L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE IX. — PREMIERS DISCOURS DE ROUSSEAU. - LE CHRISTIANISME CHINOIS, PROSPER LAMBERTINI.

 

 

Au milieu de ce concert de vœux et d'espérances, où l'unanimité des voix était l'image fidèle de l'étroite union des cœurs, une protestation hautaine et retentissante comme un cri de guerre en vint tout à coup troubler l'harmonie. Le Discours sur les sciences et les arts avait paru. Quel en était l'auteur ? un défenseur de l'ancien ordre de choses ? Non. Par la plus incroyable des contradictions, c'était un représentant des idées nouvelles, un ami de Diderot et de Grimm, Rousseau. A ces lettrés, à ces savants, à ces philosophes, à ces politiques épris de leur œuvre, il disait : Votre œuvre, c'est la corruption. Et, pour les dénoncer, il avait su trouver des accents d'une éloquence mâle et forte, sans modèle jusque-là dans la langue française.

La vie et le caractère de Rousseau expliquent, je tic dirai pas cette réaction, puisqu'il n'en fut que l'instrument et non la cause, mais l'étrange et singulière prédestination qui l'en fit l'interprète en dépit des mille impossibilités qui semblaient lui interdire ce rôle. Cœur ardent et passionné, ému jusqu'aux larmes à dix ans par la lecture de Plutarque, le malheur, plus précoce pour lui que pour les autres boulines, l'avait comme pris par la main et arraché tout enfant aux soins et aux caresses de la famille pour le jeter prématurément dans le monde des faibles et des opprimés. Depuis, il avait erré sur tous les chemins, tantôt accueilli, tantôt rebuté, toujours soutenu par une indomptable espérance et par ces illusions romanesques et héroïques qui sont la force et la consolation des grandes âmes. Et, comme si la fortune l'eût dés ce temps-là réservé à de plus hautes destinées, elle semblait lui offrir à l'envi les occasions de développer les facultés de son intelligence et les puissances de son cœur, tout en brisant ses rêves d'ambition. Il connut l'amitié et les nobles passions ; il comprit la nature et sa poésie ; l'amour se révéla à lui aux Charmettes, l'art à Venise. Il vécut au milieu d'une société élégante et lettrée qu'il eût à peine connue de nom sans les traverses de sa vie. Il jouit, malgré sa pauvreté, de tous les loisirs et presque de tous les moyens d'instruction dont aurait pu disposer un gentilhomme ; mais, toutes les fois qu'il essaya d'utiliser ces avantages pour s'élever à la richesse et à la liberté, une main invisible renversa ses projets.

Il arriva ainsi jusqu'à l'âge de quarante ans, toujours trompé dans ses calculs et dans ses attachements, ayant conscience de sa force et d'une vie entière perdue en efforts stériles ; dédaigné, aigri, découragé et plein de mépris pour une société où un sot comme M. de Montaigu pouvait, parce qu'il avait de la naissance, briser à jamais l'avenir d'un honnête homme qui n'avait que du mérite. Tel était Rousseau au moment où une espèce de révélation, qui n'était autre chose que l'appel secret du génie et une révolte généreuse contre la servitude, vint en faire le tribun des révolutions futures.

Un jour qu'il allait voir à Vincennes son ami Diderot, embastillé pour la Lettre sur les aveugles, il se mit à feuilleter le long du chemin un numéro du Mercure de France. Ses regards tombèrent sur cette question proposée par l'Académie de Dijon : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ? Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture. Tout à coup, je me sens l'esprit ébloui de mille lumières, d'une foule d'idées qui s'y présentent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable. Je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse ; une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine. Ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en me relevant j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j'en répandais.

La fidélité de ce récit, tracé par Rousseau lui-même, a été contestée par Morellet et par Marmontel sur un propos de Diderot. Mais, sans relever ce que le témoignage de ces deux littérateurs offre de peu concluant, puisqu'il n'est que la reproduction des vagues souvenirs de Diderot vieilli et influencé peut-être par sa malveillance pour son ancien ami, il suffit de faire remarquer que, si le récit des Confessions a pu être une scène arrangée à plaisir, il est bien peu probable que celui de la lettre à Malesherbes, qui le confirme, l'ait été. Une preuve péremptoire pourrait seule être admise à faire foi contre lui, parce qu'il a en sa faveur la vérité de caractère et la vérité de vraisemblance, ce qui, en histoire, vaut mieux pour lui que s'il n'était qu'une vérité de fait. Le Discours sur les sciences est évidemment, quelle que soit d'ailleurs sa valeur philosophique, une œuvre de spontanéité et d'inspiration. On n'en attend pas, je pense, une réfutation on ne réfute pas un système de cette nature, on l'explique. Les savants hommes qui l'ont pris au mot pour se donner le facile triomphe d'en rétorquer l'argumentation, ont eu vraiment trop beau jeu.

