L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE VII. — FORMATION DE L'ARMÉE PHILOSOPHIQUE. - MAHOMET. - FRÉDÉRIC.

 

 

Le siècle vient à peine de naître et déjà il s'est tracé sa voie et marqué son but par des actes sur le sens desquels il est impossible de se méprendre. Héritier des douleurs, mais aussi de l'expérience de ses devanciers, il s'est donné la mission de porter la lumière de l'analyse, de la réflexion et de la raison dans les graves problèmes dont on n'a confié jusqu'ici la solution qu'au tranchant de l'épée on aux saines théories de l'imagination. On lui a légué cet éternel et effroyable procès entre la foi et la raison qui a ensanglanté vingt siècles, qui a dressé des béchers, arrêté la science, immobilisé la civilisation, découragé l'espérance elle-même. Il le jugera par un arrêt suprême et définitif ; et, pour en détruire à jamais le germe dans sa racine, il fera sur la métaphysique le même travail que sur la religion, en les déclarant solidaires. Il sommera cette orgueilleuse et chimérique prétendante de produire ses titres à gouverner le genre humain ; il lui demandera compte des sublimes intelligences qu'elle a perverties et détournées du droit chemin : Qu'as-tu fait de Descartes, de Malebranche, de Leibnitz de Pascal ? Que sais-tu de Dieu ? Que sais-tu de l'âme ? Que sais-tu de l'infini ? A quels résultats certains es-tu parvenue depuis trois mille ans ? Et lui refusant le nom de science, il la bannira de ce domaine de la philosophie que naguère encore elle usurpait font entier, en la couronnant de ces roses symboliques que Platon destinait aux poètes.

Ce n'est pas tout ; non content de débarrasser la philosophie des éléments qui entravaient sa marche sous prétexte de la favoriser, c'est-à-dire des abstractions, des hypothèses et des quintessences métaphysiques, il la transporte dans un monde nouveau pour elle, le monde des réalités ; et, en redescendant du ciel à terre, la vierge immortelle reprend ses forces comme Antée et redevient féconde. Toutes les sphères de l'activité humaine la reconnaissent pour reine et gravitent autour d'elle. Au lieu de la vieille et stérile philosophie des docteurs de l'école, il y a la philosophie morale et politique, — la philosophie de l'histoire, — la philosophie de l'art, — la philosophie des sciences, — la philosophie pratique en un mot. Cette transformation, cette renaissance, cette inauguration de la royauté de la raison, cet hymen de la philosophie avec les réalités de la vie, est le plus grand fait de l'histoire moderne. Pour celui qui ne le voit pas, ces deux derniers siècles sont inexplicables ; il croira avoir écrit l'histoire de la philosophie au dix-huitième siècle en écrivant la biographie du bon et vertueux Condillac, et n'aura pas même entrevu un pan de sa robe étoilée. Ce fait a été justement salué par l'enthousiasme des penseurs. Mais, s'il est un spectacle plus beau encore que celui de son avènement, c'est, sans contredit, celui de ses origines ; ce sont elles qui font la beauté intellectuelle du dix-huitième siècle. Il procède arec une sagesse, une rigueur toute mathématique. Son premier travail est une détermination préliminaire de tous les sujets inaccessibles à la connaissance humaine. Ces sujets une fois reconnus, il en proclame l'élimination nécessaire et soumet toutes les autres aux lois immuables de la raison, dont il n'a restreint l'empire que pour le rendre plus absolu. Tous les grands penseurs du siècle, depuis Locke et Bayle, qui marquent son début, jusqu'a Kant, qui en est le dernier écho, ont laissé dans leur œuvre l'empreinte évidente de cette méthode.

