Nous ne pouvons préciser le moment exact où Jeanne céda à ses Voix et résolut d'aller en France. Elle eût préféré être écartelée par des chevaux sauvages, disait-elle, plutôt que de s'engager dans une entreprise aussi étrangère à son état normal, si elle n'avait été sûre que l'ordre venait de Dieu. Mais comment surmonter les difficultés pratiques ? Comment avoir accès auprès du dauphin dans un de ses châteaux des bords de la Loire ? La distance était grande, environ sept cents kilomètres, et sur la route, une bonne partie de la contrée était inféodée aux Anglo-Bourguignons ; enfin, tous les chemins étaient infestés de bandes de pillards. Le capitaine de la ville fortifiée la plus proche, Robert de Baudricourt, commandant le parti du dauphin à Vaucouleurs, à quelque quatre lieues de Domrémy, était sans contredit la personne la plus désignée à laquelle elle pouvait s'adresser pour une aide et pour une escorte. Elle devait avoir entendu parler de Robert toute sa vie, et particulièrement au printemps de 1427, quand son père eut à traiter personnellement avec ce capitaine, comme représentant les intérêts des villageois de Domrémy. Un certain Guiot Poignant avait été caution pour le payement des 220 écus d'or dus à Robert de Saarbrück, damoiseau de Commercy. Le damoiseau avait confisqué pour l'arriéré de cet argent les biens et le bétail de Poignant, et celui-ci demandait dédommagement aux seigneurs des villages et aux villageois eux-mêmes. Le cas fut soumis à l'arbitrage sous la surveillance de Robert de Baudricourt. Jeanne doit avoir su par les conversations de son père, à quelle sorte de personnage elle aurait affaire dans le sire de Baudricourt. C'était un homme d'épée, brusque, pratique, qui s'était marié successivement à deux riches veuves et qui, depuis qu'il pouvait porter les armes, avait combattu dans les furieuses guerres des marches de Lorraine. Il avait quelque humour, mais était également incapable de folie et de noble enthousiasme. Sa confession, si jamais il purifiait sa conscience à ce tribunal, pourrait bien avoir été du genre de celle attribuée à Étienne de Vignolles, appelé La Hire : J'agis comme les autres hommes d'armes. Ô Dieu ! faites pour moi en ce jour de bataille, comme je ferais pour vous si vous étiez La Hire et si j'étais Dieu. Plus Jeanne connut Baudricourt, plus vivement elle dut comprendre que ce n'était point là l'homme qui accueillerait une fille de seize ans disant : Le monde est bouleversé, c'est moi qui vais le remettre en état. Comme par hasard, elle se servait des paroles d'Hamlet : Dixit quod erat nata ad hoc faciendum. C'est au moment où l'on recrutait des troupes en Angleterre pour une nouvelle attaque sur les territoires soumis au dauphin au sud de la Loire, en mai 1428, que Jeanne approcha pour la première fois ce redoutable seigneur. Il devait avoir appris que l'Angleterre était décidée à faire un nouvel effort, il savait probablement que le petit coin de territoire et la petite ville fortifiée où il avait maintenu si longtemps l'étendard des Lys, devait être l'objet d'un assaut spécial. Pour remédier à tous ces malheurs, une petite paysanne de seize ans, accompagnée d'un lourdaud du pays, s'en vint informer Baudricourt qu'elle avait la divine mission de sauver la France. Nous pouvons nous imaginer que les solives en chêne de son vestibule résonnèrent de son rire joyeux. Il n'avait pas été facile à Jeanne de parvenir jusque-là.