Historiquement, Rousseau représente un grand fait l'introduction de la morale, de l'idéal, du droit dans la politique ; non que cette idée n'eût pas été développée avant lui (depuis Platon elle n'a jamais manqué de défenseurs), mais parce qu'il en a été le plus grand et le plus éloquent interprète. Pour Montesquieu lui-même, la politique est surtout une science d'observation ; Rousseau lui restitue son caractère moral. Dans son siècle, il représente plus particulièrement la triple réaction du sentiment contre les exagérations ridicules du dogmatisme sensualiste formulé par Condillac et Helvétius ; de la conscience contre les mœurs et les institutions de son temps ; de la nature contre le faux, le maniéré, la convention, le fard, le goût efféminé et les raffinements inimaginables qui avaient envahi les arts et la littérature aussi bien que le monde. En politique, il a été un des plus puissants promoteurs de la Révolution française ; en morale, l'apôtre et le vengeur des vertus viriles ; en littérature, il a, bien longtemps avant Gœthe. Byron et Chateaubriand, renouvelé l'inspiration épuisée, détruit l'influence corruptrice des femmes et brisé les formes conventionnelles. Il a ranimé la poésie expirante en la retrempant dans la contemplation de la nature. Intelligence moins haute et moins lumineuse que Voltaire, il lui est bien supérieur comme poète ; son influence est encore vivante dans toutes les grandes organisations pué-tiques de notre époque : qu'elles le veuillent ou non, elles sont filles de Jean-Jacques.

'fontes ces tendances réformatrices se trouvent en germe et en substance dans les deux premiers discours de Rousseau. Le Discours sur les sciences est le manifeste de la réforme morale, et le Discours sur l'inégalité le manifeste de la réforme politique. Rousseau y refuse à son siècle la supériorité de civilisation dont il se vantait ; il y nie résolument l'idée de progrès. Mais ne voit-on pas qu'il n'y a là qu'un artifice de langage, une exagération de poète ? Il ne nie ce progrès que parce que ses contemporains, en recherchant le progrès intellectuel, le progrès des lumières, comme on disait alors, ont laissé dans un oubli coupable le progrès moral, le plus important de tous. Au tableau de la société dissolue de Louis XV, il oppose l'état de nature et les beaux siècles de Rome et de Sparte. Or la critique historique a laissé subsister peu de chose des vertus romaines et spartiates, et la critique psychologique a prouvé de reste que ce prétendu état de nature était quelque chose d'idéal et de fantastique, qui n'eut jamais de réalité que dans son imagination. Mais qu'importe ? pour être imaginaire, le modèle n'en existe pas moins. Il nous suffit, pour préciser le sens de la réaction de Rousseau, que cette fiction ait été pour lui, dans l'origine, le synonyme nième du mot de vertu, qui se retrouve aussi à chaque ligne de son premier discours. Il en vint plus tard, il est vrai, soit par entraînement de polémique, soit par le désir de rendre la satire du siècle plus amère et plus sanglante, à soutenir l'excellence et la supériorité, non plus de l'état de nature, mais de l'état sauvage lui-même, sur la civilisation moderne ; mais il ne faut voir là qu'une gageure de rhéteur ou une ironie à la façon de Juvénal.

Le Discours sur l'origine de l'inégalité est bien loin déjà de ces sphères pacifiques. Il est plein de haine et de menace. La politique y secoue ses torches de feu, et on y entend comme un écho lointain du tocsin de la guerre sociale. C'est tour à tour la parole indignée des Gracques, la plainte du serf courbé sous l'esclavage, et le monologue d'un utopiste désespéré. Rousseau ne formule pas encore les théories du Contrat social, mais on peut les y pressentir.

