L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE XII. — DE L'ÉMILE ET DE QUIBUSDAM ALIIS. - FINS DE NON-RECEVOIR CONTRE LA CERTITUDE MÉTAPHYSIQUE.

 

 

La réaction religieuse de 1758 n'avait pas es seulement pour résultat d'activer les haines personnelles et les guerres d'épigrammes. Les siècles procèdent avec plus de logique. Ces duels à coups de plume, ces funérailles burlesques de héros tués par une chanson, n'auraient qu'une importance fort secondaire s'ils n'eussent été le prélude de luttes plus sérieuses. Les positions étant désormais plus nettement dessinées, la nécessité de la victoire devint claire et manifeste pour tout le monde. On comprit l'inutilité des ménagements, des transactions, des demi-mesures ; et les attaques, contenues jusque-là dans les domaines vagues et transparents de l'allusion, par l'esprit de conciliation on par des scrupules de prudence, prirent un caractère de résolution extrême, de suite et d'universalité, qui annonçait un plan arrêté et la ferme volonté de le réaliser. Des discussions générales, le plus souvent inabordables au commun des intelligences, ou descendit à une critique plus compréhensible, plus agressive, plus minutieuse. Toutes les traditions, tout l'enseignement, toute l'organisation de l'Église furent tour à tour sommés de comparaître devant le tribunal du bon sens. On se distribua les rôles et les positions, comme font les chefs d'armée autour d'une place assiégée. A toi les miracles ; à toi les mystères ; à loi les conciles ; à toi la Bible ; à toi les Évangiles ; à toi les cérémonies ; à toi la hiérarchie. Et l'heure des derniers assauts sonna.

Au début parut le célèbre livre d'Helvétius : De l'esprit, paradoxe spirituellement soutenu, mais œuvre trop vantée, où une tactique de parti, secondée par l'ignorance, a voulu faire voir le dernier mot de la philosophie du dix-huitième siècle. Helvétius a dit le secret de ses contemporains, répète-t-on niaisement depuis cinquante ans. Helvétius n'a dit le secret de personne, pas mène le sien, car sa morale ne lui appartient pas, et c'est fort gratuitement quo en fait honneur à ses contemporains, puisqu'elle est désavouée par Montesquieu, par Voltaire et par Rousseau. Dans tous les siècles depuis Aristote, et surtout dans les sociétés voluptueuses et blasées, il y a eu des philosophes pour confondre l'intelligence avec les sens, de même qu'il y en a toujours eu depuis Hobbes et Larochefoucauld pour faire du plaisir, de l'égoïsme et de l'intérêt bien entendu, la base de la morale Cette théorie, mille fois réfutée dans le passé, et réfutée chaque jour encore dans le présent par les scies de dévouement et d'abnégation qui s'accomplissent à toute heure sur la terre, sera toujours le thème favori des voluptueux. Et c'est peut-être là le secret de la prédilection d'Helvétius.

Dépourvu de génie, quoique avide de gloire, par un contre-sens qui se rencontre rarement dans la nature, qui proportionne habituellement les ambitions aux facultés, jeune, beau, spirituel, opulent comme un fermier général, il ne comprit bien qu'une chose, le plaisir. Et comme il fit le bien lui-même par plaisir, il crut que ce mobile suffirait aux autres hommes, comme il lui suffisait lui-même. Bon, généreux et désintéressé, en dépit de sa doctrine, il fut souvent trompé, comme tous ceux qui font le bien de là sa théorie de l'égoïsme. Il n'avait vu le cœur humain que par ses mauvais côtés. Il y a de lui un mot cruel : Aimer, c'est avoir besoin. Que d'amères déceptions dans ce mot d'un homme bienfaisant.

Ce livre décourageant eut un immense succès, non pas en France, comme on pourrait le croire, — car il y fut généralement blâmé, — mais en Italie, cette terre du découragement, qui était aussi, au dix-huitième siècle, celle des voluptés énervantes. Le pape dut le proscrire, en raison même de ce succès ; mais plusieurs cardinaux et Passionnel lui-même écrivirent à l'auteur pour le féliciter. A Paris, le Parlement s'émut, non des théories matérialistes, mais des appels en faveur de la tolérance et de quelques hardiesses anticatholiques que l'ouvrage renfermait, et le fit brûler. Helvétius, menacé d'une poursuite plus sérieuse, se refusait à toute rétractation. Il s'y résolut pourtant, dans l'espoir de sauver le censeur qui avait approuvé le livre. Dévouement inutile et d'autant plus honorable qu'il exposait son auteur à des accusations imméritées, et devait longtemps passer pour un acte de faiblesse. C'était un démenti éclatant donné à sa théorie des vertus intéressées.

