LA PUCELLE DE FRANCE

HISTOIRE DE LA VIE ET DE LA MORT DE JEANNE D'ARC

 

CHAPITRE II. — DOMRÉMY. - PROPHÉTIES. - FOI ET FÉES.

 

 

DOMRÉMY où naquit Jeanne (6 janvier 1412) est un des nombreux villages nichés sur les bords de la haute Meuse. La rivière coupée de petits îlots et bordée de roseaux, roule en été ses eaux transparentes où l'on peut apercevoir la vandoise et le chabot et où le saut des truites amène parfois quelque remous. Comme un ruisseau du Hampshire coulant sur son lit calcaire, que borde un long ruban d'herbes ondulant au fil de l'eau, les rives sont un vrai jardin de plantes aquatiques, et la reine des prés répand son doux parfum dans les prairies. Après les pluies d'automne la Meuse, grossie, étale à travers la vallée de petites flaques marécageuses, où se réfléchissent la pourpre et l'écarlate des vignobles.

Sur une plus large échelle, c'est le paysage de la vallée du Test à Longparish, avec ses villages à toits rouges, ses moulins et ses écluses, mais sur la Meuse les collines avoisinantes sont plus élevées et couvertes de noires forêts. Le climat est tempéré, le peuple grave. Rarement mourir, ne jamais mentir est un proverbe local attestant la longévité et la loyauté des habitants.

La maison de Jeanne et l'église de village où elle priait existent encore quoique terriblement restaurées. Elles renferment peu de choses anciennes excepté l'antique bénitier qui a la forme d'un canon en pierre. Il y a là un bien petit nombre d'objets qui aient pu être familiers à la Pucelle, mais l'aspect de la contrée, la rivière où son père menaça de la noyer, le bois et même la claire fontaine mi jadis elle vit ses saints, tout cela demeure presque sans changements.

La Meuse, en coulant au nord, longe le bois Chesnu et sépare sur la gauche les villages jumeaux de Domrémy et Greux de Maxey et les deux hameaux de Burey, avant d'atteindre la ville fortifiée de la région, Vaucouleurs, alors occupée pour le dauphin par Robert de Baudricourt, un capitaine vaillant, rude et jovial. La villenage de Vaucouleurs, comprenant Domrémy et Greux, était une sorte d'îlot de loyalisme dans une région anglo-bourguignonne ou étrangère, au sens territorial du mot. La maison du père de Jeanne était séparée du duché de Lorraine par un ruisseau, ou même se trouvait du côté lorrain, car ce petit cours d'eau assez vagabond a pu changer de lit plus d'une fois. Quelle que soit la vérité sur ce point qui a provoqué un grand étalage d'érudition, Jeanne et Charles VII étaient d'accord en regardant Domrémy et Greux comme étant du territoire français, malgré l'expression du langage courant dans ce pays : aller en France, qui suggère l'idée que leur village peut avoir été regardé jadis comme relevant du côté lorrain de la Marche. A l'ouest, la Champagne, avec Troyes et Reims, était anglo-bourguignonne. En plusieurs endroits les seigneurs locaux étaient de faux Français, comme les Vergy, ou des personnages changeant facilement de parti, tels que Robert de Saarbrück, damoiseau de Commercy, qui rançonnait toute la contrée. Néanmoins Robert de Baudricourt tenait haut le drapeau de France dans le château de Vaucouleurs, qui durant la vie de Jeanne à Domrémy fut sérieusement menacé, autant que nous le savons du moins, en une seule occasion (1428).

Vers 1410, habitait à Domrémy Jacques d'Arc, natif de Ceffonds en Champagne, avec sa femme qui venait de Vouthon et s'appelait Isabelle (de Vouthon), dite la Romée, soit à la suite d'un pèlerinage à Rome ou à quelque sanctuaire, ou encore parce qu'elle avait hérite de ce surnom. La mère de la Pucelle était certainement dévote et, même à l'âge mûr, pleine d'énergie et de goût pour les pieuses aventures. Le mari et la femme étaient de bons catholiques, d'excellente réputation, et d'honorables cultivateurs. Jacques possédant des chevaux et du bétail, était en 1421 le doyen de son village, et en 1427 son représentant officiel pour une affaire litigieuse. Il était relativement riche et membre éminent de sa petite communauté.

