LA PUCELLE DE FRANCE

HISTOIRE DE LA VIE ET DE LA MORT DE JEANNE D'ARC

 

CHAPITRE XV. — LA CHEVAUCHÉE SUR REIMS.

 

 

APRÈS Patay la Pucelle s'en vint à cheval en triomphe à Orléans. Les habitants s'attendaient à ce que le dauphin prît leur ville comme base de l'expédition sur Reims, ils pavoisèrent les rues ; mais lui, toujours hésitant à se montrer, resta l'hôte de La Trémoïlle au château de Sully. Le 22 juin, la Pucelle le rencontra à Saint-Benoît-sur-Loire. Un témoin oculaire dit que le prince lui prodigua des louanges, qu'il daigna lui exprimer sa peine de tout le mal qu'elle se donnait, et qu'il l'invita à prendre un peu de repos.

Elle qui savait ne pas avoir devant elle plus d'une année d'action, se mit à pleurer — la chose n'est point surprenante — et elle le supplia de ne plus douter qu'il conquerrait son royaume et serait couronné. Elle avait une faveur à lui demander. Dans l'intérêt de la France, elle le pria de pardonner au connétable et d'accepter son aide et celui de ses hommes. Le connétable envoya des gentilshommes auprès de La Trémoïlle, et même il l'implora de le laisser servir le roi, disant qu'il embrasserait les genoux à La Trémoïlle pour cette faveur... Peine perdue ! le dauphin ordonna au connétable de s'en aller, au désespoir de la Pucelle et des capitaines. L'hiver suivant La Trémoïlle envoya un émissaire pour assassiner le connétable, qui en fut informé et pardonna au malfaiteur.

Le chroniqueur officiel du roi dit que le favori fit écarter d'autres nobles de bonne volonté venus de tous côtés à cause de la Micelle, et dès lors il vécut dans la terreur d'être assassiné. Et n'esoit-on parler pour celle heure contre ledit sire de la Trimolle, combien que chascun véoit clerement que la faune venoit de lui.

Le duc de Bretagne envoya alors en mission auprès de Jeanne un héraut et son confesseur. Elle dit au confesseur que le duc ne devrait pas attendre si longtemps pour aider son supérieur féodal.

Le dauphin s'en vint ensuite à Gien-sur-Loire et y tint de longs et fatigants conseils. On dit que quelques chefs voulaient attaquer Cosne et La Charité, à trente lieues d'Orléans, sur le cours supérieur du fleuve, tandis que la Pucelle tenait délibérément pour Reims.

C'est peut-être à ce moment que, comme le rapporte Dunois, on proposa une campagne en Normandie. Il est difficile de s'expliquer comment le succès aurait suivi une telle entreprise dans une région dévastée et dépeuplée, avec de nombreuses places fortes, et Rouen dont on ne pouvait tenter l'assaut avec chances de succès, tant que l'Angleterre était maîtresse sur mer. D'autre part, la marche sur Reims s'effectuait à travers une contrée riche et pacifique où se trouvaient de bonnes villes anglo-bourguignonnes, susceptibles d'être revendiquées par le dauphin.

La meilleure tactique aurait paru plutôt l'attaque de Paris au lendemain de Patay, niais nous ne savons si cela fut jamais proposé par personne. Le biographe moderne de Richemont dit qu'à cette époque ce capitaine était actif et avait des succès en Normandie ; ce qui est certain, c'est que Bedford quitta Paris pour cette province, comme si elle avait été menacée.

Le chroniqueur d'Alençon affirme que Jeanne fut profondément peinée par les retards de Gien — pas plus de dix jours —, et fâchée par les conseils de ceux qui s'opposaient à la marche sur Reims, en alléguant qu'il v avait beaucoup de cités et de places fortes anglo-bourguignonnes, bien fortifiées et abondamment approvisionnées, entre Gien et la ville de saint Rémy. La Pucelle disoit le sçavoit bien et que de tout ce ne tenoit compte ; et par despit se deslogea et ala logier aux champs deux jours avant le parlement du roy.

La Pucelle connaissait aussi bien que personne la puissance des villes hostiles qui se trouvaient sur la route. Elle avait passé par Auxerre en venant de Domrémy, et la réputation de Troyes et de Reims lui était familière. Sa renommée attirait des bandes qui sans elle n'auraient point bougé. L'armée du dauphin réunie près de Gien comprenait de pauvres gentilshommes, montés comme des archers sur des poneys, tel le jaune destrier de d'Artagnan, et chichement payés à deux ou trois francs par jour. Avec eux étaient Dunois, Guy de Laval, La Trémoïlle, de Rais, d'Albret et d'Alençon. Jeanne paraît être partie de Gien en avant, le 27 juin, et le dauphin la suivit le 29.