Le livre de l'Esprit n'avait nullement été inspiré par ridée préconçue d'are agression contre l'Église. L'auteur recevait les jésuites et répugnait par caractère aux partis extrêmes ; mais tel était l'empire exercé par l'opinion sur l'écrivain, que, bon gré ou mal gré, il lui fallait descendre sur le terrain choisi par elle. Du reste, pas une des routes aujourd'hui ouvertes à la pensée humaine qui n'eût déjà été occupée et murée par elle contre le droit d'examen. Si récemment découverte qu'elle fût, après quelques pas on se heurtait contre le veto ecclésiastique. Tu n'iras pas plus loin, avait-on dit à Buffon. Ce mot, on le répétait à tout le monde. Le savant lui-même, c'est-à-dire l'homme le plus dégagé de tout esprit de parti, devait donc être prêt à livrer bataille, sous peine de trahir la vérité ou de renoncer à la science. Tel avait été le sort de Fréret ; tel aurait été celui de Boullanger, s'il eût vécu. Ce n'est certes pas une pensée de haine qui loi mit la plume à la main. Rêveur inoffensif, intelligence calme et sereine, figure socratique, grave et douce à la fois, Boullanger n'avait rien d'un agitateur : c'était un homme de pain et d'étude ; il vécut ignoré ; il mourut jeune, laissant des ouvrages inachevés, fruit de ses observations sur la nature et de ses recherches sur les langues et les monuments de l'antiquité. Dans les civilisations antiques, il avait surtout étudié les théogonies qui eu sont l'âme. Eh bien, ces fragments tronqués par la mort, ces travaux d'une érudition encore incomplète, mais consciencieuse, étrangers par leur objet comme par leur intention aux polémiques envenimées des partis, furent, dès le jour de leur apparition, frappes des anathèmes de l'Église. Et ils lui étaient hostiles en effet, mais ils l'étaient sans préméditation, comme la Théorie du monde, par la contradiction naturelle de la science et de la foi, et aussi par suite de cette parenté mystérieuse qui rend solidaires toutes les religions. L'Antiquité dévoilée, cette critique des religions déchues, se trouva être une critique frappante des cultes survivants. Comment parler des usages hydrophoriques, sans faire penser au baptême ? des sibylles, sans faire penser aux prophètes ? de l'antique Janus, accompagné du coq et des clefs symboliques, sans faire penser à Saint-Pierre ? de Maïa, mère et épouse de dieux dans le paganisme comme dans la théogonie brahmanique, sans faire penser à Marie, mère et épouse de Dieu dans la théogonie chrétienne ? Comment enfin parler de tant de dogmes, de mystères et de fêtes, dont l'esprit, les cérémonies et souvent le nom même ont passé presque intacts des anciens cultes dans les derniers venus, sans éveiller dans les esprits de légitimes défiances, on tout au moins des doutes irrésistibles ? En présence de ces résultats accusateurs, une seule conclusion est possible pour les théologiens t supprimer l'antiquité. Ils y ont songé plus d'une fois et pour plus d'un motif. Qu'ils essayent !

On a faussement attribué à Boullanger un livre qui parut vers la même époque, et qui est tout à fait étranger à sa méthode, à son style et à ses habitudes d'esprit ; je veux parler du Christianisme dévoilé, ouvrage déclamatoire de d'Holbach, manifeste improvise de la guerre à outrance et qui ne mérite pas de lui survivre, mais dont quelques pages sont finement observées et contiennent un tableau historique des effets politiques de la religion catholique, qui est encore vrai aujourd'hui, et auquel on ne peut reprocher que d'être incomplet, puisqu'il en énumère les inconvénients sans en mettre en regard les avantages. Mais, dans sa partialité même, d'Holbach était logique et il était de son temps. Que restait-il, en effet, je vous prie, au dix-huitième siècle, des bienfaits historiques de l'Église du moyen âge ? Que restait-il de ses vertus ? Que restait-il de l'intervention des évêques entre le seigneur et le serf ? Que restait-il de l'antique protectorat exercé par les papes en faveur des peuples router les rois et les empereurs ? Que restait-il des services et des conquêtes jadis quotidiennes du clergé dans les lettres ? Tout cela avait depuis longtemps disparu. Le pape et les évêques étaient non-seulement complices des oppresseurs, mais ils opprimaient et persécutaient pour leur propre compte. Les laïques avaient dépossédé le clergé de la gloire des lettres. Or, les vertus évanouies, les inconvénients restaient seuls. Quoi d'étonnant, dés lors, que d'Holbach n'ait été frappé que par ce côté ? Aussi son énumération est-elle un tableau fidèle des funestes effets de la politique du clergé au dix-huitième siècle. Rien n'y manque : ni ses tracasseries et ses disputes incessantes, source éternelle de troubles et de désordres ; ni sa complaisance a toute épreuve, ses absolutions toujours prêtes pour les rois qui servent sa cause ; ni ses tendances séditieuses, ses appels à la révolte lorsque ces mêmes rois manquent de docilité ; ni ses répugnances contre la science, sous l'hypocrite prétexte que la science enfle, et contre l'industrie, parce que les chrétiens mènent une vie provisoire sur la terre et doivent se détacher des choses d'ici-bas. Quant au dernier mot de la politique sacerdotale, ce ne fut pas d'Holbach, mais un prêtre, l'abbé Morellet, qui le divulgua.

Il venait de publier sa traduction du Directorium inquisitorum, de Nicolas Émeric. L'inquisition ! telle est, en effet, non-seulement l'ultima ratio, mais la résultante nécessaire de la doctrine de l'infaillibilité. Théoriciens de l'autorité, soyez sincères, voilà votre idéal et voila votre espérance le glaive ! Devant ce mot terrible les timides se troublent et balbutient ; mais demandez aux logiciens ! La dureté des temps ne peut rien sur un syllogisme ; on le tait, mais il reste. Il reste comme une épée dans le fourreau. Si, par un miracle impossible, le système qu'ils rêvent se relevait de l'abîme du passé, vous verriez se redresser aussitôt le sanglant fantôme de la législation inquisitoriale. Pour nous, ce droit détrôné n'a qu'un intérêt de curiosité, celui qu'inspire la vue d'une chose morte, d'un fossile monstrueux, débris d'un monde ébauché ; pour nos pères, il était à la fois un souvenir et une menace. Morellet arracha un cri d'horreur à son siècle. Cette simple traduction d'un code oublié fut plus éloquente que la plus chaleureuse philippique. Toute cette jurisprudence abominable, qui est encore bien plus l'art de torturer l'esprit que celui de tourmenter le corps, s'y étalait valve-ment, sans voiles, dans son horrible bonne foi, avec ses maximes, ses autorités, ses cas controversables, et l'immense cortège de ses commentateurs : Pegna, Sousa, Sallélès, Masini, etc., etc. Et pour commentaire des articles de procédure on avait mis en regard les faits à côté de précepte de procéder tout uniment sans les criailleries des avocats et sans admettre une multitude inutile de témoins, on pouvait lire comme corollaire que pendant la première moitié du siècle et dans un seul royaume l'inquisition avait fait onze mille victimes, dont deux mille trois cents avaient péri dans les flammes.

