Préparatifs de la
guerre d'Espagne ; concentration de l'armée à la frontière. — Tentatives de
l'opposition elle essaye d'accréditer un agent près de la révolution
d'Espagne ; insuccès. — Envoi de secours de toute nature à l'Espagne. —
Fausse alerte au ministère français ; suspension du major général Guilleminot
; réclamations du duc d'Angoulême. — Le passage de la Bidassoa est décidé ;
imprévoyance des ordonnateurs de l'armée. — M. Ouvrard vient en aide au
général en chef ; son rôle financier dans l'expédition. — Passage de la
Bidassoa ; le corps réfugié du colonel Fabvier essaye d'entraîner l'armée, il
est dispersé coups de canon. — Attitude de l'Angleterre ; M. de Chateaubriand
à Londres ; ses fluctuations, sa correspondance avec M. de Marcellus ; dispositions
de Canning. — Succès de l'armée d'intervention son entrée à Madrid ; les
constitutionnels se retirent avec Ferdinand dans l'île de Léon. — Le duc
d'Angoulême arrive devant Cadix ; proclamation pacificatrice d'Andujar ;
opérations du siège ; capitulation de la ville. — Ferdinand est délivré ; sa
duplicité ; il annule les déclarations d'Andujar et commence une réaction
sanglante. — Lettres du duc d'Angoulême à M. de Villèle. — Suite des
vengeances royales en Espagne. — Derniers efforts de Riégo ; incidents
dramatiques de sa fuite ; son arrestation. — Procès dérisoire et mort stoïque
de Riégo. — Rentrée triomphale du duc d'Angoulême en France et son arrivée à
Paris.
I Le duc
d'Angoulême partit le 15 mars pour les Pyrénées. Pendant qu'il visitait ses
différents corps pour les concentrer sous sa main sur l'extrême frontière à
mesure qu'ils arrivaient de leurs différentes garnisons, une panique soudaine
et mystérieuse saisissait le conseil des ministres a Paris, et jetait dans
l'opinion publique, comme dans les premiers mouvements de l'armée, un
trouble, une hésitation et des défiances qui pouvaient renverser tous les
plans du gouvernement. Les
carbonari de Paris, dirigés par La Fayette et Manuel, sentaient, depuis les
conspirations avortées à Belfort, à Saumur et à Paris, que leur cause se
jugerait seulement en Espagne, et qu'une entente intime et concertée entre la
révolution Paris et la révolution à Madrid était la seule conjuration qui pût
faire à la fois triompher l'une de ces révolutions par l'autre. Ils avaient
en conséquence délibéré d'accréditer et d'entretenir auprès des meneurs des
cortès un agent secret, sûr, et d'une haute renommée, qui inspirât et qui
imposât par son autorité morale au gouvernement espagnol les conseils les
plus capables de faire triompher les plans des libéraux européens, et de
déconcerter ceux des royalistes de France. Leur choix, dit l'homme le plus
compétent dans ces mystères, M. de Vaulabelle, était tombé sur Benjamin
Constant. Cet homme politique, exclu en ce moment de la chambre par
l'expiration de son mandat, était admirablement choisi pour cette diplomatie
occulte qui devait troubler l'Europe et grouper les éléments des tempêtes
civiles contre les Bourbons. Né en Suisse, mais revendiquant la France par
droit d'origine ; investi par l'esprit de parti d'une réputation qui
dépassait ses talents, doué néanmoins d'une intelligence acérée et brillante,
qui s'insinuait tantôt par le sarcasme, tantôt par l'adulation, dans les
partis les plus divers, dogmatique et ténébreux dans les théories, lucide et
souple dans les faits, aristocrate de naissance et de manières avec les
nobles, populaire avec les démocrates, actif, secret, sachant toutes les
.langues, connaissant tous les hommes importants de l'Europe, Benjamin
Constant était l'ambassadeur né d'une conspiration européenne auprès d'une
-révolution auxiliaire de toutes les conspirations de Madrid. Mais sa gêne et
ses prodigalités étaient telles qu'il fallait lui offrir, pour le dépayser
peut-être pour jamais, une indemnité de sa fortune d'homme de lettres et de
sa patrie en France. Bien que les libéraux coalisés à Paris contre la
Restauration possédassent, comme grands propriétaires, comme grands
manufacturiers ou comme banquiers, des richesses immenses et disponibles, ils
achetaient avec économie leur popularité même, et ils dépensaient plus
facilement pour leur cause leurs discours que leur fortune. L'argent, dans les
temps d'industrie, est le fond des choses humaines. Les grands fanatismes
religieux ou politiques sont les héroïsmes des temps et des pays pauvres ; on
sacrifie peu aux idées dans les temps et dans les pays ou il faut pour
conquérir des vérités immoler de puissants intérêts. C'est le secret de
l'avortement de beaucoup de principes dans ces dernières agitations de
l'Europe. Les nations agricoles et pauvres se dévouent, les nations
industrielles et riches se lassent et reculent. Les révolutions de l'esprit
humain ont leurs saisons. On ne
trouva pas dans la cotisation des banquiers et dés carbonari opulents de
Paris la somme suffisante 'et l'indemnité d'existence qu'il fallait assurer à
Benjamin Constant. On s'adressa au duc d'Orléans, toujours confident, jamais
complice des arrière-pensées des ennemis de sa famille. Ce prince refusa de
solder une diplomatie contre le roi et sa patrie. Le plan avorta. On se borna
à encourager par tous les moyens l'émigration en Espagne d'un certain nombre
de conspirateurs acquittés dans les procès de 1820 et de 1823, de quelques
officiers licenciés de leurs corps pour suspicion de complots, et de quelques
jeunes gens aventuriers du carbonarisme, n'ayant rien a perdre dans leur
patrie, tout à conquérir dans des entreprises désespérées, et à leur indiquer
des lieux de rassemblement et d'armement sur la frontière d'Espagne. Ils y
formeraient une armée française d'insurrection sous le drapeau tricolore, et
ils y provoqueraient notre propre armée a l'insurrection et à la défection.
Le colonel Fabvier, quoique étranger aux sociétés secrètes, était désigné
pour aller prendre le com- mandement général de cette armée révolutionnaire
au moment fixé. Cet officier, fanatisé par le patriotisme et par la gloire,
ces deux météores de sa bouillante imagination, trouvait dans ces témérités
mêmes la récompense de ses périls. Il faisait aux Bourbons la guerre
d'Annibal. II Déjà
ces rassemblements s'opéraient dans les environs de Bilbao et dans les
villages voisins de la Bidassoa, petite rivière qui sépare les deux
territoires, au nombre de quelques centaines d'hommes dans le Coblentz des
carbonari. D'autres couraient par toutes nos routes pour s'y réunir.
