Tous ces éléments étrangers qui pénétraient dans son économie la plus intime, il cherchait à se les assimiler. Loin de les exclure de la cité politique, il leur ouvrait son armée, sa cour, son administration, son église. A ces Arabes, à ces Slaves, à ces Turcs, à ces Arméniens, il demandait des soldats, des généraux, des magistrats, des patriarches, des empereurs. Ce qu'il y avait de jeunesse dans ce monde barbare, il cherchait à s'en rajeunir. La question de nationalité était pour lui fort secondaire. L'empire grec d'Orient était comme la monarchie pontificale de Borne : non pas un État constitué pour telle ou telle nation, telle ou telle race d'hommes, mais une institution qui était le patrimoine commun du genre humain. La Sainte Hiérarchie byzantine, comme le Sacré Collège des cardinaux romains, se recrutait des notabilités du monde entier. De même qu'au moyen pige on vit des papes italiens, français, anglais, allemands, espagnols, de même il y eut des basileis arméniens, isauriens, slaves, aussi souvent que byzantins. Peu importait la langue ou la race : il suffisait qu'on fût baptisé. Le baptême ouvrait au néophyte barbare l'État en même temps que l'Église.

Dans les armées de Justinien, des Antes, des Slaves, des Goths, des Hérules, des Vandales, des Lombards, des Arméniens, des Perses, des Maures, des Huns : ils combattent en Italie, en Espagne, en Afrique, en Égypte, sur le Danube et sur l'Euphrate. Recrutés dans tous les pays, on les envoie se faire tuer sous tous les climats. — C'est avec la valeur et le génie de ses soldats, stratèges, empereurs barbares, que la société grecque résista aux invasions barbares. Les plus grands noms militaires de l'histoire byzantine ne sont pas des noms grecs.

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Mais il y a surtout deux races dont l'influence dans les provinces, dans les armées, à la cour, fut prépondérante. Toutes deux eurent l'honneur d'être représentées sur le trône : la race slave et la race arménienne.

Sur l'origine slave de la dynastie de Justin Ier, il ne semble pas y avoir de doutes. Les noms d'Istok, de Beglenica, d'Upravda, qui furent, avant l'élévation de cette famille à l'empire, ceux de Sabbatius, de Vigilantia et de leur fils Justinien, fournissent une preuve assez concluante sur l'origine de ces paysans de Bederiana ; n'oublions pas que des colonies slaves, dès le temps de Constantin le Grand, avaient été établies dans la Thrace.

L'Arménie, plus pauvre que les pays slaves, était plus fertile aussi en aventuriers. De la Chaldée, de la Géorgie, de la Perse-Arménie, de l'Arménie propre, une nuée de soldats de fortune couraient à l'assaut des grades militaires des dignités auliques, de l'empire byzantin lui-même. La première dynastie arménienne fut fondée par Léon V. Après le meurtre du demi-Arménien Michel III, Basile fonda une dynastie tout arménienne qui dura près de deux siècles (867-1056). Il y a eu, au Xe siècle, trois interruptions seulement dans la succession légitime, trois tuteurs de Porphyrogénètes mineurs, trois envahisseurs de leurs trônes : Lecapène, Phocas, Zimiscès. Tous trois sont Arméniens.

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L'empire byzantin peut à peine s'appeler l'empire grec.

L'unité que lui refusait sa constitution ethnographique, il la chercha dans l'administration, dans la religion, dans la création d'une littérature qui lui fût propre.

A la fois langue administrative, langue d'église, langue littéraire, le grec avait un faux air de langue nationale.

Or, le centre administratif, le centre religieux, le centre littéraire de l'empire, c'est Constantinople.

Comme capitale, sa situation est unique. Voilà un empire coupé en deux parties presque égales : d'un côté, la péninsule illyrique et les provinces d'Europe ; de l'autre, la péninsule anatolique et les provinces d'Asie. Il y a dans cet empire un dualisme fatal. Dans ses provinces d'Occident, influence italienne, slave, germaine ; dans ses provinces d'Orient, influence arabe, arménienne. Supposez que Constantinople n'existe pas, qu'il n'y ait plus sur le Bosphore que la petite Byzance d'avant Sévère, chacune de ces deux moitiés de l'empire s'abandonnerait à sa tendance dominante : ici tout l'Orient, là tout l'Occident.

