L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE IV. — ŒDIPE ET LES LETTRES PERSANES.

 

 

Cette orgie de huit ans qu'on nomme la Régence éclaire d'un jour sinistre la société du grand règne à son déclin. Le roi mort, les masques tombèrent ; il se trouva, à Irait jours de distance, que ces précieuses qui lisaient saint Augustin et Descartes étaient des prostituées, et que ces éloquents prélats qui leur prêchaient la continence étaient des drôles et des débauchés. Ce fut un coup de théâtre. Dans chacune de ces vertus de convention on reconnut un vice. On vit des ducs changés en escrocs, des héros en baladins, des magistrats en pourceaux. Philotée sortit du confessionnal en sacrant comme un diable. Tartufe jeta sa discipline et tendit la main à Turcaret, qui lui sourit. Tartufe lui-même, fatigué de son rôle et dégoûté de l'hypocrisie, n'est ce pas là un signe caractéristique ? Le grand homme qui nous a légué ce type immortel, a écrit, sans le savoir, la plus fidèle histoire des mœurs de son temps mensonge et équivoque. Et parmi les nombreux reproches qu'on peut justement adresser à Louis XIV, le plus sérieux sera toujours celui d'avoir abaissé le niveau des caractères par sa tyrannie inquisitoriale, et d'avoir perverti et corrompu le sens moral de ce peuple dont le nom seul est une protestation contre l'hypocrisie. Le dix-huitième siècle tout entier se ressentira de cette origine troublée. La force de caractère y est rare ; les plus purs ont des souplesses fâcheuses, des complaisances regrettables. L'esprit national réagit enfin coutre ce gouvernement de vieilles femmes et de dévots ridicules. Il prit sa revanche avec tout l'emportement de la furie française, usais follement, étourdiment, sans songer à prévenir le retour possible de ce régime détesté, et, par cet oubli insensé, il mérita du règne de Louis XV.

Cette glorieuse réforme ne pouvait pas être l'ouvrage de la Régence. Elle demandait des esprits plus calmes et des cœurs plus forts. La Régence n'était pas même destinée a en saluer l'aurore. Cet effroyable débordement de plaisirs et de jouissances fut stérile pour l'humanité. L'esprit humain n'enfante que dans la douleur. L'insouciant Philippe, tout en partageant l'antipathie de ses contemporains contre l'ordre de choses qui venait de finir, s'en tint constamment aux demi-mesures et au provisoire qu'il était heureux de proclamer comme une nécessité de sa situation transitoire, pour se dispenser d'apporter au mal des remèdes plus décisifs. Il baissait la tyrannie religieuse et en méprisait les instruments : il ouvrit les prisons, pleines de jansénistes et de protestants ; niais il ne fit rien pour enlever a la Persécution son organisation et ses privilèges. Elle garda son code funeste. Elle resta debout et menaçante, attendant qu'il fût mort pour ressaisir sa proie. Il aimait la liberté de penser, même en matière politique, puisqu'il fit imprimer le Télémaque proscrit par Louis XIV, adopta quelques-unes des vues de la Polysidonie de l'abbé de Saint-Pierre, et invita par un arrêt du conseil les citoyens à donner leurs avis sur les affaires publiques ; — mais il ne fit rien pour la constituer sur des bases solides et l'entourer de garanties durables. En un mot, il cassait le testament de Louis XIV, mais il ne louchait à aucune de ses institutions, et l'ancienne intolérance continuait à subsister, non comme un fait, mais comme un droit aussi inaliénable que la couronne elle-même.

C'est au milieu de cette impure fermentation de tous les instincts mauvais de la nature humaine, que grandirent et se fortifièrent deux hommes qui portaient en eux les destinées du siècle naissant. Ainsi s'élance le jeune chêne du sein décomposé de la terre, sans être atteint de ses souillures. Voltaire écrivait Œdipe, et Montesquieu les Lettres persanes. Salue ces grands noms, lecteur.

