HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME CINQUIÈME

 

LIVRE QUARANTE-ET-UNIÈME.

 

 

Préparatifs de la guerre d'Espagne ; concentration de l'armée à la frontière. — Tentatives de l'opposition elle essaye d'accréditer un agent près de la révolution d'Espagne ; insuccès. — Envoi de secours de toute nature à l'Espagne. — Fausse alerte au ministère français ; suspension du major général Guilleminot ; réclamations du duc d'Angoulême. — Le passage de la Bidassoa est décidé ; imprévoyance des ordonnateurs de l'armée. — M. Ouvrard vient en aide au général en chef ; son rôle financier dans l'expédition. — Passage de la Bidassoa ; le corps réfugié du colonel Fabvier essaye d'entraîner l'armée, il est dispersé coups de canon. — Attitude de l'Angleterre ; M. de Chateaubriand à Londres ; ses fluctuations, sa correspondance avec M. de Marcellus ; dispositions de Canning. — Succès de l'armée d'intervention son entrée à Madrid ; les constitutionnels se retirent avec Ferdinand dans l'île de Léon. — Le duc d'Angoulême arrive devant Cadix ; proclamation pacificatrice d'Andujar ; opérations du siège ; capitulation de la ville. — Ferdinand est délivré ; sa duplicité ; il annule les déclarations d'Andujar et commence une réaction sanglante. — Lettres du duc d'Angoulême à M. de Villèle. — Suite des vengeances royales en Espagne. — Derniers efforts de Riégo ; incidents dramatiques de sa fuite ; son arrestation. — Procès dérisoire et mort stoïque de Riégo. — Rentrée triomphale du duc d'Angoulême en France et son arrivée à Paris.

 

I

Le duc d'Angoulême partit le 15 mars pour les Pyrénées. Pendant qu'il visitait ses différents corps pour les concentrer sous sa main sur l'extrême frontière à mesure qu'ils arrivaient de leurs différentes garnisons, une panique soudaine et mystérieuse saisissait le conseil des ministres a Paris, et jetait dans l'opinion publique, comme dans les premiers mouvements de l'armée, un trouble, une hésitation et des défiances qui pouvaient renverser tous les plans du gouvernement.

Les carbonari de Paris, dirigés par La Fayette et Manuel, sentaient, depuis les conspirations avortées à Belfort, à Saumur et à Paris, que leur cause se jugerait seulement en Espagne, et qu'une entente intime et concertée entre la révolution Paris et la révolution à Madrid était la seule conjuration qui pût faire à la fois triompher l'une de ces révolutions par l'autre. Ils avaient en conséquence délibéré d'accréditer et d'entretenir auprès des meneurs des cortès un agent secret, sûr, et d'une haute renommée, qui inspirât et qui imposât par son autorité morale au gouvernement espagnol les conseils les plus capables de faire triompher les plans des libéraux européens, et de déconcerter ceux des royalistes de France. Leur choix, dit l'homme le plus compétent dans ces mystères, M. de Vaulabelle, était tombé sur Benjamin Constant. Cet homme politique, exclu en ce moment de la chambre par l'expiration de son mandat, était admirablement choisi pour cette diplomatie occulte qui devait troubler l'Europe et grouper les éléments des tempêtes civiles contre les Bourbons. Né en Suisse, mais revendiquant la France par droit d'origine ; investi par l'esprit de parti d'une réputation qui dépassait ses talents, doué néanmoins d'une intelligence acérée et brillante, qui s'insinuait tantôt par le sarcasme, tantôt par l'adulation, dans les partis les plus divers, dogmatique et ténébreux dans les théories, lucide et souple dans les faits, aristocrate de naissance et de manières avec les nobles, populaire avec les démocrates, actif, secret, sachant toutes les .langues, connaissant tous les hommes importants de l'Europe, Benjamin Constant était l'ambassadeur né d'une conspiration européenne auprès d'une -révolution auxiliaire de toutes les conspirations de Madrid. Mais sa gêne et ses prodigalités étaient telles qu'il fallait lui offrir, pour le dépayser peut-être pour jamais, une indemnité de sa fortune d'homme de lettres et de sa patrie en France. Bien que les libéraux coalisés à Paris contre la Restauration possédassent, comme grands propriétaires, comme grands manufacturiers ou comme banquiers, des richesses immenses et disponibles, ils achetaient avec économie leur popularité même, et ils dépensaient plus facilement pour leur cause leurs discours que leur fortune. L'argent, dans les temps d'industrie, est le fond des choses humaines. Les grands fanatismes religieux ou politiques sont les héroïsmes des temps et des pays pauvres ; on sacrifie peu aux idées dans les temps et dans les pays ou il faut pour conquérir des vérités immoler de puissants intérêts. C'est le secret de l'avortement de beaucoup de principes dans ces dernières agitations de l'Europe. Les nations agricoles et pauvres se dévouent, les nations industrielles et riches se lassent et reculent. Les révolutions de l'esprit humain ont leurs saisons.

On ne trouva pas dans la cotisation des banquiers et dés carbonari opulents de Paris la somme suffisante 'et l'indemnité d'existence qu'il fallait assurer à Benjamin Constant. On s'adressa au duc d'Orléans, toujours confident, jamais complice des arrière-pensées des ennemis de sa famille. Ce prince refusa de solder une diplomatie contre le roi et sa patrie. Le plan avorta. On se borna à encourager par tous les moyens l'émigration en Espagne d'un certain nombre de conspirateurs acquittés dans les procès de 1820 et de 1823, de quelques officiers licenciés de leurs corps pour suspicion de complots, et de quelques jeunes gens aventuriers du carbonarisme, n'ayant rien a perdre dans leur patrie, tout à conquérir dans des entreprises désespérées, et à leur indiquer des lieux de rassemblement et d'armement sur la frontière d'Espagne. Ils y formeraient une armée française d'insurrection sous le drapeau tricolore, et ils y provoqueraient notre propre armée a l'insurrection et à la défection. Le colonel Fabvier, quoique étranger aux sociétés secrètes, était désigné pour aller prendre le com- mandement général de cette armée révolutionnaire au moment fixé. Cet officier, fanatisé par le patriotisme et par la gloire, ces deux météores de sa bouillante imagination, trouvait dans ces témérités mêmes la récompense de ses périls. Il faisait aux Bourbons la guerre d'Annibal.

 

II

Déjà ces rassemblements s'opéraient dans les environs de Bilbao et dans les villages voisins de la Bidassoa, petite rivière qui sépare les deux territoires, au nombre de quelques centaines d'hommes dans le Coblentz des carbonari. D'autres couraient par toutes nos routes pour s'y réunir. Quelques-uns de ces transfuges avaient pris le chemin de Toulouse, emportant avec eux dans leurs bagages les armes, les insignes et les cocardes destinés à provoquer nos soldats par la vue de nos anciennes couleurs. L'un d'eux, se défiant de la vigilance de la police à la porte des villes, et craignant que ces témoignages matériels de la conspiration ne s'élevassent contre lui s'ils étaient découverts, avait inscrit sur la caisse qui les contenait l'adresse et le nom du colonel de Lostende, aide de camp du général Guilleminot, chef d'état-major du duc d'Angoulême. Cette caisse, saisie aux portes de Toulouse au moment où le bruit vague d'une conspiration militaire assombrissait tous les esprits, fit croire à la complicité de M. de Lostende, et peut-être du général Guilleminot lui-même. La police de l'armée communiqua secrètement ces sinistres indices à la police de Paris. Le gouvernement alarmé crut marcher sur des mines. Le maréchal Victor, ministre de la guerre, ordonna l'arrestation du colonel de Lostende, la suspension immédiate du major général Guilleminot, et se rendit lui-même précipitamment à l'armée, abandonnant le ministère au général Digeon, et s'emparant, au nom de l'urgence et du salut de la monarchie, du titre de major général, sans consulter le duc d'Angoulême.

 

III

Ce prince, plus clairvoyant et plus confiant dans la loyauté de ses compagnons d'armes que le ministre de la guerre, la police et le gouvernement, protesta contre l'arrestation d'un brave officier sous ses yeux et contre l'éloignement du général Guilleminot de sa personne. Il écrivit au roi son oncle que ces chimères s'évanouiraient au feu du premier champ de bataille ; il écrivit à la duchesse d'Angoulême sa femme que la mesure prise par le maréchal Victor, sa présence a l'armée et l'empire que ce ministre guerrier s'arrogeait dans son état-major compromettaient sa gloire et effaçaient son autorité. Il écrivit au conseil des ministres que le rôle de généralissime d'une armée d'observation immobile et vainement comminatoire ne convenait pas à l'héritier du trône, cousin de Ferdinand, et qu'il allait résigner ses fonctions si l'armée n'entrait pas immédiatement en campagne. Ces lettres, les impatiences énergiques de M. de Chateaubriand et le crédit de la duchesse d'Angoulême sur l'esprit du roi contraignirent plus qu'ils ne décidèrent le premier ministre. Le prince reçut enfin l'autorisation d'entrer en Espagne du 5 au 10 avril.

 

IV

Mais, comme il arrive toujours dans les choses faites à contre-cœur, où l'on se laisse entraîner par l'événement, au lieu de le devancer, rien n'était prêt pour l'entrée en campagne dans un pays où on devait se présenter en auxiliaires plutôt qu'en ennemis, épargner les populations, respecter les propriétés, et ne fouler qu'avec ménagements la terre, de peur qu'elle ne se soulevât sous nos pas comme dans la guerre de 1810. Le nom français était resté odieux en Espagne depuis l'invasion d'une armée de Napoléon que le sol avait dévorée. Il fallait repopulariser ce nom dans la Péninsule en prouvant, par la discipline et par la générosité, au peuple des provinces la différence entre les Français envahisseurs venant opprimer et ravager une nation indépendante au nom d'une insatiable ambition, et les Français libérateurs venant secourir une dynastie captive et pacifier au nom d'un principe de politique et d'amitié une nation qui s'entr'égorgeait. Là était le succès ou la perte de l'entreprise. Le duc d'Angoulême et ses généraux se trouvaient, par l'imprévoyance et par l'éternelle temporisation du ministère, dans l'impossibilité de pourvoir aux besoins de l'armée. Tout manquait, vivres, magasins, charrois, fourrages pour une armée de cent mille combattants et pour une cavalerie nombreuse. On allait être contraint de donner contre-ordre à l'armée pour attendre les ressources de l'intérieur de la France, ou de traiter l'Espagne, en y entrant, comme pays conquis. Cent millions en argent étaient bien mis à la disposition du généralissime dans le trésor de l'armée, pour payer l'hospitalité qu'elle emprunterait sur la route de Bayonne a Madrid, mais aucune intelligence préexistante dans les pays qu'on allait traverser, aucun moyen de transport, aucun marché avec les fournisseurs espagnols n'avait été d'avance préparé ou conclu. On devait marcher le 5 avril, et le 3 on se demandait avec une anxiété pénible comment on nourrirait les hommes et les chevaux le surlendemain. Le prince et les généraux maudissaient l'impéritie ou l'inertie calculée de ceux qui, en permettant les hostilités, les rendaient impossibles au premier pas.

 

V

Ces embarras étaient l'objet des correspondances de l'armée avec Paris, des entretiens de la capitale, de la douleur des royalistes partisans de la guerre, et de la joie des libéraux triomphants des obstacles qui semblaient, avant la guerre même, donner raison à leurs prédictions. Un homme eut l'heureuse audace de fonder son importance et sa fortune sur ces difficultés, et de se présenter au quartier général du duc d'Angoulême pour trancher le nœud que personne n'osait dénouer.

