LA PUCELLE DE FRANCE

HISTOIRE DE LA VIE ET DE LA MORT DE JEANNE D'ARC

 

CHAPITRE X. — JEANNE À TOURS. - ELLE MARCHE SUR ORLÉANS.

 

 

JEANNE s'en vint le cœur joyeux et la figure rayonnante à la ville de Tours, apanage de la reine de Sicile, belle-mère du dauphin. Comme sa sainte Catherine, elle avait remporté la victoire sur les docteurs. Elle demeura avec Éléonore, femme de Jean du Puy, l'une des dames d'honneur de la reine. La ville était riche et loyale, et avait aidé Orléans par des secours d'argent.

En cette cité renommée pour ses armuriers, on fabriqua pour Jeanne une armure blanche, et l'on équipa au même temps Jean de Novelonpont et Bertrand de Poulengy. Il est à remarquer que leur armement fit partie de la même note, mais tandis que l'équipement total de la Pucelle se monta à cent livres tournois, celui de ses amis arriva à cent vingt-cinq livres. Comme nous savons que le cheval acheté pour Jeanne à Vaucouleurs avait coûté, d'après un récit, douze, d'après l'autre, seize livres, nous pouvons établir la valeur d'une armure complète comme l'équivalent de six bons chevaux.

L'armure comprenait un casque qui couvrait la tête jusqu'à sa jonction avec la nuque et le cou, tandis qu'une bande d'acier peu profonde protégeait le menton, se mouvant sur les mêmes charnières que la salade ou visière, masque d'acier rabattu sur le visage pendant le combat de façon à toucher la mentonnière. Quand il n'y avait pas de danger, cette pièce était relevée pour laisser voir la figure. Un hausse-col ou gorgerin formé de cinq plaques imbriquées défendait la poitrine jusqu'au sternum, où il se terminait en pointe au-dessus du corselet d'acier, fermé par devant jusqu'à la taille. Les hanches étaient gardées par les tassettes, trois lames d'acier qui se recouvraient ; en dessous descendait sur chaque cuisse une sorte de chemisette en acier, échancrée en avant pour donner plus d'aisance au cavalier.

Il y avait de plus de fortes épaulières, dont l'une fut néanmoins transpercée par un trait d'arc ou d'arbalète tiré à bout portant, au moment où Jeanne d'Arc montait à l'échelle, lors de l'attaque du fort anglais à la tête du pont d'Orléans. Les manches d'acier ou brassards étaient protégés au niveau du coude par des plaques à charnières, et terminés par les gantelets. Les cuissards, genouillères, jambières et les solerets à la poulaine complétaient l'équipement. Habitué à supporter de lourds fardeaux, le cheval avait un chanfrein d'acier et un pesant caparaçon, ainsi qu'une selle dont le pommeau et l'arrière étaient relevés. Une hucque ou manteau de drap d'or, ou de velours ou de quelque autre riche étoffe, était portée par-dessus l'armure. On dit que pendant six jours consécutifs, probablement dans la campagne de Jargeau et de Patay, Jeanne endura cette charge d'acier. Elle accomplit tous ses exploits, reçut toutes ses blessures en montant à l'assaut des places fortifiées, l'étendard à la main.

Quant à la fameuse et mystérieuse épée de la Pucelle, nous n'en savons pas plus en réalité qu'elle n'en dit à ses juges en 1431 : Tandis que j'étais à Tours ou à Chinon, j'envoyai chercher une épée dans l'église de Sainte-Catherine-de-Fierbois, derrière l'autel, et on la trouva aussitôt, toute rouillée. Quand on lui demanda comment elle savait que cette épée était là, elle dit : Cette épée rouillée était dans la terre, il y avait dessus cinq croix. J'avais su par mes Voix où elle était. Jamais je n'avais vu l'homme qui alla la chercher. J'écrivis aux prêtres du lieu, qu'il leur plût que j'eusse cette épée, et ils me l'envoyèrent. Elle n'était pas très profondément enfoncée sous la terre, derrière l'autel, à ce qu'il me semble ; cependant je ne sais pas bien au juste si elle était devant ou derrière, mais je pense avoir écrit à ce moment qu'elle était derrière. Aussitôt qu'elle fut retrouvée, les gens d'Église la frottèrent, et sur-le-champ la rouille tomba sans effort. Ce fut un marchand de Tours, celui qui vendit l'armure, qui l'alla chercher. Les prêtres de Fierbois me firent cadeau d'un fourreau, le peuple de Tours de deux autres, l'un de velours vermeil, l'autre de drap d'or, mais j'en fis faire un de cuir bien fort.

