JULIEN L'APOSTAT

 

PRÉCÉDÉ D'UNE ÉTUDE SUR LA FORMATION DU CHRISTIANISME

ÉCLAIRCISSEMENTS ET CITATIONS.

 

 

...L'IDÉE DES SEPT OU HUIT RADICAUX PRIMITIFS QUI ONT PERMIS... ETC.

On peut arriver à l'idée de ces sept ou huit radicaux primitifs de la langue japhétique par une conception plus antique que celle des types chimiques simples et composés, par la conception des sept sens ou fonctions primordiales de l'activité humaine : la vue, l'ouïe, le toucher, le goût, l'odorat, la fécondation et la parole. Le mot fonction a ici à la fois le sens que lui donnent les physiologues et les mathématiciens. Ces sept fonctions, exprimées à la façon antique par des verbes, deviennent sept dieux, sept animaux d'un ordre supérieur, pères de tous les autres animaux, ayant pour membres et pour attitudes leurs voies, leurs modes, leurs temps, leurs personnes, leurs nombres, leurs cas.

Le voir est à la fois la vision et la lumière, et, par la simultanéité habituelle de la chaleur et de la lumière, la chaleur, c'est le dieu rayonnant, celui qui lance les flèches, les rayons visuels et les rayons lumineux, Indra ou Apollon. Il fait dans la nature les visages, les espèces, les corps ; dans l'âme humaine, les vues, visions ou idées de ces espèces.

L'entendre est l'air, l'atmosphère, Jupiter, le fluide. Il f ait dans la nature les vents ou esprits et les vapeurs ; dans l'entendement, les agitions ou coagitations (en latin cogitare), les raisonnements, les rêveries et les songes ; il est aussi la respiration, la vie.

Le toucher ou le palper est à la fois l'action de palper et la chose palpable, solide, la matière ; d'où dérive immédiatement l'idée de saisir les choses, de les comprendre (comprehendere), de les peser (penser), de les cueillir ; d'où l'intelligence (inter legere).

Le goûter et le sentir sont les divinités qui causent nos goûts et nos sentiments, nos affections et nos antipathies, nos joies et nos douleurs, nos appétits et nos désirs. Le goûter est aussi la prudence, et le sentir ou le flair le jugement, le bon sens.

Le parler, c'est le conjuguer, le combiner, l'exprimer, le concevoir ; c'est aussi le faire, le créer, le poétiser (ποιειν), l'activité volontaire, l'âme dans son indivisible unité et dans toutes ses variétés ; car l'homme primitif n'exprime pas seulement ce qu'il voit, ce qu'il entend, ce qu'il saisit, ce qu'il sent, ce qu'il goûte avec sa bouche, mais par la pantomime de tout son corps. Comme les Japhet sentent que le langage humain est frère du cri et du geste des animaux, ils feront de chacun de ces cris un verbe, l'expression d'un système d'activité ; la définition d'une espèce. Le bœuf sera le mugir (βοειν) ; le cheval, le hennir, etc. Le mugir, le hennir ne sera pas seulement le cri du bœuf ou du cheval, mais son âme et son visage. Tous ces verbes, toutes ces espèces seront comme les enfants du dieu le parler ou ses inépuisables métamorphoses.

Le féconder ou l'engendrer, c'est tout ce qui dans le monde extérieur peut servir à l'homme de femelle, à la femme de mâle, pour concevoir, faire agir, poétiser. C'est donc, avant tout, la nature, Gea, femelle universelle des hommes et des dieux, mère-épouse. C'est aussi les âmes divines ou humaines, les volontés extérieures à nous, avec lesquelles notre volonté s'unit, dont notre volonté se sert de femelle pour concevoir, et qui, fixant et équilibrant à chaque instant notre volonté, nous donnent à chaque instant conscience de notre être et de sa continuité. La conscience, c'est l'application que nous faisons sur nous-mêmes du principe dynamique de d'Alembert, qui permet de concevoir à chaque instant ce qu'est un système de mouvements, en nous apprenant à opposer à chaque instant à lui-même le système de ses possibilités (δυναμεις). Une âme, une volonté, un dieu qui existerait seul, sans trouver nulle part des âmes, des volontés, des dieux pour l'équivibrer ou l'équilibrer et lui donner conscience de lui-même à chaque instant, n'existerait pas, car rien ne lui étant impossible, rien ne lui serait possible. Les possibles et les impossibles, les forces et les résistances, les actifs et les passifs ou réactifs, les dynames et les adynames sont à chaque instant corrélatifs, s'anéantissent en même temps et constituent le système, la libration ou vibration, comme les notes constituent l'accord, c'est-à-dire sans qu'aucune d'elles existe séparément. Ce dieu unique n'aurait pas non plus de volonté, car la volonté est pour les gens malades le choix entre ce qui parait possible, et pour les gens bien portants, d'une santé parfaite et inaltérable, pour les dieux, le choix entre ce qui est possible. En lui ôtant les adynames on lui ôte les dynames, en lui ôtant les dynames on lui ôte la volonté, en lui ôtant la volonté on lui ôte l'âme ; il reste donc dans l'univers un seul dieu inanimé, sans volonté et impuissant, au lieu de plusieurs dieux animés, agissant volontairement et puissants. Aussi les japhets étaient-ils polythéistes.

 

ARISTOTE

PREMIÈRE INVENTION DES DIX PARTIES DU DISCOURS OU CATÉGORIES GRAMMATICALES, QUI A POUR CONSÉQUENCE IMMÉDIATE L'INVENTION DU MONOTHÉISME OU PANTHÉISME PERSONNEL.

