JULIEN L'APOSTAT

 

PRÉCÉDÉ D'UNE ÉTUDE SUR LA FORMATION DU CHRISTIANISME

III. — ÉVOCATIONS ET PRODIGES. - LA GENÈSE HELLÉNIQUE - LE TAUROBOLE.

 

 

Julien se fait initier par Maxime aux secrets de la théurgie. — Préparation par le jeûne et les prières. — Maxime mène Julien dans les cryptes du temple de Diane Éphésienne : mer de feu, danse miraculeuse, hymne orphique, miroir magique où Julien se voit empereur. — Discours de Maxime sur les origines de la théurgie. Julien devient aussi savant que ses maîtres. — Il a horreur du christianisme. — Il se purifie de la honte du baptême. — Le lion couvert de la peau de l'âne.

 

Pendant deux années, Julien suivit avec ardeur les leçons d'Ecébole ; il complétait par lui-même ce que ces leçons pouvaient avoir d'incomplet. Il travaillait du matin au soir, et on ne le voyait dans les rues que quand il se rendait à l'école, ou quand il en revenait Il devint bientôt fort instruit dans toutes les sciences de son temps, sauf les sciences occultes. Celles-ci piquaient fortement sa curiosité. Était-il vrai qu'on pouvait arracher le secret de l'avenir à l'aspect des cieux et aux entrailles des victimes ? Était-il vrai qu'il était donné à l'homme d'évoquer les esprits, d'entrer en communication avec eux, de les soumettre à sa volonté ? Il sentait que si ces sciences existaient, elles demandaient une force d'attention, une puissance d'induction et une délicatesse de jugement qui ne permettaient pas à un seul homme de les inventer de toutes pièces, qu'elles étaient comme les autres sciences, qui s'accroissent avec le temps, et à la construction desquelles chaque savant apporte une pierre ; qu'il devait donc y avoir, concernant ces sciences secrètes, une tradition remontant au berceau de l'humanité, et peut-être à la révélation directe que les génies avaient faite jadis à certaines races choisies. Il fallait donc chercher à se mettre en rapport avec ceux qui avaient reçu cette tradition ; et comme on s'accordait généralement à reconnaître l'Asie pour mère des races primitives, ce fut vers elle que se tournèrent ses désirs. Il obtint d'autant plus facilement la permission de voyager que Constance ne voyait pas sans inquiétude son séjour à Constantinople. Ce jeune homme, pâli par l'étude, vêtu avec une simplicité qui touchait à l'affectation, faisant sa société des étudiants les plus pauvres et raillant l'ignorance des fils de patriciens, voulant être traité comme un simple particulier et non comme le frère de César et le neveu d'Auguste, n'usant de son nom que pour forcer les juges à la justice et pour faire rendre à chacun son dû, employant l'argent que ses pareils dépensaient en fêtes, et dont ils encourageaient la paresse de la plèbe, à tirer de misère des honnêtes gens, avait vivement frappé l'imagination des Byzantins et des Nicomédiens. L'administration romaine était d'ailleurs si lourde et surtout si vexatoire, que les sujets de Constance ne pensaient point qu'ils auraient pu être plus mal, et que la vue de ce jeune prince si singulier éveillait en eux mille illusions et mille vaines espérances.

