C'EST le jour même du couronnement (17 juillet) que l'ombre commença à s'étendre sur le chemin de la Pucelle, de Laval, de d'Alençon et de leurs amis. Il était convenu que la marche sur Paris aurait lieu le 18 juillet. Bedford savait tout cela et il l'annonça au conseil anglais de Londres. Pierre de Beauvais à Reims, à la date du 17, avait fait part des mêmes nouvelles à la reine de France et à sa mère. Mais en ce même jour il était venu une ambassade du duc de Bourgogne pour négocier officiellement la paix. Beauvais annonça l'arrivée de cette ambassade ; le pape Pie II en parle dans ses mémoires. La Pucelle elle-même désirait la paix avec la Bourgogne ; avec les Anglais, disait-elle, cette paix ne pourrait être signée que lorsqu'ils seraient retournés dans leur pays. Sur ce point ses idées étaient très nettes, contrairement à celles du roi et de ses sots conseillers. Ils étaient dupes d'un rêve de paix avec l'Angleterre. Jeanne avait écrit au duc le 27 juin, et sa lettre avait
été traitée avec mépris ; elle en dicta une autre de Reims le jour du
couronnement. Hault et redoubté prince, duc de
Bourgoingne, Jehanne la Pucelle vous requiert de par le Roy du ciel, mon
droicturier et souverain seigneur, que le roy de France et vous, faciez bonne
paix ferme, qui dure longuement... Prince de
Bourgoingne, je vous prie, supplie et requiers tant humblement que requerir
vous puis, que ne guerroiez plus ou saint royaume de France... Tous ceulx qui guerroient oudit saint royaume de France,
guerroient contre le roy Jhesus, roy du ciel et de tout le monde. La
Jeanne d'Arc de Shakespeare peut être plus éloquente mais pas plus
enthousiaste : See, see the pining malady of France ; Behold the wounds, the most unnatural wounds, Which thou thyself hast given her woful
breast! Oh, turn thy edgèd sword another way ; Strike those that hurt, and bort not those
that help ! Voyez, voyez la maladie de langueur de la France ; Contemplez ces blessures, les plus épouvantables, Que vous-même avez faites à sa pauvre poitrine ! Oh ! tournez ailleurs votre glaive aiguisé, Frappez ceux qui blessent, épargnez ceux qui aident ! Le duc n'était pas homme à tenir compte de la Pucelle, et la paix qu'elle désirait ne fut qu'une fatale erreur diplomatique. Charles perdit quatre jours avec les envoyés bourguignons (jusqu'au 21 juillet), tandis que le cardinal Beaufort dès le 15 du même mois marchait avec 3.500 Anglais de Calais sur Paris. Bedford s'était empressé d'aller à leur rencontre. Déjà le duc de Bourgogne était en train de concentrer et d'équiper des troupes pour soutenir Paris contre le roi ; le 8 juillet, il reconnaissait avoir reçu 20.000 livres tournois du conseil anglais. Le 14 juillet, il fit rappeler à Paris dans une grande réunion la vieille histoire du meurtre de Jean sans Peur ; la populace fut excitée à la haine contre Charles VII ; le duc se plaignit de cette perte cruelle et tout le monde prêta serment de fidélité à Bedford. Trois jours après les envoyés du duc faisaient semblant de conclure la paix avec Charles Vil à Reims ! Il semble incroyable que le roi et le conseil aient pu titre trompés par une dissimulation aussi apparente. Bourgogne concentrait son armée près d'Amiens, et, tandis qu'il feignait de faire la paix, il envoyait des recrues picardes à Bedford. Ce dernier entrait dans Paris le 25 juillet avec les troupes anglaises. Le duc avait ainsi volé trois jours précieux, et on avait probablement agité la question de la réunion d'une conférence à Arras en août, pour des négociations franco-bourguignonnes. A cette conférence ou plus tard, des propos en l'air avaient été tenus à Charles. L'Angleterre pourrait s'associer à cette paix et rendre à la France le duc d'Orléans captif !... Des forces françaises avaient, paraît-il, arraché à la ville d'Évreux, clef de la Normandie, en juin-juillet, une capitulation à terme ; mais les atermoiements du roi et l'habile tactique de Bedford détruisirent l'effet de ce succès du sans doute à l'énergie du connétable et de