Mais plus haute et plus puissante retentissait la parole de l'homme qui avait donné le signal de cette étonnante révolution. La voix de Voltaire couvrait toutes les voix du siècle les uns le bénissaient comme un de ces héros des premiers temps envoyés pour délivrer les peuples ; les autres le maudissaient comme le génie fatal prédit par les Écritures ; mais nul ne songeait à contester sa royauté. De sa maison des Délices ou de Ferney, sur les bords charmants de ce lac chanté par les poètes, dans le pays

Qu'habite des humains la déesse éternelle,

L'âme des grands travaux, l'objet des nobles vœux,

Que tout mortel embrasse, ou désire, ou rappelle,

Qui vit dans tous les cœurs et dont le nom sacré

Dans les cœurs des tyrans est tout bas adoré,

La liberté . . . . . . . . . .

il dirigeait l'essor de ce vaste mouvement d'idées qui n'avait plus seulement pour théâtre quelques salons de Paris, mais la France, l'Europe, le monde entier. Il rappelait avec orgueil, avec une confiance tous les jours croissante, l'orgueilleux défi qu'il avait jeté dans sa jeunesse, l'époque de ses revers, à M. Héraut, le lieutenant de police. Vous avez beau faire, jeune homme, avait dit M. Héraut après une admonestation, vous ne détruirez point la religion catholique. — C'est ce que nous verrons, avait répondu Voltaire. Terrible promesse que les événements semblaient se charger de transformer en prophétie. Le vieillard voyait en souriant se réaliser les songes du jeune homme. Vieillard, ai-je dit ; Voltaire ne le fut jamais. Contes, romans, morale, histoire, tragédies, épigrammes, comédies et chansons, toutes les formes de la pensée et du sentiment, toutes les sources vives de l'esprit, continuaient jaillir de cette tête puissante et féconde comme un flot impossible à contenir ; et toutes vivaient de la même inspiration : la guerre aux préjugés. Et, par une espèce de magie dont il a emporté le secret dans sa tombe, rien ne trahissait en elles la monotonie des préoccupations exclusives, ni l'effort des polémiques à outrance. C'est toujours la même jeunesse, le même feu, la même grâce, cette grâce plus belle encore que la beauté ; et surtout c'est toujours cette même raison droite et claire comme la vérité elle-même. Philosophes raisonneurs, c'est là qu'il faut étudier le véritable génie de l'évidence ! Voltaire ne raisonne pas, il éclaire. Chez lui, jamais de démonstration, ni de parce que, ni d'ergo. La seule clarté de la pensée lui sert de preuve. Ce don suprême de la clarté est le plus haut couronnement que puisse recevoir l'esprit de l'homme. Son mépris de l'appareil logique a valu à Voltaire le dédain de nos modernes métaphysiciens, qui l'ont accusé de manquer de profondeur : mot fait pour les mais et inventé par des gens qui se croient profonds parce qu'ils sont inintelligibles ! Ils se garderaient, quant à eux, d'être clairs, car ils savent bien que toute pestée fausse exprimée clairement porte en elle-même sa réfutation.

Dans Candide, cette historiette qui est à la fois la plus sanglante ironie qu'ait inspirée le sentiment des misères humaines et une critique sans réplique du système métaphysique le mieux coordonné qui tilt jamais, Voltaire révise, après Leibnitz et Pope, l'éternel procès de la souffrance contre Dieu. Triste, brutal et vrai comme la réalité, malgré le souffle d'amère gaieté qui le traverse, ce livre a posé les seules conclusions auxquelles notre sagesse puisse arriver sur ces questions c'est que nous n'en savons rien et n'en pouvons rien savoir. Mais où la certitude cesse, la poésie commence. Nos plaintes monteront sans cesse vers le ciel tant que le ciel sera muet ; mais aussi avec nos plaintes monteront nos espérances.

Quant au procès, il appartient à personne ici-bas de le juger, et les ridicules Pangloss qui ont, de tout temps, pris la Providence sous leur protection spéciale, — je veux dire qui font prise à bail, qui en déjeunent et en dinent, et, pour dernier outrage, se métrant de faire son apologie en la calomniant le plus souvent pour mieux la justifier, comme font les avocats pour les clients qu'ils désespèrent de sauver, — ces optimistes bavards reçoivent de leur vivant de larges honoraires en moqueries et en mépris.

Le Dictionnaire philosophique vint ensuite, vaste et redoutable arsenal d'une érudition qu'on a dépassée depuis, mais qui était alors sans rivale. On ignore trop généralement quels trésors de verve et de raison sont enfouis dans ce volumineux recueil. C'est une carrière de pierres précieuses. Avec lui furent publiés d'innombrables travaux embrassant dans leur ensemble toute la tradition chrétienne, et tels qu'on a peine à concevoir que la vie d'un seul homme y ait pu suffire.

