ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

DE L’IDÉAL POLITIQUE DES GIRONDINS.

 

 

Si pures que soient les intentions, si grande et si légitime que soit la cause qu'on veut faire triompher, on paye toujours bien cher l’alliance des multitudes, lorsque, faute de prévoyance, on les déchaîne sans être sûr d’avoir la force de les dompter ; car le remède est alors pire que le mal. Parce qu’elles suivent docilement, on se flatte de les mener, — erreur ! Elles ne font que suivre leurs propres chimères. Encore un pas et ce sont elles qui vous traînent à leur suite. En acceptant ce rôle enivrant et fatal de rois de la multitude, vous vous donnez à elle sans retour : pacte tacite, mais inexorable. Il faut marcher, victimes parées d’une pourpre dérisoire, dans toutes les voies où vous pousseront ses passions aveugles et perverses. A quoi bon regarder en arrière ? ne sentez-vous pas le poids de ces mille regards qui vous épient ? Si vous hésitez, on vous dénonce ; si vous vous arrêtez, vos sujets passeront sur vos cadavres mutilés. Mais vous voici parvenus au terme ; vous allez sans doute recueillir le fruit de votre orgueilleuse servilité ; — non. Vous avez vaincu avec l’aide de la multitude, il faut maintenant subir son règne déshonorant.

Voilà les tristes vérités devant lesquelles durent s’incliner les Girondins, peu de temps après le 10 août, bien qu’elles fussent loin de leur être applicables dans toute leur sévérité. Tant que les soulèvements populaires profitèrent à la cause de la liberté, ou du moins parurent lui être profitables, ils les secondèrent de tout leur pouvoir, sans se demander si cette force d’impulsion multipliée au-delà de toute mesure ne leur ferait pas dépasser le but. Ils se flattaient d’en rester toujours les modérateurs. Ils mettaient une complaisance infinie à conserver cette illusion en dépit des démentis qu’elle avait déjà reçus. Ils écartaient les fâcheux présages ; ils rejetaient obstinément sur les menées de l’aristocratie les excès qui avaient souillé les derniers triomphes du peuple ; ils prophétisaient tout haut le prochain avènement de l’âge d’or. C’en était fait : la Révolution était désormais inébranlable ; les derniers nuages qui voilaient la vérité aux yeux des hommes allaient s’évanouir, et la nation libre, heureuse, florissante, inaugurait pour le monde entier l’ère d’une civilisation nouvelle.

Ils en étaient là lorsque sonna l’horrible tocsin du 2 septembre.

Ce fait donne la mesure de leur sens pratique et de leur connaissance des hommes. C’étaient des artistes et des philosophes plutôt que des politiques, et ils représentaient une opinion plutôt qu’un parti. Non-seulement ils ne possédaient dans leurs rangs aucun homme d’action et d’expérience capable de fonder un gouvernement durable, mais il leur manquait jusqu’aux qualités très subalternes et, en général, peu estimables, mais enfin nécessaires, qu’exige la direction d’un parti. Ils n’avaient ni unité, ni discipline. Chacun combattait à son heure et à sa guise, en volontaire plutôt qu’en soldat, et telle était leur sincérité que dans beaucoup de questions, qui étaient pour ainsi dire personnelles, plusieurs d’entre eux, plus fidèles à la vérité qu’à leur intérêt, votaient avec l’ennemi, sans croire pour cela avoir démérité de leur cause. N’est-ce pas une étrange ironie que ce soient précisément ces qualités, ou, si l’on veut, ces défauts, que l’imagination populaire leur ait attribués avec le plus d’obstination, et que le stupide Marat ait si bien réussi à les perdre en accusant le machiavélisme des « hommes d’État. »

Ils auraient cru se déshonorer en acceptant un mot d’ordre ou en pactisant avec ces petits artifices, qui sont pourtant de bonne guerre aux yeux de la politique. Ils aimaient d’ailleurs la liberté par tempérament autant que par conviction. Incapables de rien sacrifier de leur indépendance, même aux nécessités de la victoire, et, par ce côté, en si parfait contraste avec leurs ennemis de la Montagne, si unis et si disciplinés même à la veille de se dévorer entre eux, ils avaient trop de scrupules pour lutter à armes égales contre des hommes qui, la plupart, n’en connaissaient d’aucune sorte dans le choix de leurs moyens, et ils recevaient tous leurs coups à découvert.

Ils ne possédaient à aucun degré le génie d’organisation. Le plan de constitution qu’ils nous ont laissé, admirable comme conception philosophique et, à ce point de vue, fort au-dessus des dédains qu’on lui a prodigués, est, à coup sûr, le programme le plus complet de l’idée révolutionnaire, mais il a le tort grave d'être : radicalement impraticable. Leurs adversaires, qui leur étaient inférieurs à tant, d’égards, nous ont légué des monuments et des créations que le temps n’a pas ébranlés ; mais des Girondins il ne nous reste que des projets, de grandes pensées et d’admirables discours. Ce trait qui achève de les peindre est un éloge tout autant qu’une critique. Malheur aux générations qui, dans l’héritage que leur transmettent leurs aînées, ne voient et n’acceptent que les richesses matérielles et les résultats positifs !

