ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

DES THÉORIES POLITIQUES ET SOCIALES AU XVIIIE SIÈCLE.

 

 

La Renaissance n’aborda qu’en de rares occasions les problèmes de la science politique ; elle est avant tout philosophique et littéraire. Pourtant il est facile de trouver des traces de son influence à ce point de vue, non-seulement dans les idées, mais dans les actes. Le parti des Politiques, à l’époque de la Ligue, et Henri IV, dans l’Edit de Nantes, se sont évidemment inspirés de son esprit si large et si tolérant. Mais ses conceptions, le plus souvent renouvelées de l’Antiquité, ou n’ont rien d’original ou ne se rattachent à aucune idée morale. On ne peut refuser à ses penseurs un génie éloquent et subtil ; mais les uns, comme Thomas More, et plus tard Harrington, vivent exclusivement confinés dans les données étroites de l’utopie platonicienne, et abdiquent par là toute prétention au gouvernement des choses humaines ; les autres, comme Machiavel et Hobbes, ne voient dans les événements qu’un jeu de la force et du hasard, et ne cherchent dans la politique qu’un moyen plus ou moins sûr de gagner à ce jeu, sans aucun souci des principes du juste et de l’injuste.

Machiavel, que la grandeur de son but, tel qu’il le dévoile à la dernière page de son livre du Prince, excuse sans l’absoudre, semble avoir perdu avec le sens moral une partie même de son génie. Ce sera toujours un sujet d’étonnement et de regret qu’un esprit d’une telle vigueur et d’une si incomparable clairvoyance ne se soit pas avisé de quelle force infinie il privait sa cause, en lui retirant l’appui du droit, cette arme si terrible aux oppresseurs, pour en confier les destinées à des expédients hasardeux et misérables, suffisants pour élever la fragile fortune d’un aventurier, mais incapables de rendre la vie à un peuple dégénéré. En cela, pourtant, l’intérêt devait lui parler le même langage que la conscience, car la suprême habileté, c’était la justice. Un effort vraiment sublime pouvait seul relever l’Italie : or, on ne remue profondément les hommes qu’avec de grandes idées. Il n’est pas donné à la ruse d’enfanter l'héroïsme. Les épouvantails et les petits moyens de la politique machiavélique, qui ne sont certes pas sans efficacité dans les temps ordinaires, sont tout à fait impuissants à l’heure des grandes crises. Dans les situations extrêmes et désespérées, il y a un plus grand homme d’État que César Borgia : c’est Jeanne Darc.

Héritier de la double tradition des fondateurs de la Réforme et des libres penseurs de la Renaissance, le XVIIIe siècle prit à son tour possession du monde avec la conscience réfléchie de sa mission civilisatrice, et apporta dans la réalisation de ses vues un génie si hardi, un courage si intrépide, une franchise si mâle et si fière, que l’histoire ne touchera jamais à cette grande époque, sans en faire jaillir la source encore vive des nobles sentiments et des hautes pensées.

La sagesse d’aujourd’hui, si solide sur ses béquilles inamovibles, accuse volontiers de témérité les hommes de ce temps pour avoir osé se lever et marcher, prétention attentatoire aux droits de la Providence.

Elle traite leur foi de chimère, leur noble inquiétude de folie, leurs vertus d’illusions, et leurs erreurs de crimes. N’importe : ce que nous avons de meilleur est encore ce qui nous vient d’eux, et nous ne redeviendrons jeunes et forts qu’en nous rattachant à leur pensée.

A considérer dans son ensemble l’œuvre entreprise par le XVIIIe siècle, on ne peut se défendre du sentiment d’orgueil et d’espérance qui soutint nos pères dans leurs rudes labeurs. Comme eux, nous croyons apercevoir la terre promise. Libre enfin des entraves qu’il s’était si longtemps imposées lui-même, ou plutôt auxquelles le condamnait la loi même de sa lente et difficile croissance, l’esprit humain semblait vouloir refaire le monde, afin de le mettre pour toujours en harmonie avec les principes immuables de la raison et du droit. Il était comme enivré de leur contemplation et ne croyait plus à l’impossible. La philosophie, la religion, les lois, les mœurs, le gouvernement, l’administration, l’économie publique, toutes les sphères de l’intelligence et de l’activité passent successivement sous ses regards et reçoivent de lui une impulsion nouvelle. Et à mesure qu’il détruit d’une main, de l’autre il crée. Partout, sous les débris accumulés, apparaissent des constructions toutes neuves, asile des générations futures.

Avant tout il devait établir la liberté et la légitimité de son action, c’est-à-dire l’inviolabilité de la pensée. C’est en grande partie dans cette nécessité logique qu’est le secret de la longue lutte des penseurs de la Renaissance et du XVIIIe siècle contre les religions de leur temps. S’il n’y avait pas eu là pour lui une question de vie ou de mort, le libre examen n’aurait jamais eu que le caractère d’une critique désintéressée. La prétention des gouvernements à comprimer les manifestations de la pensée, ne reposant guère que sur un fait essentiellement brutal et passager, ne réclamait point une discussion approfondie. On ne réfute la force que par la force. Mais celle des religions s’appuyait sur une idée indépendante de toute sanction positive. Elle se posait comme un droit éternel et survivait avec une indomptable persistance à leurs défaites. Il fallait ou la subir ou la convaincre d’iniquité.

Tel fut le point de départ de cette guerre purement défensive dans son principe. Et comme cette prétention exorbitante n’appartenait point exclusivement à un culte déterminé, le libre examen ne put pas se borner à une négation isolée qui, par cela même, eût été sans effet. Il embrassa dans sa critique tout l’en- semble dogmatique, non pas de telle ou telle religion, mais de l’idée religieuse elle-même envisagée sous sa forme la plus haute et la plus générale.

On s’est grossièrement mépris lorsqu’on n’a vu dans ce grand travail qu’une attaque violente et passionnée contre le christianisme. Elle le dépasse, et peut s’appliquer, avec une convenance égale, aux manifestations les plus opposées du sentiment religieux, à l’avenir tout aussi bien qu’au passé. A ce titre, l’œuvre de Voltaire est éternelle. Si vous en doutez, prêtez un instant l’oreille aux anathèmes dont chargent tous les jours son nom nos misérables petits révélateurs, nés de la décomposition des faux dieux qu’il a tués.

