Serai-je nonnette, oui ou non? Serai-je nonnette? Je crois que non ! Derrière chez mon père Il est un bois taillis, Le rossignol y chante. Et le jour et la nuit Il chante pour les filles Qui n'ont pas d'ami ; Il ne chante pour moi, J'en ai un, Dieu merci ! DES couplets comme celui-ci, qui ont été sur les lèvres des jeunes chanteuses pendant tant de générations, étaient déjà fredonnés à l'époque de Jeanne d'Arc. Ces anciennes chansonnettes nous montrent, avec les fêtes et danses sous le beau mai plus charmant que le lys, la gaieté qui existait dans l'ancienne France en dépit de guerres cruelles. Peut-être les gens du peuple n'étaient-ils ni moins heureux ni moins innocents que les paysans de notre temps décrits dans La Terre par Émile Zola. Ils n'étaient point esclaves dans les ateliers, ils ne connaissaient point la conscription. Ils avaient une croyance consolante et poétique. Nous avons vu que Jeanne avait sa part dans les chants et les danses. Où les oiseaux chantent dans les ballades françaises : Mariez-vous, fillettes, mariez-vous, c'était là, dans le jardin de son père, que les Voix lui étaient venues, qui devaient faire d'elle La gloire et la honte de son pays. Nous avons deux versions de la façon dont les Voix vinrent à la Pucelle ; elles ne sont pas inconciliables. La première est dans une lettre du 21 juin 1429 déjà citée, écrite par Perceval de Boulainvilliers à Jean (ou Philippe ?), duc de Milan : Mon très honoré Seigneur. L'auteur était chambellan-conseiller du roi Charles VII et sénéchal du Berry. Il avait été employé pour l'enrôlement des recrues au service français, en Écosse et en Lombardie. Probablement il écrivit cette lettre du 21 juin sur les témoignages rapportés de Domrémy par les envoyés de la commission de savants qui examina la Pucelle à Poitiers en mars-avril 1429, ou bien il peut avoir eu indirectement connaissance de ce qu'elle avait dit à ces docteurs. Il raconte que dans sa treizième année, en compagnie de quelques autres jeunes filles qui gardaient les brebis dans la prairie commune, elle fit une course pour gagner un bouquet de fleurs ou quelque autre prix. Elle gagna si aisément et courut de façon si rapide, qu'aux veux des spectateurs ses pieds ne semblaient pas toucher le sol. Une de ses compagnes cria : Jeanne, je vous vois voler près de terre. La course finie, Jeanne, parvenue au bout du pré, fut comme transportée et distraite — rapta et a sensibus alienata. Tandis qu'elle se reposait et se remettait, il y avait près d'elle un jeune garçon qui lui cria : Jeanne, va à la maison, car ta mère a besoin de toi. Croyant que c'était son frère ou quelque autre gamin du voisinage, elle se hâta de s'en retourner chez elle. Sa mère l'ayant rencontrée, lui demanda pourquoi elle revenait et avait laissé son troupeau. Ne m'avez-vous pas envoyé chercher ? demanda l'innocente fille. — Non, dit la mère. Supposant que le jeune garçon lui avait joué un tour, elle se disposait à retourner vers ses camarades, quand tout à coup un nuage brillant passa devant ses yeux et il en sortit une Voix disant qu'il fallait changer sa vie et faire de merveilleuses actions, car le Roi du Ciel l'avait choisie pour aider le roi de France. Elle devrait revêtir des vêtements d'homme, porter les armes, être capitaine dans la guerre, et tout serait ordonné suivant son avis. La Pucelle fut stupéfiée d'un tel présage et demeura incrédule, mais les apparitions continuèrent de jour et de nuit. Elle n'en parla à personne sauf au curé, et en 1429 ces phénomènes axaient duré presque cinq années. La première Vision, au témoignage de Boulainvilliers, doit
selon toute apparence avoir eu lieu de 1424 à 1425, quand Jeanne, comme elle
le dit au procès de condamnation, avait à son idée environ treize ans.
L'ordre dont fait mention Boulainvilliers de porter des habits d'homme — si
elle reçut cet ordre — n'est pas antérieur à février 1429. D'après la
déposition de Boulainvilliers, aussi bien que d'après la sienne, Jeanne
n'avait jamais rêvé d'aider le dauphin avant les suggestions anormales des
Voix. Suivant sa version, elle ne s'en ouvrit même pas à son curé ou à aucun
autre prêtre. Boulainvilliers dit qu'elle en parla à son curé seulement.