La Hire. Quittant alors Reims le 21 juillet, le roi et la Pucelle, après le voyage traditionnel à Saint-Marcoul où Charles toucha les écrouelles, entrèrent à Soissons le 23 juillet. La Pucelle, dit Cagny, faisait marcher le roi sur Paris. Entre temps l'importante ville de Compiègne, au nord-est de Paris, place aussi forte qu'Orléans, avait été sommée de se rendre (22-25 juillet), et négociait sa reddition, de même que Château-Thierry, à dix lieues au sud de Paris, et important à cause de son pont fortifié sur la Marne. Un réseau de rivières entourait l'armée et il était d'une urgence capitale de s'assurer des ponts. Cependant, de Soissons, l'armée, sous l'influence déplorable des favoris du roi, devait battre en retraite vers son séjour de prédilection sur les bords de la Loire. Tous avaient le désir d'abandonner la grande entreprise, rendue déjà plus ardue par les renforts anglais parvenus à Paris. Le 1er août, Charles traversa la Marne à Château-Thierry. Il ne marcha ni sur Compiègne qui s'apprêtait cependant à le recevoir, ni à travers les plateaux du Valois par Crépy et Senlis ; il tourna court en plein midi vers sa chère Loire, tout comme il l'aurait fait à Troyes si la Pucelle n'avait par la terreur provoqué la capitulation de cette ville. Il séjourna à Château-Thierry du 29 juillet au 1er août. Le dernier jour de juillet, en faveur et à la requête de notre bien-aimée Jeanne la Pucelle, il accorda la remise des taxes aux villages de Greux et de Domrémy. Cette faveur dura jusqu'au règne de Louis XV. Faisant faire demi-tour d'abord au flanc, puis ensuite à l'arrière de l'année qui marchait sur Paris, le roi se dirigea vers la Loire, entraînant Jeanne au désespoir. Le 2 août, il était à Provins et pouvait espérer que le pont de Bray, au-dessus de Montereau, assurerait sa retraite vers le sud. ll flâna aux environs jusqu'au 5 ou 6 août. La Pucelle, dans une lettre à Reims datée du 5 août, sur la route de Paris, traduit ses émotions. Elle essaye de calmer les légitimes appréhensions causées aux habitants de cette ville par cette retraite du roi, qui, désertant sa cause, l'abandonnait de la sorte, ainsi que Soissons et d'autres cités, à la merci du duc de Bourgogne. Chers et bons amis, bons et fidèles Français, la Pucelle vous envoie de ses nouvelles... Je ne vous abandonnerai pas tant que je vivrai. Il est vrai que le roi a fait une trêve de quinze jours avec le duc de Bourgogne, qui doit à l'expiration de celle-ci lui remettre pacifiquement la ville de Paris. La date de cet armistice et de la promesse est inconnue. Charles et ses conseillers, dupes comme ils l'étaient, pouvaient-ils aussi facilement accepter d'être déçus par le duc de Bourgogne, et s'ils comptaient sur la reddition de Paris dans quelques jours, pourquoi s'en allaient- ils vers la Loire ? Ou bien racontaient-ils une fausse histoire à la Pucelle dans le but de la calmer ? Elle n'était pas toujours facile à tromper, ainsi qu'elle le fit bien voir au moment des manœuvres secrètes pour la feinte sur Saint-Laurent, à Orléans ; d'ailleurs, était-elle trompée ? Bien que la trêve soit conclue, je ne suis point contente, écrit-elle, et il n'est pas certain que je la tiendrai. Si je la tiens, ce sera seulement pour garder l'honneur du roi, et dans le cas où ils n'abuseront pas le sang royal, car je maintiendrai en bon ordre l'armée du roi pour qu'elle soit toute prête à l'expiration des quinze jours, s'ils ne font pas la paix. Elle tint sa parole. Elle recommande aux gens de Reims d'avoir confiance en elle, et bon courage, et aussi de lui faire savoir s'il y a des traîtres parmi eux. Comme envoyée du Ciel, elle parle haut et ferme. Tout le monde lui répète que c'est elle qui a réuni les troupes — c'est bien elle en effet —, et bien qu'il s'agisse de l'armée du roi, ses paroles semblent traduire une autorité supérieure. En fait, son intervention et celle des jeunes chevaliers qui lui étaient dévoués et la soutenaient, furent la cause de la cohésion de cette armée. Si l'on trouve son