Ils comptaient parmi eux des intelligences admirables d’étendue et d’élévation comme Condorcet, homme deux fois illustre par la science et par les lettres, vieux compagnon d’armes de Voltaire, de Diderot, de d'Alembert, de Turgot, et leur représentant au milieu de la Révolution opérée par leur génie ; caractère d’une irréprochable pureté, âme si ferme et si stoïque sous des apparences timides, qui dictait jusque sous la hache du bourreau cette merveilleuse vision de l’avenir, cette immortelle Esquisse où respire tant de paix et de sérénité qu’on la dirait datée des retraites de l’éternel repos. Des sophistes ont voulu lui marchander sa gloire en chicanant sur telle ou telle affirmation hasardée. Qu’importe un détail contestable dans une œuvre écrite à la hâte, sans matériaux, par un proscrit poursuivi d’asile en asile, et lorsqu’à chaque instant la mort frappait à sa porte ? L’ensemble n’en est pas moins d’une beauté et d’une raison supérieures. Et à supposer qu’il n’y ait là, comme ils l’affirment, qu’un rêve de philanthropie, ne voient-ils pas que les héros seuls sont capables de faire de tels rêves à de telles heures ?

Ils avaient des orateurs incomparables par le lyrisme de l’élan, le pathétique des sentiments, l’ampleur et l’éclat de la forme, comme Vergniaud, éloquence à l’accent tragique, aux grandes images, qui, dédaignant le présent et s'élevant d’un coup d’aile loin de l’étroit espace où se débattaient ses passions, semblait toujours parler pour les siècles, auditoire invisible devant lequel elle faisait comparaître ces événements inouïs et les jugeait avec l’impartialité calme et impersonnelle de l’histoire ; ils avaient des vertus rigides, imposantes, qui eussent fait l’honneur et l’orgueil de la vieille Rome, comme Roland ; de grands administrateurs, comme Clavières ; des publicistes habiles, passionnés, actifs, versés dans la tactique des assemblées et la connaissance des affaires, comme Brissot leur seul homme d’État ; des âmes sages et méditatives, comme Rabaut Saint-Étienne ; enfin, toute une brillante armée de redoutables lutteurs de tribune, à l’esprit pénétrant, au cœur intrépide, à la parole hautaine, à l’ironie acérée, aux mouvements impétueux et saisissants, comme Guadet, comme Isnard, comme le fier et austère Buzot, comme Lanjuinais, cette tête indomptable, comme Gensonné leur Ulysse, comme Louvet, âme généreuse, à la fois ardente et légère, consumée par sa propre flamme.

Ce qui manquait à la Gironde, c’était un homme de gouvernement, c’était un génie pratique d’une supériorité reconnue, qui eût imprimé à leurs efforts cette unité, cet ensemble et cette suite, faute desquels toutes ces qualités rares et éminentes allaient s’engloutir dans le même gouffre, c’était un Mirabeau. Condorcet était un esprit exclusivement spéculatif et voué aux abstractions. Il comprenait la politique en géomètre, et jugeait les hommes en philanthrope. Vergniaud avait toute l’insouciance et tout le laisser-aller d’un artiste. Il improvisait sa vie comme ses discours. Son génie était, avant tout, une muse. Il avait les heureux privilèges qui accompagnent l'inspiration, mais il en subissait aussi les caprices, les inégalités et les découragements. Brissot était trop léger et trop facile. De toutes les personnalités ralliées autour de ce groupe illustre, une seule possédait le germe ou, tout au moins, l’instinct des qualités qui leur faisaient défaut, et, par une dernière fatalité de leur destinée, c’était une femme : j’ai nommé madame Roland.

N’est-ce pas un éternel sujet d’étonnement que l’apparition de cette grande Romaine en plein siècle de Louis XV, dans ce temps dont la dépravation et le raffinement atteignirent surtout les femmes, et où les vertus même qui leur restaient, la bonté, le dévouement, le désintéressement, la sincérité, la grâce, qui est aussi une vertu, semblaient pour la plupart tenir encore à leur faiblesse ? Son caractère simple et viril, si supérieur aux calculs et aux petitesses de la politique féminine, la décision et la justesse de son jugement, son énergie, son sens si merveilleux des grandes choses, condamnés à n’agir qu’en sous-ordre, avec des déguisements infinis, à être sans cesse désavoués pour ne pas devenir compromettants, n’eurent qu’une influence secondaire sur les événements, mais on retrouve leur inspiration clans tout ce que les Girondins ont fait de mémorable. Sans l’erreur de la nature qui fit d’elle une femme, sans l’incapacité légale qui enchaîna ses facultés, madame Roland eût été l’homme d’État de la Gironde et l'eût peut-être sauvée. Elle ne put qu’ennoblir sa chute de l’impérissable prestige de son héroïsme.