Quant au propre récit de Jeanne relativement à ses Voix, lorsqu'elle fut
examinée à Rouen en 1431, elle dit franchement : Vous
pourriez bien me demander telles choses sur lesquelles je vous répondrais la
vérité, et telles autres choses sur lesquelles je ne vous répondrais pas. Elle persista dans cette attitude. Elle jurait de dire la vérité autant que les questions se référeraient au procès — tangentes ad processum — ou à la foi — ad fidem —, mais elle entendait rester juge de ce qui s'y rapportait. Sur certains points, spécialement les Visions concernant son roi, elle ne pouvait pas répondre sans se parjurer, sans rompre son serment de silence. Sur d'autres elle n'était pas libre de parler sans la permission de ses Voix. A leur sujet et sur les Visions des saints, on ne put l'amener à entrer dans les détails. Pour ce qui concerne son récit sur ce point, quand elle se sent libre de parler, nous pouvons accepter son témoignage comme absolument véridique. Si étonnant que cela paraisse, ces phénomènes étaient réels pour elle ; elle était As true as truth's simplicity And simple as the infancy of truth. Aussi vraie que le vrai dans sa simplicité, Aussi simple que l'enfance de la vérité. La menace même de la torture et la vue du chevalet ne brisèrent pas sa ferme résolution de cacher certaines révélations. Avant de donner le compte rendu des Visions et auditions telles que Jeanne les exposa à ses juges, il est nécessaire de déclarer qu'aucun critique, si sceptique soit-il, n'a mis en doute sérieusement sa véracité. Au dernier jour de sa vie, quoique sa foi dans l'origine céleste de ces phénomènes ait été ébranlée pendant une heure, elle déclara que quelle que fût l'influence extérieure d'où ils provenaient, ils étaient objectifs, comme nous dirions, ils avaient une cause qui lui était étrangère, ils n'étaient pas des illusions, mais des manifestations d'êtres en dehors d'elle-même. Sa propre déclaration de leur origine, telle qu'elle fut faite à ses juges, se déroule ainsi : Quand j'eus treize ans (ou environ) j'entendis une voix de Dieu pour m'aider à me bien conduire. La première fois j'eus grand'peur ; il était environ midi, c'était l'été, dans le jardin de mon père. Je n'avais pas jeûné la veille — c'est sans doute la réponse à une question —. J'entendis cette Voix à droite, du côté de l'église. Rarement je l'entends sans qu'elle soit accompagnée de clarté. Cette clarté est du même côté que la Voix. On a supposé que la lumière venait toujours de côté et du même côté, d'où l'on a conclu en matière d'argument que Jeanne d'Arc était peut-être hystérique, étant sujette à des hallucinations unilatérales. Mais elle dit aussi à ses juges, en réponse à une question sur une apparition, qu'il y avait beaucoup de lumière de tous côtés — ab omni parte —, et comme il convenait — et quod hoc bene decet. Il est possible qu'elle faisait simplement allusion aux lumières dans la salle de Chinon, où pour la première fois elle rencontra son roi. On lui demanda comment elle pouvait voir une lumière qui dans l'un des cas n'était pas en face d'elle ; question puérile à laquelle elle ne fit point de réponse. Les premières émotions furent la peur et l'incertitude de ce que ces choses pouvaient signifier. Elle comprit cependant que cela la désignait comme un être choisi. La première fois que j'ai entendu la Voix, je fis le vœu de garder ma virginité tant qu'il plairait à Dieu. Si ses juges avaient été au courant de la superstition des sorcières écossaises et de ce dicton : Dans nos assemblées nous ne saurions rien faire sans notre vierge, ils auraient pu défigurer ce vœu conditionnel de virginité pour en tirer une preuve de sorcellerie. Elle crut que la Voix était de Dieu, et après l'avoir entendue trois fois elle la reconnut pour la Voix d'un ange, mais elle ignora quel ange. Cette Voix assurait la santé de son âme. Comment savait-elle cela ? — Parce qu'elle lui disait de se bien conduire, de fréquenter l'église, et qu'elle lui ordonnait d'aller en France. Il n'est pas clairement indiqué que cet ordre d'aller en