Il existe de Voltaire un portrait célèbre. La main du peintre, égarée par la haine et par une espèce de terreur superstitieuse, s'est complue à accumuler sur cette physionomie tontes les laideurs et tous les vices. Le front est abject et n'a jamais été coloré par la pudeur. Les lèvres sont pincées pour la cruelle malice comme un ressort prêt à se détendre pour lancer le blasphème et le sarcasme ; la bouche est un effroyable rictus qui court d'une oreille à l'autre. L'homme enfin est le génie de la destruction en personne, ou plutôt c'est Fange de perdition lui-même avec ses griffes de feu et son ricanement satanique. Cet épouvantail, créé par la fantaisie calomnieuse de de Maistre, n'a plus de valeur aujourd'hui qu'aux yeux des nourrices, qui s'en servent encore avec succès pour effrayer leurs marmots. Mais il exprime avec assez de netteté le sentiment des vaincus de 89. C'est le jugement d'un moine du seizième siècle sur Luther. Rien ne nous est désagréable comme ce qui nous tue, lors même que l'exécuteur se nomme la Justice.

Tout en prenant en pitié les folles imprécations de ces cerveaux troublés par la rage, on peut trouer dans le diapason même de leur colère comme une sorte d'hommage involontaire et une juste mesure, sinon de l'homme, ni même de son œuvre, du moins de l'importance des victoires qu'il a remportées. Aux clameurs des Troyens, reconnaissez Achille. La haine est clairvoyante dans son aveuglement. Si jamais mémoire n'a soulevé un tel concert d'outrages et de malédictions parmi les ennemis de la raison et du progrès, c'est qu'aussi jamais la raison ne s'est incarnée dans en plus puissant athlète. La raison, ai-je dit ? Mais n'est-ce pas Id le nom même du génie de cet homme !

Vois, mon fils, combien il se dépense peu de raison dans le gouvernement du monde, disait Oxenstiern à son royal élève. Ce mol n'est-il pas plus vrai encore des systèmes religieux et métaphysiques ? Quel dédain du sens commun dans ces superbes théoriciens du néant ! Avec quelle assurance ils refont l'œuvre de Dieu et Dieu lui-même, définissant sans sourciller l'infini et le fini, l'être et le non-être, les causes et les effets, — le tout à l'aide d'une monade, d'un atome crochu ou d'un péché originel. Que d'églises ! que de sectes ! que d'écoles ! que d'excommunications, que de haines, que de guerres ! Un jour vint où le sens commun protesta, et les systèmes croulèrent. C'est Voltaire qui écrivit cette protestation.

Tel est dans sa signification la plus élevée le rôle historique de Voltaire. Il fit admettre et prévaloir la compétence du sens commun dans un ordre d'idées d'où il avait été soigneusement banni jusque-là. Il en est comme le prophète elle verbe ; il en a inauguré le règne et formulé les oracles. A ce point de vue, son œuvre est de tous les temps ; sa critique s'applique A l'avenir comme au passé. Il a écrit d'avance la réfutation de tous ceux qui essayeront de se soustraire à cet infaillible contrôle. Il a rendu tout révélateur nouveau impossible. Il a fait votre besogne, enfants oublieux et frivoles !

A l'époque où vint Voltaire, ce dédain du sens commun, qui était aussi le dédain de la justice et le dédain de la civilisation, n'était pas seulement le vain écho des rêves d'un métaphysicien ; il avait un nom plus spécial, il avait une organisation, il avait des prisons et des bourreaux, il avait des armées, il avait une couronne, il se nommait l'Église. Dans ce sens plus étroit, Voltaire est l'ennemi de l'Église. Que ce voit là son nom de guerre, pourvu qu'on n'oublie pas en lui l'homme de paix. Aussi bien c'est sous ce nom qu'on l'invoquera, tant que le souvenir de ces luttes vivra dans la mémoire des Pommes et qu'ils en comprendront la portée.