En face de Domrémy, au pied de collines basses qui à l'ouest dominent la vallée de la Meuse, se trouvait un fort habituellement appelé le château de l'Ile. Il comprenait une vaste cour avec enceinte et fortifications, un grand jardin entouré d'un fossé et, de plus, une chapelle dédiée à Notre-Dame. L'île elle-même était formée par deux bras de la Meuse et appartenait à la famille des Bourlémont, seigneurs du village. Mais cette lignée des Bourlémont s'était terminée avant 1420 par une héritière dont la fille, qui avait recueilli les propriétés, s'était mariée avec Henri d'Ogiviller et vivait avec lui à Nancy.

Le château, la cour, les jardins et un pâturage à côté, étaient loués à un petit syndicat de villageois par un bail allant du 2 avril 1420 au 24 juin 1429, environ une semaine après l'époque où Jeanne se trouvait à la grande victoire de Patay. Ces paysans payaient la location de la forteresse abandonnée en argent et en nature. Ils étaient au nombre de sept, dont deux principaux tenanciers : Jean Biget, dont on ne sait rien de plus, et Jacques d'Arc, le père de la Pucelle. Jacques d'Arc était donc un personnage marquant par sa situation de vie, par la place importante à laquelle il avait droit dans le château de l'Ile, où ses enfants pouvaient s'amuser à jouer au siège et à représenter les épisodes de la vie des chevaliers, tandis qu'en temps de danger ils aidaient à conduire le bétail et les porcs des villageois dans la cour fortifiée.

L'imagination, qui joue un rôle trop grand dans les biographies de la Pucelle, la peut légitimement représenter marchant seule sous les peupliers dans les allées désertes du jardin féodal, sous les fenêtres vides du château silencieux et abandonné. Ne se peut-il pas que dans son imagination d'enfant elle se soit figurée être elle-même la châtelaine de cette forteresse de féerie, et qu'elle ait, dans un rêve vécu, répété les manières élégantes qu'elle devait apporter à la cour ?

De Jacques d'Arc nous savons bien peu de chose en dehors de son aversion naturelle pour l'étrange aventure de sa fille ; deux ans avant qu'elle eut déclaré sa mission, ayant rêvé avec horreur qu'il la voyait partie avec les hommes d'armes, il avait déclaré à ses fils que si cela se produisait, ils devraient la noyer, ou bien que lui-même s'en chargerait. La mort par l'eau, la mort par le feu, furent des menaces familières à Jeanne. Mon père et ma mère, a-t-elle dit, me tenaient en grande soumission. Elle ne leur désobéit qu'en une seule circonstance, en se rendant où ses Voix l'appelaient.

La Pucelle avait trois frères : Jacques ou Jacquemin, qui vivait à Vouthon, et Jean, ses aînés ; Pierre, plus jeune qu'elle, et une sœur, Catherine, qui mourut à un âge peu avancé.

Parmi ses proches les seules personnes d'éducation cultivée que l'on connaisse étaient un curé, son oncle maternel, et un cousin germain, Nicolas Romée, dit de Vouthon, un religieux de l'abbaye de Cheminon, qui plus tard fut son aumônier et son chapelain — et encore il y a quelques doutes à ce sujet —. Jeanne ne savait ni lire ni écrire, et sa mère lui avait appris le Credo, son Pater et son Ave Maria. L'année de sa naissance n'est pas connue d'une façon certaine : selon toute évidence ce fut de 1410 à 1412, et provisoirement nous acceptons, avec Siméon Luce, la date de 1412.