Quelques-uns de ces transfuges avaient pris le chemin de Toulouse, emportant
avec eux dans leurs bagages les armes, les insignes et les cocardes destinés
à provoquer nos soldats par la vue de nos anciennes couleurs. L'un d'eux, se
défiant de la vigilance de la police à la porte des villes, et craignant que
ces témoignages matériels de la conspiration ne s'élevassent contre lui s'ils
étaient découverts, avait inscrit sur la caisse qui les contenait l'adresse
et le nom du colonel de Lostende, aide de camp du général Guilleminot, chef
d'état-major du duc d'Angoulême. Cette caisse, saisie aux portes de Toulouse
au moment où le bruit vague d'une conspiration militaire assombrissait tous
les esprits, fit croire à la complicité de M. de Lostende, et peut-être du
général Guilleminot lui-même. La police de l'armée communiqua secrètement ces
sinistres indices à la police de Paris. Le gouvernement alarmé crut marcher
sur des mines. Le maréchal Victor, ministre de la guerre, ordonna l'arrestation
du colonel de Lostende, la suspension immédiate du major général Guilleminot,
et se rendit lui-même précipitamment à l'armée, abandonnant le ministère au
général Digeon, et s'emparant, au nom de l'urgence et du salut de la
monarchie, du titre de major général, sans consulter le duc d'Angoulême. III Ce
prince, plus clairvoyant et plus confiant dans la loyauté de ses compagnons
d'armes que le ministre de la guerre, la police et le gouvernement, protesta
contre l'arrestation d'un brave officier sous ses yeux et contre
l'éloignement du général Guilleminot de sa personne. Il écrivit au roi son
oncle que ces chimères s'évanouiraient au feu du premier champ de bataille ;
il écrivit à la duchesse d'Angoulême sa femme que la mesure prise par le
maréchal Victor, sa présence a l'armée et l'empire que ce ministre guerrier
s'arrogeait dans son état-major compromettaient sa gloire et effaçaient son
autorité. Il écrivit au conseil des ministres que le rôle de généralissime
d'une armée d'observation immobile et vainement comminatoire ne convenait pas
à l'héritier du trône, cousin de Ferdinand, et qu'il allait résigner ses
fonctions si l'armée n'entrait pas immédiatement en campagne. Ces lettres,
les impatiences énergiques de M. de Chateaubriand et le crédit de la duchesse
d'Angoulême sur l'esprit du roi contraignirent plus qu'ils ne décidèrent le
premier ministre. Le prince reçut enfin l'autorisation d'entrer en Espagne du
5 au 10 avril. IV Mais,
comme il arrive toujours dans les choses faites à contre-cœur, où l'on se
laisse entraîner par l'événement, au lieu de le devancer, rien n'était prêt
pour l'entrée en campagne dans un pays où on devait se présenter en
auxiliaires plutôt qu'en ennemis, épargner les populations, respecter les
propriétés, et ne fouler qu'avec ménagements la terre, de peur qu'elle ne se
soulevât sous nos pas comme dans la guerre de 1810. Le nom français était
resté odieux en Espagne depuis l'invasion d'une armée de Napoléon que le sol
avait dévorée. Il fallait repopulariser ce nom dans la Péninsule en prouvant,
par la discipline et par la générosité, au peuple des provinces la différence
entre les Français envahisseurs venant opprimer et ravager une nation
indépendante au nom d'une insatiable ambition, et les Français libérateurs
venant secourir une dynastie captive et pacifier au nom d'un principe de
politique et d'amitié une nation qui s'entr'égorgeait. Là était le succès ou
la perte de l'entreprise. Le duc d'Angoulême et ses généraux se trouvaient,
par l'imprévoyance et par l'éternelle temporisation du ministère, dans
l'impossibilité de pourvoir aux besoins de l'armée. Tout manquait, vivres,
magasins, charrois, fourrages pour une armée de cent mille combattants et
pour une cavalerie nombreuse. On allait être contraint de donner contre-ordre
à l'armée pour attendre les ressources de l'intérieur de la France, ou de
traiter l'Espagne, en y entrant, comme pays conquis. Cent millions en argent
étaient bien mis à la disposition du généralissime dans le trésor de l'armée,
pour payer l'hospitalité qu'elle emprunterait sur la route de Bayonne a
Madrid, mais aucune intelligence préexistante dans les pays qu'on allait
traverser, aucun moyen de transport, aucun marché avec les fournisseurs
espagnols n'avait été d'avance préparé ou conclu. On devait marcher le 5
avril, et le 3 on se demandait avec une anxiété pénible comment on nourrirait
les hommes et les chevaux le surlendemain. Le prince et les généraux
maudissaient l'impéritie ou l'inertie calculée de ceux qui, en permettant les
hostilités, les rendaient impossibles au premier pas. V Ces
embarras étaient l'objet des correspondances de l'armée avec Paris, des
entretiens de la capitale, de la douleur des royalistes partisans de la
guerre, et de la joie des libéraux triomphants des obstacles qui semblaient,
avant la guerre même, donner raison à leurs prédictions. Un homme eut
l'heureuse audace de fonder son importance et sa fortune sur ces difficultés,
et de se présenter au quartier général du duc d'Angoulême pour trancher le
nœud que personne n'osait dénouer. Cet
homme était M. Ouvrard. Son nom, beaucoup décrié par l'ignorance ou par
l'envie, comme le nom de ceux qui dépassent ou qui devancent leur siècle,
mérite d'être relevé à sa juste hauteur par l'impartialité de l'histoire. M.