Mais à la rencontre des deux continents s'élève Constantinople. Elle n'appartient ni à l'Asie ni à l'Europe. Byzance sur la côte d'Europe, Scutari sur la côte d'Asie, c'est une seule et même ville. Ce n'est point une cité ordinaire, mais une immense capitale, supérieure en population à la vieille Rome, d'une force d'attraction énorme. Les provinces d'Asie ne peuvent plus se tourner vers l'Orient, les provinces d'Europe vers l'Occident : elles sont attirées vers Constantinople.

Entre les deux péninsules, elle se trouve placée comme un germe vivace entre deux cotylédons : ces éléments si disparates des provinces d'Asie et de celles d'Europe, elle se les assimile, elle les élabore et les transforme. Dans son sein accourent d'Occident des aventuriers dalmates, grecs, thraces, slaves, italiens ; d'Orient des aventuriers isauriens, phrygiens, arméniens, caucasiens, arabes : en peu de temps elle en fait des Grecs. Ils oublient leurs idiomes barbares pour la langue polie de Byzance ; leurs superstitions odiniques, helléniques, musulmanes, font place à une ardente et raffinée orthodoxie. Byzance les reçoit incultes et sauvages ; elle les rend à l'immense circulation de l'Europe lettrés, savants, théologiens, habiles administrateurs, souples fonctionnaires. D'un paysan de Bederiana elle fait Justinien ; du fils d'un palefrenier de Phrygie, le savant Théophile ; d'un aventurier macédonien, le grand empereur Basile ; du slave Nicétas, un patriarche.

La Cour et la Ville contribuaient à cette transformation. Cette cour était la plus vieille de l'Europe, au cérémonial antique, respectable, exigeant, minutieux, excellente discipline pour les Barbares ; elle était en même temps un centre de science administrative et diplomatique, de bel esprit, d'intrigues et de luttes, d'activité bonne ou mauvaise où le plus barbare se dégrossissait à vue d'œil.

A Constantinople, les Barbares se trouvaient en contact avec la masse grecque la plus compacte de l'empire, avec une population passionnée pour l'orthodoxie, d'une délicatesse athénienne en fait de langage, où se rencontrait le plus grand peuple de théologiens, de lettrés et d'artistes qu'on pût rencontrer dans aucune ville de la chrétienté.

Sainte-Sophie et ses splendeurs artistiques et liturgiques, le Sacré Palais et ses intrigues, l'Hippodrome et ses passions, voilà les trois centres d'éducation de tout Barbare en train de devenir Byzantin.

Byzance faisait l'empire ; à l'occasion, elle le refaisait ; parfois elle était tout l'empire.

Au temps de Romain Lecapène et de Siméon, elle était presque tout ce qui restait à la monarchie de ses provinces d'Europe ; au temps des Héraclides, au temps des Comnènes, elle était presque tout ce qui lui restait de ses provinces d'Asie. Mais quand venait l'occasion favorable, elle réagissait ici contre les Bulgares, là contre les Arabes, contre les Sedjoukides. Par sa politique, elle recréait l'empire tantôt à l'est, tantôt à l'ouest du Bosphore. Tant que cette prodigieuse forteresse de Constantinople n'avait point succombé, rien n'était fait ; la monarchie restait debout ; l'Euphrate et le Danube pouvaient encore redevenir frontières. Quand enfin les Ottomans eurent tout pris, Constantinople composa à elle seule tout l'État. Byzance survécut près d'un siècle à l'empire byzantin.