Sa mère n'avait pas été sans lui parler plusieurs fois de l'horreur que son
père avait éprouvée en rêvant qu'elle quittait la maison en compagnie de
soldats. Jeanne était obligée de cacher son dessein. Elfe avait un parent par
alliance, un nommé Durand Laxart ou Lassois, vivant au Petit-Burey, village
situé à une lieue de Vaucouleurs. Lassois avait épousé la fille d'une sœur de
la mère de Jeanne. Le mariage l'avait ainsi rendu son cousin, mais comme il
était beaucoup plus âgé qu'elle, elle l'appelait son
oncle. Sa femme, la cousine, était alors — ou peut-être plus
vraisemblablement en janvier 1429 —, sur le point d'avoir un enfant, et
Jeanne suggéra à Lassois de la demander pour soigner sa femme pendant ses
couches. La Pucelle, comme en témoigne Beaupère, celui de ses juges qui avait
l'esprit le plus moderne, avait une grande subtilité
de femme. Lassois approuva cette idée et l'emmena de Domrémy à sa
demeure au Petit-Burey. Dans son témoignage Lassois ne distingue pas très
bien entre les deux visites à Baudricourt, la première en mai 1428, la
dernière en janvier—février 1429. Dans l'une ou l'autre circonstance elle dit
à Lassois sous forme de demande : Ne savez-vous pas
le dicton : La France désolée par une femme — allusion à la
mère de Charles VII — sera rétablie par une
pucelle ? A la même époque elle parla de son désir d'aller en
France et de conduire le dauphin à Reims pour y être couronné. Puisqu'elle ne
dit mot de la levée du siège d'Orléans, c'est que cette conversation doit
avoir été tenue en mai 1428, avant l'époque où Orléans était menacée, car
lorsque Orléans fut assiégée elle en annonça la délivrance comme faisant
partie de sa tâche. A l'aurore du siècle, Marie d'Avignon avait prophétisé la ruine de la France par une femme et son relèvement par une Pucelle. Ces prédictions très connues firent grand bruit, au dire de Quicherat. On les aurait commentées dans les sermons et elles étaient devenues un sujet de conversation courante. Prophétie ou dicton, elles avaient sans doute eu leur effet sur Lassois. Il emmena Jeanne chez lui, où un jeune gentilhomme nommé Geoffroy du Fay, qui déjà connaissait ses parents, lui entendit dire qu'elle désirait aller en France. On ne sait pas de façon certaine si cela se passa en 1428 ou 1429, mais d'après une remarque de Geoffroy, il semble qu'il eût occasion de rencontrer la Pucelle seulement au moment de sa première visite à Vaucouleurs. S'il en fut ainsi, en mai 1428, on savait de façon générale qu'elle avait une mission à remplir auprès du dauphin. Lassois et Jeanne se rendirent chez Baudricourt. On peut imaginer ce qui se passa d'après l'intéressant témoignage de Bertrand de Poulengy, un écuyer ayant à cette époque environ trente-cinq ans, qui connaissait Domrémy, avait plusieurs fois visité chez eux les parents de Jeanne, et s'était assis sous le fameux arbre, quand celle-ci était enfant. Dans la semaine de l'Ascension de Notre-Seigneur (mai 1428) Poulengy était avec Baudricourt au moment de l'arrivée de Jeanne, qui se disait envoyée par son Seigneur. Elle demanda à Baudricourt d'adresser au dauphin un message ainsi conçu : Gardez-vous bien, et surtout n'offrez pas la bataille à vos ennemis, car le Seigneur vous enverra un secours vers la mi-carême, c'est-à-dire en mars 1429. Elle ajouta que, par la volonté de Dieu, elle-même conduirait le dauphin à son couronnement. Elle ne dit rien d'Orléans. Rien n'indique là que Jeanne ait demandé à être conduite de suite au dauphin. Peut-être la rebuffade de Baudricourt fut-elle simplement le refus, fait en riant, d'envoyer un message de la part d'une jeune paysanne. L'avis au dauphin de ne pas provoquer les Anglais à se battre semble superflu ; ce dernier alors pensait à tout autre chose. On ne sait pourquoi Jeanne d'Arc fixait au mois de mars suivant l'époque de l'arrivée du secours. Elle disait en outre que le royaume appartenait à Dieu et non au dauphin, mais que Dieu désirait que le dauphin le tienne en commende — in commendam. Ces idées communes de rois vassaux du Roi du Ciel, la Pucelle devait les avoir entendues exprimer dans les sermons. Il est certain qu'en Écosse ce fut un thème de prédication souvent choisi. Cette opinion était si répandue qu'il est inutile d'inventer un metteur en scène appartenant au clergé comme l'initiateur de sa mission. Même la monnaie à cette période proclamait que le Christ est roi, le Christ est empereur — Christus regnat, Christus imperat. Les monnaies avec cette inscription sont représentées dans la Vie illustrée de la Pucelle par Wallon. On a allégué que Jeanne était en relations spirituelles avec quelques prêtres dont deux sont nommés. L'un deux avait huit ans quand Jeanne quitta Domrémy, et l'on nous assure néanmoins qu'il entendit sa confession ! L'autre l'eut comme pénitente trois fois pendant un carême et une fois dans une autre occasion. Après avoir fait part de son message, la Pucelle, suivant Poulengy, s'en retourna chez elle accompagnée par Lassois. Les auteurs de deux chroniques écrites environ quarante ans après l'événement, assurent que Baudricourt pensa garder Jeanne comme bohémienne, comme fille perdue pour amuser ses soldats. Les mêmes