ARRIVÉ sain et sauf à Gien, Charles congédia l'armée qu'il ne pouvait plus payer, à ce que l'on disait, bien qu'il ait eu de l'argent pour La Trémoïlle. D'Alençon partit rejoindre sa femme en son vicomté de Beaumont ; les capitaines s'en retournèrent à leurs divers commandements des places, et la Pucelle demoura devers le roy, moult ennuyée du département et par espécial du duc d'Alençon que elle amoit très fort, et faisoit pour lui ce que elle n'eust fait pour ung autre. lin écrivain de 1484 affirme que le roi désirait envoyer Jeanne guerroyer contre Rouen, mais cela ne fut pas l'avis de La Trémoïlle qui lui assigna, avec son demi- frère d'Albret, l'attaque de Saint - Pierrele-Moustier, sur le cours supérieur de la Loire. Cagnv rapporte que d'Alençon, remplacé par d'Albret comme lieutenant général, avait réuni une troupe pour envahir la Normandie, et qu'il avait demandé au roi de laisser la Pucelle l'accompagner. Par le moien d'elle plusieurs se metroient en sa compaignie qui ne se bougeroient se elle ne faisoit le chemin. Mais La Trémoïlle, Gaucourt et l'archevêque décidèrent le roi à refuser, et ne voulurent plus consentir à ce que la Pucelle et le duc d'Alençon fussent ensemble. Elle fist choses incréables à ceulx qui ne l'avoient veu ; et peult-on dire que encore eust fait, se le roy et son conseil se fussent bien conduiz et maintenuz vers elle. Les historiens s'imaginent volontiers que ces conseillers du roi n'avaient rien de plus à cœur que de provoquer la ruine de la Pucelle. Toutefois on ne voit pas aisément sur quel témoignage s'appuierait cette hypothèse de leur hostilité personnelle vis-à-vis de Jeanne d'Arc. Elle avait été très utile, elle pouvait l'être encore ; mais engagés dans les voies diplomatiques, les politiciens qui avaient l'espoir de détacher à prix d'or le duc de Bourgogne de l'alliance anglaise, se trouvaient embarrassés par cette opinion invariable de la Pucelle que la paix ne pouvait être obtenue qu'à la pointe de la lance. Néanmoins la théorie d'après laquelle le conseil l'aurait engagée dans des entreprises destinées à échouer est insoutenable. Cependant des historiens aussi savants et impartiaux que Quicherat et Vallet de Viriville écrivent qu'après l'échec de Paris, l'art de ses adversaires consista à l'empêcher de se relever de sa chute. D'un autre côté, s'il était manifestement de l'intérêt des conseillers du roi qu'elle fût victorieuse clans les combats, leurs projets égoïstes et leur jalousie dirigèrent le choix des endroits où l'on devait l'employer, leur diplomatie rendit impossible toute grosse entreprise, tandis que leur avarice ou leur pauvreté furent cause que les généraux n'eurent ni l'argent ni les munitions nécessaires. Par suite de leur manque de confiance, Jeanne ne put accomplir rien de grand. Qu'elle ait été trahie de propos délibéré, c'est là une des deux opinions erronées répandues sur cette partie de son existence. C'est un exemple de l'ancienne erreur qui consistait à dire : Nous sommes trahis ! La deuxième opinion fausse est cette idée que les Voix l'avaient abandonnée et qu'au fond du cœur elle sentait sa mission terminée. Cette théorie est basée en partie sur cette remarque de Dunois attestant qu'elle avait limité sa mission à la délivrance d'Orléans et au couronnement du roi. Sur ce point Dunois, comme le prouvent des témoignages évidents, faisait erreur. Jeanne avait annoncé que le roi entrerait dans Paris, que le duc d'Orléans serait relâché et que les Anglais seraient chassés de France. Mais bien que Jeanne ait pu attendre ces résultats du mouvement d'enthousiasme qu'elle avait provoqué, et que par la suite ils aient été obtenus, il serait téméraire d'affirmer qu'elle crut fermement voir s'accomplir sa mission pendant la durée de sa vie. Elle dit de façon explicite à Dunois et à l'archevêque de Reims, comme plus tard à la dame Marguerite La Touroulde, qu'elle ne savait pas plus que qui que ce fût, l'heure ni l'endroit de sa mort. Convaincue qu'elle pouvait tomber un jour ou l'autre dans une escarmouche, elle ne pouvait