Cet homme était M. Ouvrard. Son nom, beaucoup décrié par l'ignorance ou par l'envie, comme le nom de ceux qui dépassent ou qui devancent leur siècle, mérite d'être relevé à sa juste hauteur par l'impartialité de l'histoire. M. Ouvrard était, en affaires, un aventurier ; mais en finances, un homme de génie le génie ne consiste qu'en deux ou trois idées justes, simples et neuves, sur un objet quelconque de théorie ou de pratique, entrevues avant tout le monde par un homme dont la réflexion porte un peu plus droit et un peu plus loin que la vue confuse de son siècle. En mécanique, en science, en politique, en guerre, en administration, en finances, les inventeurs ne sont que des observateurs d'un sens plus 'exquis et plus pénétrant. De même qu'Archimède avait inventé le levier ; Newton, la gravitation ; Mirabeau, l'opinion publique ; Frédéric II et Napoléon, la guerre moderne ; Law, le crédit ; M. Ouvrard avait inventé la' confiance et la spéculation, puissances incommensurables et mystérieuses cachées au fond du commerce, et pouvant centupler en un moment, pour les particuliers, pour les compagnies et pour les États, les forces et les prodiges de la richesse privée et de la richesse publique. Son esprit net, pénétrant, était servi par une élocution confiante et persuasive, par une audace d'entreprise qui n'hésitait jamais, par une activité qui le transportait, aussi vite que sa pensée, d'une extrémité de l'Europe à l'autre, et par un bonheur de jeunesse permanente, de grâce, d'élégance grecque, qui imprimait sur ses traits la facilité et la séduction de son esprit. Ses idées justes et neuves sur les affaires, appliquées par lui à sa propre fortune, dans le commencement de sa vie et dans le chaos de détresses, de ressources, de fournitures des armées, de spéculations avec le trésor obéré du directoire et du consulat, lui avaient fait une richesse qui dépassait par moments celle de l'État. Il l'avait prodiguée avec autant d'enthousiasme qu'il l'avait acquise. Le luxe des Lucullus, des Jacques Cœur, des Médicis, des Fouquet, n'avait pas dépassé le sien ; les femmes les plus renommées par leur esprit et par leur beauté, à cette renaissance de nos luxes et de nos vices, avaient été les idoles devant lesquelles il avait épanché ses trésors. Lié avec la plus belle de toutes, madame Tallien, il en avait eu plusieurs enfants, que la dépense d'une seule de ses fêtes aurait dotés. Courtisé, envié, persécuté tour à tour par les gouvernements, il avait plusieurs fois perdu et refait d'incalculables fortunes. Au moment ou Napoléon affectait, au commencement de l'empire, la monarchie universelle du continent par les armes, M. Ouvrard venait de faire, de puissance a puissance, un traité à Madrid avec le roi d'Espagne, qui lui assurait le monopole des mines et du commerce maritime des Amériques, et un bénéfice annuel de deux cents millions. Ce traité et ces bénéfices lui permettaient de fournir au trésor français des avances et des subsides, pour lesquels il avait engagé son crédit. Ce traité trop gigantesque pour un particulier, connu de Napoléon, avait été violemment entravé et rompu par un coup de despotisme privé des ressources que le traité avec l'Espagne devait lui fournir, sommé d'exécuter des versements impossibles au trésor français, M. Ouvrard, ruiné, emprisonné par l'empereur, avait montré dans ses résistances aux avances du pouvoir un caractère, une obstination à la captivité, et une insouciance dans le martyre dignes d'une plus noble cause. La chute de Napoléon l'avait rendu à la liberté. ; il avait, sous des noms d'emprunt, recommencé sa fortune. Ses conseils avaient été les sources secrètes où les ministres des finances avaient puisé les idées de crédit qui avaient libéré le territoire et relevé nos finances. Leur génie n'était que son inspiration. On allait à lui dès qu'on manquait d'idées ; il rectifiait les fausses, il prodiguait les véritables, il répandait la vérité financière et commerciale en Europe. Il aurait gouverné et enrichi seul, les uns par les autres, tous les trésors publics du continent, si son nom, trop décrédité par ses aventures de spéculation, avait eu la même valeur dans l'opinion que ses idées. Tel était l'homme qui pressentait de loin les inexpériences et les embarras d'une grande expédition mal préparée. Connaissant l'Espagne, rompu au rôle de munitionnaire général dès sa jeunesse, et apercevant à la fois un grand service à rendre et une grande fortune à faire, Ouvrard apparut tout à coup au quartier général du duc d'Angoulême. Le moment pressait et ne laissait ni espace aux délibérations, ni occasion à de vaines répugnances ; en quelques heures M. Ouvrard eut percé la situation, convaincu les généraux et les intendants de leur impuissance, effrayé le ministre de la guerre lui-même de sa responsabilité, séduit l'état-major, entraîné le prince, et conclu un traité par lequel il se chargeait de toutes les fournitures et de tous les transports de l'expédition en Espagne, à des conditions avantageuses sans doute pour lui-même, mais plus avantageuses encore à l'expédition, et que lui seul pouvait oser et accomplir. On murmura longtemps 'en France contre ce contrat à forfait entre un homme suspect de corruption et une armée' qu'on accusa de s'être laissé corrompre. La vertu du duc d'Angoulême, l'honneur de ses principaux officiers, la probité du maréchal Victor, repoussaient ces soupçons.

Les ministres, cédant à la nécessité et à l'ascendant de la duchesse d'Angoulême à Paris, ratifièrent le contrat, révoquèrent la nomination du maréchal Victor aux fonctions de major général, rendirent le général Guilleminot à l'amitié du généralissime, et rappelèrent le ministre de la guerre à Paris. L'armée reçut ordre de s'avancer jusqu'aux bords de la Bidassoa, autre Rubicon de la Restauration, où les deux principes allaient se rencontrer face à face.

 

VI

Le colonel Fabvier, chef du noyau d'armée insurrectionnelle que les carbonari de Paris avaient recruté pour provoquer au bord de ce fleuve une émeute militaire, l'avait déjà traversé pour aller prendre le commandement de cette poignée de réfugiés et de conspirateurs. Au lieu d'un corps d'armée que le colonel Fabvier comptait trouver à Irun sur la foi des comités et des ventes de Paris, il n'y trouva que deux cents condamnés politiques, aventuriers évadés ou transfuges, moitié Français, moitié Piémontais et Napolitains, que l'exil, l'indigence, le fanatisme de la liberté, la ruine de leur cause dans leur pays, la passion d'y rentrer, même par un acte plus semblable à un embauchement qu'à une expédition, poussaient à ces entreprises désespérées. Ils étaient commandés par un ancien chef de bataillon nommé Caron ; ils comptaient dans leurs rangs quelques jeunes officiers ou sous-officiers, compromis dans des conjurations avortées, dignes d'intérêt malgré l'inconvenance de leur attitude armés contre leur pays sur un sol ennemi, mus par des passions qui aveuglaient leur patriotisme, prêts à mourir, mais humiliés de se dégrader pour leur cause. Parmi eux était Carrel, ce jeune lieutenant accouru au-devant de M. de La Fayette à Belfort, soldat de trempe héroïque, dépaysé, ainsi que Fabvier, dans cette émigration révolutionnaire, dignes l'un de l'autre, comme ils le montrèrent plus tard, de combattre à visage découvert pour l'indépendance d'une nation en Grèce ou pour la liberté du monde à Paris. Fabvier, quoique trompé dans son attente, n'était pas homme à reculer devant un parti pris, surtout devant un danger. Averti par ses correspondances secrètes avec quelques complices cachés dans les régiments du duc d'Angoulême que l'armée avait ordre de se concentrer le 7 sur la Bidassoa et de passer ce jour-là la rivière au bac de Behobie, il s'y porta avec sa petite troupe dans la nuit du 6 au 7, et il prit position sur les culées d'un pont détruit par les Français en 1813, en face des avant-postes du 9e régiment de ligne, à portée de la voix. Cette bande, afin d'impressionner davantage les yeux des soldats français par l'apparition des vieux uniformes popularisés dans les camps par les guerres de l'empire, avait revêtu les costumes des grenadiers et des chasseurs de la garde de Napoléon ; un d'eux agitait à leur tête le drapeau tricolore accoutumé dans les batailles ou dans les revues à soulever de lui-même les acclamations. Ils chantaient en chœur la Marseillaise, cet hymne où la révolution et le patriotisme, fondus dans les mêmes strophes et dans les mêmes notes, ont leur écho dès l'enfance dans l'oreille des paysans et des soldats. Leurs gestes et leurs armes renversées appelaient autant que leurs voix et leurs chants l'explosion et l'embrassement des deux camps. On entendait d'une rive à l'autre les noms de camarades et de frères d'armes que les réfugiés adressaient aux soldats. Les soldats, étonnés et immobiles à cette apparition inattendue de leur vieille cause entre eux et l'Espagne, contemplaient avec tristesse cette démonstration. Mais la sédition perdait pour eux de son danger en éclatant sur la terre ennemie ; ils comprenaient mal comment la révolution était une cause distincte du patriotisme, et comment ceux qui les invoquaient de la rive opposée comme amis se trouvaient en armes devant eux parmi leurs ennemis. Les deux troupes s'observèrent ainsi quelque temps en silence, et déjà Fabvier espérait que la marée qui commençait à se retirer lui permettrait de traverser à gué la rivière et d'enlever de plus près nos batail- Ions en jetant ses soldats dans les bras des nôtres, quand le général Vallin, qui commandait cette avant-garde, accourt au galop et commande, sans parlementer, le feu d'une pièce de canon en batterie sur la culée française du pont. Les artilleurs obéissent, le coup part et n'atteint pas, soit indulgence, soit hasard. Fabvier et ses troupes croient que cette pièce tirée sans mitraille est le signe d'une complicité séditieuse avec eux, ils crient « Vive l'artillerie ! » en agitant leur drapeau. Le général Vallin fait recharger la pièce pour toute réponse ; la mitraille cette fois foudroie et renverse un officier et plusieurs réfugiés. Ils tiennent encore un troisième coup de canon déchire le drapeau tricolore, tue celui qui le porte et couvre de plusieurs cadavres la berge espagnole de la Bidassoa. Le sort de l'Espagne, de la France et de l'Europe avait été dans la résolution du général et dans l'obéissance de quelques canonniers. Ce premier feu échangé entre l'armée du roi et l'armée de la révolution séparait pour longtemps les deux causes « Général Vallin, dit Louis XVIII en revoyant après la campagne ce brave soldat, votre coup de canon a sauvé l'Europe ! » Les compagnons de Fabvier se dispersèrent en Espagne, offrant vainement aux exaltés un concours presque partout dédaigné, humilié ou méconnu, et subissant le triste sort que l'émigration armée, quelle que soit sa cause, rencontre sur la terre et sous le drapeau étranger, la répulsion, le dédain, l'ingratitude, et a la fin la haine, le reproche et la trahison.

 

VII

Ce n'était pas sans une vive résistance du cabinet anglais et sans une énergique impulsion de M. de Chateaubriand que l'armée française franchissait ainsi la frontière. Il y avait un grand hasard à braver pour la France dans cette expédition, indépendamment des hasards de la guerre elle-même. C'étaient la rupture avec l'Angleterre et les ressentiments de M. Canning. Les mémoires de M. de Chateaubriand et des révélations de M. de Marcellus encore inédites, mais qui vont être incessamment publiées, appuyées des correspondances intimes ou officielles entre les principaux personnages de cette époque, jettent un jour complet sur ces transactions. M. de Marcellus alors premier secrétaire d'ambassade sous M. de Chateaubriand, puis chargé' d'affaires de France à Londres après l'avènement de son ambassadeur au ministère, lié à la fois par son affection à M. de Montmorency, par son poste a M. de Chateaubriand, par une certaine intimité littéraire et diplomatique avec' M. Canning, était à la fois le confident et l'intermédiaire des rapports de ces trois hommes d'État entre eux. Nul esprit plus pénétrant ne pouvait percer de plus près le mystère de ces pensées diverses, nul écrivain plus véridique ne pouvait les révéler, bien voir, bien comprendre et bien retracer ce sont les trois qualités de ces témoins intelligents et probes de l'histoire ; elles étaient réunies dans ce jeune diplomate devenu plus tard son propre historien.