De même, les esprits étroits et superficiels qui s’obstinent encore aujourd’hui à n’y voir que ce qu’ils nomment de « l’irréligion » dans leur langue louche et indécise, n’en ont compris ni le sens ni la portée. Bayle, Montesquieu, Turgot, Rousseau, Voltaire, n’ont jamais songé à détruire le sentiment religieux en lui- même, pas plus qu’ils ne songèrent à refaire la nature humaine. Ce serait diminuer l’homme que de lui enlever le noble tourment qu’il éprouve en présence des mystères de sa destinée. Déistes pour la plupart, ils n’eurent d’autre but que de l’épurer en le séparant du grossier alliage de superstition qui en corrompait l’essence, et surtout de lui retirer le rôle exorbitant, oppressif, inique, qu’il s’arrogeait dans les affaires humaines. Ils remplirent cette double tâche avec un bon sens et une raison qui ne seront jamais surpassés.

Remontant aux conceptions métaphysiques qui, dans tous les temps et dans tous les pays, ont servi de fonds commun aux théories religieuses, et les analysant avec les sévères méthodes qui venaient de donner un si rapide essor à la science moderne, ils établirent avec la plus rigoureuse évidence que ces conceptions étaient de pures hypothèses fondées sur un calcul de probabilités, variable comme la mesure et la portée des esprits qui s’y appliquaient. Dès lors ces dogmes, qui pouvaient tous être ramenés à cette réduction originelle, à ces types élémentaires, qui leur empruntaient toute leur raison d’être et n’en étaient le plus souvent qu’une interprétation très étroite et très adultérée, n’avaient aucun droit à l’empire absolu qu’ils s’attribuaient sur les consciences.

Tel fut le rêve de ces grands hommes : le culte absolument séparé de l’État et laissé au choix de la conscience individuelle. Quelques-uns allèrent plus loin, et pensèrent qu’une morale pure et forte, unie à une philosophie élevée, pourrait suffire désormais aux hommes affranchis des dernières servitudes. Mais l’expérience de leur temps, et plus encore celle du nôtre, a montré combien sont rares les esprits capables de porter sans fléchir le poids des problèmes que la raison ne peut résoudre. Cette responsabilité si chère aux cœurs fiers, les faibles la repoussent avec épouvante. On dirait qu’ils ne quittent une chaîne que pour en reprendre une autre. Pour être digne de recevoir cet hôte divin qu’on nomme la libre pensée, il faut savoir adorer les douleurs même qu’il nous apporte comme un gage de grandeur et d’immortalité. Mais elle s’en va, la race de Prométhée ! Les stoïques sont restés seuls au milieu de la foule en proie au vertige, et l’espace laissé vide dans les âmes vulgaires par la dissolution des croyances religieuses a été aussitôt envahi par les plus ineptes et les plus déshonorantes superstitions.

L’affranchissement religieux devait donc précéder l’affranchissement politique, puisque lui seul pouvait lui servir de base. La civilisation suivit en cela une marche strictement logique. Aussi a-t-on peine à s’expliquer la légèreté de nos hommes d'État, lorsqu'ils ont cru pouvoir sacrifier impunément les conquêtes religieuses du XVIIIe siècle pour mieux préserver ses conquêtes politiques. Étrange manière de sauver un édifice que d’en ruiner les assises !

Voyez maintenant surgir de toutes parts les magnifiques créations de la raison émancipée ! Voltaire, Turgot, Hume, Condorcet, Herder, ouvrent des horizons nouveaux à l’histoire. Elle devient sous leur plume le livre prophétique des destinées de l’humanité, et on y lit l’avenir dans le passé. Les peuples y revivent réconciliés dans la grande unité du genre humain, et, par son entremise, les siècles transmettent aux siècles le trésor lentement accumulé de ses conquêtes sur le néant. Diderot, d’Alembert et la vaillante élite de l’Encyclopédie, appliquent leur méthode sévère à toutes les notions de la science, et dressent l’inventaire de ses richesses. Quesnay, Gournay, Verri, Adam Smith et les économistes découvrent des lois inobservées et des rapports inconnus dans la formation et la répartition des produits du travail, et rendent à la liberté cet hommage inattendu de la proclamer la source la plus assurée et la plus féconde du bien-être des nations. Buffon crée, pour ainsi dire, la philosophie des sciences naturelles, ou du moins leur élève dans son histoire le premier monument vraiment digne d’elle ; enfin Rousseau apporte à la France, amollie et prématurément épuisée par les mœurs que lui ont faites les règnes de Louis XIV et du Régent, une morale stoïque et puritaine où vont se retremper les générations révolutionnaires.

Ce qui frappe avant tout les yeux dans cet universel effort, c’est l’intention ferme et raisonnée de soumettre tous les objets de l’activité aux lois souveraines du vrai et du juste. Par quel inconcevable oubli ces novateurs si résolus auraient-ils laissé subsister une exception en faveur des éléments dont l’imperfection était le plus évidente, et dont l’influence salutaire ou funeste intéressait si directement l’avenir de leur œuvre, je veux dire du gouvernement et de la politique ?

Loin d’avoir encouru un tel reproche, ils considérèrent toujours cette dernière réforme comme le couronnement naturel de toutes les autres. Et tout le monde se prit à conspirer avec eux, il n’est peut-être pas un homme de quelque valeur dans cette génération qui ne se soit cru raisonnablement obligé d’avoir sa constitution en poche. Prenez-les tous, depuis le plus humble jusqu’au plus grand, rois, ministres, intendants, philosophes, poètes, savants, marquis et grandes dames, il n’est personne qui ne couve quelque projet pour la régénération de l’État.

En présence d’un fait aussi général, ne serait-il pas temps de renoncer au thème usé qui consiste à attribuer exclusivement aux gens de lettres le ridicule de cette manie, afin d’en imputer tous les désastres à leur inexpérience politique et à leur ignorance des affaires ? D'Argenson, qui leur donna l’exemple, n’avait-il pas été longtemps ministre de Louis XV ? Mably, le plus chimérique de tous, n’avait-il pas, pendant longues années, dirigé le cabinet du cardinal de Tencin ? Nos politiques ont-ils mieux approfondi que Montesquieu l’histoire des lois et des institutions ? Malesherbes était-il un faiseur de sonnets, et Turgot un homme étranger au maniement des affaires ? Joseph II et Pierre-Léopold étaient-ils des gens de lettres ? Montrèrent-ils plus d’esprit pratique et eurent-ils plus de succès dans leurs entreprises, parce qu'ils gouvernaient un empire ?

