L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE XIV. — LES JÉSUITES CHASSÉS DU PORTUGAL. - DE LA RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE DU PARAGUAY.

 

 

Ici commencent les véritables conquêtes de l'esprit nouveau. Ses ennemis comme frappés de vertige, travaillent eux-mêmes à accélérer son triomphe, et le servent à l'envi par leurs vertus aussi bien que par leurs crimes, et par leurs victoires éphémères aussi bien que par leurs défaites. De ce chaos d'intérims hostiles et de volontés révoltées, sort un concert magnifique d'harmonie, un drame plein d'unité, dont chacun des acteurs vient à son tour apporter, hou gré ou mal gré, son concours à l'action, et son tribut au dénouement. On le vit bien lors de la chute des jésuites. D'où partit le premier coup qui frappa l'Eglise ? d'une train catholique. Et le dernier ? de la main d'un pape. Ô Providence !

Le Portugal offre, vers le milieu du dix-huitième siècle, le triste et curieux spécimen de ce que peut devenir un peuple jeune et actif sous ce qu'on nomme un gouvernement religieux. Vous diriez d'un de ces royaumes fantastiques évoqués par l'imagination des conteurs orientaux : pas un mouvement, pas une voix, pas un écho ; partout le silence des sépulcres. Sur ce simulacre de trône est assis un fantôme muet, — c'est le roi. Ces deux sombres figures, qui en gardent les degrés, ce sont deux jésuites. Ils gouvernent en souverains les domaines du monarque ; — lui il règne, c'est-à-dire il dort. Ces ombres pâles et craintives ce sont les sujets. Si fidèle qu'elle soit, cette image est encore incomplète, car elle ne reproduit pas l'état de dégradation où était tombe ce peuple, naguère encore si chevaleresque, malgré ses instincts mercantiles. si entreprenant, malgré l'insuffisance de ses armées. L'avilissement est inférieur au néant. C'est la tyrannie sacerdotale et tout le hideux cortège qu'elle apporte avec elle, superstition, ignorance, dépravation, bûchers, servitude, délation, misère, maux sans nombre, douleurs innommées, hontes brillantes, dont le dénombrement épouvanterait Dante lui-même. Ajoutez-y les effets de l'influence étrangère qui pénétra dans le Portugal en mente temps que les jésuites, et pour n'en plus sortir. Ainsi agonisait sous une double oppression la patrie des Albuquerque, des Vasco de Cama et des Camoëns, lorsque l'Europe apprit, avec étonnement, qu'un homme essayait de ressusciter ce peuple mort. C'était le marquis de Pombal,

Pombal eut les commencements difficiles d'un ambitieux sur un théâtre trop étroit. Repoussé par l'aristocratie hautaine et exclusive de son pays, ce premier mécompte ne fit qu'irriter sa soif de parvenir, en fortifiant sou amour du pouvoir de toutes les ardeurs de la vengeance ; il changea de patrons, et s'éleva, grâce à la protection toute-puissante des jésuites. Ces pères, qui pressentaient ses hautes destinées et espéraient ironiser en lui un instrument docile et dévoué, le produisirent à la cour de Jean V. Celnici éprouva pour lui, à première vue, cette sorte de répulsion superstitieuse que la force inspire à la faiblesse. On ne put jamais le décider à en faire son ministre. Cet homme, disait-il, a le cœur couvert de poils. Il lui confia pourtant des postes diplomatiques. C'est dans cette espèce d'exil que le futur, ministre médita son coup d'État contre la tyrannie ecclésiastique. À la mort de Jean V, une influence d'alcôve, habilement ménagée, le fit nommer secrétaire d'État de Joseph, et ce choix fut vivement appuyé par les jésuites, qui se crurent perpétués au pouvoir dans la personne de leur créature.