avoir la ferme conviction qu'elle assisterait au triomphe complet de sa cause. On ne la voit plus dès lors soutenir qu'elle doit accomplir, ou que ses Voix lui ordonnent d'accomplir quelque grande action. Elle ne combat plus que pour la cause, et va où les capitaines l'envoient. La raison en est évidente. Les trêves mirent obstacle pour elle et pour la France à tout but déterminé. On ne devait plus faire le siège de Paris. Méfiant à l'égard de d'Alençon, qui, de sang royal et d'un caractère aventureux, était regardé avec quelque jalousie par un roi fainéant et qui ne s'était pas signalé par le commandement des troupes, le conseil ne voulut pas autoriser la campagne de Jeanne en Normandie avec ce chef. Cependant la stratégie de la Pucelle, nous le verrons plus tard, était la meilleure, et elle reçut même l'approbation du duc de Bourgogne. Elle voulait, comme elle le dit à ses juges, s'en aller dans l'Ile-de-France en octobre et réduire Paris en coupant les vivres à la grande ville. On ne lui permit pas d'exécuter ce plan. Il lui fallut suivre les déplacements de la cour. La reine étant venue rejoindre le roi, Jeanne dut à leur suite se traîner à Selles-en-Berry et à Bourges, où la reine demeura. D'Albret la fit loger dans la maison de Marguerite La Touroulde qui déposa au procès de réhabilitation. Jeanne y demeura trois semaines, fréquentant les églises pour v faire de longues prières. Marguerite lui dit : Si vous ne craignez point d'aller aux assauts, c'est que vous savez bien que vous ne serez point tuée. La Pucelle répondit qu'elle n'était pas plus en sûreté que les autres combattants. Elle ne voulait pas toucher les chapelets des femmes qui sollicitaient cette faveur. Touchez-les vous-mêmes. Ils seront aussi bons par votre toucher que par le mien. Elle donnait volontiers aux pauvres, le cœur joyeux, en disant : J'ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des indigents. — Elle était très simple et innocente, ne sachant presque rien, sauf ce qui concerne la guerre. Marguerite et Jeanne partageaient le même lit, et elles allaient souvent ensemble aux bains — appelés les étuves. En attendant, le roi se promenait de ville en ville, à Montargis, à Loches, à Jargeau, à Issoudun. Il s'établissait pour deux mois à Mehun-sur-Yèvre, le 15 novembre. Il allait partout sauf aux avant-postes. Son conseil décida d'attaquer La Charité, ville forte sur un coude de la Loire dans sa partie haute, n'ayant à cette époque de la guerre aucune valeur stratégique apparente. Mais Charles et ses conseillers devaient savoir que l'arrivée de Henri VI avec une nouvelle armée anglaise, longtemps retardée et si souvent sollicitée par Bedford, allait avoir lieu au printemps de 1430. Comme nous allons le démontrer plus loin, il entrait dans le plan de campagne anglo - bourguignon pour avril de cette même année, d'envoyer une grande force composée de troupes légères aux villes et forts occupés pour la Bourgogne par Gressart qui commandait à La Charité. On se proposait ainsi de fatiguer l'arrière des troupes françaises et de secourir Paris en attaquant leurs avant-postes à Lagny, à Melun, à Sens et dans d'autres villes qui affaiblissaient et ruinaient la capitale en arrêtant les convois. Ainsi le plan stratégique que les conseillers de Charles adoptèrent le 15 novembre 1429, et qui consistait à entraver les projets bourguignons en s'emparant de La Charité, de Saint-Pierre-le-Moustier et d'autres places commandées par Gressart, n'était pas une simple fantaisie comme l'ont affirmé des historiens, mais plutôt une judicieuse prévision des intentions de l'ennemi. Par malheur, tout en donnant des ordres pour l'expédition de La Charité, le roi laissait son armée sans provisions ni munitions. Cette faute ne saurait être attribuée à ses généraux, d'Albret et la Pucelle. Cette dernière ne désirait rien tant que de voir l'armée opérer dans l'Ile-de-France, pour assurer la réduction de Paris. Le commandant de La Charité, Gressart ou Grasset, était un chef indépendant, jadis maçon de son état ; mais c'était là une