Ces récriminations sont dictées par un esprit étroit et des rancunes puériles. Les besoins nouveaux de l’opinion durent nécessairement se traduire par une littérature, sinon nouvelle, du moins délaissée pendant tout le XVIIe siècle. Les gens de lettres obéirent, comme tout le monde, à la préoccupation de leur temps, et cherchèrent à en interpréter les tendances. S’ils apportèrent dans cette recherche plus de pénétration, de hardiesse et d’éloquence qu’il n’était permis de l’espérer, il est vraiment difficile de leur en faire un crime, et s’ils y prirent la première place, c’est que ceux qui auraient pu l’occuper l’avaient laissée vide.

Quant au peu de compte que tous les réformateurs de cette époque tinrent des institutions existantes, il faut l’attribuer avant tout à l’immense intervalle qui séparait l’état de choses en vigueur de celui que le vœu général appelait si ardemment. Ce n’est pas ignorance, c’est dédain. C’est une confiance, si l’on veut, exagérée dans la force et la vertu de l’homme, mais sans cet acte de foi, qui seul a le privilège de faire descendre l’idéal sur la terre, les siècles seraient vides, et le monde n’offrirait bientôt plus qu’un chaos sans nom où les intérêts et les passions s’agiteraient seuls dans un éternel conflit.

Fénelon, Vauban, l’abbé de Saint-Pierre annoncent, dès le début du siècle, l’ère des réformes nouvelles, mais, comme le crépuscule annonce l’aurore, par des lueurs indécises et vacillantes. On voit que le foyer de lumière n’a pas encore paru à l’horizon. D'Argenson vient ensuite, doctrine plus précise et plus pratique, mais, dès son apparition, jugée insuffisante. D’Argenson réclame l’établissement d’institutions communales et provinciales, l’égalité devant l’impôt, la destruction de la vénalité des charges, mais il fléchit devant cette royauté qu’il a si longtemps servie, et ne peut se résoudre à toucher au pouvoir absolu, contradiction qui rend ses meilleures inspirations illusoires. Toutefois, en proposant une réforme directement et immédiatement applicable à la France, il fit faire un pas immense aux questions politiques. Elles franchirent ainsi en un jour l’intervalle qui sépare l’utopie du monde réel.

Vers le même temps, Voltaire glisse en courant, dans les Lettres anglaises, un panégyrique ingénieux et hardi des institutions libres de l’Angleterre, mais une autre tâche réclame tous les efforts de son génie, et, d’ailleurs, voici Montesquieu qui reprend et développe le même sujet dans son admirable Esprit des lois.

Il est inutile de rappeler ici les objections sans nombre que ce beau travail a soulevées à son apparition, et plus encore de nos jours, s’il est possible. Elles étaient inévitables, si l’on considère l’immensité du sujet qu’il embrasse. Mais fussent-elles toutes fondées' ce que je suis bien loin d’admettre, nous devrions encore une reconnaissance sans bornes à ce noble et mâle génie pour le bon sens si pénétrant, et la raison si haute en sa sereine ironie qu’il conserve jusque dans ses erreurs. Si X Esprit des lois n’était qu’une œuvre d’érudition, un classement savant et consciencieux des institutions du passé, cette érudition une fois dépassée par les découvertes nouvelles, il tomberait, comme tant d’autres livres, dans un profond oubli, et personne ne s’en plaindrait : il trouverait en quelque sorte sa récompense dans cet abandon provoqué par des travaux émanés de lui. Mais il va au-delà des institutions, et atteint l’homme même. Par ce côté, c’est une œuvre éternelle.

Toute la partie relative aux mœurs est d’une vérité et d’une pénétration qui n’ont pas été égalées. Jamais la fourmilière humaine n’a été observée de si haut ; et l’indulgence impartiale et souriante avec laquelle il en juge les travers ne vient point, comme il arrive, de ce qu’il a pu les partager, mais de ce qu’il les domine.

Ce livre est en outre le testament d’une âme à qui l’on peut reprocher d’avoir eu trop de ménagements, de circonspection, de cette sagesse étroite et prudente qui est une vertu aux yeux du vulgaire et une faiblesse aux yeux des cœurs généreux, mais qui n’en est pas moins une grande âme, d’une fierté antique, calme comme la force, austère sans aspérités et alliant sans effort à la gravité et à la réserve d’un esprit méditatif et toujours maître de lui-même toutes les grâces d’un enjouement aristophanesque. N’eût-il que le mérite de nous faire pénétrer plus avant dans l’intimité d’un tel homme, l'Esprit des Lois sera toujours relu. Quand on aura cessé d’y chercher la science, chose changeante, on y viendra chercher l’élévation et la beauté dans la pensée, chose immortelle. Cette époque, vînt-elle à disparaître tout entière sans laisser de trace, on pourrait retrouver et reconstruire avec ce livre le caractère libre, ingénieux, fécond et si profondément humain de sa civilisation.

La grande cause des injustes méprises où l’on tombe au sujet de Montesquieu vient presque toujours de ce qu’on ouvre Y Esprit des Lois avec l’idée préconçue d’y chercher son idéal de gouvernement ; et naturellement on ne l’y trouve pas, puisqu’il avait un but tout différent qui était, comme son titre lui- même l’indique, l’interprétation des législations mortes ou vivantes, et nullement la recherche d’une république parfaite. Cette préoccupation, que le désappointement suit de près, trouble la vue et fait oublier le trésor de sagesse et d’observation accumulé dans ces précieuses pages. De guerre lasse, on finit par s’emparer de l’éloge si juste et si vrai à tant d’égards, qu’il fait des institutions de l’Angleterre ; on suppose très gratuitement qu’il en rêve une transplantation en France, et l’on dit : « l’idéal étroit de Montesquieu ». Or, Montesquieu a loué la constitution anglaise d’avoir, mieux que toutes celles connues de son temps, réalisé la liberté politique, ce qui est strictement exact, et ce qui n’est pas en faire un modèle irréprochable à tous les points de vue, et d’autre part il n’en a jamais cru l’importation, même partielle, possible en France. Il est inique de le rendre responsable ou solidaire des maladroites imitations de disciples qu’il n’a jamais connus.