Ouvrard était, en affaires, un aventurier ; mais en finances, un homme de
génie le génie ne consiste qu'en deux ou trois idées justes, simples et
neuves, sur un objet quelconque de théorie ou de pratique, entrevues avant
tout le monde par un homme dont la réflexion porte un peu plus droit et un
peu plus loin que la vue confuse de son siècle. En mécanique, en science, en
politique, en guerre, en administration, en finances, les inventeurs ne sont
que des observateurs d'un sens plus 'exquis et plus pénétrant. De même
qu'Archimède avait inventé le levier ; Newton, la gravitation ; Mirabeau,
l'opinion publique ; Frédéric II et Napoléon, la guerre moderne ; Law, le
crédit ; M. Ouvrard avait inventé la' confiance et la spéculation, puissances
incommensurables et mystérieuses cachées au fond du commerce, et pouvant
centupler en un moment, pour les particuliers, pour les compagnies et pour
les États, les forces et les prodiges de la richesse privée et de la richesse
publique. Son esprit net, pénétrant, était servi par une élocution confiante
et persuasive, par une audace d'entreprise qui n'hésitait jamais, par une
activité qui le transportait, aussi vite que sa pensée, d'une extrémité de
l'Europe à l'autre, et par un bonheur de jeunesse permanente, de grâce,
d'élégance grecque, qui imprimait sur ses traits la facilité et la séduction
de son esprit. Ses idées justes et neuves sur les affaires, appliquées par
lui à sa propre fortune, dans le commencement de sa vie et dans le chaos de
détresses, de ressources, de fournitures des armées, de spéculations avec le
trésor obéré du directoire et du consulat, lui avaient fait une richesse qui
dépassait par moments celle de l'État. Il l'avait prodiguée avec autant
d'enthousiasme qu'il l'avait acquise. Le luxe des Lucullus, des Jacques Cœur,
des Médicis, des Fouquet, n'avait pas dépassé le sien ; les femmes les plus
renommées par leur esprit et par leur beauté, à cette renaissance de nos
luxes et de nos vices, avaient été les idoles devant lesquelles il avait
épanché ses trésors. Lié avec la plus belle de toutes, madame Tallien, il en
avait eu plusieurs enfants, que la dépense d'une seule de ses fêtes aurait
dotés. Courtisé, envié, persécuté tour à tour par les gouvernements, il avait
plusieurs fois perdu et refait d'incalculables fortunes. Au moment ou Napoléon
affectait, au commencement de l'empire, la monarchie universelle du continent
par les armes, M. Ouvrard venait de faire, de puissance a puissance, un
traité à Madrid avec le roi d'Espagne, qui lui assurait le monopole des mines
et du commerce maritime des Amériques, et un bénéfice annuel de deux cents
millions. Ce traité et ces bénéfices lui permettaient de fournir au trésor
français des avances et des subsides, pour lesquels il avait engagé son
crédit. Ce traité trop gigantesque pour un particulier, connu de Napoléon,
avait été violemment entravé et rompu par un coup de despotisme privé des
ressources que le traité avec l'Espagne devait lui fournir, sommé d'exécuter
des versements impossibles au trésor français, M. Ouvrard, ruiné, emprisonné
par l'empereur, avait montré dans ses résistances aux avances du pouvoir un
caractère, une obstination à la captivité, et une insouciance dans le martyre
dignes d'une plus noble cause. La chute de Napoléon l'avait rendu à la
liberté. ; il avait, sous des noms d'emprunt, recommencé sa fortune. Ses
conseils avaient été les sources secrètes où les ministres des finances
avaient puisé les idées de crédit qui avaient libéré le territoire et relevé
nos finances. Leur génie n'était que son inspiration. On allait à lui dès qu'on
manquait d'idées ; il rectifiait les fausses, il prodiguait les véritables,
il répandait la vérité financière et commerciale en Europe. Il aurait
gouverné et enrichi seul, les uns par les autres, tous les trésors publics du
continent, si son nom, trop décrédité par ses aventures de spéculation, avait
eu la même valeur dans l'opinion que ses idées. Tel était l'homme qui
pressentait de loin les inexpériences et les embarras d'une grande expédition
mal préparée. Connaissant l'Espagne, rompu au rôle de munitionnaire général
dès sa jeunesse, et apercevant à la fois un grand service à rendre et une
grande fortune à faire, Ouvrard apparut tout à coup au quartier général du
duc d'Angoulême. Le moment pressait et ne laissait ni espace aux
délibérations, ni occasion à de vaines répugnances ; en quelques heures M.
Ouvrard eut percé la situation, convaincu les généraux et les intendants de
leur impuissance, effrayé le ministre de la guerre lui-même de sa
responsabilité, séduit l'état-major, entraîné le prince, et conclu un traité
par lequel il se chargeait de toutes les fournitures et de tous les
transports de l'expédition en Espagne, à des conditions avantageuses sans
doute pour lui-même, mais plus avantageuses encore à l'expédition, et que lui
seul pouvait oser et accomplir. On murmura longtemps 'en France contre ce
contrat à forfait entre un homme suspect de corruption et une armée' qu'on
accusa de s'être laissé corrompre. La vertu du duc d'Angoulême, l'honneur de
ses principaux officiers, la probité du maréchal Victor, repoussaient ces
soupçons. Les
ministres, cédant à la nécessité et à l'ascendant de la duchesse d'Angoulême
à Paris, ratifièrent le contrat, révoquèrent la nomination du maréchal Victor
aux fonctions de major général, rendirent le général Guilleminot à l'amitié
du généralissime, et rappelèrent le ministre de la guerre à Paris. L'armée
reçut ordre de s'avancer jusqu'aux bords de la Bidassoa, autre Rubicon de la
Restauration, où les deux principes allaient se rencontrer face à face. VI Le
colonel Fabvier, chef du noyau d'armée insurrectionnelle que les carbonari de
Paris avaient recruté pour provoquer au bord de ce fleuve une émeute
militaire, l'avait déjà traversé pour aller prendre le commandement de cette
poignée de réfugiés et de conspirateurs. Au lieu d'un corps d'armée que le
colonel Fabvier comptait trouver à Irun sur la foi des comités et des ventes
de Paris, il n'y trouva que deux cents condamnés politiques, aventuriers
évadés ou transfuges, moitié Français, moitié Piémontais et Napolitains, que
l'exil, l'indigence, le fanatisme de la liberté, la ruine de leur cause dans
leur pays, la passion d'y rentrer, même par un acte plus semblable à un
embauchement qu'à une expédition, poussaient à ces entreprises désespérées.