Tels étaient les hommes qui dirigeaient la Révolution peu de temps avant le coup de foudre du 2 septembre, et que déjà leur résistance honorable à quelques-uns des excès de la dictature populaire représentée par la Commune avait signalés à sa défiance. Ils s’étaient endormis rêvant d’Athènes et de Platon, ils se réveillaient contemporains de la Saint-Barthélemy. Ils furent d’abord comme anéantis. Mais les massacres de septembre étaient une mise en demeure devant laquelle l’illusion ni l'hésitation n’étaient plus permises. Évidemment le peuple qui avait laissé commettre de telles horreurs sous ses yeux était à jamais déshonoré si elles restaient impunies.

Dans cette situation suprême et critique, alors que, parvenus en apparence au terme de leur ambition, il leur suffisait pour s’y maintenir de quelques complaisances du genre de celles qui coûtèrent si peu à leurs adversaires, ce sera leur éternel honneur d’avoir sacrifié sans balancer leur popularité et leur vie plutôt que de transiger avec le crime. C’est là ce qui les élève si fort au-dessus du vulgaire des tribuns et des lâches courtisans des caprices populaires, et c’est ce qu’ont surtout méconnu avec une extrême injustice les écrivains qui ont raconté cette histoire au point de vue constitutionnel. Ils les peignent, jusqu’au 2 septembre, comme d’effrénés coureurs de popularité, des adulateurs à outrance, et arrivés là, lorsqu’ils voient ces hommes intrépides se retourner tout à coup, élever la voix au milieu du silence et de la consternation universelle, et faire face à ce courant terrible, à ce fleuve de sang qui emportait la Révolution, ils ne comprennent plus et sont réduits à balbutier je ne sais quelle misérable explication que rien ne justifie. « C’était par intérêt, disent-ils, parce qu’ils se sentaient menacés à leur tour. » Mais pourquoi étaient-ils menacés, sinon parce qu’ils refusaient d’obéir ? Est-ce donc l’intérêt qui les poussait à se précipiter avec une si noble ardeur dans le gouffre ouvert devant eux ? Est-ce l’intérêt qui les engagea dans cette lutte impossible contre un peuple en délire ? Est-ce l’intérêt qui leur mit au cœur cette joie de mourir pour ne pas voir la liberté déshonorée ? Est-ce l’intérêt qui donna aux voix de Vergniaud et de madame Roland cet accent sublime qui nous arrache encore des pleurs d’admiration et nous fait envier leur supplice ? Eh bien ! quand l’intérêt se manifeste par de tels signes, inclinez-vous et saluez l’héroïsme !

Mais qui ne voit qu’ils mirent leur intérêt sous leurs pieds pour ne songer qu’à celui de l’humanité et de la justice ? Il leur eût été facile de satisfaire aux considérations d’intérêt : on ne leur demandait pas d’approuver, on ne leur demandait que leur silence. Pour sauver leur vie, ils n’avaient qu’à se taire comme ce Sieyès qui, plus tard, lorsqu’on l’interrogeait sur ce qu’il avait fait pendant la Terreur, répondait : « J’ai vécu. » Pour rester les maîtres, ils n’avaient qu’à prendre la main que Danton s’obstina généreusement à leur tendre jusqu’au dernier moment : elle était teinte du sang de septembre, ils la repoussèrent. On leur a reproché ce refus ; on y a vu l’inspiration d’un orgueil stérile et impolitique. Ce qu’ils répudiaient en cette occasion, ce n’était pas seulement ‘ une solidarité qui leur faisait horreur, c’était un système politique que leur conscience se refusait à reconnaître et que, moins scrupuleux, Danton n’hésita pas à accepter comme un mal nécessaire, bien qu’il eût intérieurement pour lui le plus profond mépris. Il est remarquable, en effet, que le 2 septembre, cette lugubre journée que ceux même qui en profitèrent et qui l’approuvèrent secrètement, se bornèrent à excuser comme un accès de colère et de démence, marque précisément la date où Robespierre et son école mirent en théorie de gouvernement la dictature perpétuelle de ce même peuple auquel ils attribuaient de si effroyables excès. En même temps qu’ils rejetaient publiquement la responsabilité de ce crime, non sur une populace soldée, comme le faisaient les Girondins par respect pour l’honneur national, mais sur le peuple de Paris tout entier, ils proclamaient l'avènement de sa royauté. Et ce mot n’était point dans leur bouche une simple figure dans le genre des fictions constitutionnelles. Ils entendaient par là un pouvoir actif et réel, une intervention directe et sans intermédiaire dans toutes les affaires, une surveillance personnelle, de tous les instants, qui excluait jusqu’à l’idée de représentation, comme le point de départ de toutes les tyrannies.