 

VIII

En arrivant à Londres quelques mois avant la guerre d'Espagne, M. de Chateaubriand n'avait que dès incertitudes et des fluctuations dans l'esprit. Dans le premier éblouissement de son premier grand rôle politique, il jouissait avant tout de son élévation. Il se flattait de trouver à Londres une popularité de gloire analogue à celle dont son génie et son parti l'enivraient à Paris. Il voulait attirer à lui par cette renommée, par cette importance et aussi par l'importance du poste de Londres, toutes les affaires extérieures de l'Europe. Il était, par sa sensibilité et par sa mélancolie un peu morose, très-capable de désenchantement et de dégoût. Il n'avait pas tardé à éprouver ces ennuis et ces découragements de cœur qui prévalaient souvent en lui sur les activités et sur les ambitions de l'esprit. L'Angleterre avait trompé son amour-propre. L'homme littéraire n'y était connu que de nom, l'homme politique n'y était encore révélé aux hommes politiques que par ses excès de zèle, de plume, et de doctrines en faveur de l'autel et du trône. Ces titres n'inspiraient pas à un pays étranger, indifférent à nos querelles, le même engouement qu'à Paris. Ils faisaient de M. de Chateaubriand, aux yeux de l'Angleterre, un homme de parti plus qu'un homme d'État. D'un autre côté, sa naissance, quoique noble en France, ne lui assurait pas d'avance le respect et la déférence de ce monde aristocratique tout conventionnel. Après quelques mois de séjour employés à visiter cette capitale et ces campagnes qu'il avait habitées, pauvre, inconnu dans sa jeunesse, ce séjour, cette oisiveté, cet isolement du bruit de son nom, que tous les échos lui renvoyaient en France et que la distance et l'indifférence étouffaient à Londres, lui pesaient. Il brûlait du désir de rentrer en scène et de rappeler l'attention distraite sur lui en rentrant en France, en reprenant un rôle parlementaire à la chambre des pairs et en conquérant le ministère sur les répugnances du roi. M. de Villèle et M. de Montmorency connaissaient ces dispositions de son esprit inquiétantes ou menaçantes pour eux, et les redoutaient. Ses amis politiques et littéraires, et surtout les femmes éminentes qu'il avait toujours cultivées, autant par politique que par inclination, comme des complices de sa gloire et des instruments de sa fortune, madame de Duras, madame de Montcalm, madame de Castellane, madame Récamier, et plusieurs autres, consultées par lui sur l'opportunité de son retour, ne cessaient de lui représenter que le moment n'était pas venu, qu'il n'avait pas encore conquis par d'assez longs services a l'étranger le droit de revenir s'emparer de la direction des affaires de l'Europe, que le roi le redoutait, que M. de Villèle était bien aise de le tenir à distance, que M. de Montmorency lui-même, son ami, verrait avec douleur en lui un compétiteur et un rival, que sa fortune enfin, nulle par ses pères, obérée par ses .dettes, à peine réparée par ses pensions et les traitements que lui prodiguait la cour, avait besoin pour se refaire des trois cent mille francs fixes et des nombreux suppléments de traitement de son ambassade ; qu'il fallait attendre, patienter, mériter, et que son parti, ses amis et ses zélatrices ne laisseraient pas s'échapper l'heure de le rappeler et de l'élever à la hauteur où l'opinion, l'amitié, l'amour, le rappelaient par tant de désirs.

 

IX

Ces temporisations ne le ralentissaient pas ; il avait la fièvre de retour, la nostalgie de l'ambition. La terre et le ciel de Londres lui étaient également ennemis. Sa physionomie maladive, inquiète, découragée, le monde et la solitude tour à tour recherchés et évités, l'affaissement de son attitude, la brièveté de ses paroles, l'oisiveté de sa plume, le feu sombre et amorti de ses yeux, tout révélait en lui à cette époque la consomption du génie. Il voulait partir. La passion même qui le dévorait secrètement alors pour une jeune femme, artiste d'une rare beauté, qui l'avait suivi à Londres, ne suffisait pas à le retenir.

Cependant, par un de ces retours soudains et capricieux que l'ambition explique autant que la nature, à peine M. de Chateaubriand eut-il connaissance de l'intention des souverains de se réunir en congrès à Vérone, qu'il témoigna dans ses entretiens, dans ses lettres confidentielles et dans ses dépêches même à M. de Villèle une extrême opposition à toute participation de la France à cette délibération en commun sur les affaires de l'Espagne et de l'Europe. Immixtion insolente, disait-il, des cabinets du Nord dans les affaires du Midi ; compromission, amoindrissement, humiliation de la France, qui a sa sphère à elle, et qui doit la conserver indépendante et personnelle pour la grandir et la relever par la seule et libre détermination de ses intérêts, par la seule volonté de ses rois et par la seule force de ses armes. Il penchait alors pour l'extension des droits constitutionnels des peuples dans le midi de l'Europe, pour une alliance libérale et protectrice de ces droits avec l'Angleterre. Il s'était lié par analogie de goûts littéraires et par émulation d'action politique avec M. Canning, homme de bruit et de passion comme lui, et la popularité de cet homme d'État, alors dans l'opposition, lui semblait un modèle de vie a envier et à imiter à son retour en France. Ces deux hommes se voyaient fréquemment, et, également dégoûtés des petitesses des choses et des médiocrités envieuses des hommes, ils se consolaient dans l'imagination et dans l'amitié.

 

X

Mais, par un troisième revirement d'esprit, de situation et d'ambition, à peine M. de Chateaubriand eut-il connaissance des noms des ministres et des diplomates illustres que les souverains amenaient avec eux ou que les cours accréditaient pour assister à ce grand conseil européen, et à peine entrevit-il la haute importance que ces hommes allaient recueillir pour leur nom et pour leur fortune de cette participation aux résolutions de l'Europe, qu'il se passionna tout à coup jusqu'au délire de la volonté d'y assister lui-même au nom de la France. Il écrivit vainement à M. de Villèle et à M. de Montmorency pour les convaincre de la convenance et de la nécessité d'envoyer leur ambassadeur d'Angleterre à Vérone. Il leur représenta inutilement que tous les envoyés principaux de toutes les puissances, les Hardenberg, les Capo d'Istria, les Caraman, les Rayneval, les Laferronays, les Metternich, les Castlereagh, devançant ou accompagnant leurs maîtres à ces conférences, il était indispensable que l'ambassadeur de France à Londres y fût convié, sous peine de le dégrader de son prestige et d'humilier l'Angleterre elle-même en la traitant avec moins de déférence qu'on ne traitait Vienne, Pétersbourg, Berlin, Turin ou Naples. Ces deux ministres furent sourds à ces insinuations. M. de Villèle voulait être libre de ses mouvements au congrès et ne pas avoir à compter avec la popularité éclatante d'un ambassadeur qui effacerait son propre gouvernement. M. de Montmorency pressentait qu'au retour d'un congrès où la plume et la parole de M. de Chateaubriand auraient eu l'ascendant ou le retentissement que le génie donne aux délibérations diplomatiques comme aux délibérations parlementaires, M. de Chateaubriand le contraindrait par droit de supériorité à lui résigner le ministère. Il aimait M. de Chateaubriand, mais il le redoutait a, la tête des affaires pour son pays. Il voulait l'intervention, et il se défiait de l'ascendant que l'opinion libérale de M. Canning exerçait en ce moment sur l'esprit de M. de Chateaubriand. Le roi lui-même pensait à cet égard comme M. de Villèle et comme M. de Montmorency. Il ne pouvait pas diminuer, il n'osait pas négliger, il ne voulait pas grandir un homme qui lui était imposé par sa renommée et par son parti, mais qui ne lui inspirait eh réalité ni attrait ni sécurité. Saisi de ces refus, M. de Chateaubriand résolut de faire un dernier effort sur M. de Montmorency pour lui arracher son titre de plénipotentiaire au congrès. Convaincu de l'inefficacité des lettres, il envoya M. de Marcellus, son premier secrétaire d'ambassade, à Paris, chargé de cette négociation désespérée. « Allez, lui dit-il, et rapportez ma nomination ou mon désespoir. » M. de Marcellus arriva à Paris convaincu que la passion de son ambassadeur était plus dangereuse encore à contrarier qu'a satisfaire. Lié avec M. de Montmorency, il lui représenta que le mécontentement et l'exaspération d'un homme de l'importance de M. de Chateaubriand dans la monarchie étaient un élément de trouble, et de ruine dans le gouvernement, que l'ambition aigrie d'un tel caractère ne s'arrêterait pas devant le sacrifice de son poste et de ses intérêts, qu'il prendrait un plus long refus pour une souveraine injure, qu'aucune hiérarchie, aucune obéissance, aucune considération ne le retiendrait à Londres ; qu'à peine M. de Montmorency serait-il parti pour le congrès, que M. de Chateaubriand arriverait à Paris, qu'il y fomenterait dans le parti de l'opposition ultraroyaliste et dans la presse des divisions et des orages tels, que M. de Villèle, pour les conjurer, serait contraint de sacrifier M. de Montmorency lui-même, et de donner le ministère des affaires étrangères à M. de Chateaubriand, et que le seul moyen de contenir une si ardente et si implacable passion d'agir, c'était de lui céder le congrès pour sauver le gouvernement.

M. de Montmorency frémit et comprit ; il aima mieux un collègue embarrassant à Vérone qu'un compétiteur certain a Paris. M. de Villèle et le roi, plus contraints aussi que convaincus, cédèrent aux instances de M. de Montmorency. M. de Marcellus, huit jours après, rapporta à son ambassadeur la nomination qu'il n'espérait plus. La joie du triomphe fut égale dans M. de Chateaubriand à l'anxiété de l'attente ; mais, comme tous ses sentiments, elle fut courte et traversée de découragements anticipés et de dégoûts. L'ennui n'est que le vide de l'âme ; plus l'âme est vaste, plus le vide est grand : M. de Chateaubriand avait l'ennui immense. Il s'achemina lentement vers Paris, ralentissant son voyage, qui dura huit jours, par les entrevues et les adieux prolongés à cette femme qui partageait alors son cœur entre l'amour, la gloire et l'ambition.

 

XI

A peine était-il rentré à Paris du congrès de Vérone et avait-il pris le timon des affaires, qu'on sent l'ennui qui le saisit au sommet de son ambition comme en bas. La correspondance intime échangée entre lui et son confident, M. de Marcellus, est un jour nouveau et complet jeté a la fois sur les dispositions de cette âme et sur la marche de cette affaire. On y sent à chaque ligne, dans les lettres de M. de Chateaubriand, d'un côté le désenchantement du poète, de l'autre le coup d'œil juste et la volonté irrésistible de l'homme d'État résolu à faire violence aux obstacles et de laisser à son pays une trace illustre de son passage aux affaires.

« Me voilà enfin sur un théâtre bien orageux, écrit-il à M. de Marcellus le 28 décembre, le lendemain de son avènement au ministère, j'en descendrai peut-être bientôt comme tant d'autres, mais du moins je n'en descendrai pas sans honneur ! »

« J'ai remis votre lettre à M. Canning, répond M. de Marcellus. « M. de Chateaubriand aime les crises, m'a-t-il dit. — Non, ai-je répondu à M. Canning ; mais il veut les solutions !... »

« Tout le bruit qu'on fait à Londres contre moi passera, écrit M. de Chateaubriand le 2 janvier. L'Angleterre aime la souveraineté des peuples, mais nous, nous ne la reconnaîtrons jamais ! Les crises ? je ne les aime ni ne les crains, la France fera face à tout le monde et n'a peur de rien... Ne vous effrayez ni de ta baisse des fonds publics, ni de tous les bruits de gazettes, c'est une crise, en effet, mais le succès est au bout. »

« Je ne vous trompais pas, mande M. de Marcellus, M. Canning, encore irrésolu, flotte entre les opinions monarchiques qui ont fait son ancienne renommée, et la faveur populaire qui lui ouvre un chemin plus sûr au pouvoir. Mais comme il écoute avant tout l'écho de l'opinion libérale, et tend sa voile au vent qui souffle, on voit d'avance de quel côté il va pencher. Élève de Pitt, conservateur jusqu'à ce jour, il va se faire à demi libéral ; il adoptera les principes démocratiques, si ces principes prévalent ici, il en veut surtout à l'aristocratie, il n'est pas aimé du roi ; mais le peuple, épris de ses talents, l'a placé où il est, et le peuple l'y maintiendra s'il obéit à l'engouement du peuple. »

« Laissez dire, écrit M. de Chateaubriand, la mauvaise humeur de M. Canning et du gouvernement anglais passera, et si elle ne passe pas, peu importe, délivrons Ferdinand, tenons-le dans nos mains, et nous serons en situation de braver toutes les menaces. Que feront les frégates anglaises dans la baie de Cadix ? Ou bien elles forceront le blocus, et il y aura alors hostilité ; or, vous pouvez être sûr que, tant que je serai dans le ministère, je ne laisserai jamais insulter le pavillon français ; ou bien ces frégates ne feront rien, mais alors il est évident que leur seule présence encouragera les cortès à la résistance, et prolongera la captivité de Ferdinand. Est-ce là de la neutralité ? »

Et plus loin, après le mémorable discours de M. Canning à la chambre des communes, dans lequel ce ministre déchaînait les vents sur l'Europe, et faisait des vœux impuissants, mais retentissants, pour le triomphe des cortès :

« Voilà l'orage enfin venu, écrit-il, je l'entendais gronder. M. Canning a fait des vœux contre nous et pour nos ennemis, au milieu des applaudissements passionnés de l'opposition qui se répercutent aujourd'hui dans la rue, et pendant le silence embarrassé de ses amis ; oui, c'est bien là sa véritable pensée, son secret enfin lui échappe. L'amour de la popularité l'emporte ; adieu son passé monarchique et le culte de M. Pitt Je le redis néanmoins au fort de la tempête, nous triompherons »

On sent à ces paroles que M. de Chateaubriand avait le mot de la Russie et de l'Autriche ; et qu'assuré de ces deux appuis depuis ses entretiens de Vérone avec l'empereur Alexandre et M. de Metternich, il croyait pouvoir braver impunément les murmures passagers de la tribune de Londres.