Par quelle secrète transformation cet homme allait-il frapper les auteurs de sa fortune ? Pombal n'était pas un homme de génie, et les historiens qui ont voulu le transformer en Richelieu ont méconnu à la fois et son rôle et sa portée intellectuelle. Mais il avait un profond sentiment des besoins de son pays et de l'état d'abaissement où il était descendu. Il se souvenait avec amertume de ce temps où le génie actif et aventureux de sa patrie avait donné un nouveau monde à l'Europe, et il osa penser à le faire revivre. Ce sera là son éternel honneur. Gloire à ceux qui ne désespèrent pas de la patrie ! Le séjour qu'il lit en Angleterre, et l'imposant spectacle de sa prospérité industrielle, changèrent ce vague désir en résolution arrêtée. Mais par où commercer ? Son instinct pratique lui montra, dans l'influence sacerdotale et monastique, représentée alors exclusivement par les jésuites, la cause véritable de la ruine de sou pays. Jusqu'où allait cette influence, eux-mêmes nous l'ont appris avec une complaisance naïve, pleine de vanité et d'ostentation : Nulle place, dit le jésuite Georgel, ne se donnait, pour le gouvernement de l'Église ou de l'État, sans leur aveu ou leur influence : aussi le haut clergé, les grands et le peuple briguaient-ils à l'envi leur protection et leurs faveurs ; le roi les consultait dans toutes les affidées importantes, etc. Voilà ce qui fit de Pombal leur implacable ennemi. Peut-être aussi cet ambitieux ne pouvait-il leur pardonner le crime de ravoir protégé.

Du reste, superstitieux jusqu'au fanatisme, il n'éprouvait que du dédain et de la haine pour les idées philosophiques de son temps. Et les pamphlétaires jésuites, qui font de lui le complice des encyclopédistes, lui adressent un éloge, qu'il eût repoussé comme une injure. Il n'a rien fait pour le mériter. Ce Richelieu au petit pied resta même, le plus souvent, au-dessous de sa tâche. Il avait un système à détruire, il frappa des individus ; un ordre de choses à élever, il s'érigea en réformateur ecclésiastique. Il ne fut ennemi des grands que par occasion et par rancune personnelle. Il perpétua l'inégalité des classes jusque devant la mort, qui efface toutes les distinctions ; un échafaud fut affecté par lui, par privilège spécial, a la haute noblesse. Enfin le persécuteur des jésuites se fit le restaurateur de l'inquisition. C'est pourquoi il survécut a son œuvre.

Le nouveau ministre de Joseph n'attendit pas longtemps l'occasion de faire éclater une haine jusqu'alors si habilement dissimulée. Le roi Jean V avait ardemment convoité la possession des réductions du Paraguay, qu'il supposait riches en mines d'or, et qui appartenaient à l'Espagne. Un aventurier, Gomez Andrada, et un père Gaspard de l'Incarnation, lai présentèrent, à l'instigation du cabinet anglais, le plan d'un traité par lequel le Portugal cédait set, provinces du Saint-Sacrement au roi d'Espagne en échange des réductions. Ce projet, bientôt abandonné, fut repris sous le règne de Joseph. Les deux monarques stipulèrent que les Indiens changeraient de patrie, en même temps que de souverains ; — clause inhumaine, qui devait porter ses fruits, lors du démembrement des possessions espagnoles en Amérique. Le traité conclu, un obstacle inattendu, inouï jusqu'alors, vint s'opposer à son exécution : une poignée de moines tenait en échec tee deux monarchies.