Il faut que l'épée ait beaucoup attiré l'attention pour que les habitants de Tours aient donné deux beaux fourreaux, mais cela n'est mentionné dans aucun des documents de 1429, sauf dans une lettre d'un écrivain italien et dans la publication du clerc de La Rochelle, qui dit que l'épée se trouvait dans un coffre dans le grand autel de Fierbois et que les gens d'Église l'ignoraient, ce coffre n'ayant pas été ouvert depuis vingt ans.

Vers ce temps, au moins avant le 22 avril, époque où le fait fut relaté dans une lettre de Rotselaer, diplomate flamand alors à Lyon, Jeanne aurait dit au roi qu'elle devait être blessée à Orléans, mais non mortellement, par une flèche d'arc ou d'arbalète. La prédiction s'accomplit ; ce qui est le plus singulier, c'est qu'elle ait été ainsi consignée par écrit une quinzaine avant l'événement.

Jeanne, sur le désir du dauphin, devait avoir un état, une suite comprenant parmi ses membres un confesseur, un écuyer et deux pages. Le confesseur, jean Pasquerel, était augustin. Si Jeanne avait été si entièrement dévouée aux cordeliers ou frères mendiants de l'ordre de Saint-François, ainsi que se l'imaginent quelques historiens, il semble probable qu'elle eût plutôt choisi un franciscain. En 1456, Pasquerel assura par témoignage qu'il avait été in villa aniciensi, dans la ville du Puy-en-Velay — quelques historiens contestent l'identité de cette ville et placent en Touraine celle que désigne le texte latin —, et que là il avait connu la mère de la Pucelle et quelques-uns de ceux qui l'accompagnèrent depuis Vaucouleurs. Pasquerel leur avait plu, ils le connaissaient quelque peu et avaient insisté pour qu'il vînt à Tours (avec eux, probablement, et non avec la mère de la Pucelle). Jeanne avait entendu parler de ce prêtre et elle se confessa à lui le lendemain de sa venue. Il devait l'accompagner jusqu'à ce que, en mai 1430, elle tombât aux mains des Anglais.

La villa anciensis est d'habitude considérée comme Le Puy-en-Velay, et Pasquerel et les compagnons de la Pucelle — nous ne savons lesquels — avaient été au Puy pour participer au grand pèlerinage religieux qui y eut lieu quand l'Annonciation et le Vendredi saint tombèrent le même jour, c'est-à-dire le 25 mars, en 1429. En de pareilles occasions les indulgences attiraient des foules si considérables et si enthousiastes que, dans une circonstance, quatre cents personnes furent écrasées et étouffées. Plus tard, au moment d'un jubilé, il y eut trente victimes. C'était aussi une croyance populaire que quand l'Annonciation et le Vendredi saint tombaient le même jour, il survenait des événements extraordinaires. Ce fut le cas en 1429. La Vierge noire du Puy était regardée comme la plus ancienne faite en France, ainsi du moins Charles VII l'annonçait-il à ses sujets, et l'église avait été peut-être la première dédiée à Notre-Darne. Cela ne concorde pas avec la tradition d'après laquelle cette image aurait été façonnée par le prophète Jérémie en bois de sycomore et rapportée d'Égypte par saint Louis. S'il y a quelque chose de vrai dans cette légende, nous pouvons supposer que le roi croisé avait pris en Egypte une statue d'Isis et de l'enfant Osiris, ce qui explique le nom de Vierge noire du Puy.

On a émis cette opinion, qu'en mai 1428 les voix de Jeanne avaient choisi la mi-carême de l'année suivante, comme la date où le Ciel enverrait un secours au dauphin, à cause de l'effervescence religieuse qui vraisemblablement se produirait à la date du 25 mars 1429. Nous ne savons rien là-dessus, et les historiens n'ont aucun témoignage pour établir que Jeanne envoya ses compagnons au Puy, bien qu'elle eût pu désirer qu'ils y rencontrassent sa mère. Ce pèlerinage de plus de cent lieues accompli par Isabelle d'Arc, prouve sa vigueur et son caractère entreprenant, car nous savons que dans ces occasions des routiers assaillaient parfois les pèlerins. Il n'est pas invraisemblable que Jean et Pierre, frères de Jeanne, aient accompagné leur mère au Puy, et de là s'en soient allés rejoindre la Pucelle à Tours, car ses frères l'accompagnèrent de Blois à Orléans. Jacques d'Arc devait avoir changé d'opinion sur l'association de sa fille avec des soldats.

