PARMI les scribes et les docteurs du parti anglais qui avaient été consultés, les chanoines de Rouen manquaient de zèle, et ils étaient peu portés à condamner la Pucelle. A la réunion du 13 avril, le plus grand nombre d'entre eux faisaient défaut. On décida de les convoquer à nouveau le jour suivant, les absents devant être privés de l'ordinaire pendant une semaine. Cette menace leur donna ries jambes, et ils votèrent que les articles seraient expliqués à Jeanne en français, qu'on lui ferait de douces admonestations pour l'inviter à se soumettre, et que les délibérations seraient remises au jugement de l'Université de Paris. Mais Jeanne se trouvait maintenant dangereusement malade ; la prison, les chaînes, la société de soldats brutaux, l'angoisse et la fatigue de sa lutte contre ces prêtres tour à tour violents et cajoleurs avaient épuisé ses forces. Seul son esprit demeurait intact. Le 18 avril, Cauchon vint à sa cellule avec quelques membres de sa triste société, pour essayer les effets d'une plus douce exhortation. Cauchon lui expliqua qu'il était charitable et bienveillant de leur part de lui rendre visite dans son affliction. Peut-être que, pauvre fille ignorante et illettrée, elle ne se rendait pas compte de l'abîme rie ses erreurs. Des hommes d'Église bien disposés allaient lui communiquer leur science. Ils désiraient seulement le salut de l'âme et du corps — dont ils s'étaient si singulièrement préoccupés —. Ils seraient patients : l'Église ne ferme point son sein à qui lui revient. Son état de faiblesse et ses appréhensions percent à travers le latin de cuisine de ces savants. Elle les remercia d'abord courtoisement pour leur sollicitude au sujet de sa santé ; elle rendait toujours politesse pour politesse. Il me semble, vu la maladie que j'ai, que je suis en grand péril de mort. S'il en est ainsi, Dieu veuille faire de moi à son plaisir. Je vous requiers de me faire avoir confession, et le corps de mon Sauveur aussi, et de me mettre en terre sainte. On peut imaginer la pâle figure de Jeanne, ses grands yeux et l'accent plein de pitié de cette voix douce et affaiblie, qui résonnait dans la bataille comme l'appel du clairon. Une fois encore dans sa victoire finale sur elle-même et sur la crainte, cette voix devait s'élever comme jadis. Si vous voulez recevoir le sacrement, il faut vous soumettre à la Sainte Église. Elle répondit avec ennui : Je ne vous en sçaroye maintenant autre chose dire ! — Plus vous craignez pour votre vie, plus vous devriez vous amender et vous soumettre. — Si mon corps meurt en prison, je compte que vous le ferez mettre en terre sainte, sinon je m'en remets à Notre-Seigneur. Ils continuèrent à l'éprouver : Quoi qu'il doive m'advenir, je ne ferai ni dirai autre chose que ce que j'ai déjà dit au cours du procès. Ils lui adressèrent une admonition plus douce et la prêchèrent avec onction. Si elle ne se soumettait pas, on devrait la traiter comme un Sarrasin. — Je suis bonne chrétienne, j'ai été baptisée et je mourrai en bonne chrétienne. Cinq docteurs l'examinèrent tour à tour. Ils lui offrirent une belle procession ; elle dit qu'elle serait heureuse que l'Eglise et les bons catholiques prient pour elle. Ils l'abandonnèrent ensuite à la société des hommes de John Gray et de William Talbot, qui avaient le loisir de boire, de jouer aux dés et de badiner auprès du lit sur lequel reposait son pauvre corps angoissé. Elle ne pouvait pas mourir, tant l'âme chez elle était fortement chevillée au corps. Des délégués furent envoyés à l'Université de Paris avec les douze articles... grande fête pour les savants professeurs ! Le 2 mai, Cauchon prépara une admonestation publique dans la salle de Parement, dépendant du grand hall du château. Avec lui se trouvaient soixante tonsurés, comprenant Courcelles et le bon dominicain Isambart de La Pierre. Cauchon fit un discours. Lisez votre livre, dit la Pucelle avec mépris, puis je vous répondrai. Je m'en rapporte à Dieu mon