« Ne redoutez pas, lui réplique M. de Marcellus, la moindre intelligence entre les cours de Vienne et de Londres. M. de Metternich est blessé au cœur, il déplore la perte de lord Castlereagh et sa longue intimité avec ce ministre. M. Canning, de son côté, ne peut oublier les lamentations dont M. de Metternich a salué la mémoire de son prédécesseur, et ces mots de perte irréparable appliqués par lui à la mort tragique de lord Castlereagh tintent encore aux oreilles de M. Canning...

« Il est temps, continue-t-il, de jeter un regard sérieux sur l'avenir, et sur le dangereux ministre qui est venu se placer à la tête des destinées de l'Angleterre. Il nous faut sa chute ou sa conversion. Il ne tombera pas, ses ennemis n'ont pu l'exiler sur le trône des Indes — dont il avait été nommé gouverneur général avant la mort de lord Castlereagh —. M. Peel, jeune, ferme et populaire, s'avance sans impatience vers le ministère qui ne peut lui manquer un jour ; lord Wellington, guerrier peu redoutable sur le champ de l'intrigue, a dû céder aux talents et à l'habileté de M. Canning. Il ne tombera pas, il faut donc pour nous qu'il change de conduite, et que de Breton qu'il est, il se fasse Européen ; faites reluire à ses yeux l'éclat d'une grande gloire diplomatique, assemblez un nouveau congrès, qu'il vienne y traiter a son tour des intérêts de l'Orient ; des colonies américaines, de nos quatre dernières révolutions éteintes en deux ans, la Grèce, l'Italie, le Portugal, l'Espagne ! que l'Europe le couvre de faveurs ! inaccessible à l'or, il ne l'est pas a la louange ; enfin, réconciliez-le avec ses anciennes opinions monarchiques, et pardonnez-moi si, malgré son jeune âge, je parle si librement avec vous des plus hauts intérêts de mon pays ! » Tout le secret de la politique britannique relativement à l'Espagne était en effet alors dans l'âme, dans la parole et dans la double situation de M. Canning, fidèlement dépeintes par le jeune confident de M. de Chateaubriand dans cette correspondance, qui se résume ainsi

« On prétend, disait récemment M. Canning, que je me suis trompé sur cette affaire d'Espagne. Il vaut mieux se tromper une fois que se tromper deux et il vaut mieux se tromper deux fois que d'avouer qu'on s'est trompé une.

« C'est dans ces subtilités énigmatiques que vont se noyer les grands intérêts des nations. M. Canning s'est obstiné à considérer notre triomphe comme sa défaite, et tout ce qui diminuerait nos succès comme un adoucissement à ses amertumes. »

 

XII

Telle était la situation réciproque de M. Canning et de M. de Chateaubriand au moment où le duc d'Angoulême, sans regarder derrière lui, franchit la Bidassoa.

Nous ne raconterons pas militairement une expédition plus politique que militaire, qui n'offrit jusqu'à l'arrivée du généralissime sous les murs de Madrid et de Cadix qu'une marche rapide, une résistance molle et déconcertée par la division des cœurs dans le peuple espagnol, une admirable discipline, une intrépidité réfléchie. Si elle n'eut point l'éclat des sanglantes guerres de 1808, en Espagne, elle valut au nom français une renommée plus sérieuse de subordination, d'honneur et d'humanité. L'armée fut partout digne d'elle-même, de l'empire et de la restauration. Les anciens généraux qui avaient fait les expéditions de la république et de Napoléon y confirmèrent leur gloire, les nouveaux y méritèrent leur réputation. Cette guerre restera le modèle des guerres d'intervention, où il faut être à la fois l'ennemi des uns, l'auxiliaire des autres, l'arbitre de tous dans les pays conquis.

Ballesteros commandait en chef les armées espagnoles. Le duc d'Angoulême, laissant à ses lieutenants le soin de préserver ses flancs et ses communications contre les corps d'armée de Mina en Catalogne, de Morillo dans la Galice et les Asturies, s'avança en masse contre Labisbal, qui commandait l'armée constitutionnelle du centre et couvrait Madrid. Le peuple, comprimé jusqu'à notre approche par la crainte des exaltés, ne se levait que pour accueillir nos troupes et pour se ranger en guérillas sous les drapeaux de la régence. Un chef de partisans royalistes, Bessière, insultait presque impunément les faubourgs de Madrid. Labisbal s'y renfermait avec son armée, et négociait sourdement avec les émissaires de la régence pour éviter à la capitale des extrémités sanglantes qui ne pourraient que ravager l'Espagne sans parvenir à la soulever. Le roi, malgré son refus d'abandonner sa capitale, avait été contraint de quitter Madrid avec sa famille sous une escorte de six mille hommes, en prisonnier plus qu'en roi. Les cortès l'avaient rejoint à Séville pour garder aux yeux de l'Espagne et du monde ces dehors d'un gouvernement légal, où les trois pouvoirs constitutionnels représentaient encore la patrie. On lui faisait signer, en lui tenant la main, des manifestes semblables à ceux de Louis XVI en 1791, dans lesquels il répudiait les secours oppressifs de la France, et revendiquait la responsabilité des actes du gouvernement qui l'enchaînait.

Pendant que ces manifestes mentaient à l'Europe sans la tromper, Saragosse, Tolosa, toutes les villes occupées par nos troupes brisaient la pierre de la constitution et saluaient le drapeau français comme le signe de leur délivrance. Le duc d'Angoulême s'avançait vers la capitale sous des arcs de triomphe. Labisbal lui avait envoyé le général Zayas pour traiter de la capitulation de Madrid. Pendant que le prince et Zayas la délibéraient et la signaient, lé peuple et les soldats, indignés de la faiblesse ou de la trahison de Labisbal, s'insurgeaient contre lui et le contraignaient à chercher son salut dans la fuite. Déguisé, fugitif, caché sous un faux nom et suivi seulement d'une femme dévouée vêtue en homme, Labisbal se dérobait aux poignards, atteignait les avant-postes du maréchal Oudinot, et, protégé par des détachements français, se réfugiait avec peine en France.

Le peuple donnait à sa place un autre général à son armée. Mais il se retirait également devant l'approche des Français, la désaffection des provinces, l'écroulement imminent des cortès. Zayas restait seul avec quelques escadrons pour imposer l'ordre aux exaltés et à la multitude et pour remettre la capitale intacte aux mains des Français. Le prince, avant d'y entrer, publiait une proclamation par laquelle, en conservant le pouvoir militaire, il remettait le pouvoir politique à la régence nationale. M. de Martignac, jeune avocat de Bordeaux, élève et ami de M. Lainé, qui suivait l'armée en qualité de commissaire général du gouvernement français, afin que les mesures du gouvernement ne cessassent pas, même dans les camps, d'appartenir aux ministres et d'engager leur responsabilité devant les chambres, avait conseillé, rédigé et signé cette proclamation. Elle satisfit l'orgueil castillan, releva le cœur des royalistes, abattit l'exaltation de la multitude et aplanit l'entrée de Madrid au prince. Une partie immense du peuple s'avança au-devant de lui hors des murs, des palmes et des lauriers dans les mains. Il comprima d'une main impartiale et ferme toute réaction et toute vengeance d'un parti contre l'autre. La magnanimité de son cœur l'élevait naturellement, à Madrid comme à Paris, au rôle de pacificateur et d'arbitre ; il dédaignait celui de chef de parti.

 

XIII

Deux colonnes, l'une commandée par le général Bordesoulle, l'autre par le général Bourmont, s'élancèrent à la poursuite de l'armée de Madrid et s'efforcèrent de la devancer à Séville. Les cortès, à leur approche, sommèrent 'le roi de les suivre à Cadix, espérant toujours que l'Angleterre, qui avait accueilli avec ivresse leur ambassadeur, sortirait de la neutralité impopulaire à Londres dans laquelle M. Canning avait peine à la contenir, et se déclarerait protectrice armée de leur indépendance. Ses flottes pouvaient leur prêter à Cadix un secours que la révolution n'attendait plus de l'intérieur. Ferdinand, qui sentait du fond de son palais de l'Alcazar, à Séville, son peuple et d'Europe derrière une poignée de libéraux et de soldats, refusa avec énergie d'obéir autrement que par la force à leur sommation. Le député Galiano proposa de déclarer la déchéance temporaire d'un prince qui refusait de s'associer aux actes désespérés de ses geôliers. Une régence révolutionnaire fut nommée pour remplacer temporairement le pouvoir royal annulé dans Ferdinand. L'ambassadeur d'Angleterre ne reconnut pas cette déposition violente et s'éloigna lui-même de Séville. Le roi, entraîné par la violence avec sa famille dans les murs de Cadix, ne fut plus que l'otage de la révolution. A peine-les troupes constitutionnelles qui opprimaient le sentiment du peuple, à Séville, furent-elles repliées sur Cadix, que Séville se souleva et massacra les partisans des cortès. Les provinces encore indécises, en apprenant l'enlèvement du roi et. les outrages contre la couronne, frémissent comme d'un sacrilège et se déclarent partout pour les Français ses libérateurs. Le général Morillo, comte de Carthagène, chef d'une des armées constitutionnelles, passe avec la moitié de ses troupes dans les rangs des royalistes ; toutes les villes fortes tombent l'une après l'autre au pouvoir des généraux du duc d'Angoulême. Mina, Riégo et quelques-uns des généraux les plus désespérés de l'île de Léon soutiennent seuls dans la. Catalogne et dans les montagnes une cause abandonnée par la nation et qui s'est dépopularisée elle-même par ses anarchies et par ses excès. Le duc d'Angoulême peut concentrer avec sécurité son armée victorieuse sous les murs de Cadix. Cernée par terre, bloquée par mer, cette ville, peuplée de quatre-vingt mille âmes, défendue par vingt mille soldats, maîtresse de la personne du roi, refuge des cortès, était le dernier et redoutable asile de la révolution. Elle pouvait à la fois négocier et combattre. Ferdinand, comme en réparation des outrages et des dépositions de Séville, y avait reçu de nouveau la plénitude apparente du pouvoir royal, afin de sanctionner par le nom du roi les derniers efforts de la révolution et les négociations des cortès avec l'armée française ; prisonnier cependant dans son palais, on lui interdisait jusqu'à la promenade sur la terrasse de sa demeure, de peur que sa présence ne soulevât de pitié ou de zèle le peuple attendri de sa captivité. Ballesteros, après Morillo et Labisbal, faisait sa soumission et celle de son armée au roi. La division des généraux et des membres des cortès agitait Cadix. Riégo en sortait comme il était sorti de l'île de Léon, au premier acte de la révolution, pour aller insurger les provinces derrière les Français. Les membres modérés des cortès, menacés par les exaltés, se réfugiaient a Gibraltar auprès de l'ambassadeur 'd'Angleterre. Le parti extrême et désespéré de cette Convention, enfermé dans la ville, jurait de s'ensevelir avec le roi sous les ruines de la place. On tremblait pour la vie de Ferdinand et de sa famille. Des sorties fréquentes, nombreuses, et toujours héroïquement repoussées par l'intrépidité de nos troupes, couvraient de cadavres espagnols les abords de la place et les rivages de la mer que se disputaient les deux armées. Le découragement chez les uns, le désespoir chez les autres, rentraient dans la ville avec les bataillons décimés des cortès. Les vivres et les munitions manquaient. L'héroïsme des constitutionnels ne s'affaissait pas. La révolution voulait périr les armes à la main pour laisser du moins une protestation sanglante au despotisme.