Or il advint un jour qu'en voyant les ruines que l'héroïque lutteur amoncelait autour de lui, des esprits timorés lui demandèrent ce qu'il mettrait à la place. Eh quoi, leur répondit-il, je vous délivre d'une bête féroce qui vous dévore, et vous me demandez ce que je mettrai à sa place ! Presque tous les hommes sont dopes de ces comparaisons banales empruntées à la vie matérielle, et qui n'ont rien faire dans le monde moral. Eh quoi ! aurait-il pu leur dire encore, détruire, n'est-ce pas édifier ? détruire l'erreur, n'est-ce pas édifier la vérité ? renverser les abus, n'est-ce pas relever le droit ? nier l'intolérance, n'est-ce pas affirmer la charité ?

Rousseau avait depuis longtemps déjà opéré sa scission définitive avec les philosophes, qu'il appelait, dans l'aveuglement de sa baise, le parti holbachien ; mais il n'en continuait pas moins à servir leur cause par ses grands chefs-d'œuvre, l'Héloïse, l'Émile, le Contrat social, la Lettre à Mgr de Beaumont. Lorsqu'on cherche a pénétrer l'origine et le motif de cette rupture à jamais regrettable, qui partagea l'année philosophique en deux camps esse, mis, dont les funestes divisions ensanglantèrent plus tard une révolution qu'ils appelaient tous deux, on ne peut se défendre d'une amère tristesse et d'une douloureuse surprise. C'est la querelle impie et contre nature des frères ennemis ; c'est la mêlée sans nom où les phalanges fraternelles, trompées par la nuit, se frappent dans les ténèbres. Assez de sang a coulé. Amis, reconnaissez vos amis ! qui invoquent-ils ? la justice ; et avec elle ? l'humanité. Qui encore ? la civilisation, le progrès, la science. Vous combattez pour les mêmes dieux.

Cette discorde n'a été qu'un long malentendu, dont un petit nombre de concessions (purement individuelles) de part et d'autre auraient prévenu les tristes effets. Nous en avons vu le point de départ dans la réaction même dont Rousseau était le représentant. Réprimer les excès du dogmatisme matérialiste, retremper l'inspiration dans la nature, et la politique dans la morale : voilà quelle était sa mission, telle qu'elle s'était annoncée dans ses premiers discours, et telle qu'elle reste encore devant l'histoire dans ses légitimes tendances. Il n'y avait rien là de contradictoire avec l'œuvre de ses contemporains, celle de Voltaire, pur exemple. Loin de lui nuire, elle la complétait. On avait accepté la pensée réformatrice qui inspirait ses écrits, sans en prendre au mot les exagérations. Pour les nus, c'était Diogène et Juvénal revivant dans le même homme ; pour les autres, c'était un moraliste austère dont on admirait la mâle éloquence en rejetant sur une singularité de caractère ses paradoxes d'idées et de conduite. Au milieu d'un article de l'Encyclopédie, Diderot l'interpellait : Ô Rousseau ! comme il eût dit : Ô Caton ! Ce sont pourtant ces exagérations et ces paradoxes qui le brouillèrent avec ses amis.

Le sentiment unit et la raison divise, a-t-on dit après Rousseau. C'est précisément le contraire qui est vrai. Ce grand homme en fut un mémorable exemple. Le sentiment est aveugle, violent, partial, passionné, exclusif ; le sentiment fait les fanatiques. Si vous en doutez, lisez cet éloge du fanatisme tracé de la main de Rousseau lui-même, l'apôtre et la victime du sentiment : Le fanatisme, quoique sanguinaire et cruel, est pourtant une passion grande et forte, qui élève le cœur de l'homme, qui lui fait mépriser la mort, qui lui donne un ressort prodigieux, et qu'il ne faut que mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus. Il n'est pas permis, je le sais, d'accoler l'épithète de fanatique an nom de Jean-Jacques ; mais, s'il ne le fut pas, c'est que sa grande âme protestait secrètement contre son système ; et ses disciples Saint-Just et Robespierre, qui n'avaient pas le même préservatif, furent fanatiques à sa place. Son exaltation, sinon son fanatisme, fut la cause de tons ses malheurs. Lui seul en France avait pris au sérieux les rêveries du Discours sur l'inégalité, à propos de l'état de nature et de la vie sauvage. Lui seul prix au sérieux les déclamations de la lettre à d'Alembert contre les spectacles, qu'il supprimait d'une manière absolue pour les réformer plus sûrement. Croira-t-on que c'est dans son emportement et dans son obstination à défendre ces deux opinions extrêmes et paradoxales, qu'il faut chercher la première origine d'une animosité que des dissentiments politiques ne firent qu'envenimer plus tard ?

Pour justifier ses maximes par sa conduite, il s'était installé à l'Ermitage, au milieu des bois, et y vinait, autant que possible, en homme de la nature. C'est ainsi que, pour confirmer les tirades de son premier discours contre le luxe, on l'avait vu procéder à sa fameuse réforme somptuaire. Diderot et d'Holbach forment, avec Grimm, une ligue innocente pour l'en dissuader le voilà brouillé avec eux, ou, du moins, de tous les griefs qu'il allègue contre eux dans les Confessions, on voit sans peine que c'est celui qui lui tient le plus à cœur[1]. Avec Voltaire, même histoire. En 1755, il lui écrit : Nous vous devons tous hommage comme à notre chef. L'année suivante, il défend contre lui, dans une longue épître et avec un commencement d'aigreur, sa maxime favorite : Que tout est bien en sortant des mains de la nature. Puis, en 1760, il lui écrit ex abrupto, en pleine paix, sans provocation aucune, cette déclaration de haine : Je ne vous aime point, monsieur. Vous m'avez fait les maux qui pouvaient m'être le plus sensibles, à moi, votre disciple et voire enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour prix de l'asile que vous y avez reçu. Vous avez aliéné de moi mes concitoyens, pour prix des applaudissements que je vous ai prodigués. C'est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable, qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants et jeté, pour tout honneur, dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu'un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, puisque vous l'avez voulu, etc. Qu'avait fait Voltaire ? Il avait introduit à Genève le golf civilisateur des spectacles, anathématisé par Jean-Jacques ; ce n'était pas précisément le faire jeter A la voirie. Voilà ce qui lui valait ces imprécations insultantes. Si elles ne justifient pas ses représailles contre Rousseau, elles les excusent et les expliquent. Ajoutons, pour laver le caractère de Rousseau indignement calomnié, qu'il était dés lors en proie à cette folie ombrageuse et défiante, éblouissement de sa gloire tardive, qui en fit, sur la fin de ses jours, le plus malheureux des hommes[2].