créateur, que j'aime de tout mon cœur. On lut le livre. C'était la vieille histoire ; on l'accusait de mensonges énormes et manifestes, au sujet de l'Ange qui apporta la couronne à son roi, et de toutes ses autres fautes. Elle répondit qu'elle s'en remettait à ses précédentes réponses : Si je voyais le feu allumé devant moi, je vous dirais ce que je dis maintenant et rien autre chose. — Si un concile général et le Saint Père étaient ici, voudriez-vous vous soumettre à eux ? — Vous ne tirerez rien de plus de moi là-dessus. — Voulez-vous vous soumettre à notre Saint Père le pape ? — Menez-moi à lui et je lui répondrai. Elle en avait déjà appelé au pape. Elle ne désirait pas s'en rapporter aux nobles de son parti, qui avaient vu, dit-elle, l'Ange et la couronne, sans leur avoir au préalable envoyé une lettre. Elle devait naturellement leur expliquer son allégorie, et de même elle ne voulait pas s'en rapporter au clergé de Poitiers. Elle leur demanda : Croyez-vous me prendre de cette façon ? Dans chaque question elle voyait un piège, et elle avait toute raison de se méfier des clercs pusillanimes de son parti. Menacée du feu temporel et éternel, elle répondit que s'ils la brûlaient, il arriverait malheur à leur corps et à leur âme. Son courage était tel qu'elle n'essaya pas de cacher le mépris qu'ils lui inspiraient — Lisez votre livre ! Elle répondait menace par menace, si bien qu'ayant appris tout cela, les chanoines de Rouen la condamnèrent dans un document daté du 4 mai. Le 9 mai, on l'amena dans la pièce où se trouvaient les instruments de torture ; les deux bourreaux se tenaient là, tout prêts à se mettre au travail ; Érard, Loiselleur et le sympathique Massieu étaient présents. On lui montra les instruments, le chevalet, les machines à pression et les exécuteurs, puis on lui commanda de modifier ses réponses. Vraiment même si vous deviez me faire arracher les membres l'un après l'autre, et me faire partir l'âme du corps, je ne vous dirais pas autre chose ; et si je vous disais quelque chose, je déclarerais toujours que vous me l'avez extorqué par la force. Une telle déclaration faite dans la quinzaine, aurait suffi pour annuler des aveux obtenus au moyen de la question, tout au moins d'après la loi de l'Écosse protestante. C'était aussi la règle de l'inquisition espagnole, et des victimes rusées avouèrent au premier contact du chevalet, pour se rétracter ensuite. Le jour précédent (le 8 mai), Jeanne avait été encouragée par saint Gabriel ; ses Voix lui avaient appris que c'était lui. Elle leur demanda si elle devait se soumettre à l'Église. Elles lui avaient répondu, que si elle désirait l'aide de Dieu, elle devait s'en rapporter à Lui dans toutes ses actions. Ainsi sa conscience ne pouvait sanctionner sa soumission, bien qu'alors elle ait été presque à bout. Serai-je brûlée ? avait-elle demandé, et les Voix avaient répondu : Il faut t'en rapporter à Notre-Seigneur, il t'aidera. On lui demanda au sujet de l'histoire de la couronne si elle s'en rapporterait à l'archevêque de Reims : Faites-le venir ici, que je l'entende parler ; il n'oserait dire le contraire de ce que je vous ai dit. Les juges alors, voyant sa façon de répondre et l'endurcissement de son âme, et craignant que le supplice de la torture ne lui profitât peu, décidèrent qu'il y avait lieu de le différer, jusqu'à ce qu'ils eussent avis plus complet. Il y avait des bornes même à la dureté de leur cœur. Aussi la torture, et cela seulement, fut épargnée à la Pucelle. Le 12 mai, on discutait sur ce point en laissant, avec intention, Jeanne en suspens de jour en jour. Cauchon recueillit les opinions. Roussel était d'avis que la torture amoindrirait la majestueuse beauté du procès, tel qu'on l'avait mené jusqu'alors. Érard pensait qu'on avait assez de preuves sans qu'il l'Ut nécessaire d'en venir à cette extrémité. Morelli, Thomas de Courcelles, Loiselleur étaient pour la torture, qui serait bonne pour le salut de son âme. Tous