LA PUCELLE DE FRANCE

HISTOIRE DE LA VIE ET DE LA MORT DE JEANNE D'ARC

 

CHAPITRE XXI. — CAPTIVITÉ.

 

 

LES soldats, avec de grands cris de joie, conduisirent la Pucelle à leur campement. Le duc de Bourgogne arrivé trop tard pour le combat vint la voir. Il échangea avec elle, dit Monstrelet qui était présent, quelques paroles dont je ne me souviens pas. Il n'est pas probable que le duc eût l'avantage dans cet entretien et Monstrelet peut avoir préféré manquer de mémoire.

Le duc et Jean de Luxembourg écrivirent tous deux des dépêches joyeuses pour annoncer la bonne nouvelle. Luxembourg adressa les siennes à son frère, évêque de Thérouanne et chancelier de France sous Henri VI. La Pucelle était d'un trop grand prix pour un simple archer, le droit sur elle demeurait entre le bâtard de Wandonne et son supérieur, Jean de Luxembourg. Ce dernier était à la solde de l'Angleterre, si bien que le roi de ce pays pouvait revendiquer Jeanne au même titre que Charles VII et les autres princes français s'ils avaient été pris. (Voyez la note.)

Ce fut en fin de compte Jean de Luxembourg qui reçut l'argent, prix de l'achat et de la vente de Jeanne ; et la candeur historique seule peut sans doute faire admettre que, puisqu'il était à la solde de l'Angleterre, il ne pouvait que la rendre, tout comme les Écossais n'auraient eu d'autre choix que de livrer Charles Ier aux Anglais. Ils n'avaient cependant pas plus que Jean l'obligation d'accepter le prix du sang.

Cette capture remplit de joie le cœur des mauvais Français et de l'archevêque de Reims.

L'Université de Paris ardemment bourguignonne et le vicaire général de l'inquisition, écrivirent — l'inquisiteur le 26 mai —, au duc de Bourgogne, demandant que Jeanne fût remise à la merci de l'inquisition et à la justice ecclésiastique. L'autre lettre n'est point datée ; ceux qui la rédigèrent disent qu'ils craignent la malice des mauvaises personnes qui mettent toute leur cure, comme l'en dit, à vouloir délivrer icelle femme par voyes exquises.

Dès le début, les Anglais avaient annoncé leur intention de brûler vive Jeanne d'Arc, s'ils pouvaient s'emparer d'elle. Ils avaient même consulté l'Université de Paris en 1429, sur le point de savoir s'ils auraient le droit de brûler le héraut de Jeanne. Mais les premiers qui prirent des mesures pratiques pour envoyer la Pucelle au bûcher furent des docteurs et des prêtres français, lumières de l'Église gallicane. Prêtres et juristes la jugèrent avec une injustice flagrante ; les témoins anonymes étaient français, ce sont également des prêtres et des juristes français qui la condamnèrent et la livrèrent à un bourreau français ; tout cela, ils le firent avec passion, et ils l'eussent fait quand bien même les Anglais n'y eussent été pour rien — quand bien même la querelle n'eût été limitée qu'aux Armagnacs et aux Franco-Bourguignons. En outre, l'odieuse tradition anglaise relative à la Pucelle reposait sur des autorités françaises et bourguignonnes.

Nous n'avons connaissance d'aucune tentative faite par le parti de Jeanne pour la faire relâcher, soit en l'achetant à Jean de Luxembourg — qui sans doute, s'il l'avait pu, l'aurait vendue au plus haut enchérisseur —, soit en menaçant les Anglais de représailles vis-à-vis des prisonniers anglo-bourguignons, soit enfin par l'épée.

