SI la France n'avait pas été en proie à des guerres cruelles, Jeanne eut probablement vécu et serait morte de façon aussi obscure que sa petite amie Hauviette. Sa mission était d'obtenir par conciliation, si possible, sinon par l'épée, la délivrance de la France des envahisseurs anglais ; de rétablir le véritable roi et de l'amener à régner convenablement et de façon chrétienne. S'il n'y avait pas eu menaces de danger national et d'esclavage, il n'y a pas lieu de croire que, comme sa compatriote et son aînée, sainte Colette, fille d'un charpentier, elle aurait embrassé la vie religieuse pour réformer quelques couvents et en fonder d'autres. Jeanne était née pour le grand air et non pour le cloître. Elle n'avait pas fait vœu de virginité perpétuelle, elle devait rester fille, nous l'avons vu, tant qu'il plairait à Dieu, vraisemblablement jusqu'à ce qu'elle eût accompli sa mission. Elle n'avait point l'ambition d'être une sainte. Délivrer la France, restaurer le vrai roi, était son unique objectif, sauf qu'elle rêvait, sa besogne accomplie, la France délivrée, à quelque grand geste de chevalerie chrétienne au moyen des forces réunies de l'Angleterre et de la France. La détresse de la France était le motif qui la dirigeait et qui l'inspirait. De nombreuses régions étaient dépeuplées, en beaucoup d'endroits le bois avait envahi le sol cultivé, dans d'autres la culture n'était possible que dans les environs des châteaux et des villes fortifiées. Au son de la corne d'alarme ou de la cloche du beffroi, les bestiaux couraient spontanément aux lieux de refuge. Les environs de Domrémy étaient-ils ainsi pillés et dévastés ? Cela est matière à discussion. A la bataille de Verneuil, le 17 août 1424, la France fut battue à plate couture. Si nous recherchons quelle épreuve ou quel désastre national fut plus particulièrement capable de stimuler la Pucelle, c'est Verneuil, qui dans l'année et l'été probables de ses premières Visions (1424), attire naturellement l'attention. Mais ni dans les dires de Jeanne, ni dans ceux de ses contemporains de Domrémy, nous ne trouvons la preuve qu'elle ait songé plus sérieusement que les autres enfants à la condition de son pays, jusqu'à ce que la lumière fût venue et que la Voix lui eût parlé de la grande pitié qui était au royaume de France. Elle peut avoir pleuré en secret, mais elle ne le dit pas, et aucun de ceux qui parlent de ses dévotions n'ajoute qu'elle était triste par douleur patriotique. Des historiens, et particulièrement le regretté et
sympathique érudit Siméon Luce, ont retrouvé dans d'anciens documents
beaucoup de particularités relatives aux tribulations de Domrémy entre 1419
et 1428. Le spectacle de ces peines est censé avoir poussé Jeanne à la
résolution désespérée de marcher à la tète des armées ; mais elle n'était pas
comme la jeune demoiselle de Saragosse ; elle ne rivalisait pas non plus avec
cette brave et bonne fille Mary Ambree[1], quand la vague de la guerre atteignit son propre village
; elle ne prit pas le jaseran, la salade d'acier ainsi que l'épée, comme cette
légendaire belle Liliard qui combattit encore après
avoir perdu ses deux jambes, quand le courageux Buccleugh lutta contre
le puissant lord Evers à la bataille d'Ancrum Moor. Ce n'est pas chez elle
que Jeanne trouvait grande pitié, mais en France, et c'est pourquoi elle voulait y aller.