Constance lui imposa donc un cortège pompeux, en tête duquel le jeune homme se mit à errer à travers l'Asie, à la recherche de la science. Il traversa la Propontide et resta quelque temps à Nicomédie auprès de l'évêque Eusèbe, au milieu des souvenirs de sa première enfance. Libanius y avait alors transporté son école ; il eut le courage de ne pas le visiter, pour ne pas contrevenir aux ordres de Constance. Il se rendit ensuite par terre directement à Pergame, sans séjourner à Nicée. Sa réputation de vertu et de science l'avait précédé à Pergame ; il y fut reçu à la porte, avec force compliments, par l'évêque et les curiales ; il leur répondit avec affabilité par des improvisations longues et fleuries, ainsi qu'il avait coutume de faire. Dès qu'il eut occupé, avec sa suite, la maison qu'on lui avait préparée, il fit mander Édésius, dont Libanius lui avait recommandé la science hiératique. Le disciple de Jamblique était alors accablé de vieillesse et d'infirmités ; il voulait mourir tranquille ; il fut frappé de terreur quand il entendit le jeune prince lui faire les questions les plus compromettantes. Bien que les galiléens se mêlassent eux-mêmes de théurgie et d'évocations, les édits des évêques et de l'empereur poursuivaient ces pratiques comme des crimes chez les hellènes. Édésius pensa que la conduite de Julien ne pouvait rester secrète ; il voyait déjà la prison et les amendes ; l'éducation arienne du jeune homme ne lui inspirait aucune confiance ; il refusa obstinément de répondre à ses interrogations et jura que Jamblique ne lui avait appris de ces sciences redoutables que les principes généraux tels qu'on les enseignait dans les écoles, tels que Julien les savait lui-même, mais qu'il n'en connaissait ni les applications ni les détails. Julien revint longtemps à la charge inutilement, envoyant au vieillard des présents accompagnés de lettres flatteuses comme il les tournait si bien. Édésius refusait les présents et persistait dans ses dénégations ; mais enfin l'ardeur, l'enthousiasme communicatif du jeune homme ne le laissèrent pas insensible : Cher enfant, lui dit-il, tu connais par mes paroles ce que mon âme ressent pour toi, mais mon corps refuse de la servir. C'est, comme tu le vois, un vieil édifice qui menace ruine. Je te conseille donc d'aller chercher mes véritables fils ; tu trouveras chez eux une source inépuisable de lumière et de science. Si tu avais le bonheur d'être initié à leurs mystères ; tu rougirais d'être homme, ta ne pourrais plus souffrir ce nom. Que n'avons-nous ici Maxime ? Malheureusement il est à Éphèse et Priscus est en Grèce. Il nous reste Eusèbe et Chrysanthe. En prenant leurs leçons, tu soulageras un faible vieillard qui n'est plus en état de t'en donner.

Julien alla trouver Chrysanthe et Eusèbe, mais il comprit bientôt que Maxime seul serait assez hardi ou assez habile pour lui apprendre les secrets de la théurgie. Il se rendit à Éphèse où Chrysanthe vint bientôt le rejoindre.

Maxime exerçait une grande séduction sur tous ceux qui l'approchaient ; il était admirablement beau et bien proportionné ; quoique jeune encore, il avait la barbe blanche. Sa voix était pénétrante et douce, son regard clair et dominateur, et un air de majesté sacerdotale était répandu sur toute sa personne. Aussi hardi qu'Édésius et Chrysanthe étaient timides, il reçut Julien comme un roi reçoit un sujet, et un maître reçoit un disciple. Il accepta tout de suite de l'initier, mais auparavant il lui imposa les privations les plus dures de sommeil, de nourriture et de parole. C'était seulement s'il avait la force de supporter ces privations que Maxime devait le juger digne d'entrer dans le monde supérieur. Julien, pendant un mois,

se priva de toute nourriture animée. Pendant les trois derniers jours il jeûna entièrement, ne prenant pour se soutenir et vaincre le sommeil qu'une infusion préparée par Maxime. Il avait appris par cœur des prières aux sept métaux dans une langue inconnue. Il les récitait plusieurs fois le jour, un genou en terre et un bras levé dans la position qu'on voit aux figures égyptiennes. Maxime priait à ses côtés ou prononçait des paroles mystérieuses, en faisant sur sa tête différents signes. Julien était dans un état de béatitude inconnu. Tout souvenir du monde extérieur, toute pensée même s'était éteinte en lui, et il était comme dans le sommeil ; mais en même temps il sentait que jamais son esprit n'avait été plus pénétrant et plus vif. Il avait conscience qu'une intelligence nouvelle s'était développée en lui, une force de raisonnement et d'attention capable de découvrir et de concevoir la vérité sans voile.