Aristote fait le dénombrement de toutes les idées pures ou espèces logiques et les classe en dix catégories ou espèces primordiales, dont toutes les autres ne sont que les dérivations et combinaisons, et qui peuvent elles-mêmes être conçues indépendamment les unes des autres. L'invention de ces catégories n'est autre que celle des parties du discours. Les dix parties du discours de nos grammaires actuelles ne diffèrent de celles d'Aristote que par l'esprit de désordre et le besoin de classification par à-peu-près qui caractérisent les langues et par suite les grammaires modernes ; mais des nôtres aux siennes la dérivation est complètement évidente. Tous ceux donc qui croient qu'il y a autre chose dans la parole que les radicaux, dieux ou types, et la conjugaison, le νόος ou λόγος, qui raconte les liaisons, les oppositions, les séparations et les transformations des dieux, sont, sans s'en douter, péripatéticiens.

Aristote distingue quatre catégories de verbes et six de noms. Les quatre catégories de verbes sont l'actif, le passif, le réfléchi et le neutre, qu'il appelle par quatre infinitifs : l'agir, le subir, l'acquérir et le posséder. Les verbes réfléchis indiquent en effet qu'on entre en possession d'un état qu'on n'avait pas auparavant, et les verbes neutres qu'on est temporairement dans un certain état. Les six catégories de noms sont bien supérieures aux nôtres, puisqu'elles peuvent se passer des nôtres, et que nous, au contraire, nous sommes obligés de subdiviser les nôtres par celles d'Aristote. C'est d'abord le substantif, puis les trois sortes de noms que nous confondons sous le nom général d'adjectif : le comparatif, le quantitatif et le qualitatif. Aristote appelle ces quatre parties du discours : l'essence, le par rapport à, le quel, le combien. Enfin arrivent les mots qui nous servent à distinguer les lieux et les temps ; Aristote appelle ces catégories : le où et le quand.

Les termes simples (les mots) signifient ou une essence, ούσια, ou combien elle est, ou quelle elle est, ou ce qu'elle est par rapport à autre chose, ou bien où elle est, ou bien quand elle est ; si cette essence agit, si elle subit, si elle acquière, si elle possède. Pour éclaircir par des exemples : une essence, c'est : homme, cheval ; un combien, c'est : de deux à trois coudées ; un quel, c'est : blanc, écrit ; un comparatif, c'est : double, moindre, supérieur ; un où, c'est : au forum, au lycée ; un quand, c'est : demain, l'an dernier ; un posséder, c'est : être assis, être couché ; un acquérir, c'est : s'armer, s'habiller ; un agir, c'est : couper, brûler ; un subir, c'est : être coupé, être brûlé[1].

Aristote ne croit pas devoir faire une partie du discours de l'interjection, qui est la phrase entière ; le cri tenant lieu de mot, qui a été l'origine du langage ; de l'article, qui est un qualitatif et un quantitatif ; de la conjonction, qui n'a aucune importance en grec et est une redondance ; du pronom, qui en grec est implicitement contenu dans le verbe ; du verbe auxiliaire, puisqu'il n'y en a point en grec, et que être coupé, être bridé, se dit en un seul mot ; de la préposition, qui n'est rien ou est un comparatif.

Il faut remarquer aussi qu'Aristote dit le où et le quand et non le lieu (τόπος), et le temps[2] (χρόνος), comme on le traduit généralement. C'est qu'Aristote est un esprit géométrique qui ne voit partout que continuité, les unités arithmétiques, les intervalles égaux, les distances et les quantités exprimables en nombres lui sont antipathiques. Un où, pour Aristote, c'est un point géométrique qui n'ayant aucune étendue, ne peut occuper aucun lieu ; un quand, c'est aussi un point géométrique, un instant, qui n'ayant aucune grandeur ne peut occuper aucun temps. Et cependant, par le fait incompréhensible de la continuité, un point, qui n'a aucune étendue, engendre, en s'ajoutant à lui-même, des étendues infinies ; un instant, qui n'a aucun temps, engendre en se succédant à lui-même des temps infinis. Pour Aristote, l'idée de lieu, d'étendue, d'espace, est une idée secondaire de l'esprit humain, dérivée de la combinaison de l'idée de la continuité et de l'idée du ; et de même, l'idée du temps est une idée secondaire de l'esprit humain, dérivée de la combinaison de l'idée de continuité avec l'idée du quand Lorsque nous disons : quatre mètres, dix jours, nous mettons volontairement des intervalles et des nombres là où la nature n'en met jamais. Cette suppression de l'espace et du temps au profit de la continuité est le nœud de la métaphysique aristotélique.

Après avoir construit sa logique, Aristote s'élève à la théologie, à la contemplation du monde dans son ensemble, du monde considéré comme le seul être, ou pour mieux dire, le seul étant (ον), qui existe réellement, dont tous les autres étants dérivent, et dont nous faisons nous-mêmes partie ; étant suprême et unique, qui a pour cause première, pour virtualité la matière première, et pour cause finale, pour but et manifestation, l'espèce ou visage éternel du monde, que nous appelons Dieu. Dès qu'on applique les catégories à Dieu, les dix se réduisent à une. Dieu est par excellence l'essence, mais le monde étant seul et unique ne peut être que par ses relations et comparaisons avec lui-même, au contraire de toutes les autres étants, qui ne peuvent être que par leurs relations avec les autres étants ou avec Dieu. Ces relations ne peuvent donc être autres que la conception (pensée et création) de sa propre essence. Il ne peut la concevoir qu'à l'actif, car il n'y a en dehors de lui aucun étant qui puisse lui faire subir une action, lui permettre d'acquérir un état qu'il n'a pas, auquel il soit redevable d'un état qu'il possède. S'il conçoit quel il est, il se conçoit comme le principe concevant l'activité. S'il conçoit combien il est, il se conçoit comme le principe concevant la continuité des et des quands. Ainsi donc Dieu est le concevant, il a pour essence la conception, et l'activité éternelle de cette conception consiste à se concevoir elle-même. Dieu conçoit, dit Aristote, et sa conception est la conception du concevant (νόησις νοΰ).