Les attaques contre le catholicisme n'étaient point nouvelles. Outre les répugnances éternelles de la raison humaine contre toute théorie qui a pour point de départ la Foi, l'intolérance et la tyrannie de l'Église motivaient surabondamment ces attaques. C'est surtout contre cette oppression qu'avaient été dirigés les efforts de la Déforme. Mais que pouvait une protestation faite au nom de la liberté contre un pouvoir qui se prétendait infaillible ? Il fallait avant tout prouver qu'il ne l'était pas. La nouvelle attaque devait donc, pour réussir, être dirigée non-seulement au nom de la liberté, mais au nom de la raison, et non plus contre le pouvoir temporel, mais contre le dogme lui-même. Or, le dogme catholique n'est ni plus fort ni plus faible que les autres. Il a les mêmes prétentions et les mêmes subterfuges ; il emprunte toute sa force à la morale. Mystères, miracles, prophéties, voila de quoi justifier tous les systèmes religieux, et c'est le fond invariable de leurs arguments. Renverser le dogme pour tuer le pouvoir, tout en respectant la morale, élément éternel, immuable, universel, telle est la tactique entrevue par Bayle, que suivit Voltaire.

Voila la pensée qui fait de celte vie si remplie, de cette personnalité si multiple, un prodige d'unité et d'harmonie. Toutes ses facultés et tous ses actes convergent vers un seul et même but : combattre l'Église. Il est poêle, sa poésie est un cri de guerre ; il fait du théâtre un champ de bataille, une ardente mêlée où on le voit passer tenant dans ses mains puissantes les flèches d'or de l'épigramme. Il est historien, il fait surgir de la poussière des tombeaux d'irrécusables témoins et de sanglants fantômes ; il écrit leur déposition et prononce le réquisitoire indigné de la postérité ; il appelle en témoignage les traditions, les littératures, les langues, les mœurs, la terre et le ciel lui-même ; il crée la philosophie de l'histoire, cette philosophie pratique destinée à tuer les vieilles spéculations de l'École. Enfin il est moraliste, mais c'est pour attester la morale outragée ; il est savant, mais c'est pour faire de la science elle-même un complice ; au besoin il est jurisconsulte, mais c'est pour venger Calas, Labarre et Sirven ; il est courtisan, mais c'est pour enlever a l'ennemi des alliés tout-puissants ; c'est pour faire accomplir la révolution qu'il médite par ceux-là mêmes contre qui elle doit tourner. Ainsi il se partage en cent individualités diverses, ou plutôt ainsi il se multiplie ; car, par un phénomène inouï dans chacun de ces personnages, on retrouve Voltaire tout entier, c'est-à-dire la grâce, le charrue, l'ironie, la raison interprétés par un style qui est à lui seul une langue et une langue unique, tantôt vive, étincelante, ailée, tantôt brûlant comme le feu et tonnant comme la fondre, toujours claire, lumineuse et précise comme la pensée qu'elle traduit.

Si le génie nous étonne, le caractère est dans son développement général digne d'admiration. Malgré tant d'impertinentes déclamations et de haines conjurées, l'avenir reconnaîtra dans Voltaire les deux éléments essentiels qui font la grandeur morale de l'homme un but désintéressé et marqué par la justice elle-même, et une volonté immuable et constante de le réaliser. Quelle magnifique unité dans cette vie de quatre-vingts ans ! quelle persévérance ! quelle foi ! quel dévouement ! Grands hommes d'aujourd'hui, combien en est-il parmi vous dont on puisse faire cet éloge ? combien qui n'aient servi qu'une cause, et une cause juste ? Et si, à cette unité, qui est la plus haute manifestation de la vertu dans l'homme, vous ajoutez un cœur généreux et bienfaisant, que peuvent contre Voltaire les anathèmes de de Maistre et tirs obscurs blasphémateurs qui lui font écho ? Ils sont condamnés au labeur ingrat de refaire à perpétuité la phrase sur le rictus ; ou bien de dresser pour la centième fois, à l'aide des commérages et des libelles contemporains, le catalogue des faiblesses de Voltaire. Les faiblesses de Voltaire ! Que nous importe à nous ses héritiers sous bénéfice d'inventaire ? nous ne sommes solidaires que de ses vertus. S'enquiert-on des faiblesses de celui qui le premier démontra le mouvement de la terre ? enlèvent-elles rien à la rigueur de sa démonstration ? Il y a deux êtres différents dans le grand homme l'un, celui qui meurt, est borné, incomplet, sujet à faillir ; l'autre, celui qui survit, est tout impersonnel ; il représente un siècle ou une vérité ; il se nomme Légion.