vieille histoire. Depuis de longues années il avait assuré sa renommée de soldat. En 1423, à la tête d'une compagnie, il s'était emparé de La Charité. Autrefois il avait capturé La Trémoille et l'avait rançonné, ce qui lui valait la rancune du favori. Il guerroyait pour son compte, et sa nièce avait épousé un soldat de fortune, Espagnol de naissance et oncle d'Alexandre Borgia — le pape Alexandre VI. Cet Espagnol était bailli de Saint-Pierre-le-Moustier, à quelque dix lieues an sud de La Charité, et d'Albret avait décidé de s'en prendre au neveu d'abord avant de s'attaquer à l'oncle. A Bourges, d'Albret et la Pucelle rassemblèrent leurs troupes. Un document officiel du 24 novembre, enjoignant au peuple de cette ville de fournir r.3oo couronnes d'or pour l'armée assiégeant La Charité, fait mention de Jeanne comme partageant les fonctions du commandement avec d'Albret. En dépit de toutes les tentatives pour nier le fait, l'héroïne semble avoir occupé une position officielle, et ce n'est pas seulement le bruit public qui attribua le commandement à Jeanne. Le gouvernement anglais de son côté, ainsi que nous le verrons, représente Jeanne comme conduisant les armées du dauphin. Le siège de Saint-Pierre-le-Moustier parait avoir été commencé le 25 octobre ou peu après. Quand la ville eut été prise, Jeanne et d'Albret envoyèrent demander des munitions à la ville de Clermont pour le siège de La Charité, et les habitants ajoutèrent comme cadeau une épée, deux poignards et une petite hache d'armes, pour la Pucelle, l'envoyée de Dieu. Nous connaissons seulement par le témoignage de d'Aulon le brillant succès de Jeanne à Saint-Pierre-le-Moustier. Le feu de l'artillerie au bout de quelques jours fit une brèche dans les murailles et l'assaut eut lieu. La garnison était fort nombreuse et elle repoussa les corps d'attaque, qui durent battre en retraite. D'Aulon, qui avait été blessé et ne pouvait marcher sans béquilles, en fut le spectateur. Il vit la Pucelle abandonnée, seule au pied des murailles, dans l'unique compagnie de ses gens, deux ou trois lances, probablement ses frères, qui ne l'abandonnaient jamais, avec leurs hommes. D'Aulon avant fait effort pour monter en selle, chevaucha jusqu'auprès d'elle et lui demanda pourquoi elle ne se retirait pas et restait ainsi isolée. Elle souleva la salade de son casque et dit : Je ne suis pas seule ; j'ai encore en ma compagnie cinquante mille de mes gens, et je ne partirai point d'ici jusqu'à ce que j'aie pris la ville. Quelque chose qu'elle dit, elle n'avait pas avec elle plus de quatre ou cinq hommes, fait remarquer le scrupuleux d'Aulon ; et cela je le tiens pour certain, ainsi que plusieurs autres qui l'aperçurent comme moi ; aussi insistai-je derechef pour qu'elle se retirât avec les autres. Alors, elle m'enjoignit d'apporter des fagots et des claies pour faire un passage sur le fossé... et elle-même donna cet ordre à haute voix. En un moment la chose fut faite, ce dont d'Aulon fut tout étonné, et la ville fut prise d'assaut sans y trouver pour lors trop grande résistance. C'est là l'épreuve décisive de Jeanne, l'indomptable ténacité, le don d'encouragement. Que voulait-elle dire par cinquante mille de ses gens ? Probablement elle exprimait sous cette forme son sentiment de la protection du Ciel... en tout cas ce n'était pas aux invisibles qu'elle demandait de faire un passage dans le fossé. Si elle eut la vision de légions d'anges, elle était parfaitement en pleine possession d'elle-même en ce qui concerne tout ce qui l'entourait et l'exactitude de ce fait que les anges ne sont ni des sapeurs ni des mineurs. En 1450-1456, on ne questionna d'Aulon ni aucun de ses compagnons sur les derniers combats qui précédèrent la capture de la Pucelle. On a suggéré qu'an moment de ce procès, les juges désiraient ménager les sentiments de beaucoup de gens qui à cette époque étaient réconciliés avec le roi, après avoir été ses adversaires. La lacune dans les témoignages de cette période sur laquelle insistèrent les juges de Rouen est des plus regrettables. Le 9 