Il y a moins de raison encore dans le singulier reproche qu’il était de mode de lui adresser il y a quelques années au sujet d’un aphorisme vieux comme le monde, qu’il a rajeuni en le développant dans son livre. La vertu, a-t-il dit, est le ressort des démocraties qui ne peuvent subsister sans elle. La démocratie d’alors, qui était une dame susceptible, défaut dont elle s’est fort corrigée depuis, prétendit qu’on la calomniait. Ses chevaliers servants traitèrent Montesquieu de petit esprit. Ils s’écrièrent qu’on voulait la faire prendre en horreur au genre humain, qu’elle savait fort bien s’accommoder à la dureté des temps, que, selon eux, on pourrait aisément se passer de vertu, qu’ils le montreraient bien, que seuls les gouvernements monarchiques en avaient véritablement besoin, et cela sous ce prétexte admirable que ceux-ci exigeaient bien plus d’abnégation de la part des sujets. Ces profonds raisonneurs n’oubliaient qu’une chose, c’est que dans les monarchies l’abnégation n’est nécessaire que là où elle se rencontre toujours, c’est-à-dire chez les gouvernés, tandis que dans les démocraties il faut surtout qu’elle existe dans le cœur des gouvernants, où on la rencontre si difficilement. A qui ont donné raison nos récentes aventures, à Montesquieu ou à nos démocrates ? On les a pris au mot et si cruellement, que je veux laisser leurs mânes en paix.

Malgré ses détracteurs, V Esprit des Lois eut une immense influence sur le mouvement et la direction des idées qui préparèrent la Révolution. Elles existaient déjà, mais à l’état d’instincts qui s’ignoraient eux-mêmes. Il leur marqua leur but. Il ouvrit devant elles le vaste répertoire des institutions humaines, et leur dit : Voilà vos éléments, choisissez et créez. Et tout en donnant le signal de l’élan universel, il en resta le modérateur. Il affermit le terrain jusque-là si mouvant des études politiques. Tous les esprits s’y portèrent avec une ardeur impatiente ; mais, par leur tendance souvent aveugle à l’absolu, ils firent regretter doublement que Montesquieu se soit renfermé si exclusivement dans le passé et n’ait pas cru devoir consacrer quelques-unes de ses vues aux améliorations que la justice réclamait pour l’avenir, et surtout aux moyens pratiques de les réaliser. Sur ce point, il ne s’exprime guère que par réticence. S’il critique les institutions de son temps, ce n’est que sur des détails sans importance et comme pour prouver qu'il aurait pu parler s’il n’avait préféré se taire. Il y a dans ce silence autre chose que le parti pris d’un homme qui tient à sa sécurité, et que le dédain qu'éprouvent pour leur temps les âmes habituées à vivre dans la familiarité des siècles, c’est l’imperfection même inhérente à ce grand esprit.

Interprète incomparable des faits, il est surtout curieux d’en pénétrer la raison d’être ; et en croyant les expliquer, il les justifie trop souvent aux dépens des principes. Il y reste en quelque sorte attaché ; il y gagne en solidité, mais il y perd en élévation. Lorsqu’un fait lui paraît produire de grands résultats, il en discute peu la légitimité, et ne lui marchande pas son adhésion. Ainsi doit être interprété son faible pour les privilèges et les grandes aristocraties. L’étendue même de son génie lui donne une sorte d’optimisme qui concluait volontiers au statu quo en toute chose. Au-delà d’une certaine limite, la largeur d’esprit nuit à la décision. A force d’être pesés, le pour et le contre se font équilibre, et produisent l’immobilité. Aussi son livre, admirable école d’expérience politique par les rapprochements sans nombre auxquels donnent lieu tant de lois et d’institutions dont il y évoque le souvenir et l’image avec une si puissante magie, parut-il bientôt froid et mort comme un vaste ossuaire aux aspirations ardentes de ses contemporains, et fut-il délaissé par eux pour des conceptions d’un ordre inférieur, mais qui répondaient mieux à leurs désirs illimités. Le temps, ce dieu sévère, devait nous ramener à lui.

Les disciples de Montesquieu, depuis de Lolme, lourd et froid commentateur, jusqu’à Necker, financier habile, publiciste médiocre, écrivain verbeux et terne, n’héritèrent point du génie de leur maître, et c’est à eux seuls qu’on doit attribuer la triomphante idée de transplanter en France la constitution d’Angleterre. Toutefois leurs travaux, en la popularisant sans la faire accepter intégralement par le génie national, eurent l’incontestable mérite de faire d’elle un des principaux éléments de la reconstruction que tout le monde méditait ; et à ce titre on ne saurait nier qu'elle ne fût en effet l’objet le plus instructif qu’on pût offrir aux réflexions des hommes d’État et des législateurs.

Les vœux et les aspirations que la sagesse un peu sceptique de Montesquieu n’avait pu satisfaire, trouvèrent dans Rousseau un interprète passionné et éloquent. La grandeur de cet homme, c’est d’avoir cru de toutes les forces de son âme au bien absolu, à la possibilité de le réaliser ; c’est d’avoir entraîné bon gré ou malgré tous les esprits vers ces régions idéales et d’avoir rappelé aux habiles que la politique n’est pas seulement une science d’observation, mais encore une école de justice ; est-il besoin d’ajouter que là est aussi le secret de ses erreurs ? À force de fixer le soleil, ses yeux ont été plus d’une fois frappés de cécité.

On a voulu voir en lui le tribun d’une classe sacrifiée ; il est bien plus : il est la plainte vivante de toutes les douleurs de ce siècle orageux. Il est toujours le premier à en signaler les maladies, parce que c’est lui qui en souffre le plus. De là l'inquiétude de son caractère et le trouble de sa vie.