La politique des jésuites au Paraguay a été l'objet de ferventes apologies et de critiques timides, qui semblaient demander pardon de la liberté grande. Qu'on ait eu tort on raison en cela, un point est bien établi c'est que c'est là qu'il faut chercher l'idéal secret de la Compagnie. Séduits par les récits merveilleux des missionnaires, qui seuls pénétraient dans ces contrées soigneusement fermées aux étrangers, les philosophes célébrèrent à l'envi cette réalisation posthume de la république de Platon. Montesquieu dans l'Esprit des lois, Raynal dans l'Histoire des deux Indes, y virent un hommage rendu à leurs idées, et chantèrent les louanges de la société. L'illusion produite par ce long mensonge a trompé pour un temps la conscience de l'histoire, et dure encore aujourd'hui, grâce à ces sympathies qu'ils ont su habilement exploiter. Écoutez plutôt cette bucolique : Les travaux commençaient et finissaient au son des cloches... Tout était réglé, jusqu'à l'habillement qui convient à la modestie, sans nuire aux grâces... Chez ces sauvages chrétiens on ne voyait ni procès ni querelles. Le tien et le mien n'y étaient pas connus. Abondamment pourvus des choses nécessaires à la vie ; jouissant, dans leur famille et leur patrie, des plus doux sentiments de la nature ; connaissant les avantages de la vie civile, sans avoir viné le disert, et les charmes de la société sans avoir perdu ceux de la solitude, ces Indiens se pouvaient vanter d'un bonheur sans exemple sur la terre... L'hospitalité, l'amitié, la justice et les tendres vertus découlaient naturellement de leurs cœurs à la parole de la religion comme des oliviers laissent tomber leurs fruits sous le souffle des brises[1].

Ce tableau, qui est faux au point de vue historique, porte heureusement le cachet des choses fausses, — il est d'un goût fans. C'est la carte du Tendre refaite au profit d'une coterie. Ces Indiens ne sont pas des hommes, — ce sont des agneaux sans tache qui parcourent des paysages faits pour les plaisirs des yeux. Quant aux pasteurs, quel air confit de sainteté et d'innocence : C'est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau Rien ne malique e l'églogue, pas même le sou des cloches, ce grand argument de l'auteur du Génie du Christianisme. Par malheur, si l'on tient à aborder la réalité, il faut un peu rabattre de ces perfections et de cette béatitude.

Les jésuites, que les rois d'Espagne avaient établis au Paraguay, d'abord comme missionnaires, puis comme gouverneurs, étaient parvenus, au bout de peu de temps, à s'y errer tin gouvernement tout à fait indépendant et sans exemple, jusque-là, dans les annales du mande. Cet empiétement sur les prérogatives d'un roi absolu se fit longuement, lentement, à petit bruit, avec une patience infatigable, et par ces voies obliques et tortueuses qui sont le triomphe de la diplomatie jésuitique. A l'époque où nous sommes arrivés, la suzeraineté de l'Espagne n'était plus qu'un mot vide de sens, et les jésuites étaient les maigres absolus du Paraguay. Ces prétendus lieutenants du roi catholique rendaient compte de leur administration au général de l'ordre, et c'est de lui qu'émanaient toutes les ordonnances et décisions relatives au gouvernement des réductions. Les rois imbéciles qui se succédaient sur le trône d'Espagne avaient bien d'autres souris en tète ; ils s'occupaient de lent salut, — trop heureux qu'on voulût bien les décharger du fardeau de la royauté.