Le soir du trentième jour, Maxime l'entraîna hors de la ville, au moment où la lune, alors dans son plein, venait de se lever. Ils s'arrêtèrent dans les ruines de l'ancien temple de Diane. Ce lieu était redouté des habitants d'Éphèse ; ils disaient que la déesse y habitait toujours, et depuis qu'ils avaient abandonné son culte, ils avaient lieu de craindre sa colère. On avait remarqué que plusieurs officiers romains qui avaient bâti leurs maisons avec des débris du temple avaient péri misérablement. La nuit, on voyait souvent des flammes sortir de terre. Le temple était conçu dans le goût gigantesque de l'Asie, si différent de la sobre harmonie des temples de l'Attique. Les lourdes bases des colonnes à moitié ensevelies sous le sable et les herbes, des murs intérieurs conservés par place laissaient deviner l'ancienne ordonnance et les vastes proportions du monument. Sur un tertre on voyait les restes de la statue colossale de la déesse ; ses jambes, serrées dans un fourreau et couvertes de têtes d'animaux, étaient encore debout. Son vaste front chargé de tours, sa gorge aux mille mamelles gisaient brisés en morceaux. Derrière le piédestal un étroit escalier menait dans le temple souterrain ; Chrysanthe achevait de déblayer la terre qui l'obstruait. Maxime et Julien l'ayant descendu se trouvèrent dans l'obscurité. Maxime prit la main de Julien pour le conduire, et après qu'ils eurent marché quelque temps, Julien aperçût au milieu de l'obscurité comme une mer de feu qui lançait des étincelles. S'étant approché, il vit une vasque immense en pierre rouge, soutenue sur les croupes de taureau de quatre génies ailés, et toute pleine de métal fondu et frémissant. On ne voyait d'ailleurs aucun foyer qui eût pu produire cette chaleur. La vasque, de forme circulaire, occupait le centre d'une rotonde formée par des piliers couverts d'inscriptions.

Maxime indiqua d'un geste à Julien un escabeau placé en face de la mer de feu. Depuis huit jours Julien n'avait pas ouvert la bouche, et Maxime ne lui avait pas parlé. Quand Julien fut assis, Maxime, s'étant dépouillé de ses vêtements, tourna lentement autour du bassin en prononçant des incantations puis, tout à coup, il sauta dessus avec une légèreté surhumaine, et se mit à danser sur le métal fondu d'après un rythme lent et grave[1]. Il avait la tête ceinte de bandelettes ; il tenait en main sa lyre, dont il tirait des murmures et des frémissements ; son corps se mouvait avec une grâce majestueuse ; éclairé d'en bas, il prenait des teintes métalliques ; il paraissait comme la statue d'un dieu subitement animée. En même temps il chantait, eu accélérant le rythme de plus en plus, un hymne orphique dont voici la traduction :

— Ô Diane Ephésienne ! tu n'es pas la sœur d'Apollon, la chasseresse aux grands chiens, tu es la reine du monde, l'épouse du Soleil-Roi, le principe fécondé.

— Si l'on appelle ton époux Osiris, tu es Isis ; si on le nomme Mithras, tu es Mithra ; si Bel, Mylitta ; si Adonis, Astartée.

— Si l'on dit : c'est l'or, tu es l'argent. Si l'on dit : c'est le ciel, tu es la terre ; s'il est le feu, tu es

la flamme ; s'il est l'orage, tu es la pluie ; s'il est la lumière, tu es le miroir qui la reflète ; s'il est l'esprit qui agite la matière, tu es l'harmonie de la matière agitée.

— Ô Diane Éphésienne ! m'accuseras-tu de flatterie si je dis que je préfère l'argent à l'or ; qu'il brille d'un éclat plus pur ; qu'il plaît plus à l'œil de l'homme, qu'il lui est plus utile ? Si je dis que j'aime par-dessus tout les muses au pied d'argent et l'eau argentée ?

— Mais quittons les fictions et les voiles. Plus haut ! plus haut 1 Regardons ce que les yeux de l'âme seule peuvent voir. On appelle ton époux du nom de Verbe, c'est l'unité qui engendre le nombre, c'est le principe des idées. Et toi, tu es l'œuf qui les contient toutes, tu es la science.

— C'est pourquoi je t'invoque, ô seule muse ! C'est pourquoi je danse et je chante sur le rythme qui te plaît. Ô vierge sans tache ! celui-là est dieu qui jouit de tes embrassements. Tous les éléments de son corps se transforment en une pure lumière ; il quitte la terre, et, suspendu à tes lèvres, il monte vers le ciel.

Alors Maxime, comme s'il eût embrassé un être invisible, étendit les bras, pencha la tête en arrière, et s'élevant en l'air, il y resta suspendu, immobile, entouré d'une nuée lumineuse. Alors il s'écria : Julien ! Julien ! tu désires connaître les mystères ; imprudent ! tu ne crains pas la face des dieux. Approche-toi donc, plonge-toi dans cette eau de feu, et si tu sors vainqueur de cette épreuve dernière, tu es l'élu de la divinité.