 

XIV

Le duc d'Angoulême n'avait plus qu'à recueillir, dans la reddition volontaire ou forcée de Cadix, le fruit de sa triomphante expédition. Il donnait des jours à la réflexion et aux retours de sagesse des cortès, dans la crainte de compromettre la vie de Ferdinand en poussant au désespoir ceux qui la tenaient dans leurs mains. Plein de sollicitude pour la pacification de l'Espagne et d'indignation contre les vengeances que les royalistes, triomphant à l'ombre de ses drapeaux, tentaient d'exercer déjà sur les constitutionnels, ce prince, retirant une partie de la dictature qu'il avait dû donner à la régence de Madrid, publiait à Andujar une ordonnance protectrice de la liberté et de la sécurité des vaincus. Il interdisait aux autorités espagnoles t'arrestation pour cause politique des Espagnols civils et militaires, et ordonnait la mise en liberté immédiate de tous ceux que la réaction avait emprisonnés. C'était l'amnistie générale proclamée au nom de la France, arbitre armé des partis qu'elle avait séparés, politique aussi sage que magnanime donnée en gage à la réconciliation et en exemple a Ferdinand.

 

XV

Pendant que le prince offrait ainsi une capitulation honorable à Cadix et une sécurité aux vaincus dans les provinces, il donnait un assaut décisif a la presqu'île du Trocadero, dont les fortifications éloignaient nos bombes de la ville. L'armée, la flotte, le prince, abordaient ce volcan d'artillerie avec cette valeur calme qui n'aperçoit pas la mort derrière le devoir, et qui constitue dans le général et dans les troupes ce qui n'est pour les Français que le sang-froid de l'héroïsme. Le duc d'Angoulême s'exposa au boulet comme le plus aguerri de ses grenadiers. Le prince de Carignan, exilé de sa patrie pour sa participation à la révolution de Turin, et qui voulait racheter sa faute par un repentir illustré sur le champ de bataille, marcha en volontaire à l'assaut de l'isthme au premier rang des grenadiers de la garde royale. Étrange et triste destinée de ce prince, brave mais indécis, qui avait soulevé l'armée de son oncle, le roi de Sardaigne, pour la constitution d'Espagne et venait aujourd'hui combattre cette même révolution dans les murs de Cadix, et qui, après avoir ensuite poursuivi et puni sur le trône, pendant un règne long et ingrat, les amis complices de sa première tentative révolutionnaire, devait arborer en Italie, en 1848, la cause de l'indépendance et de la révolution, et revenir enfin près de cette même mer d'Espagne mourir de sa défaite et de sa douleur victime tour à tour des deux causes qu'il avait provoquées, désertées, combattues et servies toujours à contre-temps.

 

XVI

La prise du Trocadero plaçait Cadix sous les bombes de nos frégates et sous les boulets de nos batteries. Le peuple bouillonnait dans la ville et menaçait les ministres, les généraux et les cortès, qui menaçaient à leur tour le roi. Les membres du gouvernement envoyèrent le général Alava, militaire diplomate suspendu entre les deux causes, adresser des propositions de paix au duc d'Angoulême. Le prince répondit qu'il ne traiterait qu'avec le roi rendu à la liberté. « Quand Ferdinand sera libre, ajoutait-il, j'engagerai de tous mes efforts le roi à accorder une amnistie générale et à donner à ses peuples les institutions qu'il jugera en harmonie avec sa sagesse et avec les besoins de l'Espagne. » Les cortès, à la fois satisfaites et inquiètes de cette réponse, renvoyèrent le même négociateur demander à quel signe le généralissime de l'armée française reconnaîtrait la liberté du roi. Le prince répondit que le roi. ne serait libre à ses yeux qu'au milieu de son armée, à Port-Sainte-Marie, ou à Chiclana. Le duc.de Guiche, fils du duc de Gramont, aide de camp du duc d'Angoulême, revenu avec lui d'émigration et devenu un des plus brillants officiers de la nouvelle armée, porta lui-même à Ferdinand la lettre qui le conviait à cette entrevue. L'espérance d'une médiation de l'Angleterre, l'arrivée à Cadix de sir Robert Wilson, officier anglais qui soufflait partout sur le continent la flamme des foyers révolutionnaires, la présence du premier complice de Riégo, le général Quiroga, rentré dans la ville pour relever le fanatisme expirant de la Péninsule là où il l'avait allumé, rompirent les négociations, resserrèrent la captivité de Ferdinand, firent convoquer les cortès pour nommer un conseil militaire chargé de défendre à tout prix le dernier rempart de la constitution. Le prince répondit a ces menaces par l'assaut du fort Santi-Petri par la prise de l'île de Léon et par le bombardement de la ville, prélude d'un dernier assaut. Les cortès enfin, intimidées par l'agitation du peuple, par le découragement de leurs soldats et par l'imminence du péril, rendirent par un décret le pouvoir absolu au roi, et le conjurèrent de se rendre au camp du duc d'Angoulême pour y intervenir entre son peuple et l'armée française. Elles feignirent, pour sauver l'honneur de la révolution, de croire à la bonne foi et à l'intercession sincère de Ferdinand en faveur de la cause dont il était victime ; elles ne crurent en réalité qu'à son ressentiment et a sa vengeance, écrite d'avance dans son caractère et dans le fanatisme des royalistes et des moines. Mais cette capitulation les préservait du supplice ou des cachots qui les attendaient dans une ville emportée d'assaut, et leur donnait le temps de chercher un refuge sur les vaisseaux anglais et à Gibraltar. Elles rendirent leur otage pour racheter leurs têtes.

 

XVII

Le 1er octobre, à midi, le duc d'Angoulême, informé de la prochaine arrivée de Ferdinand, rangea l'armée française en bataille, au bord de la mer, à Port -Sainte-Marie, pour honorer le premier pas du roi d'Espagne sur son territoire affranchi. A midi, l'armée libératrice aperçut le cortége royal qui fendait les flots en s'avançant vers le môle. Une multitude d'embarcations légères, pavoisées des drapeaux de France et d'Espagne, pleines des amis de Ferdinand et des spectateurs de cette grande scène qui allait changer les destinées de l'Espagne, escortaient l'embarcation du roi. Ce prince, la reine, ses frères, compagnons de sa longue captivité, contemplaient avec une avide impatience le môle de Port-Sainte-Marie, les bataillons de, l'armée française, l'état-major du duc d'Angoulême, où les attendaient enfin la vie, la liberté, la couronne. Ils tremblaient, jusqu'au dernier coup de rames, qu'un repentir ou une sédition des exaltés, entre les mains desquels ils étaient encore, ne les rappelât aux captivités, aux outrages, aux dangers qu'ils laissaient enfin derrière eux. Le général Alava, négociateur confidentiel entre le roi et les libéraux ; l'amiral Valdès, qui avait protégé la veille sa personne contre l'insurrection des miliciens de Madrid, debout dans la chaloupe royale, s'entretenaient familièrement avec le roi. Ferdinand, qu'une longue habitude de déférence apparente avec ses ennemis pendant leur long triomphe avait accoutumé à la feinte de sentiments, de visage et de paroles, dissimula jusqu'au dernier coup de rames qui fit échouer la chaloupe sur le sable de Port-Sainte-Marie. Il parlait à Valdès et à Alava de sa reconnaissance, du besoin qu'il aurait de guides et de conseillers expérimentés et populaires pour son nouveau règne il les engageait à se fier à sa magnanimité, à débarquer avec lui et à quitter pour jamais cette ville agitée et peu sûre où leurs égards pour sa personne leur seraient peut-être imputés à crime. Soit devoir envers leur parti, soit défiance des caresses du roi, les deux généraux se refusaient à prendre terre avec la -famille royale. Les officiers français qui bordaient le rivage s'attendaient à les voir récompenser par le roi, au moment où ce prince débarquerait sous leurs auspices, par un de ces pardons éclatants qui changent en faveurs les ressentiments effacés par la grandeur du service. Mais le roi, dès qu'il se sentit en sûreté sous les baïonnettes de l'armée libératrice, lança sur Valdès et sur Alava un de ces regards qui prophétisaient la mort. Ils comprirent ce coup d'œil en virant de bord ; sans attendre ni une autre récompense ni un autre avertissement, ils s'éloignèrent à force de rames d'un rivage qui ne leur présageait que la vengeance.

« Les misérables ! murmura le roi assez haut pour être compris des Français qui se pressaient autour du duc d'Angoulême, ils font bien de se soustraire à leur sort. »

 

XVIII

Le duc d'Angoulême, s'avançant vers le roi et pliant le genou comme s'il lui eût demandé pardon d'avoir foulé son royaume pour sauver sa royauté et sa vie, reçut Ferdinand dans ses bras. Une clameur unanime des Espagnols et des Français témoins du débarquement salua cet embrassement des deux princes et des deux branches de la maison de Bourbon sur la plage où les deux monarchies et les deux dynasties se relevaient l'une par l'autre. Le duc d'Angoulême présenta respectueusement au roi ses généraux et ses officiers, ses troupes fières d'avoir concouru à sa délivrance. Il voulut lui présenter aussi le général espagnol Ballesteros, qui s'était rallié avec son armée à la cause du roi et qui croyait trouver son pardon dans sa défection ; mais Ferdinand en l'apercevant fronça le sourcil, détourna la tête et l'écarta du geste, comme un souvenir pénible de ses mauvais jours. L'Espagnol s'éloigna en silence et rejoignit son corps d'armée, plein de doutes sur le sort que son maître préparait aux infidélités et même aux repentirs.

La multitude, accourue des villes et des campagnes voisines pour réparer, par ses prosternements et ses acclamations, les offenses reçues par la majesté royale, et pour se précipiter dans la servitude avec la même rage que la populace de Madrid avait témoignée pour se précipiter dans les séditions et dans le sang, exalta la vengeance instinctive du roi par ses cris d'enthousiasme et de mort. Ces cris de : « Vive le roi absolu ! vive la religion ! meure la nation ! meurent les constitutionnels ! » accompagnèrent Ferdinand jusqu'au palais qu'on lui avait préparé et où le duc d'Angoulême le remit en frémissant au délire de son peuple. Ce prince et son armée comprirent d'un regard, mais comprirent trop tard, qu'en arrachant l'Espagne à une tyrannie ils allaient peut-être la remettre à une autre ; qu'une restauration sans conditions préalables avec le nouveau gouvernement, si elle était plus respectueuse et plus chevaleresque, était moins politique et moins sûre pour les deux monarchies, et qu'en prenant le rôle de libérateur, le duc d'Angoulême avait pris par le fait même le devoir de rester arbitre entre les deux peuples0qui allaient se disputer la Péninsule..

 

XIX

Il était déjà trop tard. L'ordonnance d'Andujar, dans laquelle le duc d'Angoulême, inspiré par sa modération et par sa sagesse, avait pris hardiment ce rôle d'arbitre de l'Espagne, excitait à Madrid et à Séville l'indignation des royalistes et des moines. Des réclamations forcenées s'élevaient de toutes les villes et de toutes les provinces affranchies contre la mansuétude des vainqueurs, et contre cet insolent arbitrage affecté entre les partis par le prince auxiliaire du roi et non son maître. Le ministère français, emporté par l'ivresse que nos triomphes inspiraient a la chambre, avait désavoué le duc d'Angoulême et lui avait interdit de s'immiscer dans le gouvernement intérieur de Ferdinand et de la régence. Ce prince, contraint d'obéir aux ordres du roi, détournait tristement ses regards des excès qu'il ne pouvait prévenir que par ses conseils. Il en donna de sages et de magnanimes dans la première entrevue qu'il eut avec Ferdinand, quelques heures après sa liberté reconquise. Mais ce prince ne les écouta qu'avec une feinte déférence, et avant la fin de la journée il avait déjà publié une proclamation royale qui annulait sans exception tous les actes et toutes les concessions consenties ou arrachées à sa main pendant le règne de la constitution.

La chute de Cadix entraîna la chute de tous les foyers où la révolution luttait encore, de Badajoz, de Carthagène, d'Alicante, de Tarragone. Mina seul résistait encore dans la Catalogne aux troupes du maréchal Moncey. Entouré des généraux, des bataillons et des miliciens les plus exaltés, il soutint jusqu'au mois de novembre une guerre de montagnes, de surprises et de coups de main contre nos troupes. Menacé lui-même dans Barcelone par l'exaltation des corps de transfuges français et italiens, milice sans patrie qui voulait contraindre leur patrie adoptive à s'ensevelir sous leur cause, il parvint avec peine à les éloigner et à les envoyer combattre, se disperser et mourir dans les expéditions aventureuses où ils furent décimés. Il capitula enfin lui-même et remit l'Espagne entière entre les mains des Français et du roi.

Le duc d'Angoulême, laissant à ses généraux le soin de remettre à la monarchie ses provinces pacifiées, et de ramener l'armée en, France, alla présenter à Séville la soumission de tout le royaume à Ferdinand.