Outre Pasquerel et ses deux pages, Louis de Coutes et Raymond, Jeanne eut un écuyer, Jean d'Aulon, un des meilleurs hommes du royaume, d'après Dunois.

D'Aulon était déjà à cette époque membre du conseil royal.

Ce loyal serviteur fut toujours aux côtés de la Pucelle, dans ses plus audacieuses entreprises. Quand elle fut faite prisonnière, il fut capturé avec elle. Plus tard il parvint à un rang élevé comme sénéchal de Beaucaire, et il vécut assez longtemps pour donner un noble témoignage sur le caractère de Jeanne dans le procès de réhabilitation de 1456.

jean de Novelonpont, à cette époque, était le trésorier de la Pucelle ; c'est entre ses mains qu'était versé l'argent destiné à son service. De minutieuses investigations ont permis de découvrir qu'avant d'avoir fait la connaissance de la Pucelle, Jean avait été condamné à quelques sous d'amende pour avoir juré comme un païen ! Jeanne essaya de déraciner cette habitude. Elle ne pouvait affermir la discipline qu'avec l'aide de la religion. Ce devait être pour elle une guerre sainte. Comme d'autres commandants de compagnies, elle eut son étendard. Sainte Marguerite et Sainte Catherine lui avaient ordonné d'en prendre un, de le porter vaillamment et d'y faire peindre le Roi du Ciel. Elle parla à contre-cœur de cet ordre au dauphin, et elle n'en comprenait point la signification mystique. Le monde y était représenté — sans doute le globe dans la main de Notre-Seigneur — ; de chaque côté il y avait un ange ; l'étoffe était de toile de lin blanche, avec un semis de fleurs de lys et l'inscription : JÉSUS MARIA. Les anges n'y étaient point figurés comme des protecteurs, mais plutôt comme adorant Dieu. La Pucelle portait toujours son étendard dans toute action engagée, pour n'avoir pas à frapper avec son épée ; elle ne tua jamais personne. Son blason personnel était un écusson d'azur avec une blanche colombe portant dans son bec une banderole sur laquelle était écrit : De par le Roy du ciel.

Il faut expliquer ce que veut dire la compagnie de Jeanne, ses gens. A Orléans elle avait seulement les trois ou quatre lances de sa maison, avec celles qui venaient volontairement vers elle et les citoyens qui tenaient à combattre sous son étendard. Elle n'avait point dans cette ville de commandement officiel.

Ainsi équipée et accompagnée d'hommes loyaux et honnêtes tels que d'Anion, Jean de Novelonpont, Bertrand de Poulengy et Gaucourt, et d'autres personnages moins dignes de confiance, comme le chancelier Regnault de Chartres, archevêque de Reims, la Pucelle partit pour Blois. Là se trouvaient réunis avec des renforts en hommes et en munitions le maréchal de Rais (plus tard exécuté, à tort ou à raison, pour des crimes monstrueux), le maréchal de Boussac ; Culen, amiral de France ; le brave La Hire, s'acquittant de la promesse donnée aux habitants à son départ d'Orléans ; enfin, Ambroise de Loré.

Il est impossible de fixer de façon certaine le chiffre exact de l'armée de secours, on ne peut établir qu'un compte approximatif ; il n'y avait probablement pas tout à fait 4.000 hommes.