les trois étant mis en minorité, onze votes furent en faveur de la pitié. Morelli, Loiselleur, Courcelles, demeurent trois noms flétris de la plus noire infamie. Elle resta dans les fers encore une semaine, et les réponses triomphantes des professeurs, docteurs et maîtres de l'Université de Paris arrivèrent alors. Beaupère et Midi leur avaient élégamment raconté les crimes de la Pucelle. Toute l'Université était unanime sur les douze articles. Il était évident pour les esprits scientifiques que le saint Michel, la sainte Catherine et la sainte Marguerite de Jeanne n'étaient en réalité que Bélial, Satan et Béhémoth — un grossier démon de la mythologie ancienne, qui, deux siècles plus tard, devait écrire par l'intermédiaire automatique de la main de sœur Jeanne des Anges, supérieure des religieuses ensorcelées de Loudun —. Jeanne était une traîtresse rusée, cruelle, avide du sang humain, une lâche suicidée en intention, menteuse, schismatique, idolâtre, hérétique. Et voilà toute leur science ! Si, au moins comme Moïse, elle avait montré un signe, si elle avait pu changer un bâton en serpent ! Contrairement à Jean-Baptiste — qui, lui, ne montra pas de signe —, elle ne citait aucun texte de la Bible en faveur de sa mission. Il est vrai qu'elle ne savait pas lire. sans quoi elle en eût cité plusieurs, et... c'eût été une preuve de plus de sa corruption ! Beaucoup de savants, bien que fiers de l'opinion de l'Université, étaient d'avis que Jeanne reçût encore une admonition douce. Rien ne pouvait plus la sauver ; même acquittée, les Anglais avaient annoncé leur intention de la reprendre, et, suivant toute probabilité, ils l'auraient noyée. Le 23 mai, Pierre Maurice lui adressa des exhortations après que les compliments de l'Université de Paris lui eurent été expliqués. Jeanne fit au sermon de Maurice sa réponse toujours la même : Si je voyais le feu allumé, si j'étais dans les flammes, je ne dirais pas autre chose. Le scribe écrivit en marge de sa feuille : Responsio Johannœ superba — hautaine réponse de Jeanne. Ils n'avaient plus rien à lui demander ; ils l'abandonnèrent une fois de plus au badinage réjouissant des soudards de 'William Talbot et de John Gray. Qui peut savoir ce qui se passait dans l'esprit de la Pucelle pendant que les soldats anglais dormaient ? Jusqu'alors, et même pendant une partie du jour suivant, elle avait interprété les paroles de ses Voix comme des promesses d'une victorieuse délivrance. Elle ne savait comment, mais sûrement tous les cœurs français de Rouen se tourneraient vers elle ; et même quand on la conduirait au bûcher, la foule s'assemblerait pour balayer la garde anglaise. Au dernier moment résonnerait une trompette, les portes de la ville seraient brisées et brûlées, elle entendrait les cris de Saint Denys ! et de Saint André ! les étendards de Dunois, de La Hire, de Kennedy, de Chambers, de d'Alençon, de Poton de Xaintrailles, de Rais et de Florent d'Illiers, avec les pennons blancs aux fleurs de lys d'or, flotteraient au-dessus de la ligne des piques, tandis que d'Aulon serait au premier rang d'une charge de la chevalerie de France. Elle serait délivrée par une grande victoire. Ses saints le lui avaient promis, et ils ne l'avaient jamais trompée. Mais maintenant chevaliers et saints ne la trompaient-ils pas tous à la fois ? Exténuée comme elle l'était, se souvenait -elle qu'elle était fille de l'Église... que ces prêtres prétendaient parler au nom de l'Église... que l'Université de Paris représentait l'Église et s'exprimait pour elle... avaient-ils tous tort ?... Pierre Maurice pendant cette dernière exhortation avait en
réalité parlé avec douceur et de façon familière ; il est bien possible qu'il
ait eu l'intention de se montrer bienveillant. Il l'avait sollicitée en se
mettant sur le terrain militaire et au nom de l'honneur : Que penseriez-vous d'un chevalier dans le pays de votre
roi, qui refuserait d'obéir à son seigneur et à ses officiers ? Eh bien !
