L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE XX. — LE GÉNIE DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

 

 

Mais est-il nécessaire de poursuivre plus loin cette démonstration ? Une réalisation sérieuse, complète et sincère des idées philosophiques du dix-huitième siècle ne pouvait pas être Pieuvre d'un roi ni d'un empereur, quelle que fat, d'ailleurs, la droiture de leurs intentions ou la hauteur de leurs vues. Cette impossibilité est d'une si rigoureuse évidence, qu'elle pourrait, au besoin, se passer de l'éloquent et péremptoire témoignage des événements, qui pourtant ne lui a pas fait défaut. L'invariable fondement, le point de départ constant et uniforme que nous avons signalé dans tous les principes de la philosophie nouvelle, n'est-ce pas l'idée de liberté ? Or, comment les fils des Césars auraient-ils pu, sans répugnance et sans arrière-pensée, se faire les législateurs d'un ordre de choses dont la première condition devait avoir pour effet de leur retirer l'investiture qu'ils tenaient de leur épée 't Les situations ont leur logique : le pouvoir absolu dont ils portaient en eux la destinée, les inspirations, et aussi les impérieuses exigences, se fût révolté contre ce suicide. S'ils parurent se prêter un instant à ce rôle contre nature, ce fut par suite d'une méprise analogue à celle qui poussa plusieurs rois du seizième siècle dans le camp de Luther : ils ne virent dans la guerre antireligieuse qu'une révolte faite à leur profit, qui les affranchissait pour toujours des prétentions surannées et du contrôle importun de la papauté, sans songer au censeur terrible et ombrageux qui allait en prendre la place. Aussi, le jour des explications venu, lorsqu'au bruit flatteur de la popularité succéda le froid et sévère examen de l'opinion, une seule chose put égaler leur surprise, ce fut leur repentir.

Cette réalisation, confiée d'abord à des mains inhabiles et à des ministres infidèles, ébauchée ou plutôt trahie par les rois, deux peuples surtout en donnèrent au monde le magnifique et imposant spectacle : ce furent le peuple des États-Unis et le peuple de France.

En 1776, deux ans avant la mort de Voltaire et de Rousseau, au moment même on les vœux et les aspirations de tant de cœurs généreux et de glorieuses intelligences montaient comme un concert vers le ciel, un écho puissant et sympathique leur répondit tout à coup des extrémités du monde, et deux nations étrangères, je dirai presque opposées l'une à l'autre par le caractère, les mœurs, le langage, les traditions, l'intérêt, le climat, s'unissant dans une fraternelle étreinte, et ne formant plus qu'un peuple ou plutôt qu'une armée — l'armée du droit, — se firent les soldats de la même cause et versèrent leur sang sur le même champ de bataille. Ce fut une secousse électrique qui, d'un pôle à l'autre, fit tressaillir les générations. Élan sublime ! sainte ivresse ! montent trop court dont nous avons, non pas perdu, mais laissé s'effacer la mémoire, et qui devrait être le plus célébré de nos anniversaires ! La naissance et la formation de la république américaine est un de ces rares instants où l'homme semble donner la mesure du degré d'héroïsme et de vertu dont il est capable. Il n'est pas d'époque dans le passé qui mérite de lui être comparée, ni d'événement qui l'égale en poésie, en majesté, en grandeur. Tous les grands spectacles de l'histoire, tous les grands objets que le temps offre à l'activité humaine isolément et de siècle en siècle, comme s'il en était avare, y sont eu quelque sorte rassemblés à plaisir pour rendre le tableau plus saisissant et plus complet : une guerre entreprise pour la justice et par le faible contre le fort à côté des conquêtes pacifiques de l'industrie et de la science, les luttes de la tribune à côté des jeux sanglants de l'épée, une nationalité à créer, des institutions à fonder, des villes à construire, des tribus sauvages à civiliser, une foi nouvelle et des dogmes nouveaux à faire triompher, la liberté et l'indépendance à assurer, enfin des courages et des volontés dignes de cette tâche à inspirer, à soutenir, à gouverner. Les hommes à qui échut le périlleux honneur de la mettre à exécution, Franklin, Washington, Jefferson, Lafayette, montrèrent des âmes à la hauteur des circonstances, et c'est le plus bel éloge qu'on puisse faire d'eux. Ce sont les plus irréprochables caractères qui aient honoré l'humanité. Ils ont cette beauté morale qui est comme la splendeur du bien et l'auréole visible de la vertu. Leur œuvre en a gardé l'empreinte pure et durable ; elle satisfait la conscience tout aussi bien qu'elle satisfait l'esprit, et elle est peut-être la première des grandes choses historiques qui ait été faite honnêtement jusqu'au bout.

