LA PUCELLE DE FRANCE

HISTOIRE DE LA VIE ET DE LA MORT DE JEANNE D'ARC

 

INTRODUCTION PAR MADAME GOYAU.

 

 

LORSQUE nous, Catholiques, nous écrivons la vie des saints, il peut se trouver certains esprits qui nous accusent de rechercher avec trop de complaisance les faits légendaires, mais il existe des figures de sainteté qui émergent splendidement de l'hagiographie dans l'histoire. Et la lumière de l'histoire n'atténue pas un seul rayon de leur auréole ; plus les documents se multiplient, prosaïques, terre à terre, et comme inconscients, plus ces figures resplendissent d'une lueur de mystère. Avec une Catherine de Sienne, avec une Jeanne d'Arc, l'histoire, impartiale comme un phonographe, se met, sans hausser le ton, à parler comme la légende, et le calme presque indifférent de sa voix nous rappelle cependant qu'elle est l'histoire, et que, si elle parle ainsi, c'est que, à moins de cesser d'être l'histoire, elle ne saurait parler autrement.

M. Andrew Lang n'est pas un Catholique. Ce n'est pas l'intérêt religieux qui, dans toute l'histoire de France, lui fait choisir, pour l'étudier avec amour, en se contentant des seuls procédés scientifiques, le chapitre de Jeanne d'Arc. Tout au plus, peut-être, serait-ce parce que, à travers la science et par le moyen même de la science, il y a clairement reconnu la vérité de cette parole fameuse : Il est de choses au ciel et sur la terre que n'en rêva notre philosophie. Avant Shakespeare, Jeanne d'Arc parlait déjà presque dans les mêmes termes que Shakespeare, lorsqu'elle s'adressait aux doctes personnages du temps, et que ceux-ci cherchaient à l'embarrasser. Il est plus de choses, leur affirmait-elle, dans le livre de Dieu que dans les vôtres. Touchante rencontre de la poésie et de la sainteté ! Remarquons d'ailleurs que, parmi ses biographes, qu'ils soient catholiques, anglicans, libres-penseurs, agnostiques, beaucoup, dès qu'ils s'attachent à Jeanne d'Arc, ont la conviction de toucher la sainteté, ou même la divinité, suivant l'expression plus étrange de James Darmesteter.

Michelet nous parle de la sainteté de l'héroïne : par Jeanne, les lèvres les plus désaccoutumées de ce mot semblent réapprendre à le prononcer. Nulle part en Europe, déclare James Darmesteter, la divinité de Jeanne n'a été plus profondément sentie, ni plus fermement proclamée que par les descendants de ceux qui l'ont brûlée vive.

En Angleterre, d'après le même auteur, l'opinion répandue sur Jeanne connut trois phases : sorcière, héroïne, sainte. Le livre de M. Andrew Lang appartient à la troisième phase. Il ne cherche pas à expliquer les faits ou à en diminuer la portée ; il les constate, les enregistre, les admire, il se moque un peu de ceux qui voudraient les expliquer prosaïquement, et quand ils ont prétendu, au nom de la science, masquer un rayon de l'auréole, vite, également au nom de la science, il s'empresse de le découvrir, afin qu'il brille de tout son éclat. Ce que pense M. Andrew Lang, c'est que le parti-pris de restreindre, d'obscurcir, de vulgariser les faits les dénature aussi bien que le parti-pris dont, comme nous le disions tout à l'heure, certains seraient tentés de nous accuser : celui de les magnifier par la légende.

Il ne veut pas les regarder comme le serviteur placé par Rembrandt dans les Disciples d'Emmaüs regarde la scène divine qui se passe sous ses yeux, sans rien voir de plus en ces trois voyageurs qu'en tous ceux qui sont reçus quotidiennement à l'auberge.

A Domrémy, Jeanne, il est vrai, ressemblait aux autres jeunes filles. Elle était exacte à remplir ses humbles occupations de bergère et de fileuse. Elle aimait le son des cloches, le chant des oiseaux et le doux visage de sa terre lorraine. Dès qu'on entr'ouvre le livre de sa vie, au premier chapitre, il semble que l'on voie les arbres et les fleurs de cette terre lorraine s'enchevêtrer en marge du texte pour le décorer des vignettes les plus suaves et les plus délicieuses.