Comment s'appelle cet empire dans l'histoire ? L'empire romain ? il n'y avait plus de Romains. L'empire grec ? il y avait dans cet empire bien autre chose que des Grecs. Il s'appelle l'empire byzantin. Tout un empire semblait n'être que la banlieue de cette ville extraordinaire. Comme pour les petites cités de l'antiquité, un même mot servait à désigner la Ville et son territoire : Πόλις. Pour les Chinois du  moyen âge, la monarchie de Constantin n'est plus le Thsin, c'est-à-dire l'empire : il est le Fou-lin, la VILLE.

 

A. RAMBAUD, L'Empire grec au Xe siècle, Paris, Franck-Vieweg, 1870, in-8°. Passim.

 

II. — LA FORMATION ET L'EXPANSION DE L'ART BYZANTIN.

C'est un fait incontestable que l'art byzantin procède en partie de l'art antique. La puissance des traditions a toujours été grande dans l'Orient hellénique. Aujourd'hui encore, les vieilles légendes mythologiques n'ont point disparu des campagnes de la Grèce ; à chaque instant, dans les récits, dans les chansons, dans les usages de la vie populaire, revit le souvenir dus divinités de l'Olympe. Quelques-unes se sont confondues avec les saints de la religion nouvelle ; mais sous cette physionomie d'emprunt se retrouvent leurs traits à demi effacés. Cette fidélité aux traditions doit trouver sa place dans les choses de l'art. Lorsque les artistes byzantins créèrent un style nouveau, leur esprit était plein des souvenirs du passé, ils vivaient au milieu de ses œuvres. Pouvaient-ils se soustraire à l'influence de modèles d'une si pénétrante beauté ? Étaient-ils incapables d'en goûter le charme ? Les monuments prouvent, au contraire, qu'ils surent les comprendre et qu'ils restèrent attachés à quelques-uns des principes essentiels qui avaient dirigé la marche de l'art antique. Comme leurs prédécesseurs de la belle époque grecque, ils recherchèrent la grandeur et l'harmonie dans l'ordonnance des compositions, la noblesse des attitudes, la beauté de certains types, l'élégance des draperies. Sans doute il ne s'agit point ici d'établir de comparaison ; et si, par quelques qualités, les œuvres byzantines font songer aux monuments antiques, elles s'en écartent par bien des défauts. Les artistes byzantins exagèrent la symétrie de leurs compositions, ils ont moins de souplesse et de délicatesse, une conception moins facile et moins vivante du beau ; n'importe, ils ont encore appliqué quelques-unes des règles principales de l'esthétique ancienne, et cela seul suffit pour donner à leurs productions une valeur singulière.

Mais à ces éléments d'origine grecque se sont mêlées d'autres influences, dont quelques-unes venaient de l'extrême Orient. Parmi ses possessions les plus belles, l'empire d'Orient comptait alors les riches provinces de la Syrie, qui formaient comme une zone intermédiaire entre l'Asie centrale et la Grèce. Par sa position même, Constantinople se rattachait à ces pays ; une grande partie de sa population en était originaire ; les mœurs, les arts devaient s'en ressentir. En outre, elle était sans cesse en relations commerciales ou politiques avec les plus puissantes monarchies de l'Orient, et surtout avec la Perse. Dans l'architecture, ces influences sont fort sensibles ; mais il en est même de l'ornementation, où se rencontrent à chaque instant des motifs empruntés à l'extrême Orient, traités dans le même esprit et dans le même style. C'est là surtout que les artistes byzantins ont puisé ce goût de richesse et de luxe qui apparaît dans toutes leurs œuvres ; de là leur vint aussi la tendance à rendre d'une manière conventionnelle tous les détails de l'ornement. L'art, dans les données qu'il demande à la faune et à la flore, tantôt reproduit fidèlement la nature, tantôt l'altère et imagine des types artificiels, sans cesse répétés, et où l'imitation des formes réelles disparaît presque entièrement. Les Byzantins ont suivi cette dernière voie, et souvent ils ont adopté des modèles depuis longtemps fixés en Orient. On retrouve chez eux ces entrelacs compliqués, ces fleurs bizarres, ces animaux fantastiques si fréquents sur les monuments de l'Inde ou de la Perse.