On nous pardonnera d'insister sur ces généralités, quelque arides qu'elles paraissent, si l'on considère qu'elles sont non-seulement toute la vie, mais toute l'histoire de la première moitié de celte grande époque. Jamais, en effet, il n'y eut de divorce plus complet entre la pensée et l'action, que pendant les soixante premières années. On l'a dit depuis longtemps, ce qui combat sur un champ de bataille ce ne sont pas des hommes, ce sont des idées. Or, pendant toute cette période de temps, rien de semblable au lien d'être un tournoi d'idées, la politique n'est qu'un jeu de hasard entre des partenaires ennuyés et insouciants. C'est une courtisane vaniteuse qui porte la paix et la guerre dans les plis de sa robe. Les peuples s'égorgent pour qu'une impératrice lui écrive : Madame et chère sœur. — De même encore, ce qui fait les institutions ce sont les idées ; or ces institutions reposent sur le despotisme, et tout le monde appelle la liberté ; — sur l'intolérance, et tout le monde invoque l'humanité ; — sur les privilèges, et tout le monde atteste le droit ; —sur la foi, et personne ne croit plus... Ce qui fait les arts ce sont plus que jamais les idées or qu'ont de commun, je vous prie, les idylles de Watteau et les bergeries de Boucher avec les austères préoccupations du siècle ? De tous les éléments qui forment l'histoire, un seul en reflète faiblement l'image, c'est la littérature ; tous les autres sont avec elle en désaccord complets infaillible pronostic d'une révolution prochaine. Omettre ces développements en se bornant aux faits et aux apparences extérieures, c'est donc faire de cette histoire un mensonge. Dans la seconde moitié du siècle, au contraire, l'harmonie se rétablit entre les faits et les idées ; on peut raconter ceux-là sans crainte de trahir celles-ci. C'est l'ère des réalisateurs, plus compréhensible, plus claire, plus parlante, si je puis m'exprimer ainsi, que celle des penseurs qui la préparent, et pourtant énigme inexplicable sans elle.

Mais, pour longtemps encore, les batailles sérieuses se préparent et se livrent dans les obscurs réduits où, pales et pensifs, des savants, des poètes, des moralistes, la plupart jeunes encore, pauvres, isolés, méconnus, réunis lm insu par une haine commune et par une commune espérance, observent d'un mil inquiet et mécontent le cours des événements et cherchent le secret de leur propre destinée. — C'est Diderot, qu'un démon intérieur enlève à la vie béate, oisive et contemplative de la province, et pousse à travers Paris le cerveau en feu, le cœur dévoré de désirs, cherchant sans relâche un aliment pour cette activité infatigable qui devait enfanter l'Encyclopédie ; en proie à tous les maux de la misère et les oubliant devant une page de Richardson, — enthousiaste et libertin, — les pieds dans la boue, mais lu tète dans le ciel. Il s'ignorait encore lui-même et cherchait sa voie. — C'est le marquis d'Argens, figure plus effacée, esprit sans originalité et sans profondeur, mais intelligence souple et facile, écho fidèle et propagateur dévoué des idées nouvelles. Après une vie déjà fort traversée, quoiqu'il fol jeune encore, maltraité par l'amour, maltraité par la guerre, déshérité par son père, le marquis invalide s'était donné tout entier à la philosophie, qui ne maltraite ni ne déshérite personne. Il la servait en sentinelle perdue. Son zèle lui tenait lieu de génie. Du fond de la Hollande, d'Argens prenait à Cirey le mot d'ordre de Voltaire. Il inondait la France de ses Lettres juives, espèce de journal hebdomadaire, pâle imitation des Lettres persanes, mais dont Bayle, Montesquieu et Voltaire faisaient tous les frais, et qui, par là même, échappaient à l'insignifiance dont leur auteur n'aurait pas su les préserver. — C'est Duclos, mais Duclos avant la lettre, c'est-à-dire avant la nomination à la charge d'historiographe. Il n'avait pas encore endiablé sa rude indépendance. C'était un puissant vulgarisateur, mais par la causerie plutôt que par les écrits. Philosophe de conviction, il ne voulut être dans ses livres qu'un littérateur et s'interdit soigneusement les pensées compromettantes pour son crédit aussi est-il du crédit et point de gloire. Mais, dans la conversation, cet esprit discuteur et ferrailleur oubliait les ménagements conseillés par la politique. Il était le roi des discussions hasardeuses ; il excellait à en faire jaillir l'éclair, et, quelque embarrassante et scabreuse que fût la conclusion pour un futur historiographe, il concluait avec la liberté, la brusquerie et la verve d'un Breton bretonnant. — C'est d'Alembert, rare et grand esprit d'une inflexible droiture. Abandonné par sa mère, sans protecteur, sans famille, par la seule force de son génie il était devenu un savant déjà illustre à vingt ans. Il luttait encore contre la pauvreté et allait appliquer aux études philosophiques cette intelligence sûre et lucide habituée aux exigences du raisonnement mathématique, et s'en assimilait la rigueur. Il continuait la glorieuse école française, entre toutes, de ces savants-philosophes qui n'estimaient pas que les préoccupations de la science les dispensassent d'être des hommes, c'est-à-dire d'avoir une pensée à eux en philosophie, en politique, en art, en littérature. Elle date de Descartes ; mais Pascal en est la plus haute personnification ; Fontenelle en fut un disciple, d'Alembert un maitre. Buffon en fit partie jusqu'à sa rétractation des théories de la terre. Plus tard Condorcet succéda à d'Alembert, Cabanis à Condorcet, et un homme pour lequel la postérité est déjà venue, quoique ses cendres soient à peine refroidies, François Arago, fut le dernier anneau de cette chaîne lumineuse.