Ainsi ce sont plutôt des passions, des blessures de vanité, des incompatibilités d'humeur et de caractère que des divergences sérieuses de principes et d'intérêt qui divisent an berceau les écoles rivales du dix-huitième siècle. En les contemplant de haut, celles même qui survinrent plus tard, quoique plus réelles et plus profond, s'effarent et disparaissent dans la magnifique unité de l'ensemble. Nous allons en suivre la progression dans les ouvrages mêmes de Rousseau, surtout en matière religieuse et en métaphysique, et voir par quelle pente insensible, en partant de la liberté de pensée, il arriva a .e intolérance presque ouverte.

La Nouvelle Héloïse, cette œuvre si inégale, si peu semblable à elle-même, où brillent tant de pages sublimes à côté des tirades ampoulées d'une rhétorique aux abois et du jargon suranné des grandes passions de 1700, est, à nos yeux, un chaos où une littérature nouvelle se débat contre des liens et des formes qui ne peuvent plus la contenir ; ce livre est l'enfantement de l'inspiration moderne, le signal de la renaissance. Saint-Preux est le père légitime de Werther et de René ; au besoin même René ne dédaignera point de lui faire des emprunts[3]. La nature fut vengée des faiseurs de bergeries, et l'amour, des faiseurs de madrigaux. La portée littéraire de l'Héloïse dépasse dons, ou, pour mieux dire, efface tout à fait sa portée philosophique ; mais celle-ci n'en mérite pas moins d'être signalée comme une phase remarquable des opinions de Rousseau. Il hésitait encore à se prononcer contre ses anciens amis, et c'est une pensée de conciliation qui lui inspira les caractères de Julie d'Étange et de Wolmar en faisant un athée vertueux et une dévote raisonnable, il voulut, dit-il, apprendre aux philosophes qu'on peut être dévot sans être hypocrite, et aux croyants qu'on peut être incrédule sans être un coquin. En les mariant ensemble il voulut symboliser l'union tant désirée du sentiment et de la raison sur un terrain qui leur est commun la morale. Intention excellente, mais impraticable dans un roman dont les personnages doivent être des êtres vivants et non des symboles métaphysiques ; de là l'air faux, transi et guindé de ce bon M. de Wolmar, et ce je ne sais quoi d'abstrait et de chimérique qui dépare parfois la charmante figure de Julie.

De l'Héloïse à l'Émile, au changement décisif s'opéra dans les idées de Rousseau : de conciliant il devint hostile. On peut relever, à chaque page de l'Émile, les plus dures qualifications pour le parti philosophique : Les prétendus sages... âmes abjectes, etc. ; il la même jusqu'à emprunter au vocabulaire des ennemis de la pensée leur mot favori : Les philosophistes. Ce n'est pas qu'il n'eût raison de réfuter, dans son admirable Profession de foi du vicaire savoyard, les hérésies morales d'Helvétius et les excentricités de quelques enfants perdus de l'Encyclopédie : mais il est permis d'affirmer que, sans les griefs tout personnels dont nous avons apprécie la valeur, sa polémique n'aurait pas eu ce caractère haineux et agressif, injuste même, puisqu'elle attribuait à tous les errements de quelques-uns. Peut-être aussi n'aurait-il pan choisi pour cette agression inopportune le moment où les philosophes avaient à se défendre contre des attaques plus dangereuses. Du reste, il se représentait volontiers comme le médiateur naturel entre les deux opinions ennemies. C'est la prétention de tous les partis depuis qu'on a dit que la vertu et la vérité se tiennent au milieu ; ce qui est incontestablement vrai ; mais le milieu est si difficile à trouver ! Vous n'ignorez pas, madame, que je me suis absolument détaché du parti des philosophes. Je n'aime point qu'on prêche l'impiété ; voilà déjà, de ce côté, un crime qu'on ne me pardonnera pas ; d'un autre côté, je blâme l'intolérance et je veux qu'on laisse en paix les incrédules. Or le parti dévot n'est pas plus endurant que l'autre. En relevant ce qu'il y a d'inique dans cette assimilation des deux partis opposés, dont l'un appuyait sa doctrine par la persécution, et l'autre ne prétendait fonder la sienne que sur la libre discussion, il faut établir que Rousseau n'atteignit jamais à cet équilibre dont il se prétendait l'inventeur, et qu'il aboutit tout droit à cette intolérance qu'il se faisait gloire de blâmer dans les autres.