vous, une fille de l'Église, vous désobéissez aux officiers du Christ, aux
évêques. N'ayez pas honte de cette obéissance, n'ayez pas une fausse honte ;
tandis que vous croyez perdre l'honneur, vous en aurez un grand au contraire
à faire ce que je vous demande, car c'est l'honneur de Dieu —
paroles qui étaient de nature à produire sur elle un certain effet —, et votre vie dans ce monde avec le salut dans l'autre,
doivent être mis au-dessus de tout. L'honneur était ce que la Pucelle avait de plus cher au monde ; elle était en train de donner sa vie pour celui de son roi, allait-elle porter atteinte à l'honneur de Dieu ? Elle n'avait point paru touchée quand Maurice prononça ces paroles et d'autres semblables, bien plus propres à l'émouvoir que des discours menaçants et injurieux. Peut-être pesa-t-elle cette exhortation, sa propre faiblesse et le manque de consolations humaines et religieuses, pendant la nuit précédant le jour où elle devait être conduite à la place du marché Saint-Ouen, au milieu de la foule auprès du bûcher, autour duquel le clergé, les seigneurs, les soldats, les prédicateurs et le peuple, seraient réunis pour la voir abjurer ses saints ou brûler. On avait coutume de faire un sermon à la sorcière condamnée avant de la brûler ; John Knox en fit autant à Saint-Andrews. Beaupère déposa, qu'avant que Jeanne eût été mise dans le chariot qui devait la transporter à l'endroit de l'exécution, il se rendit seul dans son cachot pour lui conseiller de se soumettre. Elle répondit qu'elle le ferait. La chose semble improbable, mais Beaupère comprit ainsi sa réponse. On la conduisit sur la place où l'on avait dressé une grande estrade remplie de seigneurs et de prélats, et une autre de moindre importance pour lé prédicateur Érard, pour Jeanne et pour les prêtres. Erard était l'ami révéré de Machet, le confesseur du roi de la Pucelle. Érard flétrit le roi, et, comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire, Jeanne le proclama le plus noble de tous les chrétiens : lui, le misérable, qu'elle avait fait couronner et qui l'avait abandonnée. Jeanne répondit courageusement aux paroles du prédicateur ainsi que ses Voix le lui ordonnèrent : J'ai demandé à vos docteurs que toutes les œuvres que j'ai faites, et les dits, soient envoyés à Rome devers notre Saint Père le pape, auquel, Dieu premier, je me rapporte... De mes faits et dits je ne charge personne quelconque, ni mon roi ni autre ; et s'il y a quelque faute, c'est à moi et non à autre. Jamais on ne vit pareille loyauté, jamais un mot ne lui échappe qui puisse être interprété comme un reproche à l'adresse de ceux qu'elle avait servis et qui l'abandonnaient. On lui dit que le pape était trop loin et que les ordinaires étaient juges en leurs diocèses. Mais d'aucune façon Cauchon n'était son ordinaire. Alors, pour suivre le compte rendu officiel donné dans le Procès, elle fut trois fois admonestée et l'on commença ensuite la lecture de la sentence quand elle dit qu'elle s'en remettait à tout ce que les juges et l'Église décideraient et serait obéissante à leur gré. Elle ne soutiendrait point ses Visions et ses révélations puisque les prêtres disaient qu'il ne fallait ni les soutenir ni les croire. Puis elle fit son abjuration conformément au document qui lui fut lu en français et qu'elle répéta, et enfin elle signa de sa main le papier de la façon suivante, c'est-à-dire son nom de Jehanne suivi d'une croix. Tel est le compte rendu officiel. Puis vient l'abjuration, document de quelque cinq cents mots tenant en quarante-six lignes environ de petits caractères d'imprimerie. Dans cette formule elle est censée exprimer son regret d'avoir simulé mensongèrement les révélations de ses saints ; d'avoir fait de superstitieuses divinations en blasphémant Dieu et les saints ; d'avoir porté de façon indécente des vêtements d'homme, contrairement à l'honneur de son sexe ; d'avoir méprisé Dieu et ses sacrements en adorant et en invoquant de mauvais esprits ; d'avoir été séditieuse. Elle conclut