novembre, Jeanne était dans le Bourbonnais, à Moulins où se trouvait sainte Colette. Un matin, cette dernière entendit les cloches de son couvent sonner matines en avance de trois heures, et craignant que les habitants ne prissent cela pour un signal donné par ses nonnes à l'ennemi, la sainte à qui rien n'était impossible mit en mouvement à l'instant toutes les horloges de la cité, qui se réglèrent à l'unisson, ce qui obligeait le soleil à se lever trois heures trop tôt ! Ce miracle montre ce que la légende pouvait faire pour sainte Colette ; or, cette même légende ne prit jamais de pareilles libertés avec la Pucelle, et l'on ignore si elle se rencontra jamais avec la célèbre sainte. Jeanne écrivit ensuite de Moulins au peuple de Riom, demandant des munitions pour l'attaque de La Charité ; elle en avait, ainsi que les gentilshommes qui l'accompagnaient, une bien maigre provision. La note brève n'est pas de son style et ne porte pas les mots : Jhesus Maria. Riom promit de l'argent, mais n'en donna point. D'autre part, les habitants d'Orléans se comportèrent avec leur générosité habituelle. Il est possible que La Charité ait été attaquée, parce que c'était un repaire de bandits cosmopolites qui n'étaient soumis à aucune suzeraineté stable, même vis-à-vis de la Bourgogne, et toutes les villes du voisinage avaient intérêt à ce qu'elle fût prise. Orléans ne cessa jamais de soutenir la cause de la France et de la Pucelle. On envoya des canonniers, de l'argent pour la solde des hommes, des vêtements pour lutter contre le froid rigoureux de l'hiver et une partie de l'artillerie de la ville. Néanmoins cela ne marcha pas à La Charité. A cette époque, on ne pouvait continuer un siège pendant la mauvaise saison. En novembre et décembre 1428, l'attaque anglaise contre Orléans avait été suspendue. Le 24 novembre, ainsi que nous l'avons vu, on demanda aux habitants de Bourges 1.300 couronnes d'or, faute de quoi le siège serait levé. A ce moment, le maréchal de Boussac avait rejoint les assiégeants qui n'étaient pas assez nombreux. Il fallut abandonner le siège et l'on perdit une partie de l'artillerie, car le roi n'envoya ni argent ni secours. La contribution de Bourges n'arriva pas. Villaret suggère que peut-être le roi et ses conseillers la gardèrent, tandis que de Beaucourt blâme la mauvaise volonté de La Trémoïlle. Mais les autorités qu'il invoque n'en font pas mention. Les chefs avaient ouvertement annoncé qu'ils lèveraient le siège s'ils n'étaient pas secourus, et ils ne le furent point. C'est par erreur que l'on a dit, et sans témoignage aucun, qu'en janvier 1430, Gressart rendit La Charité en échange de la contribution de Bourges. Comme en avril suivant, Gressart était aussi fort que jamais, cette histoire est manifestement une fable. A Rouen les juges attachèrent une grande importance à l'échec de La Charité : Que faisiez-vous dans les fossés
? — J'y faisais donner l'assaut. — Y fîtes-vous jeter de l'eau bénite ? — Je ne jetai ni fis jeter de l'eau bénite en aspersion. — Aviez-vous conseil de vos Voix ? — Je voulais venir en France, mais les gens d'armes me dirent que c'était mieux d'aller d'abord à La Charité. — Pourquoi n'y entrâtes vous point, puisque vous aviez commandement de Dieu ? — Qui vous a dit que j'avais commandement de Dieu ? Elle n'avait eu aucune révélation sur La Charité. Ses Voix ne lui avaient rien annoncé, suivant le témoignage unanime. Le long acte d'accusation ou réquisitoire l'accuse d'avoir fait à La Charité et à Compiègne beaucoup de prophéties soi-disant révélées, qui ne furent pas accomplies. On n'en fournit pas la preuve, on n'en a jamais fourni, aucun témoin n'a été cité. Probablement, comme beaucoup de chefs, elle encourageait ses troupes. Vous devez l'emporter, ils sont à vous. Comme dit Dunois, elle parlait parfois de façon plaisante sur les choses de la guerre pour encourager les hommes. Elle nia dans les cas qui lui furent reprochés, avoir parlé par révélation, et nous ne sommes pas en mesure de réfuter les affirmations contraires. Par exception, les