Ils étaient commandés par un ancien chef de bataillon nommé Caron ; ils
comptaient dans leurs rangs quelques jeunes officiers ou sous-officiers,
compromis dans des conjurations avortées, dignes d'intérêt malgré
l'inconvenance de leur attitude armés contre leur pays sur un sol ennemi, mus
par des passions qui aveuglaient leur patriotisme, prêts à mourir, mais
humiliés de se dégrader pour leur cause. Parmi eux était Carrel, ce jeune
lieutenant accouru au-devant de M. de La Fayette à Belfort, soldat de trempe
héroïque, dépaysé, ainsi que Fabvier, dans cette émigration révolutionnaire,
dignes l'un de l'autre, comme ils le montrèrent plus tard, de combattre à
visage découvert pour l'indépendance d'une nation en Grèce ou pour la liberté
du monde à Paris. Fabvier, quoique trompé dans son attente, n'était pas homme
à reculer devant un parti pris, surtout devant un danger. Averti par ses
correspondances secrètes avec quelques complices cachés dans les régiments du
duc d'Angoulême que l'armée avait ordre de se concentrer le 7 sur la Bidassoa
et de passer ce jour-là la rivière au bac de Behobie, il s'y porta avec sa
petite troupe dans la nuit du 6 au 7, et il prit position sur les culées d'un
pont détruit par les Français en 1813, en face des avant-postes du 9e
régiment de ligne, à portée de la voix. Cette bande, afin d'impressionner
davantage les yeux des soldats français par l'apparition des vieux uniformes
popularisés dans les camps par les guerres de l'empire, avait revêtu les
costumes des grenadiers et des chasseurs de la garde de Napoléon ; un d'eux
agitait à leur tête le drapeau tricolore accoutumé dans les batailles ou dans
les revues à soulever de lui-même les acclamations. Ils chantaient en chœur
la Marseillaise, cet hymne où la révolution et le patriotisme, fondus dans les
mêmes strophes et dans les mêmes notes, ont leur écho dès l'enfance dans
l'oreille des paysans et des soldats. Leurs gestes et leurs armes renversées
appelaient autant que leurs voix et leurs chants l'explosion et
l'embrassement des deux camps. On entendait d'une rive à l'autre les noms de
camarades et de frères d'armes que les réfugiés adressaient aux soldats. Les
soldats, étonnés et immobiles à cette apparition inattendue de leur vieille
cause entre eux et l'Espagne, contemplaient avec tristesse cette démonstration.
Mais la sédition perdait pour eux de son danger en éclatant sur la terre
ennemie ; ils comprenaient mal comment la révolution était une cause
distincte du patriotisme, et comment ceux qui les invoquaient de la rive
opposée comme amis se trouvaient en armes devant eux parmi leurs ennemis. Les
deux troupes s'observèrent ainsi quelque temps en silence, et déjà Fabvier
espérait que la marée qui commençait à se retirer lui permettrait de
traverser à gué la rivière et d'enlever de plus près nos batail- Ions en
jetant ses soldats dans les bras des nôtres, quand le général Vallin, qui
commandait cette avant-garde, accourt au galop et commande, sans parlementer,
le feu d'une pièce de canon en batterie sur la culée française du pont. Les
artilleurs obéissent, le coup part et n'atteint pas, soit indulgence, soit
hasard. Fabvier et ses troupes croient que cette pièce tirée sans mitraille
est le signe d'une complicité séditieuse avec eux, ils crient « Vive
l'artillerie ! » en agitant leur drapeau. Le général Vallin fait recharger la
pièce pour toute réponse ; la mitraille cette fois foudroie et renverse un
officier et plusieurs réfugiés. Ils tiennent encore un troisième coup de
canon déchire le drapeau tricolore, tue celui qui le porte et couvre de
plusieurs cadavres la berge espagnole de la Bidassoa. Le sort de l'Espagne,
de la France et de l'Europe avait été dans la résolution du général et dans
l'obéissance de quelques canonniers. Ce premier feu échangé entre l'armée du
roi et l'armée de la révolution séparait pour longtemps les deux causes «
Général Vallin, dit Louis XVIII en revoyant après la campagne ce brave
soldat, votre coup de canon a sauvé l'Europe ! » Les compagnons de Fabvier se
dispersèrent en Espagne, offrant vainement aux exaltés un concours presque
partout dédaigné, humilié ou méconnu, et subissant le triste sort que
l'émigration armée, quelle que soit sa cause, rencontre sur la terre et sous
le drapeau étranger, la répulsion, le dédain, l'ingratitude, et a la fin la
haine, le reproche et la trahison. VII Ce
n'était pas sans une vive résistance du cabinet anglais et sans une énergique
impulsion de M. de Chateaubriand que l'armée française franchissait ainsi la
frontière. Il y avait un grand hasard à braver pour la France dans cette
expédition, indépendamment des hasards de la guerre elle-même. C'étaient la
rupture avec l'Angleterre et les ressentiments de M. Canning. Les mémoires de
M. de Chateaubriand et des révélations de M. de Marcellus encore inédites,
mais qui vont être incessamment publiées, appuyées des correspondances
intimes ou officielles entre les principaux personnages de cette époque,
jettent un jour complet sur ces transactions. M. de Marcellus alors premier
secrétaire d'ambassade sous M. de Chateaubriand, puis chargé' d'affaires de
France à Londres après l'avènement de son ambassadeur au ministère, lié à la
fois par son affection à M. de Montmorency, par son poste a M. de
Chateaubriand, par une certaine intimité littéraire et diplomatique avec' M.
Canning, était à la fois le confident et l'intermédiaire des rapports de ces
trois hommes d'État entre eux. Nul esprit plus pénétrant ne pouvait percer de
plus près le mystère de ces pensées diverses, nul écrivain plus véridique ne
pouvait les révéler, bien voir, bien comprendre et bien retracer ce sont les
trois qualités de ces témoins intelligents et probes de l'histoire ; elles
étaient réunies dans ce jeune diplomate devenu plus tard son propre
historien. VIII En
arrivant à Londres quelques mois avant la guerre d'Espagne, M. de
Chateaubriand n'avait que dès incertitudes et des fluctuations dans l'esprit.
Dans le premier éblouissement de son premier grand rôle politique, il
jouissait avant tout de son élévation. Il se flattait de trouver à Londres
une popularité de gloire analogue à celle dont son génie et son parti
l'enivraient à Paris. Il voulait attirer à lui par cette renommée, par cette
importance et aussi par l'importance du poste de Londres, toutes les affaires
extérieures de l'Europe. Il était, par sa sensibilité et par sa mélancolie un
peu morose, très-capable de désenchantement et de dégoût. Il n'avait pas
tardé à éprouver ces ennuis et ces découragements de cœur qui prévalaient
souvent en lui sur les activités et sur les ambitions de l'esprit.