ton un peu haut, il faut se rappeler aussi qu'elle avait seulement dix-sept ans, et qu'en mettant à part ses entretiens avec les Êtres célestes, ses succès furent sans précédents et ses idées celles du gros bon sens. Les tactiques militaire et politique dictaient à la fois une marche sur Paris, mais les premiers principes de la guerre ne trouvaient aucune créance auprès d'un roi trompé. On a avancé que l'armée avait grand'faim et ne trouvait rien à manger dans ces campagnes ravagées, dans ces villes pillées. On s'apprêtait, faute de vivres, à faire retraite et à regagner le Poitou. Mais jamais la nourriture ne manqua pendant la campagne de la Pucelle, écrit un contemporain. Cette explication de la retraite n'en est pas une, et rien dans le caractère de La Trémoïlle, ce maître du roi, ne contredit l'opinion d'après laquelle ce favori aurait été acheté par le duc de Bourgogne avec lequel sa famille était en relations étroites. Quant au duc, loin d'avoir l'intention de rendre Paris au roi, il aidait Bedford, ainsi que nous l'avons vu, en hommes et en argent, et levait des troupes sur ses sujets et ses alliés. La tactique de la Pucelle était la vraie, sans qu'il fût besoin d'inspiration. Mais elle ne pouvait sauver le roi ni lever son étendard contre sa volonté. Le 3 août, on s'était alarmé à Reims à la nouvelle que Charles s'apprêtait à abandonner la route de Paris, et le 4 août, on en envoyait la nouvelle à Châlons et à Laon. Une preuve extraordinaire du laisser aller à la guerre au quinzième siècle, est le peu d'attention ou même l'indifférence complète apportée aux fortifications de Paris. Depuis Patay, le 18 juin, la ville restait ouverte à un coup de main. Bedford avait montré une inquiétude fébrile, et ses lettres au conseil privé d'Angleterre l'indiquent bien, particulièrement celle du 16 juillet. Cependant ce n'est qu'à la première semaine de septembre que le journal d'un savant Bourguignon de Paris — appelé d'habitude le Bourgeois de Paris — contient la mention d'un sérieux commencement de fortification des portes et des ouvrages avancés extérieurs ou boulevards. De Paris, le cardinal Beaufort se mettait en route le 3 août avec sa suite pour Rouen. Ce voyage, si les chefs français avaient montré la moindre énergie en envoyant quelques éclaireurs à cheval, aurait dû se terminer par la capture de ce haut prélat. Au contraire, le 4 août, Bedford pour se défendre, prend l'offensive et conduit les croisés du cardinal contre l'armée française en Brie. Au matin du 6 août, Charles, qui n'était point disposé à se mesurer avec Bedford, se trouvait dans le voisinage de Provins, dans l'intention de passer la Seine au pont de Bray. Mais pendant la nuit un fort détachement anglo-bourguignon avait occupé la tête du pont. Le parti de Jeanne, comprenant René, duc de Bar, qui s'était joint au roi, le comte de Vendôme et Guy de Laval, se réjouissait de voir coupée la retraite sur la Loire, car la décision de battre en retraite était contraire à leur volonté et à leurs désirs et aussi à la tactique des autres chefs et capitaines. Les favoris du roi marchaient désormais sur Paris contre leur gré, en s'en retournant par La Ferté, Château-Thierry, Crépy-en-Valois. La foule, dit Dunois, accourait pour accueillir le roi avec de joyeux cris de Noël ! (10-11 août). Le peuple du Valois pouvait bien croire que le roi et la Pucelle étaient venus comme par miracle mettre fin à leurs souffrances, qui devaient durer pour eux et leurs descendants autant que la lutte entre le pouvoir royal et la puissance féodale. Quoi qu'il en soit, entre Crépy et La Ferté, la Pucelle chevauchant avec Dunois et l'archevêque de Reims, aussi pleine d'espoir qu'eux-mêmes, dit : Voici un bon peuple, je n'en ai jamais vu qui se réjouît si fort de l'arrivée du noble roi. Ah ! puissé-je être assez heureuse, quand mon dernier jour sera venu, pour être ensevelie dans cette contrée ! Elle ne devait jamais recevoir les chers et désirés embrassements de notre mère la Terre ! Jeanne, en quel lieu