Rousseau, c’est déjà la Révolution elle-même avec son génie inégal et puissant, sublime et tourmenté. Il en a au suprême degré le tempérament, si je puis le dire. Voltaire et Montesquieu en ont été la sagesse et la raison, et il restera beaucoup plus d’eux dans ses résultats définitifs, mais Rousseau en a été l’élan, le sentiment, la passion. Où ils avaient mis la lumière il a apporté la flamme. Il a jeté beaucoup de trouble et de confusion dans les idées de son temps ; il a notamment faussé et perverti le sentiment d’égalité, à force de l’exagérer ; mais il est douteux que sans lui, sans l’enthousiasme, sans la fièvre généreuse qu’il alluma dans tous les cœurs, ses illustres prédécesseurs eussent rien pu fonder solidement au milieu des effroyables tempêtes qui assaillirent si promptement leur ouvrage.

Je ne m’arrêterai pas aux premiers discours de Rousseau, qui s’adressent beaucoup plus à l’imagination qu’à la pensée et n’offrent pas une grande liaison d’idées. Je vais tout droit au livre où ces vagues tendances ont pris corps et se présentent d’ensemble, au Contrat social. La théorie politique de. Rousseau a eu une telle influence et sur la Révolution et sur nos propres vicissitudes, qu’il est de la plus haute importance de l’examiner à fond. Je dirai plus, le moment semble venu de la juger, car deux fois en moins d’un siècle elle a porté ses fruits, et l'expérience peut être invoquée dans ce débat aussi bien que le raisonnement. Elle n’a été critiquée le plus souvent que par des ennemis, il faut qu’elle le soit par les hommes même qui s’honorent d’être les disciples et les admirateurs de ce grand écrivain. On a trop longtemps reculé devant ce devoir, par crainte de blesser une superstition chère aux âmes libres. Mais toute superstition est funeste, et celle-là nous a coûté trop cher pour qu’on puisse faire exception en sa faveur. C’est au nom de la liberté elle-même et de l’avenir des idées démocratiques qu’il faut repousser aujourd’hui les théories du Contrat social.

La gloire du Contrat social, c’est d’avoir été l’instrument d’une résistance contre laquelle sont venus se briser les efforts de l’Europe entière, l’âme de la forte organisation de 93. Son crime, c’est d’avoir forgé, au nom du droit, de l’égalité et du peuple, un des moyens d’oppression les plus ingénieux et les plus perfectionnés qu’on ait jamais conçus.

La supposition si contestée qui lui sert de base, c’est-à-dire l’association volontaire des hommes au sortir de l’isolement où ils sont censés vivre dans l’état de nature, peut être acceptée comme une hypothèse qui permet de poser les problèmes politiques avec une rare simplicité et surtout comme la donnée qui réfute le mieux Rousseau lui-même. Au reste, elle n’est point de son invention. Depuis longtemps elle était en quelque sorte consacrée et servait au premier occupant. Il l’emprunta à Locke, qui la tenait de Sidney, qui lui-même l’avait trouvée dans Hooker. Comme elle s’était réalisée presque à la lettre dans la formation des petites républiques fondées par les Puritains dans l’Amérique du Nord, elle ne parut pas aux publicistes anglais d’une invraisemblance choquante, et ils la firent ainsi tomber dans le domaine public. Plusieurs démonstrations du Contrat social sont d’ailleurs indépendantes de la valeur de cette fiction qui leur sert de cadre. Ainsi la façon avec laquelle Rousseau établit la souveraineté du peuple qui est l’idée mère de son système, est absolument inattaquable. Ce principe est devenu, grâce à lui, un axiome de la science politique. Mais, par un malheur dont les suites ont été incalculables, il ne sut ni en définir la nature ni en fixer les limites. Dès ses premiers pas, il oublie et méconnaît jusqu’aux termes si connus de son problème fondamental : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, en sorte que chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. »

Ce problème donne spécialement pour but à l’association la mission de protéger les droits individuels qui l’ont créée, qui préexistent à sa formation, et par là même sont plus sacrés qu’elle. L’accession de l’individu à la société ne peut donc qu’être essentiellement conditionnelle et limitée, car il cherche une protection pour sa personne et ses biens, moyennant une réciprocité quelconque, mais il ne cherche pas un joug. Pourtant, Rousseau la transforme immédiatement en « aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. » — «Il se donne à elle lui et toutes ses forces dont les biens qu’il possède font partie ; » et comme « il ne reste aucun droit aux particuliers, ils n’ont aucun besoin de garanties envers le souverain — la société — dont la volonté est toujours droite, bien qu’elle ne soit pas toujours éclairée. »

Il revient sans cesse sur cet anéantissement de l’individu au sein de l’association : « De même que la nature donne à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens. » Il parle bien quelque part de distinguer les droits respectifs du citoyen et de l’État, mais cette mention insignifiante est la seule garantie réelle qu’il leur accorde. Les citoyens n’ont qu’un droit, celui d’invoquer la loi commune, comme si cette loi ne pouvait pas être injuste et oppressive : il semble s’être posé cette objection, lorsqu'il dit : « On convient que ce que chacun aliène par le pacte social de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté ; mais, ajoute-t-il aussitôt, il faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette importance. » Il en est si bien juge, selon Rousseau, « que s’il dit au citoyen : « il est expédient que tu meures », il doit mourir. »

Et c’est en vain que, lorsque le philosophe arrive aux institutions religieuses, il s’effraye tout à coup de ce pouvoir excessif laissé à l’État, et recule devant les conséquences de tels principes en cherchant à restreindre son autorité en faveur de la liberté de conscience. Il s’efforce de la réduire au droit d’exiger des citoyens une profession de foi purement civile : « Le droit que le pacte social donne au souverain, dit-il, avec une sorte d’embarras, ne passe point les bornes de l’utilité publique. » Ici encore une logique impitoyable lui crie : « Mais lui seul est juge de cette utilité. » Et c’est elle qui lui fait ajouter ces paroles impies qui terminent tristement le livre et qui allaient trouver bientôt un écho si terrible : « Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement les dogmes de cette religion, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort. »