 

... CE PREMIER HYMNE DE JAPHET À L'UNIVERS, DONT LE RIG-VEDA NOUS A TRANSMIS LES ÉCHOS.

Voici la traduction de l'hymne 15, section 1, lecture 2 du Rig-Veda, si toutefois un tel chant n'échappe pas, par sa métaphysique transcendante, à toute traduction dans les langues désorganisées de l'Europe moderne :

Chantons Brillant foudroyant. Il a chassé Nuageux, il a fait pleuvoir, il a fait jaillir les torrents de la montagne. Il a frappé Nuageux qui se tenait en l'air. Il a lancé les flèches de feu, et le troupeau des eaux nourricières est rentré à l'étable. C'est que Brillant, leur taureau, les guidait et faisait front à l'ennemi. Tel il se rue, impétueux, sur notre vin et dévore nos libations. — Oui, Éclatant a lancé ses flèches brillantes, il a tué l'aine des nuages. Ô Brillant ! dès que tu as tué l'aîné des nuages, aussitôt tu as dissipé nos craintes et nos souffrances. Dévoilant d'un seul coup le soleil, le ciel et l'aurore, tu n'as plus trouvé d'ennemi devant toi. Brillant a frappé Noir, il lui a brisé les épaules. Coup terrible ! arbre coupé par la hache, le nuage git étendu sur la terre. Insensé ! Brillant peut-il avoir un rival ; tu as osé provoquer le dieu fort, celui qui en tout remporte la dernière victoire !Noir n'a pu éviter la défaite ; l'ennemi de Brillant a grossi les rivières. Sans pieds, sans mains, il insultait encore la lumière ; Brillant lui frappe la tête, et Noir, ce châtré qui se croyait mâle, est déchiré en morceaux. Dans ses cavernes, il avait caché le troupeau des eaux nourricières, ces eaux en sont sorties pour l'engloutir. II est là maintenant, il gît à leurs pieds.

La mère de Noir est descendue pour venger son fils ; d'en dessous, Brillant, qui la voyait descendre, lui a porté le coup mortel. Ténébreuse est étendue près de Noir, la vache près du veau. Le cadavre de Noir, ballotté par les eaux en colère, disparaît ; les eaux le noient, l'ennemi de Brillant n'est plus rien. — Les eaux étaient retenues captives par les méchants, lés nourricières étaient emprisonnées par les nuages. Brillant a tué les Ténébreux, il a ouvert les cavernes où ils avaient caché les eaux. Comme la queue du cheval balaye les insectes, Radieux balaye les nuages. — Ô vainqueur ! toi qui as ramené les nourricières, viens boire nos libations ; prends ta part de notre vin, toi qui as ouvert les sept cavernes. La lumière, la foudre, l'eau et le tonnerre étaient pour Brillant quand il luttait contre Nuageux. Éclatant a dissipé nos souffrances. Il n'y en avait pas un autre que toi, Brillant, qui pût triompher des Ténébreux, puisque même après la victoire tu n'oses te montrer dans toute ta splendeur, et que le troupeau de t'es rayons ailés ne vole qu'en tremblant à travers les cent torrents de la pluie.

Brillant est plus fort que tout ; il dirige le solide et le fluide ; c'est le mâle des troupeaux célestes. Il est aussi le roi des hommes, leur protecteur, car il se plaît dans leur demeure. Il enveloppe tout ; c'est le cercle qui protège les rayons, c'est la jante de la roue.

Dans les chants du Rig-Véda, la mythologie n'est pas encore figée ; elle est si fluide, que souvent elle ne semble pas de la mythologie. Le langage est encore si près du temps où les dieux, encore ignorés, n'étaient que les conjugaisons elles-mêmes et n'avaient pas encore de noms distincts, le procédé de classification des dieux sous forme d'adjectifs et de participes est encore si souple, que les radicaux qui servent de noms aux principes les plus élevés continuent à être employés familièrement dans la phrase, fléchis en verbes, en adverbes, donnés comme qualités et comme noms aux objets et aux actes les plus vulgaires. Un radical comme bon, par exemple, qui, sous forme d'adjectif absolu, serait le nom propre du principe actif de toute félicité et de tout salut pour les hommes, du principe actif de toute beauté et de toute puissance dans la nature, pourrait entrer dans le vers d'une façon quelconque, dans le sens de c'est bon, bonjour, bonifier, bonne chance, bonbon.