Cette doctrine inepte que de nos jours on a cherché à remettre en honneur, et qui devait trouver dans la Constitution de 1793 sa première mais encore incomplète expression, ils en préconisaient l’application provisoire et anticipée dans l'omnipotence des sections et de la Commune de Paris, qu’ils devaient pourtant bientôt frapper à son tour. Elle était doublement odieuse aux Girondins, d’abord parce qu’elle consacrait un système de démocratie absolue, destructif de toute civilisation, incompatible avec les formes représentatives qui leur étaient chères, et ensuite parce qu’elle confisquait au profit de Paris la part légitime d’initiative et d’action que devaient avoir les départements.

C’est ici le lieu de dire qu’on a commis une erreur sans excuse lorsqu’on a attribué aux Girondins ce rêve monstrueux du gouvernement direct du peuple par le peuple, machine de guerre inventée par leurs ennemis et qui a servi à les tuer. Ce qui a donné une ombre de vraisemblance à cette imputation que l’ignorance ou la mauvaise foi peuvent seules maintenir aujourd’hui, c’est l’expédient d’humanité qu’en désespoir de cause ils imaginèrent pour sauver Louis XVI, l’appel au peuple. Mais cette résolution isolée n’a rien de commun avec un système politique qui fut toujours loin de leur pensée. Elle est en contradiction avec toutes leurs idées ; et c’est là une contradiction qui les honore. Ils la soutinrent dans la pensée qu’elle épargnerait à la Révolution une rigueur inutile, leurs adversaires la combattirent pour prévenir un acte de clémence qu’ils considéraient comme dangereux ; et les uns et les autres commirent en cette occasion une faute de logique pour rester fidèles, les premiers, à leur générosité, les seconds, à leurs haines. La vérité est que tous les pas que firent les Girondins dans le sens de la démocratie absolue, ils y furent entraînés malgré eux par la fascination que tout le monde subissait alors et par les défis de leurs adversaires, qui dénonçaient leurs scrupules comme des calculs d’ambition et qui, du reste, les laissèrent toujours bien loin derrière eux sur cette pente.

« La Révolution est faite, avait dit Barnave, dans un de ses derniers discours à la Constituante ; si elle fait un pas de plus dans la ligne de la liberté, elle s’attaque au trône, dans la ligne de l’égalité, elle s’attaque à la propriété. » Les Girondins avaient fait le premier sur les débris du trône, quant au second, ils niaient qu’on fût forcé, pour le faire, de toucher au droit de propriété ; et la disparition des semblants de privilèges qui tendaient à transformer la bourgeoisie en classe, comme la loi électorale, l’organisation de la garde nationale, la distinction des citoyens actifs et inactifs, leur paraissait devoir suffire, avec l’abolition de la royauté, aux légitimes exigences de cette seconde Révolution. Leurs vœux n’allaient pas au-delà, et si l’avenir montra qu’ils étaient impolitiques, ils n’avaient du moins rien que de conforme à la logique des principes. Mais une fois la royauté renversée, ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que ces nouvelles conquêtes étaient une satisfaction insuffisante pour les convoitises populaires, qui ne se contentaient plus du droit commun, et aspiraient à un empire sans partage. Déjà la faveur du peuple appartenait à qui lui promettait le plus. Il ne voulait pas seulement le droit de suffrage, mais celui de légiférer et d’administrer par lui-même. Il entendait exercer sa souveraineté en personne.

Dès sa première séance, la Convention, qui venait de succéder à la Législative, montra aux Girondins combien elle était disposée à favoriser cette ambition lorsque, sur la motion de Danton, elle décréta « que la nouvelle Constitution serait soumise à la ratification du peuple. » C’est pour obéir à ce vote, désormais impossible à éluder, que, dans le projet de Constitution qu’il rédigea, en quelque sorte, sous leur dictée et qu’ils acceptèrent pour profession de foi, Condorcet, transigeant avec les doctrines qui consacraient le principe de l’intervention populaire dans la formation des lois, y inscrivit avec la loi proclamée par la Convention, un moyen de réclamation à l’aide duquel chaque citoyen pût se flatter d’amener la réforme des lois défectueuses en faisant prononcer successivement toutes les assemblées primaires. En ceci, les Girondins ne firent que céder devant des préjugés si forts qu’on ne pouvait les combattre avec fruit qu’en ayant l’air de les partager. Ils tournèrent une difficulté qu’il y eût eu folie de leur part à aborder de front. Ils eurent soin d’entourer l’exercice de ce nouveau droit d’une complication de formalités qui le rendaient absolument inoffensif. On a critiqué leur projet comme une combinaison qui aurait eu pour but de traduire l’opinion de ce qu’on nomme les masses sur les lois et le gouvernement ; il avait une destination tout opposée, qui était de les empêcher de nuire en usurpant un rôle au-dessus de leur capacité, d’enchaîner leur volonté dans un inextricable réseau, de leur donner une apparence de pouvoir pour en laisser toute la réalité à leurs représentants. Ce qu'on leur a reproché est précisément ce qui les justifie. Cette concession avait d’ailleurs, à leurs yeux, l’avantage d’ôter tout prétexte à l’insurrection, de favoriser le retour de la légalité, de dissiper les défiances ombrageuses des classes pauvres, d’épargner aux assemblées législatives les violences de la place publique, et ils s’en expliquèrent aussi clairement que les circonstances le leur permettaient. Posant l’adoption de ces mesures sous forme dubitative :