Il y a dans l'Émile un passage de vingt pages au plus bien connu de tous ceux qui aiment les grandes pensées traduites en grand style : c'est celui où l'humble vicaire, s'élevant, la recherche du vrai Dieu, jusqu'à l'éloquence de Platon, passe en revue tous les cultes divers qui ont figuré tour à tour sur la scène changeante du monde, et, retrouvant dans chacun d'eux les mêmes éléments. les mêmes prétentions, la même tyrannie, les mêmes défauts et presque les mêmes vertus, épouvanté de la difficulté insurmontable pour la plupart dos hommes de s'instruire assez pour faire un choix éclairé, motivé, consciencieux au milieu de ce nombre infini de systèmes, se retourne eu soupirant vers le Dieu de la conscience et de la nature, et lui dit : C'est toi ! C'est d'une inspiration grave, recueillie, solennelle, éloquente comme la vérité. Mais devinera-t-on la conclusion qui suit cette fin de non-recevoir si formelle contre toutes les religions positives ? Il conclut : 1° qu'elles sont toutes bonnes quand on y sert Dieu convenablement ; 2° qu'il faut suivre celle dans laquelle on est né. De là il arriva à affirmer, dans la lettre à monseigneur de Beaumont, qu'on ne peut pas légitimement introduire dans un pays des religions étrangères sans la permission du souverain. Maxime évidemment contraire à la liberté de conscience.

Ce n'est pas tout il y a encore, dans la Profession de foi du vicaire, un traité de métaphysique. C'est un beau poème, le plus inspiré, à coup sûr, de tous ceux qu'a produits la contemplation des mondes inconnus ; et c'est, de plus, une œuvre neuve et originale, non par les conclusions, qui sont celles de la philosophie spiritualiste, mais par le fondement qu'il leur donne. Rousseau refuse à la raison le droit d'affirmer avec certitude en matière métaphysique, et en cela il est de son siècle ; mais le droit qu'il dénie à la raison, il l'accorde au sentiment. Par cette substitution, il rapprocha la métaphysique de son véritable foyer, ou plutôt de la seule lumière qui l'éclaire ; car le sentiment nous en apprend plus sur Dieu et sur l'âme que toutes les subtilités de la logique, qui n'aboutissent qu'à soulever des difficultés insolubles. Mais, en lui attribuant le même degré de certitude qu'à la raison, en le croyant propre comme elle à constituer une science, il se trompa.

Que nous importent ces distinctions ? dira-t-on. Insensés ! Quand donc saurez-vous voir le lien qui unit les idées aux événements ? Apprenez comment d'une pensée fausse on arrive à un faux système, et d'un faux système à un crime. Rousseau, comme tant d'autres, avait inventé su dieu : c'était la manie du temps passé : comme eux aussi, il était certain de la supériorité du sien. Ces gens-là ne doutent de rien. Or la certitude, c'est-à-dire la vérité, s'impose ; c'est son droit. Dans le Contrat social, il attribua donc au souverain celui de fixer les dogmes d'une religion de sa façon et de l'imposer aux citoyens ; puis il ajouta comme sanction cet article, on se révèle la douceur trime qui est particulière aux théologiens : Que si quelqu'un, après avoir reconnu préalablement ces dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort, n'enlevant ainsi l'intolérance à l'Église que pour la donner à l'État. Moins de vingt ans après sa mort, ses dents disciples, Robespierre et Saint-Just, devenus les pontifes de la religion de leur maitre, élevaient dans le sang des citoyens la statue de l'Être suprême, et transformaient en instruments de supplices ces théories en apparence inoffensives : leçon funeste et mémorable ! Vous en souviendrez-vous, faiseurs de divinités ?

N'est-ce pas ici le lien de rechercher la cause et le secret de cette indomptable révolte de la conscience humaine contre la contrainte en matière religieuse ? Pour beaucoup de gens, c'est un vague instinct et rien de plus : quant à moi, j'admire la force d'un instinct qui a pu briser un joug séculaire et produire tant d'actions héroïques, et je ne croirai point sortir de mon sujet si j'en démontre la légitimité et la raison d'être.

Qu'un magistrat, son code à la main, vienne requérir de vous obéissance a telle on telle prescription que la loi civile n'a fait qu'emprunter à la loi morale, vous lui obéissez avec joie ; au besoin, vous lui prêtez main-forte pour la faire respecter, cela se voit tous les jours. Mais que le même homme veuille exiger de vous acte de soumission à tel on tel article d'une loi religieuse quelconque, qu'il se borne même à vous interdire l'exercice de votre culte sons prétexte qu'il en diffère, la colère s'allume et gronde dans votre cœur, votre conscience proteste. D'où vient cela ? De ce que cette contrainte est injuste, me répondrez-vous. Oui ; mais pourquoi est-elle injuste dans ce dernier cas et légitime dans le premier ?

De même que la loi civile n'est autre chose que la morale mise en préceptes obligatoires et sanctionnés par une peine, la religion, dans ses principes essentiels, n'est autre chose que la métaphysique mise en dogmes, en rites, eu institutions. Dans toute religion il y a une métaphysique, et réciproquement. Nous avons vu tout à l'heure comment Rousseau fit de sa métaphysique une religion. Elles ont le même fondement, la même valeur scientifique, la même autorité, le même droit ; l'une est la théorie, l'autre la pratique : voilà tout ce qui les différencie. Or la morale est la plus certaine de toutes les sciences, et la métaphysique est absolument dénuée d'éléments de certitude. Voilà pourquoi on respecte la loi civile, qui est l'écho de la morale, et pourquoi on se révolte contre la loi religieuse, qui n'est que l'écho de la métaphysique.

L'idée de science est, grâce à Dieu, une des plus claires que possède l'esprit humain ; qu'on n'espère donc pas le tromper sur ce point. Les conditions et les procédés de la certitude sont connus. On fait une science à l'aide d'un petit nombre de premiers principes évidents par eux-md. mes et indémontrables, connue, par exemple, les axiomes de géométrie, d'où le raisonnement, qui serait impuissant sans eux, déduit des conséquences qui leur empruntent leur certitude. On fait une science à l'aide de l'observation et de l'expérience ; on peut encore lui donner, non comme fondement, mais comme confirmation, le consentement général des peuples, élément variable et peu facile à saisir.