Cependant l'art byzantin ne s'est point contenté de combiner des éléments d'origine diverse, il s'est montré véritablement créateur. A lui revient le mérite d'avoir le premier donné aux conceptions chrétiennes une physionomie individuelle bien marquée. En effet, c'est surtout dans le domaine religieux qu'il se manifeste avec toute son originalité et tout son éclat ; on ne saurait s'en étonner, si l'on songe combien, chez les Grecs du moyen âge, la religion était puissante et se mêlait à toutes choses. Les artistes ont été surtout frappés de certains caractères dominants du christianisme : la splendeur de la religion triomphante, la majesté divine, le rôle protecteur des saints ; et ils se sont attachés à les exprimer avec force. C'est ce qui explique que, malgré une assez grande variété de sujets, l'art byzantin, dès cette époque, présente déjà beaucoup d'uniformité ; on sent qu'il tourne sans cesse autour des mêmes idées. N'est-ce point se conformer aux véritables conditions de l'art religieux ? La fidélité à des types arrêtés, à des conceptions maîtresses et peu nombreuses, est un trait commun à toutes les religions : l'esprit populaire y attache un sens sacré, et considérerait comme une profanation de laisser le champ libre au caprice des artistes. Dans la société byzantine, l'Église les surveille et les dirige ; de bonne heure la plupart lui appartiennent. D'ailleurs, il y a dans cette répétition même une réelle grandeur : à une religion considérée comme immuable il faut des formes artistiques qui ne changent point à la merci de la mode, et, dans les églises où doit dominer l'idée d'éternité, il convient que l'art y porte notre âme par l'éternité apparente de ses traditions. A cet égard, les Byzantins furent de grands maîtres ; qu'il s'agisse de la pensée ou de l'exécution, ils comprirent les véritables règles de la décoration religieuse, et il est à remarquer que, de nos jours, les peintres qui ont voulu faire revivre chez nous cette forme de l'art se sont parfois inspirés de leurs œuvres. D'ailleurs cette uniformité générale n'aboutit point à une immobilité stérile, et l'art byzantin connut, lui aussi, les transformations et la diversité des écoles.

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En Orient, l'action de l'art byzantin s'est exercé où a pénétré le christianisme grec. Ainsi ce fut grâce à Byzance que la culture des arts s'introduisit en Russie. Au Xe siècle, la civilisation était encore fort grossière chez les populations slaves, mêlées d'éléments scandinaves, qui habitaient le pays. Déjà, cependant, la puissance et la gloire de Byzance avaient attiré sur elle les regards de ces Barbares : les uns en avaient tenté la conquête, comme Rourik, Oleg et Igor, d'autres y étaient venus en amis, comme Olga. Convertie au christianisme, la princesse russe ne réussit point cependant à le répandre parmi ses sujets ; pour opérer une telle révolution, il fallait l'autorité d'un prince énergique et violent. Ce fut l'œuvre de Vladimir, qui, avant institué une enquête sur la meilleure des religions, choisit celle des Grecs. Les raisons qui le décidèrent touchent à l'art : il fut attiré vers le culte orthodoxe par la richesse de ses temples et la splendeur de ses cérémonies. Baptisé, il imposa le baptême à ses sujets, et, dans les deux grandes villes de Kief et de Novgorod, des églises succédèrent aux idoles des anciens dieux.