— C'est Vauvenargues ; c'est toi, noble et touchant jeune homme, fils de Pascal et de Shaftesbury ! Mort usant le combat, tu n'as éprouvé ni ses enivrements, ni ses défaillances, ni les fortes joies du triomphe ; mais ce siècle serait diminue si ton nom manquait à sa gloire. Vauvenargues n'est, à proprement parler, qu'un moraliste et un littérateur. Il est vrai que c'est un moraliste unique par la grâce et le sentiment, et un littérateur d'un goût délicat, exquis, presque féminin. Toutefois, plusieurs de ses pensées témoignent évidemment qu'il se préoccupait des grands problèmes qu'on allait débattre, et laissent voir ses préférences. Elles respirent toutes la passion de la vérité et la mansuétude d'un grand cœur amoureux de la gloire et de l'amitié, L'ami et l'admirateur de Voltaire aurait-il pu jamais penser comme ses persécuteurs ? Celui qui, sur les champs de bataille de l'Allemagne, chargeait un jonc à la main, par horreur pour le sang versé ; celui qui a écrit : Toutes les grandes pensées viennent du cœur, aurait-il pu rester sourd à tontes ces voix qui criaient : Justice ! humanité ! tolérance ! civilisation ! progrès ? Non. Il eût servi cette cause, et par le cœur encore plus que par l'esprit ; il eût été, au dix-huitième siècle, un élément de conciliation, un messager de paix. Sa mémoire nous appartient, son nom nous protège ; et, dans la pénombre où il est resté, il sera toujours entouré d'une auréole de douceur et de pureté. Rousseau promenait de contrée en contrée son génie inquiet et tourmente. Infatigable en projets, en découvertes, eu chimères, toujours trompé par la fortune, qui le réservait à quelque chose de plus grand, il amassait dans la contemplation du sort des déshérites de ce monde et dans le ressentiment de ses propres malheurs, d'amers trésors de colère et d'indignation. Il conservait au milieu des humiliations sans nombre de sa destinée, et jusque dans l'abaissement moral où il tomba souvent par sa faute, l'indomptable fierté d'un héros de Plutarque ; il en avait les mâles aspirations. Comme Spartacus, il sentait gémir et tressaillir en lui les fils d'une race asservie ; il devait en être le rédempteur ; il était marqué au front du sceau fatal des prédestinés. A plusieurs reprises, abattu, découragé, effrayé de sa liche, ou emporté par des courants contraires, il tente des voies moins austères et cherche, comme la sibylle, à se soustraire au dieu qui le possède. Vains efforts ! tu ne seras ni précepteur, ni laquais, ni prêtre, ni secrétaire d'ambassade, ni musicien, Ili caissier d'un fermier général ; tu seras Jean-Jacques le proscrit. Le dieu t'attend sur la roule de Vincennes, où tu tomberas comme foudroyé par lui, pour écrire sous sa dictée la sublime prosopopée de Fabricius !