Le roi et le clergé n'adressèrent même pas d'appel au pape. Jeanne, d'après les autorités, fut absolument abandonnée, sauf par le bon peuple qui — témoin des oraisons existant encore aujourd'hui — priait Dieu de briser ses fers. Le roi se trouvait à Jargeau quand un messager de Compiègne après le désastre lui apporta la requête des habitants de venir à leur aide. Sans doute ils durent mentionner la prise de la Pucelle ; s'ils le firent, le fait n'est point signalé. Charles répondit qu'il irait rapidement en personne secourir sa bonne ville, mais il ne tint pas sa parole royale.

L'archevêque de Reims trahit le ton du clergé français et des conseillers du roi. Sa lettre aux gens de Reims, très amis de la Pucelle, nous est seulement parvenue dans un précis datant du dix-septième siècle, mais c'est assez pour condamner l'archevêque. Ce prélat donne la nouvelle de la capture, et dit que Jeanne ne voulait croire conseil, mais faisait tout à son plaisir. A quel conseil fait-il allusion ? Nous ne le savons pas. Aurait-il désiré que la Pucelle l'accompagnât quand ils se séparèrent à Soissons le 18 mai ? Lui demanda-t-il de secourir les habitants de Reims, qui après toutes leurs angoisses n'étaient d'ailleurs point en danger d'être assiégés ?

Après cette dure et ingrate observation sur cette jeune fille qui lui avait rendu son siège épiscopal — fût-ce au préjudice du projet qu'il aurait formé pour détourner une couronne —, l'archevêque montre un cynisme extraordinaire. Il écrit que Dieu a envoyé un nouveau prophète, un berger qui en dit ni plus ni moins que Jeanne la Pucelle. Il a, lui, commandement de Dieu d'aller vers le roi et de déconfire les Anglais et les Bourguignons. Le jeune berger critiquait de son côté la Pucelle : Dieu a permis qu'elle soit prise parce qu'elle s'était constituée en orgueil et pour ses riches habits, et parce qu'elle n'avait fait ce que Dieu lui avait commandé mais avait fait sa volonté. Le petit garçon savait ce qu'étaient des commandements divins et cela suffit à l'archevêque ! On l'amena à l'armée qu'il accompagna, et il montrait des stigmates à l'imitation de saint François. Les Anglais le prirent dans un combat en mime temps que Xaintrailles ; ils l'exposèrent en triomphe lors de l'entrée de Henri VI à Paris et le noyèrent sans autre forme de procès. L'archevêque nous révèle sur la France d'alors d'étonnants abîmes de cynisme et de superstition. Il était aisé pour le jeune berger d'en dire ni plus ni moins que Jeanne la Pucelle ; faire plus ou autant n'était point possible.

Tout le clergé n'était point au niveau du prélat mitré de Reims. L'archevêque d'Embrun écrivit au roi des conseils aussi énergiques et justes que ceux de l'archevêque de Glasgow à Marie Stuart après le meurtre de Darnley. Je vous recommande, dit-il, pour le recouvrement de cette fille et pour le rachat de sa vie, vous n'épargniez ni moyens ni argent, ni quel prix que ce soit, si vous n'êtes prêt d'encourir le blâme indélébile d'une très reprochable ingratitude. Le roi préféra garder la honte, consacrer son argent à ses plaisirs et à La Trémoïlle. Il eut beaucoup moins qu'une reconnaissance princière, tandis qu'elle, en vue du bûcher, au milieu d'une foule de soldats anglais irrités et de prêtres français haineux, le proclamait le plus noble chrétien du monde. L'apologiste du roi suggère qu'en réalité il ne pouvait l'aider, qu'il n'était point le maître, et qu'il en fut désolé.

Après avoir gardé Jeanne trois ou quatre jours à Clairoix, Jean de Luxembourg l'envoya au château de Beaulieu, en Vermandois, endroit dont le bâtard de Wandonne était capitaine à ce moment, ou le fut un peu plus tard. Elle fut traitée comme prisonnière de guerre ; d'Aulon la servait, et le chroniqueur de d'Alençon apprit probablement l'anecdote suivante de d'Aulon lui-même. Un jour il lui dit :

Cette pauvre ville de Compiègne que vous avez beaucoup aimée sera donc cette fois remise entre les mains des ennemis de la France.