En 1718 parut Œdipe. C'est la préface de l'œuvre entière. Dans ce drame, plein de beaux vers, mais taillé sur un patron vieilli et approprié au goût d'une littérature prématurément épuisée par l'influence des femmes, le jeune poète jetait hardiment le gant à l'ennemi dont il méditait déjà la ruine. Les vers qu'il adressait aux prêtres de son temps par la voix de Jocaste, ont une allure fière et provocante, qui trahit l'impatience de sa haine. On les rationnait entre tous à la sincérité de l'inspiration, à l'anergie, à la flamme. Ils ont le mâle et belliqueux accent d'une déclaration de guerre ; ils résonnèrent comme un défi, que mille échos répétèrent à l'envi :

Ces organes du ciel sont-ils donc infaillibles ?

Un ministère saint les attache aux autels ;

Ils approchent des dieux, — mais ils sont des mortels.

Pensez-vous qu'en effet au gré de leur demande

Du vol de leurs oiseaux la vérité dépende ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non non, chercher ainsi l'auguste vérité

C'est usurper les droits de la divinité !

Nos prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense,

Notre crédulité fait toute leur science...

— Traître, au pied des autels à il faudrait l'immoler,

A l'aspect de ton dieux que ta voix fait parler

Dès ce jour, il fut regardé comme le héros d'une guerre que tout le monde pressentait, et que nul n'osait engager. Il accepta ce dangereux honneur, et commença une lutte qui ne devait finir qu'avec sa vie. Il le fit seul, sans apôtres, sans prestiges, sans miracles. Plus tard, lorsque de rares combattants se rallièrent autour de ce général sans armée, tous s'inclinèrent devant cette supériorité doublement consacrée par le génie et par les services, et saluèrent en lei leur chef naturel. Il l'était en effet, et devait l'Ore. On cherche en vain qui l'eût pu remplacer. Supprimez Voltaire, et le dix-huitième siècle avorte. Ce n'est pas que les hommes de génie fassent défaut ; mais avec un grand génie il l'ultime grande volonté. Montesquieu manque d'initiative, d'audace, peut-être de fermeté. Il n'a pas d'enthousiasme, il est asservi à de mesquins préjugés de naissance et de condition, il trouve un mot pour le despotisme comme pour la liberté, enfin il a des préférences et point de volonté. Diderot manque de sens pratique ; il est surtout homme de sentiment et d'imagination. C'est un artiste que sa fantaisie gouverne ; il ne gouvernera personne. D'Alembert n'a ni feu ni chaleur ; il est trop habile et trop prudent. Quant à Rousseau, il n'est pas de ce monde ; il vit dans l'avenir et les royaumes vides d'utopie. Voltaire seul réunit les qualités qui font les grands agitateurs d'hommes. En même temps qu'il pense, il veut, et comme il sent, il agit.

Déjà il méditait la Henriade. Ce poème passe pour être ennuyeux, et il faut convenir de bonne foi qu'il mérite sa réputation, malgré les pages brillantes dont il est rempli. Mais, en reprochant à Voltaire d'avoir trempé dans l'invention du poème philosophique, il faut tenir compte de l'entraînement auquel il céda. L'engouement était universel, aussi bien en Angleterre, où Pope l'avait mis à la mode, qu'eu France, où Voltaire l'acclimatait avec Racine le fils. La philosophie s'était livrée jusque-là à de telles excentricités de style et de pensée, qu'on était heureux et charmé de lui entendre exprimer des vérités intelligibles dans la langue divine des vers. Ajoutez à cela que les idées exposées dans la Henriade, neuves et hardies à cette époque, sont aujourd'hui devenues banales à force d'être vulgarisées, et que les personnages allégoriques, tels que le Fanatisme, la Superstition, qui nous paraissent pales, froids et inanimés, comme des abstractions, étaient pour nos pères des visages bien connus, des portraits ressemblants, dey réalités ailantes et terribles. Aussi cette épopée, qui formulait en beaux vers toutes les tendances de l'esprit nouveau, tolérance, humanité, justice, fut-elle longtemps, à leurs yeux, le plus beau litre de gloire de Voltaire. Enfin, dernière cause de popularité c'était un poème épique. Or, ce siècle incrédule avait une superstition : il croyait ail poème épique. C'est la dernière qu'ait eue la France.