Quant au jour nous avons une indication. Après le triomphe d'Orléans, Perceval de Boulainvilliers, dans une lettre à un prince étranger, raconta l'histoire suivante : La Pucelle naquit la nuit de l'Épiphanie (le 6 janvier), quand les hommes célèbrent avec joie la venue du Christ. Tous les paysans de son village étaient remplis d'allégresse, et, ne connaissant rien de sa naissance, ils allaient çà et là s'informant de ce qui était arrivé de nouveau. Les coqs, comme les hérauts de la joie nouvelle, se mirent, contrairement à leur habitude, à chanter et à battre des ailes pendant deux heures, semblant prédire l'événement.

Il n'y a pas de raison pour que cela ne se soit pas produit. Les faits ne sont pas extraordinaires, mais très probables ; leur interprétation comme miracle fut faite après coup, quand Jeanne d'Arc devint célèbre comme la jeune fille qui avait promis de sauver la France. Nous savons que le jour des Rois était toujours une occasion de gaieté et de bruit, avec sa fête du roi et de la reine de la fève. Les villageois se réjouissaient bruyamment, et leurs promenades tapageuses réveillaient les basses-cours. En ce qui concerne les cris des coqs tirés rudement de leur sommeil :

Some say, that ever 'gainst that season comes

Wherein our Saviour's birth is celebrated,

The bird of dawning singeth all night long[1].

Ainsi l'histoire rapportée par Boulainvilliers se réduit à ceci : Jeanne d'Arc étant venue au monde le 6 janvier, les fêtes et le chant des coqs furent l'accompagnement naturel de cet événement.

On ne sait rien de sa première jeunesse jusqu'à douze ou treize ans, sinon qu'elle participait aux jeux des enfants du village.

Parvenue à cet âge, une fille intelligente, même dans un coin perdu et relativement tranquille, devait entendre beaucoup d'histoires sur la guerre, sur les ravages occasionnés par les Anglais, sur les routiers ou bandes armées qui combattaient tantôt pour l'Angleterre et la Bourgogne, tantôt pour les Armagnacs et le parti français, ou bien pillaient pour leur propre compte en profitant de l'anarchie générale. Ce serait une erreur étrange de croire que, comme il n'y avait pas de journaux, il n'y avait ni nouvelles ni intérêt aux affaires publiques. Dans les contrées telles que la France d'alors, la haute Écosse du XVIIIe siècle ou l'Afrique actuelle, c'était le devoir de chaque voyageur de raconter les nouvelles qu'il connaissait et d'en recueillir le plus possible. Sur les routes, des colporteurs, des marchands et des pèlerins allaient et venaient, tous avides de dire ou d'apprendre quelque chose de nouveau. Quand Jeanne racontait à ses juges que ses frères et les autres garçons de Domrémy, Français par sympathie, s'en revenaient ensanglantés, après s'être battus avec ceux de Maxey, de l'autre côté de la rivière, qui étaient Bourguignons, nous pouvons être sûrs que les pierres, jetées probablement en toute occurrence, l'étaient cette fois en l'honneur de la cause dont les pères de ces jeunes gens se disaient les champions. Les hommes plus âgés de Domrémy et de Maxey ne se battaient pas, mais ils discutaient sur le parti armagnac ou bourguignon. Ils avaient appris les combats du pont de Baugé et de Verneuil, et ils se réjouissaient ou s'affligeaient du résultat dans la faible mesure où cela affectait leur vie journalière. Née sur la rive droite de la Meuse, Jeanne aurait pu avoir des sympathies bourguignonnes, tandis que sur la rive gauche, les soucis de la France devenaient la source de son inspiration.

A peine, d'ailleurs, se regardait-elle comme Française d'origine. Des Voix lui avaient ordonné d'aller en France, comme si Domrémy était en dehors de la France — elle parla aussi plus tard de l'Ile-de-France comme de la France —. Mais sa fidélité compatissante envers le dauphin qu'elle ne nomma jamais roi avant son couronnement, était affaire de sentiment personnel autant que de patriotisme.