par une longue apologie et un serment d'obéissance à saint Pierre, au pape et... à Cauchon ; et elle jure qu'elle ne reviendra jamais plus à ses erreurs. Jeanne répéta-t-elle sciemment et en s'en rendant compte, cet énorme exposé de crimes dont elle était innocente ? Le signa-t-elle, sa main tenant la plume conduite par quelque clerc, comme cela avait lieu quand sa signature venait s'ajouter aux lettres qu'elle dictait dans ses jours de victoire ? Jura-t-elle du contenu de ce document avec une main sur l'Évangile suivant le cérémonial de l'abjuration ? Aucun témoin n'a déposé sur ce dernier point. Vraiment nous ne savons pas exactement ce qui a eu lieu. Le compte rendu officiel de l'abjuration est régulier, mais en réalité il y eut interruption, confusion, tumulte, d'où il résulte que le témoignage de 1450-1456 est embrouillé. Toutefois il existe l'accord important de cinq témoins sur ce point que Jeanne signa un document très bref. Sans doute Jeanne interrompit par quelques mots la lecture de la sentence. Un témoin dit qu'elle cria à haute voix qu'elle se soumettait au jugement de l'Église et priait saint Michel de lui donner avis et conseil. Selon les nombreux témoignages de 1450-1456, la procédure fut interrompue après cette exclamation ; il y eut une manifestation de courroux populaire dû à la crainte qu'elle n'échappât, et des mots désagréables furent échangés sur l'estrade où se trouvaient les nobles anglais et les clercs français. Suivant Massieu, l'interruption de la lecture de la sentence donna lieu à un grand tumulte dans la foule, et des pierres furent lancées, par qui, il n'en sait rien ; contre qui, il ne le dit pas. Pour Marguerie et d'autres, le tumulte n'était pas limité à la populace ou aux soldats. Sur la tribune des nobles et des prélats, un aumônier du cardinal de Beaufort, s'adressant à Cauchon, cria qu'il était favorable à Jeanne. Vous mentez, riposta ce dernier avec une douceur apostolique. Beaufort ordonna à son aumônier de se taire. Lemaire, qui était présent, rapporte par ouï-dire que plusieurs des nobles étaient mécontents et que Maurice, Loiselleur et d'autres coururent le danger de mort. Maurice eut peur d'être battu. Plus tard quelques assistants déclarèrent que l'abjuration était une moquerie. Faye avait entendu dire que certains Anglais menacèrent l'évêque et les clercs de leurs épées, mais cela eut lieu après l'abjuration, quand la réunion eut pris fin. En résumé, le témoignage établit que quand Jeanne interrompit la lecture de la sentence, il y eut une sorte d'émeute : on lança des pierres, dirigées probablement, quels que fussent les auteurs de cette agression, contre Maurice, Érard, peut-être Massieu, peut-être Loiselleur, qui précisément, contre la volonté des Anglais, essayaient de convaincre la Pucelle qu'il fallait signer. Ceux-ci désiraient sa mort immédiate. D'après les témoignages de 1450-1456, il est impossible d'être exactement fixé sur la forme de l'abjuration. Massieu, qui alors tenait à la main et lisait à Jeanne le
document, rapporte qu'à la fin du sermon Érard
énumérait à Jeanne les péchés qu'elle devait abjurer. Jeanne fit remarquer
qu'elle ne comprenait point, et Érard ordonna à Massieu de lui donner un
conseil. Celui-ci lui dit qu'elle serait brûlée si elle refusait d'accepter
les articles, et l'engagea à. en appeler à l'Église universelle sur le point
de savoir si elle devrait ou non se soumettre. Elle fit cet appel à haute
voix, mais Érard ajouta : Il faut te soumettre de
suite ou tu seras brûlée. Avant de quitter sa place elle abjura et
apposa une croix sur le papier où étaient inscrits les articles. Ce papier ne
contenait pas plus de huit lignes en tout. Ce n'était point l'abjuration
reproduite dans le compte rendu officiel ; Massieu qui le lut savait bien que
ce n'était point la formule officielle. Courcelles, dont la mémoire était
courte, se rappelait bien que Vendérès avait copié les articles, commençant
comme ceux du compte rendu officiel, mais il n'en savait pas davantage.