Grimm, l'ami de Diderot, grand critique auquel manque pour être complet, non pas la perception, mais l'amour du beau ; — et Raynal, son prophète : — Mably, le clair de lune de Rousseau ; — le baron d'Holbach, l'opulent maitre d'hôtel de la philosophie ; — Lamettrie, qui en fut le fou et le bouffon ; — Boulanger, qui porta dans l'étude des cosmogonies antiques une divination aussi clairvoyante que la science ; — le bon Marmontel, qui, a défaut de génie, apportait au service des idées nouvelles ses vertueuses tragédies, son honnêteté et sa droiture, qualités peu appréciées en littérature, mais non pas inutiles à une cause menacée ; — Batelle abbé Mord-let, caustique et mordant pamphlétaire ; — Helvétius, qui sacrifia noblement son repos et sa fortune à une gloire qu'il ne devait jamais atteindre ; —Malesherbes, le protecteur des philosophes ; — Turgot, leur ministre futur,— appartiennent aussi, quoique plus jeunes, à la même génération intellectuelle. Tous ces jeunes hommes, pauvres et riches, nobles et déshérités, — les uns grands par l'esprit, les autres grands par le cœur, échauffés, inspirés par l'âme du siècle et par les généreux instincts de la jeunesse, formaient une propagande encore invisible, mais partout présente et active, une vaste conspiration qui n'attendait pour éclater qu'un signal de ce qu'on nomme la Providence, et n'est en réalité que la secrète maturité des événements et la force même des choses.

Elle éclata en effet vers 1750 et donna lieu à la plus magnifique explosion d'intelligence qu'on ait peut-être jamais vue. Les quinze années qui la précèdent paraissent, à côté de celles qui la suivirent, vides et décolorées. Un seul homme les remplit du bruit de ses œuvres et de son nom : c'est Voltaire. Encore sont-ce, en apparence, les années les moins fécondes de sa vie. Et pourtant quelle étonnante activité c'est le temps de son excursion, beaucoup trop dédaignée sur le domaine des sciences ; elle eût suffi à la gloire d'un autre, et ne put rien ajouter à la sienne. En popularisant les théories newtoniennes, il amena l'expédition scientifique chargée par Maurepas de mesurer le méridien, — date mémorable du réveil des sciences. C'est aussi le temps de ses plus beaux drames : Zaïre, Alzire, Mérope et surtout Mahomet, son chef d'œuvre tragique. Ces pièces, faites dans le but constant et avoué de prêter à des abstractions et a des principes philosophiques la forme vive, brillante, la sonore harmonie du rythme, et de leur conquérir ainsi les sympathies et la complicité d'une foule séduite, jetées d'ailleurs dans un moule usé et vieilli, mais que le goût corrompu du public imposait a leur auteur, ont perdu pour nous leur intérêt dramatique. On leur reprochait d'être trop hardies, elles nous paraissent timides ; — de vider les trois unités, nous trouvons qu'elles ne les violent pas assez ; — on y voyait des personnalités, les caractères nous paraissent dépourvus de physionomie et de réalité. Ainsi nous croyons accuser l'auteur, et nous accusons son siècle. Mais les beautés admirables que ces drames renferment ne seront point oubliées tant que le celte des beaux vers existera sur la terre. L'avenir se souviendra aussi de la révolution qu'ils ont opérée dans les esprits, de ces plaidoyers vivants en faveur de la liberté et de la tolérance. Mahomet sera toujours une belle et grande œuvre, quoi qu'ou en ait dit. Il est hors de doute que, si ou le lit avec nos préoccupations de vérité historique et notre manie de couleur locale, on risque d'être fort désappointé. Le Mahomet de Voltaire n'est pas le Mahomet de l'histoire, c'est-à-dire, a tout prendre, un fanatique barbare, exalté et superstitieux, quoiqu'il paraisse grand à côté de ses contemporains. Le poète a méconnu, et avec intention, cette foi aveugle, non pas dans leur génie, mais dans leurs idées, qui fait toute la force des fondateurs de religion. La première dupe du Mahomet de l'histoire, était Mahomet lui-même. Les augures du temps de Cicéron ne pouvaient se regarder sans rire ; mais c'étaient les prêtres d'une religion expirante. Si leurs prédécesseurs n'avaient pas cru, ils n'auraient rien fondé. Mais, outre qu'un personnage ainsi compris eût été, par sa simplicité même, peu propre au drame, qui exige des caractères plus complexes et des cœurs plus combattus, Voltaire devait, dans l'intérêt même de sa cause, l'envisager à un autre point de vue. A quoi bon combattre le fanatisme sincère ? De son temps, il n'était plus dangereux. Mais un caractère plus fréquent dans le monde moderne depuis le seizième siècle, c'était celui de l'ambitieux sans croyance, avec le masque de la religion, — trompant les hommes pour les asservir, — ne voyant dans un dogme qu'un glaive à deux tranchants qui frappe des coups sûrs, — disant froidement qu'il faut des idoles au vulgaire, et n'ayant pas un Dieu pour lui-même, — persécuteur par politique, cruel par calcul, niais sachant se montrer au besoin clément et généreux, — à la fois superbe et souple, artificieux, éloquent, fascinateur, plein de perversité et de séduction, — Tartufe sur le trône, en un mot, mais Tartufe idéalisé par le génie. Et n'est-ce pas là le Mahomet de Voltaire ? D'un homme il a fait un type par ce don de transfiguration qui appartient aux poètes. Infidèle à la vérité historique, il est resté fidèle à la vérité humaine, éternelle, indépendante des lieux et des temps. Ce type était un de ses contemporains ; c'est encore un des nôtres ! Hélas ! qui ne l'a connu ? qui ne se souvient de ses discours sur l'union du trône et de l'autel, et des concordats qu'il a signés ? Mais ce personnage sinistre, depuis que sa physionomie a été dessinée en traits de feu par la main de Voltaire, va chaque jour perdant quelque chose de son funeste prestige. Il y a un siècle il était odieux ; aujourd'hui il n'est plus que méprisable. Né avec le fanatisme, il lui emprunte toute sa force et périra avec lui.