Non, cela ne sera pas, répondit Jeanne, car toutes les places que le Roi du Ciel a voulu réduire et remettre en l'obéissance du gentil roi Charles par mon entremise, ses ennemis ne les reprendront point, en tant qu'il fera diligence de les garder.

Ces mots sont du vrai style de la Pucelle. Le roi n'apporta aucune diligence à secourir Compiègne, mais l'habileté et la ténacité de Flavy, ainsi que le courage et l'esprit de corps des bourgeois, lui permirent de résister jusqu'au 25-26 octobre, époque où cette ville fut délivrée par un mouvement stratégique de Vendôme et de Xaintrailles en même temps que par une sortie en masse des habitants. L'ennemi fut forcé de faire une brusque et honteuse retraite, perdant toute l'artillerie bourguignonne, les canons de siège comme les canons de campagne, et beaucoup de places fortes et de villes voisines. Le plan de campagne anglo-bourguignon se trouva réduit en miettes.

En attendant, l'état de Compiègne pesa pendant cinq longs mois sur l'esprit de Jeanne qui se berçait de l'espoir de s'évader pour vivre ou mourir avec les bourgeois de cette ville. Son idée était de s'enfuir intra duas pecias nemoris, que l'on a rendu en français par : entre deux pièces de boys — entre deux planches. Ainsi qu'elle le rapporte à ses juges : Je n'ai jamais été prisonnière nulle part que je n'aurais été heureuse de m'échapper. Elle n'avait pas engagé sa parole, elle n'avait donné sa foi à personne. J'aurais bien renfermé à clef mon gardien dans une certaine tour, mais le portier me vit et m'arrêta. Ce n'était pas, à ce qu'il me semble, la volonté de Dieu que je m'échappasse alors. Mes Voix me disent que je dois voir le roi d'Angleterre, un garçon, a-t-elle ajouté, qu'elle ne désirait point rencontrer.

Là-dessus, peu de temps après, le 14 juillet, Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, chassé de son siège par les soldats français, se présenta lui-même au camp de Jean de Luxembourg devant Compiègne. C'était un violent ennemi de la France ; il avait une haine particulière pour la Pucelle, et Bedford l'avait chargé de la retirer des mains de Jean de Luxembourg. La Pucelle avait été prise, ainsi qu'il le dit, dans les limites de son diocèse ; toutefois le chanoine Dunand affirme que Compiègne ne relevait pas du diocèse de Beauvais, mais de celui de Soissons. Cauchon prétendait être son juge, mais il ne le pouvait pas sans que cette autorisation lui eût été déléguée par l'évêque de Soissons ou l'évêque de Toul. Il n'avait point cette autorisation. Il soutint alors que Henri VI, comme roi d'Angleterre, avait le droit de racheter tout prisonnier de guerre, fût-il roi, prince ou personnage de haut rang, moyennant une indemnité de 10.000 francs. Jeanne n'était pas princesse, c'était une paysanne, mais pour les Anglais elle était digne d'une rançon royale. Leurs cœurs allaient se remettre de la terreur par laquelle elle avait paralysé leurs soldats ; ils désiraient la plus cruelle des revanches, ils se demandaient avec les prêtres et les docteurs français leurs sujets, comment ils impliqueraient le roi de France dans la culpabilité de leur victime, qu'ils tenaient pour hérétique et sorcière. La chevalerie et la foi étaient descendues jusqu'à ces infamies. Des chevaliers allaient s'employer ardemment à brûler le plus brave de leurs ennemis, une femme ; des prêtres étaient décidés à détruire la plus douce chrétienne du monde.

