L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE XI. — LE MONDE ET LES FEMMES.

 

 

Le monde et les salons suivaient de loin et souvent à contre-cœur l'impulsion donnée par les philosophes. Et c'est ici que Voltaire était surtout indispensable. Les gens du monde appartiennent aux railleurs. On passionne les multitudes avec des idées ; on les subjugue par l'éloquence, par la justice, par la gloire ou même par la seule apparence de la force. Le peuple des salons ne se passionne pas ; car son code proscrit la passion comme un luxe de mauvais goût. Mais il est susceptible d'engouement. Il s'engouera d'une idée comme il s'est engoué de la dernière mode et pour le même motif, parce qu'elle est la dernière et parce qu'elle est la mode. On le subjugue par la crainte du ridicule ; car c'est là sa crainte de Dieu et toute sa morale. Aussi cette race, à la fois intelligente et imbécile, a-t-elle été de tout temps la proie légitime des génies ironiques qui s'en servent en la méprisant Du temps de Molière, elle avait pris parti contre elle-même dans la longue croisade du poète contre les aristocraties ; du temps de Voltaire, elle lit de la propagande philosophique. L'esprit d'incrédulité devint comme un vernis de bon ton qui était le complément obligé d'une tenue de gentilhomme ; cela se portait comme la poudré et les talons ronges. Ajoutons, car il faut tout dire, qu'on espérait trouver dans les encyclopédistes des censeurs indulgents et faciles.

Du reste, en flétrissant, comme elles le méritent, cette inconséquence et cette légèreté d'esprit, — vices d'autant plus indélébiles dans ces natures, qu'ils font partie de leurs qualités, — on est forcé de convenir que jamais révolution ne fut servie par des auxiliaires plus séduisants et plus irrésistibles. A aucune époque, il n'y eut, dans ce cercle un peu restreint qu'on nomme la bonne société, autant de distinction, de charme, d'élégance et d'urbanité. C'est l'âge d'or des belles manières et l'épanouissement le plus complet de cette fleur exquise que le monde nomme encore l'esprit français, — non qu'elle soit la plus haute perfection Mi génie national on seulement son trait le plus distinctif, puisque Corneille, Molière, Pascal et Voltaire lui-même l'ont le plus souvent dédaignée pour une muse plus éloquente et plus sévère, — mais parce qu'elle est née en France et ne s'acclimate pas sous un autre ciel ; plus délicate que l'atticisme athénien ; moins luxuriante de fantaisie, mais aussi plus élégante, plus fine et plus gracieuse que l'humour britannique. Les discussions du jour, c'est-à-dire les plus graves problèmes que puisse se poser la conscience humaine, venaient prendre place dans la causerie à côté des intrigues scandaleuses de la danseuse en vogue ; l'Esprit des Lois à côté d'un opéra-comique ; l'Emile à côté d'une chanson. Des marquis déclamaient chaleureusement contre le despotisme ; des ducs et pairs vantaient l'agriculture nourrice du genre humain ; des abbés tonnaient contre le fanatisme, et nul ne songeait à relever l'étrangeté de ces contrastes.

Les femmes surtout avaient depuis longtemps pris parti pour la bonne cause, avec cette passion qu'elles portent dans toutes leurs affections et qu'elles savent si bien rendre contagieuse. Les femmes du dix-huitième siècle, à peu d'exceptions près, sont plus grandes par le cœur que par le caractère. Est-ce pour cela qu'on les aime si invinciblement ! Ce sont, pour la plupart, de vrais cœurs d'héroïnes, depuis cette noble, pure et touchante Aïssé, à qui il fut donné de réaliser l'idéal de la beauté, de la vertu et dis malheur, jusqu'à mademoiselle de Lespinasse, la phis déplorable de toutes. Héritières et victimes des traditions licencieuses de la régence, leurs mœurs se ressentent de cette origine impure. Une seule chose remplit leur vie, l'amour. Mais l'amour même les purifie et les absout, car elles surent l'élever jusqu'au dévouement. Les dames en us du règne de Louis XIV, qui déjeunaient d'un sonnet et soupaient d'un sermon sur la grâce efficace ; les précieuses pédantes de l'hôtel de Rambouillet et les saintes du jansénisme, sont bien plus sages, bien plus vertueuses, bien plus irréprochables ; mais elles ont beau faire, elles effrayent la sympathie. Elles ne passionneront jamais que des métaphysiciens sur le retour, — j'en excepte mademoiselle de Lavallière. — Leur sagesse dogmatique, leur logique tranchante et leur force de caractère nous laissent froids, tandis que les inconséquences et les faiblesses même de leurs petites-filles nous émeuvent et nous attendrissent ; c'est que celles-ci ont aimé, et que, dans les premières, vous chercherez en vain une effusion du cœur, une passion, une larme : les unes valent mieux que leurs défauts, les autres valent moins que leurs vertus. Il y a en elles un fond d'égoïsme sec et hautain que rien ne peut amollir, si ce n'est parfois la dévotion, et un fond d'hypocrisie que la dévotion ne fait qu'augmenter. C'est là, à vrai dire, leur péché favori ; elles avaient fini par le faire passer flans la langue elle-même. Sous Louis XV, une femme prenait un amant ; sous Louis XIV, elle estimait quelqu'un. Ce mot est aussi celui qui traduit le mieux l'espèce de sentiment que nous éprouvons pour elles ; nous les estimons. Les femmes pardonnent peu ce genre d'affection.