Julien avança sans hésiter, comme mû par une force supérieure. A mesure qu'il approchait, des figures de feu sortirent du bassin et se mirent à courir de tout côté. La caverne devint plus claire que le jour ; en même temps elle se remplit d'une odeur enivrante. Julien inclina la tête vers le bassin, et il vit sur la surface métallique, comme sur un miroir, le temple d'Éphèse reconstruit dans toute son ancienne splendeur, plein d'un peuple immense, et lui-même, le front ceint du diadème des Augustes et dans le costume de souverain pontife, offrant un sacrifice à la déesse. Il se plongea résolument dans la fournaise.

Aussitôt Maxime le saisit par les cheveux, l'entraîna après lui, et ils se mirent à tourner autour de la caverne, à quelques pieds de terre, avec une rapidité croissante. Bientôt Julien perdit connaissance ; quand il revint à lui, il sentit une douce chaleur le pénétrer tout entier, les rayons du soleil levant inondaient son visage et sa poitrine. Quand il eut surmonté le premier éblouissement, il regarda autour de lui. Il était dans le bois d'oliviers sauvages consacré à la déesse. Devant lui était une rustique chapelle. Par la porte ouverte, Julien aperçut dans une demi-obscurité Maxime et Chrysanthe en prière. Il entra : la surface intérieure de la coupole était richement décorée par un zodiaque ; les piliers qui soutenaient le dôme étaient couverts de formules cabalistiques ; en face de la porte était un petit autel surmonté d'une statuette d'Isis voilée. Sur l'autel, deux poules encore palpitantes indiquaient que les théurges avaient consulté le sort. Julien offrit un agneau à la déesse, et, après qu'il eut réparé ses forces par ce repas, Maxime et Chrysanthe déterrèrent un vaste coffre qu'ils ouvrirent devant lui. Il était rempli de volumes. Maxime prit aussitôt la parole.

Tu as, dit-il, supporté les épreuves ; nous allons maintenant t'initier, nous allons te dire le peu que nous savons sur les moyens de connaître l'avenir et sur les signes qui font apparaître les dieux. Mais apprends d'abord par quelle tradition nous ont été livrés quelques secrets de ces sciences admirables[2].

Au commencement, quand Cybèle eut peuplé l'univers, Atys, son premier-né, continua de répandre partout sa semence féconde, ni les espèces animales ni celles des végétaux n'avaient aucune fixité. Chaque jour voyait naître de nouvelles formes. Les animaux trop nombreux ne pouvaient trouver leur nourriture : ils se massacraient les uns les autres. En même temps, les arbres trop puissants les étouffaient, des vapeurs délétères obscurcissaient le ciel, le monde menaçait de périr par sa trop grande richesse. L'homme surtout, dont la raison était encore endormie, qui était nu, pauvre, ignorant, et qui menait la vie des renards sans en avoir la ruse, semblait devoir disparaître de la terre. Les animaux plus forts que lui le dévoraient, ceux qui étaient plus faibles lui échappaient par la rapidité de leur course, il ne pouvait s'en nourrir. Les poisons répandus dans l'air tuaient le reste des humains. Alors les dieux ordonnèrent qu'Atys fût mutilé, en même temps la mère des dieux forma les titans de la substance des astres qui sont à l'équateur. Ils naquirent dans la région des Éthiopiens et se répandirent sur toute la terre, en incendiant les forêts. Ils soumirent les hommes à leur joug, les divisèrent par tribus, leur enseignèrent à se fabriquer des armes et des vêtements, à tuer et à dompter les animaux et à semer le grain. Ils fécondèrent les filles des hommes, et il en naquit des géants qui dirigeaient les tribus et exerçaient un empire cruel. Ce fut le règne de la force et de l'intempérance. Les hommes adoraient le feu et les organes générateurs, mais ils ne connaissaient pas les autres dieux. Ils abusaient de leur empire nouveau sur la terre et n'avaient point de respect pour elle ; ils tuaient et incendiaient sans nécessité pour être agréables à leurs dieux ; ils ignoraient les liens de famille ; ils mouraient dans les excès des sens ; ils se gorgeaient de viande et de boisson ; ils entraient alors en délire ; ils se promenaient la nuit dans les campagnes, hurlant comme des bêtes fauves et se livraient à la bestialité. Aussi les monstres apparurent-ils de nouveau sur la terre, et la vie menaça de nouveau de périr par sa trop grande énergie.