« Dans un moment, disaient-ils, où aucune loi n’a pour elle le sceau de l'expérience et l’autorité de l’habitude, où le Corps législatif ne peut borner ses fonctions à quelques réformes et au perfectionnement de détails d’un code de lois déjà cher aux citoyens ; dans un temps où cette défiance vague, cette inquiétude active, suite nécessaire d’une révolution, n’a pu encore se calmer, nous avons pensé qu’une réponse affirmative à ces questions était la seule qui convînt au peuple français, la seule qu'il pût vouloir entendre ; que c’était en même temps le moyen de lui conserver, dans une plus grande étendue, la jouissance de ses droits de souveraineté, dont, même sous une constitution représentative, il est utile peut-être qu’un exercice immédiat rappelle aux citoyens l’existence et la réalité. »

Ainsi ce n’étaient là pour eux que des dispositions temporaires, un régime de transition accommodé aux nécessités du moment et destiné à tromper la soif d’utopies qui dévorait leurs concitoyens. Et pourtant, qu’il était loin de l’état de choses que réclamaient dans le même temps Robespierre et Saint-Just ! Ceux-ci niant le principe même de la représentation, sous prétexte que « la volonté ne se représente pas, » demandaient que « le peuple fût à lui-même son propre tribun, » qu’il votât en personne sur toutes les lois, dont le Corps législatif ne serait plus à l’avenir que le simple rédacteur, et qu’il eût le droit non-seulement de surveiller, mais de révoquer les administrateurs, sans autre motif que son bon plaisir. C’est pour répondre à ces théories insensées que l’organe des Girondins ajoutait plus loin, dans le même rapport :

« L’étendue de la république ne permet de proposer qu’une constitution représentative ; car celle où des délégués formeraient un vœu général d’après les vœux particuliers exprimés dans leurs mandats, serait plus impraticable encore que celle où des députés réduits aux fonctions de simples rédacteurs et n’obtenant pas même une obéissance provisoire, seraient obligés de présenter toutes les lois à l’acceptation immédiate des citoyens. »

La disposition que Condorcet critiquait ici devait passer textuellement dans la constitution que firent triompher les Montagnards.

Cette concession forcée, mais regrettable, aux passions dominantes, entraîna les Girondins plus loin qu’ils ne pensaient, et ils le virent clairement lorsqu’ils en vinrent à l’organisation du pouvoir exécutif. Pour être conséquents, ils furent obligés de le dépouiller de toutes les attributions qui constituaient son individualité et son indépendance, et de le subordonner d’une façon absolue à la puissance législative. A quoi bon, en effet, lui eussent-ils laissé cette participation modeste, mais réelle, à la formation de la loi, et ce veto si restreint, mais non sans influence, que lui conférait, par exemple, la constitution des États-Unis, dans le but de prévenir les dangers de l'omnipotence des assemblées ? Cette participation et ce veto ne venaient-ils pas de les donner aux assemblées du peuple ? Ils eussent fait double emploi dans leur constitution. Encore commirent-ils l’inconséquence de le fortifier de fait tout en l’affaiblissant de droit. Les membres du pouvoir exécutif devaient être élus par tous les départements à la fois, tandis que chaque représentant n’était nommé que par un seul, distinction menaçante pour la sécurité du Corps législatif.

Ainsi on ne pouvait pas dire que la constitution girondine fût absolument unitaire, mais les garanties résultant de la séparation et de l’indépendance des pouvoirs étaient remplacées par ce contrôle illusoire de la vigilance populaire, de cette force si aveugle, si passionnée, si ignorante, si prompte à se lasser et à abdiquer entre les mains de l’intrigue et de l’ambition. Tout en se vantant d’avoir trouvé dans la volonté générale le vrai centre de gravité de tout État bien constitué, ou plutôt le grand ressort qui rendait les autres rouages inutiles, ils savaient trop bien à quoi s’en tenir sur l’insuffisance de ce supplément, puisqu’ils avaient fait de si louables efforts pour en paralyser les mauvais effets. Aussi posèrent-ils d’eux- mêmes l’hypothèse d’une usurpation de pouvoir de la part du Corps législatif. Ils crurent prévenir ce péril au moyen d’un renouvellement fréquent des assemblées, d’une forte organisation du pouvoir judiciaire, et, à défaut de la dualité des chambres, qui était au fond leur vraie pensée, mais que leur interdisaient les antipathies hautement prononcées de la Révolution à ce sujet, au moyen de la division du Corps législatif en deux sections qui, votant ensemble, délibéreraient séparément, afin d’éviter l’écueil des résolutions précipitées. Mais cet expédient fut dénoncé, dès le lendemain, à la tribune et dans les clubs comme un moyen détourné de relever l’aristocratie, et ils furent contraints de le retirer en présence des orages qu’il souleva.