Dans les chants homériques, au contraire, il s'est fait une séparation entre les radicaux. La plupart de ceux qui forment les mots vulgaires ont perdu la faculté de s'animer, ou ne s'animent qu'un instant et comme par allégorie ; ceux au contraire qui, sous forme adjective, sont devenus les noms propres des principaux dieux, ont perdu pour la plupart la faculté d'entrer avec un autre sens dans la phrase. Si Ephaistos, Moira peuvent être encore employés dans le sens d'igné et de répartie, le plus grand nombre, comme Zeus, Hèrè, n'éveillent plus dans l'esprit que l'idée de la divinité. Grâce à cette séparation entre les radicaux, Homère peut concevoir les dieux et les déesses comme doués de la personnalité nette de l'homme, tandis que les chantres védiques concevaient les principes des choses comme doués seulement de la personnalité inconsciente et irresponsable des animaux. Toutefois, et c'est ce qui fait le charme incomparable d'Homère, ces dieux qu'il conçoit habituellement comme personnels, comme les types de la justice, de la vertu et de la raison, comme les principes réalisés de la morale et de la politique, il peut les concevoir, dès qu'il lui plaît, comme les principes de la physique. Il se souvient que Zeus a autrefois signifié Clair ; il fait de Zeus le roi de l'atmosphère, le principe de l'électricité, et place à ses pieds l'aigle dont les poètes védiques identifient sans cesse le vol rapide à celui des rayons de lumière. Il se souvient aussi que Hèrè a autrefois signifié Brumeuse ; il donne à la déesse un caractère chagrin ; il met entre elle et son époux le même antagonisme qu'entre la pluie et le beau temps ; cependant il les marie ensemble, car la pluie, toute chagrinante qu'elle soit, est aussi utile que la lumière à la fécondité. De tous ces rapprochements d'ailleurs il se soucie peu, et il ne les traite qu'en badinant ; il se préoccupe moins des principes qui font mûrir le blé que de ceux qui font mûrir la vertu. Pour lui, l'idéal de la beauté, c'est un homme de vingt ans, bien proportionné, habile aux armes, rapide à la course, juste, chaste, cruel à l'ennemi, tendre à son ami qu'il aimé plus que lui-même. Les dieux qui n'ont à lutter ni avec la mort ni avec la nature sont par là inférieurs au héros.

Cette tendance à remplacer les types physiques par des types politiques et héroïques est, chez les Grecs, une décadence, en ce sens que dans les temps post-homériques elle amena rapidement l'inintelligence du verbe japhétique, qui amena à son tour l'imitation des mœurs et des idées de Sem et de Cham. Mais elle est, en un autre sens, un immense progrès qui rend les Grecs bien supérieurs aux Japhet purs parce que cette tendance seule a permis aux Grecs d'inventer la politique : l'État fondé sur une assemblée d'hommes égaux en éducation, en rang, en droit, la république sans travail esclave[3].

Le travail esclave est, malgré les préjugés qui règnent aujourd'hui à ce sujet, si contraire au régime polythéiste, si incompatible avec lui, que dès qu'il s'introduisit, par le fait de la conquête et du monothéisme, dans la société grecque et latine, cette société se corrompit. Cette corruption, arrivée à un certain degré, devint le régime chrétien, qui, fondé, lui, sur la chair au lieu d'être fondé sur l'âme, sur l'indignité de l'homme et non sur sa dignité, s'est accommodé dans tous les temps et dans tous les pays, s'accommode encore chez tous les peuples chrétiens naïvement et franchement, chez lesquels il n'y a pas eu de Renaissance, de retour aux idées polythéistes, en Russie et en Amérique, avec le travail esclave. Il est amusant de voir les historiens contemporains les plus graves essayer d'établir une distinction entre le servage et l'esclavage et nous dire que la transformation de l'esclavage en servage fut le progrès du moyen âge sur l'antiquité. Les hommes du Bas-Empire latin appelaient serfs, servi, ceux que les hommes du Bas-Empire grec appelaient dans le même temps esclaves, σαλαβοι, termes entièrement synonymes, puisque nous traduisons encore servus par esclave toutes les fois qu'il s'agit de la haute antiquité. Pendant le moyen âge, les Romans ont continué à appeler serfs ceux que leurs pères avaient appelé serfs, comme les Byzantins continuaient à les appeler esclaves, esclaves et serfs continuent à avoir la même condition en Orient et en Occident. Si la différence entre l'esclavage et le servage est qu'on ne peut vendre le serf qu'avec la terre à laquelle il travaille et à laquelle ses pères ont travaillé, où serait au moyen âge occidental ou oriental la trace d'une pareille loi et la possibilité de la faire respecter ? Il peut y avoir eu tout au plus (et encore on n'en sait rien) une coutume, coutume venant non de la supériorité de l'idéal chrétien, mais du mauvais état des routes et du commerce.

Toutes ces subtilités sont dominées par un grand fait pour lequel les documents abondent. La société chrétienne au moyen âge vivait uniquement du travail servile, ne pouvait s'en passer ; la caste guerrière méprisait le labour comme indigne d'elle. La société antique, athénienne au temps des guerres médiques, romaine au temps des guerres puniques, vivait du travail libre ; le travail servile n'entrait que pour un chiffre insignifiant dans la production. Les mêmes hommes qui vainquaient ici les Perses, là les Carthaginois, étaient en même temps les laboureurs qui faisaient vivre la cité, les citoyens qui votaient les lois. Tel est le vrai régime chrétien, tel est le vrai régime antique ; la suite n'est que la lente décadence qui du régime antique a fait le régime chrétien, la lente renaissance qui du régime chrétien fait, de nos jours, un nouveau régime politique.

 

INTRODUCTION DE LA COSMOLOGIE SÉMITIQUE, PUIS DE LA COSMOLOGIE CHALDÉENNE EN GRÈCE.