L'Angleterre avait trompé son amour-propre. L'homme littéraire n'y était
connu que de nom, l'homme politique n'y était encore révélé aux hommes
politiques que par ses excès de zèle, de plume, et de doctrines en faveur de
l'autel et du trône. Ces titres n'inspiraient pas à un pays étranger, indifférent
à nos querelles, le même engouement qu'à Paris. Ils faisaient de M. de
Chateaubriand, aux yeux de l'Angleterre, un homme de parti plus qu'un homme
d'État. D'un autre côté, sa naissance, quoique noble en France, ne lui
assurait pas d'avance le respect et la déférence de ce monde aristocratique
tout conventionnel. Après quelques mois de séjour employés à visiter cette
capitale et ces campagnes qu'il avait habitées, pauvre, inconnu dans sa
jeunesse, ce séjour, cette oisiveté, cet isolement du bruit de son nom, que
tous les échos lui renvoyaient en France et que la distance et l'indifférence
étouffaient à Londres, lui pesaient. Il brûlait du désir de rentrer en scène
et de rappeler l'attention distraite sur lui en rentrant en France, en
reprenant un rôle parlementaire à la chambre des pairs et en conquérant le
ministère sur les répugnances du roi. M. de Villèle et M. de Montmorency
connaissaient ces dispositions de son esprit inquiétantes ou menaçantes pour
eux, et les redoutaient. Ses amis politiques et littéraires, et surtout les
femmes éminentes qu'il avait toujours cultivées, autant par politique que par
inclination, comme des complices de sa gloire et des instruments de sa
fortune, madame de Duras, madame de Montcalm, madame de Castellane, madame
Récamier, et plusieurs autres, consultées par lui sur l'opportunité de son
retour, ne cessaient de lui représenter que le moment n'était pas venu, qu'il
n'avait pas encore conquis par d'assez longs services a l'étranger le droit
de revenir s'emparer de la direction des affaires de l'Europe, que le roi le
redoutait, que M. de Villèle était bien aise de le tenir à distance, que M.
de Montmorency lui-même, son ami, verrait avec douleur en lui un compétiteur
et un rival, que sa fortune enfin, nulle par ses pères, obérée par ses
.dettes, à peine réparée par ses pensions et les traitements que lui
prodiguait la cour, avait besoin pour se refaire des trois cent mille francs
fixes et des nombreux suppléments de traitement de son ambassade ; qu'il
fallait attendre, patienter, mériter, et que son parti, ses amis et ses
zélatrices ne laisseraient pas s'échapper l'heure de le rappeler et de
l'élever à la hauteur où l'opinion, l'amitié, l'amour, le rappelaient par
tant de désirs. IX Ces
temporisations ne le ralentissaient pas ; il avait la fièvre de retour, la
nostalgie de l'ambition. La terre et le ciel de Londres lui étaient également
ennemis. Sa physionomie maladive, inquiète, découragée, le monde et la
solitude tour à tour recherchés et évités, l'affaissement de son attitude, la
brièveté de ses paroles, l'oisiveté de sa plume, le feu sombre et amorti de
ses yeux, tout révélait en lui à cette époque la consomption du génie. Il
voulait partir. La passion même qui le dévorait secrètement alors pour une
jeune femme, artiste d'une rare beauté, qui l'avait suivi à Londres, ne
suffisait pas à le retenir. Cependant,
par un de ces retours soudains et capricieux que l'ambition explique autant
que la nature, à peine M. de Chateaubriand eut-il connaissance de l'intention
des souverains de se réunir en congrès à Vérone, qu'il témoigna dans ses
entretiens, dans ses lettres confidentielles et dans ses dépêches même à M.
de Villèle une extrême opposition à toute participation de la France à cette
délibération en commun sur les affaires de l'Espagne et de l'Europe.
Immixtion insolente, disait-il, des cabinets du Nord dans les affaires du
Midi ; compromission, amoindrissement, humiliation de la France, qui a sa
sphère à elle, et qui doit la conserver indépendante et personnelle pour la
grandir et la relever par la seule et libre détermination de ses intérêts,
par la seule volonté de ses rois et par la seule force de ses armes. Il
penchait alors pour l'extension des droits constitutionnels des peuples dans
le midi de l'Europe, pour une alliance libérale et protectrice de ces droits
avec l'Angleterre. Il s'était lié par analogie de goûts littéraires et par
émulation d'action politique avec M. Canning, homme de bruit et de passion
comme lui, et la popularité de cet homme d'État, alors dans l'opposition, lui
semblait un modèle de vie a envier et à imiter à son retour en France. Ces
deux hommes se voyaient fréquemment, et, également dégoûtés des petitesses
des choses et des médiocrités envieuses des hommes, ils se consolaient dans
l'imagination et dans l'amitié. X Mais,
par un troisième revirement d'esprit, de situation et d'ambition, à peine M.
de Chateaubriand eut-il connaissance des noms des ministres et des diplomates
illustres que les souverains amenaient avec eux ou que les cours
accréditaient pour assister à ce grand conseil européen, et à peine
entrevit-il la haute importance que ces hommes allaient recueillir pour leur
nom et pour leur fortune de cette participation aux résolutions de l'Europe,
qu'il se passionna tout à coup jusqu'au délire de la volonté d'y assister
lui-même au nom de la France. Il écrivit vainement à M. de Villèle et à M. de
Montmorency pour les convaincre de la convenance et de la nécessité d'envoyer
leur ambassadeur d'Angleterre à Vérone. Il leur représenta inutilement que
tous les envoyés principaux de toutes les puissances, les Hardenberg, les
Capo d'Istria, les Caraman, les Rayneval, les Laferronays, les Metternich,
les Castlereagh, devançant ou accompagnant leurs maîtres à ces conférences,
il était indispensable que l'ambassadeur de France à Londres y fût convié,
sous peine de le dégrader de son prestige et d'humilier l'Angleterre
elle-même en la traitant avec moins de déférence qu'on ne traitait Vienne,
Pétersbourg, Berlin, Turin ou Naples. Ces deux ministres furent sourds à ces
insinuations. M. de Villèle voulait être libre de ses mouvements au congrès
et ne pas avoir à compter avec la popularité éclatante d'un ambassadeur qui
effacerait son propre gouvernement. M. de Montmorency pressentait qu'au
retour d'un congrès où la plume et la parole de M. de Chateaubriand auraient
eu l'ascendant ou le retentissement que le génie donne aux délibérations
diplomatiques comme aux délibérations parlementaires, M. de Chateaubriand le
contraindrait par droit de supériorité à lui résigner le ministère. Il aimait
M. de Chateaubriand, mais il le redoutait a, la tête des affaires pour son
pays. Il voulait l'intervention, et il se défiait de l'ascendant que
l'opinion libérale de M. Canning exerçait en ce moment sur l'esprit de M. de
Chateaubriand. Le roi lui-même pensait à cet égard comme M. de Villèle et
comme M. de Montmorency. Il ne pouvait pas diminuer, il n'osait pas négliger,
il ne voulait pas grandir un homme qui lui était imposé par sa renommée et
par son parti, mais qui ne lui inspirait eh réalité ni attrait ni sécurité.