Alors les dieux se décidèrent : Il est bon que les hommes vivent comme nous, soumis aux lois éternelles, et qu'il s'établisse sur la terre des cités, images de la cité céleste. Jupiter féconda donc le sein de la terre, et il naquit au nord des races de héros. Ils descendirent des montagnes boisées et ils détruisirent les fils des titans ; ce que la fable veut nous enseigner par le combat des titans et des dieux. Les héros purgèrent la terre des monstres ; ils furent les premiers rois des cités. Ils écrivirent les lois sur des tables d'airain, conformément au modèle de justice qui était écrit au fond de leur conscience. C'est d'eux que descendent les chefs des Grecs et des Romains.

En même temps le Soleil décida : II ne faut plus que le culte soit livré au hasard, il faut qu'il y ait des rites. Il est bon qu'il y ait des hommes qui ne s'arrêtent pas à la surface des choses, mais qui en connaissent la nature intime ; des hommes qui sachent les secrets de l'avenir et participent par leur science au gouvernement de l'univers, afin qu'ils soient craints et respectés. Il créa donc, près de l'Euphrate, une race puissante qui se livra à l'étude. Ce sont ces hommes qui ont su les premiers l'identité des dieux et des astres, et les ont adorés suivant leur hiérarchie. Ils ont connu les sublimes propriétés des nombres, et l'ordre de l'univers, et les rites agréables aux dieux. Ils se sont répandus à l'occident et à l'orient, des Gaules aux pays indiens ; ils ont porté partout l'écriture littérale, l'arithmétique et la géométrie ; ils ont institué les sacrés mystères. Les Syriens et les Phéniciens les appelèrent chaldéens ; les Mèdes, mages ; les Grecs et les Égyptiens, hiérarques, hiérophantes et mystagogues. Ils ont reçu mille noms dans les différents pays.

Mais quand les hommes sacrés eurent établi partout les rites, les mystères et les oracles, ils mêlèrent leur sang à celui des autres hommes, ils se multiplièrent, et à mesure l'esprit saint qui les animait s'éteignit. Les dieux se plurent souvent à tromper leurs fils dégénérés, parce qu'ils avaient révélé les doctrines cachées aux profanes. Des contradictions et des erreurs de toute sorte se glissèrent dans les pratiques de la divination et de l'évocation ; avec elles vint l'incrédulité du vulgaire, incrédulité que des hommes distingués eux-mêmes ont partagée (surtout chez les Latins, moins logiques que les Grecs et moins détachés des apparences), puisque nous voyons Cicéron conclure de l'ignorance des aruspices et des devins de Rome, et de la fourberie de prétendus chaldéens, à l'inanité des sciences sublimes, et montrer par son argumentation qu'il en ignore les véritables principes. Moi-même, j'ai honte de le dire, je fus pris dans ma jeunesse de la même incrédulité. Ce qui me dégoûtait surtout de ces pratiques, c'est que je voyais des chrétiens, malgré l'absurdité évidente de leurs doctrines, faire les mêmes miracles que je voyais accomplir aux adorateurs des vrais dieux. Mais, dès que j'eus connu mon divin Édésius, alors dans la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, il fondit ma sottise comme de la neige, il m'illumina du Verbe dont il était plein. Il me montra que des miracles analogues à ceux que je viens d'accomplir devant toi ne sont bons qu'à amuser les enfants et à dominer les femmes, qu'on peut retenir les formules d'évocation et les rites de mémoire, sans rien connaître à la véritable science. Pour elle, ses arcanes sont infinis, et celui qui la connaîtrait tout entière aurait embrassé le Parfait ou serait lui-même le Parfait. Il serait l'œil du soleil idéal qui, d'un seul regard, embrasse tout, pour qui l'éternité est un instant et l'infini un point.