Séduits et charmés par cet attrait irrésistible que les apparences seules de la civilisation exercent sur les peuples sauvages, plus de cent mille Indiens étaient venus se ranger autour des pères, — natures d'enfant, vives, impressionnables, toutes neuves, pour ainsi dire. Quelle occasion de faire des hommes ! Ils ne voulurent en faire que des esclaves. Religion, lois, mœurs, éducation, tout le système repose sur cette idée unique. Le catholicisme se prête assez volontiers aux interprétations et aux théories qui condamnent l'homme à une éternelle servitude, mais il divise par malheur un livre dangereux aux tyrans : l'Évangile. Faible obstacle ! on leur refit un Évangile pour leur usage particulier, comme on avait fait en Chine et au Malabar. Cette ingénieuse simplification du christianisme pouvait se résumer, — dogme et morale, — dans un seul précepte : Obéissance aux bénis-pères. Propriétaires universels des biens et des personnes, législateurs civils et criminels, les jésuites choisirent pour sanction de leurs lois, dans cette prétendue cité de Dieu, une pénalité digne d'are le signe visible de leur justice : le fouet. Ce sont eux qui, les premiers, ont compris la mission civilisatrice de ce moyen trop méconnu de nos jours, et en ont généralisé l'application sur une vaste échelle. Ces vertueux citoyens de la république chrétienne recevaient le fouet pour les plus minces péchés véniels. Pour une distraction à la messe, le fouet ! pour un geste irrévérencieux, le fouet ! pour une parole indiscrète, le fouet ! En revanche, une fois la correction subie, ils étaient admis à baiser le bas de la robe des bons pères. Ces détails sont écrits dans les lois de la république. Tout, dans la vie de ces pauvres enfants, était surveille, prévu, réglé par leurs infaillibles directeurs. Ils prononçaient en dernier ressort sur les vocations, faisaient et défaisaient les mariages, fixaient à chacun sa tache quotidienne, ses beurres de repos, ses heures de travail, et lui partageaient l'ombre et le soleil, ces biens que la nature donne à tons. Il y a des règlements jusque sur In forme de leurs habits. A cette inquisition de tous les instants, ajoutez la délation érigée en devoir de conscience et récompensée comme une vertu ; et si sous me demandez comment ce système pouvait durer, je vous répondrai avec le jésuite Charlevoix, le Tite-Live de la république : Ces Indiens ont naturellement l'esprit fort bouché, et ailleurs : Le génie borné de leurs néophytes exige que les pères entrent dans toutes leurs affaires et les dirigent autant pour le spirituel que pour le temporel.

Du reste, la société représentant la Providence évitait avec soin de compromettre sa dignité dans les menins détails de l'administration (du fouet). Elle restait dans le nuage, laissant à des magistrats indigènes, exécuteurs de ses hautes œuvres, l'ignominie inséparable du rôle de bourreau. Un des plus beaux traits de sa politique est d'avoir ce conserver aux Indiens leurs chefs naturels c'est encore de l'histoire romaine. On ménageait ainsi leurs naïves vanités, et, plus on multipliait les degrés de la hiérarchie, plus on élevait l'autorité de la société. Il y a toute une kyrielle de fonctionnaires caciques, corrégidors, alcades, dispensateurs du fouet soumis au fouet eux-mêmes. Quelle que fût la puissance de ce mobile unique, de temps en temps le naturel sauvage reprenait le dessus, et l'œuvre patiente du législateur était emportée comme par un ouragan. Alors ils se faisaient humides, petits, caressants, et reprenaient possession de leurs sujets par la douceur. Mais le système qui survécut à ces vicissitudes passagères n'en fin pas moins la plus effrayante organisation de l'esclavage qu'on ait jamais conçue. Les généraux de l'ordre essayèrent à plusieurs reprises de s'opposer à des excès qu'ils prévoyaient devoir lui être funestes leurs avis furent méconnus par l'esprit ambitieux et envahisseur de la compagnie : Je vois avec douleur, écrivait Tamburini, que les châtiments et les mauvais traitements que l'on fait subir à ces malheureux Indiens sont portés à l'excès, et qu'on les traite avec une dureté qui dépasse tout ce que les tyrans ont pu inventer pour tourmenter les martyrs. Plus tard, Bene XIV dut leur défendre de vendre leurs sujets.

Tel est le régime qu'on a osé nous présenter comme la réalisation de l'idéal chrétien. Jamais on n'a apporté plus d'impudeur dans le mensonge. Tuer dans leur germe toutes les facultés nobles et généreuses qui font les hommes, container l'intelligence, corrompre la conscience, supprimer de la oie humaine tonte poésie, toute jeunesse, toute grâce, tout essor libre et spontané : voilà à la fois le but avoué et l'inévitable résultat de cette politique. Et il s'est trouvé des législateurs pour la codifier, dès ministres pour la mettre en pratique, des poètes polir la chanter ! Et c'est propos de cette œuvre de ténèbres qu'on a osé prononcer les noms augustes de Lycurgue et de Solon ! rapprochement impie, s'il n'était ridicule. Mais on peut tromper dix historiens. — on ne trompe pas l'histoire.