En 1721, un inconnu entre visière baissée dans cette lice, illustrée déjà par de si beaux exploits. Les Lettres persanes parurent sans nom d'auteur. Quel était cet anonyme qui raillait, aven tant de verve et d'irrévérence, non-seulement l'Église et ses prétentions, les métaphysiciens et leurs rives, mais l'administration elle-même de Louis XIV, que semblait défendre son ombre encore menaçante ? C'était un magistrat augure significatif.

Il y a dans Montesquieu, comme dans la plupart des hommes en qui la force du caractère n'égale pas celle de l'esprit, deux individualités et deux manières successives. La première, libre, généreuse, spontanée, comme la jeunesse, qui est marquée avec tant d'éclat par les Lettres persanes ; la seconde, plus académique, plus réglée et plus savante, mais aussi moins sincère et moins sympathique c'est celle à laquelle nous devons la Grandeur et la décadence des Romains et l'Esprit des lois ; elle date de son entrée à l'Académie. Cette date, qui est néfaste pour tous les gens de lettres, en ce qu'elle annonce toujours en eux des préoccupations funestes à l'art, le fut surtout pour Montesquieu, par les ménagements et les amendes honorables qu'elle lui imposa. Si son indépendance n'y périt pas, elle en fut affaiblie et diminuée. Le politique tua le railleur ; et celui qui avait dit t un homme Fi donc ; vous avez les sentiments aussi bas qu'un homme de qualité ! fit faire à grands frais sa généalogie.

Mais ce beau génie n'avait encore, grâce à Dieu, ni tant de prudence, ni tant de politique. En même temps qu'il révélait un peintre de caractères infiniment supérieur à la Bruyère, il réfléchissait, comme dans un miroir enchanté, les mœurs de cet âge frivole. Il en châtiait les préjugés, les erreurs et les ridicules avec une raison, une malice aimable et enjouée, qui étaient sans modèles, comme elles sont restées sans rivales. Des pédants, qui se croient austères et ne sont que chagrins, effarouchés par le ton de galanterie qui règne dans l'ouvrage, l'ont depuis longtemps condamné comme un péché de jeunesse de Montesquieu. Ils le lui pardonnent toutefois en faveur de la Décadence des Romains. Plus tard, on pardonnera à Montesquieu les aperçus, souvent superficiels, de la Décadence en faveur des Lettres persanes. Sous la Régence, on lui pardonna les hardiesses d'opinion qu'elles renferment, en faveur du libertinage élégant et des grâces un peu fardées des héroïnes du sérail d'Ispahan. Mais il est facile de voir qu'elles ne sont là que pour servir de passeport ou de déguisement de plus nobles objets. Les quinze ou vingt lettres qui traitent de sujets religieux, politiques ou métaphysiques, forment une série de considérations déduites et enchaînées avec une logique irréprochable, et on pourrait les détacher de leur cadre sans qu'elles eussent rien à redouter de cet isolement. Elles reviennent du commencement à la fin de l'ouvrage à des intervalles égaux, réguliers, périodiques, comme l'écho d'une pensée qu'on s'efforce en Nain de contenir. Elles abondent en traits vifs, sentencieux et mordants, forme familière à la muse de Montesquieu, et faite pour les temps agités on la vérité a besoin, tantôt d'être aiguisée comme un poignard, tantôt d'être frappée comme une de ces médailles commémoratives qu'on confie au hasard, sûr que le temps sera impuissant à en effacer l'empreinte. Ces traits restent gravés dans la mémoire en lettres de feu. On aurait tort pourtant d'y voir ce qui y est habituellement, c'est-à-dire l'effet d'un dogmatisme trop impérieux. Avec son ton tranchant et absolu, Montesquieu est, au fond, beaucoup plus sceptique que Voltaire. Il y a un point d'interrogation au bout de ses affirmations les plus résolues. Comme son compatriote Montaigne, il a une r arrière-boutique te où il est difficile de pénétrer. Malgré ces réserves nécessaires, il faut reconnaitre en lui une âme d'élite, passionnée pour le beau et le bien, et un des plus glorieux ouvriers de la civilisation.