Saisi de ces refus, M. de Chateaubriand résolut de faire un dernier effort
sur M. de Montmorency pour lui arracher son titre de plénipotentiaire au
congrès. Convaincu de l'inefficacité des lettres, il envoya M. de Marcellus,
son premier secrétaire d'ambassade, à Paris, chargé de cette négociation
désespérée. « Allez, lui dit-il, et rapportez ma nomination ou mon désespoir.
» M. de Marcellus arriva à Paris convaincu que la passion de son ambassadeur
était plus dangereuse encore à contrarier qu'a satisfaire. Lié avec M. de
Montmorency, il lui représenta que le mécontentement et l'exaspération d'un
homme de l'importance de M. de Chateaubriand dans la monarchie étaient un
élément de trouble, et de ruine dans le gouvernement, que l'ambition aigrie
d'un tel caractère ne s'arrêterait pas devant le sacrifice de son poste et de
ses intérêts, qu'il prendrait un plus long refus pour une souveraine injure,
qu'aucune hiérarchie, aucune obéissance, aucune considération ne le
retiendrait à Londres ; qu'à peine M. de Montmorency serait-il parti pour le
congrès, que M. de Chateaubriand arriverait à Paris, qu'il y fomenterait dans
le parti de l'opposition ultraroyaliste et dans la presse des divisions et
des orages tels, que M. de Villèle, pour les conjurer, serait contraint de
sacrifier M. de Montmorency lui-même, et de donner le ministère des affaires
étrangères à M. de Chateaubriand, et que le seul moyen de contenir une si
ardente et si implacable passion d'agir, c'était de lui céder le congrès pour
sauver le gouvernement. M. de
Montmorency frémit et comprit ; il aima mieux un collègue embarrassant à
Vérone qu'un compétiteur certain a Paris. M. de Villèle et le roi, plus
contraints aussi que convaincus, cédèrent aux instances de M. de Montmorency.
M. de Marcellus, huit jours après, rapporta à son ambassadeur la nomination
qu'il n'espérait plus. La joie du triomphe fut égale dans M. de Chateaubriand
à l'anxiété de l'attente ; mais, comme tous ses sentiments, elle fut courte
et traversée de découragements anticipés et de dégoûts. L'ennui n'est que le
vide de l'âme ; plus l'âme est vaste, plus le vide est grand : M. de
Chateaubriand avait l'ennui immense. Il s'achemina lentement vers Paris,
ralentissant son voyage, qui dura huit jours, par les entrevues et les adieux
prolongés à cette femme qui partageait alors son cœur entre l'amour, la
gloire et l'ambition. XI A peine
était-il rentré à Paris du congrès de Vérone et avait-il pris le timon des
affaires, qu'on sent l'ennui qui le saisit au sommet de son ambition comme en
bas. La correspondance intime échangée entre lui et son confident, M. de
Marcellus, est un jour nouveau et complet jeté a la fois sur les dispositions
de cette âme et sur la marche de cette affaire. On y sent à chaque ligne,
dans les lettres de M. de Chateaubriand, d'un côté le désenchantement du poète,
de l'autre le coup d'œil juste et la volonté irrésistible de l'homme d'État
résolu à faire violence aux obstacles et de laisser à son pays une trace
illustre de son passage aux affaires. « Me
voilà enfin sur un théâtre bien orageux, écrit-il à M. de Marcellus le 28
décembre, le lendemain de son avènement au ministère, j'en descendrai
peut-être bientôt comme tant d'autres, mais du moins je n'en descendrai pas
sans honneur ! » « J'ai
remis votre lettre à M. Canning, répond M. de Marcellus. « M. de
Chateaubriand aime les crises, m'a-t-il dit. — Non, ai-je répondu à M.
Canning ; mais il veut les solutions !... » « Tout
le bruit qu'on fait à Londres contre moi passera, écrit M. de Chateaubriand
le 2 janvier. L'Angleterre aime la souveraineté des peuples, mais nous, nous
ne la reconnaîtrons jamais ! Les crises ? je ne les aime ni ne les crains, la
France fera face à tout le monde et n'a peur de rien... Ne vous effrayez ni
de ta baisse des fonds publics, ni de tous les bruits de gazettes, c'est une
crise, en effet, mais le succès est au bout. » « Je
ne vous trompais pas, mande M. de Marcellus, M. Canning, encore irrésolu,
flotte entre les opinions monarchiques qui ont fait son ancienne renommée, et
la faveur populaire qui lui ouvre un chemin plus sûr au pouvoir. Mais comme
il écoute avant tout l'écho de l'opinion libérale, et tend sa voile au vent
qui souffle, on voit d'avance de quel côté il va pencher. Élève de Pitt,
conservateur jusqu'à ce jour, il va se faire à demi libéral ; il adoptera les
principes démocratiques, si ces principes prévalent ici, il en veut surtout à
l'aristocratie, il n'est pas aimé du roi ; mais le peuple, épris de ses
talents, l'a placé où il est, et le peuple l'y maintiendra s'il obéit à
l'engouement du peuple. » « Laissez
dire, écrit M. de Chateaubriand, la mauvaise humeur de M. Canning et du
gouvernement anglais passera, et si elle ne passe pas, peu importe, délivrons
Ferdinand, tenons-le dans nos mains, et nous serons en situation de braver
toutes les menaces. Que feront les frégates anglaises dans la baie de Cadix ?