Lorsqu'on cherche à préciser le rôle et l'influence des femmes à une époque donnée et qu'on étudie ce qui reste d'elles, une chose frappe tout d'abord l'esprit c'est leur radicale inaptitude à généraliser, à embrasser de vastes horizons, à dégager les causes de leurs effets. Je sais qu'elles en ont appelé et qu'elles en appellent encore de ce jugement déjà ancien ; mais les deux on trois exceptions qui se sont produites parmi elles dans le cours des siècles ne font qu'en confirmer la sévérité par leur isolement même. Est-ce à dire, toutefois, qu'elles soient condamnées à perpétuité aux servitudes intellectuelles, on seulement à ce rôle, noble assurément, mais un peu sacrifié, des Sabines, auquel des moralistes, bien intentionnés d'ailleurs, voudraient les vouer exclusivement ? Non, à défaut de force de jugement, elles ont les puissantes intuitions du cœur qui les trompent rarement ; mais il y aura toujours un peu de superstition dans leur foi. Qu'on demande à madame Geoffrin, par exemple, pourquoi elle reçoit dans sa maison tous ces persécutés, frappés des anathèmes de la loi et de la religion ? Parce qu'ils sont persécutés. Et pourquoi dépense-t-elle cent mille écus pour soutenir leur œuvre, l'Encyclopédie ? Pourquoi leur croyance devient-elle la sienne ? Est-ce un effet de dialectique, le résultat de longues et profondes réflexions ? Non ; c'est qu'elle a l'âme généreuse, et qu'elle démêle vaguement en eux les apôtres d'une loi de justice et d'humanité ; c'est enfin par une de ces mystérieuses raisons du cœur que la raison ne connaît pas. (PASCAL.) Bonne et admirable femme ! son nom, symbole de bienfaisance et de simplicité, protège et défend encore aujourd'hui, contre les calomnies de la haine, la mémoire et le caractère des hommes qu'elle honora de son amitié.

Son salon, où se tenaient les états généraux de la philosophie, était réputé entre tous par la grâce et le charme avec lequel elle en faisait les honneurs. Douce, familière, sensée, elle avait un sourire pour les plus inconnus comme pour les plus illustres : là ou voyait Montesquieu, d'Alembert, d'Argenson, Marivaux, Thomas, Morellet, Suard, Helvétius, d'Holbach, Saint-Lambert, l'abbé Arnaud, un disciple de Platon, improvisateur éloquent et passionne tant qu'il restait dans ce milieu, et dans ses livres dissertateur froid et ennuyeux ; l'avocat Gerbier, éloquence sanctifiée par le dévouement ; Diderot, causeur éblouissant, tour à tour brûlant et enflammé comme un tribun, obscur comme la sibylle sur son trépied, bouffon comme Rabelais ; l'abbé Galiani, le Machiavellino, esprit plein de verve, d'originalité, de malice et de fantaisie, amoureux de la France, quoique Italien, et avec lui son inséparable Caraccioli, le spirituel ambassadeur de Naples. Fontenelle y passa littéralement ses dernières années ; devenu sourd et accablé d'infirmités, le vieillard s'y faisait transporter, malgré son grand âge, et lisait la Conversation sur les physionomies.

Les salons de madame de Tencin et de madame du Deffant eurent aussi pour un temps le privilège envié de réunir l'élite des beaux esprits de cette époque ; mais ils étaient plus exclusifs et empruntaient au caractère de ces deux femmes, qui n'appartenaient à leur siècle que par leurs idées, je ne sais quel faux air d'intrigue et de coterie. La première, sœur du cardinal de Tendu, qui lui dut sa fortune, cachait une âme artificieuse et dépravée à l'excès sous les dehors d'une simplicité et d'une bonhomie qui lui gagnaient tons les cœurs, au point que, malgré sa réputai ion des plus équivoques, plusieurs de ses contemporains se sont portés garants de ses vertus auprès de la postérité. Or cette Agnès avait été la maîtresse de Dubois. Sous le système, elle s'était enrichie d'agiotage. Plus tard, elle avait exploité sur une grande échelle la constitution Unigenitus. Un fils qu'elle avait eu du chevalier Destouches fut par elle abandonné sur les marches d'une église. Cet enfant s'appela d'Alembert. Lorsqu'il eut illustré ce nom, elle désira le voir. L'entrevue fut froide. Mais enfin, lui dit-elle, blessée de sa réserve, je suis votre mère. — Vous ! ma mère ! s'écria-t-il ; non, la voici, je n'en connais pas d'autre ! et il embrassa en pleurant madame Rousseau la vitrière, sa mère adoptive.