En même temps qu'il popularisait les idées nouvelles par ses tragédies, il se faisait une cour de rois et de grands seigneurs par le charme de ses manières et la grâce irrésistible de son esprit. Il enrôlait au service de sa cause la mode elle-même, cette sœur de l'opinion, plus ingouvernable qu'elle : il était de bon ton d'être un libre penseur. C'est dans la bonne compagnie qu'il fit ses plus ardents prosélytes. Depuis longtemps il y avait des complices tout-puissants : les femmes. Il était le maître souverain de ce monde frivole et voluptueux. Il dominait les grandes dames par le retentissement de sa gloire, par son éloquence originale et saisissante, par l'exquise délicatesse de son goût, et les grands seigneurs par ses épigrammes sanglantes et redoutées, et, il faut bien le dire aussi, par la flatterie, si toutefois on peut qualifier ainsi ces caresses charmantes et pleines d'ironie qu'il leur prodiguait d'une main libérale et insouciante, comme ou fait aux enfants. Ce n'était pas de l'adulation, c'était la raillerie de Socrate. Il s'est trouvé de nos jours des paysans du Danube pour lui en faire un crime. Soit ces hommes reprocheraient à la rose ses parfums : mais n'est-ce pas le cas de s'écrier : O felix culpa ! Péchez, ô puritains ! pourvu que la civilisation progresse nous périrons par les puritains !

Dans ses relations avec les rois, même tactique ; il laissait toujours dans l'ombre la question politique. Ce n'était pas faute de sentir fortement la nécessité d'une réforme politique aussi bien que d'une réforme religieuse ; mais il comprenait encore mieux celle de séparer leur cause de la cause des prêtres, de diviser pour régner. Il lui fut facile de faire ressortir des grandes luttes historiques du moyen âge, entre les Césars et les papes, un antagonisme perpétuel, une espèce de conspiration permanente de l'élément sacerdotal coutre le pouvoir des rois. Cette thèse, qui n'a rien d'invraisemblable, et dont le seul tort est de transformer en acte raisonné et volontaire la tendance constante, il est vrai, mais instinctive et irréfléchie qui porte un pouvoir, quel qu'il soit, à se centraliser et à se fortifier sans cesse aux dépens de ses rivaux, est le principal lien qui, jusque vers la fin du dix-huitième siècle, retint les rois dans le camp de Voltaire.