croyez-vous mourir ? demanda le chancelier qui pouvait penser qu'elle s'imaginait en avoir reçu communication de son conseil. On faisait courir sur elle la légende d'une de ses prophéties, d'après laquelle elle mourrait dans une bataille en Terre sainte. La seule chose qu'elle eût prédit sur elle-même, c'est qu'elle ne durerait qu'une année ou un peu plus ; elle n'avait point dit qu'elle mourrait. Où il plaira à Dieu, répondit l'héroïne, qui lors même qu'elle l'aurait su, n'aurait rien fait pour empêcher le cours de sa destinée. Je ne suis assurée ni du temps ni du lieu, pas plus que vous ne l'êtes vous-même. Ah ! plût à Dieu mon Créateur que je puisse maintenant déposer mes armes, m'en aller servir mon père et ma mère, et garder leur troupeau avec ma sœur et mes frères qui seraient si heureux de me revoir ! Deux des frères de la Pucelle l'avaient accompagnée depuis le commencement de sa campagne militaire, et nous ne savons pas si elle avait une sœur vivante, bien qu'elle ait eu à Ceffonds un frère et une belle-sœur, souvent appelée sœur à cette époque. La mémoire de Dunois doit l'avoir trompé. Elle ne dit pas — et d'ailleurs Dunois ne le lui fait pas dire — qu'elle croyait sa mission terminée. Elle ne la considéra jamais comme telle, et si à aucun moment en 1431 elle avait pu s'échapper de prison, elle aurait repris les armes. Ce jour-là néanmoins elle eût désiré que la volonté de Dieu lui permît de retourner vers son père et sa mère. C'était là un sentiment bien naturel et touchant qui, parmi les pénibles atermoiements des hommes politiques, devait avoir souvent rempli son cœur. Pendant plus d'une année certes, sans cesser, elle lutta contre le scepticisme et la lenteur humaines, fréquemment exténuée et dans les larmes. Mais sa ténacité était indomptable. Par la simple force de sa volonté, elle avait traîné le roi à la victoire ; peut-être même ce fut là le plus grand prodige parmi les nombreux actes merveilleux de cette jeune fille de dix-sept ans. Le caractère de lâche indolence du roi se trouvait proportionnellement autant au-dessous du niveau commun, que l'énergie de la Pucelle se trouvait au-dessus. Il reçut de Bedford une lettre d'une brutalité calculée avec des insultes susceptibles d'enflammer le cœur d'un poltron. Le régent avait l'insolence d'accuser Charles d'être l'auteur de toute la misère de la France, de tous les malheurs produits par les réclamations injustifiées de l'Angleterre. Il le défiait en le priant de fixer un endroit pour une rencontre dans la Brie où se trouvaient alors les deux armées, ou bien dans l'Ile-de-France. Il s'adresse ainsi à son ennemi : Vous qui d'habitude vous appeliez dauphin et qui maintenant prenez le titre de roi. Il lui reproche le crime de Montereau et ce fait de traîner avec lui des gens sans aveu et superstitieux, une femme déréglée et dissolue dans ses mœurs, vêtue en homme, avec un frère mendiant apostat — le frère Richard —. Tous deux, selon la sainte Écriture, sont abominables à Dieu. Les hommes de la maison de Lancastre qui s'élevèrent au trône par le vol et l'assassinat, espéraient le conserver par la persécution religieuse. Peut-être aucun hypocrite ne l'est-il consciemment et les voleurs de deux couronnes étaient vaillants et foncièrement pieux. Dans cette lettre visiblement écrite pour amener Charles à combattre en rase campagne, ou peut-être plutôt dans le dessein de le pousser à recommencer la charge furieuse de Rouvray contre un camp fortifié, Bedford ne faisait rien pour augmenter la terreur de ses propres soldats comme on le lui a étrangement reproché. On a dit qu'il avait transformé la Pucelle en une créature surhumaine, terrible, épouvantable, en une larve sortie de l'enfer et devant qui les plus braves pâlissaient. Bedford n'était pas si simple. Il parla de la Pucelle non pas comme d'un fantôme infernal, mais comme d'une virago superstitieuse, dissolue, portant des habits d'homme. Dans une lettre privée que plus tard (en 1433) il adressait au gouvernement anglais, il attribue