Dans les Lettres persanes il répondait d'avance, mais sans les approfondir, a la plupart des grands problèmes que le siècle allait poser et résoudre ; et ses solutions sont de tous points conformes aux données générales de la philosophie qui prévalut. Il nie la métaphysique dans ses prétentions à la certitude loin de pouvoir définir Dieu, nous n'apercevons pas même ses nuages. Quant au culte, il est pour nos Persans un sujet de prédilection, et ils s'en donnent à cœur joie sur ses ministres, ses miracles et ses mystères les plus respectables. Leurs critiques sont pleines de sens et de raison. Mais quoi ? ce sont des Persans ; et, comme le disait trente ans plus tard Montesquieu, lorsqu'il en était venu à se repentir de ses juvenilia : Un Persan pense en persan et non en chrétien. (Lettre à l'abbé de Guasco, 1750.)

C'est des Lettres persanes et de l'impression du Télémaque que date en France le réveil ou plutôt l'avènement véritable de l'esprit d'examen en matière politique. Les ennemis de la pensée n'ont pas manqué de dénaturer ce grand fait en le présentant comme un empiétement des gens de lettres sur un domaine qui n'était pas le leur. C'est là une niaiserie enveloppée dans un lieu commun. Les gens de lettres, exclusivement gens de lettres, ont toujours été les plus serviles des courtisans, et, comme opposition politique, ils n'ont jamais rien su imaginer de mieux que des chansons, — et on sait ce que c'était que la monarchie, tempérée par des chansons. Cet empiétement prétendu fut une conquête, et cette conquête fut l'ouvrage de la nation elle-même ; seulement elle dut nécessairement se traduire par une littérature nouvelle : le livre précéda la tribune.

Ainsi étaient alors formulés, dans leur double tendance politique et religieuse, les idées, les vœux et les préoccupations de la France, lorsque l'influence anglaise vint les fortifier encore en leur donnant, par la seule force de l'exemple, une direction, une organisation, un but.

Les causes de cette influence n'ont pas besoin d'être cherchées bien loin ; elle était naturellement amenée par la révolution qui s'opérait dans les esprits. Il était tout simple qu'un peuple qui voyait réalisé, chez une nation voisine, l'état de choses qu'il ambitionnait pour lui-même, se sentit porté à en étudier les mœurs, les institutions, les lois ; tôt ou tard cc mouvement de sympathie, on, si l'on veut, de curiosité, devait chercher sa légitime satisfaction. L'heure en fut hâtée par l'exil de Voltaire. Lâchement outragé par le chevalier de Rohan, à qui il réclama vainement cette réparation que tout homme a le droit d'imposer lorsque les lois lui refusent leur protection, il demanda justice au Parlement. Le Parlement resta muet. Son ennemi, qu'il cherchait partout, se déroba par la fuite de trop justes représailles. Bientôt l'aventure fit du bruit ; Fleury fit mettre le poète à la Bastille, et, après six mois, lui fit intimer l'ordre de quitter Paris.

Voltaire partit pour l'Angleterre, le cœur plein d'amertume et de colère. Vers la même époque, Montesquieu y abordait aussi, poussé par son génie et par sa destinée. Ainsi s'accomplit, par des voies imprévues, cet hymen intellectuel de la France et de l'Angleterre, qui devait faire la force, la grandeur et la fécondité du dix-huitième siècle.