La théorie politique des Girondins est un immense effort pour concilier le principe d’égalité avec celui de liberté, sans sacrifier aucune des déductions naturelles de l’un ni de l’autre, et l’on peut dire qu’au point de vue spéculatif ils ont réussi, ce qui n’était pas une tâche facile ; mais ils n’ont pas trouvé la solution pratique de ce grand problème. Comparé à l’œuvre des Constitutionnels, leur projet frappe tout d’abord l’esprit par sa simplicité qui est très évidente, malgré la complication des détails. Il parait plus conforme à la logique. Mais, en pareille matière, la logique absolue est très mauvaise conseillère et demande à être sans cesse rectifiée par l'expérience. Condorcet raisonnait en mathématicien et ses calculs de probabilité se trouvaient à chaque instant en défaut, parce que les hommes ne sont pas des chiffres. Quoi de plus logique, par exemple, que de substituer l’unité du pouvoir à sa division et de dire : Au lieu de trouver son frein dans la diversité de ses éléments, il le rencontrera dans la loi et la volonté du peuple, car ce peuple le surveillera ; du moins c’est probable, puisque c’est son intérêt ; mais que celui-ci vienne à avoir une heure de sommeil, ou de distraction, ou de découragement, et les peuples en ont des siècles, pour ne pas commettre une faute de logique, il aura perdu sa liberté. Quoi de plus conséquent encore au principe d’égalité que d’étendre à tous les citoyens le droit de suffrage ? Et pourtant si la masse de la nation n’est ni assez éclairée ni assez moralisée, la crainte de blesser le principe d’égalité vous fait compromettre un principe supérieur qui est celui de la civilisation.

Les Constitutionnels, au contraire, montrèrent peut-être trop de facilité à transiger en certaines circonstances, notamment vers la fin de leur carrière législative ; mais si leur conception n’avait pas toute la rigueur d’un syllogisme, du moins elle avait l’avantage d’être applicable à des hommes. Ils firent preuve de beaucoup plus d’expérience des affaires et d’esprit pratique. Il faut reconnaître toutefois qu’ils n’eurent point à résister à l’écrasante pression devant laquelle les Girondins durent sacrifier beaucoup de leurs idées et abaisser l’ensemble de leurs plans.

Du reste, les différences qu’on peut relever entre leurs systèmes politiques ne portent pas sur les principes, mais seulement sur des formes infiniment variables, bonnes dans un temps, mauvaises dans un autre. Le fonds est resté le même. Dans le parallèle que j’établis ici, les esprits vulgaires ne voient ordinairement que le dilemme banal : république ou monarchie. C’est leur sort d’être éternellement dupes des mots. Effacez de la Constitution de 91 le mot de roi, et vous avez la république la plus libérale qui ait jamais existé. Les Girondins différaient des Constitutionnels sur les moyens à employer, mais quant au but à atteindre, ils étaient d’accord avec eux. Il n’y avait entre eux que le vain fantôme des prérogatives royales, et une interprétation plus ou moins littérale du principe d’égalité. Jusqu’à ce moment, il est très essentiel de le remarquer, la Révolution ne s’est pas donné un seul démenti, elle est restée fidèle aux grands principes proclamés par elle, et n’a varié que sur l’expression. Pour se convaincre de cette vérité, il suffit de comparer leurs déclarations des droits. Sauf quelques variantes sans importance, elles sont tellement identiques qu’une voix s’éleva pour demander que celle de la Constituante fût maintenue purement et simplement. Des deux côtés, c’est la même préoccupation d’établir les droits individuels sur une base à jamais inébranlable en les protégeant non seulement contre les pouvoirs établis par la loi, mais contre la loi elle-même si elle devenait tyrannique, tandis que la théorie montagnarde les subordonne à la volonté générale, ce qui est les anéantir. Pour les uns comme pour les autres, l’égalité consiste dans la faculté accordée à chacun de jouir des mêmes droits, avec cette différence que les Constitutionnels entendaient ne parler ici que des droits naturels et que les Girondins y comprenaient les droits politiques ; mais ils ne soupçonnaient même pas qu’on pût voir dans ce mot cette promesse criminelle de l’égalité des fortunes dont on commençait à flatter les convoitises des classes pauvres.

On chercherait vainement d’ailleurs dans le rapport de Condorcet, qui fut le testament politique des Girondins, un seul mot de nature à justifier l’accusation de fédéralisme qui, démesurément grossie et défigurée par l’ignorance, leur devint si fatale. Il n’aborde ce point de vue que pour le réfuter par toutes les considérations qu’on a depuis fait valoir contre un système excellent pour les États-Unis mais inapplicable à la France, qui le repousse et par tempérament et par nécessité. Le fédéralisme paraît n’avoir été une doctrine politique que pour Buzot ; encore ne le regardait-il que comme une espèce d’utopie sans application possible tant que dureraient les dangers et les orages de la Révolution, soit à l’extérieur, soit à l’intérieur. Cette restriction lui faisait perdre entièrement le sens odieux que ses ennemis y attachèrent. Un gouvernement fédératif était à ses yeux le seul remède contre cette folie d’unité qui possédait la France.