Tout le Contrat social est dans ces quelques lignes. Ainsi l’homme qui, selon l’hypothèse même de Rousseau, ne quittait l’état de nature et n’entrait dans l’association politique que dans l’espérance d'y voir tous ses droits mieux protégés par la force commune, se trouvait, en définitive, les avoir tous sacrifiés sans retour, depuis ceux de son travail jusqu’à ceux de sa conscience, au profit de je ne sais quelle chimère de solidarité et d’union. Sur ce point spécial, Locke, si inférieur à d’autres égards, est infiniment plus clairvoyant que lui, et distingue très bien « les bornes que les lois de la nature ont mises au pouvoir législatif de chaque État indépendamment de sa forme de gouvernement. »

Comment Rousseau ne renia-t-il pas son système, en le voyant aboutir à la négation de ce droit sacré de la libre pensée, dont la conquête fut l’honneur de son siècle, et qu’il avait autant que personne contribué à fonder ? Et si de simples déductions théoriques amenaient un résultat aussi extrême, que ne devait-on pas penser de ceux que révélerait l’application ? La passion de l’unité et de l’égalité n’a rien en soi que de légitime, mais du moment où elle touche aux droits mille fois plus inviolables de la liberté, elle n’est plus qu’un instinct aveugle et fatal qui tue dans l’homme toute énergie vitale, toute ambition élevée, et toute grandeur de caractère.

Par ce côté, la démocratie absolue, telle que la conçoit Rousseau, se confond avec le despotisme le plus illimité. Que m’importe que l’oppression se nomme un ou cent mille : ce que je hais, c’est l’oppression et non l’instrument qu’elle emprunte. La tyrannie des multitudes a même sur celle des individus cette triste supériorité qu’elle est mille fois plus écrasante, parce qu’on rencontre partout ses yeux ou son bras. Contre elle il n’est pas de refuge. Et comme elle est en quelque sorte l’ouvrage de tous, elle se considère comme tout à fait irresponsable. N’espérez pas la fléchir, elle est impersonnelle et anonyme, c’est-à-dire aussi inaccessible aux scrupules qu’aux remords. A toute révolte contre un tyran, fût-elle suivie d’une défaite, est d’ordinaire attachée une sorte de gloire et de popularité ; mais à vous insurger contre le joug des multitudes, vous ne gagnerez jamais qu’un renom de scandale formé au bruit des outrages et des malédictions ; vous serez les élus de la haine populaire qui portera au bout de ses piques vos têtes ensanglantées ; vous laisserez une mémoire exécrable au vulgaire, et qui compromettra jusqu’à ceux que, plus tard, un sentiment de justice ou de communes sympathies amèneront à la réhabiliter, car les multitudes si changeantes et si oublieuses en toute chose, ont, sur ce point, un sentiment très vif et très persistant de leur solidarité. Elles pardonnent volontiers à ceux qui les ont le plus brutalement comprimées, et même à ceux dont l’héroïsme les a délivrées de la servitude. — Mais quant aux hommes qui ont maintenu avec fermeté les droits individuels contre les entraînements de leur propre triomphe, ceux-là ne seront jamais à leurs yeux que des esprits inquiets ou des cœurs dévorés d’égoïsme et d’orgueil. Triste récompense qui n’arrêtera jamais les âmes fortes.

En se faisant ainsi l'apôtre de la force et du nombre, Rousseau se mettait en contradiction ouverte avec tout son siècle, dont la philosophie telle qu’elle est formulée dans l’acte mémorable qui fut son testament, je veux dire dans l’immortelle Déclaration des droits de l’homme, a précisément indiqué leur inviolabilité comme la consécration et le couronnement suprême de toute son œuvre. Au lieu de chercher à concilier son système avec des vérités acquises à l’esprit humain, il a préféré faire avec elles une scission orgueilleuse et bruyante, mais c’est sur lui que les suites en retomberont, car c’est ici qu’il faut dire : Vœ soli. Inspiration de haine et de colère, malgré ses apparences abstraites, son œuvre n’a fait que mettre en déductions logiques les représailles de l’opprimé se faisant à son tour oppresseur : voilà pourquoi elle flatte si agréablement la libre plébéienne, et pourquoi elle n’aura jamais qu’une dictature courte et tragique comme un acte de vengeance.

Comme l'argumentation du Contrat social a servi de thème à tous les publicistes qui, plus récemment, ont fait de l’omnipotence du pouvoir social et de l’absorption des droits individuels dans l’État le point de départ de leurs systèmes de reconstruction universelle, il était nécessaire de la soumettre à une étude approfondie. On ne tue une idée qu'autant qu’on la convainc d’erreur. Il y a dans les pensées de l’homme une si indomptable vitalité, que jusqu’à ce moment elles renaissent pour ainsi dire sous les coups qu’on leur porte. C’est ainsi que le Contrat social, longtemps oublié après sa défaite au 9 thermidor, a reparu un demi-siècle après sous de nouvelles formes, plus fort, plus actuel, plus populaire que jamais, pour ramener bientôt les mêmes déceptions et les mêmes désastres. Sera-ce assez de deux expériences ?

Ce jugement ne serait pas équitable si je n’ajoutais, pour disculper Rousseau, qu'il a toujours été très loin de soupçonner les conséquences logiques de son système. Ainsi il n’entrait nullement alors dans sa pensée de nier le droit de propriété, cette extension de la personne humaine, comme on l’a si bien défini, puisque, selon lui, c’est le Contrat social qui lui donne naissance en légitimant le fait de la possession. Toutefois autant eût valu la nier que la faire dépendre de cette investiture précaire et pleine d’instabilité, et non des droits sacrés du travail. Il n’a jamais critiqué la propriété que comme une déviation de l’état de nature, c’est-à-dire au point de vue d’un état antérieur à toute société.

Quant au gouvernement direct du peuple par lui-même, Rousseau ne le croyait applicable que dans de très petites républiques, et peut-être avec des esclaves, disait-il, afin que les citoyens eussent des loisirs pour la chose publique. Dans ces conditions ce système ne cesserait pas d’être monstrueux mais il aurait réellement des conséquences moins nuisibles, parce qu'au sein des petits États les influences individuelles se font facilement leur part et leur place au soleil et ont plutôt besoin d’être contenues qu’encouragées. Au reste, lorsque le comte Wielhorski lui demanda, au nom de ses compatriotes, un plan de constitution pour la Pologne, il fit voir clairement combien cet idéal était loin dans son esprit d’être un moule uniforme et inflexible, puisqu’il en adapta aussitôt les formes aux besoins, aux traditions et au caractère spécial du peuple qu’on lui proposait d’instituer ; toutes choses qu’oublièrent si follement ses disciples.