Ou bien elles forceront le blocus, et il y aura alors hostilité ; or, vous
pouvez être sûr que, tant que je serai dans le ministère, je ne laisserai
jamais insulter le pavillon français ; ou bien ces frégates ne feront rien,
mais alors il est évident que leur seule présence encouragera les cortès à la
résistance, et prolongera la captivité de Ferdinand. Est-ce là de la
neutralité ? » Et plus
loin, après le mémorable discours de M. Canning à la chambre des communes,
dans lequel ce ministre déchaînait les vents sur l'Europe, et faisait des
vœux impuissants, mais retentissants, pour le triomphe des cortès : « Voilà
l'orage enfin venu, écrit-il, je l'entendais gronder. M. Canning a fait des
vœux contre nous et pour nos ennemis, au milieu des applaudissements
passionnés de l'opposition qui se répercutent aujourd'hui dans la rue, et
pendant le silence embarrassé de ses amis ; oui, c'est bien là sa véritable
pensée, son secret enfin lui échappe. L'amour de la popularité l'emporte ;
adieu son passé monarchique et le culte de M. Pitt Je le redis néanmoins au
fort de la tempête, nous triompherons » On sent
à ces paroles que M. de Chateaubriand avait le mot de la Russie et de
l'Autriche ; et qu'assuré de ces deux appuis depuis ses entretiens de Vérone
avec l'empereur Alexandre et M. de Metternich, il croyait pouvoir braver
impunément les murmures passagers de la tribune de Londres. « Ne
redoutez pas, lui réplique M. de Marcellus, la moindre intelligence entre les
cours de Vienne et de Londres. M. de Metternich est blessé au cœur, il
déplore la perte de lord Castlereagh et sa longue intimité avec ce ministre.
M. Canning, de son côté, ne peut oublier les lamentations dont M. de
Metternich a salué la mémoire de son prédécesseur, et ces mots de perte
irréparable appliqués par lui à la mort tragique de lord Castlereagh tintent
encore aux oreilles de M. Canning... « Il
est temps, continue-t-il, de jeter un regard sérieux sur l'avenir, et sur le
dangereux ministre qui est venu se placer à la tête des destinées de
l'Angleterre. Il nous faut sa chute ou sa conversion. Il ne tombera pas, ses
ennemis n'ont pu l'exiler sur le trône des Indes — dont il avait été nommé
gouverneur général avant la mort de lord Castlereagh —. M. Peel, jeune, ferme
et populaire, s'avance sans impatience vers le ministère qui ne peut lui
manquer un jour ; lord Wellington, guerrier peu redoutable sur le champ de
l'intrigue, a dû céder aux talents et à l'habileté de M. Canning. Il ne
tombera pas, il faut donc pour nous qu'il change de conduite, et que de
Breton qu'il est, il se fasse Européen ; faites reluire à ses yeux l'éclat
d'une grande gloire diplomatique, assemblez un nouveau congrès, qu'il vienne
y traiter a son tour des intérêts de l'Orient ; des colonies américaines, de
nos quatre dernières révolutions éteintes en deux ans, la Grèce, l'Italie, le
Portugal, l'Espagne ! que l'Europe le couvre de faveurs ! inaccessible à
l'or, il ne l'est pas a la louange ; enfin, réconciliez-le avec ses anciennes
opinions monarchiques, et pardonnez-moi si, malgré son jeune âge, je parle si
librement avec vous des plus hauts intérêts de mon pays ! » Tout le secret de
la politique britannique relativement à l'Espagne était en effet alors dans
l'âme, dans la parole et dans la double situation de M. Canning, fidèlement dépeintes
par le jeune confident de M. de Chateaubriand dans cette correspondance, qui
se résume ainsi « On
prétend, disait récemment M. Canning, que je me suis trompé sur cette affaire
d'Espagne. Il vaut mieux se tromper une fois que se tromper deux et il vaut
mieux se tromper deux fois que d'avouer qu'on s'est trompé une. « C'est
dans ces subtilités énigmatiques que vont se noyer les grands intérêts des
nations. M. Canning s'est obstiné à considérer notre triomphe comme sa
défaite, et tout ce qui diminuerait nos succès comme un adoucissement à ses
amertumes. » XII Telle
était la situation réciproque de M. Canning et de M. de Chateaubriand au
moment où le duc d'Angoulême, sans regarder derrière lui, franchit la
Bidassoa. Nous ne
raconterons pas militairement une expédition plus politique que militaire,
qui n'offrit jusqu'à l'arrivée du généralissime sous les murs de Madrid et de
Cadix qu'une marche rapide, une résistance molle et déconcertée par la
division des cœurs dans le peuple espagnol, une admirable discipline, une
intrépidité réfléchie. Si elle n'eut point l'éclat des sanglantes guerres de
1808, en Espagne, elle valut au nom français une renommée plus sérieuse de
subordination, d'honneur et d'humanité. L'armée fut partout digne
d'elle-même, de l'empire et de la restauration. Les anciens généraux qui
avaient fait les expéditions de la république et de Napoléon y confirmèrent
leur gloire, les nouveaux y méritèrent leur réputation. Cette guerre restera
le modèle des guerres d'intervention, où il faut être à la fois l'ennemi des
uns, l'auxiliaire des autres, l'arbitre de tous dans les pays conquis. Ballesteros
commandait en chef les armées espagnoles. Le duc d'Angoulême, laissant à ses
lieutenants le soin de préserver ses flancs et ses communications contre les
corps d'armée de Mina en Catalogne, de Morillo dans la Galice et les
Asturies, s'avança en masse contre Labisbal, qui commandait l'armée
constitutionnelle du centre et couvrait Madrid. Le peuple, comprimé jusqu'à
notre approche par la crainte des exaltés, ne se levait que pour accueillir
nos troupes et pour se ranger en guérillas sous les drapeaux de la régence.