Un roman sentimental et des petits soupers expiatoires, offerts en holocauste à la libre pensée, s'effacent point de tels crimes. Reniée par son fils, madame de Tencin est aussi reniée par son siècle qui ne lui doit rien.

La seconde, madame du Deffant, n'avait guère qu'un défaut, — celui d'être méchante comme une vipère. Sa méchanceté faisait presque tout son esprit, et elle avait infiniment d'esprit. Longtemps on l'avait vue figurer parmi les dévotes de l'Encyclopédie ; tout à coup elle en devint la plus irréconciliable ennemie. Que s'était-il passé ? Une personne gracieuse et intéressante, qui lui servait de secrétaire in-lime, abandonnée par sa mère, comme d'Alembert, enfant de l'amour comme lui, mademoiselle de Lespinasse enfin, lasse de subir ces caprices féroces de femme malade et ennuyée, et de lui faire la lecture pendant ses longues insomnies, avait déserté sa maison es lui enlevant l'argot, d'Alembert, Marmontel et quelques-uns des plus fidèles habitués de son salon. A dater de ce jour, la philosophie fut perdue dans son esprit. — Voila les dames. — Elle déchira Voltaire, a qui elle écrivait : Mon cher ami, et persifla impitoyablement les transfuges. Tout ce qu'ou admire et tout ce qu'on aime, la jeunesse, la passion, la poésie, la tendresse, lui rappelaient le souvenir détesté de su rivale, et devinrent pour elle connue des ennemis personnels qu'elle poursuivit de sa raillerie amère et implacable.

Mais le dieu des éternelles illusions se vengea. Cette vieille femme, aveugle et septuagénaire, s'éprit d'un Anglais égoïste et spleenitique, qu'elle n'avait jamais vu, et supporta avec douceur pendant plus de quinze ans ses boutades, sa mauvaise humeur et ses bizarreries. Cette passion sénile eut tous les orages d'un amour de vingt ans. Moitié directeur et moitié tyran, Horace Walpole se prêtait par orgueil à cette adoration singulière, quoiqu'il en fût souvent importuné, satisfait d'en réprimer de temps en temps les ardeurs par trop séraphiques par un mot dur et dédaigneux. Il recevait l'encens avec le flegme et le sérieux d'un évêque anglican. Il avait lui-même une adoration aussi fantastique : il adorait une morte, madame de Sévigné. Ces deux phénomènes psychologiques sont consignés tout vivants dans une correspondance pleine de naturel, d'esprit et de malice, d'où s'exhale pourtant un sentiment pénible et triste : vous diriez que l'Envie, le Chagrin et la Vieillesse vous serrent tour à tour le cœur dans leur main froide et décharnée.

Je ne redirai point la vie et les souffrances de mademoiselle de Lespinasse ; elle les a écrites avec son sang. Mais je ne puis passer sans donner une larme à cette touchante victime de l'amour, si faible, si aimable, si charmante, une des poésies de son siècle ; — à mademoiselle de la Chaux, sa sœur d'infortune, dont Diderot nous a transmis la tragique histoire, mille fois plus attendrissante qu'un roman ; — et à toi, Aïssé, ombre chère aux poètes, leur reine à toutes. Elles portent l'auréole des douleurs inconsolées ; le martyre les transfigure. Tristes et douces héroïnes, toutes vos contemporaines pâlissent auprès de vous. Madame du Châtelet n'est plus, maigre tout son esprit, qu'un Leibnitz en jupons, fantasque et raisonneur. Du reste, on peut le dire aujourd'hui sans indiscrétion, la belle Emilie ne fut guère qu'une méprise de Voltaire ; il l'avoua lui-même parfois tout bas. Sa vraie muse, c'est Ninon. Ninon, qui sourit à sa jeunesse, devina son génie et lui donna peut-être l'amour de la gloire. L'avenir te comptera cc sourire, à Aspasie ! — Madame de Warens est une énigme et une contradiction, ce qui, du reste, ne tend nullement à ébranler le récit des Confessions, puisque la femme est essentiellement énigme et contradiction. — Madame d'Épinay, une tête romanesque ; madame d'Houdetot, une vertu coquette et sentimentale qui cherche un peu trop le danger ; madame Dupin, une noble et élégante vignette de keepsake. Toutefois, elles ont toutes entre elles un air de famille par la grâce, la délicatesse, le charme de l'esprit, et surtout par la générosité du cœur. Or, leur siècle est encore plus grand par la générosité de ses aspirations que par la hauteur de ses vues ; — et qui pourrait faire la part de ce qui leur revient dans ces nobles tendances, dans cet enthousiasme sacré, dans ces sentiments de sublime ivresse qui saluèrent l'aurore de la révolution ? — Pour moi, j'y entends un écho de leur âme.