Mais Dunois atteste qu'à cette époque, avant l'apparition de la Pucelle, deux cents Anglais mettaient en fuite huit cents ou mille Français, si bien que le nombre avait peu d'importance. En outre, quand Jeanne  arriva avec l'armée et le convoi à une place située un peu en amont d'Orléans, sur la rive gauche, Dunois et les autres capitaines ne pensaient pas que les troupes qui l'accompagnaient fussent en mesure de résister à une attaque anglaise. Ces derniers avaient infiniment plus de prestige que leur conduite pendant le siège ne paraît le comporter. Mais Dunois et les autres connaissaient leurs hommes et sans doute ils ne croyaient pas trop à leurs chances de succès. Les cinq ou six nouveaux forts anglais, construits en avril, étaient imposants à voir et on n'avait fait aucune tentative pour en prendre un. Le cri des Anglais était reconnu comme grand et terrible, et les Français étaient sujets aux paniques. Du côté anglais la supériorité morale était incalculable, et la simple vérité est que la Pucelle fit passer cette supériorité tout de suite à ceux de son parti. Les soldats de Wellington et de Napoléon considéraient que la présence de ces généraux valait plusieurs milliers d'hommes ; il en était de même pour la Pucelle. Puisque nous ne savons pas si le dauphin aurait fait un nouvel effort après Rouvray, pour rassembler des hommes et des ressources et délivrer Orléans, si la Pucelle ne l'avait instamment supplié, comme dit Dunois, pour avoir des hommes, des chevaux et des armes ce n'est pas une vaine légende que de la saluer comme la libératrice de la cité.

L'obstacle à une nouvelle tentative pour secourir Orléans après la défaite du 12 février, venait du manque d'argent. En septembre 1428, au moment où Orléans était pour la première fois menacée, une assemblée des Etats de la langue d'oc et de la langue d'oïl avait voté des subsides jusqu'à concurrence de 500.000 francs. Le dauphin en était réduit à un expédient familier aux rois d'Écosse. Il mit ses bijoux en gage. En juillet 1424, il n'y avait plus que deux fleurons à sa couronne. En octobre 1428, La Trémoïlle fit une avance pour dégager les ornements d'or du casque royal. Charles donnait avec une libéralité comparable à celle de Jacques VI, quand il avait réuni une forte somme par la mise en gage de ses diamants et de ses perles. Le receveur principal était La Trémoïlle, qui prêtait en même temps de l'argent au dauphin et gagnait probablement sur les deux opérations. A Blois, l'armée et le grand convoi de bétail et de grains fut retardé faute d'argent. Le duc d'Alençon alla en demander au roi, et par quelque moyen le roi parvint à en obtenir et à lui en donner une provision suffisante.

Sur ces entrefaites un pieux régiment de prêtres était arrivé, et dans le nombre, beaucoup sans doute en quête d'un morceau de pain. Pasquerel, le confesseur de Jeanne, nous apprend qu'elle avait une bannière — non pas un étendard — représentant Notre-Seigneur crucifié, sous laquelle deux fois par jour elle réunissait tous les religieux qui accompagnaient l'armée. Ils chantaient des cantiques et aucun homme d'armes ne pouvait se joindre à eux sans s'être confessé. C'est ainsi que la Pucelle faisait pénétrer dans l'armée quelques mesures de discipline et de bonne conduite.

Had they died on that day, they had won the skies,

And the Maiden had marched them through paradise.

S'ils étaient morts en ce jour, ils eussent gagné le ciel,

Et la Pucelle les eût conduits au paradis.

Quand ils quittèrent Blois les clercs marchaient en avant chantant le Veni, Creator Spiritus. Le 28 avril, cette étrange armée, avec un convoi de bétail, arriva en face d'Orléans par la rive gauche de la Loire. La Pucelle avait beaucoup souffert du poids de son armure qu'elle essayait pour la première fois, comme nous dit son page, de Coutes, et quand enfin elle parvint en vue des flèches du petit nombre de clochers qui avaient été conservés et des murailles et des tours battues en brèche, elle n'était pas précisément de bonne humeur.

Dunois qui commandait à Orléans supporta le choc de son indignation. Jeune et plein de courtoisie, il savait qu'une réponse bienveillante désarme la colère.

L'armée avait fait halte au port Bouchet et les chefs devaient se trouver dans le plus grand embarras. Leur plan avait été de marcher par la rive gauche de la Loire, afin d'éviter les garnisons anglaises qui commandaient les ponts de Meung et de Beaugency, et aussi le gros de l'armée de Talbot retranché à Saint-Laurent et clans les autres forts auprès d'Orléans. Ils comptaient transporter le bétail et les marchandises dans des bateaux fournis par les habitants, en remontant le courant près de deux lieues jusqu'à Chécy, village qui se trouvait entre Jargeau occupé par les Anglais et la porte de l'Est à Orléans. De là ils pouvaient amener le convoi à la porte de Bourgogne, sans rencontrer d'autre résistance que celle des troupes ennemies du fort de Saint-Loup. Cela ne devait pas offrir de difficultés, la garnison et les habitants d'Orléans représentant beaucoup plus de forces qu'il n'en fallait, pour couvrir la sortie par cette porte commandant la route de Chécy et tenir en échec la garnison de Saint-Loup.