Jeanne était née, parait-il, une nuit d'Épiphanie, nuit de fête, selon les coutumes de la vieille France, mais, d'après la lettre de Perceval de Boulainvilliers, une joie mystérieuse s'infiltra, par cette nuit d'hiver, jusqu'au cœur des villageois. Les coqs, ajoute-t-il, se mirent à chanter comme les hérauts d'une joie nouvelle. Au fond de nos vieilles provinces, pour cette solennité de l'Épiphanie, les enfants arborent des lanternes et se promènent avec des chants, quêtant une part du gâteau où se cache la fève royale. Faut-il supposer, avec M. Andrew Lang, que basses-cours et poulaillers sortirent de leur sommeil, éveillés par l'écho des réjouissances nocturnes ? J'aime cette naïve tradition du vieux coq gaulois célébrant, par ses fanfares, la naissance de Jeanne. J'aime aussi à croire qu'une bouffée de joie traversa dès lors le cœur de la France.

Jeanne grandit dans cet humble et poétique village de Domrémy. Le jardin de son père attenait l'église paroissiale. La lisière des forêts était prochaine et formait un rideau sombre, qui cachait peut-être des loups, des routiers de la guerre, des pillards. Que pensait alors la fille du laboureur Jacques d'Arc ? Elle ne lisait pas dans les livres, car, elle se plaisait à le dire, elle ne savait ni A ni B, mais elle recueillait, pour les repasser en son cœur, toutes les belles paroles et toutes les tristes nouvelles que colportaient des voyageurs, laïcs ou moines. Elle écoutait sans doute sa mère conversant avec les aïeules, dont la longue mémoire était pleine de visions de guerre et d'incendie. Parfois des récits édifiants devaient traverser leur causerie, tous les récits édifiants de la simple vie paroissiale ; et Jeanne, dont la maison était voisine de l'église, dont le jardin touchait à l'église, demeurait au cœur même de cette vie paroissiale, humble et forte, qui regardait l'église comme le centre unique et rayonnant, comme le foyer ! Beaucoup de ces villageoises devaient ressembler à la pauvre mère de notre grand poète François Villon :

Femme suis povrette et ancienne

Qui rien ne scays, oncques lettres ne leuz,

Au moustier voy dont suis paroissienne

Paradis painct, où sont harpes et luz. . . .

Mais les harpes muettes et les luths silencieux des fresques contemplées éveillaient, au fond de leur âme, d'ineffables harmonies, et Jeanne apprit ainsi la religion de sa mère. Elle sut tout ce que savait sa mère des choses saintes, explique Michelet. Elle reçut sa religion, non comme une leçon, une cérémonie, mais dans la forme populaire et naïve d'une belle histoire de veillée, comme la foi simple d'une mère. Ce que nous recevons ainsi, avec le sang et le lait, c'est choses vivantes et la vie même. Ainsi Jeanne gardait son troupeau, filait et méditait. Autour d'elle, les mots ne s'envolaient pas, ils prenaient racine dans son cœur, comme les semences dans le sol de son jardin, pour y fleurir sous un céleste rayon.

Histoire étonnante qui débute comme une pieuse idylle, au son des cloches, au murmure des fontaines, avec des chants, des danses et des guirlandes suspendues aux branches d'un vieil arbre ! Le prêtre allait sans doute bénir les semences et les fontaines. A travers les sentiers de Domrémy, semble-t-il, on respire une odeur de feuillage et d'encens, et comme un air de Fête-Dieu. Afin d'en éloigner les visites suspectes, chaque année le curé disait une messe à la fontaine des groseilles, que les légendes déclaraient hantée par des fées ou de mystérieuses dames.

Peut-être choisissait-on le même jour pour manger, aux environs de l'arbre et de la fontaine, les gâteaux traditionnels, au son des rondes et des refrains. C'était la fête populaire du dimanche de Lætare, du IVe dimanche de Carême, fête qui marquait la fin de l'hiver, et qui, par delà les semaines de la pénitence et du deuil sacré, faisait pressentir la joie promise de la Résurrection. Toutes les promesses invisibles du printemps dormaient dans la terre, et la sève invisible montait aux branches des arbres, comme la grâce invisible montait dans les âmes, pour y faire épanouir les invisibles promesses de l'Éternité.

Dans ce coin frais, ombreux et parfumé de la terre lorraine, il y avait, alors, comme un sourire de la rude vie campagnarde. Eh ! quoi, dirait-on, l'historien a-t-il rêvé le sombre drame de la guerre de Cent ans ? L'écho des cris, des malédictions et des râles, n'arrivait-il pas jusqu'à ce sanctuaire fleuri de Domrémy ? Par les beaux soirs d'été, le ciel ne rougissait-il jamais, au-dessus du rideau foncé des bois, d'une lueur autre que celle du soleil couchant ? Certes, Domrémy n'ignorait pas les horreurs de la guerre. Les douleurs avaient bien su trouver les sentiers moussus et embaumés du petit village lorrain. Mais, sous les ruines amoncelées par les grands cataclysmes, le printemps et la douce vie quotidienne continuent à semer leurs humbles fleurs. C'est pourquoi les frères de Jeanne et ses petites compagnes dansaient de bon cœur autour de ce vieil arbre des Fées qu'un paysan de l'époque déclarait plus beau, dans sa gloire estivale, que toute la floraison des lis.