A ce moment, l'art qui se manifeste en Russie est d'importation étrangère, comme les croyances qu'il exprime. Jusque-là, les Russes n'avaient guère connu que les constructions en bois. Ce furent des architectes byzantins qui élevèrent les premières églises en pierre et en maçonnerie, des peintres byzantins qui les décorèrent. L'église de la Dîme, à Kief, celle de Sainte-Sophie à Novgorod, dont le prêtre grec Joachim dirigea la construction, furent les premiers monuments de cet art religieux. Sous Iaroslaf le Grand (1016-1054), successeur de Vladimir, Kief devient une ville d'aspect impérial. Iaroslaf voulut faire de sa capitale une rivale de Constantinople. Comme Byzance, elle eut sa cathédrale de Sainte-Sophie et sa Porte d'or. Adam de Brême l'appelle æmuta sceptri Constantinopolitani et clarissimum decus Græciæ.... Iaroslaf n'a pas assez d'artistes grecs pour décorer tous les temples, pas assez de prêtres grecs pour les desservir. Kief est alors la ville aux quatre cents églises qu'admiraient les écrivains d'Occident.... La merveille de Kief, c'était Sainte-Sophie. Les mosaïques de l'époque d'Iaroslaf subsistent encore, et l'on peut admirer, sur le mur indestructible, la colossale image de la Mère de Dieu, la Cène où le Christ apparaît double, présentant à six de ses disciples son corps et aux six autres son sang, les images des saints et des docteurs, l'ange de l'Annonciation et la Vierge. Les fresques conservées ou soigneusement restaurées sont encore nombreuses et couvrent de toutes parts les piliers, les murailles et les voûtes à fond d'or. Toutes les inscriptions sont non pas en langue slavonne, mais en grec[1].

Ce n'est point seulement chez les peuples chrétiens d'Orient, Russes, Arméniens, etc., que se retrouve la trace de l'art byzantin ; à leur tour, les ennemis les plus acharnés du christianisme et de l'empire grec lui ont fait des emprunts. Sans doute l'art arabe a pris de bonne heure une physionomie originale, mais tout d'abord ce n'est pas en lui-même qu'il a trouvé les éléments dont il s'est formé. Quand les Arabes entreprirent. les conquêtes qui devaient étendre leur domination de l'Asie Mineure aux Pyrénées, l'art n'existait encore chez eux que sous ses formes les plus simples. Dans la plupart des pays où ils s'établirent, ils adoptèrent donc les monuments qui s'y trouvaient déjà, ils les imitèrent, et ce ne fut que peu à peu qu'ils en modifièrent la structure et la décoration. Or, les premières provinces dont ils s'emparèrent étaient grecques ; mis en rapport avec l'art byzantin, ils en subirent l'influence.

En Syrie, les Arabes ne se préoccupent point tout d'abord de construire des mosquées ; ils enlèvent au Christ ses églises et les consacrent à Allah. Parfois, pendant quelques années, les deux cultes vivent côte à côte dans un même édifice. A Damas, Omar partage en deux l'église de Saint-Jean : la partie orientale appartient aux musulmans, tandis que la partie occidentale est laissée aux chrétiens, qui n'en furent chassés que soixante-dix ans plus tard. Quand les califes désirent, à leur tour, bâtir des mosquées, ils s'adressent aux Byzantins. Walid, voulant faire construire la mosquée de Damas, envoya une ambassade à l'empereur de Constantinople, qui, sur sa demande, lui expédia douze mille artisans. La mosquée, dit Ibn-Batoutah, fut ornée de mosaïques d'une beauté admirable ; des marbres incrustés formaient, par un mélange habile de couleurs, des figures d'autels et des représentations de toute nature[2]. Ils ne craignaient même point, malgré les préceptes de Mahomet, d'introduire des figures dans la décoration de leurs édifices religieux, imitant en cela l'exemple des chrétiens. Le père de Walid, Abd-el-Melik, dans une mosquée de Jérusalem, avait fait représenter le paradis et l'enfer de Mahomet. Les califes de Damas attiraient à leur cour des maîtres byzantins, et c'était sous leur direction que se formaient des artistes arabes. On ne saurait donc s'étonner si les anciennes mosquées de la Syrie présentent tant d'analogie avec les églises grecques.