La mémorable déclaration qui révéla l'Europe  étonnée, dans un peuple dont elle soupçonnait à peine l'existence, l'expression nette et précise de ses propres besoins et le symbole entier de ses espérances, offre en peu de lignes un résumé fidèle des idées et des promesses de la philosophie nouvelle

Lorsque, dans le cours des événements humains, il devient indispensable pour un peuple de rompre les liens politiques qui l'attachaient à un autre peuple, afin de prendre parmi les puissances de la terre la place égale et séparée laquelle les lois de la nature et du Dieu de la nature lu donnent des droits, le respect qui est dû à l'opinion des hommes demande qu'il proclame les causes qui le déterminent à cette séparation.

Nous regardons comme évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : que tous les hommes sont créés égaux ; qu'ils out été doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ; que, parmi ces droits, se trouvent la vie, la liberté, la recherche du bonheur ; que les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et que leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés ; que lorsqu'une forme de gouvernement cesse d'atteindre à ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir, et d'établir un nouveau gouvernement en le fondant sur ces principes et en organisant son pouvoir en telle forme qui lui parait la plus convenable pour sa sûreté et son bonheur.

Où donc ces fils d'affranchis avaient-ils appris ce mâle et fier langage ? Et quel révélateur ignoré avait enseigné aux fanatiques puritains de Cromwell s le Dieu de la nature a et la tolérance ; aux quakers de Penn la juste susceptibilité des peuples libres ; à tous ces bannis, à tous ces aventuriers, le respect qui est dû à l'opinion des hommes, l'égalité devant la loi, la liberté de la presse, la souveraineté du peuple et la divine loi de progrès ? Qui, enfin, de tous ces éléments impurs, contradictoires et sans homogénéité, de ce peuple hétéroclite fait de mille pièces étranges et bizarres, de ces colons venus des quatre parties du monde, put improviser du jour au lendemain une nation admirable d'unité ? Qui ? si ce n'est l'âme même du siècle ? Le peuple des Etats-Unis est un peuple fait par une idée ; c'est sa force et sa grandeur. Dans les autres, je vois des races, en lui je vois un principe, et ce principe est assez fort pour remplacer le lien du sang. C'est lui qui est la patrie, qui lui donne la vie et la personnalité. Otez-le, le peuple disparait.

Pour quiconque a interrogé dans leurs actes et dans les trop rares confidences qu'ils nous ont laissées les fondateurs de la république américaine, leur généalogie intellectuelle est facile à établir. Ils procèdent évidemment des libres penseurs et des publicistes anglais de la fin du dix-septième siècle ; ils en ont la tradition, la méthode et les habitudes d'esprit. Leurs rapports avec la France ne datent que d'une époque postérieure à leur déclaration de principes, et ne se seraient établis que bien plus tard encore sans l'expédition de la Fayette et le séjour de Franklin, de Jefferson et de John Adams à Paris. Les écrits des philosophes français n'influèrent donc que fort insensiblement sur leurs esprits, si tant est qu'ils aient pénétré en Amérique avant l'époque de l'alliance française. On peut même l'affirmer sans crainte, ils n'influèrent guère plus sur la constitution et les lois qui furent le commentaire de la Déclaration, et qui, à part la théorie pénale, que Jefferson reconnaît avoir empruntée à Beccaria, furent une inspiration originale et nationale. Eh bien ! telle est la force de ce lien mystérieux et sacré qui unit les idées, que ces deux mouvements intellectuels, si différents d'origine et de caractère, bien que fondés sur les mêmes principes, aboutirent isolément, sans concert, sans complicité, comme diraient les ennemis de la raison, à des conséquences identiques, se servant ainsi l'un a l'autre de contrôle, de preuve et de confirmation. Peut-il exister un gage plus certain et plus manifeste de la sûreté et de la certitude de leurs conclusions ?

Mon intention n'est point de placer ici une étude comparée des travaux du Congrès et de la Constituante ; il me suffit que ces deux illustres assemblées, qui ont ouvert l'ère des conciles œcuméniques du monde moderne, aient été d'accord sur tous les grands principes. Je veux seulement examiner, pour que ce travail ne reste pas sans conclusion, la solution qu'elles ont donnée l'une et l'autre au problème religieux, tel que l'avait pose le siècle.