 

XX

Nous Croyons enrichir l'histoire des témoignages d'une haute raison et d'un noble caractère, en insérant ici quelques fragments inconnus de la correspondance confidentielle de ce prince avec M. de Villèle, pendant la campagne qu'il venait de terminer si glorieusement. On y verra la modestie et le bon sens d'un prince si calomnié jusqu'ici par les partis, implacables envers son nom.

M. de Villèle lui écrit le 7 juillet :

« Monseigneur,

» Je reçois la lettre que Votre Altesse Royale m'a fait l'honneur de m'écrire le 2 de ce mois. Nous apprenons avec grand plaisir la décision du général Morillo. Si Ballesteros et les généraux de Catalogne avaient ainsi pris leur parti, nos affaires et les leurs en eussent été améliorées ; l'Espagne eût été placée dans la véritable situation où elle finira par se trouver, c'est-à-dire avec toutes les opinions, tous les intérêts divers en présence, ce qui n'existe pas, tant que s'obstinant à rester dans une situation absurde et à défendre une cause perdue, que nous ne pouvons que combattre, une portion notable des Espagnols livre, son pays aux prétentions et à l'exaltation du reste de la nation.

« La reddition de Cadix ou la délivrance du roi mettra fin, il faut l'espérer, à toute cette résistance partielle, et placera Votre Altesse Royale dans une bien meilleure situation, pour faire entendre et triompher les conseils de la raison et d'une saine politique ; tant que ce dernier triomphe n'est pas obtenu, la régence, le ministère et l'opinion qui se montre à l'abri de nos baïonnettes resteront dans la voie de l'exaltation et de la violence ; c'est dans la nature des choses, dans celle du cœur, humain. Il y a plus de faiblesse et de crainte que d'autres choses dans cette disposition il faut la, supporter et la pardonner en la contenant tout juste ce que nous pourrons, sans nous exposer à l'exaspérer encore davantage par une contradiction qui ne serait pas ordonnée par la bienveillance.

« Le roi approuve tout à fait la conduite tenue par Votre Altesse Royale à l'égard de Morillo. Qu'il reconnaisse la régence de Madrid, qu'il emploie ses troupes de concert avec les vôtres à maintenir l'ordre dans son pays ; c'est, je le répète, le meilleur parti que tous ces généraux auraient à prendre ; mais le pourraient-ils ? Nous voyons les folies de notre parti, ils sont soumis à celles du leur, et je ne serais pas étonné d'apprendre que Morillo a été abandonné de son monde en Castille, comme Labisbal à Madrid.

« Monseigneur aura la bonté, dans les ordres qu'il donnera à ses généraux, de ne pas oublier que la Corogne nous importe beaucoup, ainsi que la restitution des prises faites par les corsaires de ce port. Nous venons d'apprendre qu'ils ont capturé un second navire richement chargé venant de Saint-Domingue ; c'est fort mauvais pour l'opinion en France, et doit continuer à exalter les mauvais sentiments à la Corogne il faut mettre un terme CIL ce double mal le plus tôt que nous pourrons.

« Votre Altesse Royale me marquait dans une de ses dernières lettres qu'elle renonçait à faire faire le siège de Pampelune, sans m'en donner les motifs ; elle avait pensé précédemment que cette ville ne se rendrait pas avant l'hiver, et que plus tard le siège n'en pouvait être fait ; c'est une des places que nous devons occuper ; dans tous les cas ne serait-il pas alors indispensable d'en faire le siège à tout événement ? M. le maréchal prétend que tout est prêt à la frontière et qu'on trouverait avec facilité à louer tous les moyens de transport nécessaires ; je soumets tout cela à la sagesse de Monseigneur.

« Je lui rappelle, a l'égard des divers systèmes d'occupation dont je l'ai entretenu ces jours derniers, que notre intention ne peut être de vouloir imposer aucune de ces mesures, mais seulement de les accorder avec plus ou moins d'étendue, selon que l'on usera de plus ou de moins de sagesse ; nous serons trop heureux de n'avoir rien à occuper et de pouvoir ramener en France toute notre armée, et cela le plus tôt possible.

« M. de Martignac me parle de l'envie qu'aurait la régence d'envoyer un ambassadeur à Lisbonne, je ne vois aucun motif de nous opposer à cet envoi. L'attention et l'inquiétude générale se tournent maintenant sur Cadix. On a raison, c'est là que va être décidé le sort de notre entreprise. Je n'ai pas la moindre appréhension sur le résultat ; mais quand j'en calcule les conséquences, je sens qu'il importe que nous ne négligions aucun des moyens de réussite qui seront à notre disposition. Si d'ici nous pouvions aider au succès, indiquez-nous en quoi, et pourvu que ce soit possible, nous le ferons.

« J'avais pensé à deux paquebots à vapeur que nous savons à Calais, je viens d'en faire demander des nouvelles, aucun n'est en état de vous être envoyé.

« Nous avons fait cette guerre sans avoir rien de ce qu'il fallait, tirons-nous-en comme nous pourrons ; mais n'oublions pas ensuite que nous ne sommes bien montés ni en marine, ni en administration de guerre, et attachons-nous à y pourvoir.

« Des Anglais sont venus me proposer de partir de Londres sur un bateau à vapeur qui fait quatre lieues à l'heure, d'aller à Cadix et d'y enlever lé roi un jour de calme. Je n'ai pas voulu laisser mettre sous la main des cortès un tel moyen de nous enlever le roi. Il faut songer au parti qu'ils pourraient tirer de ce mauvais bateau à vapeur qu'ils ont a leur disposition ; le seul moyen est que les canots à rames de notre escadre fassent bonne garde dans ces temps-là, et que, bien armés et montés par des hommes résolus, ils puissent s'emparer de ce bateau si jamais on le voyait tenter de profiter du calme pour sortir du-port. Que Monseigneur ne craigne rien de l'Angleterre ni des dispositions des autres cabinets à soutenir l'absolu, ni des intrigues de nos coteries tout cela viendra se briser contre une résolution sage et inébranlable le succès de nos armes, la conduite admirable de Monseigneur, et par-dessus tout la main de Dieu, si évidente dans tout ceci, doivent nous donner une entière confiance.

« Je suis, etc.,

« J.-H. DE VILLÈLE. »

 

Le prince, le 30 août, écrit de Manzanarès :

« J'ai eu le plaisir de recevoir, mon cher comte, vos lettres des 22, 23, 24, 26 et 27. D'après les circonstances, je ferai usage du projet de proclamation pour Cadix, mais je serais porté à croire qu'une sommation verbale suffit, je verrai sur les lieux. J'ai envoyé l'ordre à l'amiral Hamelin de ne laisser passer aucun vaisseau de guerre de quelque nation qu'il soit.

« Nous n'avons guère à nous louer de notre marine sur aucun point ; elle coûte pourtant soixante millions.

« Je crains que Bourke n'ait de la peine à réduire la Corogne. Lauriston à l'ordre de commencer le siège de Pampelune aussitôt que ses moyens seront réunis.

« Je viens de recevoir des nouvelles de Molitor jusqu'au 1er ; il a eu, les 25 et 28, des affaires très-brillantes contre Ballesteros. Celle du 28 peut passer pour une bataille l'ennemi a présenté en ligne douze mille hommes d'infanterie et douze cents chevaux. Molitor l'a attaqué avec quatorze bataillons. Loverdo a chargé plusieurs fois à la baïonnette à la tête de sa division et Saint-Chamand a la tête de sa cavalerie. La perte de l'ennemi, y compris les déserteurs, a été considérable, et il était avant-hier à Fazorla avec sept mille hommes devant Foissac, qui n'a pour infanterie que trois bataillons de la garde. Ballesteros est toujours en pourparlers avec Molitor, mais jusqu'à présent les conditions qu'il propose sont inadmissibles ; c'est à la conduite de la régence qu'on doit attribuer son opiniâtreté et la réunion d'une armée ennemie aussi considérable. Le bulletin ne pourra être envoyé que demain. La garnison de Carthagène a fait une sortie dans la nuit du 17 au 18 ; mais elle a été vigoureusement repoussée par le général Vincent. J'ai fait une note que je joins ici, mais que je désiré que vous ne communiquiez qu'au roi et à mon père. » Je viens de recevoir dans le moment votre lettre du 28 ; je vous renouvelle, mon cher comte, l'assurance de toute mon estime et affection.

« LOUIS ANTOINE.

« P. S. Je vais faire donner les ordres que vous demandez aux officiers de marine, qui peuvent se regarder comme sous mon commandement. »

 

Et quelques jours après :

« Cette campagne aura d'avantageux pour nous d'avoir assuré au roi une bonne armée, et d'avoir rendu à la France la considération qu'elle doit avoir en Europe ; mais on n'en retirera aucun autre bon parti.

« Le roi me ferait cent promesses qu'il ne les tiendrait pas le même jour que j'aurais tourné le dos. Si je n'ai pas pu empêcher la régence de faire toutes les sottises imaginables, et qui nous ont fait et nous font encore chaque jour beaucoup de mal, quelle plus grande influence pourrais-je avoir sur le roi ?

« Je travaille à former une armée à l'Espagne ; mais je crois la chose impossible, parce que les éléments manquent.

« Tenez pour certain qu'il n'y a rien de bon à faire ici, que ce pays se déchirera pendant bien des années, mais, je crois, sans aucun danger pour nous, en tenant une partie de nos troupes dans le midi de la France où elles ne coûteront pas plus cher que dans le nord.

« La seule occupation possible est une division à Madrid ; pour la sûreté du roi, de la famille royale, et l'occupation de Pampelune, Saint-Sébastien Figuières, Hostatrich, Barcelone et Lérida, comme sécurité pour nous. »

 

Enfin, au moment où la victoire pouvait lui permettre l'orgueil et l'illusion, le prince écrit à M. de Villèle, le 27 octobre, de Madridejos :

« J'ai eu le plaisir de recevoir, mon cher comte, vos deux lettres des 19 et 20.

« Je joins ici une lettre que j'ai reçue avant-hier du roi d'Espagne en réponse à la lettre du 14 ; je suis plus décidé que jamais à repartir le 4 avec mes troupes, et à ne pas attendre Sa Majesté à Madrid. Je ne veux plus me mêler en rien des affaires d'Espagne ; je laisse de trente-sept a trente-huit mille hommes, en comptant les bataillons à cinq cents hommes et les régiments de cavalerie à trois cents ; c'est un peu plus que vous ne m'y autorisiez. J'espère que tout le monde sera rentré en France avant le 1er janvier, comme vous le désirez, à moins que les sièges de Carthagène et de Barcelone ne se prolongent, ce qui n'est pas probable. Je crois devoir conserver le commandement de l'armée, quoique à Paris, jusqu'à la rentrée totale de ce qui ne doit pas faire partie de l'armée d'occupation. Je compte être le 23 novembre à Bayonne et le 2 décembre à Paris. Je vous prie dé donner les ordres les plus positifs pour que mon voyage se passe comme les autres, c'est-à-dire sans aucune réception de cérémonie et sans gardes nationales, sans que les troupes prennent les armes, sans que les autorités aillent au-devant de moi.

« Le ministre de la guerre a envoyé des ordres au commandant en chef de mon artillerie, pour que les places d'Espagne aient un armement et un approvisionnement complet ; cela coûterait des sommes immenses, et il faudrait plutôt commencer par celles de France qui ne le sont pas ; on les mettra en état de résister.

« Conformément à vos instructions, j'ai informé M. de Talaru que les deux millions de subvention et la solde de nourriture de trente mille Espagnols finiraient à la fin de ce mois.

« J'ai reçu aujourd'hui, sur ce dernier ordre, une demande si pressante du ministre de la guerre de Sa Majesté Catholique, que j'ai cru devoir prendre sur moi de les faire continuer pour quinze jours, et vous demander si je devais les prolonger jusqu'à la fin de novembre. Je joins ici le rapport que je me suis fait faire sur cet objet par mon major général.

« Le ministère de Sa Majesté Catholique avait l'intention d'envoyer en Amérique le corps de Quesada au lieu d'un commissaire ; d'abord je le regardai comme la plus grande folie, parce que ce corps se révolterait pour ne pas y aller, et puis cela n'en finirait pas.