A la nouvelle du traité, les Indiens se soulevèrent et chassèrent les commissaires royaux, dont les rapports accusèrent formellement les jésuites d'avoir fomenté l'insurrection. Ceux-ci se défendirent longtemps ale tonte participation à cet évènement. Aujourd'hui leur plus intrépide panégyriste est réduit par l'évidence a écrire ces lignes, qui équivalent à un aveu : Les jésuites s'associèrent à ces naïves douleurs, et nous regrettons qu'ils n'aient pas nu le courage de s'opposer à ces violences[2]. — On sait ce que signifie ne pas s'opposer dans le vocabulaire des restrictions mentales.

Pombal saisit avec joie l'occasion de perdre ses ennemis, et, eu même temps qu'une armée partait pour réduire les insurgés, il répandait dans toute l'Europe des manifestes passionnés, pleins de sa haine, — véritable déclaration de guerre a cette puissance occulte et redoutée. Il y résumait tous les griefs que la voix publique avait dés longtemps élevés contre la Société : son ardeur, aveugle, insolente, sans bornes, à .s'emparer des gouvernements politiques et temporels ; son insatiable soif du gain, qui lui faisait entreprendre des opérations de commerce au mépris des canons de l'Église, etc. Passant ensuite au récit des événements du Paraguay et mêlant le vrai au faux, le ministre grandissait à dessein l'importance de ses ennemis, et profitait habilement du mystère dont ils étaient enveloppés. Il comptait leurs soldats, nommait leurs chefs, racontait l'organisation militaire qu'ils avaient su leur donner, en faisait enfin un fantôme formidable qu'il posait en face des royautés comme un ennemi qu'il fallait vaincre à tout prix. L'étonnement produit par cette relation fut immense, et, pendant plus de deux ans, tonte l'Europe crut à l'empereur Nicolas, généralissime des armées jésuitiques au Paraguay. Ce Nicolas, inventé par l'ingénieux marquis, fit presque autant de mal aux jésuites que les terribles Provinciales elles-mêmes, — union a raison de compter sur l'imbécillité humaine ! Du reste, point de ménagement pour les idées nouvelles ; il ne leur fait ni avances ni concessions ; il étale brutalement une orthodoxie de grand inquisiteur. Ce qu'il reproche aux pères, ce n'est pas un institut inconciliable avec les lois de la conscience humaine, -c'est une conduite contraire aux préceptes de ce même instinct il parle très-haut de sa dévotion pour les glorieux saints Ignace et Xavier. Ainsi, ce qui devait les perdre en France, leur règle, est ici un titre de gloire : tant il est vrai que le concert prétendu entre les ennemis de la bouleté est une fable inventée à plaisir.

Toutes ces accusations furent reproduites sous une forme plus solennelle et plus concise dans un lettre adressée au souverain pontife pour solliciter de lui un bref de réforme. Le prestige des accusés était tel, que Pombal recula devant l'idée de se faire leur juge et se crut obligé d'invoquer contre eux une autorité infaillible et sacrée aux yeux des peuples. Le spirituel et aimable Lambertini avait de longue main appris n les connaître dans les interminables démêlés des cérémonies chinoises. et l'ami de Passionei ne ressentait, on peut le croire, nulle sympathie pour eux ; mais, temporisateur et prudent, il avait toujours évité avec soin de s'en faire des ennemis. La plupart de ses bulles portent l'empreinte évidente de cette préoccupation et attestent les ménagements dont il croyait devoir user envers eux. En cette occasion critique, sommé de se prononcer entre le roi de Portugal et la compagnie, il resta fidèle à son système de prédilection. Il sut donner tin commencement de satisfaction à Pombal en réservant tout entière sa souveraine appréciation des événements, accordant à l'un une espèce d'encouragement, laissant aux autres l'espérance. Et, comme si la fortune eût voulu lui épargner la peine de donner un démenti à la pensée de toute sa vie, pensée de paix et de conciliation, ce Fabius Cunciator mourut an moment où les hostilités allaient se compliquer d'un événement qui devait les rendre irrémédiables.