La morale est la plus certaine des sciences, parce que l'évidence de ses premiers principes est placée à la fois dans le rieur et dans l'esprit. Tel est cet axiome moral : Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. Non-seulement vous voyez avec les yeux de l'esprit, et sans pouvoir le démontrer, que c'est là une vérité, mais sous le sentez plus puissamment encore dans votre cœur. Où est l'axiome de la métaphysique qui s'impose avec cette force, cette tyrannie, à la nature humaine ? on sont ses premiers principes évidents ? L'idée de cause, le seul fondement qu'on puisse lui donner, est une abstraction qui ne définit rien, une chahute dont les anneaux vont se perdre dans l'infini. L'évidence ne lui est donc d'aucun secours comme élément scientifique ; l'expérience et l'observation lui réussissent encore moins. Quant au consentement général, son témoignage ne lui est pas plus favorable. Si l'histoire pouvait citer deux philosophes qui aient été d'accord en métaphysique dans le cours des siècles, elle les mentionnerait comme deux phénomènes uniques et précieux.

Ainsi, n'ayant pour instrument et pour contrôle que le raisonnement, isolé de ses points d'appui naturels, l'évidence et l'expérience, la métaphysique est vouée d'avance, par sa nature même, aux éternelles variations de l'incertitude. Elle s'arrête mur le seuil de la science ; elle ne peut atteindre qu'il l'hypothèse, a la probabilité, et n'a par conséquent qu'une valeur purement esthétique. Il suit de là que, si elle peut être un légitime objet d'étude, de croyance, de foi, de la part des individus, elle ne peut passer sans injustice et sans oppression dans le domaine de la loi ; car la vérité seule a droit de commander aux consciences. Toute religion d'Étai est par là même une usurpation et consacre une servitude. La séparation absolue de l'Église et de l'État est la conséquence directe de ers considérations, qui seules la protègent efficacement. Lors donc que Bayle, et après lui Voltaire et tout le dix-huitième siècle, généralisant leurs attaques et élargissant le champ de bataille, enveloppaient la métaphysique dans le même anathème dont ils frappaient la religion comme élément législatif, ils obéissaient, sans le savoir, à une nécessité rigoureusement logique, et donnaient à la tolérance son seul fondement inébranlable.

Quelque évidentes que soient ces déductions, il y a une espèce de préjugé, ou plutôt de superstition fort universellement répandue qui retiendra longtemps encore les esprits timides sous le joug des docteurs de l'école : on imagine généralement, sur leur parole, que la métaphysique sert de fondement naturel à la morale, ou de couronnement, de clef de voûte nécessaire à tel ou tel système politique. C'est une double erreur qui a fait son temps, La morale se suffit à elle-même et se passe d'appui ; elle règne parce quelle est faite pour régner, et n'a nul besoin de cette investiture intéressée Quant à la politique, on ne saurait nier qu'il n'y ait au premier aspect une sorte de parenté éloignée et de vague ressemblance entre certaines de ses théories et certains systèmes religieux ou métaphysiques ; mais cette analogie, frappante surtout dans l'antiquité, où les peuples faisaient leurs dieux à leur image, est vraie pour tout ce qui est physionomie extérieure, mais se dénient à chaque pas lorsqu'où veut la chercher dans les principes. Prenez le system spiritualiste, par exemple, le plus beau, le plus satisfaisant, le plus consolant de tous. Direz-vous, comme on l'a affirmé, qu'il conduit en politique à la liberté ? Oui, avec Platon et Shaftesbury. Mais comptez, je vous prie, les philosophes qui en ont tiré l'absolutisme, depuis Bossuet jusqu'à de Maistre ! Direz-vous, au contraire, que le sensualisme y aboutit plus sûrement ! Oui, avec Aristote, avec Loche, avec Helvétius ; mais avec Hobbes et ses disciples ?

Les deux grandes manifestations de ridée métaphysique, je veux dire le spiritualisme et le sensualisme — car je ne compte pas le mysticisme, parce qu'il n'est qu'une exagération spiritualiste et une maladie ; ni le scepticisme absolu, parce qu'il ni est qu'un jeu d'esprit —, dont on a voulu faire une série d'époques successives que le genre humain serait condamné à parcourir à perpétuité, comme les ricorsi de Vico, ont toujours coexisté et coexisteront toujours dans sa pensée ; et, loin d'être le signe de l'esclavage intellectuel que la fatalité de ces retours périodiques annoncerait, ils indiquent, par leur coexistence même, l'insuffisance de leur certitude et le montent prochain où l'esprit humain s'affranchira de leurs prétentions en les renvoyant dans le domaine de l'idéal doit ils n'auraient jactais du sortir.

En posant ces conclusions sévères, mais justes, ai-je voulu faire le procès à tant de divins génies auxquels la métaphysique a inspiré les plus beaux efforts d'esprit et arraché les plus sublimes cris d'éloquence dont le monde ait gardé la mémoire ? Non ; j'ai voulu marquer, après mes maîtres, les limites du cercle infranchissable où l'auteur inconnu de toutes choses l'a pour toujours confluée. Ces questions tiendront à jamais une place importante et légitime, la place d'honneur dans les préoccupations de la pensée humaine ; elles élèvent rame toutes les fois qu'elles ne l'égarent pas ; mais notre destinée est d'en chercher la solution, non de les résoudre. C'est ainsi que nous poursuivons le bonheur sans être faits pour en atteindre seulement l'ombre. Elles seront l'éternel tourment de cette humanité qui est plus grande encore par ses douleurs que par ses joies ; et chaque fois qu'oubliant sou impuissance elle essayera de les faire sortir du monde des abstractions, qui est leur vraie patrie, pour les faire entrer dans le monde des réalités, elle l'expiera, comme au moyeu âge, par d'effroyables calamités.