Nous l'avons vu et établi ce que les philosophes avaient attaqué dans les religions de leur époque, était-ce le sentiment religieux en lui-même ? Non ; ils ne conçurent jamais le projet insensé de refaire la nature humaine. Loin de contester la légitimité de cet instinct aussi indestructible en nous que la douleur et que l'espérance, ils étaient eux-mêmes déistes pour la plupart. Ce qu'ils attaquèrent en lui, c'est le rôle exorbitant, tyrannique, odieux, qu'il s'était arrogé dans le monde social, aux dépens de l'élément moral, qui seul a le droit de se faire loi. Aux yeux de tout esprit libre de préventions, leurs longues luttes n'ont eu qu'un but bannir l'idée religieuse de l'État, où elle ne peut être qu'une cause de trouble et d'oppression, pour lui faire reprendre dans la conscience individuelle la place modeste mais sûre que lui assignent l'insuffisance de sa certitude et la valeur nécessairement hypothétique de ses affirmations. Voici comment Jefferson traduisit ce desideratum dans l'amendement à la Constitution que les législateurs des États-Unis adoptèrent sur sa motion :

Le Congrès ne pourra faite aucune loi relative à l'établissement d'une religion ou pour en prohiber une.

Cette courte formule contient la seule garantie légale qui consacre et protège avec efficacité le grand principe de la liberté de conscience.

En France, sous l'empire des mêmes préoccupations — les discours de Mirabeau surtout l'attestent avec la dernière évidence —, les constituants le traduisirent de la façon suivante : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public.

Est-il besoin d'insister sur la différence de ces deux formules, dont l'une n'accorde pas même à la loi le droit de pénétrer dans le sanctuaire des consciences, et dont l'autre, toute libérale qu'elle soit eu apparence, laisse tant de place à l'arbitraire de la loi et de ses ministres ? A ceux qui trouveraient cette distinction puérile ou trop subtile, je rappellerais d'un côté, — aux États-Unis, — plus de soixante ans d'une paix sans nuage, malgré mille sectes religieuses toujours prêtes à s'entre-dévorer ; d'un autre, — en France, — cette œuvre louche et ridicule qu'on a nommée la Constitution civile du clergé, et que l'article cité plus haut de la loi américaine aurait rendue à tout jamais impossible, les querelles sanglantes des prêtres non assermentés et des prêtres constitutionnels, les bandes catholiques organisées dans le Midi, comme au temps de la Ligue, contre les compagnies protestantes, les massacres trop fameux de Nîmes et d'Avignon, le fanatisme religieux renaissant de sa cendre pour s'incarner dans Robespierre, et les maux saris nombre dont les passions religieuses nous ont depuis rendus tour à tour témoins et victimes.

Confirmée par la double démonstration du raisonnement et de la pratique, la loi de tolérance, la loi de paix telle que l'ont formulée les législateurs de la jeune Amérique, est l'idéal vers lequel gravitent toutes les sociétés civilisées. Si la Révolution française, malgré ses généreux efforts, ne sut ou ne put s'élever à la même perfection sur ce point spécial pas plus que sur les autres, il faut lui tenir compte des difficultés presque insurmontables qu'elle rencontra dès son début, et que sa rivale ne connut jamais.

La société française portait dans son sein les plus formidables éléments de dissolution contre lesquels un peuple ait jamais eu à lutter. Je mentionnerai au premier rang le paupérisme, les déchaînements de haines qui furent l'inévitable conséquence de la dépossession des classes privilégiées, et les discordes des deux écoles devenues deux partis qui l'ensanglantèrent si fatalement. L'école née de Rousseau, surtout, fut le mauvais génie de la Révolution. Elle manqua de sens pratique et de la connaissance des hommes, qui est nécessaire pour les gouverner. Elle poussa l'amour de l'absolu jusqu'à l'utopie, jusqu'à la folie même, les Institutions de Saint-Just en sont un triste et curieux témoignage. Enfin, malgré les grands caractères et les austères vertus qu'elle mit en lumière, elle mérita tous ses malheurs par son mépris insensé pour la liberté, ce premier besoin et cette première loi des sociétés modernes. La France n'apporta donc pas à l'œuvre commune autant d'esprit de sagesse, de suite et de modération ; mais, grâce au génie incomparable de ses tribuns et de ses publicistes, elle en grava le dessin et le plan en traits plus profonds encore et plus ineffaçables.