I. — Parménide.

Parménide n'admet que deux types élémentaires, l'Igné et le Solide ; il fait sortir toutes choses de leur antagonisme et de leur mixture[4].

Il appelle indifféremment le type igné : l'Être, l'Étant, le Sphérique, l'Un ou Uniforme, le Lumineux, le Solaire, le Chaud, le Rayonnement, le Concevant, νόος (dans les deux sens de pensant et d'engendrant), le Pénétrant et le Pénétrable (dans les deux sens, physique et logique), l'Univers ou le Tout.

Il appelle indifféremment le type solide, par opposition à l'igné : le non-être, le non-étant, le matériel, l'impénétrable et l'impénétrant ; l'inconcevant et l'inconcevable, le double, le biforme ou non-sphérique.

Parménide se représente, au début de son poème[5], roulant au milieu des nuées, sur un char aux roues sonnantes comme des trompettes, guidant avec peine des chevaux indociles et entouré de nymphes qu'il appelle les solaires. Ces nuées, ces roues sonnantes, ces nymphes sont, sous une forme plus abstraite, les titans d'Hésiode, les principes seconds de la nature et de l'âme, les jeux de la lumière et les illusions des sens que vont bientôt dompter les dieux, les conceptions philosophiques ; les chevaux et les nymphes le conduisent à la demeure de la Vérité, au seuil de laquelle se tient la Justice. La Vérité le reçoit d'un visage aimable et lui enseigne la méthode qu'il est convenable d'employer dans les discussions philosophiques. Cette méthode dialectique n'est autre que l'opposition des deux principes ; d'une part, l'Étant rayonnant, sphérique, uniforme, concevant et concevable, pénétrant et pénétrable ; d'autre part le non-étant, l'informe, impénétrable et incapable de rien concevoir, matière première inerte[6].

Cette méthode révèle à Parménide les secrets de l'ordonnance de l'univers.

D'abord au sein de l'impénétrable matière première est apparu l'Un, le seul être existant par lui-même, l'Étant qui est aussi le Tout :

Sous la forme[7] d'une sphère parfaitement circulaire, symétriquement disposée en tout sens autour de son milieu, car il ne pourrait être ni plus étendu, ni plus lourd d'un côté que de l'autre. Ayant revêtu cette forme, l'Étant a un milieu et des extrémités.

Parménide appelle ce premier rayonnement sphérique parfait, l'Amour.

D'abord il (l'Étant) conçut l'Amour, le premier des dieux[8].

Mais bientôt la déesse Nécessité, qui est la même que la Solidité, le principe de la déformation, a détruit et réfracté la sphère parfaite en une infinité d'étoiles ; ce second état de l'Être s'appelle la Haine. C'est le règne alternatif de l'Amour et de la Haine qui produit le Jour et la Nuit, le Bien et le Mal.

A la variation continue qui fait passer l'univers de la domination de l'Amour à celle de la Haine se rattachent les phénomènes aériens, liquides, tièdes, indifférents.

Mais comment concevons-nous les idées des phénomènes ? par l'existence des phénomènes en nous ; comme le sphérique, par cela seul qu'il est l'Étant, conçoit l'être, les phénomènes qui tous dérivent de lui, et n'existent qu'en lui, le conçoivent également. La Vérité l'a enseigné à Parménide :

Il faut dire qu'être, c'est concevoir.

Nous avons l'idée des différents phénomènes naturels, parce que ce sont ces phénomènes qui composent notre corps ; nous avons l'idée de l'un, du rayonnement sphérique, de la raison philosophique qui rend compte de toute chose, parce qu'en notre tête est un rayonnement sphérique.

II. — Anaxagore.

Avec Anaxagore, Dieu, l'Étant, le Créateur, le Concevant, le Nous, n'est plus le Rayonnant, mais le Tourbillonnant, parce que ce ne sont plus les idées sémitiques pures, mais chaldéennes ou sémito-iraniennes, qu'il représente en Grèce.

Au commencement toutes choses étaient confondues, infinies en nombre et en petitesse, car la divisibilité allait à l'infini, et tant que les choses restaient confondues, nulle n'était visible à cause de sa petitesse. Il n'y avait à l'infini que de l'air et de l'éther[9] ; or l'air et l'éther sont, en nombre et en étendue, ce qui est le plus grand dans l'univers.

Le Nous va distinguer les points matériels les uns des autres et les grouper par la rotation,

Toutes les choses occupent un lieu distinct dans l'univers, mais le Nous est infini, indépendant et ne se mêle à aucune chose, et seul est partout et toujours le même. S'il n'était pas partout le même, s'il mêlait son existence à celle d'une autre chose, il ne serait plus qu'une partie de l'univers (car chaque chose n'occupe qu'un lieu dans l'univers, ainsi que je l'ai dit plus haut). S'il se mêlait à quelque chose, le mélange serait plus grand que lui, et il ne pourrait dominer sur toutes choses comme en restant libre et indépendant.