Tel qu'il nous apparaît dans ce premier et vague dessin, Rousseau, loin de scinder en aucune façon l'unité philosophique du dix-huitième siècle, l'achève et la complète. Sus attaques contre le parti encyclopédique furent sans doute quelquefois injustes et souvent inopportunes. Suscité pour combattre la morale matérialiste, il oublia sa mission et se laissa entrainer jusqu'à dogmatiser à son tour. Il se fit le prêtre d'un Dieu nouveau, l'Être suprême, un faux Dieu, puisqu'il est intolérant. Ce sont là les écarts d'un génie trop fougueux. Mais le sens général de ses doctrines, loin d'eue en contradiction avec les grands principes de la philosophie nouvelle, en sont la plus éclatante confirmation. En les rapprochant, par exemple, de celles de Voltaire, à qui on l'a souvent comparé dans le but de les opposer l'un à l'autre, il se trouve que cette prétendue opposition se résout au fond dans un accord presque constant : ils s'impliquent et se soutiennent mutuellement. Ils seront inséparables dans l'amour et le respect de la postérité, comme ils le sont dans la haine des ennemis de la civilisation. Ce que Voltaire accorde à la raison, Rousseau l'accorde an sentiment. En conciliant leurs opinions, on arrive à la vérité.

En religion, leurs principes sont identiques, et s'ils arrivent à des conclusions différentes sur quelques détails, ce n'est que par suite d'une inconséquence de Rousseau. Lorsqu'il admettait la tolérance et la liberté de pensée, Rousseau renversait par là même le fondement de toutes les religions d'État, même celui de sa religion essentielle. Il réduisait le culte à une question de conscience, à un acte purement individuel, et n'est-ce pas la thèse de Voltaire à Leur déisme est identique, quoique l'un soit plus sentimental et l'autre moins dogmatique. En politique même, où l'on s'est plu spécialement à faire ressortir leur antagonisme, ces cieux grands hommes représentent encore une seule et même idée, la justice, sous ses deux faces différentes : le droit et le devoir. Mais Voltaire, ajoute-t-on, combat comme Montesquieu pour l'affranchissement de la bourgeoisie, et Rousseau pour celui des classes pauvres. Je l'avoue, et ne vois là aucune contradiction. En latent le triomphe de la bourgeoisie, Voltaire et Montesquieu faisaient-ils autre chose que préparer l'avènement du prolétariat, et la transition n'était-elle pas indispensable ? L'histoire, ô tribuns impatients ! n'est qu'une suite de transitions.

Cependant la barque de saint Pierre penchait visiblement. L'anarchie était dans l'Église. On y cherche même en vain, à défaut d'unité de doctrine, celte unité hiérarchique et gouvernementale qui l'avait rendue naguère encore si puissante ; ou du moins, si elle subsiste encore, l'âme et la volonté en sont absentes. Tout conspire coutre elle, jusqu'aux vertus de ses prélats, lorsque, par exception, elle a des prélats vertueux. A Rome, son chef Lambertini professe la tolérance ; il correspond avec Voltaire ; il a des amis parmi les réformés de Londres et parmi les schismatiques russes ; il hait la persécution. — Mauvais pape !

En France, le clergé persécute, et cela lui réussit encore plus mal. Inattentif aux symptômes alarmants de l'opinion, il s'acharne à exterminer les misérables restes de la secte janséniste, et ne se repose de cette triste tâche que pour implorer de nouvelles rigueurs contre les protestants. Sire, disait au nom du clergé le cardinal de la Rochefoucault, les ministres prient en publie, ils baptisent, ils marient, ils exhortent les malades, ils enterrent les morts ! Abomination de la désolation ! Le résultat de ces homélies était de faire supplicier les ministres Ranc et Roger, et mettre aux galères plus de deux cents individus dans la seule province du Dauphine.