les désastres éprouvés par ses armées à l'incertitude de ses soldats au sujet d'un disciple et suppôt du Diable appelé la Pucelle, qui employait de faux enchantements et la sorcellerie. Cette impression qui les déconcerta, non seulement diminua de beaucoup le nombre de nos hommes là-bas (à Orléans), mais encore enleva d'extraordinaire façon le courage à ceux qui restaient, et poussa le parti adverse et les ennemis à s'assembler tout de suite et en grand nombre. Depuis le commencement de mai les Anglais avaient continuellement annoncé à la Pucelle qu'ils la brûleraient s'ils pouvaient la prendre. Cette menace eut pour effet d'accroître son ardeur à se mesurer de plus près avec ces pieux et aimables gens. Je crie : Sus aux Anglais ! et j'y vais moi-même. Mais son roi n'était pas piqué par les insultes au point de montrer un tel courage. Bedford écrivit à Charles, de Montereau, ville qu'il quitta le 7 août en s'en retournant à Paris. Le 13 août, l'armée française était entre Crépy et Paris, l'armée anglaise entre Paris et Dammartin. Du 14 au 16, elles se firent face, les Anglais demeurant sur Senlis qu'ils occupaient, les Français sur la hauteur de Montépilloy, sur la route de Crépy à Senlis. Le soir du 14, d'Alençon, Vendôme, la Pucelle et d'autres capitaines avec 6.000 hommes passèrent la nuit à Montépilloy. On compte qu'il y avait de 8.000 à 9.000 Anglais. De légères escarmouches se produisirent dans la soirée. Le jour suivant les Français entendirent la messe en plein champ — c'était le jour de l'Assomption —, et à l'issue de l'office ils s'attendaient au combat. La Hire s'avança avec un parti de cavalerie, mais il trouva les Anglais dans un camp retranché et fortifié de palissades avec une rivière en guise de fossé pour garder leur arrière. Bedford, après tout, ne se souciait pas d'un combat chevaleresque en rase campagne. Il avait l'avantage du nombre et d'une position retranchée, et sans doute il espérait amener les Français à renouveler la folle équipée de Rouvray. Mais ceux-ci n'étaient plus assez insensés pour attaquer une force supérieure établie derrière des terrassements et des palissades, et ils ne pouvaient décider les Anglais à abandonner leur position sauf pour des escarmouches. Quand la Pucelle vit que les Anglais ne voulaient pas sortir, elle s'en alla en avant, sa bannière en main et frappa leur palissade. Les provocations n'étaient point susceptibles d'amener la bataille, et elle fit replier l'avant-garde sur le corps principal de l'année française. Avec d'Alençon, elle envoya aux Anglais un message pour annoncer que les Français se retireraient, afin de leur permettre de se déployer et de prendre du champ ; mais l'ennemi n'accepta pas, et c'est probablement à cause de cela que Monstrelet dit qu'elle était à l'occasion incertaine, soit de se battre, soit de n'en rien faire. Comment Monstrelet savait-il ce qui se passait dans l'esprit de la Pucelle ? il ne nous en informe pas. En fait, Jeanne voulait combattre en rase campagne, tout comme Talbot, à la veille de Patay, l'avait proposé aux Français, s'ils avaient consenti à quitter leur colline. Elle n'avait point l'intention de demander à une troupe plus faible d'en charger une plus forte et à l'abri de retranchements. Cagny, qui décrit ces événements, donne d'habitude à d'Alençon et à la Pucelle la principale place. Chartier, le chroniqueur officiel, assigne le commandement du corps le plus important à d'Alençon et à Vendôme. René, duc de Bar, les maréchaux de Rais et de Boussac, avaient aussi des commandements. L'avant-garde, seule active, était conduite par la Pucelle, d'Albret, Dunois, La Hire et d'autres capitaines. Le roi — visible à quelque distance — était convenablement protégé par l'héroïque Charles de Bourbon et le gros La Trémoïlle. Un nuage épais de fumée cachait les escarmouches, qui prenaient fui à la tombée de la nuit. Le jour suivant, Bedford conduisit son armée à Paris, et de là il se dirigea vers le nord pour s'assurer d'Évreux, clef de la Normandie, où