Jeanne devenait de plus en plus pensive et sérieuse. A quoi songeait-elle ? A toute la détresse de la guerre, à la grande pitié du royaume de France, aux péchés mortels qui se commettaient journellement. Charles Péguy, dans le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc, me semble, lorsqu'il met sur les lèvres de la jeune Lorraine le commentaire de l'Oraison dominicale, avoir eu la divination profonde de son cœur : Notre Père qui êtes aux Cieux, de combien il s'en faut que votre volonté soit faite. . . . De combien il s'en faut que nous pardonnions nos offenses ! De combien il s'en faut !

Un jour d'été, à l'heure de midi, dans son petit jardin attenant à l'église, elle vit une lumière et elle entendit une voix. Que faisait-elle alors ? Peut-être s'adonnait-elle à ses naïves récréations. Peut-être vaquait-elle à ses humbles devoirs. Là-bas, dans la campagne de Bethléem, d'autres bergers virent une lumière. De semblables illuminations surprennent les hommes, non pas lorsqu'ils préparent un acte éclatant, héroïque, mais lorsqu'ils vivent innocemment et paisiblement leur vie quotidienne. Jeanne continua à vivre sa vie quotidienne, mais une lumière qui n'était pas de ce monde s'était posée sur son front méditatif et sur ses mains actives à leur tâche.

L'histoire de Jeanne est une des plus belles histoires qui se passèrent depuis que le monde existe, et volontiers y appliquerais-je le vers de Dante sur le poème sacré, auquel le Ciel et la terre ont mis la main.

M. Andrew Lang a profondément goûté cet admirable poème ; son cœur lui en révéla la beauté, sa science lui en confirma la vérité. Un mélange de ferveur et d'érudition, de sagesse et de fraîcheur, donne un attrait exquis à son œuvre. Il note le reflet d'au delà qui se joue sur le front et sur les mains de Jeanne, mais il ne cherche pas de quel point du firmament ce reflet tombe sur elle. Il ne le sait pas, il ne se le demande pas.

M. Andrew Lang ne se prête point davantage à la laïcisation de Jeanne d'Arc ; il la proclame orthodoxe, selon l'esprit de l'Église qui, d'ailleurs, l'a jugée telle et qui est bon juge en ces questions, où lui, M. Andrew Lang, ne se reconnaît aucune qualité spéciale pour intervenir. Le pur sens historique — ce n'est peut-être que le sens de la réalité — lui défend d'appeler Église Pierre Cauchon et ses acolytes : L'impudence, dit-il, avec laquelle Pierre Cauchon couvre du nom d'Église les prêtres de son parti, n'est pas la moindre de ses fautes. Jeanne en appela, d'ailleurs, au concile qu'avait convoqué le pape Martin V ; elle en appela au pape lui-même ; mais ni le concile ni le pape ne surent alors rien de son appel. La papauté, qui devait la béatifier un jour, prit l'initiative de sa réhabilitation qui survint un quart de siècle après sa mort.

Jeanne fut non seulement l'héroïne de la France, mais encore celle de la chrétienté. La beauté de ses exploits ne doit pas nous faire oublier celle de son rêve ; et, chose étrange, ce rêve était identique à celui de sainte Catherine de Sienne. Elle voulait entraîner les ennemis réconciliés à la conquête de Jérusalem et du Saint-Sépulcre. Auparavant, il fallait rétablir la justice entre les deux royaumes.

Le bûcher de Rouen mit un terme au rêve héroïque ; et, du sommet de ce bûcher, Jeanne vit s'ouvrir les perspectives de l'Éternité. Au pied de l'échafaud de Nicolas Tuldo, sainte Catherine de Sienne les avait entrevues, comme si son âme avait suivi de quelques pas celle du condamné qu'elle assistait. Mes voix ne m'avaient pas trompée, s'écrie Jeanne d'Arc au milieu des flammes.

Parole surnaturelle, et que la terre a pieusement recueillie !

Au moment où j'écris ces lignes, j'ai sous les yeux la médaille de Roty dont une face représente Jeanne à Domrémy, et l'autre Jeanne sur le bûcher de Rouen. M. Andrew Lang nous raconte l'admirable histoire qui se déroule entre ces deux moments. Comme M. Roty, je n'ai paru regarder que Rouen et Domrémy, mais toute la vie de Jeanne me semble être contenue dans cette dernière parole : Mes voix ne m'avaient pas trompée.

 

LUCIE FÉLIX-FAURE GOYAU.