juges nommèrent un témoin visionnaire ou imposteur, une femme Catherine de la Rochelle, une des pucelles de Vallet de Viriville, mariée et ayant une famille. Examinée par l'official de Paris, elle accusa Jeanne d'être sous la protection du Diable, et cela nous donne la mesure de cette créature. Ce que nous savons d'elle par Jeanne, c'est qu'elle la rencontra à Jargeau et à Mont faucon en Berry. Catherine affirma qu'une dame en blanc et or lui apparaissait en lui ordonnant de demander au roi des hérauts et des trompettes pour aller solliciter les bonnes villes de lui donner de l'or ; ce qui n'était pas une mauvaise idée, puisque la guerre languissait faute d'argent, et que ce projet investissait Catherine d'une tâche agréable. Elle possédait en plus, disait-elle, le don secret de trouver des trésors cachés. Jeanne lui ordonna de s'en retourner chez elle, de s'occuper de tenir sa maison et de prendre soin de ses enfants. De plus, elle consulta sainte Catherine qui lui dit que l'histoire de son homonyme était folie, et Jeanne en informa le roi, au grand mécontentement de la devineresse et de ce charlatan de frère Richard qui la patronnait. Catherine avait recommandé à Jeanne de ne pas aller à La Charité, parce qu'il faisait beaucoup trop froid. C'était une dame qui aimait son confort. Elle aurait voulu être ambassadrice de paix auprès du duc de Bourgogne, et Jeanne avait dit que la paix ne pouvait être obtenue qu'à la pointe de la lance. En fait, le but de Catherine était d'être prophétesse du conseil du roi et des politiciens. Jeanne veilla toute une nuit auprès d'elle pour voir la dame en blanc, sans résultat ; mais Catherine de son côté ne vit pas les saints de Jeanne ! Le soi-disant Bourgeois de Paris, en violent Bourguignon qu'il était, fait dire dans un sermon au grand inquisiteur, que le frère Richard était un père pour Jeanne, Catherine et deux autres femmes. Au dire de M. Anatole France, il conduisait à sa volonté la petite troupe des inspirées... il les endoctrinait. Nous ne connaissons pas une seule circonstance où Jeanne ait agi sur les instructions du frère Richard. Leur connaissance date du moment où de Bourguignon elle le convertit en adhérent du parti français ; il retourna son habit dès qu'il l'eut rencontrée. Ce n'est pas prouver qu'il l'ait endoctrinée que de citer seulement un témoin disant qu'elle se confessa à lui à Senlis. Il n'y a pas non plus de preuve qu'elle flairait une rivale en Catherine de la Rochelle : elle découvrit simplement une duperie. Il est certain que le frère Richard ne conduisit pas Jeanne à son gré et qu'il ne la conduisit d'aucune façon, — c'est l'opinion déjà ancienne de Beaumarchais en 1730. Jeanne devina le ridicule prédicateur et son élève qui avait le génie de la réclame. Suivant le Bourgeois, citant le sermon du grand inquisiteur, le frère Richard, à Jargeau, le jour de Noël, administra trois fois la sainte communion à Jeanne et deux fois à la visionnaire bretonne qui phis tard fut brûlée. Les accusateurs de Rouen n'insistèrent pas sur cette accusation portée contre la Pucelle. En vérité, il est déplorable que le frère Richard ait pu être toléré à la cour, mais aucun document ne nous apprend que Jeanne, en une occasion quelconque, ait agi d'après son avis. Elle ne fut jamais conduite par les prêtres. Nous ne devons nous lasser de répéter qu'elle ne confia jamais à un prêtre les avertissements des Voix qui la dirigeaient. Il était clone impossible aux prêtres de l'endoctriner ou de la mener en ce qui concernait sa mission, bien qu'ils aient pu exciter son indignation contre les hérétiques bohémiens. En résumé, dans la campagne d'automne, il ne semble pas qu'il y ait lieu de blâmer en quoi que ce soit la Pucelle pour son échec. Le roi leva une armée qu'il ne voulut ni payer ni nourrir. Jeanne désirait employer cette force pour frapper un coup décisif en un point vital de France. Les capitaines la conduisirent à Saint-Pierre-le-Moustier où les provisions de toutes sortes manquaient, et où, seule, la ténacité de cette jeune fille poussa