Cela paraissait un plan bien combiné, mais il arriva que le vent soufflait dans une direction contraire, dans le sens même du courant, et les bateaux à voiles et barques servant au trafic par eau étaient dans l'impossibilité de remonter le fleuve jusqu'à Chécy, de sorte que l'armée et le convoi semblaient une proie offerte à l'attaque de Suffolk et de Talbot, qui n'avaient qu'à traverser la rivière en toute sécurité sous la protection des canons des bastilles de l'île Charlemagne, des Tourelles et de Saint-Augustin.

C'est dans ces circonstances critiques que Dunois passa en bateau et vint trouver la Pucelle. Êtes-vous le bâtard d'Orléans ? aurait-elle dit, en employant le titre que portait Dunois.

Oui, et je suis très heureux de votre venue.

Est-ce vous qui avez donné l'ordre que j'arrive de ce côté, et que je n'aille pas directement là où se trouvent Talbot et les Anglais ?

Oui... pour plus de sûreté... et de plus sages que moi sont du même avis.

En nom Dieu ! le conseil de Notre-Seigneur est plus sage et plus sûr que le vôtre. Vous avez cru me tromper et c'est vous-même qui vous trompez, car je vous amène meilleur secours qu'il n'en est jamais venu à général ou ville quelconques : c'est celui du Roi du Ciel !...

Si Dunois ne le comprit point, Jeanne, elle, eut le sentiment que les Anglais étaient faibles et démoralisés. Une semaine après, une troupe moins importante que la sienne entra dans Orléans, par e côté nord du fleuve. Son plan d'arrivée par la grande porte de la ville était mieux fait pour encourager le peuple que sa venue par une poterne et en bateau, ce qui d'ailleurs apparaissait désormais comme très dangereux. La tactique de Jeanne était pratique ; ce n'était point une sainte visionnaire.

Tandis que Jeanne disait à Dunois : Je vous amène meilleur secours qu'il n'en est jamais venu à général ou ville quelconques : c'est celui du Roi du Ciel, à l'instant même le vent qui était fort et contraire changea, dit Dunois lui-même, et devint favorable, gonflant les voiles ; et avec Nicolas de Giresme, plus tard prieur des chevaliers de Rhodes, il fit la traversée jusqu'à Saint-Loup, au mécontentement des Anglais. Suivant toute apparence, il s'en retournait, ou peut-être fut-ce avant de mettre à la voile qu'il demanda instamment à Jeanne de traverser avec lui et d'entrer à Orléans où elle était impatiemment attendue. Jeanne éleva une objection ; elle ne pouvait pas abandonner l'armée qui devait repartir pour Blois pour amener un autre convoi. Sans elle, les soldats couraient le risque de retomber dans le péché, de perdre leur discipline, comme nous dirions ; par le fait, elle craignait qu'ils ne pussent revenir, crainte plutôt pratique que sainte. Dunois supplia les chefs de s'en aller sans elle et de la laisser faire son entrée à Orléans pour éviter aux habitants un dangereux désappointement. Les capitaines se mirent d'accord sur ce point et ils firent la promesse de revenir ; et Jeanne, envoyant Pasquerel et les autres prêtres chaperonner ses vertueux soldats pendant leur marche sur Blois, traversa la Loire avec Dunois, qui était singulièrement impressionné par le changement subit du vent. Il dut penser que c'était là le secours du Roi du Ciel, car un plus long délai devenait dangereux. Talbot pouvait faire ce qu'il aurait dû faire, c'est-à-dire passer le fleuve vis-à-vis de Saint-Laurent et tomber sur l'armée en désordre et le convoi français. En tout cas, Jeanne traversait la Loire avec deux cents lances. Le vent était si favorable maintenant, que chaque barque à voile en remorquait deux autres, chose merveilleuse, miracle de Dieu, dit un autre témoin.