L'Sme de Jeanne, au moment de se mettre en route pour Reims pour l'accomplissement de sa mission, était certainement pénétrée plus qu'a l'ordinaire de la certitude d'un succès divinement assuré. La Pucelle, écrivit-elle au peuple de Tournai, vous fait savoir qu'en huit jours elle a chassé les Anglais de toutes leurs places fortes sur la Loire. Elle s'accrédite en quelque sorte comme l'ange guerrier du Seigneur, cet ange dont parlait le traité de l'archevêque d'Embrun. Comme ceux de son parti elle croyait, par suite peut-être d'une erreur d'identité, que Fastolf avait été pris à Patay.

La ville de Tournai se soumit au dauphin, bien qu'elle fût en terre bourguignonne, et acceptant l'invitation de la Pucelle, le peuple envoya des représentants au couronnement. Le dauphin lui-même avant quitté Gien le 29, l'armée se trouvait à passer le 4 juillet auprès de la cité bourguignonne d'Auxerre. C'est là, qu'arrivant de Domrémy dans son costume gris et noir de page, la Pucelle avait entendu la messe avec Jean de Novelonpont et Bertrand de Poulengy. Quatre mois après elle revenait associée aux princes et leur conseillère, à la tête d'une armée qui en sa présence n'avait jamais éprouvé un seul échec. Jamais coup de fortune ne fut plus merveilleux.

A Auxerre il se produisit un arrêt. La ville relevait de la Bourgogne, et si elle accueillait le dauphin elle avait de bonnes raisons pour redouter la revanche du duc. Si le dauphin pouvait prendre les villes, c'était une autre affaire pour lui de les garder et de les maintenir dans le cas où le flot de la victoire viendrait à reculer. Son historien officiel écrit et d'autres chroniqueurs l'ont reproduit, qu'Auxerre ne consentit pas à une entière obéissance. Quelques-uns des bourgeois s'en vinrent corrompre La Trémoïlle pour leur permettre de rester dans un état de trêve ou de neutralité. Les capitaines murmuraient contre La Trémoïlle Jeanne menaça de donner l'assaut ; mais par une convention, la ville vendit des provisions à l'armée qui en avait grand besoin et l'on partit après trois jours. La. Trémoïlle, disait-on, avait reçu en secret un présent de deux mille couronnes pour cet arrangement. D'après le chroniqueur bourguignon Monstrelet, nous savons qu'Auxerre avait promis de se rendre à merci dans le cas où Troyes, Châlons et Reims feraient de même, mais cette promesse ne fut pas tenue. Les capitaines et la Pucelle devaient se rendre compte de la futilité qu'il y aurait à accepter des autres villes, Troyes, Châlons et Reims, les conditions d'Auxerre. Agir de la sorte c'était en effet laisser des forteresses hostiles derrière soi. Une simple démonstration militaire aurait d'ailleurs fait ouvrir les portes d'Auxerre, comme cela eut lieu par la suite pour celles de Troyes, mais La Trémoïlle avait reçu ses deux mille couronnes !

Le 4 juillet, l'armée — invraisemblablement estimée à 50.000 hommes par un nouvelliste contemporain —, atteignit Saint-Phal où l'on négocia avec la ville de Troyes, qui était forte, bien approvisionnée, populeuse et occupée par une garnison bourguignonne.

— Ici nous avons le témoignage d'un écrivain favorable aux Bourguignons, Jean Rogier, qui, vers 1620, utilisa et copia des documents dont les originaux n'existent plus. De façon adroite et partiale il supprima les faits capitaux. —