Le Nous est la plus subtile, la plus pure de toutes les choses, et il les crée toutes. De ce qui renferme une âme, soit grande, soit petite, il n'est rien que le Nous ne dirige. C'est lui qui a dirigé la circulation pour qu'il y eût à l'origine une circulation. D'abord il a fait circuler un peu les choses, puis il les a fait circuler davantage, et il les fera circuler davantage encore. Le mouvement des choses, leur séparation, leur distinction, le Nous a conçu tout cela. Ce que chaque chose allait devenir, ce qu'elle était, ce qu'elle est maintenant, ce qu'elle sera, le Nous le règle, comme aussi la circulation des étoiles, du soleil, de la lune, de l'air, dé l'éther. C'est lui qui a fait tout cela connue il est. C'est la rotation qui fait le lourd et le léger, le froid et le chaud, le brillant et le ténébreux, l'humide et le sec. Toute chose occupe un lieu distinct, et cependant nulle n'est entièrement distincte des autres, si ce n'est le Nous. L'existence du Nous reste la même en grand et en petit. Il peut par là créer des existences différentes, mais comme il est dans chacune ce qu'il y a de plus important, c'est lui qui fait l'individualité de chacune d'elles.

 

PARALLÈLE ENTRE JULIEN L'APOSTAT ET SAINT ATHANASE.

IDENTITÉ DE LA TRINITÉ HELLÉNIQUE AVEC LA TRINITÉ ATHANASIENNE, SEULE ORTHODOXE.

Avant de rapprocher la trinité de Julien, telle qu'il l'expose dans son discours sur le Roi-Soleil, de la trinité d'Athanase, telle qu'il l'expose dans son Exposition de la foi, rappelons que les Hellènes appelaient Dieu le Roi-Soleil, comme les chrétiens disent encore le Roi de Lumière. Ils distinguaient trois Soleils : le Soleil primitif ou précédant le Verbe, Dieu le Père, qui est la synthèse et l'unité primordiale des types infinitifs, des concepts platoniciens, des anges dont les constellations sont les figures, assimilés par les chrétiens ; aux chéroub et aux séphirot de la Chaldée ; le Grand Soleil, le Verbe, le Noies, Dieu le Fils ; le troisième Soleil, le globe visible ou sphère capitale du ciel, entièrement fait de la substance divine, du corps surnaturel, du cinquième corps, du corps un ou indivisible, qui n'a aucune qualité des autres corps, et qui engendre par ses circulations périodiques la lumière, la chaleur, les éléments, les végétaux, les hommes.

Le cinquième corps d'Aristote, assimilé par les Alexandrins avec l'empyrée pythagoricien, avec l'éther ou fluide divin des Chaldéens, avec l'âme, le moteur, le démiurge, l'Esprit universel de Platon, est la substance commune au Père et au Fils et la troisième personne de la trinité. Les Alexandrins chrétiens l'appellent le firmament, στερέωμα, et le Sanctuaire, le Saint, τό άγεον, parce que c'est ainsi que les Septante appellent le tabernacle de Jérusalem.

I. — Trinité Je Julien.

Ce monde universel et divin, qui est maintenu par la continuelle et incessante providence de Dieu, depuis l'extrême voûte du ciel jusqu'au centre de la terre, a existé et existera perpétuellement sous la garde immédiate et unique du cinquième corps, dont le rayonnement solaire est la manifestation capitale ; puis, en montant pour ainsi dire un degré, sous la garde du monde des concepts et d'un principe plus âgé, roi de toutes choses et selon lequel toutes choses sont. Il est juste d'appeler ce principe Celui qui est au delà du Verbe[10], ou bien Idée de tous les êtres, car il est le concept universel ou bien Un, puisque cet Un précède tous les autres et est le plus âgé, ou bien, avec Platon, le Parfait. Le Parfait, cause unique et première de tous les êtres, type de la beauté, de la convenance, de l'accord, de la force invariable, a engendré, selon l'essence première qui était en lui, le Grand Soleil, médiateur des médiateurs entre les concepts et les démiurges, en tout semblable à son père. Ainsi l'a pensé le prophète Platon, lorsqu'il dit : J'appelle Fils du Parfait celui que le Parfait a engendré identique à lui, pour être dans le lieu visible, par rapport à la vue et aux êtres visibles, ce qu'il est, lui Parfait, dans le lieu concevable, par rapport au Verbe et aux concepts. D'où je pense que la lumière du Fils est identiquement pour le monde visible ce qu'est la vérité pour le monde des concepts.... Mais il y a un troisième Soleil, ce globe apparent qui est manifestement l'auteur de la conservation de tous les corps qui tombent sous les sens.

II. — Trinité d'Athanase.

Nous croyons en un Dieu non engendré, père et roi de toutes choses, et qui est par lui-même ce qu'il est ; en un Verbe seul engendré, sa sagesse, son Fils, engendré dès le commencement et perpétuellement par le Père. Le Verbe n'est ni proféré ni enveloppé par le Père ; ce n'est pas une émanation du Parfait, un acte du Un, il est le Fils, vivant et agissant par lui-même, le portrait du Père, son égal en gloire et en honneur....

Nous croyons aussi en l'Esprit, le Saint animant toutes choses, même les profondeurs de Dieu. Nous disons anathème à tous les dogmes contraires ; nous n'admettons pas la filiopatrie des Sabéliens, qui veulent une seule essence et non une commune essence, et qui suppriment presque le Fils. Nous n'attribuons pas non plus au Père le corps divisible[11], parce que la conservation de tout l'univers vient de lui. Nous n'acceptons point non plus dans la Divinité trois existences distinctes, comme dans l'homme qui a un corps naturel[12], ni plusieurs dieux, comme le pensent les nations. Mais de même que le fleuve est engendré par la source et n'est pas séparé d'elle, quoiqu'ils aient deux figures et deux noms, ainsi le Père n'est pas le Fils, ni le Fils le Père, car le Père est père du Fils et le Fils, fils du Père. Comme la source n'est pas le fleuve ni le fleuve la source, mais que cependant ils ont la même eau qui de la source persiste dans le fleuve, le Père et le Fils ont la même divinité.