Cauchon représentait le plus vil, le plus mercenaire des marchés : la vente de la Pucelle aux Anglais, comme le plus haut devoir de la chevalerie : Le premier serment de l'ordre de la chevalerie est de garder et de défendre l'honneur de Dieu. L'honneur de Dieu !... Il rapporte — on dit — que les Français essayaient de libérer Jeanne au moyen d'une rançon. C'est toujours on dit. Il n'existe nulle trace de cette surenchère pour l'enlever à l'Angleterre. L'Église demande le corps de la Pucelle et offre de l'or anglais. L'impudence avec laquelle Pierre Cauchon couvre du nom d'Église les prêtres de son parti, n'est pas la moindre de ses fautes. L'Église se réunissait pour le concile de Bâle ; le concile, avant toute autre assemblée, était désigné pour juger la Pucelle. A la fin, elle en appela au concile, mais les premiers mots de son appel sont seuls écrits dans le compte rendu en français de son procès ; dans le texte latin officiel, ils sont supprimés. Telle était la justice de l'Église de Cauchon : Ecclesia malignantium, l'assemblée des malveillants.

On raconte que les nobles anglais de Rouen voulaient coudre Jeanne dans un sac, et la nover sans façon dans la Seine. C'eût été un traitement de faveur. Mais le comte de Warwick démontra l'avantage moral qu'il y avait à la brûler comme hérétique. Cette anecdote est d'origine tardive, elle fit son apparition dans un poème latin sur la Pucelle, imprimé en 1516.

Il semble que Jeanne ne demeura pas plus d'une quinzaine à Beaulieu. La rumeur courut qu'elle s'était échappée, ce qui était fondé sans doute sur sa tentative d'évasion. De là on la conduisit au château de Beaurevoir, à treize lieues au nord de Beaulieu, où elle demeura du commencement de juin jusqu'à la fin de septembre. Là, elle se trouvait entre les mains amies de dames : Jeanne, la tante de Jean de Luxembourg, vieille et près de sa fin ; Jeanne de Béthune, vicomtesse de Meaux, sa femme ; et sa fille d'un premier mariage, Jeanne de Bar.

Ces dames désiraient qu'elle mit de côté les vêtements d'homme, et elles lui fournirent de l'étoffe pour des robes. Elle répondit qu'elle ne pouvait leur obéir sans avoir obtenu permission de Dieu, le moment n'étant pas encore venu. Son vêtement était le symbole de sa ferme adhésion à sa mission.

Dans une récapitulation des témoignages, qui ne se trouve pas dans le rapport même, on rappelle qu'elle dit : La demoiselle de Luxembourg — l'aînée des trois dames — demanda à Jean de Luxembourg de ne pas me livrer aux Anglais. C'est là un exemple des lacunes qui subsistent dans le rapport relatif à ses réponses ; cet incident, si honorable pour la demoiselle et pour la solidarité féminine, ne paraît pas dans la minute. Si j'eusse dû prendre habit de femme, je l'eusse fait plutôt à la requête de ces deux dames que d'aucune autre dame en France excepté la reine.

Un certain Haimond de Macy, un chevalier, vit la Pucelle à Beaurevoir, et avant tenté vis-à-vis d'elle quelques familiarités, fut éconduit de belle manière. Le témoignage de Macy se termine par cette déclaration : Je la crois en paradis.

L'esprit de la Pucelle était complètement absorbé par sa pitié pour les gens de Compiègne et par son inquiétude au sujet du siège, aussi important que celui d'Orléans. Elle avait entendu dire que si la ville était prise, tous les habitants au-dessus de sept ans seraient massacrés ; ses ennemis avaient attribué de semblables desseins aux Français s'ils s'étaient emparés de Paris. Après de longs débats avec ses Voix qui l'en dissuadaient, elle sauta du haut de la tour, et par miracle ne se brisa aucun os du corps. On la trouva sans connaissance.

J'aimais mieux mourir que de vivre après une telle destruction de bonnes gens, dit-elle à ses juges. Et ce fut l'une des causes de gnon saut de la tour de Beaurevoir ; l'autre fut que je me savais vendue aux Anglais, et je préférais mourir plutôt que d'être aux mains des Anglais, mes adversaires. Elle avait de bonnes raisons pour ce choix.