Le dauphin avait déjà reçu des bourgeois de Reims l'assurance que la cité ouvrirait ses portes, et le duc de Bourgogne fit savoir aux habitants qu'il n'ignorait point cette démarche. Ceux-ci n'en avaient pas besoin pour être informés, car ils avaient accueilli un cordelier, un frère mendiant qui le leur avait dit. Cet homme, frère Richard, était un prêcheur populaire, un enthousiaste intrigant de la pire espèce. Il avait été On prétendait avoir été en Terre sainte, où il trouva les Juifs dans l'attente de la venue de l'Antéchrist, quoiqu'il soit difficile d'expliquer comment ils avaient fui en cet événement. Frère Richard appelait l'Antéchrist celui que les Juifs nommaient le Messie, et c'est là une explication. A Paris an printemps, ce moine avait fait des sermons sensationnels. Comme Savonarole, il avait engagé le peuple à brûler les vanités : cartes à jouer, dés, jeux de boules, hautes coiffes à cornes des femmes, et ainsi de suite. En mai, il était chassé de Paris où il avait réuni des foules enthousiastes. On affirme qu'il avait peut-être prêché le patriotisme, mais toujours est-il que le peuple de Troyes le tenait pour un bon Anglo-Bourguignon. Il proclama l'aube du jour du Jugement et distribua des médailles de plomb marquées du nom de Jésus. Au commencement de décembre 1428, il avait recommandé au peuple de Troyes et des environs de semer des fèves. Semez, bonnes gens, semez foison de febves ; car celluy qui doibt venir viendra bien brief. Qui venait ? l'Antéchrist ou le dauphin ? Depuis l'époque de Pythagore les fèves étaient des végétaux mystiques. Mais le peuple s'en tenant à la lettre et prenant au mot le frère Richard, la contrée tout autour de Troyes fut embaumée par les fleurs des fèves. A cette époque le frère, comme Bedford, tenait Jeanne pour un suppôt du Diable, peut-être l'Antéchrist femme. Entre temps, les gens de Reims et de Troyes s'assuraient mutuellement avec le courage des lions qu'ils n'accepteraient jamais le dauphin, qu'ils demeureraient adhérents au roi — Henri VI — et au duc de Bourgogne, jusqu'à la mort inclusive.

Ces fidèles résolutions étaient un mauvais présage pour le dauphin ; il ne pouvait s'approvisionner à Troyes, il ne pouvait tourner la ville, et d'autre part, étant à quelque trente-trois lieues de sa base d'opérations, il lui était impossible de laisser Troyes derrière lui. Il fit ses sommations le 5 juillet ; Jeanne dicta une lettre aux habitants : ils devaient reconnaître leur droicturier seigneur qui s'avançait sur Paris, en passant par Reims, avec l'aide du roi Jésus. S'ils ne se soumettaient pas, le dauphin n'en entrerait pas moins dans leur cité.

La Pucelle, πτολίπορθος comme Ulysse, avait le moyen d'accomplir ses prophéties. Le même jour les gens de Troyes expédiaient ces lettres à ceux de Reims. Pour eux, ilz avoient tous juré sur le précieux corps de Jésus-Christ de résister jusqu'à la mort. Braves bourgeois ! Dans l'après-midi ils écrivirent à nouveau. L'armée du dauphin était maintenant autour de leurs murailles, des hérauts leur avaient apporté ses lettres, niais tout le monde à Troyes — seigneurs, hommes d'armes, bourgeois — s'en tenait à son serinent de ne pas recevoir l'ennemi, sauf sur l'ordre exprès du duc de Bourgogne, auquel les dites lettres devaient être expédiées. Puis ils s'armèrent et vinrent se poster sur la muraille, résolus à garder en mépris de la mort la promesse jurée. On parla de la Pucelle avec un suprême dédain, l'appelant une coquarde, ce qui ne peut certainement être interprété comme un compliment... une folle, une possédée du démon, dont on avait brûlé la lettre qui n'avoit ne ryme ny raison. On a pris un cordelier — le frère Richard — qui raconte avoir vii des bourgeois de Reims intriguer avec le dauphin.

Sur ces entrefaites, les gens de Châlons écrivirent à ceux de Reims, en disant qu'ils avaient entendu dire que le frère Richard, reconnu auparavant comme un très bon prud'homme, avait changé d'opinion et porté des lettres de Jeanne. Malgré tout, les braves habitants de Troyes combattaient furieusement le dauphin. Celui-ci dans une lettre du 4 juillet, datée de Brinon-l'Archevêque, leur avait promis de se montrer bon maître, s'ils se soumettaient ; il leur manderait un héraut et recevrait la délégation s'ils lui en envoyaient une. Le 8 juillet, les gens de Reims adressèrent une lettre au capitaine commandant de leur ville, alors à Château-Thierry. Ils étaient d'avis de combattre, à moins que lui ou son lieutenant ne leur ordonnât de se rendre. Le capitaine répondit qu'il irait se mettre à leur tête pourvu qu'il fût assuré d'une force suffisante. Il s'en vint donc à Reims, mais comme il n'était pas en mesure d'annoncer une arrivée de secours bourguignon avant six semaines, on ne lui permit pas d'entrer en ville avec ses hommes d'armes. On accueillit à Reims avec incrédulité la nouvelle du débarquement de 8.000 Anglais, qui devaient couper les lignes de communication du dauphin.