Quoi donc ! parce que la tradition s'en va mourant, nous nous moquerons d'elle ! Disons avec Cicéron que la plupart des pontifes et des devins sont des ignorants et des menteurs ; mais, au lieu d'en conclure que l'homme ne peut pas entrer en communion avec l'Un, entrer en possession de cette partie de lui-même qui a la forme parfaite, et par là dominer souverainement la nature inférieure et les éléments polyédriques, concluons que cette ignorance qui s'étend partout est un motif de plus de recueillir pour l'avenir l'héritage du passé. Préparons-nous parles abstinences à célébrer les saints mystères, examinons-en toutes les pratiques, fixons-les dans notre mémoire, puisque chacune a un sens sublime, et confrontons-les ensuite avec ce que la raison nous révèle des nombres et des différentes unités. Introduisons-nous dans l'intimité des pontifes, sachons de chacun s'il a conservé quelques volumes précieux, mettons-nous à même de pouvoir juger de l'authenticité d'un écrit, s'il est tout ancien ou s'il contient des parties anciennes, si le copiste a été maladroit, si un sot a changé les anciens caractères. C'est ce que nous faisons depuis vingt ans, et nous te dirons nos découvertes. Nous ne te demandons pas de croire sur parole les vérités surprenantes que te révéleront ces volumes. Les résultats de la science sont toujours vérifiables, et c'est en cela qu'elle se distingue des superstitions juives et galiléennes. Assiste, au contraire, à la célébration de tous les mystères ; visite tous les sanctuaires et tous les pontifes ; étudie tous les anciens, à ce prix seulement tu seras agréable aux dieux, et ils se révéleront à toi, parce qu'ils aiment qu'on leur fasse violence. Puissions-nous seulement te servir pour quelques détails, et surtout pour t'affirmer que ta peine sera récompensée et que tu trouveras au delà de ce que tu imagines.

Dès que Maxime eut cessé de parler, Chrysanthe et lui se mirent à expliquer à Julien le contenu des volumes qu'ils possédaient. C'était un immense recueil de rites et de pratiques théurgiques. Il y en avait de tous les pays : chaldéens, phéniciens, égyptiens, mèdes, indiens, grecs et latins. Malgré le mépris que les disciples de Jamblique professaient pour les juifs, les écrits des docteurs juifs étaient admis dans leur recueil comme ouvrages de seconde main. A partir de ce jour, Julien reçut sans interruption les leçons de ses maîtres et ne tarda pas à les égaler.

Alors, dit Libanius, il brisa comme un lion furieux tous les liens qui l'attachaient au christianisme. Ce baptême qu'on lui avait représenté comme lavant l'homme d'une souillure originelle et le délivrant du joug des démons, il en eut horreur. Il comprit que ces démons dont on voulait le délivrer, c'étaient les dieux trois fois saints, les dieux immortels. Il résolut d'effacer de son front ce stigmate. Maxime consacra à Mithra un taureau, symbole du taureau équinoxial que le dieu égorge au printemps et dont il répand sur la terre le sang fécondant. Il supplia l'âme du monde de rejeter sur l'innocente victime la peine que Julien avait encourue en faisant profession d'athéisme. Il creusa une fosse en chantant des hymnes au soleil et en accomplissant les cérémonies d'usage, puis Julien descendit dans la fosse sur laquelle Maxime égorgea le taureau. Julien en sortit couvert de sang, mais lavé par ce sang de toutes ses souillures et devenu un nouvel homme.

Toutefois Julien cacha soigneusement sa conversion à l'hellénisme, et son projet bien arrêté dès lors de détruire le christianisme, s'il arrivait jamais au pouvoir. Pour vivre, et dans l'intérêt même des dieux, il lui fallait dissimuler. Comme il sut que Constance avait eu vent de ses relations avec les disciples de Jamblique, il retourna brusquement à Nicomédie, se fit raser la tête, se remit à suivre toutes les pratiques ariennes, fréquenta les tombeaux des saints et exerça ses fonctions de lecteur.

C'était, dit Libanius, le contraire de la fable : c'était le lion qui prenait la peau de l'âne.

 

 

 



[1] V., pour tous ces miracles : Théodoret, III, 3 ; Grégoire de Naz., Or. III.

[2] Je voudrais montrer dans ce discours comment les théurges mêlaient les légendes chaldéennes aux légendes helléniques. (C. F., Sanchoniaton.)