« J'ai reçu depuis peu trois lettres de M. de Chateaubriand, avec qui je ne suis point en correspondance, ne l'étant qu'avec vous seul des ministres du roi, ne rendant compte qu'à vous ou à mon père, et ne recevant que par vous les instructions du roi. Par la première, il m'envoyait un Journal des Débats contenant un article de lui. Par la seconde, il m'offrait l'ambassade de Constantinople pour un de mes généraux, et, par la dernière, il m'annonçait l'arrivée de M. Pozzo, m'engageait à le bien traiter et à regarder la Russie comme notre meilleure alliée. J'ai répondu à la seconde que je ne me permettrais pas de désigner une personne au roi pour l'ambassade de Constantinople, mais que je citerais les généraux Guilleminot, Bordesoulle et Dode comme m'ayant parfaitement secondé. A l'égard de la troisième, concernant M. Pozzo, je le recevrai poliment, je ne lui parlerai de rien ; s'il me parle politique, je lui répondrai que cela ne me regarde pas, la France est maîtresse de faire ce qu'elle veut, et n'a aucun compte à rendre à personne.

« Je vous renouvelle, mon cher comte, l'assurance de toute mon estime et affection.

« LOUIS ANTOINE.

« J'envoie. Latour-Foissac à Cadix, et je fais revenir Bourmont pour prendre à Madrid le commandement de. l'armée d'occupation ; d'ici à quinze jours je ferai connaître aux préfets ma marche et mes intentions pour mon voyage. »

 

XXI

Mais le sang de la vengeance inondait déjà l'Espagne. Celui de Riégo venait de couler sous les yeux de nos propres soldats.

Ce premier des conspirateurs militaires n'avait racheté par aucun exploit éclatant sa faute contre la discipline et contre le roi dans l'île de Léon. A peine la constitution avait-elle défini les pouvoirs et rétabli une autorité légale et parlementaire que Riégo, continuant son rôle de tribun militaire, avait agité l'armée, violenté le roi, intimidé le parlement, affronté les ministres, rempli tour a tour Madrid et les provinces des prétentions et des turbulences de. son parti. L'agitation qu'il avait perpétuée dans la révolution et les institutions immodérées qu'il avait soufflées aux clubs étaient pour une grande part dans les anarchies de la Péninsule et dans la désaffection que la constitution, d'abord populaire, avait fini par inspirer à la nation. Les révolutions, plus promptement encore que les gouvernements établis, périssent sous leurs excès.

 

XXII

On a vu que Riégo, rêvant encore un soulèvement armé à sa voix dans les provinces pour la cause de la constitution, était sorti de Cadix dans l'intention de ramener des forces aux constitutionnels. Les cortès, pour se délivrer de sa présence plus encore que pour l'investir d'une autorité, l'avaient nommé commandant de l'armée de Malaga. Zayas, qui la commandait et qui avait évacué Madrid trop complaisamment devant le duc d'Angoulême, leur était suspect. Riégo, travesti en matelot et embarqué sur un bateau de pêcheurs, avait traversé sans être découvert la croisière française qui bloquait la baie de Cadix. Arrivé a Malaga, il s'était dévoilé aux troupes, et avait arrêté Zayas et tous les officiers de son armée suspects de trahison. Il les avait jetés avec une foule de citoyens, de prêtres et de moines sur un vaisseau qui devait les porter à la Havane pour y subir l'exil dû à leur faiblesse ou à leurs négociations avec les Français. Il avait levé sur les églises, sur les propriétés et sur les banques des contributions révolutionnaires distribuées par lui aux soldats pour les salarier par les dépouilles des royalistes. Il avait fait frapper des monnaies obsidionales à son effigie. Il voulait inspirer son désespoir à ses troupes et les rendre irréconciliables avec ses ennemis en ne leur laissant de salut et de justification que dans la victoire. Il était parvenu à réunir six mille hommes sous son commandement. Son plan était de se porter avec ces forces dans les provinces du royaume de Grenade. Le corps d'armée espagnol du général Ballesteros s'y trouvait encore sous les armes, indécis entre sa récente soumission au roi et ses souvenirs révolutionnaires mal comprimés. Riégo espérait l'enlever à son général comme il avait enlevé la garnison de Malaga à Zayas, échapper au corps d'armée du maréchal Molitor, et perpétuer ainsi la guerre au cœur de la patrie.

Mais à peine était-il sorti de Malaga pour accomplir ce dessein, que le maréchal Molitor lança sur cette ville le général Loverdo, et intercepta ainsi la mer à Riégo. Poursuivi et atteint dans la plaine de Grenade par le général Bonnemaison, autre lieutenant de Molitor, il se replia sur les avant-postes espagnols de Ballesteros, seul espace libre qui lui restât. A son approche, les soldats de Ballesteros, entraînés par la récente confraternité de cause et par la confraternité de patrie, embrassèrent ceux de Riégo et jurèrent de confondre leurs drapeaux et leur sang avec les drapeaux et le sang de leurs camarades. Ballesteros lui-même, feignant de partager une émotion qu'il était impuissant à combattre, parut entraîné par cette émeute militaire. Embrassé par Riégo et proclamé commandant suprême des deux armées réunies, il entra aux cris de : Vive la constitution ! à la tête des troupes ivres de sédition et de joie dans la ville de Priego, son quartier général. Mais pendant la nuit, ayant réuni en conseil les officiers de son corps d'armée et les ayant convaincus de la déloyauté d'une rupture de la capitulation conclue avec les Français, et de la honte de livrer leurs soldats à l'embauchage de Riégo, il fit sortir ses régiments de la ville pour les soustraire à la contagion de l'armée dé Malaga. Riégo, en apprenant cette défection et cette retraite des soldats de Ballesteros, accourut chez ce général, le supplia inutilement de révoquer son ordre, de conserver le commandement des deux armées réunies, de relever le drapeau de la constitution, lui promettant de se ranger le premier sous ses ordres mais n'ayant pu ni fléchir ni intimider cette fois Ballesteros, il fit désarmer le poste qui gardait sa maison, et le constitua prisonnier ainsi que son état-major dans son quartier général, menaçant du cachot et des supplices tous les traîtres qui refuseraient de s'associer à son désespoir. Au bruit de la captivité de leur général, les troupes de Ballesteros campées hors de la ville y rentrèrent les armes à la main pour venger l'outrage fait à leur chef. Riégo, à leur approche, rend la liberté à Ballesteros et s'éloigne avec ses soldats déconcertés et décimés vers les montagnes. Une partie de sa cavalerie l'abandonne et se range sous les drapeaux de Ballesteros. Poursuivi et défait sur la petite rivière de Jaën par le général Bonnemaison il tente avec une poignée d'hommes qui lui reste de se jeter de nouveau vers un corps' de l'armée de Ballesteros, commandé à Ubeda par le général espagnol Carondelet. Le colonel d'Argout, de l'armée de' Molitor, lui coupe le passage et lui enlève ses derniers combattants. Témoin du haut des rochers de l'anéantissement de sa petite troupe, Riégo, presque seul et fugitif, erra quelque temps dans les montagnes, successivement abandonné par les compagnons et de sa popularité et de ses revers. Réduit par ces désertions consécutives à un groupe de sept ou huit hommes épuisés de lassitude et de faim, Riégo rencontra un jour un ermite de ces solitudes qui remontait à son ermitage accompagné d'un paysan de Vilches, nommé Lopez Lara. Pressé par le besoin de trouver des guides pour éviter 'les villes, les villages et les postes français et espagnols où son nom était un arrêt de proscription et un cri de mort, Riégo attira à l'écart l'ermite et son compagnon, et, sans se nommer à eux, il leur proposa une somme capable d'assurer leur fortune et celle de leurs familles s'ils voulaient le conduire par des sentiers infréquentés à un port de mer où il pourrait s'embarquer pour fuir à jamais sa patrie. L'ermite et son compagnon, soupçonnant à la magnificence de ces offres que le fugitif était quelque illustre criminel dont ils partageraient le crime en le protégeant, refusèrent obstinément de s'associer à son sort. Riégo alors, les saisissant de force, les fit jeter par ses soldats sur deux mules qui lui restaient, et attendant la nuit il leur ordonna, sous peine de la vie, de lé guider inaperçu jusqu'à la mer.

 

XXIII

L'ermite et Lopez ignoraient encore quels étaient les fugitifs entre les mains de qui ils étaient tombés. Mais l'imprudence ou la distraction d'un des officiers de Riégo lui ayant fait prononcer le nom de son général en descendant la montagne sur les pas des guides, ceux-ci l'entendirent avec horreur, et animés de cette haine implacable des partis en Espagne qui ne calcule pas le danger pourvu qu'elle assure la vengeance, ils résolurent, au péril de leurs jours, de livrer mort ou vif le chef de l'insurrection de l'île de Léon a ses bourreaux. Le hasard les servait au gré de leur dessein. Une ferme isolée à une certaine distance du village d'Arquillo appartenait au frère du compagnon de l'ermite. Lopez, la montrant à Riégo, l'engagea à y demander asile pour le jour qui allait bientôt se lever, et s'offrit à l'y conduire. Riégo, laissant sa petite troupe cachée dans un ravin, s'avança avec Lopez et trois de ses officiers vers la ferme. Lopez s'en fit ouvrir la porte par son frère nommé Matéo, et, d'un geste lui commandant le silence, introduisit dans la cour les trois cavaliers. Un des compagnons de Riégo était un colonel anglais qui, craignant quelque surprise, referma derrière lui la porte de la cour et en garda la clef. Riégo et ses compagnons, descendant de cheval, s'étendirent, leurs armes sous la main, dans l'écurie, sur la litière de leurs chevaux, et s'endormirent après avoir pris leur repas.

A son réveil, Riégo, s'apercevant que son cheval avait perdu un de ses fers, demanda un maréchal ferrant afin de -pouvoir reprendre sa route la nuit suivante. Matéo, à qui son frère Lopez avait eu le temps de glisser le nom de son hôte à l'oreille, se chargea d'aller à Arquillo chercher l'ouvrier. Au lieu de courir chez le maréchal, il courut chercher l'alcade, lui révéla la présence des fugitifs dans sa maison, et lui jura que son frère et lui étaient prêts à verser leur sang pour assurer la vengeance du roi, si les habitants d'Arquillo voulaient seconder leur fidélité et leur courage. Au nom de Riégo, les habitants d'Arquillo prirent les armes, et laissant Matéo retourner seul avec le maréchal a la ferme pour endormir la défiance de ses hôtes, ils s'avancèrent lentement et par des détours pour cerner la maison.

 

XXIV

Riégo, livrant son cheval aux mains du maréchal et de Matéo, s'était assis dans la maison pour prendre le repas qu'on lui avait préparé. Il se livrait à l'espoir d'une fuite prompte et sûre pendant la nuit prochaine, quand le colonel anglais, plus vigilant que son chef, se levant de table pour surveiller du regard la plaine, aperçut a distance des hommes armés qui se dérobaient derrière des arbres, et qui enveloppaient de toutes parts la maison. « Aux armes ! s'écrie-t-il, nous sommes trahis ; voilà des hommes armés. Aux armes ! » répéta Riégo en se levant de son banc et 'en cherchant à saisir les siennes. Mais Lopez et Matéo, plus prompts à s'emparer des carabines, en placèrent le canon sur la poitrine de leurs prisonniers, et leur dirent qu'au premier mouvement ils feraient feu. Riégo, désarmé, ne pouvait résister. Il se laissa lier les mains sans murmure, suppliant seulement Lopez de dire aux soldats qui s'avançaient d'épargner sa vie et celle de ses compagnons, et de les traiter en prisonniers de guerre. Les hommes armés entrèrent Riégo demanda à l'alcade à l'embrasser en signe de réconciliation ou de clémence. L'alcade l'embrassa de mauvais cœur, plus en chrétien qui obéit à sa foi qu'en ennemi qui obéit à la compassion. Il défendit à sa suite d'accepter l'or que Riégo leur offrait pour les intéresser à son sort.