La conversion des jansénistes ne pouvait plus désormais donner lieu A des épisodes aussi tragiques, parce qu'ils étaient puissamment protégés par le parlement contre le zèle des convertisseurs ; mais elle fit naitre des incidents d'un burlesque épique. Mon Dieu ! rendez nos ennemis bien ridicules, disait Voltaire. Il fut servi à souhait. Toute la lutte entre le clergé et le parlement, et surtout la querelle dite des billets de confession, est empreinte, dans ses moindres péripéties, d'un caractère de rage froide et d'exaspération dont le contraste avec les minuties lilliputiennes qui en étaient l'objet ne laisse pour impression qu'une violente envie de rire. Voici aux prises deux grands corps d'État d'une grande nation des deux côtés on se décrète, on se maudit, on se calomnie. Des prêtres sont emprisonnés, des évêques chassés de leur diocèse, le parlement est exile. Toutes ces inviolabilités s'injurient et se collettent sur la place publique. C'est une tempête qui ébranle la royauté elle-même. De quoi s'agit-il ? du salut de l'État ? Non. Il s'agit de savoir si un prêtre aura le droit d'exiger un billet de confession d'un malade avant de lin administrer les derniers sacrements. En vérité ; cela est d'un haut comique. Il n'y a pas même là l'esprit de vertige et d'erreur dont parle le poète. Les héros de ce pugilat sans dignité sont évidemment les jouets de je ne sais quel lutin malfaisant qui les turlupine en les avilissant. Et le jour où on les voit, faisant trêve à leurs ressentiments, se réunir au nom de la morale el de la raison publique contre la science et la philosophie, on se croit sous l'empire d'une hallucination fantastique et folle. L'histoire dépasse la comédie.

Cette réconciliation s'opéra vers 1758. Mais déjà le clergé avait pris les devants et dénoncé l'ennemi commun. Nous avons déjà étudié sur le vif les rapports du clergé avec Louis XIV, et signalé certains moyens d'action d'une efficacité plus infaillible encore que celle de sa propagande l'argent, le sacro-saint don gratuit. Les historiens ont trop méconnu, ce semble, l'importance de ce métal grossier en matière de religion et de philosophie. Soyons plus équitable et restituons-lui sa légitime part d'influence.

Qu'en ne se méprenne pas sur notre intention, et qu'on n'aille pas nous accuser d'élever cet élément à la hauteur d'une cause historique et d'un ferment de persécution ; non. Il ne faut calomnier personne, — pas même l'argent ; — c'est un auxiliaire admirable, une arme habilement maniée : voilé tout. Bien loin que le clergé n'eût d'influence que grâce à ses richesses, il n'avait dû ses richesses qu'à sa suprématie intellectuelle et morale au moyen âge ; mais, celle-ci allant tous les jours en décroissant, l'effet avait peu a peu remplacé la cause. La richesse était devenue la plus sûre gardienne du sanctuaire. C'était l'arche sainte elle même. La royauté continuait à revenir tous les trois ou quatre ans s'humilier devant l'Église pour en obtenir de faibles subsides, et jamais les prélats ne livraient le don prétendu gratuit sans se le faire chèrement payer par des édits contre l'hérésie ou l'incrédulité. Cela s'était fait sous Louis XIV, le plus absolu des maîtres, et longtemps malgré lui. Qui croirait que le joug qu'il avait subi ait paru trop humiliant à son débile successeur, et qu'il ait essayé deux fois de s'en affranchir : la première, que nous avons mentionnée, sous le ministère de monsieur le duc ; la seconde, sous celui de Machaut ? Je n'ai pas besoin d'ajouter que celle-ci échoua comme la première. Le clergé répondit : L'assemblée se trouve dans la triste nécessité de ne répondre au roi que par ses larmes. Il y a un mot populaire pour qualifier ce genre de larmes : larmes de crocodile !

Ne recevant plus que des larmes au lieu d'argent, le roi dut se soumettre. Ce fut sa dernière tentative d'indépendance. Sous son règne, comme sous celui de son aïeul, le don gratuit est toujours accompagné de clauses conditionnelles, de stipulations, qui en font un véritable contrat à titre onéreux. La quotité même en est toujours réglée sur le diapason des promesses de l'agent du roi et la confiance qu'il inspire. Et le plus souvent, ce caractère de mercantilisme et de vénalité réciproque se trahit non-seulement dans les débats intimes de l'assemblée générale du clergé, mais jusque dans le discours solennel que son orateur prononçait devant le roi. Prenons pour exemple l'année 1748, où le clergé, occupé jusque-là à stipuler exclusivement contre les jansénistes et les réformés, en vient soupçonner un danger dans les idées nouvelles. C'est encore une stipulation en règle qui formule aussitôt ses craintes et ses désirs : Sire, dit l'archevêque de Tours au nom de l'assemblée, en vous portant tous les trésors de nos églises, que désirons-nous ? que l'impiété qui marche tête levée soit forcée d'aller, tremblante et confuse, cacher sa honte et sa confusion dans les contrées les plus reculées ; que nous voyions pour toujours disparaitre cet esprit d'incrédulité qui, sans pudeur, s'élève avec insolence contre la noble simplicité de nos mystères... Dieu vous réserve l'honneur de devenir la terreur de ces hommes inquiets et mauvais qui oseraient troubler la paix de l'Église.