Il était évident cependant que si Troyes tenait bon, ce dernier ne pouvait pas avancer, et si au contraire cette ville cédait, il était sûr d'entrer sans résistance à Reims. Tout dépendait des Troyens aux cœurs de lions. Mais à en croire l'auteur ami des Bourguignons, le dauphin avait sur ces entrefaites reçu l'évêque de Troyes (le 8 juin) et promis une amnistie générale ainsi qu'un bon gouvernement comme celui du roi saint Louis, si la cité se soumettait. Là-dessus, entendant parler de saint Louis, de l'amnistie, de l'exemption d'une garnison et de tous les impôts sauf la gabelle, les vaillants bourgeois jetèrent par-dessus bord leurs serments sacrés sur le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; ils se soumirent et conseillèrent aux habitants de Reims d'en faire autant. Toutefois le frère du capitaine de Reims écrivait que les nobles et la garnison de Troyes étaient restés résolus jusqu'au moment où le frère Richard, après sa rencontre avec Jeanne, avait débauché les bourgeois. Ils ne voulaient plus entendre parler de résistance, et la garnison, comme pour la capitulation de Beaugency, se retira avec ses chevaux et ses armes et un marc d'argent comme rançon pour chacun de ses prisonniers. L'écuyer qui porta cette lettre de Troyes à Châtillon dit qu'il avait vu la Pucelle... non plus qu'en le plus sot qu'il vit oncques ; et ne la comparoit pas à sy vaillante femme comme madame d'Or, une athlétique fille de joie de la cour de Bourgogne. Les opinions diffèrent sur Madame d'Or ; un historien écrit que c'était une femme faisant office de fou de cour, pleine d'esprit, une naine pas plus haute qu'une botte. Siméon Luce, d'autre part, représente Madame d'Or comme une gymnaste d'une beauté incomparable, d'une agilité et d'une vigueur de lutteur, et il suppose que sa chevelure blonde exubérante fut l'origine de la fondation de l'ordre bourguignon de la Toison d'or. Une description contemporaine en fait une moult gracieuse folle. Toutefois Vallet de Viriville la représente comme une visionnaire de même catégorie que Jeanne d'Arc !

En 1620, ou à peu près à cette époque, le patriotisme local poussa Rogier, le gardien des manuscrits de la ville de Reims, à raconter ainsi la reddition de Troyes. Suivant lui, la Pucelle ne joua aucune rôle dans l'affaire : les habitants si résolus...

Vowing they would ne'er consent, consented[1].

Mais pourquoi cédèrent-ils ? Selon d'autres témoignages, nous pouvons retracer le cours des événements de la façon suivante. Pour La Trémoïlle et les méfiants ou poltrons favoris du roi, l'armée semblait destinée à faire une rapide et ridicule retraite ; elle n'atteindrait jamais Reims, et même ne devrait pas se risquer au delà de Troyes. Ses célèbres fortifications et le manque de matériel de siège de l'armée du roi, la protégeaient contre une menace sérieuse. Auxerre pris, on n'aurait fait qu'irriter le Duc de Bourgogne, avec qui les conseillers de Charles persistaient à poursuivre les négociations. Jeanne, au contraire, avec la sûreté de l'instinct, avait réclamé l'assaut que La Trémoïlle — qui s'était laissé acheter, ainsi que nous l'avons vu — réussit à prévenir.

Auxerre fut donc laissé en arrière, et quant à Troyes, Jeanne se présenta devant la ville avec son avant-garde le 5 juillet, quelques coups inutiles furent tirés de la muraille, quelques centaines d'hommes de la garnison firent une sortie, et l'escarmouche habituelle eut lieu. Puis l'année campa auprès de la cité, vivant uniquement des fèves semées pour faire plaisir au frère Richard, et presque sans pain. Tous ces retards paraissaient vraisemblablement devoir se terminer par une retraite, et il n'est pas certain que le dauphin arriva aux premières lignes avant le 8 juillet. Mais on n'avait ni argent ni provisions, et on se trouvait à trente-trois lieues du point de départ, Gien, base des opérations. Enfin, il y avait ce serment terrible des habitants... Plutôt la mort que la capitulation !

Probablement le 8 juillet l'archevêque de Reims dans le conseil du dauphin fit valoir toutes ces raisons et d'autres encore pour la retraite. Elles ne semblent d'ailleurs pas mauvaises au point de vue stratégique, et le dauphin ayant ordonné à l'archevêque de recueillir les voix, presque tous décidèrent que, comme on avait manqué l'entrée d'Auxerre, place beaucoup moins forte que Troyes, il n'y avait plus d'autre ressource que la retraite. En prenant les votes de chacun des conseillers, l'archevêque arriva à de Trèves, c'est-à-dire à Robert le Maçon, un vétéran de la politique, qui autrefois avait été chancelier. Il fut d'avis que l'on consultât la Pucelle, surtout parce que le dauphin sans argent avait sur son avis entrepris une aventure qui ne semblait point possible. Le Maçon désirait peut-être voir comment la Pucelle sortirait de cette situation incertaine, peut-être même s'attendait-il à mettre les rieurs de son côté. Jeanne introduite fit le salut habituel à son prince. L'archevêque s'adressant à elle, lui signala les nombreuses difficultés de l'heure présente et les nécessités d'une retraite.