France n'ait pas été donné au début : aucune preuve n'existe qu'il vînt plus tard, après une période de simples conseils religieux et moraux. Rien ne justifie l'hypothèse littéraire d'après laquelle les Voix se seraient longtemps bornées à de pieux avis, jusqu'au moment où quelque prêtre, l'entendant parler de ses Visions, décida les Voix à la pousser à se placer à la tête de l'armée. D'autre part, quand elle partit pour la France en 1429, elle dit à Jean de Novelonpont que durant quatre ou cinq ans (dès 1424 ou 1425) les Voix l'avaient pressée d'entreprendre sa mission. Depuis l'âge de douze ou treize ans elle recevait leur conseil. Cela se produisait deux ou trois fois par semaine. Encore ne voulait-elle pas dire sous quelle forme la Voix venait. Puis elle déclara qu'elle n'avait pu rester où elle était quand la Voix lui eut ordonné de faire lever le siège d'Orléans (commencé en octobre 1428), et elle fut interrogée sur d'autres points. Un de ses juges, Beaupère, cherchait à établir une relation de cause à effet entre les phénomènes qu'elle éprouva et les jeûnes du Carême, ainsi que le son des cloches. Elle paraît certainement avoir entendu les Voix pendant le carillon des cloches, dont la musique, dit Coleridge, frappait ses oreilles comme celles de Dick Whittington : Most litre articulate sounds of
things to come[1]. Le son des cloches n'était pas essentiel à l'audition des Voix. C'est là une certitude, ainsi que nous le verrons. Parfois, elle disait, que les Voix étaient celles de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Leurs têtes étaient couronnées de belles couronnes riches et précieuses. Là-dessus j'ai congé de Notre-Seigneur de vous le dire ; si vous en doutez, envoyez à Poitiers où j'ai été déjà examinée (mars-avril 1429). Sans doute elle paraît avoir décrit ses Visions tout au moins à la commission de Poitiers. S'il en est ainsi, les docteurs gardèrent le secret, car il n'y a d'allusion aux Apparitions ou même aux noms des saints dans aucun des témoignages qui précédèrent le procès de 1431. Le livre de Poitiers auquel elle faisait de fréquentes références, comme nous le montrons plus loin, ne fut pas exhibé. On ne sait rien à son sujet et il n'en est pas question dans le procès de 1450-1456. Sûrement quelqu'un fut intéressé à faire disparaître ou à détruire ce rapport, et ce quelqu'un n'était certes pas la Pucelle. Le président de la commission d'examen était l'archevêque de Reims, qui par la suite dénigra l'héroïne. Jeanne distinguait les saints non pas par une ressemblance à leurs tableaux, niais par les noms qu'ils se donnaient l'un l'autre et par leur manière de saluer. Elle avait été dans leur compagnie pendant sept ans (en 1431, par conséquent depuis 1424). Elle ne voulait donner aucun détail. Elle avait oublié laquelle des saintes lui était apparue la première, mais cela était consigné dans le registre de Poitiers. Avant la venue des saintes, l'archange Michel s'était manifesté et avait annoncé leur arrivée. Il y avait des anges dans sa compagnie. Je les vis avec les yeux de mon corps aussi clairement que je vous vois ; quand ils s'éloignaient de moi je pleurais et j'aurais bien voulu qu'ils m'emmenassent avec eux. Elle ne voulut point et ne voulut jamais décrire le vêtement et l'aspect de saint Michel. Qu'elle l'ait reconnu par ses armes, c'est une déclaration qu'elle n'a jamais faite, et bien qu'on ait cité à cet effet un passage de son témoignage, il ne contient pas un mot sur le sujet. Les Voix des saintes étaient belles, affables et douces. Elle ne sait si elles ont des bras. Elle les avait embrassées et avait touché sainte Catherine avec son anneau, et elle avait mis des chapelets près de leurs images dans les églises. Les saintes se révélaient à tous ses sens ; elles répandaient une odeur agréable, elle les vit, les entendit et les toucha. On allègue souvent que ces saintes apparaissaient à Jeanne parées des attributs qui les distinguent dans l'art religieux. Sainte Catherine aurait eu sa roue, sainte Marguerite son goupillon. Saint Michel aurait