le parti français conduit par le connétable devenait actif et dangereux (27 août). Le roi et la Pucelle, entre le i8 et le 22 août, reçurent la soumission de Compiègne, de Senlis et de Beauvais, chassant de cette dernière ville l'évêque, Pierre Cauchon, qui bientôt prit une revanche efficace. Monstrelet fixe à cette date la mission pacifique de l'archevêque de Reims auprès du duc de Bourgogne à Arras. L'archevêque fut leurré comme d'ordinaire et l'on perdit du temps, mais les cités gagnées par la Pucelle ne furent plus perdues par la suite, et elles mirent Paris en grand danger. A Compiègne, Charles flâna, et (le 28 août) il s'empêtra dans un réseau de trêves avec le duc de Bourgogne. Tout en consolidant son pouvoir en Normandie, Bedford laissa 2.000 Anglais pour tenir Paris sous le commandement de son chancelier de France, Louis de Luxembourg. Le principal gain du roi fut Compiègne, qui se montra comme Orléans d'une fidélité aussi tenace et fut une épine aiguë au pied des Anglais. Le peuple choisit comme commandant Guillaume de Flavy, qui remplit bien son devoir envers eux, mais Charles préféra La Trémoille, qui, d'après certain récit, ayant été démonté à Montépilloy dans une escarmouche, ne fut malheureusement pas pris. Flavy eut l'active besogne du commandement, mais quant à la paye, La Trémoïlle garda probablement la part du lion. Tandis que le roi et son entourage étaient en train de négocier avec Bourgogne les étranges trêves dont nous nous occuperons, tandis que Vendôme prenait la cité de Senlis que Bedford n'essaya pas de défendre, La Pucelle éprouvait un grand chagrin au sujet de la longue attente du roi à Compiègne ; et il sembloit à sa manière que il fust content à icelle heure de la grâce que Dieu lui avoit faicte, sans autre chose entreprendre, dit le chroniqueur du duc d'Alençon. Nous pouvons pénétrer les conseils du roi, toujours effrayé à l'idée d'une bataille, espérant acheter le duc de Bourgogne. C'était la politique de l'archevêque de Reims et, sur ce point, de la Pucelle, de détacher du parti anglais ce grand feudataire de la France, pour faire la paix entre tous les sujets de la même patrie. La politique de Bourgogne consistait à contrebalancer les pouvoirs de l'Angleterre et de la France, et à augmenter son territoire aux dépens de cette dernière. Enfin, le but de la politique de La Trémoïlle était de tenir Charles dans sa main ; là résidait sa sécurité à l'égard de ses nombreux ennemis. Mais comme Bourgogne aidait toujours l'Angleterre, on ne pouvait obtenir de paix sûre avec lui qu'à la pointe de la lance. La veille de départ de Jeanne de Compiègne pour l'attaque de Paris, survint un malheureux incident. Elle reçut une lettre du comte d'Armagnac lui demandant qui était, de son avis, le vrai pape. Elle aurait dû répondre à cette question comme elle l'avait fait pour les demandes du duc de Lorraine ayant le caractère médical : Ce n'est point là mon affaire. Martin V était pape, mais d'Armagnac avait le dessein particulier de soutenir les prétentions du successeur de l'antipape Benoît XIII, et il avait été récemment excommunié par Martin. Il se peut que d'Armagnac ait pensé couvrir ainsi son retour à Martin de l'approbation de la Pucelle, qui n'ayant pas le temps de s'occuper de sa lettre d'explication, dicta une réponse le pied dans l'étrier. Le comte avait fait mention de trois papes possibles ; si Jeanne avait eu un clerc comme secrétaire — elle en avait bien un, Mathelin Raoul, mais c'était un soldat portant l'armure —, il lui aurait appris que Martin était le vrai. Mais elle répondit qu'elle ne pouvait trancher la question en ce moment ni jusqu'à ce qu'elle eût eu quelque repos à Paris ou ailleurs. Il lui faudrait alors envoyer quelqu'un. Et je vous feray savoir tout au vray auquel vous devrez croire, et que en aray sceu par le conseil de mon droiturier et souverain Seigneur, le Roy de tout le monde. Jeanne dicta sa réponse à la hâte et sans y réfléchir. Ses juges pouvaient la trouver et ils la trouvèrent en