Les influences intellectuelles qui s'exercèrent sur elle, étaient celles de l'Église, des conversations ordinaires et de la tradition locale ; en fait, de la légende. Une jeune fille qui fréquentait assidûment l'église du village, séparée seulement par le cimetière du jardin de son père, devait entendre des sermons où l'on parlait de la politique et des souffrances du roi sans couronne. Des cordeliers errants, des frères franciscains mendiants, ayant en général des sympathies françaises, pouvaient avoir été reçus par son père et avoir, à son foyer, traité la politique à leur façon. La première idée de sa mission fut pour Jeanne qu'elle devait amener son prince à Reims, afin qu'il fût consacré avec l'huile sainte apportée à saint Rémy par un ange. Elle n'aurait pu par intuition spontanée découvrir l'efficacité mystique de la consécration du monarque et de l'huile de la sainte ampoule de saint Rémy, à la fois patron de Reims et de l'église de son village. Il est probable que le curé Minet, qui la baptisa, et d'autres prêtres parlaient souvent dans leur prône de la fameuse légende du saint patron. Les prédicateurs, les histoires populaires religieuses et les représentations des mystères devaient lui procurer sur les autres saints de copieux renseignements. Il y avait de nombreuses reliques portées, de place en place pour être exposées, et les femmes aimaient à les toucher de leurs bagues. Jeanne, avec les autres enfants, portait des guirlandes de fleurs aux sanctuaires vénérés, à Notre-Dame de Bermont, par exemple, et entendait raconter les légendes de la chapelle. Pour elle Charlemagne était aussi saint que saint Louis, mais ses prédilections allaient à sainte Catherine d'Alexandrie et à sainte Marguerite. Dans la suite sa sœur fut nommée Catherine, du nom de la sainte à laquelle était dédiée l'église de Maxey.

L'habileté dialectique avec laquelle sainte Catherine vainquit les docteurs d'Alexandrie n'a pas dû être pour l'ignorante qu'était Jeanne le côté le plus attrayant de sa légende. La Pucelle devait lutter contre des docteurs chicaneurs, d'abord à Poitiers, à l'aurore de sa grande épopée, puis à Rouen, à son déclin. Sainte Catherine ne saurait avoir montré plus de subtilité, de fidélité et de sagacité naturelle que Jeanne. Sainte Marguerite était presque d'égale renommée.

Le troisième des guides spirituels de Jeanne, saint Michel, était très populaire en France à l'époque. Il gardait contre les Anglais le château de Saint-Michel en Normandie. C'était un archange armé et militant qui figurait sur l'étendard de Charles VII.

En France chaque enfant avait de nombreuses occasions de voir les images et les reliques des saints, et leurs effigies sur les vitraux des églises. Un enfant pieux était et est encore consacré à quelque saint ou sainte. Jeanne ne différait point de ses dévotes compagnes. Telle fut sainte Thérèse quand elle partit toute jeune pour chercher le martyre parmi les Maures.

Mais l'objectif de Jeanne était d'agir plutôt que de souffrir. Entre temps elle jouait et dansait avec les autres enfants, quand, à l'âge d'environ treize ans, il y eut avec les Visions et les Voix un changement soudain dans sa vie. Après cela il lui arriva rarement, dit-elle, de danser et de chanter.

Les jeux des enfants étaient associés à des idées en rapport avec la légende populaire et la religion. Les contes de fées n'influençaient point Jeanne, bien que devant avoir pour elle les plus redoutables conséquences. La place du chêne et des autres arbres, dans les anciennes religions du culte de l'arbre, a été établie par les études de M. Frazer pour les croyances classiques ; et, grâce aux histoires des druides dans la Bretagne celtique, elle est connue du peuple. Les vieilles religions ont la vie dure, elles laissent après elles des superstitions campagnardes, qui s'attachèrent au chêne de Domrémy comme à Eildon Hill, en Écosse.