Dans ce tableau des derniers jours du grand siècle, nous n'avons pas même prononcé le nom de l'Eglise. C'est qu'en effet, à cette heure critique et décisive, on la cherche partout et on ne la rencontre nulle part. Elle avait déserté le champ de bataille. L'Europe entière, tombée aux mains de ses ennemis, était passée à l'état de diocèse in partibus infidelium ; partout battue en brèche, l'infaillible orthodoxie ne tenait plus que dans quelques cantons reculés d'Espagne ou d'Italie. Sa parole, consacrée par le respect des générations ; sa voix, qui avait si longtemps couvert toutes les voix d'ici-bas, s'était tue par degrés devant le verbe nouveau au milieu de l'indifférence générale. Nul ne se leva pour constater ce silence et dire : L'Église s'en va. Le monde ne l'entendait plus, et, chose triste ! le monde ne s'en doutait même pas, mais continuait à tourner d'orient en occident, à la grande surprise des prophètes d'Israël. Rome, enfin, assistait immobile, stupéfaite et consternée à la défection des peuples, sans rien tenter pour les rallier autour d'elle.

C'est ici que s'arrête son histoire au dix-huitième siècle, et que je la laisserai quant à présent, l'espèce de renaissance qui suivit, et qu'elle dut à la persécution inepte dont les terroristes de 93 lui offrirent si niaisement l'honneur et le bénéfice, appartenant plus spécialement à notre siècle, sinon par son origine, du moins par ses développements ultérieurs et par l'appui qu'elle rencontra dans la transaction politique désignée sous le nom de Concordat, et la réaction sentimentale dont Chateaubriand, de Maistre, de Bonald et Lamennais furent les principaux organes. Je terminerai ce récit par le rapprochement qui le commence, parce qu'il en est, selon moi, toute la moralité, en même temps qu'il offre une admirable démonstration de l'idée de progrès. Quel chemin de la révocation de l'édit de Nantes à la déclaration des droits ! Quelle distance infinie dans l'ordre des idées comme dans celui des faits ! A l'époque où nous nous arrêtons, c'est-à-dire vers 1790 environ, partout la philosophie, dont nous avons vu l'humble point de départ et les difficiles commencements, a dépossédé son ennemie, non-seulement de l'autorité morale et du gouvernement des intelligences, mais encore de son pouvoir et de son influence matérielle ; et cela, ne l'oubliez pas, avant que se fût ouverte l'ère des violences. Cessez donc, enfants découragés, de désespérer du triomphe de la vérité ; jetez les yeux en arrière sur l'espace qu'elle a parcouru, et confiez-vous au complice tout-puissant qu'elle a pour elle : l'avenir.

On a souvent agité la question de savoir s'il y avait contradiction et incompatibilité absolue entre cette philosophie et les données générales du christianisme. Ce débat pourrait paraître puéril et vain aux esprits qui, n'acceptant pas les opinions toutes faites, ne forment leurs croyances que sur l'idéal de vérité qu'ils portent en eux-mêmes ; mais il n'en a pas moins une incontestable utilité, en ce sens qu'il précise et détermine plus nettement leurs rapports comme leurs différences.

Au reste, les grossières méprises, les mutilations ridicules et les impertinents paradoxes auxquels il a donné lieu de la part des personnages néo-jésuitiques qui se sont hâté d'interposer une médiation dont personne n'a voulu ne sont plus possibles aujourd'hui, pour peu qu'on veuille bien s'entendre sur les mots.

Si par christianisme on entend l'ensemble des vérités morales formulées par l'Évangile, il n'y a pas contradiction, il y a accord, harmonie, confirmation, développement.

La philosophie du dix-huitième siècle est alors au christianisme ce que celui-ci fut à la morale mosaïque ou à la morale de Socrate, c'est-à-dire une manifestation nouvelle et plus étendue de la conscience humaine, cet éternel révélateur ; car, qu'on le sache bien, ce qui a fait la force de la morale évangélique, c'est qu'avant d'être de la morale chrétienne, elle était de la morale humaine. Elle fut écrite dans le cœur de l'homme avant d'être écrite dans les livres sacrés.

filais si par christianisme on entend avec l'Évangile le Système et les dogmes proclamés sous ce nom de siècle en siècle par les conciles et les papes, la contradiction, sans titre universelle, puisqu'il conserve, en les défigurant trop souvent, il est vrai, tous les éléments du christianisme primitif, est on ne peut plus formelle et plus nettement prononcée. Hâtons-nous de dire que ce point de vue est le seul logiquement admissible. L'opinion qui restreint l'expression de l'idée chrétienne au testament laissé par le Christ peut être fort respectable, mais elle est arbitraire et tout à fait démentie par la tradition. Aux yeux du vrai croyant le Christ n'est pas mort. Il se survit à lui-même et se définit, s'interprète, se révèle tous les jours dans la personne de l'Église.