Le cardinal Saldanha, nommé visiteur réformateur par le bref de Benoit XIV, publia, le 15 mai 1758, un décret qui constatait solennellement la réalité des griefs formulés contre les jésuites, et leur enjoignait de se conformer désormais à l'esprit de leurs règles[3]. Bientôt après, un mandement du patriarche de Lisbonne leur retirait le pouvoir de confesser et de prêcher. C'était les condamner à mort. Tant de coups funestes et imprévus n'étonnèrent point leur audace ; mais il n'y eut dans leur attitude ni cotte dignité, ni cette résignation, qui est la dernière ressource des partis sacrifiés. Ils se montrèrent petits, mesquins et intrigants. Ces chevaliers de la gréer suffisante, ces martyrs du probabilisme, disputèrent misérablement, pied à pied, le terrain envahi par leurs ennemis, remplirent le royaume de leurs criailleries et de leurs pamphlets, chicanant avec les hommes de lui, distinguant arec les hommes d'Église, suppliant avec la cour, mendiant sans pudeur le retour d'une faveur perdue ut recrutant en secret toutes les haines, toutes les rancunes, toutes les colères amassées contre le ministre, pour les discipliner sous leur bannière. Une alliance s'offrit à eux, — celle de la noblesse humiliée par Pombal, — ils unirent leurs ressentiments.

Au commencement de septembre 1758, d'étranges rumeurs circulèrent dans Lisbonne. On parlait vaguement d'une tentative d'assassinat sur la personne de Joseph, et on se nommait tout bas à l'oreille les auteurs présumés du crime. Des précautions mystérieuses, inusitées, semblaient autoriser ces bruits, sans que l'opinion, alarmée, pût se rattacher à rien de positif. Les portes du palais se fermèrent ; le roi et son ministre cessèrent de se montrer ; pendant près de deux mois rien ne trahit le mystère de leurs délibérations, et la ville attendit en silence la révélation de l'énigme. Cette révélation fut un coup de foudre. On apprit en même temps et le crime et l'accusation et l'arrestation des coupables. L'indolent et voluptueux tao-nargue, à qui son ministre faisait des loisirs, se rendant sans escorte à un rendez-vous chez la marquise de Tavota, santal-tresse, avait été frappé de deux balles de pistolet et n'avait échappé à la mort que grène à l'adresse de son cocher. Le marquis de Tarera, le duc d'Aveiro, leurs parents et leurs amis, tous ennemis jurés de Pombal, furent arrêtés comme auteurs ou complices du crime, et les jésuites Malagrida, Mathos et Sousa, comme instigateurs du complot. Le ministre n'eut garde de soumettre les grands à la juridiction de leurs pairs, ses adversaires personnels. Il les traduisit devant un tribunal d'exception, dit de l'inconfidence. Ce mépris des formalités protectrices des accusés et la cruauté froide et implacable dont il lit preuve en cette circonstance laisseront sur sou nom une souillure éternelle. La postérité n'a pas réhabilité les victimes, mais elle a flétri le bourreau.

La plupart des accusés fléchirent devant la torture et avouèrent leur participation à l'attentat. L'exécution suivit de près la sentence. On les fit périr dans d'affreux supplices : le duc d'Aveiro, le principal conjure, homme brutal, insolent et vil, fut rompu vif ; il épouvanta les spectateurs par ses hurlements, en déshonora son forfait même par la lâcheté de ses derniers moments. Une mort fut sublime, celle de la vieille marquise de Tavora. Le bourreau, portant la main sur elle pour lui lier les pieds : Arrête, lui dit-elle, ne me touille que pour me tuer. Alors celui-ci, tombant à genoux devant elle, lui demanda pardon. Après quoi, il accomplit sa tache et mit le feu l'échafaud. Les cendres furent jetées dans le Tage.