porté son armure. S'il en avait été ainsi, les Apparitions auraient pu être expliquées comme extériorisations fondées sur des images et des tableaux familiers. Mais la théorie est erronée. Si Jeanne avait vu saint Michel en armure, elle l'aurait reconnu instantanément. Mais elle dit : Je le vis maintes fois avant de savoir qu'il était saint Michel. Tant qu'elles ne se furent pas nommées, elle ne reconnut pas sainte Marguerite et sainte Catherine dont les images lui étaient pourtant familières. Elle parlait de saint Michel comme d'un vrai prud'homme ; et on a regardé cela comme une preuve que le mot prud'homme voulait dire un bon chevalier en armure, ce qui est absurde. Prud'homme voulait dire homme d'honneur et de sagesse ; les gens de Châlons l'appliquèrent au frère Richard. Dans la Chanson de Roland (circa 1180) un bon coup dans un combat est nommé un coup de prud'homme, mais à l'époque de saint Louis un bon homme était preu'-homme. Jeanne ne citait pas la Chanson de Roland ! Une chose est claire. J canne n'a pas fait sciemment choix de ses saintes. Elle ne savait quelles étaient ces brillantes figures jusqu'au moment où elles l'en avisèrent. Chose curieuse : tandis que, comme sainte Catherine, elle eut à défendre sa vie contre des clercs savants et des docteurs hostiles, l'archange saint Michel — d'après une biographie anglaise de sainte Catherine écrite au temps de la captivité de Jeanne — apparut pour consoler sainte Catherine prisonnière, mais ne se montra pas dans la prison de Rouen. Les Visions de Jeanne n'étaient donc pas réglées sur les légendes de son temps relatives à saint Michel et à sainte Catherine. Ce fut apparemment après les Visions que Jeanne devint assidûment pieuse, ce qui, d'après un des témoins de quelque douze ans plus âgé qu'elle, avait provoqué, avouait-il, ses moqueries et celles de ses jeunes camarades. Puisque saint Rémy était, comme nous l'avons vu, le patron de Domrémy, et que la légende de l'huile sacrée qui lui fut apportée, et qui était employée à la consécration des rois de France à Reims, était bien connue partout, il était naturel que Jeanne se représentât le couronnement du dauphin comme une partie de la tâche que lui imposaient ses saints. Cependant de son côté elle résista pendant trois ou quatre ans aux commandements de ses Voix de 1424 au printemps de 1428. Quand elles lui enjoignirent d'aller trouver Robert de Baudricourt, qui devait lui donner une escorte armée pour traverser la France et faire lever le siège d'Orléans (commencé en octobre 1428), elle répondit : Je suis une pauvre fille, ne sachant ni chevaucher ni guerroyer. Il est évident que Jeanne n'était pas plus grave que les autres petites filles au début de ses Visions (1424-1425), qu'alors elle devint plus dévote que les autres enfants, et qu'elle résista à cause de son sexe, de sa jeunesse, de sa pauvreté, de son ignorance, à l'appel de ses Voix, et cela pendant trois ou quatre ans, c'est-à-dire jusqu'au printemps de 1428. lin essai pour interpréter d'une manière plus ou moins plausible les phénomènes présentés par Jeanne sera exposé plus loin (appendice D). En attendant, nous devons nous rappeler que pendant des années, les conseils que lui donnaient ses Voix lui paraissaient, même durant les visions, aussi improbables qu'ils l'eussent été pour ses voisins les plus incrédules. Elle conservait, dit-elle, même en présence de ses saints, son bon sens habituel, dans ce que nous considérons cependant comme un état anormal. Ceci est la différence des extatiques entièrement absorbés dans leurs visions. Nous n'avons jamais entendu dire d'elle, qu'elle fut jamais immobile et en extase comme Socrate au siège de Potidée. La particularité de ses Visions, c'est qu'elles n'ont jamais fait obstacle à la connaissance active de ce qui l'entourait, en tant que l'attestent tous les témoignages. Elle entendit ses Voix sur l'échafaud où on la prêcha, tandis que la charrette attendait pour la conduire au bûcher, et elle les entendit aussi distinctement que le prédicateur dont elle interrompit l'insolence. |