A ceux qui voudraient absolument toucher du doigt le terme inévitable où mènent ces doctrines, je citerais l’histoire ancienne, pour n’être point suspect de vouloir dénigrer une époque plus récente, bien qu’elle m’offre des applications encore plus frappantes, et je leur conterais cet apologue :

Ce n’est point, comme on le dit souvent, par son aristocratie que la république romaine a péri, c’est par l’exagération du principe tribunitien qui avait fait d’abord sa grandeur. César, ainsi qu’Octave-Auguste son neveu, n’étaient ni des aventuriers sans tradition, ni des usurpateurs dans le sens ordinaire du mot. Ils étaient les représentants fidèles et les serviteurs soumis de la démocratie extrême. Ils continuaient Marius. Ils se dirent les mandataires du peuple et ils dirent vrai. Ils achevèrent une tâche que le peuple avait dès longtemps commencée et qu‘ il comptait, selon son illusion habituelle, achever directement lui-même. Mais comme il se lasse très vite et du pouvoir et de ses propres agitations, et comme il aime en tout les ressorts simples, il remit entre leurs mains toutes les attributions nouvelles qu’il venait de conquérir et de ses tribuns fit des empereurs. Mais il continua à adorer en eux sa propre dictature, car le règne n’avait point changé mais seulement les instruments du règne. Et le peuple romain atteignit enfin à l’objet tant convoité de son ambition : il eut l’égalité dans l'abaissement.

Par l’extension démesurée qu’il avait donnée aux droits de l'État sur les citoyens, Rousseau peut être considéré à juste titre comme le père légitime de doctrines qu’il n’eût certes pas avouées, je veux parler des théories de Mably, de Morelly, de Babeuf et d’un grand nombre de nos contemporains qui nous ont donné comme des œuvres originales des copies très effacées des productions de ces trois hommes. Pour eux il n’y a plus qu’une personnalité dans l’État, c’est l’État lui-même. Lui seul pense, lui seul possède, lui seul agit, lui seul vit. Il s’empare de l’homme à sa naissance, l'allaite, l’élève, l’instruit, prononce en dernier ressort sur sa capacité et sa vocation, lui assigne un travail dont la cité seule sera appelée à percevoir les produits, lui fait sa religion, sa philosophie, sa morale, fixe les heures de ses plaisirs sagement soumis à une surveillance salutaire et prévoyante, lui mesure sa ration quotidienne des ragoûts succulents de la cuisine communautaire, le marie, le divorce, lui retire ses enfants, toujours dans son intérêt bien entendu, puis enfin, comme on n’est pas parfait, attache les récalcitrants, s’il y en a, à un poteau infamant sur lequel on écrit en caractères terrifiants le mot « paresseux !» et, grâce à ces moyens ingénieusement combinés, fait par le même procédé et des hommes bien nourris, et des cœurs fiers, généreux, des esprits nobles, libres, élevés, de grands caractères, des âmes viriles.

Mably se sauve de l’abjection inséparable de telles aspirations par son enthousiasme sincère pour les républiques antiques et par un certain souffle austère plein d’âpreté et de rudesse. Il cherche la satisfaction des instincts moraux et non des besoins matériels. On voit que son idéal est à Sparte et qu’il soupire après le brouet noir, à la vertu duquel il croit de toutes les forces de son âme et non après « une répartition plus satisfaisante et plus égale des jouissances communes. » J’ajouterai encore à sa décharge, comme j’ai dû le faire pour Rousseau, que, soumis à l’épreuve de la pratique, il eût beaucoup rabattu de ses prétentions égalitaires. On en a une preuve bien convaincante dans sa lettre à John Adams, qui l’avait consulté au sujet des institutions à donner aux États-Unis. Il s’effraye au-delà de toute mesure de leurs tendances démocratiques. Il refuse de croire à leur stabilité et il blâme notamment l’État de Pennsylvanie de n’avoir pas établi de cens électoral.

Mais il faut lire Morelly pour se faire une idée de la façon dont une grossière et naïve convoitise peut inspirer un philosophe législateur. Si le ventre ou l’estomac avaient à dicter un code de lois, ils ne chercheraient pas d’autre théorie. C’est l’envie de bien dîner qui paraît seule avoir été l’Égérie de ce Numa. L’homme famélique et les importunes préoccupations qui l’aiguillonnent se révèlent depuis la première jusqu’à la dernière ligne. Sous ce rapport, il est, avec Babeuf, le seul homme de ce temps qui rappelle un peu nos Panurges démocratiques. Les économistes, bien que toujours fort enclins à se rallier à ces doctrines, restèrent en majorité dans le camp de la liberté avec Turgot.

Selon Morelly, le monde n’étant autre chose « qu’une table suffisamment garnie pour tous les convives, » et la liberté ne consistant « qu’à jouir sans obstacle et sans crainte de tout ce qui peut satisfaire nos appétits naturels, » il s’ensuit naturellement que le mal moral dans l’humanité, le vice, en un mot, est tout entier dans l’avarice, c’est-à-dire dans le désir de s’approprier au-delà de sa quote-part au festin au détriment des autres convives. Donc, conclut-il, « là où ce désir ne pourrait trouver sa satisfaction, c’est- à-dire là où il n’existerait aucune propriété, il ne pourrait exister aucune de ses pernicieuses conséquences. » Lumineuse idée sur laquelle il revient encore en ces termes significatifs : « Une éducation dans laquelle toute idée de propriété serait sagement écartée de l’esprit des enfants préviendrait tout vice, parce qu’aucune crainte de manquer de secours ni de choses nécessaires ou utiles n’exciterait en lui de désirs immodérés. »