Il serait ridicule, toutefois, de prétendre que sa politique envers eux ait été toujours exempte de tout calcul personnel et n'ait jamais eu d'autre mobile que le pur amour de la philosophie. Comme tous les hommes, il rechercha pendant un temps les petites satisfactions de la vanité. Il descendit des hauteurs de sa première ambition de poste et de réformateur ; il avait de la gloire et convoita des honneurs. Il aspira à être domestique du roi, gentilhomme ordinaire, académicien, historiographe, que sais-je ? Il rédigea des protocoles et conduisit des négociations ; il fit des divertissements pour la cotir et fut admis au théâtre des petits cabinets entre Moncrif et d'Arbouliu. Il chanta des hymnes en l'honneur du maréchal de Richelieu, un héros de ruelles, et de son éternelle prise de Nation, un exploit fort peu épique qu'il suffisait de célébrer d'un mot Ventre-Mahon ! Tout cela pour arriver à jouer un rôle politique. Mais, par un singulier caprice de sa destinée, ou plutôt par une juste punition de son égoïste oubli des principes qu'il avait à défendre, tous ses projets d'élévation échouèrent. Il n'obtint de faveur et de crédit que ce qui pouvait profiter à sa cause, comme si en elle seule étaient sa force et sa fortune. Louis XV le craignait et le baissait. Issu du sang des dieux comme il croyait l'être, la familiarité que le poète apportait jusque dans la louange, signe d'une royauté plus haute et plus durable que la sienne, révoltait ses plus chers préjugés il n'aimait que les hommages serviles. Au sortir d'une représentation du Temple de la Gloire, pièce qui était l'apothéose de Trajan, Voltaire s'approcha du roi et lui dit a Trajan est-il content ? Pour toute réponse, Trajan tourna sur ses talons et passa. Trajan avait bien d'antres faiblesses il aimait éperdument le plaisir et avait une peur effroyable de l'enfer. Voilà ce que son courtisan n'aurait pas dû ignorer.

Ces déboires et une foule d'antres mécomptes, l'envie, des gens de lettres, la haine des gens d'église, sans cesse occupés a lui chercher des ennemis et à calomnier sa vie privée, la froideur de ses amis à le défendre, les préférences injustes du public pour le vieux Crébillon, ou plutôt pour l'ombre de Crébillon, qu'une cabale avait ressuscitée contre lui ; enfin la lassitude des plaisirs, la mort de son amie madame du Châtelet, la maturité de plus en plus pleine et de plus en plus achevée d'une vie qui entrait déjà dans la période de décroissance et de désenchantement, amenèrent dans son esprit une grande et salutaire révolution. Il brisa ces liens de convention qui enchainaient son génie ; il dit adieu aux chimères, et revint à la philosophie plus fort et plus indépendant qu'avant, je ne dirai pas cette désertion, mais ce refroidissement passager. Frédéric, roi de Prusse, son disciple et son ami depuis prés de quinze ans, lui offrait un asile à sa cour ; il l'accepta. Frédéric devait affermir et rendre définitif ce renoncement de Voltaire aux fausses grandeurs. On sait l'histoire de cette amitié singulière, si enthousiaste et si passionnée au début, plus tard si pleine d'aigreur et d'amertume, et pourtant indissoluble et survivant, clans le vieux Frédéric, à la mort elle-même. Il y a peu d'hommes entre lesquels, tout sentiment d'affection mutuelle étant éteint, la seule parenté de l'intelligence suffise à entretenir l'intimité et la communion des pensées. La correspondance de Voltaire et de Frédéric offre ce curieux spectacle psychologique : leurs cœurs sont divisés, leurs esprits sont restés unis. Admirable démonstration de l'unité intellectuelle de l'humanité ! Divorce étrange et contre naturel Disons pourtant, à l'honneur de Voltaire, qu'il ne fut point son ouvrage.

Persécuté, emprisonné par son père, espèce de pandour brutal que le hasard avait mis sur le trône, Frédéric avait, alors qu'il n'était que prince royal de Prusse, recherché et obtenu l'amitié de Voltaire. Son haut rang ne l'ayant préservé d'aucune des misères qui assiègent d'ordinaire les autres hommes, il avait pu s'assurer par sa propre expérience, tout comme un simple mortel, que les biens réclamés par la nouvelle philosophie n'étaient point, comme on les en accusait, des désirs chimériques, des abstractions dénuées de réalité. En recevant sur sa joue le sang de son ami Katt, décapité sous ses yeux. à dents pas de lui, pendant que quatre grenadiers lui tenaient la tête à la fenêtre, il avait compris la justice. En voyant sa maîtresse fouettée par le bourreau sur la place de Potsdam, il comprit l'humanité. Dans les cachots de la citadelle de Custrin, il comprit la liberté. Ce n'était pas trop de ces épreuves pour faire un grand homme d'un prince. Elles lui donnèrent une sensibilité qu'il n'aurait jamais connue sans elles, Aussi toutes ses lettres de cette époque, soit à Jordan, soit à Wolf, soit à Rollin, soit à Voltaire, respirent-elles une candeur parfaite et l'amour le plus pur de toutes les vertus.