Elle n'était point une virago, aussi son premier désir était-il de persuader
aux Anglais de s'en retourner chez eux paisiblement, comme les alliés et non
comme le fléau de la France. Elle était pieuse surtout, elle voulait que le
dauphin fût consacré et qu'il régnât comme vassal de
Dieu et son lieutenant sur un royaume paisible et religieux. Sainte
Colette réformait les couvents ; Jeanne voulait ramener le royaume à la
liberté, au devoir et à la religion. Elle avait cette foi qui transporte les
montagnes, et c'est par sa foi qu'elle accomplit des prodiges militaires pour
la conversion des Anglais. La seule vue des souffrances de son village ne
pouvait pas suggérer ces idées, et ne les suggéra à aucun autre enfant de
Domrémy ou de Greux. L'enfance est sans souci et mobile, quoique patriote. Dans cette période le peuple devenait stoïque et prenait le plaisir où il se présentait. Jamais les jeux et les sports athlétiques ne furent plus en faveur, écrit Siméon Luce, que pendant la guerre de Cent ans. Le hockey et le football étaient les passe-temps favoris des campagnards. Domrémy était un village salubre, un endroit agréable, remarquable à juste titre par la longévité de ses habitants, comme nous le voyons par l'âge des contemporains de Jeanne, témoins au procès de réhabilitation et dont les âges sont 70, 33, 80, 70, 56, 54, 60, 56, 70, 60, 90, 60, 40, 45, 45, 60, 44, 50, 46, 66, 50, 57, 44, 50, 60, 54, 64, 60, 60, 64, 38, 47 ans. En 1456, la mère de la Pucelle, en admettant qu'elle s'était mariée à dix-sept ans, avait soixante-quatre ans. Ces pauvres laboureurs menaient à Domrémy une existence saine ; adonnés pour la plupart à l'agriculture et à l'élevage des porcs qu'ils vendaient sur des marchés éloignés, ils n'abrégeaient pas leurs jours en se lamentant sur leurs périls et leurs misères. Et cependant, durant le cours de leur existence ils avaient échappé à nombre de dangers, entourés qu'ils étaient par des seigneurs belliqueux et pillards, les ducs de Lorraine et de Bar, le comte de Vaudemont, le damoiseau de Commercy, qui tantôt combattaient pour la Bourgogne, tantôt pour la France, tantôt pour leur propre compte. En 1419, ce dernier était engagé dans une guerre privée avec ses voisins, et Jeanne, loin d'avoir le cœur brisé, aidait, par crainte des hommes d'armes, à conduire les bestiaux dispersés au château de l'îlot, appelé l'Île. Mais à la réflexion, elle a dû agir ainsi après 1419, quand elle était plutôt jeune pour une bergère et que le château n'avait pas encore été loué par son père et d'autres associés. En 1419, le damoiseau combattit à Maxey, sur la rive droite de la Meuse, vis-à-vis de Domrémy, ses ennemis particuliers. Il prit et rançonna quelques prisonniers, parmi lesquels le mari de l'une des marraines de la Pucelle. Il était écuyer, propriétaire, et cet événement était fortune de guerre. Il ne s'agissait pas là d'une attaque contre de pauvres laboureurs. Ces hommes appartenaient à la noblesse, et c'est sur l'honneur de nos noblesses qu'ils jurèrent de maintenir le traité signé pour leur rançon. En 1419-1420, des bandes d'Anglais et de Bourguignons rôdaient çà et là pour piller, et Jacques d'Arc avec cinq ou six de ses voisins loua le château de l'Ile comme lieu de sûreté pour le bétail. Chaque fois que se répandait le bruit d'une incursion, on y conduisait porcs, brebis et vaches, mais nous ne savons pas si le château, avec ses murailles fortifiées et son fossé, fut jamais assailli. En 1423, le duc de Lorraine eut une lutte avec le fameux La Hire, plus tard le compagnon d'armes de Jeanne. Dans cette affaire un nommé Turlaut, qui avait épousé une cousine de la Pucelle, fut tué par une halle ou la pierre d'un canon, au siège de Sermaize, pays très éloigné de Domrémy. A l'âge de onze ans, la mort d'un parent qui n'est point très proche n'est guère susceptible d'impressionner beaucoup un enfant. Le 7 octobre 142.3, les délégués des gens des villages jumeaux de Domrémy et de Greux consentirent de façon formelle à payer une redevance annuelle en argent au damoiseau de Commercy, pour leur protection. La somme était de deux gros pour chaque foyer ou ménage. d'un gros seulement pour les veuves. Le gros était une. fraction de la livre. Vingt-cinq gros en général faisaient l'écu d'or. Dans ce long contrat légal entre les paysans et le damoiseau, Jacques d'Arc apparait comme le doyen de son village. Les gardes, ou taxes