Vos Voix vous avaient-elles conseillé de sauter ?

Non, sainte Catherine me le défendait presque chaque jour, me disant que Dieu viendrait en aide à ceux de Compiègne. Je répondis que puisque Dieu voulait les aider, je désirais être avec eux. Sainte Catherine ajouta : Il faut prendre tout en gré et sans défaillir ; tu ne seras pas délivrée avant d'avoir vu le roi des Anglais. — En vérité, repris-je, je ne voudrais pas le voir. J'aimerais mieux mourir que d'être mise entre les mains des Anglais.

Quand vous avez fait ce saut, pensiez-vous vous tuer ?

Non, mais en sautant je me recommandais à Dieu. J'espérais par ce moyen m'échapper et éviter d'être livrée aux Anglais.

Quand la parole vous fut revenue, n'avez-vous point renié et maudit Dieu et ses saints, car cela est rapporté dans l'information ?

Je ne me souviens pas d'avoir jamais renié et maudit Dieu et ses saints ni en ce lieu ni ailleurs. Je ne m'en suis point confessée, car je n'ai point le souvenir de l'avoir dit ou fait.

Voulez-vous vous en rapporter à l'information ?

Je me rapporte à Dieu, non à d'autres, et à une bonne confession.

La hauteur de la tour de Beaurevoir devait être de soixante pieds. Il existe une autre version de l'incident d'après laquelle Jeanne essaya de se laisser choir d'en haut de façon différente, mais l'attache dont elle se servait cassa. Ce qui est certain, c'est qu'elle savait que son entreprise était presque désespérée, qu'elle désobéit à ses Voix ; elle se repentit, se confessa et eut son pardon.

Vers ce temps-là, deux femmes visionnaires qui avaient été dans la compagnie de la Pucelle en novembre et décembre 1430, tombèrent dans les mains des Anglais. L'une d'elles abjura, l'autre, La Pierronne, persista dans sa foi en la Pucelle et dans sa propre vision de Dieu, en costume du moyen âge, avec une longue robe blanche et une hucque vermeille. Elle fut brûlée vive le 3 septembre. C'était la politique de l'inquisiteur de classer ensemble Jeanne, Catherine de la Rochelle et les deux autres, comme quatre pauvres femmes toutes également gouvernées par le frère Richard. Beaumarchais partagea la même idée qu'adopta un récent historien, pour qui Jeanne et les autres sont les saintes du dauphin Charles, le béguinage royal. Il est vraiment édifiant de trouver un adepte de la science historique en plein accord avec l'Église... telle que la représentait le grand inquisiteur, l'instrument des ennemis et des oppresseurs de son pays.

C'est de Beaurevoir que Jeanne lança aux membres de son parti son unique appel. Deux bourgeois de la loyale ville de Tournai, qui avaient assisté au sacre du roi, visitèrent par hasard le château, et par eux, elle expédia une lettre à leur cité, la priant de lin donner vingt ou trente couronnes d'or pour ses besoins. Il paraît que les habitants les lui envoyèrent.

Nous pouvons être assurés que les bonnes dames chez Luxembourg ne laissèrent Jeanne manquer de rien pendant qu'elle était sous leur toit ; mais déjà elle savait qu'elle était vendue et qu'elle devait les quitter. L'évêque de Beauvais, Cauchon, avait été à Beaurevoir, à Compiègne, en Flandre chez le duc de Bourgogne, à la poursuite de la victime. Il toucha 765 livres tournois pour ces déplacements, qui se prolongèrent jusqu'à la fin de septembre 1430.