Voilà le prix de nos trésors. Est-ce assez cher, fortune de la France ?

Le même homme avait dit, dans la même circonstance, en 1745 (17 février) : Sire, vous nous tiendrez compte de nos dons si souvent multipliés... vous nous assurerez la paisible jouissance de nos privilèges... vous nous soutiendrez dans l'exercice de cette autorité que nous ne tenons que de Dieu. En 1750, ces insistances sont renouvelées et appuyées par des arguments identiques ; elles se reproduisent périodiquement jusqu'à la fin de la monarchie. Il serait facile, mais fastidieux, d'en multiplier les trop significatives citations. En 1758, époque de la grande réaction religieuse contre la liberté de la pensée, on voit le clergé acheter pour seize millions de pénalités contre l'esprit d'irréligion. Jamais le don gratuit n'avait atteint ce chiffre ; mais il fallait bien fêter la révocation du privilège de l'Encyclopédie, comme, à une autre époque, on avait fêté la révocation de l'Édit de Nantes.

Ainsi, en France, un clergé fanatique ; à Rome, un pape tolérant : voilà l'Église. Et l'anarchie est encore plus dans les idées que dans les actes ; les simples, les sincères, sont incertains, troublés, inquiets. L'esprit nouveau les attire visiblement ; ce sont eux qui, plus tard, dans l'assemblée constituante, iront grossir la phalange du tiers. Tantôt c'est un simple prêtre, Travers, qui s'attaque à la hiérarchie épiscopale et revendique, pour le bas clergé, l'égalité évangélique de la primitive Église. Tantôt c'est Jean Meslier, curé d'Étrepigny, qui, dans un acte solennel et suprême, demande pardon à Dieu et aux hommes d'avoir publiquement professé un culte désavoué par sa conscience, et meurt de remords en léguant à ses paroissiens son testament antichrétien comme une réparation éternelle. Tantôt c'est l'abbé de Prades qui fait répéter aux échos étonnés de la Sorbonne la théorie du déisme voltairien ; mais le pauvre abbé, qui n'est point, comme Meslier, protégé par la mort contre les vengeances orthodoxes, doit s'exiler en Prusse, où Frédéric l'accueille les bras ouverts. Tantôt, enfin, c'est un évêque de Soissons, Fila., James, qui, empruntant aux philosophes leur langage et leurs maximes, ose, au grand scandale de ses confrères, imprimer dans un mandement que, chrétiens ou infidèles, catholiques, hérétiques ou païens, tous les hommes sont nos frères, et que nous devons les chérir et ne leur faire que du bien. Paroles dignes de Jésus le crucifié, et aussitôt désavouées comme une hérésie.

Quant aux habiles, ils semblent rechercher à plaisir l'odieux et le ridicule : nommer les habiles, c'est nommer les jésuites. Dans le catholicisme moderne, ils représentent le mouvement, le progrès, l'initiative ; ce sont les pionniers des terres nouvelles. C'est un jésuite qui réimprime les théories régicides de Busenbaum, revues et corrigées, pour servir de préface à l'assassinat du roi du Portugal ; c'est un jésuite, Mazotta, qui invente le tolérantisme, pour servir de contre-poison à la tolérance ; c'est un jésuite, Pichon, qui invente le pichonisme : lecteur, je te fais grâce du pichonisme ! C'est un jésuite, Benzi, qui invente les mamillaires : lecteur, Dieu te garde dans une heureuse ignorance et dans une sainte horreur des mamillaires ! Mais c'est la société tout entière, le jésuitisme lui-même, le génie de l'équivoque en personne, qui invente le christianisme chinois et le christianisme malabare. Cela, tu n'as pas le droit de l'ignorer.