Croyez-vous à tout cela, gentil dauphin ? dit-elle en se tournant vers Charles.

Si vous avez, répliqua-t-il, quelque chose de raisonnable et de profitable à nous proposer, on vous croira volontiers.

Gentil roi de France, si vous voulez demeurer près de Troyes, en deux jours la ville sera remise sous votre obéissance.

Jeanne, objecta le chancelier, si l'on était certain d'y être dans six jours, on attendrait bien, mais est-ce sûr ?

N'en doutez pas, dit la Pucelle.

Elle monta à cheval, parcourut les rangs de l'armée, fit apporter quantité de fagots, portes, tables et autres objets, comme l'avaient fait les Anglais à Meung pour servir d'abri en cas d'attaque et masquer les canons qu'ils avaient : car sans doute les grosses pièces de siège leur faisaient défaut.

Dunois qui était présent dit : Elle fit preuve d'une admirable énergie, agissant plus que deux ou trois des capitaines les plus fameux et les plus expérimentés, et elle besogna si bien toute la nuit que le jour suivant, l'évêque et les bourgeois pris de crainte et tremblants, firent leur soumission. Les Troyens avaient perdu l'espoir, ils cherchèrent en s'enfuyant un refuge dans les églises. Que pouvaient faire les bourgeois ? De bon matin ils avaient vu les préparatifs de l'assaut, la svelte figure en armure blanche avec une pièce sur l'épaulière à l'endroit où la flèche avait pénétré à Orléans. À l'assaut ! cria une voix de jeune fille, et elle donna le signal de jeter les fagots dans le fossé. Ce fut assez. Les citoyens envoyèrent l'évêque pour assurer le dauphin de leur obéissance et obtenir les meilleures conditions possibles. L'évêque appartenait au parti loyaliste, et avait beaucoup d'influence.

Ces incidents où Jeanne prit sa bonne part sont de ceux qu'omet l'archiviste patriote de Reims, dans son récit de la reddition des citoyens qui s'étaient engagés par serment à mourir plutôt qu'à capituler. Jeanne aurait pu agir à Auxerre comme elle le fit à Troyes. Il n'était pas malaisé de terrifier les vaillants bourgeois, mais ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'on laissa à une jeune fille le soin de suggérer cette entreprise. Selon Dunois, le conseil hésitait entre la tentative d'un siège ou simplement la marche en avant sur Reims, décision qui eût été une faute militaire capitale. La Pucelle connaissait mieux la nature humaine et les règles de la guerre que tous ces fameux capitaines. Elle avait confiance et elle remporta la victoire. Sans son intervention, le dauphin s'en serait retourné piteusement à Gien et eût manqué l'occasion de gagner toutes ces villes et châteaux forts dont Bedford déplorait tant la perte. C'est la Pucelle qui avait sauvé la situation.

Jeanne eut un allié dans le prédicateur populaire le frère Richard. Elle - même dit que le peuple de Troyes — qui la considérait comme une idiote, ainsi qu'on l'écrivait à ceux de Reims —, la tenait pour un vrai démon. On lui avait envoyé le frère Richard, qu'elle n'avait jamais vu auparavant, avec de l'eau bénite pour l'exorciser. Quand il vint à la distance voulue pour utiliser ce projectile ecclésiastique, il lui jeta de l'eau et fit le signe de la croix. Elle répondit en éclatant de rire : Approchez hardiment ; je ne vais point m'envoler. Déjà à Vaucouleurs elle avait subi l'épreuve de l'eau bénite. D'après un rapport parvenu à La Rochelle, le frère s'agenouilla alors devant elle comme si elle était sainte. Elle en fit autant pour lui indiquer qu'elle ne se croyait pas plus de sainteté que lui. Puis le frère s'en retourna dans la ville et se mit à prêcher de fantastiques exagérations. Il dit que la Pucelle pouvait enlever son armée par-dessus les murailles de la même façon que le père d'Alexandre Dumas faisait passer une troupe d'assiégeants par-dessus une palissade. Si cela est exact et si les gens de Troyes furent assez crédules pour accepter les propos du frère Richard, le rôle de ce dernier ne fut pas sans utilité. Plus tard il devint importun dans ses tentatives pour diriger Jeanne, qui ne se laissa jamais conduire par aucun moine tondu, et qui au contraire le mena lui-même.