Quelque graves que fussent les présomptions établies coutre eus au procès, la cause des jésuites inculpés avait été réservée par ait reste d'égards pour les prérogatives ecclésiastiques. Leurs relations intimes avec les conjurés, leurs prédictions sinistres sur la mort prochaine du roi, leurs conciliabules multipliés la veille mente de l'événement, tout dans leur conduite révélait des conseillers et den complices. Un des accusés, le père Malagrida, jésuite italien, s'était fait en Portugal une éclatante renommée par ses prédications mystiques et son zèle ardent coutre les idées nouvelles. Il n'avait pas craint, dans un sermon fameux, lors du tremblement de terre de Lisbonne, de rejeter la responsabilité du désastre sur les impies et les incrédules. Directeur de la marquise de Tavora, confesseur de plusieurs hauts personnages, il avait assuré son crédit auprès d'eux par plusieurs miracles, tous, comme de raison, parfaitement authentiques. Peu de temps avant l'exécution du complot, mû par un sentiment de pitié ou tourmenté par ses remords, il écrivit à une dame du palais pour la prier de prévenir le roi qu'un grand danger le menaçait.

Sommé au procès de s'expliquer sur cette lettre, il répondit avoir été averti par une de ses pénitentes éclairée par des révélations divines. Ces révélations parurent suspectes aux juges, et il faut convenir que c'est un moyen dont on a quelque peu abusé. De justes soupçons pèsent donc encore aujourd'hui sur sa mémoire, et l'on comprend que ses confrères aient mis en œuvre tout l'arsenal de leurs argumentations pour les dissiper.

Selon eux, le complot aurait été conçu et exécuté par Pombal lui-même, impatient de les perdre. Il aurait ainsi exposé sa fortune, sa politique, sa vie, pour accélérer leur ruine. On se refuse à admettre cette version, — car enfin cette ruine était 'déjà certaine à l'époque du crime. Et d'ailleurs, eu tuant son maitre, éventualité possible, puisqu'il fut blessé, le ministre ne restait-il pas seul et désarme à la merci de ses implacables ennemis ! Ils ont déployé, pour soutenir cette thèse absurde, un luxe inouï de distinctions et d'opinions probables. Ils ont été jusqu'à contester l'authenticité du coup de pistolet. — Allons, mes pères, résignons-nous. C'est au moins un coup de pistolet probable, comme dirait Pascal.

La réponse de Clément XIII se faisant trop longtemps attendre au gré de ses désirs, Pombal trouva un moyeu nouveau de concilier les intérêts de sa vengeance avec les antiques exigences de l'Église. Il tira le père Malagrida de sa prison et le fit accuser d'hérésie par l'inquisition. Il venait de reconstituer lui-même sur ses anciennes bases ce tribunal de sang si longtemps envahi et absorbé par les docteurs de la Compagnie. Il allait es éprouver le zèle et la docilité. Faire déclarer hérétiques ces mitres des consciences, ces conducteurs des peuples, leur appliquer ce code sinistre, en grande partie leur ouvrage, dont chaque article était une torture, quelle fortune inespérée ! Pombal n'avait garde de la laisser échapper.

Les jugea se conduisirent de manière à mériter les titres et les faveurs dont il les avait comblés. Malagrida fut condamné, étranglé et brûlé dans un auto-da-fé solennel, en compagnie d'une demi-douzaine de juifs. Du reste, la sentence fut motivée conformément aux règles de la législation qu'ils avaient appliquer, et à ce point de vue elle est rigoureusement inattaquable, car ce pauvre fou était en effet hérétique — et qui ne l'est pas ? L'arrêt, fils légitime du dogme de l'infaillibilité aussi bien que l'institution elle-même, restera comme un curieux monument de la civilisation catholique au dix-huitième siècle. Un homme fut brûlé pour avoir affirmé les propositions suivantes dans un livre intitulé : Vie héroïque et admirable de la très-glorieuse sainte Anne :