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Dans le sud de l'Italie, le rôle de Byzance est évident. Pendant plusieurs siècles, toute une partie de cette contrée se rattacha à l'empire de Constantinople par la religion, par l'administration, par la langue même : l'antique Grande-Grèce méritait toujours ce nom. Même la querelle des iconoclastes, qui détacha de l'Orient le reste de l'Italie, dans le sud fortifia l'hellénisme ; les partisans des images s'y réfugièrent en grand nombre, et les empereurs grecs ne les y inquiétèrent pas. Ce fut dans ces provinces une véritable colonisation grecque, et une colonisation en partie monastique. Dans la Calabre seule, on connaît les noms de quatre-vingt-dix-sept couvents de l'ordre de saint Basile qui se fondèrent à cette époque. Ce pays fut le centre de cette civilisation néo-hellénique ; Byzance y était aimée, et, quand vinrent les Normands, en bien des endroits on leur résista avec énergie. Robert Guiscard ne s'empara point sans peine de Tarente, de Santa Severiana ; encore ne put-il détacher violemment les populations de l'hellénisme : il fallut plus d'un siècle pour que le rite latin y remplaçât le rite orthodoxe ; au XIIe siècle, en certains endroits, on employait encore la langue grecque. Il en fut de même en Sicile. Dans d'autres provinces, la culture byzantine, moins fortement enracinée que dans ces deux pays, était cependant très puissante encore. Est-il besoin de rappeler ce que les Normands eux-mêmes, après la conquête, dans la première période de leur domination sur le midi de l'Italie, empruntèrent à la civilisation gréco-byzantine ? Non seulement ils adoptèrent le grec comme une des langues officielles de leur chancellerie, parce qu'elle était celle d'une partie de leurs sujets, mais leur architecture resta entièrement byzantine jusque vers 1125. Les premières monnaies qu'ils frappent dans la Pouille et dans la terre d'Otrante sont imitées de celles de l'empire d'Orient. Le costume nouveau, caractérisé par la robe longue à l'orientale et par une sorte de bonnet phrygien, que l'Occident tout entier adopte vers 1090, un peu avant la première croisade, à la place du costume court qui prévalait jusqu'alors, leur y a dû sa première introduction. Et il n'est pas autre chose que le costume grec[3]. Les princes normands fondaient autant de monastères grecs que de monastères latins ; à leur cour, les poètes, les historiens, les théologiens byzantins étaient aussi nombreux qu'à la cour impériale. Ce fut seulement vers le XIIIe siècle que les rois et l'Église entreprirent d'extirper par la force l'élément oriental.

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A l'autre extrémité de l'Italie, Venise est une ville grecque. Sa prospérité s'est accrue à mesure que déclinait celle de Ravenne, sa voisine. Dépeuplée par Justinien II, ruinée par l'avidité des exarques, la capitale de l'Italie byzantine était déjà bien déchue de son ancienne splendeur, quand, au milieu du VIIIe siècle, elle tomba aux mains des Lombards pour passer bientôt à celles du pape. Au contraire, Venise sut maintenir son indépendance contre les Lombards et les Francs ; la suzeraineté nominale des empereurs grecs qu'elle affecta de reconnaître fut la condition même de sa fortune. Dotée par eux d'une foule de privilèges, elle multiplia ses comptoirs sur les côtes de la Méditerranée et bientôt accapara la plus grande partie du commerce entre l'Orient et l'Occident. Mais, avec les produits de l'empire, les marchands vénitiens rapportaient dans leur patrie la civilisation byzantine. Tout y rappelait la Grèce, le costume, les mœurs, le cérémonial de la cour des doges et ces titres d'hypatos et de protospathaire dont les parait la cour impériale. C'est à l'Orient que Venise empruntait quelques-unes de ces industries de luxe où à son tour elle excella, telles que l'art de travailler le verre et le cristal, de dorer les cuirs.

Aussi, pendant plusieurs siècles, les monuments vénitiens rappellent-ils souvent ceux qu'on élevait à Constantinople. Quand le doge Pierre Orseolo, en 976, entreprit la construction de cette merveilleuse église de Saint-Marc qui ne fut consacrée qu'en 1085, s'adressa-t-il à des architectes nés en Grèce ? Aucun document ne le prouve ; mais il est certain que les constructeurs de ce monument, quel que fût leur lieu d'origine, pratiquaient l'architecture byzantine dans toute sa pureté : il n'est point jusqu'aux matériaux, marbres, colonnes, qui ne paraissent en grande partie empruntés à l'Orient. Cependant, même à Venise, les types grecs ne dominaient point exclusivement ; aux environs, à Murano, à Torcello, à Grado, etc., les formes latines reparaissent, à l'époque où s'élevait Saint-Marc, ou bien, dans les édifices civils comme dans les églises, les deux styles se combinent, mêlent leurs dispositions et leur ornementation.