 

 

 



[1] Il faut y joindre les manœuvres de Grimm pour le détacher de madame d'Epinay et mille particularités trop longues à raconter. En sa qualité d'homme de sentiment, Rousseau réfléchissait presque exactement sa vie privée dans ses ouvrages. Il n'en est peut-être pas un seul qui ne reçoive le contre-coup de ses impressions intimes. C'est ainsi que la lettre à d'Alembert est l'histoire de sa rupture avec ses amis, et que l'Héloïse est en partie l'histoire de ses amours avec madame d'Houdetot. Il est plus qu'évident pour nous que ces démêlés tout personnels influèrent beaucoup sur sa détermination. Ceylan me parait marquer avec assez de justesse deux des griefs démesurément grandis par la sombre imagination de Rousseau. D'après lui, le baron d'Holbach trouvait la conversation ordinaire de Rousseau commune et vulgaire, mis elle devenait sublime ou Mlle dès qu'il était contrarié. Il multipliait ces contrariétés pour provoquer les moments d'éclat et de verve. Rousseau blessé cessa de voir le baron. Mais, à l'époque de la mort de madame d'Holbach, il lui écrivit une lettre fort touchante, et ils se réconcilièrent pour se brouiller de nouveau lors de l'union de Rousseau avec sa Thérèse. Nous fîmes, disait le baron, Diderot, Grimm et moi, une conspiration amicale contre cette bizarre et ridicule union. Inde iræ.

[2] Il ne m'est plus permis de passer sous silence l'espèce de conspiration peu généreuse et peu loyale à l'aide de laquelle la critique contemporaine presque tout entière s'est efforcée dans ces derniers temps de noircir sa mémoire. Je sais bien quelles injures on vengeait sur lui et quels ennemis on espérait frapper dans ce mort glorieux. Mais ce n'est pas tout que d'insulter un mort : il faut encore le convaincre. Les critiques qui ont eu ce facile courage ont pour principe que les morts ne se défendent pas. Il faut les détromper. Les morts illustres grandissent sous les outrages. C'est ainsi que Dieu les venge. Leurs détracteurs peuvent briser la statue de Rousseau sur les places publiques ; mais comment renverseront-ils celle que ses lecteurs lui élèvent chaque jour dans leur mur, tant qu'il restera une page de ses impérissables deuils ? Le monde les sait, et les aime, et s'en inspire, parce qu'il y recourrait, malgré des erreurs bien expiées, le ton et l'accent d'une grande âme. — Mais qui est se qui se souvient aujourd'hui que MM. Sainte-Beuve, Saint-Marc-Girardin et Nisard, croisant leurs plumes en guise de poignards, ont décidé un beau matin en petit comité d'exterminer la mémoire de Rousseau ? Personne, à moins que ce ne soit quelque antiquaire en quête d'un ridicule oublié ou quelque platonique redresseur de torts. En faisant le bilan de cette cotisation d'injure et de  diffamations, je suis resté étonné de la pauvreté de leur mise de fonds respective. C'est Grimm, homme perfide et haineux, et une calomnie en trois volumes imprimée sous le nom de Mémoires de madame d'Épinay, où l'honnête Duclos lui-même est présenté comme un monstre d'infamie qui en font tous les frais. Je me trompe : M. Sainte-Beuve ajoute de sou cru une réhabilitation du caractère de Grimm. — C'est ce qu'on appelle combattre pro domo sua. — Il avait de même réhabilité le petit président de Brosses contre Voltaire, selon sa méthode d'exhumer les petits contre les grands. De son côté, M. Nisard, se piquant d'honneur, reproche vertement à Rousseau de s'être plaint toute sa vie d'infirmités qui ne l'incommodèrent jamais, et cela par pure hypocrisie et perversité naturelle, car il avait une santé de rustre. — L'honorable professeur ne peut lui pardonner cet excès de dissimulation. Elle annonce, en effet, une âme bien noire. Quant à M. Saint-Marc-Girardin, après avoir longuement et patiemment promené sa loupe de presbyte sur tous les ouvrages de Rousseau, après en avoir minutieusement compté les grains de sable et les infiniment petits sans en saisir nulle part ni l'ensemble ni l'âme, ni la portée, il apprécie le caractère à l'aide du même procédé, mais de plus avec un luxe de qualifications qui atteste des rancunes toutes personnelles. Rousseau n'aurait-il pas d'aventure quelque peu interrompu sa carrière politique en février ? C'est mal à lui sans doute ; mais ce n'est pas assez pour mériter d'être traité d'effronté, et comparé tantôt à Priape, tantôt à un portier. Fi donc ! monsieur ! un professeur de belles-lettres ! Notez que le reproche s'adresse à Rousseau, à l'homme dont le prince de Ligne (un élégant pourtant !) a écrit qu'il aurait ennobli un morceau de fromage s'il en avait parlé.

Que pensez-vous de ces trois hommes sérieux ? et Rousseau ne vous parait-il pas bien compromis ? Ah ! pauvre grand homme ! voilà un complot que je n'avais pas prévu !

[3] J'en mentionnerai un en passant ; René dit : La foule, un vaste désert d'hommes. Longtemps avant lui, Saint-Preux avait dit : J'entre avec une secrète horreur dans ce vaste désert du monde.