A environ une demi-lieue de Domrémy et visible, au dire de Jeanne, de la porte de la maison paternelle, était une forêt dite le bois Chesnu, nemus quercosum. Or, suivant Jean Bréhal, inquisiteur et l'un des clercs légistes qui furent juges dans le procès de réhabilitation (1450-1456), le vieux nom nemus canutumbois Chénu — était celui de la forêt où, suivant une ancienne rumeur populaire, devait naître une Pucelle qui accomplirait de grandes prouesses. Il n'y a pas de raison de supposer que les fausses prophéties de Merlin furent les moyens par lesquels quelque prêtre inconnu mit en œuvre la jeune inspirée, ou que sans ces fraudes pieuses les merveilles de la Pucelle ne se seraient pas produites. L'inspiration de la Pucelle eut son point de départ dans ses Visions et dans ses Voix en 1424 on 1425. Nous n'avons aucune preuve qu'elle ait entendu parler de la prophétie de Merlin sur la Vierge victorieuse, jusqu'à une époque postérieure à celle où elle annonça sa mission (1428-1429), et il n'y avait nul besoin d'un prêtre retors pour faire parvenir à ses oreilles l'ancienne rumeur populaire.

Le bois de chênes, où les porcs, principal article d'exportation de la région, se nourrissaient de glands, abritait aussi des loups, et l'histoire rapporte qu'ils ne firent jamais de mal aux brebis que gardait Jeanne. L'ennemi ne toucha jamais au bétail d'aucun de ses amis. Cette anecdote vient en ligne droite de Domrémy avec celle du chant des coqs, et elle laisse à penser que les villageois souffrirent peu, si tant est qu'il y eût souffrance, du fait des routiers. Comme leurs troupeaux paissaient sur les terres communales près du village, surveillés à tour de rôle par les enfants des divers parents, il est probable que toutes les petites bergères furent aussi heureuses que Jeanne. D'après un contemporain hostile, les oiseaux venaient manger sur ses genoux, fait qui n'a rien de surprenant si l'enfant s'asseyait tranquillement à l'écart.

La forêt possédait d'autres hôtes que les oiseaux et les loups. Comme le dit Jeanne à ses juges, il avait près de Domrémy, un hêtre appelé l'arbre des Dames ou des Fées, et tout à côté une fontaine. On croyait que cette eau jouissait de propriétés médicales, et Jeanne avait vu des gens y venir pour être guéris de la fièvre. S'en étaient-ils bien trouvés ? C'est ce qu'elle ignorait. Il y avait aussi un grand arbre appelé le beau Mai, où elle avait coutume de danser avec les autres petites filles et de tresser des couronnes pour Notre-Dame de Domrémy, et à faire un homme de mai, comme en Angleterre on fait un Jack in the green. Elle avait souvent entendu dire à ses aînés que les fées — dominæ fatales, fatales pour elle, ainsi qu'on en eut la preuve plus tard — venaient là pour y faire la conversation. Une de ses propres marraines, femme du maire Aubery ou Aubrit, prétendit qu'elle avait vu les fées. Jeanne ne savait si c'était vrai ou non. Il ne s'agissait là sans doute que d'un conte de marraine. Jeanne soutint qu'elle n'avait à sa connaissance jamais vu de fées à cet arbre. Avec les autres petites filles, elle suspendait des guirlandes aux branches, les laissant parfois sur place, parfois les remportant. Après qu'elle eut eu connaissance de sa mission, elle dansa peu en cet endroit et chanta plus qu'elle ne dansa. Les jours graves avaient commencé quand elle apprit qu'elle devait aller en France. Pour elle, elle n'avait jamais pensé qu'il y eût des fées dans le bois, mais un de ses frères lui rapporta qu'au dire des commères du voisinage elle avait pris son malceperat factum suum — dans le bois. Elle affirma à son frère que cela était faux.

Quand elle s'en vint à Chinon auprès du dauphin, quelqu'un lui demanda si le bois Chénu était dans son pays, car il y avait des prophéties annonçant que de là viendrait une Pucelle qui ferait des merveilles. Jeanne elle-même n'avait aucune confiance dans ces prédictions. En cela elle était plus avisée que les savants ses aînés qui l'interrogeaient. Plus tard, en 1429, avant de se rendre à Chinon, nous constaterons qu'elle parla de cette prophétie ou d'un dicton analogue.