 

PARALLÈLE ENTRE JULIEN L'APOSTAT ET SAINT BASILE.

LE CINQUIÈME CORPS OU CORPS DIVIN.

I. — Basile. - Hexaméron. - Homélie III.

Parce que le firmament, dans son acception générale, parait engendré par l'eau[13], n'allons pas le croire semblable à de l'eau gelée ou à toute autre matière obtenue par la condensation de l'humidité, telle que le cristal de roche, qu'on dit engendré par une congélation supérieure de l'eau et qui est de la nature des spéculaires[14] qui croissent entre les métaux. Cette pierre brillante, douée d'une transparence unique et parfaite, échappe par sa nature pure et indépendante à la pourriture ; elle n'est pas divisée par des raies intérieures, elle montre une splendeur presque égale à celle de l'air, et cependant nous ne comparerons le firmament à rien de tout cela ; ce serait puérilité et simplicité d'avoir une telle opinion des cieux. Et parce que tout est mêlé à tout, le feu à la terre, l'air à l'eau, et ainsi du reste, et qu'aucun des éléments qui tombent sous les sens n'est pur et indépendant, et que chacun s'associe à l'élément moyen ou opposé, nous n'oserons pas décider si le firmament a un élément qui lui est propre ou est une mixture spéciale des autres éléments, car nous sommes instruits par l'écriture à ne pas permettre à notre raison de pénétrer au delà de ce qui lui est concédé.

II. — Julien. - Discours sur le Soleil-Roi.

Ce que nous appelons le (corps) transparent, qu'est-ce enfin ? ce qui domine tous les éléments et est leur espèce universelle. Il n'est pas semblable aux autres corps ni mêlé à eux ; il ne manifeste aucune de leurs propriétés. On ne peut dire de lui ni qu'il est chaud ou au contraire froid, ni qu'il est mou ou au contraire dur, ou qu'il ait aucune de ces qualités que nous saisissons par le tact ; il n'a non plus ni saveur ni odeur ; sa nature ne se manifeste qu'à la vue lorsqu'il nous envoie la bienfaisante lumière. La lumière est son espèce, et sa matière est la matière première de tous les corps : quant aux rayons, ils sont l'efflorescence même de la lumière.

 

LES ANGES ET LES CONCEPTS.

I. — JULIEN. - Discours sur le Soleil-Roi.

La première création de Dieu avant ce monde est celle de ces anges solaires dont l'existence est toute concevable et idéale ; la seconde, celle des anges qui peuvent nous apparaitre, dont l'ordre le plus sublime et le plus pur préside au ciel et aux astres, et le moins élevé à la génération. Toutes ces créatures possèdent éternellement, en Dieu et par Dieu, l'essence non engendrée. Nous ne pouvons en dire davantage sur ce qui est contenu dans l'essence de Dieu, lors même que Dieu nous en instruit lui-même, car il est impossible à notre intelligence d'embrasser toutes choses.

II. — BASILE. - Hexaméron. — Homélie I.

Avant ce monde, ainsi qu'il est évident, il existait quelque chose que notre pensée peut atteindre, mais qui échappe à nos discours, parce qu'il n'appartient pas à des écoliers et à des ignorants de le savoir. Il y avait un lieu plus ancien que celui du monde, convenant aux puissances célestes, précédant le temps, éternel, perpétuel. Dans ce lieu, le Créateur et le démiurge de toutes choses a achevé les démiurges ; la lumière concevable, propre à la béatitude de ceux qui chérissent le Seigneur, les natures logiques et invisibles, et tout le ciel de ces concepts qui dépassent nos lumières et dont il est impossible d'énumérer les noms. Ils remplissent l'essence du monde invisible, comme nous l'enseigne Paul, disant : En lui sont établies toutes choses, les visibles, les invisibles, les règnes, les seigneuries, les gouvernements, les pouvoirs, les forces, les armées des anges, les légions des archanges.

 

L'INCARNATION ET LA PASSION D'ATTIS

OU LA SEMAINE SAINTE DE L'HELLÉNISME.

SALLUSTE. - LA DIVINITÉ ET LE MONDE.

Le Récit sacré nous apprend que la Mère des dieux, ayant vu Attis arrêté près du fleuve Gallus, brilla d'amour pour lui, le coiffa avec les étoiles et voulut dès lors le garder près d'elle. Mais Attis n'avait de tendresse que pour la Nymphe[15] ; il la fréquentait sans cesse et négligeait la Mère des dieux. Celle-ci le rendit insensé. Ses organes générateurs lui furent enlevés ; il quitta la Nymphe et remonta vers la Mère.

La Mère des dieux est la Zoogène (le principe générateur de tous les êtres vivants) ; aussi l'appelle-t-on la Mère. Attis est le créateur des êtres vivants dont l'essence est sujette à la corruption. Il est dit trouvé auprès du fleuve Gallus ; Gallus veut dire la voie Galactée ou Lactée, d'où le corps divisible tire son origine. Les premiers dieux achevant les seconds, la Mère, brûlant d'amour, lui donne les facultés célestes ; tel est le sens de la coiffure d'étoiles. Mais Attis n'aime que la Nymphe : c'est qu'il a présidé à la génération de la Nymphe (de celle qui coule), car tout ce qui devient coule. Mais puisqu'il fallait que la création s'arrêtât pour qu'elle eût quelque fixité, le Créateur, privé de ses facultés génératrices, est joint de nouveau aux dieux.