Le résultat de ces négociations fut le transfert de la Pucelle à Arras, en territoire bourguignon. Là, Jean de Pressy et d'autres essayèrent de l'amener à porter le costume féminin. C'est en cet endroit que dans les mains d'un archer écossais, elle aperçut un tableau la figurant revêtue de son armure, à genoux et présentant une lettre au roi. Elle ne vit jamais d'autre portrait d'elle-même et n'en fit jamais faire, ce qui n'empêcha pas le flot des images populaires dessinées de mémoire ou d'après l'imagination. Son accusateur dit que les gens la regardaient comme la plus grande des saintes après Notre-Dame, et plaçaient ses images et ses portraits dans les églises, ce dont elle n'était point responsable. On lui demanda si à Beaurevoir et à Arras elle avait eu des limes. Si on en a trouvé sur moi, il n'est pas nécessaire de répondre. Il est possible que l'archer écossais se soit arrangé pour lui passer un de ces instruments à la dérobée ; on se plaît à le croire.

Et maintenant l'Angleterre n'avait plus qu'à se procurer le prix du sang pour Jean de Luxembourg. Comme la contrée était excédée des impôts de guerre, Bedford obtint 120.000 livres des Etats de Normandie, dont 10.000 devaient être consacrées à l'achat de Jehanne la Pucelle que l'en dit estre sorcière, personne de guerre, conduisant les ostz du Daulphin. Anglais et Français la considéraient comme un chef ; il appartenait aux écrivains modernes de se mettre en contradiction avec eux.

Il fallait lever l'impôt, ce qui occasionna du retard, mais en novembre, Jean de Luxembourg, résistant aux prières de sa tante, avait vendu la jeune fille reconnue comme prisonnière de guerre à ceux qui, il le savait, avaient l'intention de la briller vive. Agir ainsi, suivant Cauchon, était le suprême devoir d'un chevalier. Elle passa une nuit au château de Drugy et de là fut amenée à celui du Crotoy auprès de la mer.

Nous avons déjà fait connaissance avec Raimond de Macy, qui persécuta Jeanne de ses assiduités à Beaurevoir. Il rapporte qu'au Crotoy, elle assista avec régularité aux messes dites par Nicolas de Queuville, chancelier de l'église d'Amiens, loyal Français et prisonnier, qui entendit les confessions de Jeanne et déclara qu'elle était une très dévote et excellente chrétienne ; ce qui montre combien peuvent différer les opinions des gens d'Église ! Cauchon, lui, ne voulait même pas l'autoriser à entendre la messe, et on peut douter qu'il lui permît de se confesser, sauf au dernier jour de sa vie.

Les docteurs français du parti anglais étaient exaspérés de ces temporisations. Le 21 novembre, l'Université de Paris accusait Cauchon de manquer de zèle pour la bonne cause ! Jeanne devait être jugée à Paris, disaient-ils, pour la gloire de Dieu. Le petit Henri VI, enfant un peu faible d'intelligence, était également invoqué par les docteurs de Paris. Cela nous montre combien ces faux Français étaient décidés à détruire la Pucelle ; ils poussaient les Anglais à aller de l'avant.

Naturellement ces derniers étaient heureux de leur rendre service. On amena Jeanne à Rouen en novembre, et on l'enferma dans une tour de l'ancien château de Philippe-Auguste. Prisonnière de l'Église, elle aurait dû être conduite dans une prison convenable avec un entourage de femmes. On la mit dans une cellule obscure, chargée de fers et enchaînée, dit un témoin oculaire. Dans sa cellule, se trouvait une lourde cage de fer ; un témoin la vit dans le cachot, enchaînée, mais non dans la cage ou huche. La courtoisie anglaise était telle qu'Édouard Ier fit renfermer la comtesse de Buchan dans une cage semblable, sans cependant, comme le rapporte la légende, l'avoir fait accrocher aux murs du château. Dans les Miracles de madame sainte Catherine de Fierbois, nous voyons souvent figurer ces huches qui servaient aux prisonniers. Jeanne était gardée par John Gray, William Talbot et leurs ribauds. Cette présence continuelle des archers anglais était ce qu'il y avait de plus infernal dans la cruauté de ses ennemis. Si au lieu de se trouver dans leurs mains, elle avait été dans celles du duc de Bourgogne, les prêtres français de son parti l'auraient sans doute brûlée, mais le souverain bourguignon ne serait pas descendu aussi bas dans l'infamie que le firent le duc de Bedford et le comte de Warwick.