La double ambition de la société, image de son double caractère à la fois laïque et monacal, a toujours eu pour objet d'allier la domination temporelle à l'autorité spirituelle, de constituer enfin un véritable pouvoir politique, aussi bien qu'un ordre religieux. L'entreprise était irréalisable en Europe : on dut se contenter d'y confesser les rois et les reines ; mais elle fut exécutée au Paraguay, et fut sur le point de l'être aux Indes.

Les prédicateurs de l'ordre ont souvent comparé, dans leurs panégyriques, François Xavier à Alexandre le Grand. Il y a loin de Xavier à Alexandre ; mais il est certain que l'apôtre des Indes servit, à son insu, une pensée politique, et qu'en croyant travailler à l'édification de la cité de Dieu, il jetait les fondements d'un empire tout temporel dont le plan sortit plus tard du cerveau fécond d'Acquaviva. Au reste, la conquête religieuse servait merveilleusement la con-guète politique ; mais elle lui fut désormais subordonnée, et chaque fois que le dogme embarrassa la marche triomphante des conquérants, ils laissèrent le dogme en chemin. Ils suivaient en cela l'exemple des Romains, ces conquérants modèles. Le Romain laissait au vaincu ses dieux et ses lois ; le jésuite fit mieux encore, il déguisa son propre Dieu et le substitua clandestinement à l'idole de l'Indien celui-ci, peu délicat sur les nuances, lui passa en retour quelques images de saintes et quelques amulettes miraculeuses : au besoin, le jésuite se déguisait lui-même et endossait le costume de brahmane afin que l'illusion fût plus complète. Au commencement du dix-septième siècle, le père Robert de Nobili en prit non-seulement le costume, mais les manières, les usages, les austérités, et sa prédication fut couronnée du succès le plus complet.

Cet exemple fut suivi et généralisé. Chez les Chinois peuple positif et sans imagination, imbu de l'unité de Dieu et pour qui la religion ne consiste guère qu'en quelques articles de la philosophie de Confucius, ils supprimèrent la pompe des cérémonies, l'adoration des saints, la filiation divine et la plupart des fictions de la mythologie chrétienne. Le Père éternel fil seul les frais du culte. Sommes-nous tenus, — demandèrent-ils un jour, par l'organe du dominicain Moralès, ô la sacrée congrégation de la Propagande, — sommes-nous tenus, nous prédicateurs de l'Évangile, de prêcher dans ce royaume Jésus-Christ crucifié, et de montrer sa très-sainte image dans nus églises ? La cause de ce doute vient de ce que les gentils sont scandalisés de ce spectacle et le regardent comme une très-grande folie.

La question est nuise pour des prêtres chrétiens ; en revanche, sur tout ce qui pouvait intéresser la prospérité de leur établissement, ils n'éprouvèrent jamais le moindre scrupule le père Verbiest fond des canons pour l'artillerie de l'empereur ; Parennin l'étonne et le séduit, tantôt par l'exposition des sublimes découvertes de l'astronomie, tantôt par des tours de physique amusante ; d'autres se chargent de lui révéler les merveilles et les perfections transcendantales de la cuisine européenne, et dirigent la confection des confitures impériales. Ils remplissent les palais ; ils sont valets de chambre et mandarins de première classe ; et, à la mort des empereurs, ils ont leurs candidats au trône et excitent des soulèvements.

Au Malabar, au contraire, chez ces races endormies qui ne connaissent d'autre activité que le travail fiévreux de l'imagination et paraissent fatalement vouées à une éternelle superstition, leur culte revêt tous les prestiges propres A séduire la crédulité indienne. Les cérémonies, les images, les ornements, une mise en scène toute païenne, se substituent aux austères pratiques du spiritualisme et prennent la couleur locale. Entrez dans un de leurs temples ; vous croyez pénétrer dans une pagode, et le sacrifice lui-même ne fera point cesser l'illusion. Dans ces prêtres déguisés en bonzes, je ne reconnais point les ministres du Christ. Quelle est cette image impudique qui s'étale au cou des jeunes épouses ? C'est l'image du dieu Pullear, espèce de Priape, symbole de lubricité. Ne pouvant le chasser, les pères ont pris le parti de le consacrer de leurs mains sanctifiantes. Et cette cendre qui remplace l'eau bénite dans les réservoirs sacrés ? Voici Les Indiens riverains du Gange ont, comme on sait, une grande dévotion pour la mile ; il a bien fallu représenter la vache de quelque manière. Cette cendre a été faite avec des excréments de vache ; elle sert d'eau bénite. Les fidèles sont à ce prix. — Attesté par mille documents irrécusables et par le mandement du cardinal de Tournon.