Le 9 juillet, le roi fit une splendide entrée dans la ville. Il défendit tout pillage. La Pucelle tint un enfant sur les fonts baptismaux comme on le lui demandait souvent. Elle appelait les garçons Charles et donnait son propre nom aux filles. Si la marche sur Reims fut une erreur militaire, elle l'empêcha d'être un ridicule fiasco. Elle y déploya un bon sens et une énergie qui la firent triompher. Le duc de Bedford, sur l'avis du duc de Bourgogne qui considérait la chose comme trop difficile et trop dangereuse, renonça quelques années après à suivre cet exemple, de marcher sur Reims en prenant les villes qui se présentaient sur la route.

De Troyes, l'archevêque de Reims écrivit à ses paroissiens en leur enjoignant de se rendre. L'étape importante qui suivit fut celle de Châlons. L'évêque vint en signe de soumission au devant du dauphin qui entra dans la ville le 14 juillet. En cet endroit la Pucelle rencontra deux compatriotes de Domrémy : Jean Morel, à qui elle donna une robe rouge qu'elle avait portée, puis encore Gérardin d'Epinal, qu'elle n'aimait point au village, à cause de sa politique bourguignonne. Je vous dirais quelque chose, compère, si vous n'étiez pas Bourguignon, lui avait-elle dit autrefois. Elle entendait par là sa mission, mais lui pensait qu'elle faisait allusion à son prochain mariage, peut-être avec le jeune homme entreprenant qui l'avait citée devant l'official de Toul. A Châlons, elle dit à Gérardin qu'elle ne craignait pas autre chose que la trahison. Nous ne savons si elle voulait dire traîtrise sur le champ de bataille ou dans les négociations diplomatiques, qu'elle avait de très bonnes raisons de redouter. Déjà elle pouvait avoir appris que le conseil du dauphin allait l'embarrasser par des menées perfides en vue de la paix. Les gens de Châlons écrivirent à leurs amis de Reims disant qu'ils avaient donné les clefs de leur ville, que le roi était gentil, bon et belle personne.

Le 16 juillet, le dauphin s'arrêta à Sept-Saulx et reçut une députation de Reims. Elle était d'un grand loyalisme ; il s'avança alors vers la ville. Pendant la nuit les prêtres et le peuple avaient préparé activement le couronnement. La sainte ampoule contenant l'huile sacrée de saint Rémy fut astiquée, et, nous avons lieu de le présumer, remplie à nouveau. Le trésor de la cathédrale fut mis sens dessus dessous pour une couronne. Charles engageait bien les fleurons de la sienne, et c'est sans doute pour cette raison ou quelque autre semblable, qu'on ne l'avait pas apportée à Reims.

La couronne soulève une question intéressante. Lors du cinquième interrogatoire qui fut fait par les juges (1er mars 1431) un grand effort fut tenté pour arracher à Jeanne le secret du roi, le signe donné au roi à Chinon en mars 1429. Elle refusa de répondre en disant : Allez le lui demander. On lui posa alors cette question : Le roi avait-il une couronne à Reims ? Les juges avaient entendu quelque histoire sur la couronne, et ils semblent avoir pensé que cela était en rapport avec le secret du roi.

La Pucelle répondit : Comme je pense, le roi reçut avec joie la couronne trouvée à Reims, mais plus tard une très riche couronne lui fut apportée. Et il agit ainsi — il se contenta de la couronne trouvée dans le trésor de la cathédrale — pour hâter les choses et à la requête des habitants de la ville qui désiraient éviter la charge d'approvisionner l'armée. De fait, Charles fut couronné le 17 juillet, le lendemain de son arrivée, et dut utiliser une des couronnes du trésor. Et s'il avait attendu, dit Jeanne, il aurait eu une couronne mille fois plus riche. Cette plus riche couronne lui fut apportée trop tard pour la cérémonie — fuit ei apportata post ipsum. Le roi effectivement demeura quelques jours à Reims, et la riche couronne peut lui avoir été apportée en cette ville ou plus tard. Il n'y a rien de symbolique ou de mystique dans ces réponses de la Pucelle relativement à cette pièce d'orfèvrerie. Cependant le père Ayroles suppose qu'elle parla sous forme d'allégorie, faisant allusion à l'accroissement de pouvoir que le roi aurait reçu après cette consécration, si au lieu de s'en retourner vers la Loire, il avait écouté la Pucelle et marché sur Paris. C'est une hypothèse impossible ; car pour omettre toute autre objection, le roi reçut bien la riche couronne, quoique non à temps pour la cérémonie. A ce moment par-dessus tout, la Pucelle désirait ne pas le voir s'attarder à Reims, mais surtout marcher sur la capitale.