Que sainte Anne, dans le ventre de sa mère, connaissait, aimait et servait Dieu ;

Que sainte Anne, toujours dans le ventre de sa mère, pleurait et faisait pleurer par compassion les chérubins et séraphins ;

Que sainte Anne, encore dans le ventre de sa mère, avait fait ses vœux ;

Que lui, le criminel susdit, avait entendu causer le Père éternel avec le Fils et le Saint-Esprit ;

Que le corps du Christ avait été formé d'une goutte de sang du cœur de la Vierge ;

Et pour avoir avancé, en outre, dans son Traité de la vie de l'Antéchrist :

Que l'Antéchrist doit naître à Milan, l'an 1920, d'un moine et d'une religieuse, et se mariera avec Proserpine.

(Extraits de l'arrêt du 20 septembre 1761.)

Le peuple portugais applaudit à ce spectacle comme il devait applaudir plus tard à la chute du ministre ; mais ces horreurs qui lui étaient si chères ne parurent pas aux yeux de l'Europe suffisamment motivées par quelques extravagances apocalyptiques communes à tous les esprits qui se sont aventurés dans les abîmes du mysticisme. Les nouveaux appels de Pombal à l'opinion publique furent accueillis par une réprobation universelle. On se moqua des maximes autocratiques de cette créature d'un principicule imperceptible ; on rit de ses prétentions théologiques ; sa cruauté révolta. Tout cela fait pitié et fait horreur, écrivait Voltaire. L'inquisition a trouvé le secret d'inspirer de la compassion pour les jésuites. J'aimerais mieux être né nègre que Portugais. — Les hommes ne méritent pas de vivre, puisqu'il y a encore du bois et du feu et qu'on ne s'en sert pas pour brêler cos monstres dans leurs infâmes repaires.

On est forcé d'avouer que ce langage n'est pas précisément celui de la sympathie et rend de moins en moins probable la connivence de Pombal avec les encyclopédistes. Les philosophes, et c'est leur honneur, n'employèrent jamais dans cette lutte inégale, où tous les dangers étaient polir eux, que les amies courtoises de la raison et de la loyauté. Ils ne virent dans l'étrange allié que le hasard leur donnait qu'un bourreau, et repoussèrent avec horreur cette main teinte du sang de leurs ennemis.

Les Pères furent enlevés et transportés à bord des bâtiments de la marine royale et marchande. Pombal, embarrassé du nombre de ces prisonniers dont l'entretien eût été onéreux pour l'État, les fit débarquer furtivement sur les côtes d'Italie. Le pape irrité brûla son manifeste. Pour toute réponse un décret de confiscation réunit les biens de la Société au domaine de la couronne.

Ainsi s'accomplit, contre toute prévision, la chute de la Société chez un peuple dont elle avait laborieusement façonné à son image les mœurs, les idées, les institutions, dans le but avoué d'y éterniser sa domination. C'est dans cette domination elle-même qui asservissait à la fois l'âme et le corps, les fortunes et les consciences, prétention révoltante et odieuse, pouvoir illimité et par conséquent peu durable, qu'il faut chercher les causes qui la perdirent en Portugal. Vous qui régnez, vous pouvez tout prendre à l'homme ; il aime la servitude. Au besoin il se ruera au-devant du joug. Mais gardez-vous de toucher à la conscience, car c'est là le royaume qu'on n'usurpe pas !

 

 

 



[1] Chateaubriand, Génie de Christianisme.

[2] Crétineau-Joly.

[3] Au nombre de leurs trafics, il mentionnait avec indignation jusqu'à des boucheries et autres boutiques honteuses à des séculiers même de la lie du peuple. Proh podor ! Nous serons moins sévères que le prélat. Que leurs boucheries leur soient pardonnées !