Desert dit que Jeanne sourit en prononçant quelques-unes des paroles. Il y
avait d'autres témoignages sur ce point. La Chambre déposa qu'Érard lui avait promis de la délivrer de la prison tandis qu'elle prononçait après lui les paroles écrites en six à sept lignes sur un papier plié. Ce témoin se tenait tout auprès et pouvait voir les lignes. Or, l'abjuration dans le compte rendu officiel remplit, imprimée, quarante-six lignes de petits caractères. Migiet dit que le texte répété par Jeanne avaient la longueur de l'oraison dominicale, tandis que dans la version officielle il y a environ cinq cents mots. Manchon dit que Loiselleur lui promettait grand bien et sa remise aux mains de l'Église, si elle voulait porter des vêtements de femme, et qu'elle sourit en répétant les paroles qui lui étaient ordonnées. Taquel était là aussi à côté, quand Massieu lut la pièce à la Pucelle ; elle était écrite en grosses lettres et tenait environ six lignes. De l'ensemble de ces témoignages donnés sous la foi du serment, la plupart par des prêtres, à une époque où l'un craignait d'être damné éternellement en cas de parjure, il semble résulter que Jeanne ne répéta point la longue liste de crimes et d'engagements à se corriger que rapporte le compte rendu officiel. Nous avons le choix entre deux alternatives : ou bien les cinq témoins ont dit la vérité, et Cauchon, avec ceux qui ont fabriqué le compte rendu officiel, délayèrent et revêtirent de la signature de Jeanne la petite note qui lui avait été lue, ou bien elle a répété et signé le document diffus et les cinq témoins se sont parjurés avec ensemble. Cette dernière opinion semble plus improbable que l'autre. La question est importante, car on fait remarquer que si Jeanne prononça les mots de la longue formule d'abjuration elle se parjura, et ne peut alors être regardée comme une personne de vertu sainte et héroïque. Eu égard aux circonstances où elle se trouvait, à ses longues souffrances, à la confusion causée dans son esprit par le tumulte, à la promesse qu'on allait la délivrer de la triste société de ces vils palefreniers anglais, à sa terreur du feu, je ne puis la considérer — même si elle récita et signa la longue abjuration — comme moins héroïque que ne l'était saint Pierre quand par trois fois il renia son Maître. Il est cruel, il est inhumain de blâmer cette jeune fille de ne point s'être élevée au-dessus de l'héroïsme apostolique du fougueux Galiléen... d'avoir été, pendant un court instant, inférieure à elle-même. Mais en fait — et cela est aussi près que possible de la vérité — bien qu'elle ait redit quelques paroles et signé quelque écrit, elle n'a ni répété ni signé la longue et fulminante abjuration donnée dans le compte rendu officiel. Il est clair que les assesseurs de Cauchon ne pensaient pas qu'elle abjurait ainsi. Cela est clair, car le 29 mai, à la dernière séance des assesseurs, Vendérès émit le premier vote : elle devait être condamnée comme hérétique et abandonnée à la justice séculière. Trente-neuf voix sur quarante-deux assesseurs approuvèrent l'abbé de Fécamp quand il la déclara relapse. Cependant il est bon que le document déjà lu — c'était la longue cédule d'abjuration communiquée aux assesseurs — soit relu et expliqué devant elle, et que la parole de Dieu lui soit commentée. Quand cela aura été fait nous devrons la déclarer hérétique et l'abandonner à la justice séculière... Tout cela indique que la grande majorité des assesseurs, pour mettre leur conscience en repos, voulait être assurée qu'elle avait vraiment entendu et signé l'aveu de la longue liste de crimes, suivant la forme officielle de l'abjuration. Migiet, prieur de Longueville, dit au procès de réhabilitation, comme