Telle est en substance la philosophie de son Code de la nature, qui a sur ses successeurs le grand avantage d’être parfaitement lucide et d’aller droit au but. + La crainte de manquer de secours, voilà le grand pivot des sociétés et le grand mobile des actions humaines. Proportionner les appétits à la somme des moyens de subsistance et apporter à tous les hommes une part égale de consommation, un même droit à être confortablement alimenté, voilà le grand but de la politique et de la civilisation. Quant à ce que devient dans ces systèmes la tâche supérieure que poursuit l’humanité au prix de tant de sacrifices nécessaires et terribles dans le domaine intellectuel et moral, il est inutile de le demander. Comment pourraient vivre et se développer dans l’infecte promiscuité des casernes communautaires, l’art, cette fleur suave et délicate, la poésie, fille divine de la solitude, fardent essor de la pensée vers l’inconnu, et toutes ces nobles occupations, honneur de la nature humaine, qu’on a si admirablement nommées libérales, parce qu’elles ne sauraient exister un seul instant sans la liberté, étant indépendantes et spontanées par essence ? Mais il n’est donné à personne de changer des lois éternelles. L’esprit souffle où il veut, et il méprise le profane vulgaire. Voyez-vous ce sous-inspecteur de la commune, ce fonctionnaire, cet agent, cette molécule sans nom et sans visage, venant, son règlement à la main, fixer à Mozart, à Raphaël, à Voltaire, à Mirabeau, à Byron, leurs heures de travail et d’inspiration et leur assignant un salaire déterminé non en raison de leur capacité, mais seulement en raison de leurs besoins ? Blasphème impie, revanche inepte et basse de la médiocrité qui voudrait enchaîner le génie à l’auge où elle est attachée ! Régnez, apôtres de l’utile et de l’économie, afin qu’on sache ce qu’il en coûte d’avoir des grands hommes à bon marché.

Malesuada famés ! Cet adage de la sagesse antique peut s’appliquer avec une frappante justesse aux systèmes sans nombre nés de la douloureuse contemplation des maux de nos sociétés modernes. La concentration exclusive de la pensée de leurs auteurs sur ces plaies terribles leur donne la fièvre et communique à leur cerveau une espèce d’hallucination, qui leur fait perdre complètement le sentiment de la réalité. Leurs yeux, toujours fixés sur le même objet, finissent par ne plus voir que lui dans le monde. Ils font, d’un mal partiel et souvent impossible à conjurer, le seul mal de l’humanité, et ne s’avisent pas que le remède qu’ils proposent est mille fois pire encore. Ils subordonnent tout à l’apaisement des besoins inférieurs, ne voyant pas ce qu'il y a en eux de secondaire, de fatal et de passager, et ils refont le monde en vue d’un état de crise et d’exception essentiellement transitoire. Que tous les hommes soient bien nourris et le mal moral disparaît ! Ces promesses ont réussi plus d’une fois à pervertir l’esprit public à ce point que, n’étant plus sensible qu’aux intérêts matériels, on a pu fouler aux pieds impunément tous les autres, et il n’a pas hésité à donner sa ratification, qu’on ne lui demandait même pas.

Qui pourrait pourtant nier la légitimité de leurs réclamations en faveur du pauvre et du prolétaire ? Mais de quel droit ces téméraires ont-ils osé porter la main sur les conquêtes si chèrement achetées par nos pères, héritage sacré des générations futures ? Comment ont-ils pu concevoir l’espoir injurieux de nous faire renier la liberté pour leurs plats de lentilles ? La liberté ? N’ont-ils pas commis cette profanation ridicule autant qu’impie de dire qu’elle n’était qu’un moyen ? Elle a pu venir parmi eux, mais à coup sûr ils ne l’ont pas connue. Leurs âmes sont trop petites pour recevoir un tel hôte. La liberté est comme le dieu jaloux : elle veut être adorée pour elle-même. Ceux qui n’aiment en elle que l’argent, ou l'influence, ou la sécurité qu’elle leur apporte ; ceux-là seront toujours la proie légitime de toutes les tyrannies.

Heureusement les peuples sont infiniment moins accessibles aux idées d’intérêt qu’on ne le suppose généralement. Il leur arrive quelquefois d’envier les jouissances matérielles, mais ils gardent toujours pour elles un secret mépris. Voyez plutôt quels sont les hommes auxquels ils donnent la gloire. Au riche ? à l’homme matériellement utile ? à l’inventeur industriel ? à celui qui leur apporte l’aisance ? Non. Ils la donnent au poète, au soldat, à l’artiste, à l’orateur, au philosophe, à ces amants désintéressés du beau, de la vérité et de la justice, à ces héros, — à ces fous, — à ces êtres inutiles et improductifs qu’ils voient poursuivre leurs nobles chimères à travers toutes les embûches de la pauvreté et de l’envie. L’intérêt ne passionne exclusivement les peuples que lorsque leur sens moral est profondément perverti. Toutes les fois que vous le verrez prendre le pas sur les questions intellectuelles et morales, vous pourrez dire avec assurance que les jours de la servitude ne sont pas loin. De tous les problèmes que soulève la délimitation si difficile à établir entre le droit social et les droits individuels, le plus délicat sera toujours de trouver une voie courte et rapide pour faire monter l’homme intelligent, quel que soit d’ailleurs son point de départ, à la place que lui réservent ses facultés et ses aptitudes, et cela tout en ménageant la hiérarchie et la diversité, non des classes, mais des fonctions, fait absolument nécessaire à la civilisation et à la vie des I sociétés. La présence seule de ce problème suffit pour réfuter les sophistes qui, dans l’excellente intention d’éviter les inconvénients de l’État, ont trouvé très simple de le supprimer d’un trait de plume. Réparer les erreurs du hasard, qui fait de Rousseau un laquais du comte de Vercellis, et de Louis XVI un roi de France, voilà de quoi légitimer amplement l’existence d'un gouvernement au sein de toute société bien organisée, et voilà à coup sûr le rôle qui donne le mieux une idée de ce que doivent être ses attributions. Du reste, en ceci ses efforts seront très efficacement secondés par la nature même des choses. Le génie tend sans cesse à s’élever et la médiocrité se précipite entraînée par son propre poids. Que le pouvoir soit en un mot une aide, jamais un obstacle ; qu’il exerce une protection, mais qu’elle ne soit jamais de nature à pouvoir servir même de prétexte aux entreprises contre la liberté. Et surtout qu’on ne lui confie pas une tâche qui suppose l’infaillibilité. Vous voulez que le pouvoir soit infaillible ? commencez donc par décréter qu'il est Dieu !