effet coupable d'une extrême présomption. Les clercs étaient d'avis que l'Église savait quel était le vrai pape et que Jeanne n'avait pas le droit de prétendre à une information particulière du Ciel. Son intention était sans doute de donner une réponse polie à un grand prince, mais le sens apparent de ses paroles pouvait être utilisé par ses ennemis. A son procès, quand on lui demanda qui elle croyait être le vrai pape, elle demanda : Est-ce qu'il y a deux papes ? Elle se souvenait peu de sa lettre et de ce qu'elle avait dit à l'envoyé de d'Armagnac que les soldats voulaient jeter à l'eau, probablement parce qu'il leur faisait perdre leur temps. Son esprit était tout à ses projets militaires. Elle dit donc au duc d'Alençon en la même façon qu'à Orléans avant l'attaque de Meung : Mon beau duc, faites appareiller vos gens et ceux des autres capitaines, car par mon martin, je veux aller voir Paris de plus près que je ne l'ai vu. Ce juron de dame, par mon martin, est souvent mis sur les lèvres de la Pucelle par Cagny, le chroniqueur de d'Alençon, qui dictant son récit sept ans après les événements, dut faire appel à des souvenirs relativement récents, les siens, ceux de son chef et de leurs amis ; il est également probable que d'Aulon lui fournit quelques renseignements. Le 23 août, d'Alençon et la Pucelle, avec une belle compagnie d'hommes d'armes, laissèrent le roi à Compiègne et allèrent rejoindre les troupes de Vendôme qui s'étaient assurées de Senlis. Le 26 août, ils arrivèrent à Saint-Denys, la ville du saint patron de la France dont le nom servait de cri de guerre à ses soldats et dont la cathédrale, tombeau de ses rois, contenait la tête du martyr. Il y avait dans l'abbaye de Saint-Denys, à moins que Bedford ne l'eût mise en lieu sûr, la couronne de Charlemagne, et Jeanne, dans cette cité désertée par les Anglo-Bourguignons, y fut marraine et tint sur les fonts baptismaux deux petits Armagnacs. Quand la Pucelle eut fixé son état-major à Saint-Denys, le roi quitta tristement Compiègne pour Senlis ; il semblait qu'il fut conseillé au contraire du vouloir de la Pucelle, du duc d'Alençon et de ceux de leur compagnie. Il semble qu'alors Bedford retira la garnison anglaise de Paris, laissant la ville aux mains des Bourguignons. Il y avait constamment des escarmouches avec la garnison de la ville, en maints endroits. Tous les jours la Pucelle faisait des reconnaissances, cherchant un point d'assaut avec d'Alençon, tandis que ce dernier allait rendre visite sur visite au roi, le suppliant de venir à Saint-Denys. Il fallait de toute nécessité qu'il se montrât devant sa capitale, mais il éluda ce devoir. En attendant, le 28 août à Compiègne, un armistice avait été conclu entre Charles et le duc de Bourgogne : les Anglais avaient le droit d'y adhérer si cela leur plaisait. On permettait au duc de prendre sous sa sauvegarde toute la Picardie avoisinant ses marches du nord depuis l'Oise jusqu'à la mer. Charles pouvait attaquer Paris, mais le duc se réservait le droit d'aider les Anglais avec les forces bourguignonnes de la ville. C'est là un arrangement inexplicable, le roi de France accordant au duc, au bénéfice de l'Angleterre, le droit de l'empêcher d'entrer dans sa propre capitale. Mais Charles s'était flatté d'avoir gagné Bourgogne, en lui rétrocédant la ville de Compiègne qui n'accepta point l'arrangement. Cette armistice de Compiègne (28 août) devait durer jusqu'à la Noël, et fut prolongé par la suite jusqu'à la mi-mars ou la mi-avril 1430. Charles, nous le répétons, essaya alors de remettre Compiègne aux mains des Bourguignons pendant la trêve, car il désirait gratifier le duc de Bourgogne pour le retirer et faire départir de l'alliance de l'Anglais. L'archevêque de Reims et les autres conseillers du roi ne purent amener le peuple à se soumettre à cette proposition. Nous voyons combien facilement le roi et ses conseillers s'apprêtaient à acheter à tout prix la bonne volonté de Bourgogne et la sécurité de ses alliés anglais, même en lui permettant