Les juges de Rouen avaient fait des enquêtes à Domrémy, et lui adressèrent sur les légendes populaires — ou plutôt, dans leur esprit, sur les histoires de démons — des questions auxquelles elle répondit. Ils demandèrent ce qu'elle savait de ceux qui voyagent en l'air avec les fées. Elle en avait entendu parler, mais n'y croyait pas. Nous avons encore le souvenir de légendes populaires dans le témoignage de Morel, paysan de Greux. Depuis qu'on a lu à haute voix l'évangile de saint Jean dans les lieux hantés, les fées sont parties. Le dimanche de Carême dit Lætare était appelé le jour des Fontaines. Garçons et filles avaient coutume de danser ce jour-là auprès de l'arbre des Fées ; on organisait une fête champêtre, on y mangeait de petits gâteaux faits pour la circonstance, on buvait de l'eau et l'on chantait auprès de la fontaine des Groseilliers. Suivant Jeanne Thesselin, d'après un roman qu'elle avait entendu lire à haute voix, l'arbre servait de rendez-vous à Pierre, sire de Bourlémont, et à la fée dont il était épris, comme Thomas d'Ercildoune se rencontrait auprès de l'arbre d'Eildon avec la reine des fées. Quant aux fêtes qui avaient lieu sous l'arbre, c'étaient des assemblées officiellement reconnues. Pierre de Bourlémont, seigneur du pays, et sa femme Béatrice prenaient part d'habitude à ces fêtes champêtres, qui se tenaient le dimanche de Lætare. Ils buvaient à la fontaine, et l'Église prenait sous son patronage ce qui peut-être était une survivance du paganisme ou bien une simple fête traditionnelle. On n'a pas de preuves que Jeanne allât seule à l'arbre ; elle s'associa à ce que la jeunesse faisait et continua de faire.

Les juges firent de leur côté un mauvais usage de ce renseignement, qui pour nous est une preuve que les enfants de Domrémy étaient gais et joyeux et qu'ils ne ressentaient point la sombre influence de la guerre. Peut-être l'ancien culte celtique de l'arbre prêtait-il alors comme à présent sa grâce au côté romantique de la vie enfantine. Au printemps, dit Gérardin, un paysan de soixante ans, cet arbre est aussi beau que les fleurs de lys ; ses feuilles et ses branches balayent le sol. Ces braves gens n'étaient point des rustauds. Le même témoin disait qu'il avait connu la Pucelle. Elle était modeste, simple, dévote ; elle s'en allait avec plaisir à l'église et aux lieux consacrés, travaillait, causait, bêchait dans les champs et faisait la besogne nécessaire du ménage.

C'est là le résumé de tout ce que les voisins survivant à Jeanne avaient à dire en 1450-1456 sur la pensive jeune fille aux cheveux noirs et à l'heureux visage. Voici les questions qui leur furent posées au procès de réhabilitation conduit par l'inquisiteur en 1450-1456 après un prélude relatif à ses proches parents, parrains et marraines :

1° Fut-elle de bonne heure et convenablement instruite dans la foi et dans la morale, en ayant égard à son âge et à sa situation sociale ?

2° Comment se conduisit-elle dans sa jeunesse, depuis sa septième année jusqu'au moment où elle quitta la maison de son père ?

3° Est-ce qu'elle fréquentait souvent l'église et les lieux saints ?

4° Comment s'occupait-elle pendant cette époque de sa jeunesse ?

5° Se confessait-elle souvent et de plein gré ?

6° Qu'est-ce que vous savez d'elle à propos de l'arbre des Fées et de la fontaine ?

7° Comment a-t-elle quitté sa maison, et que savez-vous de son voyage à Chinon ?

8° Ses juges firent-ils prendre des informations dans son pays pendant qu'elle était captive des Anglais ?

9° Quand elle quitta un jour sa maison pour aller à Neufchâteau, à cause des hommes d'armes, demeura-t-elle toujours en compagnie de ses parents ?