La Pucelle se plaignit souvent d'être malmenée et maltraitée par ses compagnons, dit Colles, un notaire employé au procès. Haimond de Macy rapporte qu'il lui rendit visite en compagnie de Jean de Luxembourg, et que celui-ci lui offrit de la mettre à rançon si elle voulait jurer de ne plus prendre les armes. Au nom de Dieu ! repartit la Pucelle, vous vous moquez de moi ; je sais parfaitement que vous n'avez ni la volonté ni le pouvoir de faire ce que vous dites. Jean ayant insisté, elle répondit : Je sais bien que ces Anglais me feront mourir, croyant après ma mort gagner le royaume de France. Mais seraient-ils même cent mille Goddams de plus qu'ils ne sont maintenant, ils ne le conquerront point.

Stafford à ces mots saisit sa dague pour la frapper ; elle ne désirait rien de mieux, mais l'astucieux Warwick arrêta son bras. Quand un gentilhomme s'oublie ainsi, on peut s'imaginer ce qu'était la grossièreté de ses compagnons de jour et de nuit, des cinq houssepailliers de la plus basse catégorie. Des gens allaient la voir et la railler.

Le mieux est peut-être de ne point s'appesantir là-dessus, mais nous devons insister sur un point. Jeanne endura l'enchaînement, les fers et la hideuse compagnie des ribauds, à cause de son refus de donner sa parole de ne pas s'évader. C'est encore un exemple de son courage inouï et de son énergie. Pendant cinq mois elle supporta d'intolérables souffrances plutôt que d'engager sa foi à qui que ce soit, et d'abandonner une seule chance de reprendre sa tâche. Grande en tout, elle atteint ici le sublime de la grandeur.

C'est le 3 janvier 1431 qu'elle fut confiée à Cauchon comme juge de son cas. C'est notre intention de ravoir et de reprendre devers nous icelle Jehanne, si elle n'est pas convaincue de ses nombreux crimes de haute trahison contre Dieu, fait-on dire à Henri VI. Ainsi, si elle n'est pas condamnée, les Anglais pourront la noyer, et c'est sur ce sous-entendu que l'évêque de Beauvais conduit son procès ! Elle était dorénavant dans les mains de l'Église, mais maintenue dans la plus dure des prisons militaires.

Comme Richard Beauchamp, comte de Warwick, était le geôlier en chef de la Pucelle, il peut être utile de rappeler ses antécédents. Né en janvier 1381 ou 1382, il eut pour parrains Richard II et l'archevêque Scrope. Il combattit à Shrewsbury contre Douglas et les Percy, et reçut l'ordre de la Jarretière. Il fit un pèlerinage à Jérusalem et prit part à des tournois en Russie, en Lithuanie et en Pologne. Il avait été un des négociateurs du traité de Troyes ; plus tard il aida beaucoup à la soumission des Lollards et assista au concile de Constance. L'empereur Sigismond le nomma le père de la courtoisie. Il combattit au siège de Rouen quand la ville fut prise par les Anglais, et à la mort de Henri V, sur l'avis d'une visionnaire anglaise, dame Éléonore Raughton, d'All Hallows, North-street, York, il fut nommé tuteur de Henri VI. Sa carrière est rappelée dans cinquante-trois croquis au crayon, d'une époque postérieure, publiés par le comte de Carysfort sous le titre : les Fastes de Richard Beauchamp, comte de Warwick. L'artiste a omis de représenter les gestes glorieux de son héros dans le cas de Jeanne d'Arc. Le comte de Warwick le faiseur de rois était le gendre de cet Anglais célèbre.