nous l'avons vu, que Jeanne signa un papier dont le contenu n'était pas plus long que l'oraison dominicale. Le 29 mai 1431, il s'exprima ainsi : Si, en pleine possession de ses facultés — passione remota —, elle a avoué ce qui est contenu dans le compte rendu officiel, je me rallie au vote de l'abbé de Fécamp. Migiet savait qu'elle n'avait point avoué ce qui était contenu dans le compte rendu officiel, mais ce qui se trouvait dans une très brève formule pas plus longue que le Pater. Mais Cauchon ne tint aucun compte des trente-neuf votes ; la longue formule ne fut pas lue à Jeanne, qui naturellement aurait protesté qu'elle ne l'avait jamais vue. Ainsi Courcelles pouvait jurer que dans ce procès il n'avait pas condamné Jeanne sans réserves. Trente-neuf sur quarante-deux assesseurs étaient dans le même cas ; deux seulement l'avaient condamnée sans réserve. Cauchon et le vice-inquisiteur, les seuls véritables juges, la condamnèrent sans réserve. Mais Jeanne elle-même, à moins de rejeter entièrement une autre partie du compte rendu officiel, reconnut et affirma que tout ce qu'elle avait dit et signé était péché de sa part. Les historiens qui, se basant sur ses propres paroles citées plus loin, admettent que la Pucelle compromit son honneur sont accusés — par le chanoine Dunand, par exemple — d'avoir accepté la légende anglaise et d'avoir représenté Jeanne comme apostat parjure. La légende n'est certes point anglaise, mais française ; les rapports qui la renferment ont été faits en France par des Français. Tout ce dont les Anglais se préoccupaient, c'était de la brûler immédiatement comme sorcière ; les détails, les interrogatoires, la science, l'érudition, les records, ils laissèrent tout cela à leurs sujets français, pleins de bonne volonté et de zèle. Ils tenaient pour moins que rien le savoir, l'histoire, les records précis. Ils désiraient être débarrassés de la jeune fille qui les avait battus et frustrés de leurs possessions, qui avait démoralisé leurs hommes et sapé leur empire. Cauchon mena l'affaire avec ardeur ; ce fut lui qui fit l'histoire ou bien la légende. Le désir des Anglais n'était pas que Jeanne abjurât, mais qu'afin d'aller plus vite en besogne, elle refusât d'abjurer et fût brûlée tout de suite. Ils ne tenaient point à la légende anglaise de l'abjuration ; ils réclamaient sa mort immédiate. Légende ou histoire, le récit est entièrement français. L'affaire une fois terminée, les Anglais ne se soucièrent pas plus de l'histoire que d'un fétu de paille. Ils n'avaient point de chroniqueurs à cette époque. Leur légende plus moderne fut tirée de Polydore Virgil et des historiens français et bourguignons. Cependant nous pouvons citer le propre verdict que la Pucelle rendit sur elle-même le 28 mai 1429 : Dieu m'a mandé par sainte Catherine et sainte Marguerite, la grande pitié qu'il a de cette trahison à laquelle j'ai consenti quand j'ai fait abjuration et rétractation pour sauver ma vie ; il dit que je me damnais pour sauver ma vie... Si je disais que Dieu ne m'a pas envoyée, je me damnerais, car vraiment Dieu m'a envoyée. Mes Voix m'ont dit depuis que j'avais commis une grande faute en avouant que j'avais mal agi. Tout ce que j'ai dit, je l'ai dit par crainte du feu. Puis elle rétracta alors tout ce qu'elle avait dit par crainte du feu, comme elle avait promis de rétracter tout ce que la torture pourrait lui faire dire. Elle maintint encore la vérité de sa parabole sur l'Ange et la couronne. Elle ne trahit jamais le secret du roi. A moins que quelqu'un puisse établir qu'il s'agit là d'un compte rendu faux ou falsifié, cas dans lequel la critique est inutile, la Pucelle déclare elle-même avoir abjuré sa mission