Telles furent les questions posées aux survivants qui avaient connu Jeanne à Domrémy. Cette partie de l'interrogatoire commença en janvier 1455-56. Aucun village, à cette époque éloignée, n'est aussi connu que celui de Domrémy. Grâce à la Pucelle, les noms obscurs et les mœurs de ses habitants ne seront jamais oubliés, tant que durera la civilisation. Elle était telle, que l'on peut dire que tous à Domrémy. Elle labourait, gardait le bétail, cousait et faisait d'autres ouvrages de femme. Parfois elle était à l'église quand ses parents la croyaient aux champs. Quand elle entendait sonner la messe elle se rendait à l'église. Elle se confessait souvent. Il n'y en avait pas de meilleure dans les deux villages (Domrémy et Greux). — Elle donnait des aumônes pour l'amour de Dieu, et si elle avait eu de l'argent, elle l'aurait remis au curé pour dire des messes. — Elle s'en allait souvent à l'église quand les autres se rendaient à la danse. Elle avait coutume d'activer le bedeau pour qu'il sonnât les cloches exactement, et elle lui faisait de petits cadeaux. Sa petite amie Mauviette pleura amèrement quand la Pucelle quitta Domrémy : elle l'aimait tant pour sa bonté. Souvent Jeanne se retirait des jeux des autres enfants pour prier, et ceux-ci riaient d'elle. Elle s'était habituée à donner des soins aux malades, et elle garda Simon Musnier dans une maladie, ainsi qu'il en conserva bien le souvenir. Il lui arrivait de passer toute la nuit auprès de son foyer afin de faire coucher les pauvres gens dans son lit.

Nicolas Bailly, qui interrogea douze ou quinze témoins de Domrémy pour les juges anglais de 1431, affirme qu'ils donnèrent, à peu de chose près, les mômes témoignages que les vingt-huit témoins de 1456. Quand il envoya son rapport, son chef l'accusa, lui et ses aides, d'être de faux Armagnacs.

Le réquisitoire de 1431 eut à insister le plus possible sur la perversité de l'arbre des Fées ; il affirma qu'une marraine capable de conter à la Pucelle qu'elle avait vu des fées était une bien mauvaise vieille, et que Domrémy était réputé pour ses sorcières. Jeanne en était une, et faisait de la sorcellerie sous l'arbre des Fées ; elle avait une mandragore, racine interdite, servant à la magie.

C'est là une des parties les plus infâmes de l'accusation. On n'avait rien trouvé de répréhensible dans les témoignages donnés en 1431 à Domrémy, rien en dehors du commérage, d'une légende populaire, et l'on s'appesantit sur l'arbre inoffensif que fréquentait toute la jeunesse du pays. Quant aux témoignages attestant la vie sans tache, charitable, laborieuse et dévote de la Pucelle, on les supprima.

Il ressort de ce que l'on sait sur Domrémy que, jusqu'au moment où elle affirma sa mission, en mai 1428, Jeanne fut le type ordinaire de la jeune paysanne, bonne, aimable, douce, pieuse, aimée de tous, un peu raillée par les autres jeunes gens à cause de sa vive dévotion. Quand elle annonça sa mission, elle dit que Dieu l'avait mandée d'aller en France aider le dauphin. Si alors elle raconta quelque chose sur la façon dont lui fut révélée sa vocation, sur les Voix et sur les Visions, le fait n'est cité nulle part. Elle ne parla qu'en termes généraux de son conseil, comme elle l'appelait, et de ses frères les saints. Elle ne se prononça qu'au procès de Rouen, et même alors on ne put la décider par la persuasion ou par la force à donner des détails. Ses troupes n'avaient point l'idée que saint Michel fût leur général. Son fidèle écuyer et même son confesseur ne savaient pas qu'elle recevait des visites de sainte Catherine, de sainte Marguerite et de saint Michel.

 

 

 



[1] Hamlet, acte I, scène I.

D'aucuns disent que toujours, quand arrive le moment

Où l'on célèbre la naissance du Christ,

L'oiseau de l'aube chante toute la nuit.