Mais pour tuer un parti en temps de Révolution, on a moins besoin d’un grief réel que d’un prétexte qui s’empare vivement des esprits. Il importe peu que l’accusation soit vraie, il faut seulement qu’elle soit vraisemblable. Sous ce rapport, on doit convenir qu’elle était habilement choisie, car, s'il était impossible que les adversaires de la Gironde la crussent fondée, il était à peu près inévitable qu’elle ne fût pas accueillie avec empressement par les préventions populaires. Deux circonstances suffirent pour la faire passer à l’état de chose jugée.

La première fut la motion de Buzot au sujet d’une garde départementale, qu’ils demandèrent à l’ouverture des séances de la Convention, pour lui assurer une force indépendante et une autorité capable de se faire respecter en présence des sicaires de la Commune, maîtres absolus de Paris depuis les journées de septembre : mesure à la fois juste et nécessaire, le 31 Mai et le 2 juin sont là pour en témoigner, mais imprudente dans la forme. Ce mot de « départementale » était une menace pour la Commune, une défiance blessante pour la population si ombrageuse de la capitale, et il fit à lui seul échouer la motion. Il fallait taire le mot et faire la chose. La seconde fut leur brillant combat de tribune contre la dictature de Paris, qui ne manifesta jamais plus ouvertement qu’à cette époque son mépris si connu pour l’opinion des provinces.

Ici encore, nul doute que le droit et la raison ne fussent de leur côté. L’omnipotence de Paris aux époques de trouble, a servi tour à tour les partis les plus opposés et c’est pourquoi elle a toujours été appréciée avec une extrême indulgence. On lui pardonne les mécomptes passés en vue des services qu’on en espère pour l’avenir. Elle a, du reste, cet avantage incontestable de simplifier infiniment les luttes de partis en les concentrant dans cet étroit espace. Pourtant il est impossible de soutenir sérieusement que cette prépondérance exorbitante soit compatible avec les garanties qu’exige la liberté et le respect des droits individuels. Autant elle est légitime et salutaire, au point de vue intellectuel, dans le domaine de la science, des lettres et des arts, parce qu’elle ne s’impose alors que par sa propre séduction et ses bienfaits, autant elle est injuste et fatale au point de vue politique. Elle tue dans le reste du pays toute indépendance, toute initiative, toute vie, sous prétexte de lui épargner les agitations et les déchirements. Paris, disait-on, avait plusieurs fois sauvé la Révolution. C’était vrai, mais déjà on pouvait répondre ce que l’histoire proclame aujourd’hui avec tant d’autorité : Paris allait la perdre. Et si, comme on l’affirmait, Paris contenait le cœur et le cerveau de la France, n’était-il pas évident que leur inspiration n'était plus écoutée, ou bien fallait-il la reconnaître dans la récente élection qui venait de glorifier en la personne de Marat les affreux héros de septembre ! Néanmoins, les protestations si honorables et si courageuses de la Gironde étaient impolitiques, parce que leur forme provoquante et le peu d’effet dont elles étaient suivies faisaient mieux ressortir sa faiblesse. En pareille occasion il faut moins parler qu’agir, car les paroles sont plus irritantes que les actes et n’ont d’efficacité que pour aggraver le mal.

Leur attitude dans ces deux circonstances, leur héroïque obstination à poursuivre sans trêve et sans relâche les auteurs des journées de septembre, leurs efforts pour épargner à la Révolution le sang d’un roi irresponsable par sa faiblesse, par son incapacité, par tous les préjugés et toutes les influences qui avaient été la fatalité de sa vie, leur guerre déclarée aux envahissements et à l’arbitraire de la Commune, leur opposition à l’avènement de la démocratie absolue, ce gouvernement des peuples enfants et ce rêve des peuples tombés dans la décrépitude, enfin leur beau et noble génie digne des grands siècles d’Athènes et de Rome, et qui, aux yeux des adorateurs d’Hébert et de Marat, était une dernière espèce d’aristocratie : telles sont les causes principales qui précipitèrent la chute des Girondins. Elles rachètent surabondamment les fautes et les faiblesses qu’on peut reprocher à leur mémoire.

Infiniment inférieurs à leurs adversaires par les talents et les lumières, les Montagnards avaient pour eux, dans ce combat suprême, la faveur déclarée de cette partie de peuple dont ils appelaient la domination déjà devenue prépondérante, grâce à ses terribles coups d’État, au découragement des classes moyennes, et, il faut bien le reconnaître aussi, à ses services et au poids énorme qu’elle portait dans la guerre. En s’opposant aux envahissements de cette sombre armée, enivrée de son triomphe et qui regardait le pouvoir absolu comme une récompense qui lui était due, les Girondins étaient vaincus d’avance. Est-ce à dire, comme on l’a tant de fois répété, que leur défaite fût nécessaire à la cause de la Révolution ?