S'agit-il de décorer ces monuments, c'est encore vers l'Orient que se tournent les Vénitiens. Les émaux de la Pala d'Oro sont byzantins ; il en est de même d'une partie des belles pièces d'orfèvrerie du Trésor. Une des portes de l'église a dû être exécutée à Constantinople, deux autres paraissent vénitiennes, mais imitées de ce modèle étranger. Les artistes grecs établis à Venise formaient au XIe siècle une corporation. Ce furent eux, tout l'indique, qui commencèrent à exécuter les mosaïques de Saint-Marc, et pendant longtemps les artistes indigènes formés à cette école en conservèrent le style. Leur influence ne se renfermait point dans les murs de la ville. A l'église de Murano, la Vierge qui décore l'abside est de l'art byzantin le plus pur (XIIe siècle). Tout près de là, à Torcello, la plus grande partie des mosaïques leur appartient encore (XIe et XIIe siècles) : à l'abside centrale, la Vierge et les Apôtres ; sur la paroi occidentale, le Jugement dernier ; dans une abside latérale, le Christ entouré d'archanges, bien que, dans cette dernière composition, se retrouve la trace évidente de la collaboration des Italiens.

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En France, l'influence byzantine ne s'est jamais exercée d'une façon aussi sensible et aussi durable que dans certaines régions de l'Italie. D'ailleurs, pendant plusieurs siècles du moyen âge, c'est chez nous que l'art chrétien d'Occident s'est développé avec le plus de force et de charme. La France possédait, au XIIe et au XIIIe siècle, une architecture et une sculpture originales, pleines de vie et de grâce, qui se répandaient à leur tour dans. les pays voisins et jusqu'en. Orient. — Il existe toutefois en France une région où l'architecture byzantine à coupoles se manifeste dans tout un groupe d'églises. Saint-Front de Périgueux, de la fin du se siècle, en est le type le plus célèbre. La coupole se rencontre encore dans le reste de- l'Angoumois, dans la Saintonge..., D'où viennent ces emprunts si caractéristiques à la construction byzantine ? C'est un fait dont l'histoire ne rend pas compte. Dans le reste de la France, d'ailleurs. si les églises par leurs formes ne rappellent pas au même degré l'art grec, elles s'y rattachent fort souvent par leur ornementation. Les fresques de Saint-Savin, près de Poitiers, présentent des ressemblances avec les peintures grecques. Au cloitre de Moissac, quelques personnages sculptés au commencement du XIIe siècle arrivent de Byzance : les physionomies, les attitudes, les plis des vêtements, tout l'indique. Pourtant cette influence étrangère ne fut chez nous ni absolue ni de longue durée. De bonne heure, l'esprit fortement trempé de nos artistes, s'il fit des emprunts à Byzance, ne se condamna point à d'ingrates copies. L'art d'Orient a plutôt contribué à éveiller chez eux la conscience de leurs qualités propres. Dès la fin du XIIe siècle, les formes de l'architecture sont nouvelles en France ; les fleurs des ornements ont été copiées dans les prés et les bois voisins, et les personnages des statues et des bas-reliefs sont nés dans le pays où ils ont été sculptés....

 

CH. BAYET, L'art byzantin, dans la Bibliothèque de l'enseignement des Beaux-Arts, Paris, A. Quantin, 4885, in-8°. Passim.

 

 

 



[1] Rambaud, Histoire de Russie, 2e édit., p. 63, 64.

[2] Lavoix, les Arts musulmans ; de l'emploi des figures. (Gazette des Beaux-Arts, 1875.)

[3] Fr. Lenormant, la Grande-Grèce, 1881, t. II, p. 406, 407. L'autour s'est attaché à faire ressortir l'importance de l'élément grec dans l'histoire de l'Italie méridionale au moyen âge.