de gardes, correspondaient au tribut extorqué par les chefs montagnards d'Écosse à leurs voisins de la plaine, pour la protection de leur bétail, et l'aide apportée à le reprendre quand il avait été volé. Mais en Écosse tel contrat était illégal, tandis qu'en France il était entouré de toute la solennité et de tout le jargon technique de la loi. Il est évident que si les paysans avaient réellement la protection pour laquelle ils pavaient annuellement la somme de deux gros par foyer, cette imposition était plutôt légère. La population de Domrémy était en bloc estimée à trente foyers ou ménages, et Greux était presque de la même importance. Ainsi pour soixante foyers — en laissant les veuves hors de compte — le damoiseau ne recueillait pas plus de cent vingt gros par an. Toutefois une grande autorité moderne n'estime pas à moins de 220 écus d'or cet impôt payable à la Saint-Martin. Même si nous admettons qu'il y avait à Domrémy et Greux quatre-vingts ménages au lieu de soixante, il est impossible d'expliquer comment un impôt annuel de 16o gros peut monter à 220 écus d'or, puisque le gros n'était qu'une fraction de la livre et qu'il fallait de deux livres et demie à trois livres et demie pour faire un écu d'or. Dans une note relative à ce passage nous avons essayé d'élucider les faits et de montrer que le chiffre de cette taxe a été beaucoup exagéré. On est autorisé à suggérer que les atrocités de la vie à Domrémy pendant l'enfance de la Pucelle, prennent, dans les récits, un caractère d'exagération mythologique. En 1425, Henri d'Orly fit une razzia sur les troupeaux de Domrémy et de Greux et les conduisit à quelques lieues, à son château de Doulevant et à Dommartin-le-Franc. La dame d'Ogiviller cria haro au comte de Vaudemont à Joinville, qui envoya Barthélemy de Clefmont avec sept ou huit cavaliers sur la piste, tout comme Buccleugh et Watty Grieve expédièrent des hommes pour suivre le bétail de Jamie Telfer, dans la ballade écossaise. Les vaches furent recouvrées après une escarmouche identique à celle où le capitaine de Bewcastle fut pris par les Armstrong, et les troupeaux furent rendus aux paisibles pâturages de Domrémy et Greux. Ce fut Siméon Luce, après Quicherat l'écrivain le plus
érudit et le plus compréhensif parmi ceux qui ont étudié l'histoire de la
Pucelle, qui découvrit l'histoire du rapt du bétail et l'heureuse poursuite à
la piste qui eut lieu dans l'été de 1425. Charmé de sa trouvaille, il suppose
que la reprise des vaches, l'échec des Anglais au Mont-Saint-Michel à la fin
de juin 1425 et leur invasion du Barrois, étaient des événements expliquant au moins dans une certaine mesure la première
apparition de l'archange à la petite Jeanne, qui ne le reconnut pas.
Si Boulainvilliers est véridique quand il raconte que Jeanne entendit pour la
première fois la Voix et vit la lumière après un transport
l'ayant mise comme hors d'elle-même, à la suite d'une course
fatigante, cette course, prétend Luce, dut être l'une des réjouissances qui
suivirent le retour des troupeaux volés. Après l'excitation de la victoire
qui lui valut un bouquet, prix de l'épreuve, Jeanne, dans un moment de pieux
remords, se fit presque des reproches d'oublier que
tous les maux auxquels son village natal, par une faveur remarquable de la
Providence — et des huit cavaliers —, avait
échappé, continuaient à sévir sur le reste du royaume..... C'est, au moins suivant notre hypothèse, l'enchaînement
des circonstances qui l'amenèrent à se croire appelée par le ciel à être
l'instrument du salut de son pays. De telles considérations dénotent vraiment un excès d'ingéniosité. Les premières Voix peuvent avec le plus de probabilité être fixées à l'été de 1424, peut-être après le désastre de Verneuil le 17 août. De fait, nous ne savons rien sur les conditions qui déterminèrent la venue des Voix, des lumières et des anges. Si, à l'âge de douze ou treize ans, Jeanne avait été en prières continuelles et ferventes, adonnée aux jeûnes prolongés du carême, si Voix et visions étaient survenues pour la première fois en carême et non pendant les chaleurs au cœur de l'été, ses exercices religieux et son corps fatigué par les abstinences du jeûne auraient pu la prédisposer aux hallucinations. Mais nous n'avons aucune preuve qu'elle fût d'un ascétisme et d'une dévotion aussi précoces. C'est après l'apparition des Visions qu'elle devint sérieuse, pensive, portée à la prière ; elle le dit elle-même. Qu'on ne nous accuse point de parler trop à la légère de l'état de Domrémy, de Maxey et de Greux. Cela n'est point notre intention. Nous essayons d'arriver à reconstituer le point de vue contemporain, de montrer comment les populations rurales au moyen âge et par la suite, se comportaient dans les temps de grande angoisse et de péril éventuel. Ils envisageaient leur condition d'autre façon que nous et l'affrontaient avec des cœurs plus assurés que les nôtres, à en juger par ce coup d'œil rétrospectif sur ce tableau de vols, de pillages et d'incendies que révèlent les recherches. En considérant l'entourage de Jeanne dans sa jeunesse, il ne faut pas que nous en tirions la conviction qu'il nous explique ce qu'elle devint. Le plus savant et le plus ardent de ceux qui ont exploré le milieu de Jeanne enfant, Siméon Luce, écrit : Montrer que Jeanne a trouvé dans le milieu ou elle a vécu quelques-uns des éléments de son inspiration, ce n'est diminuer, à le bien prendre, ni son mérite ni sa grandeur. Sa grandeur fut dans son propre esprit et dans quelque chose de plus large et de plus profond. Il est probable qu'avec les années, un élément plus grave et plus solennel pénétra dans la religion de la Pucelle. L'axe de sa dévotion ne fut plus orienté vers ses saints, mais vers son Maître (Messire), Notre-Seigneur, et vers le nom de Jésus. Ses lettres pendant sa mission commençaient habituellement par ces mots : JÉSUS MARIA. La bague de laiton ou d'électrum — or avec un fort alliage —, que son père et sa mère lui avaient donnée, portait les noms de JÉSUS MARIA. Bien que tout ait été dit sur cette bague qu'elle aimait à regarder, sa possession ne semble pas avoir eu comme conséquence une dévotion spéciale au nom divin. De telles bagues d'un caractère particulier, sans le sceau, mais avec une saillie centrale, deux côtés obliques et la gravure de noms sacrés — ou des figures de saints, la Vierge et un prêtre tenant un calice —, étaient communes au début du XVe siècle, et étaient censées remède souverain contre l'épilepsie. La bague tant suspectée par les juges de Jeanne, était une bagatelle de la sorte. Pour ce qui est de sa dévotion à Notre-Seigneur, elle fut plus tard manifestée sur son étendard, et le dernier mot de ses lèvres mourantes fut Jésus. On a montré avec beaucoup d'érudition qu'une dévotion spéciale à Notre-Seigneur fut inculquée par les frères mendiants et prêcheurs de l'ordre de saint François — qui en règle générale étaient du parti français —, et en 1427-1429 par Bernardino de Sienne, en même temps que par un certain frère Richard, fou enthousiaste qui était censé, chose probablement inexacte, prêcher Le Christ et le pays, et qui prédisait l'avènement de l'Antéchrist dans la Champagne à la fin de 1428. La Pucelle ne le vit qu'à l'époque où elle avait déjà remporté ses grands succès, et elle ne s'en laissa pas imposer par cet exalté. Il peut être plus utile de rappeler que sainte Colette employait le nom de Jésus comme l'enseigne de ses réformes et l'en-tête de ses lettres, et que son influence était puissante parmi les personnes pieuses. La dévotion à Jésus peut encore avoir été suggérée à Jeanne par les sermons des prédicateurs franciscains, bien cure tout ce dont nous sommes certains sur ses plus anciennes relations avec eux soit qu'à Neufchâteau elle se confessa deux ou trois fois à des frères mendiants. C'était à son curé qu'elle s'adressait d'habitude. Quand il ne pouvait pas la recevoir, elle avait obtenu de lui la permission d'aller trouver un autre prêtre. Quoi qu'il en soit, qu'il s'agisse de l'influence de sainte Colette, à ce moment au plus haut degré de sa réputation, ou de celle des sermons des cordeliers ambulants, ou bien enfin de l'effet de ses propres réflexions, la dévotion à Notre-Seigneur, Messire, fut la base inébranlable de la croyance de la Pucelle avant qu'elle eût entrepris sa grande aventure, et c'est dans cette foi qu'elle décida de vivre et de mourir. Elle n'eut jamais de visions de son Maître, en dépit d'un bruit de l'époque dénué de fondement. Les saints étaient ses frères du Paradis ; son Maître était le Christ, qu'elle ne chercha point, comme sainte Colette, par de cruelles mortifications du corps, par une torture volontaire et une extase vaine, mais qu'elle suivit sur le chemin de la guerre, âme de fer dans la pureté virginale du corps que recouvrait son armure. |