A l'époque où la mort de son père l'appela au trône, il était occupé de la meilleure foi du monde à réfuter Machiavel dans un traité très-compacte, très-moral et suffisamment ennuyeux. Il consultait le à divin Voltaire n comme l'oracle même de la sagesse. De son côté, le philosophe admirait très-sincèrement son royal disciple et surveillait l'édition, l'ourlant, eu apprenant ce brusque revirement de fortune, son premier mouvement fut de la faire suspendre, preuve évidente qu'il avait déjà perdu quelques illusions sur son compte. Le Salomon du Nord était bien loin de ses homélies. Il concentrait ses troupes sur la frontière de la Silésie. Toutefois il approuva le scrupule prudent de son ami ; mais, comme il aimait beaucoup l'argent, nerf de la guerre, il préféra encore laisser imprimer sa prose que de désintéresser le libraire. Quelques jours plus tard il rechargeait de réfuter lui-même par ses actes sa réfutation de Machiavel.

Tel était l'hôte choisi par Voltaire Une belle et magnifique intelligence, un héros antique par le courage et la volonté, mais donnant de perpétuels démentis à ses principes par sa conduite, parce qu'il n'était qu'un homme vulgaire par le cœur.

Il voyait le bien, mais il n'en avait pas le sentiment, il ne l'aimait pas. Le sens moral était en lui une faculté esthétique, rien de plus. Aussi pu étonner les hommes, mais il n'a jamais eu le don de les émouvoir ni de s'en faire aimer. Il paraît isolé au milieu de ses contemporains. Il y a comme tin désert entre eux et lui, désert infranchissable à la sympathie pour nous comme pour eux. Et il n'a rien fondé, a moins qu'on ne lui fasse un titre de gloire d'avoir transformé la Prusse en une vaste caserne, carte génie qui fonde et civilise ne va pas sans une grande âme.

D'après cette donnée, il est facile de prévoir les orages qui vinrent troubler la liaison du roi et du philosophe, surtout si l'on considère que ce roi était un bel esprit, lin rimeur infatigable fort entiché de ses petits vers, et tenait encore phis à ses fautes d'orthographe qu'à ses victoires ; et que, de son côté, ce philosophe était un poète au génie irritable, entouré d'envieux et de mécontents. Après une guerre sourde d'épigrammes, où le disciple ne se montra point inférieur à son maître, et où il n'y eut de tué que le pauvre Maupertuis, qui fut mortellement atteint d'une des flèches les plus acérées qu'ait lancées Voltaire, la diatribe du docteur Akakia, celui-ci s'échappa de Berlin en flétrissant son hôte du nom de Denis de Syracuse.

Il revint en France plus guéri que jamais de son engouement pondes faveurs royales. Il avait laissé sa patrie ses mains de ses ennemis, incertaine, silencieuse et opprimée ; il la retrouva comme renouvelée et rajeunie. Elle était entrée dans cette magnifique période intellectuelle de 1750 qui fera époque dans les annales de l'humanité. Elle avait la fièvre de l'enfantement. Son retour fut salué d'un long cri de joie. Il reconnut ces voix amies. C'étaient les fils, même de son intelligence et de son cœur qui acclamaient en lui le génie paternel et la vivante personnification du siècle. Moment solennel. Unanimité vraiment féconde. Pas une pensée de division, pas une rivalité, pas une haine. On eût dit que tous ces hommes n'avaient qu'une âme comme ils n'avaient qu'un but : le triomphe de la raison. Et pour annoncer au monde le dogme nouveau, Montesquieu apportait l'Esprit des lois ; Diderot et d'Alembert, l'Encyclopédie ; Buffon, l'Histoire naturelle ; Rousseau, ses premiers discours, et lui, le roi de ces grands esprits, Voltaire, la philosophie de l'histoire !