et avoir été coupable de trahison pour sauver sa vie. Son repentir fut rapide et complet. Elle était l'âme même de l'honneur, et pour moi je serai le dernier à la déshonorer en démentant ses propres paroles... en admettant qu'elle les prononça réellement. Elle a dit en effet qu'au marché Saint-Ouen elle n'avait point renié ou n'avait point entendu renier ses Apparitions, à savoir celles de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Cela semble signifier simplement qu'elle ne se rappelait pas avoir eu conscience de nier explicitement l'identité de ses saints. Je n'ai eu l'intention de rétracter qu'autant que cela serait le bon plaisir de Notre-Seigneur. Ces paroles ont l'air de souvenirs confus dans une âme troublée. M. Quicherat indique que comme pour ne pas laisser de doutes sur la lucidité de sa conscience au moment où elle s'était rétractée, elle ajouta que ses Voix l'avaient avertie à l'avance du péché où elle tomberait. Ses paroles enregistrées le 28 mai sont : Dit que, avant de jeudi, ses Voix lui avaient dit ce qu'elle feroit, et qu'elle fist ce jour. Mais la confession continue : Ses Voix lui avaient dit sur l'échafaud de répondre hardiment à ce prédicateur, et elle l'appelle un faux prédicateur qui lui a reproché bien des choses qu'elle n'a pas commises. Elle lui avait en effet répondu hardiment quand il insultait son roi ; elle avait obéi à ses Voix. Voulait-elle signifier que, le 28 mai, ses Voix, comme la Voix de Notre-Seigneur à saint Pierre, lui avaient prédit son abjuration ? S'il en était ainsi, que devient le libre arbitre au sujet duquel on accusa la Pucelle de soutenir des doctrines erronées ? Nous ne saurons jamais ce que voulait signifier l'étrange sourire qui passa sur ses lèvres quand elle prononça les quelques mots d'abjuration. Plusieurs témoins le remarquèrent ; l'un dit qu'elle traça une sorte de 0 (zéro) en signe de moquerie, sur le papier que lui tendit Laurent Calot, secrétaire de Henri VI ; et qu'il lui prit la main tenant la plume pour lui faire tracer un autre signe. Mais ce témoin est Macy qui donne à Érard le nom de Midi et son témoignage ne mérite pas confiance. Quoi que Jeanne ait dit alors, quoi qu'elle ait signé dans ce moment terrible, elle a condamné plus tard ses propres actes, elle s'est repentie, et sur la terre comme dans le ciel, elle n'a mérité qu'amour, pitié et pardon. Mes saints, mes saints, pourquoi m'avez-vous abandonnée ? aurait-elle pu crier du fond du cœur ; et à ce moment elle renia sinon ses saints, tout au moins sa mission. Elle douta d'elle-même quelques instants. Pauvre jeune fille de dix-neuf ans, abandonnée, qu'une année d'emprisonnement et huit mois de captivité intolérable, d'outrages, de persécutions n'avaient point encore ébranlée ! Le fait miraculeux, c'est qu'elle ait été ébranlée, mais elle était bien jeune, dans l'abandon, sans un seul ami, tourmentée, brisée et honteuse de toutes ces menaces, de ce bruit et de ces cajoleries. Le Prince des Apôtres a trois fois de suite renié le Seigneur, et cela sans avoir devant les yeux le feu et le bûcher, comme le dit l'un des docteurs du procès de réhabilitation. Son Maître seul, après avoir divinement supporté la vie, pouvait dire : Eli, Éli, lamina sabacthani ? et cependant, quoique abandonné, il était capable de continuer à boire cette coupe, obéissant à la volonté de son Père. Il y a eu beaucoup de martyrs, mais peu ont eu à affronter des épreuves comme celle du procès de la Pucelle. Se sentir délaissée par les puissances visibles, qui pendant si longtemps avaient été pour elle des amies et qui, à ce qu'elle croyait, lui avaient promis sa délivrance avec une grande victoire, cette épreuve fut son Gethsémani. |