affirment que l'année suivante Jeanne gagna la confiance de Baudricourt par une preuve extraordinaire de clairvoyance ou de vue à distance, que Baudricourt rapporta dans une lettre au dauphin. L'une et l'autre histoire ne reposent sur aucune autre autorité, mais nous aurions, paraît-il, plutôt tendance à accepter la première et à rejeter la seconde. Lassois en effet raconte que Baudricourt lui conseilla plus d'une fois de souffleter Jeanne et de la ramener chez son père ; mais on ne sait si ce conseil fut donné pendant sa première ou sa seconde visite à Vaucouleurs. Jeanne ne fut pas découragée. Un mois plus tard, à la veille de la Saint-Jean, elle dit à Michel Lebuin, un garçon de son âge : Il y a entre Coussey et Vaucouleurs une fille qui, avant un an d'ici, fera sacrer le roi de France à Reims. Elle le fit en effet trois semaines plus tard qu'elle ne l'avait annoncé. Elle parlait volontiers de sa mission. En 1420, avant de quitter la maison paternelle, un autre garçon de son âge, Jean Waterin, l'entendit dire plusieurs fois qu'elle rétablirait la France et la lignée royale. Certainement les voisins étaient au courant de ses intentions, car, ainsi que nous l'avons vu, son frère lui dit que toute cette histoire lui avait été mise dans la tête à l'arbre des Fées, allégation contre laquelle elle protesta. Il est digne de remarque que son père ne l'envoya pas à sa famille de Sermaize à plusieurs lieues de distance, craignant sans doute qu'elle ne trouvât là une escorte d'occasion pour la conduire au dauphin. Le 17 ou le 18 juillet 1428, le gouverneur de Champagne, Antoine de Vergy, se mit en campagne avec une force moins importante que celle qu'il espérait recruter, pour soumettre aux Anglais la région de Vaucouleurs. Le peuple de Domrémy se retira avec son bétail à Neufchâteau, à une distance de deux lieues en Lorraine. La famille de Jeanne logea chez une femme appelée La Rousse, qui tenait un hôtel. Ils y demeurèrent une quinzaine, dit Jeanne ; des témoins dirent, plus tard, quatre ou cinq jours. Les accusateurs affirmèrent que Jeanne y était venue seule, sans la permission de ses parents, qu'elle vivait de façon irrégulière, associée à des femmes de mauvaises mœurs, et qu'elle était employée comme bonne et apprenait à monter à cheval. Tout cela était faux et fut pleinement réfuté par les témoins de Domrémy qui avaient été à Neufchâteau en juillet 1428. A son procès de 1431, on demanda à Jeanne pourquoi elle avait assigné un jeune homme devant le juge de Toul pour rupture de promesse de mariage. Elle répondit : Je ne le fais pas citer ; mais c'est lui qui me fait citer ; je jurai, devant le juge, de dire la vérité ; et enfin je ne lui avais fait de promesse. Les accusateurs déclarèrent que Jeanne avait cité ce jeune homme en rupture de promesse de mariage, et qu'il refusa de l'épouser à cause de sa fréquentation des femmes de mauvaise vie de Neufchâteau. Que Jeanne ait promis d'épouser un jeune homme après avoir fait le vœu de rester pucelle si telle était la volonté de Dieu, et cela au moment où elle désirait vivement partir pour remplir sa mission, cela est impossible. Qu'elle poursuivît un amant récalcitrant devant une cour ecclésiastique, c'est une accusation absurde. Mais puisqu'il lui fallut pour cette affaire aller au moins une fois à Toul, à dix lieues de Neufchâteau — et plusieurs fois même dans la quinzaine, à en croire ses accusateurs —, elle dut avoir pris cette ville de Neufchâteau en aversion et avoir été heureuse, ainsi qu'elle le dit, de retourner à Domrémy. L'histoire que rapportent beaucoup d'écrivains, et d'après laquelle Jeanne aurait avoué avoir désobéi à ses parents à propos de ce mariage, est entièrement erronée. Elle ne dit rien de la sorte. De temps à autre, Jeanne fréquentait l'église de Greux, car le village de Domrémy avait été brûlé. Si les hommes de Vergy l'avaient incendié, pourquoi n'en firent-ils pas de même de Greux Si Domrémy fut brûlé pendant les premières semaines après le retour de Jeanne, elle dut voir son père et ses frères fort occupés à une tâche très familière aux paysans contemporains d'Écosse, la reconstruction de leurs habitations. Heureusement, ce travail fut favorisé par le beau temps de l'été, quand au dehors l'air est cependant frais pendant le calme des nuits. On ne sait rien de ce qui se passait à Domrémy pendant qu'on réparait les toitures — si elles avaient été détruites —, et que les meubles transportés à Neufchâteau au moment de la fuite étaient ramenés dans des chariots. On est seulement certain d'une chose, c'est que vers la fin d'octobre la Pucelle doit avoir appris qu'Orléans était assiégée par les Anglais, qu'ils s'étaient emparés des petites villes de la Loire en amont et en aval, avant-postes de la cité, et qu'ils y avaient mis des garnisons. Ils occupaient avec leurs groupes Meung et Beaugency, entre Orléans et Blois d'un côté, Jargeau de l'autre, entre Orléans et Gien. Orléans tombée, les Anglais avaient pour ainsi dire brisé le centre de la défense du dauphin, et de cette base ils pouvaient prendre à. leur guise, une à une, les belles cités de Blois, de Tours et de Chinon, ainsi que tout ce que le roi possédait encore. |