de garder et de défendre Paris. Dans ce traité Bourgogne représentait le fourbe adroit et la France, la dupe. Le chroniqueur bourguignon Monstrelet affirme que Charles n'aurait eu qu'à se présenter à Saint-Quentin, à Corbie, à Amiens, à Abbeville et devant beaucoup d'autres cités et châteaux pour être acclamé par la majorité des habitants. Dorénavant ces villes se trouvaient comprises dans l'armistice de Compiègne. Jamais personne ne fut aussi facilement leurré que le roi et ses favoris. Ils se flattaient peut-être que la possession de Compiègne par le duc de Bourgogne lui aliénerait Bedford, comme l'avait fait l'offre d'Orléans en mars-avril. Mais Compiègne ne voulut pas leur servir d'enjeu. Pour expliquer les motifs des agissements des Bourguignons, on a établi que si Bedford était resté à Paris avec la garnison anglaise, le peuple haïssait tellement les Anglais qu'il se serait rendu à Charles. Cela n'eût point été aussi facile qu'on le pense ; Paris étant aux mains des Bourguignons, le plus fort parti de la ville, ceux-ci auraient résisté à leurs ennemis les Armagnacs. On peut faire remarquer que ces abandons continuels de Charles, ce système délibéré d'éteindre l'enthousiasme que les événements accomplis depuis le mois de mai, avaient provoqué chez les loyalistes français, avait pour but d'amener la réunion d'un congrès pour la paix universelle, congrès où l'Angleterre aurait été représentée, avec une Bourgogne favorable à la France. Mais une si heureuse pacification constituait un rêve beaucoup plus fantastique que tous ceux de la Pucelle à Domrémy. La véritable inspiration ne pouvait se servir de paroles plus vraies que celles qu'elle employa devant ses juges : Quant à la paix avec les Anglais, la seule possible c'est qu'ils retournent dans leur contrée en Angleterre, ad patriam suam in Anglia... Il y a plus dans le livre de mon Seigneur que dans ceux des clercs, et ceux qui ne savaient ni A ni B pouvaient lire cela dans le livre du Seigneur tandis que les conseillers du roi Charles en étaient incapables. Quel avantage le roi Charles trouvait-il à reconnaître les droits de son cousin de Bourgogne sur Paris ? Nous ne le voyons pas bien clairement, dit un historien qui n'est point prédisposé en faveur de la sagesse de la Pucelle. Les savants furent aisément dupes : par la suite, comme nous le verrons, Charles dit aux habitants de Reims — où Jeanne avait eu la raison pour elle en juillet 1429 — qu'on l'avait leurré jusqu'en mai 1430. On croyait à Paris, qu'au 13 août, Bedford avait renoncé en faveur de la Bourgogne à la régence de France tout en conservant le titre de gouverneur de Normandie. En fait, le 13 octobre 1426, le duc de Bourgogne avait été investi au nom de Henri VI de la lieutenance de Paris et de beaucoup d'autres villes. Après le 28 août, le roi de France, pour se concilier le duc de Bourgogne, l'avait reconnu comme tenant Paris contre la Pucelle, tandis que la Pucelle était autorisée à attaquer Paris. Sa victoire dans ces conditions eût été un miracle, et un événement des plus fâcheux pour le roi dont le seul but était de se concilier le duc de Bourgogne. Charles en conséquence empêcha le miracle de s'accomplir. Parmi les nombreuses merveilles de l'année 1429 la diplomatie de Charles VII fut peut-être la plus singulière. En somme, dans ces étranges traités, c'était à qui des deux partis tâcherait de tromper l'autre. Les membres les plus belliqueux du conseil de Charles peuvent bien avoir eu foi dans un miracle militaire ; Paris était susceptible de tomber en une journée comme les Tourelles à Orléans : car un jour seulement fut accordé pour l'assaut de Paris ! En somme, le petit cercle fermé du conseil pensa, de façon évidente, qu'aucun sacrifice n'était trop grand pour enrichir l'écrin du duc de Bourgogne, et l'on offrit la Pucelle et son prestige. L'évidence de tous ces faits est indéniable. De plus, pendant ces semaines qui se passèrent à être trompés et bafoués, l'argent pour l'entretien de l'armée était gaspillé. |