Les juges cependant avaient entendu dire quelque chose d'une couronne et du secret. Or, dans une lettre italienne de la mi-juillet 1429, lettre remplie d'horreurs inimaginables, dont un prétendu massacre à Auxerre, il y a un curieux récit. La Pucelle demanda à l'évêque de Clermont, chancelier en 1428, une couronne, celle de saint Louis, qui, d'après ce qu'elle déclara, était en sa possession. L'évêque dit — comme M. France — qu'elle avait eu un mauvais rêve. La Pucelle demanda une seconde fois la couronne et un orage de grêle s'abattit sur Clermont. Une troisième fois elle écrivit aux habitants, annonçant de pires événements si la couronne n'était pas rendue. Elle en décrivait la configuration et la forme exacte, et l'évêque, voyant que tout était connu, ordonna que la couronne fût envoyée au roi et à la Pucelle.

M. Lefèvre-Pontalis qui a édité ces lettres italiennes, fait remarquer que sous la dénomination d'évêque de Clermont, ex-chancelier, le chancelier actuel, l'archevêque de Reims, était désigné. Cette histoire, écrit-il, n'est-elle point la déformation de quelque fait inconnu, négligé par les contemporains et qui instantanément a pris le chemin de la légende ?

D'après le témoignage de Jeanne d'Arc précédemment cité, cela paraît être la vraie explication. Il y avait une riche couronne qui manqua pour le couronnement, mais qui plus tard fut apportée au roi. Elle ajouta que sans parjure elle ne pouvait dire si elle avait vu cette couronne ou non.

Il est amusant et romantique de supposer que Jeanne, grâce à ses Voix, avait découvert que l'archevêque de Reims gardait pour lui une couronne qu'il avait en sa possession et qu'elle lui fit rendre le joyau, bien que trop tard pour le couronnement. On croyait ce prélat avare, et on dit que dans cette occasion il fit montre de ce bon vieux vice de gentilhomme.

Parmi les cadeaux offerts par le roi au chapitre de Reims après le sacre, se trouvaient un vase d'argent et une bourse renfermant treize médailles en or nouvellement frappées. En 1664, La Colombière écrit qu'il a vu une médaille d'or frappée après le couronnement en l'honneur de Jeanne, avec la devise de la Pucelle, une main tenant une épée et l'inscription : Consilio firmata Dei — fortifiée par le conseil de Dieu. Il est possible que la médaille ait été frappée lors du couronnement et que des exemplaires en aient été donnés au chapitre de Reims. L'archevêque s'appropria ces cadeaux comme étant son propre casuel, mais il les rendit le 5 septembre quand il eut été démontré qu'ils appartenaient au chapitre.

Ti ne s'ensuit pas nécessairement que l'archevêque ait eu en sa possession ce riche bijou royal, une couronne, et qu'il ait été obligé de le restituer après la cérémonie. Mais il n'y en eut pas moins dans l'affaire un secret qui semble percer dans la lettre italienne à travers l'enjolivement de la légende. Si Jeanne connut et révéla au roi le secret de ce Jackdaw de Reims[2], il n'est pas surprenant que l'archevêque ait plus tard attaqué sa réputation.

Le fait important néanmoins est que Jeanne voyant que ses juges avaient en tête la couronne et le secret — après l'examen du 1er mars —, masqua le véritable secret du roi dans une allégorie sur une couronne apportée par un ange. Nous trouvons là l'origine de cette histoire. Ce sont les interrogatoires qui la lui suggérèrent, et elle parvint à cacher le secret du roi.

La cérémonie du couronnement commença au matin du 17 juillet à 9 heures. Elle est décrite dans une lettre de ce jour envoyée par Pierre de Beauvais et deux autres gentilshommes, à la reine et à la reine de Sicile. Ce fut une admirable chose à voir que ce beau mystère, car ce fut aussi solennel et aussi bien orné par tout ce qui s'y rapportait que si cela avait été disposé une année auparavant. Tout d'abord, le maréchal de Boussac, avec de Rais, Gravite, et l'amiral, accompagnés d'une suite nombreuse, tous en armes et bannières au vent, partirent à cheval au devant de l'abbé qui apportait la sainte ampoule. Ils entrèrent sur leurs montures dans la nef de la cathédrale et mirent pied à terre à l'entrée du chœur.