les hommes à un heureux effort. On marcha alors sans ressources suffisantes vers La Charité dont on leva le siège, faute de l'argent que l'on avait réclamé de façon urgente. La politique des conseillers du roi n'en avait pas moins fini par amoindrir le prestige de la Pucelle considérée comme invincible. L'enthousiasme dans les provinces fidèles avait été refroidi par les temporisations des diplomates français, dupes de Bourgogne. Toutefois on ne doit pas supposer que de parti pris les politiciens aient voulu rabaisser la Pucelle. Ils tentèrent seulement de ne pas avancer par la grande route ; le roi, comme toujours, commit la faute de ne point se montrer à cheval à la tête de ses troupes. Les trêves continuèrent ; il n'y eut pas de politique civile ou militaire ; on comptait sur l'imprévu. En décembre, en présence de La Trémoille et de Le Maçon — de Trèves — accusés de compter parmi les ennemis de la Pucelle, le roi lui donna à elle et à sa famille des lettres de noblesse. Le nom de notre chère et aimée Jehanne est orthographié d'Ay. Toute sa famille et sa parenté sont anoblies pour perpétuer dans tous les temps le souvenir de si grandes grâces et de la gloire de Dieu. Le père et la mère de Jeanne, ses trois frères et toutes leurs alliances et lignées sont comprises, et la noblesse sera accordée du côté masculin et féminin, bien que peut-être il y en ait qui ne soient pas de condition libre. L'acte ne mentionne pas d'armoiries, mais la Pucelle dit à un peintre de Rouen et à ses juges que ses frères portaient deux lys de France or sur écusson d'azur, avec au milieu une épée supportant une couronne ; le nouveau nom de la famille était du Lys. Elle-même n'eut jamais d'écusson ni d'armoiries ; le roi les avait donnés à ses frères. La gratitude royale n'accorda ni terres ni ustensiles. Par la suite Jean du Lys obtint le poste de Baudricourt comme capitaine de Vaucouleurs ; Pierre fut à la charge de la ville et du duc d'Orléans, et la bonne cité, qui possédait une vertu que l'on trouve rarement chez les princes, fit encore une pension, dont elle fut longtemps bénéficiaire, à la mère de Jeanne. Le roi avait sans doute de bonnes intentions, mais son argent était absorbé par le corpulent La Trémoïlle, ainsi que l'eau par le sable. Les comptes établissent la suite des cadeaux que recevait ce dernier, en chevaux — il était tombé du sien à Montépilloy — et en argent. Au moment du plus fort de la détresse d'Orléans (février 1429), il obtint dix mille couronnes d'or. Le 22 septembre 1429, on lui octroyait 6.594 couronnes d'or et 5.890 livres tournois pour payer 2.000 hommes d'armes et archers dont les exploits sont demeurés inconnus et qui peut-être étaient sur le papier seulement. Pendant ce temps Charles n'avait pas une couronne pour Guy de Laval, qui se trouvait en conséquence obligé de donner l'ordre de vendre ses terres. Quand Château-Thierry se rendit, La Trémoïlle obtint les revenus et biens en déshérence de la ville. Il eut le gouvernement de Compiègne et une pension monstrueuse. Ce Falstaff était absolu avec son roi dont il reçut beaucoup et auquel il prêta un peu, et quand la Pucelle fut prise, mais non encore vendue à l'Angleterre, Charles n'était pas en demeure de payer sa rançon. Il fallait de l'argent pour La Trémoïlle dont le connétable de Richemont n'avait pu ni se saisir ni se débarrasser. Ce dernier fit d'ailleurs du mieux qu'il put, et à une date inconnue, d'après l'aveu d'un de ses agents, il tâcha même de s'emparer de la Pucelle prisonnière. En décembre 1429, en outre de l'activité des capitaines autour de Paris, la guerre apparaissait sous un jour favorable. La Hire, en dépit de ses fautes, était un soldat. Il avait pris la ville de Louviers et s'y maintenait à sept lieues de Rouen, et l'opinion française était que les Anglais n'oseraient essayer de la reprendre tant que Jeanne serait vivante. Si Jeanne avait pu se décourager, comme elle aurait abandonné à ce moment tout espoir et aussi la vie militaire, en voyant gaspiller de la sorte l'année qui lui avait été accordée ! |