Appliquant ce système commode à tous los rites qui potinaient choquer les grossiers instincts de ces peuples enfants, au baptême, au mariage, A l'administration des sacrements ; adoptant avec leurs mœurs leurs préjugés les plus odieux, ceux, par exemple, qui proscrivaient les parias, les jésuites étaient devenus tout-puissants sur leurs esprits, et les gouverneurs de province avaient à compter avec eux. Malheureusement ce savant éclectisme ne fut pas également goûté par tout le monde. D'honnêtes capucins, qui leur faisaient concurrence dans la vigne du Seigneur, donnèrent l'éveil. De nombreuses dénonciations suivirent. Les avertissements pontificaux furent dédaignés. Rome s'émut de cette catholicité rivale qui se dressait contre elle aux extrémités du monde. Grégoire XV, Urbain VIII se consumèrent en efforts inutiles. Clément XI envoya sur les lieux le cardinal de Tournon avec le plein pouvoir de lier et de délier. Le cardinal publia un mandement par lequel il constatait à la face du monde et proscrivait sans retour toutes les innovations reprochées aux jésuites. Ceux-ci, pour toute réponse, le firent emprisonner à Macao, où il mourut victime des mauvais traitements de ses ennemis. Pendant ce temps, Tamburini, leur général, protestait à Rome de la parfaite soumission de son ordre au Saint-Siège, et las rénitents eux-mentes écrivaient de Pékin à Clément XI des lettres pleines du plus pur dévouement.

La querelle durait depuis prés d'un siècle, elle devait durer encore plus de trente ans, et on ne saurait dire si Benoît XIV lui-même, aven toute son intelligence politique, serait venu à bout de la terminer sans la révolution imprévue qui chassa les jésuites de la Chine. L'heureux pontife assista à leur défaite et les reçut avec clémence. Plus tard il vit se former contre eux en Europe Dorage qui devait les engloutir. Il ne parait pas s'être douté un seul instant que leur chute en présageait une plus haute. Loin de soupçonner le danger des idées nouvelles, il en professait les maximes. Il acceptait de bonne foi la dédicace ironique du Mahomet de Voltaire, et lorsqu'on lui dénonçait les hardiesses d'un esprit fort, de Lamettrie, par exemple : Ne devrait-on pas, répondait-il, s'abstenir de nous dénoncer les hardiesses des fous ? Il disait encore : Sachez que le pape n'a la main libre que pour donner des bénédictions. Oh ! la belle parole ! le pape rare et précieux, qui ne frappe ni ne maudit ! Lambertini, le genre humain te doit un ex-voto au temple de mémoire !

Voulez-vous un bonhomme, prenez-moi ! s'était-il écrié devant les conclavistes, la veille de son élection. C'était en effet un bonhomme, d'une urbanité exquise, d'un esprit fin, gracieux, charmant, plein de saillies à la française, qu'il ne prenait point la peine de contenir. Il s'appelait Prosper et fut heureux. Beaucoup plus occupé d'art et de belles-lettres que de théologie, il recommandait eu toute chose la paix. Du reste, il laissait aller la machine comme elle pouvait. Il est à Grégoire VII ce que le roi d'Yvetot est à Philippe II. On le comparait à Mahmoud, un sultan fait a souhait, et l'on disait : Ils sont si bons l'un et l'autre, que si on les changeait de place et qu'on fit l'un Grand Seigneur, l'autre pape, nul ne s'en apercevrait. n Son ministre et son ami, le cardinal Passionnei, correspondait avec Helvétius, Quirini avec Voltaire, Hennit lui-même avec tous les hérétiques des cinq parties du monde. C'était une cour accomplie. Un jour Passionnei s'approche, à l'autel, de son ami Valenti qui le surnommait le Bacha : Pax tecum ! lui dit-il en lui donnant le baiser de paix. Valenti répondit en souriant comme un augure du temps de Cicéron : Salamalec !

Foi sincère ! sombres et nuises croyances I crainte austère de Dieu ! pieuses ardeurs des ascètes ! prière ! renon. cernent ! sacrifice ! vertu chrétienne ! adieu. Salamalec ! la philosophie est au Vatican.