L'archevêque de Reims fit prêter le serment du couronnement, puis couronna et oignit le roi, pendant que toute l'assistance criait Noël ! et les trompettes se mirent à sonner si bien qu'on aurait pu croire que les voûtes allaient craquer. Et toujours durant ce mystère, la Pucelle se tint près du roi, son étendard à la main. C'était une belle chose que de voir les gracieuses manières du roi et de la Pucelle. D'Albret tenait l'épée, d'Alençon donna au souverain l'accolade de chevalier : Guy de Laval fut créé comte. Quand le roi eut été couronné et sacré, la Pucelle s'agenouillant, lui embrassa les genoux, pleurant de joie et en disant ces paroles : Gentil roi, maintenant est exécuté le plaisir de Dieu, qui voulait que je fisse lever le siège d'Orléans et que je vous amène en la cité de Reims pour recevoir votre digne sacre, en montrant que vous êtes le vrai roi et celui auquel le royaume de France doit appartenir.

Et une grande pitié vint à ceux qui la virent ainsi et beaucoup pleuraient.

Nunc dimittis !

Une grande pitié vint à tous ceux qui la virent et qui entendirent ces simples paroles ; car en moins de trois mois elle avait réalisé le rêve de sa pieuse enfance, elle avait accompli les tâches qu'au dire de Dunois elle avait proclamées comme sa seule mission.

Nunc dimittis !

L'ombre s'allongeait déjà derrière l'aiguille du cadran. Déjà on ne voulait plus d'elle, elle n'inspirait plus confiance ; les politiciens se mirent de la partie, et si tardive fut la délivrance de la France, que celle qui l'avait provoquée, prévue et annoncée, ne devait pas la voir.

Tenue en échec par le roi et le conseil, elle ne pouvait prendre Paris. Mais comment admirer assez la finesse des critiques historiques qui maintiennent que Jeanne était une simple visionnaire, rejeton d'une race débile, qui n'accomplit rien qui n'ait été facile à faire ? En mars, la cause du dauphin et d'Orléans avait paru désespérée à des observateurs désintéressés. S'ils avaient pu lire les dépêches de Bedford à son gouvernement, ils auraient su qu'il n'en était pas ainsi. Mais aux yeux de Dunois lui-même, l'Angleterre devait l'emporter par le simple effet de son prestige. La ligne de la Loire allait être forcée, Orléans tomber et le Dauphin vagabonder de ville en ville. La Pucelle vint, et en moins de trois mois c'était au tour de Bedford de penser que la cause de l'Angleterre était presque désespérée ! La Pucelle vint et gagna la course à Reims où les Anglais désiraient faire couronner leur roi enfant. Le prestige de Charles se trouva tellement rehaussé, qu'en dépit de ses atermoiements, le fainéant recouvra les villes autour de Paris et ainsi étouffa presque la vie dans la capitale. Ces villes ne devaient plus être reperdues, les coups donnés sous l'impulsion de la Pucelle, d'après le propre témoignage de Bedford, quatre ans plus tard, étaient paralysants et réellement fatals. Jeanne frappa ces coups grâce à cette force de volonté sans pareille, à cette ténacité dans la décision qui n'aurait pu facilement exister dans la jeune fille embarrassée, docile, ondoyante et diverse, facile à conduire, aisée à diriger et à distraire, qui remplace la vraie Jeanne d'Arc dans l'imagination de quelques historiens modernes.

Un curieux petit incident domestique eut lieu à Reims. Le père de la Pucelle, Jacques d'Arc, s'en vint pour voir sa fille dans l'épanouissement de sa gloire et reçut du roi un cadeau considérable en argent. Jacques paraît avoir pensé qu'il aurait pour son argent un plus agréable séjour à Reims, pays du bon vin, qu'à Domrémy, et il y resta jusqu'au 18 septembre, vivant à son aise à l'hôtel de l'Ane rayé. La bonne ville paya encore sa note à Alice Moreau, une veuve qui tenait l'hôtellerie en face de la cathédrale, et on lui fournit un cheval pour s'en retourner à Domrémy. On peut croire que dans le caractère austère de ce brave homme, il y avait les éléments d'un bon vivant.

 

NOTE

Le chroniqueur italien désigne l'évêque de Clermont — voulant dire l'archevêque de Reims — comme tenant en sa possession la couronne de saint Louis. La seule couronne de saint Louis que je connaisse est à la famille royale de Saxe. Elle fut donnée par le saint aux dominicains de Liège. Il y a huit épais fleurons d'or qui alternent avec autant d'anges en argent. Elle renfermait un morceau de la vraie croix et est sertie de rubis, de saphirs, d'émeraudes et de pierres gravées gréco-romaines. Peut-on s'imaginer que les dominicains de Liège envoyèrent cette couronne pour servir au couronnement, et qu'elle arriva trop tard ?

 

 

 



[1] Après avoir juré qu'ils ne céderaient point, cédèrent.

[2] Personnage d'un poème satirique anglais.