Dans ce sens la doctrine nouvelle est antichrétienne, et elle l'est en bonne compagnie, puisqu'elle l'est le plus souvent avec l'Évangile lui-même, contre la tradition et les conciles. C'est ainsi qu'elle est tolérante avec le Christ contre l'Église, qui proche l'intolérance. Garde ton nom, foi de nos pères : tu n'as point à en rougir. Si leurs ossements se relevaient des champs de bataille où ils sont morts pour toi, c'est sous ce nom qu'ils t'invoqueraient encore !

Elle est antichrétienne, parce qu'elle substitue la liberté à l'autorité. Elle est antichrétienne, parce qu'elle affirme l'examen contre la foi, la raison contre la révélation, la science contre le monde surnaturel et les miracles, — la loi de justice contre le dogme de la grâce, le progrès coutre la chute. Elle est antichrétienne par ses instincts démocratiques et égalitaires ; elle l'est par sa réhabilitation des joies terrestres ; elle l'est enfin par sa belle et féconde substitution de l'idée du droit au précepte fataliste de la résignation.

C'est un grand jour que celui où ce mot fut pour la première fois prononcé dans le monde : les droits de l'homme ! L'antiquité avait dit : les droits des peuples. Le christianisme avait dit les devoirs des peuples. C'est au siècle qui a le mieux défini la liberté qu'était réservé l'honneur de discerner dans la vague et indivise personnalité des peuples une personnalité distincte, indépendante de la leur et tout aussi sacrée : celle de l'individu, et de marquer avec leurs obligations réciproques la limite précise oh l'une commence et où l'autre finit. Le christianisme les a presque toujours confondues, il sacrifie l'homme à l'humanité. Il punit sur le fils la faute du père, introduisant ainsi l'arbitraire jusque dans l'idéal divin. Ce n'est pas tout. Le christianisme qui a apporté à l'homme une si magnifique théorie de ses devoirs ne lui a donné nulle part celle de ses droits, comme s'il était moins glorieux pour lui de maintenir et de défendre ceux-ci que de pratiquer ceux-là. C'était mutiler l'âme humaine en la privant de son plus énergique ressort. Comme il n'organise l'ordre et la vie morale des sociétés qu'en vue d'un autre monde, qui pour lui est la seule réalité, il est logiquement forcé de faire abstraction de l'ordre politique tout entier, qui n'est organisé qu'en vue de celui-ci. Lacune immense et fatale qui a causé tous les déchirements du moyen âge et les guerres interminables des deux pouvoirs. Il a cru la combler en prêchant à l'homme la résignation, la soumission et le respect des pouvoirs établis, images et ministres de la volonté de Dieu sur la terre, et n'a fait par là que le livrer sans défense aux jeux de la fortune et aux brutalités de la force. Destinée trop bonne du reste pour une créature humiliée de bonne heure devant la tache originelle, et dont il ne sauve qu'imparfaitement la dignité en la rattachant à la vie future.

La théorie des droits relève l'homme vis-à-vis lui-même, vis-à-vis ses semblables, et vis-à-vis Dieu même, qui est incompréhensible, s'il n'est pas le premier soumis à la loi de justice. Elle le console, l'affranchit et le protège contre la tyrannie des multitudes. Elle lui rend, avec la disposition de sa destinée, le noble orgueil et les joies viriles de l'être libre. Elle est un principe incomparable d'activité morale et intellectuelle. Elle est le point de départ de toute politique et celui de la civilisation elle-même, ce grand fait qui ne date que du dix-huitième siècle, et dont le nom restera toujours lié au sien. Jusqu'au dix-huitième siècle il y a eu des civilisations ; la civilisation n'a pas encore paru sur la terre.

J'ai dit ses vertus et ses grandeurs. Peut-être ai-je trop laissé dans l'ombre ses défauts c'est que ses défauts provinrent tous d'un excès de force, et que pour ce motif même je n'ai pas sujet de les craindre pour nous. Ils ne sont que trop présents à notre mémoire, puisqu'ils ont pu nous fermer les yeux sur ses bienfaits. Assez d'autres, d'ailleurs, se chargeront du crime de Cham et profaneront la nudité paternelle !

 

FIN DE L'OUVRAGE