 

XXV

Un détachement de cavalerie arriva bientôt et escorta les captifs à Andujar. La fureur du peuple les disputait à leur escorte, et voulait devancer les bourreaux. La garnison française d'Andujar, quoique étrangère à cette arrestation opérée par les autorités espagnoles, fut forcée à prendre les armes pour prévenir le meurtre des prisonniers dans les rues. Riégo, au bruit de ces imprécations lancées sur sa tête, conservait sur sa physionomie cette impassibilité, triste mais dédaigneuse, qui apprécie sans s'en étonner ces versatilités des multitudes dont il était victime, à la même place où il avait été témoin a une autre époque du délire de sa popularité. En passant enchaîné sur la place d'Andujar, et en levant les yeux vers la façade de l'hôtel de ville, il ne put se défendre d'un retour sur sa fortune passée et sur son infortune présente. « Vous voyez, dit-il à un officier supérieur d'état-major du maréchal Moncey, M. de Coppens d'Hondschoote, qui le couvrait de sa personne contre les vociférations et les couteaux de la foule, ce peuple, qui s'acharne en ce moment contre moi, ce peuple qui sans les Français m'aurait déjà égorgé, ce même peuple, l'année dernière, sur cette même place, me portait en triomphe dans ses bras ; la ville m'offrait malgré moi un sabre d'honneur toute la nuit que je passai ici les maisons furent illuminées, le peuple dansa jusqu'au matin sous mes fenêtres, et m'empêcha, par ses acclamations, de prendre un moment de sommeil ! »

 

XXVI

La révocation de l'ordonnance d'Andujar sage et clémente prévoyance du duc d'Angoulême, empêcha les généraux français de revendiquer le prisonnier d'Arquillo des mains des autorités de la ville. La justice ou la vengeance sur un prisonnier espagnol saisi par ses compatriotes appartenait désormais aux Espagnols. Mais l'armée française, en assistant un parti contre l'autre, assumait tristement sur elle la responsabilité des sévices du parti triomphant rôle que son général avait voulu épargner à son humanité et à son honneur. Les détachements français, en escortant d'Andujar à Madrid le prisonnier qu'ils allaient livrer au roi d'Espagne, s'ils n'étaient pas ses exécuteurs, en paraissaient du moins les complices. Un seul acte pouvait pallier l'intervention c'était l'amnistie. En refusant au duc d'Angoulême d'imposer cet acte au parti à qui il restituait un trône, le ministre français entachait de sang la gloire de son expédition. M. de Chateaubriand rendait la restauration en France solidaire devant l'Europe des sévérités, des cruautés, des implacabilités de la restauration en Espagne. L'armée française le- sentit, et fut humiliée de son attitude.

La colère de Ferdinand attendait Riégo à Madrid.

Son procès ne fut qu'une vaine formalité à laquelle il refusa d'assister, certain qu'il ne pouvait réclamer justice, qu'il ne trouverait pas pitié, et qu'il ne rencontrerait qu'outrages. La multitude, par ses cris de mort, commandait dans l'enceinte même le supplice aux juges. On lui lut la sentence le 7 novembre dans sa prison. JI l'écouta sans pâlir et sans se plaindre. Il perdait aux chances des révolutions une vie qu'il avait vouée dès sa jeunesse aux triomphes de la liberté, dont il avait pris la passion pendant sa captivité en France. Son tort fut de servir sa cause par la conspiration et par la sédition militaire, avec les armes qu'il avait reçues de son prince à d'autres conditions et sous d'autres serments. Le citoyen qui s'insurge contre la tyrannie-de son gouvernement est un révolutionnaire le soldat qui prend les armes contre son prince est un parjure. La révolution espagnole avorta, parce qu'elle fut dans son origine une conjuration de l'armée au lieu d'être une explosion de la nation. Riégo en fut l'auteur, le symbole et la victime. Son supplice, en vengeant le roi, déshonora par son atrocité la justice même.

Dépouillé de son uniforme, revêtu d'une tunique de toile blanche, coiffé dérisoirement d'un bonnet vert, entouré d'une ceinture de chanvre, garrotté de liens à tous les membres, jeté comme une immondice sur une corbeille de claie traînée par un âne, Riégo, escorté de prêtres, précédé d'une croix, fut traîné à la place de l'exécution aux tintements d'une cloche qui sonnait son agonie dans la main d'un enfant de chœur. La multitude, avide d'émotions tragiques, se satisfaisait silencieusement de ce spectacle. Arrivé au pied de la potence démesurée où son cadavre devait être suspendu sur la ville qu'il avait si longtemps remuée de son nom, les bourreaux l'enlevèrent de sa claie où son corps avait été meurtri et souillé dans la poussière et le portèrent sur la plate-forme de l'échafaud. Là les prêtres lui donnèrent l'absolution de ses fautes, demandèrent pour lui le pardon suprême à ses ennemis en retour du pardon qu'il leur donnait lui-même. Pendu ensuite et déjà inanimé, son corps flotta bientôt a la hauteur de la foule. Un monstre, dont ce supplice n'avait pas assouvi la, haine, le frappa encore au visage après sa mort. La foule, indignée de cet attentat sur un cadavre, y répondit par un. murmure d'indignation et par le cri de : Vive le roi !

Telle fut la fin de l'homme qui avait commencé, travesti et perdu la révolution espagnole, ourdie dans les casernes, poursuivie dans la démagogie, terminée dans la vengeance mais Riégo méritait moins que d'autres cette vengeance du roi, car au temps-de ses triomphes il avait demandé l'amnistie pour les royalistes.

Cette révolution, humiliée par l'intervention étrangère, n'avait arraché qu'à demi la nation au joug de la race ignorante des moines espagnols, et la laissait livrée aux vengeances du despotisme. Mais elle avait formé dans ses cortès, dans ses tribunes et dans ses armées des ministres, des orateurs et des soldats dignes de l'admiration de l'Europe, et capables de profiter un jour, sous des institutions moins ébauchées et moins inapplicables, de l'expérience de l'anarchie et des leçons du malheur. Mais leur heure n'était pas venue, et ils devaient aller tous languir dans la proscription.

 

XXVII

L'œuvre de M. de Chateaubriand et de M. de Montmorency était accomplie. L'armée française, heureuse d'avoir retrouvé son nom en Espagne, avait ajouté à ses vertus militaires cette discipline, cette humanité pour les vaincus, ce respect pour les populations désarmées, qui firent de cette campagne le modèle des guerres d'intervention. Les opinions qui divisaient jusque-là l'armée française s'effacèrent et se confondirent dans un esprit de corps et dans un sentiment d'estime pour leur général qui rendit les officiers et les soldats fiers de leur fidélité au roi, du moment où cette fidélité fut honorée à leurs yeux par une gloire acquise sous le drapeau des Bourbons. Ce drapeau, qui ne leur paraissait jusque-là que le drapeau de deuil de la France, leur parut le drapeau d'une gloire plus modeste, mais irréprochable. Ils ne rougirent plus de le faire flotter devant les factions qui l'avaient insulté et avili. Le carbonarisme, les affiliations secrètes, les complots, les murmures cessèrent de travestir ou d'agiter les régiments. Le duc d'Angoulême les ramena à son oncle pénétrés d'estime pour sa bravoure, de confiance dans sâ sagesse, de respect pour ses vertus. Sa modestie ajoutait encore à leur vénération pour leur chef. Il ne manquait à ce prince pour être un héros que l'extérieur et la flamme. Il n'en avait pas le visage, mais il en avait le cœur. Mal doué des grâces du corps par l'ingrate nature, élevé dans l'exil, comprimé par l'adversité, étranger dans sa patrie, sa timidité faisait trop douter de lui aux autres et à lui-même. Mais une âme probe, une religion humble, un esprit juste, le goût et le discernement des bons conseils l'élevaient toujours à la hauteur de ses devoirs, et le champ de bataille, en lui enlevant devant l'ennemi l'hésitation qu'il avait devant ses amis, le montrait à ses soldats ce qu'il était, un prince fait pour être le premier soldat de la couronne. Il renvoya, avec un désintéressement de gloire exemplaire, le mérite de sa campagne aux généraux qui l'avaient si habilement secondé. Oudinot, Molitor, Moncey, Lauriston, Bordesoulle, Guilleminot, Bourmont, le duc de Guiche, Bourke, le baron de Damas, Loverdo, Bonnemaison, et tous ses émules et ses compagnons de guerre, reçurent les récompenses, les avancements et les honneurs dus aux lieutenants de cette expédition heureuse. Il ne se réserva que la joie intime de son devoir bien accompli, les applaudissements de sa femme, les embrassements de son père et la satisfaction du roi.

 

XXVIII

Son retour en France fut un triomphe, non-seulement des royalistes et des soldats, mais de tous ceux qui voyaient dans cette campagne la résurrection de l'armée française, et la stabilité de la maison de Bourbon qui s'était enfin secourue elle-même et qui, en confondant la cause des pays dans ta sienne au dehors, avait porté un défi victorieux à ses ennemis au dedans. L'arc de triomphe de l'Étoile fut consacré à l'armée libératrice. Le comte d'Artois, la duchesse d'Angoulême, la duchesse de Berri, veuve de son frère, accompagnée de ses deux enfants, allèrent, au retour du généralissime, recevoir le prince au château de Saint-Cloud. Des larmes de joie coulèrent enfin des yeux de cette infortunée famille, à qui les palais, les exils, les échafauds, les assassinats avaient coûté tant de larmes amères depuis trente ans !

Le lendemain, le généralissime, à cheval, entouré de ses lieutenants et des maréchaux de France Oudinot, Marmont, Lauriston, Bordesoulle, le duc de Guiche, La Rochejacquelein, fit son entrée militaire dans Paris, au milieu d'un cortège immense de troupes et de peuple. Il fut reçu a l'arc de triomphe de l'Étoile, sous une tente commémorative de ses exploits, par des députations de tous les grands corps de la capitale et de l'État.

« Nos vœux vous suivaient à votre départ, lui dit le préfet de Paris, nos acclamations vous attendaient à votre heureux retour. Depuis trente ans le nom de guerre n'était qu'un cri d'effroi, qu'un signal de calamités pour les peuples la population des États envahis comme celle des États conquérants se précipitant l'une sur l'autre offraient aux yeux du sage un spectacle lamentable. Aujourd'hui la guerre relève les nations abattues sur tous les points d'un vaste empire ; elle apparaît humaine, protectrice et généreuse, guerrière sans peur, conquérante sans vengeance. Votre vaillante épée, a la voix d'un puissant monarque, vient de consacrer le noble et légitime emploi de la valeur et des armes. Les trophées de la guerre devenus la consolation d'un peuple opprimé, le volcan des révolutions fermé pour jamais, la réconciliation de notre patrie cimentée aux yeux du monde, la victoire rendue à nos marins comme a nos guerriers, et la gloire de tous les enfants de la France confondue dans un nouveau faisceau, les noms de Logroño, de Loret, de Pampelune, de Llano et de Llers, ceux de Trocadero et de Santi-Petri, unis désormais à ces noms célèbres dont votre famille toute française adopta la gloire : tels sont, monseigneur, les résultats de cette campagne, telle est l'œuvre que vous avez accomplie. Entrez dans ces -murs, ils sont tout pleins de vos aïeux, dont la magnifique couronne se pare en ce moment d'un si beau fleuron ; la grande cité retentit de louanges et d'allégresse, elle est fière de revoir ses guerriers ; les avenues sont remplies d'un peuple immense qui sourit à de nouveaux triomphes. Plus loin, sous les antiques voûtes de son palais sacré, un père, un roi veut placer sur votre front une couronne de lauriers. Déjà son cœur tressaille à l'approche de celui qu'il nomme la joie de sa vieillesse et la gloire de la France. C'est dans ses bras que vous recevrez le double prix de la sagesse politique et de la valeur guerrière. »

 

XXIX

Ces paroles avaient dans le cœur des spectateurs un écho unanime. Le prince, s'inclinant sur son cheval, y répondit avec ce laconisme et cette modestie qui relevaient en ce moment sa gloire. « Je suis heureux, dit-il, d'avoir accompli la mission que le roi m'avait confiée, d'avoir rétabli la paix, et d'avoir montré qu'on peut tout faire à la tête d'une armée française. » La justice publique lui renvoyait d'autant plus d'estime qu'il l'écartait avec plus de convenance de sa personne, pour la renvoyer tout entière a ses soldats. Les régiments de la garde royale déjà rentrés d'Espagne et les troupes de la garnison de Paris lui firent un cortège martial jusqu'aux Tuileries, où il descendit de cheval pour se jeter aux pieds de son oncle, à qui il rendait une armée et peut-être un royaume. « Mon fils, lui dit le roi avec cette solennité brève et cet attendrissement qu'il savait si théâtralement affecter devant son peuple et devant l'Europe, je suis content de vous ! » Puis prenant son neveu par la main et le présentant à la foule du haut du balcon royal de son palais, il provoqua par ce groupe du vieillard et du guerrier, toujours sympathique aux multitudes, les enthousiasmes et les acclamations du peuple.

L'alliance de la famille royale, de l'armée et de la nation parut enfin scellée pour la première fois par la politique, par l'opinion et par la gloire.

 

FIN DU CINQUIÈME VOLUME