C’est ici qu’il faut protester contre ce lâche système, idole d’un siècle sans conscience et sans vertu, qui, non content de se prosterner devant la force toutes les fois qu’il la rencontre dans le présent, l’encense et la glorifie jusque dans le passé, et qui rendant l'histoire complice de tous les crimes heureux, s’incline et reconnaît la Providence partout où il aperçoit le succès. On a vu des écrivains qui avaient pris la plume dans une pensée de justice pour réviser ce grand procès, arrivés à ce moment critique où la fortune trahit les Girondins, faire défection avec elle, et poursuivre en faveur des meurtriers la réhabilitation qu’ils avaient entreprise en faveur des victimes, sans laisser voir d’autre motif à cette palinodie que la victoire d’un parti sur l’autre. Versatilité d'autant plus triste, qu’elle est ici très sincère et forcément désintéressée.

Mais, dit-on, les Girondins perdaient la Révolution. Affirmation gratuite et banale, qu’à l’époque de leur chute la nation s’empressa d’accepter, parce qu’elle la délivrait d’un remords importun, et qu’on maintient aujourd’hui par une vile déférence pour le fait accompli, et parce qu’elle dispense d’un examen plus approfondi. Que leur manquait-il donc en lumières, en énergie, en patriotisme ? A l’intérieur, ils étaient les derniers soutiens de la liberté. Si leur Constitution renfermait des vues peu praticables, que faut-il donc dire de celle de leurs adversaires ? Ne pouvait-elle pas d’ailleurs être facilement modifiée ? Leur court ministère avant le 10 Août n’avait-il pas été à la fois ferme, habile et brillant ? On a objecté leur inaction pendant la période de temps qui a précédé le 31 mai ; mais qui ne sait que le pouvoir qui leur restait à cette époque était purement nominal et ne leur laissait d’autre ressource qu’un coup d’État auquel ils préférèrent la mort ? A l’extérieur, n’étaient-ils pas les premiers, les plus ardents promoteurs de cet élan militaire qui était le plus solide rempart de la Révolution ? N’était-ce pas sous leur impulsion qu’elle avait remporté ses premières victoires ? On a affirmé encore que s’ils avaient triomphé de leurs adversaires, on aurait vu commencer dès lors la réaction qui se manifesta plus tard. Mais cette réaction, qui l’a produite, sinon l’aveugle emportement qu’ils voulaient modérer ? Les vainqueurs, du moins, sauvèrent-ils cette Révolution au nom de laquelle on veut les absoudre ? L’histoire répond qu’ils ne la sauvèrent qu’en la mutilant à la rendre méconnaissable. Quel prétexte ou quelle excuse reste-t-il donc à ces adorateurs de la force, à ces théoriciens de la nécessité forcés de se donner d’éternels démentis pour rester fidèles à leur triste logique ? Iront-ils jusqu’à amnistier aussi les crimes inutiles ?

A de telles accusations, ces cœurs généreux eussent encore préféré la « mort sans phrase » dont les frappèrent leurs ennemis. Les remords de Danton, les pleurs amers qu’à la veille d’éprouver leur sort Camille répandit au souvenir de la part qu’il avait eue à leur perte, sont une justification qui parle bien haut et que la postérité confirmera. Ils avaient en courage et en intelligence tout ce qu’exigeait le salut de la Révolution ; et s’ils ne lui eussent point épargné toutes les fautes, ils lui eussent du moins épargné tous les crimes. Sous leur conduite, elle n’aurait pas eu au front cette tache de sang qui a éloigné d’elle les peuples épouvantés. Et par eux arrêtée à temps dans sa course effrénée à la poursuite d’insaisissables chimères, contenue dans son impatience d’embrasser d’une seule étreinte des vérités que le temps ne dévoile qu’une à une, elle n’eût été plus tard ni sujette à tant de découragements, ni contrainte de faire tant de pas en arrière. Sourde à leurs supplications, elle les écrasa sous les roues sanglantes de son char ; mais, par un juste châtiment, elle perdit ce jour-là le meilleur de son génie et de sa force, et désormais les nations refusèrent de la reconnaître dans cette Némésis farouche et implacable. Ils emportèrent avec eux, dans leur tombe, et sa magnanimité et ses libres et généreux instincts, et la beauté de ses inspirations, et son caractère chevaleresque, tout ce qui rendait son attrait si irrésistible et si profond.

Alors, pour la première fois dans le monde, on vit, spectacle étrange, des condamnés marcher au supplice en bénissant la main qui les poussait à l’échafaud. A cette mère sans entrailles qui, pour prix de leur amour, les sacrifiait dans une heure d’égarement, que répondaient-ils, ces hommes au cœur doux et fier ? ils allaient le front haut, souriant, chantant son hymne de guerre et de victoire, et ils disaient : Vive la Révolution qui nous tue !