Or ces événements n'ont jamais été accomplis, mais le sont sans cesse. L'esprit les conçoit tous simultanément, bien que le discours soit forcé de présenter celui-ci avant, celui-là après[16]. Si par sa marche le Récit sacré répond complètement au monde, nous, faits à l'image du monde, par quel meilleur guide serions-nous conduits à la perfection ? Aussi célébrons-nous cette solennité[17]. Et d'abord nous, qui sommes tombés du ciel et habitons avec la Nymphe, nous vivons dans la douleur, nous abstenant de froment et de tout aliment solide et lourd, parce qu'ils sont contraires à l'âme. Ensuite nous coupons les branches de l'arbre, comme si nous voulions nous opposer à tout nouveau progrès dans la génération. Enfin nous nous abreuvons de lait, comme si nous allions ressusciter. Alors viennent l'allégresse, les couronnes, et comme un retour vers la Divinité.

Le temps où se célèbre cette fête nous en indique aussi l'esprit : c'est à l'équinoxe de printemps que s'accomplissent les événements que nous avons dits[18]. A l'équinoxe, le courant des choses change de sens, la lumière croît chaque jour aux dépens des ténèbres, ce qui est le propre des âmes qui aspirent au ciel.

C'est ainsi qu'on célèbre l'enlèvement de Cora[19] à l'équinoxe d'automne, parce que cette jeune fille, c'est l'âme descendant aux enfers.

Nous qui cherchons le sens des récits divins, que les dieux, que les âmes des écrivains sacrés nous soient propices !

Les hellènes avaient, comme les galiléens, des écrivains sacrés. Les Écritures saintes (γραμματικοι μυθοι) formaient un corps, une Bible, que les hellènes opposaient fièrement à la Bible des Septante, sur laquelle s'appuyaient les Pères grecs. La Théogonie et les hymnes homériques en formaient la Genèse, l'Iliade en était comme l'Exode, car c'est bien l'Iliade qui a fait sortir la race grecque de l'enfance pour en faire un peuple d'adultes et de citoyens. On y puise, quand on la lit avec piété, une morale bien plus efficace que dans le Décalogue, parce que la recherche de la vertu et de la justice y est partout présentée comme ne faisant qu'un avec la recherche de la beauté, avec la libre et harmonieuse expansion de toutes les grandes facultés de l'homme. Le recueil des hymnes orphiques était à la fois les psaumes et les prophéties de la Bible hellénique ; le livre des rites de Pessinunte et celui d'Éleusis en était le Lévitique ; l'Odyssée en était à la fois le Tobie, la Judith et le Daniel. Les hellènes n'y voyaient plus qu'une suite de symboles représentant la lutte et le triomphe de l'âme humaine contre la sensualité et la mort[20], interprétation qui, à tout bien considérer, est beaucoup moins étrange que celle que l'Église a donnée aux écrits de Salomon. Quant au Prométhée d'Eschyle, il était le Job des hellènes.

 

 

 



[1] Aristote : Catégories I.

[2] Ce que les Grecs appelaient chrone, c'est ce que nous appelons isochrone, la répétition à l'infini d'une même oscillation ou d'une même circulation, et ce que nous appelons le temps, c'est-à-dire le passage du passé au futur par le présent, ils l'appelaient rhéa, d'écoulement ou succession continue.

[3] V. Louis Ménard, La Morale avant les philosophes.

[4] C. F. Aristote, De Generatione et Corruption, II, 3.

[5] Vers cités et expliqués par Sextus Empiricus.

[6] Cités par Simplicius.

[7] Cités par Platon.

[8] Cités par Platon.

[9] Le mot éther a ici le même sens que dans le Timée ; il veut dire la partie vivifiante, respirable et comburante de l'air, l'oxygène, par opposition à l'air ordinaire que nous appelons azote.

[10] Τό έπέκεινα τοΰ Νοΰ.

[11] Les éléments ou corps naturels, par opposition au cinquième corps, surnaturel et indivisible.

[12] Les trois existences ou âmes distinctes en l'homme sont l'existence logique ou verbale, qui a son siège dans le cerveau, έγαεφαλον ; l'existence animale, qui a son siège dans le cœur ; l'existence nutritive ou végétative, qui a son siège dans l'estomac.

[13] Nous disons encore un diamant d'une belle eau.

[14] Ce que nous appelons aujourd'hui les cristaux clivés.

[15] Nympha, lympha, celle qui coule, qui devient sans cesse, ainsi qu'il est dit plus loin : le monde des corps périssables, composés, divisibles, dans son opposition avec le ciel, le cinquième corps, surnaturel, impérissable, indivisible.

[16] Telle est la différence fondamentale entre l'hellénisme et le christianisme : la Passion du Verbe incarné, Attis, n'a pas eu lieu historiquement dans un siècle particulier ; et, une fois pour toutes, ces événements n'ont jamais été accomplis, mais le sont sans cesse. Cette idée hellénique que l'Incarnation et le sacrifice du Verbe sont perpétuels et éternels, a été trouvée si belle par les Galiléens, que ne pouvant en faire le fond de la légende du Christ, ils ont introduit dans le christianisme le mystère hellénique, sous le nom de mystère de l'Eucharistie.

[17] Le mystère de Pessinunte.

[18] De là le temps choisi pour la fête de Pâques.

[19] La jeune fille, nom de Proserpine dans les mystères.

[20] C. F. Porphyre, Antre des Nymphes.