A Orléans les événements les plus récents avaient été les suivants :

Le 27 avril, les Anglais avaient saisi un convoi venant de Blois ; c'est pourquoi on s'attendait à ce que, réunissant leurs forces, ils attaquassent celui que Jeanne accompagnait.

Le 28 avril, ils avaient combattu d'Illiers qui faisait son entrée avec quatre cents hommes.

Le 29, le jour de l'arrivée de Jeanne dans la ville, cinquante fantassins venant des garnisons françaises, entrèrent sans opposition par suite de la faiblesse des ennemis, et les troupes assiégées tentant une énergique attaque sur Saint-Loup — fort qui commandait l'endroit où abordait le bac, à environ une lieue d'Orléans —, y prirent un étendard. Cependant Jeanne, après avoir gagné la rive droite à Chécy, le 28 avril, alla passer la nuit à Reuilly, dans la maison de Guy de Cailly, et elle y séjourna avant son entrée à Orléans le 29 avril.

Il y a sur cet hôte de Jeanne une histoire extraordinaire. C'est chose singulière, au point de vue de l'agitation générale des esprits à l'époque, que personne, d'après les souvenirs du temps, n'ait été associé aux Visions de Jeanne. Il y a cependant une exception pour son hôte de Reuilly, Guy de Cailly. Une autorisation de porter blason, d'authenticité douteuse, que lui aurait accordé Charles VII, déclare, d'après l'information de la Pucelle elle-même, qu'il aurait partagé sa vision de trois chérubins.

Il fut gratifié d'un blason d'azur et argent avec trois têtes de chérubins, or et gueules. C'est de Sully, en juin 1429, avant la marche sur Reims, qu'est datée la décision. La haute critique élève beaucoup de doute sur ce document dont nous avons seulement une copie du ivre siècle.

A Reuilly Jeanne passa le jour suivant, 29 avril. Il fut décidé qu'elle ferait son entrée la nuit pour éviter l'affluence du peuple. La foule se pressa à sa rencontre. Accompagnée par un groupe de porteurs de torches, sur un cheval richement caparaçonné, elle s'avançait lentement à la droite de Dunois, à travers une population qui lui faisait autel joye comme se ilz veissent Dieu descendre entre eulx, et non sans cause, car ilz avoient plusieurs ennuys, travaux et peines, et qui pis est grant doubte de non estre secouruz, et perdre tous corps et biens. Mais ilz se sentoyent jà tous reconfortez, et comme desassiégez, par la vertu divine qu'on leur avoit dit estre en ceste simple Pucelle, qu'ilz regardoient moult affectueusement, tant hommes, femmes, que petits enfans. Et y avoit moult merveilleuse presse à toucher à elle, ou au cheval sur quoy elle estoit, tellement que l'un de ceulx qui portoient les torches s'approucha tant de son estandart que le feu se print au panon. Pourquoy elle frappa son cheval des esperons, et le tourna autant gentement jusques au panon, dont elle en estangnit le feu, comme se elle eust longuement suyvy les guerres.

On la conduisit avec de pareilles réjouissance ; à l'église de la Sainte-Croix où elle remercia Dieu, et ensuite à la maison de Jacques Boucher, trésorier du duc d'Orléans, auprès de la porte Regnart, dans le voisinage du grand fort anglais de Saint-Laurent. On fit à ses frères, à Jean de Novelonpont et à Bertrand de Poulengy, le plus cordial accueil, mais ils furent logés au dehors.

Elle était enfin venue, elle avait enfin donné le signe : à sa parole le vent avait changé !

Dorénavant elle va accomplir sa mission militaire et des actes merveilleux aux yeux des Français et des Anglais.

Cette nuit-là, elle partagea le lit de Charlotte, une enfant de neuf ans, la fille de son hôte. Cette habitude de coucher à deux était très répandue ; c'est ainsi que le dauphin reposait à côté d'un gentilhomme de la chambre du roi, Boisy. L'enfant vécut assez pour rendre témoignage à Jeanne d'Arc de sa simplicité, de son humilité et de sa chasteté, ainsi que de son habitude de se confesser et de recevoir la sainte Communion avant d'aller à la bataille. Souvent la Pucelle consolait son hôtesse en l'assurant que le siège serait assurément levé.

Le surlendemain commençait l'année qui lui avait été assignée avec le mois de mai ; celui de son triomphe, de sa capture et aussi celui de sa délivrance par une grande victoire de la foi.