Un chef de partisans royalistes, Bessière, insultait presque impunément les
faubourgs de Madrid. Labisbal s'y renfermait avec son armée, et négociait
sourdement avec les émissaires de la régence pour éviter à la capitale des
extrémités sanglantes qui ne pourraient que ravager l'Espagne sans parvenir à
la soulever. Le roi, malgré son refus d'abandonner sa capitale, avait été
contraint de quitter Madrid avec sa famille sous une escorte de six mille
hommes, en prisonnier plus qu'en roi. Les cortès l'avaient rejoint à Séville
pour garder aux yeux de l'Espagne et du monde ces dehors d'un gouvernement
légal, où les trois pouvoirs constitutionnels représentaient encore la
patrie. On lui faisait signer, en lui tenant la main, des manifestes semblables
à ceux de Louis XVI en 1791, dans lesquels il répudiait les secours
oppressifs de la France, et revendiquait la responsabilité des actes du
gouvernement qui l'enchaînait. Pendant
que ces manifestes mentaient à l'Europe sans la tromper, Saragosse, Tolosa,
toutes les villes occupées par nos troupes brisaient la pierre de la
constitution et saluaient le drapeau français comme le signe de leur
délivrance. Le duc d'Angoulême s'avançait vers la capitale sous des arcs de
triomphe. Labisbal lui avait envoyé le général Zayas pour traiter de la
capitulation de Madrid. Pendant que le prince et Zayas la délibéraient et la
signaient, lé peuple et les soldats, indignés de la faiblesse ou de la
trahison de Labisbal, s'insurgeaient contre lui et le contraignaient à
chercher son salut dans la fuite. Déguisé, fugitif, caché sous un faux nom et
suivi seulement d'une femme dévouée vêtue en homme, Labisbal se dérobait aux
poignards, atteignait les avant-postes du maréchal Oudinot, et, protégé par
des détachements français, se réfugiait avec peine en France. Le
peuple donnait à sa place un autre général à son armée. Mais il se retirait
également devant l'approche des Français, la désaffection des provinces,
l'écroulement imminent des cortès. Zayas restait seul avec quelques escadrons
pour imposer l'ordre aux exaltés et à la multitude et pour remettre la
capitale intacte aux mains des Français. Le prince, avant d'y entrer,
publiait une proclamation par laquelle, en conservant le pouvoir militaire,
il remettait le pouvoir politique à la régence nationale. M. de Martignac,
jeune avocat de Bordeaux, élève et ami de M. Lainé, qui suivait l'armée en
qualité de commissaire général du gouvernement français, afin que les mesures
du gouvernement ne cessassent pas, même dans les camps, d'appartenir aux
ministres et d'engager leur responsabilité devant les chambres, avait
conseillé, rédigé et signé cette proclamation. Elle satisfit l'orgueil
castillan, releva le cœur des royalistes, abattit l'exaltation de la
multitude et aplanit l'entrée de Madrid au prince. Une partie immense du
peuple s'avança au-devant de lui hors des murs, des palmes et des lauriers
dans les mains. Il comprima d'une main impartiale et ferme toute réaction et
toute vengeance d'un parti contre l'autre. La magnanimité de son cœur
l'élevait naturellement, à Madrid comme à Paris, au rôle de pacificateur et
d'arbitre ; il dédaignait celui de chef de parti. XIII Deux
colonnes, l'une commandée par le général Bordesoulle, l'autre par le général
Bourmont, s'élancèrent à la poursuite de l'armée de Madrid et s'efforcèrent
de la devancer à Séville. Les cortès, à leur approche, sommèrent 'le roi de
les suivre à Cadix, espérant toujours que l'Angleterre, qui avait accueilli
avec ivresse leur ambassadeur, sortirait de la neutralité impopulaire à
Londres dans laquelle M. Canning avait peine à la contenir, et se déclarerait
protectrice armée de leur indépendance. Ses flottes pouvaient leur prêter à
Cadix un secours que la révolution n'attendait plus de l'intérieur.
Ferdinand, qui sentait du fond de son palais de l'Alcazar, à Séville, son
peuple et d'Europe derrière une poignée de libéraux et de soldats, refusa
avec énergie d'obéir autrement que par la force à leur sommation. Le député
Galiano proposa de déclarer la déchéance temporaire d'un prince qui refusait
de s'associer aux actes désespérés de ses geôliers. Une régence
révolutionnaire fut nommée pour remplacer temporairement le pouvoir royal
annulé dans Ferdinand. L'ambassadeur d'Angleterre ne reconnut pas cette
déposition violente et s'éloigna lui-même de Séville. Le roi, entraîné par la
violence avec sa famille dans les murs de Cadix, ne fut plus que l'otage de
la révolution. A peine-les troupes constitutionnelles qui opprimaient le
sentiment du peuple, à Séville, furent-elles repliées sur Cadix, que Séville
se souleva et massacra les partisans des cortès. Les provinces encore
indécises, en apprenant l'enlèvement du roi et. les outrages contre la
couronne, frémissent comme d'un sacrilège et se déclarent partout pour les
Français ses libérateurs. Le général Morillo, comte de Carthagène, chef d'une
des armées constitutionnelles, passe avec la moitié de ses troupes dans les
rangs des royalistes ; toutes les villes fortes tombent l'une après l'autre
au pouvoir des généraux du duc d'Angoulême. Mina, Riégo et quelques-uns des
généraux les plus désespérés de l'île de Léon soutiennent seuls dans la.
Catalogne et dans les montagnes une cause abandonnée par la nation et qui
s'est dépopularisée elle-même par ses anarchies et par ses excès. Le duc
d'Angoulême peut concentrer avec sécurité son armée victorieuse sous les murs
de Cadix. Cernée par terre, bloquée par mer, cette ville, peuplée de
quatre-vingt mille âmes, défendue par vingt mille soldats, maîtresse de la
personne du roi, refuge des cortès, était le dernier et redoutable asile de
la révolution. Elle pouvait à la fois négocier et combattre. Ferdinand, comme
en réparation des outrages et des dépositions de Séville, y avait reçu de
nouveau la plénitude apparente du pouvoir royal, afin de sanctionner par le
nom du roi les derniers efforts de la révolution et les négociations des
cortès avec l'armée française ; prisonnier cependant dans son palais, on lui
interdisait jusqu'à la promenade sur la terrasse de sa demeure, de peur que
sa présence ne soulevât de pitié ou de zèle le peuple attendri de sa
captivité. Ballesteros, après Morillo et Labisbal, faisait sa soumission et
celle de son armée au roi. La division des généraux et des membres des cortès
agitait Cadix. Riégo en sortait comme il était sorti de l'île de Léon, au
premier acte de la révolution, pour aller insurger les provinces derrière les
Français. Les membres modérés des cortès, menacés par les exaltés, se
réfugiaient a Gibraltar auprès de l'ambassadeur 'd'Angleterre. Le parti
extrême et désespéré de cette Convention, enfermé dans la ville, jurait de
s'ensevelir avec le roi sous les ruines de la place. On tremblait pour la vie
de Ferdinand et de sa famille. Des sorties fréquentes, nombreuses, et
toujours héroïquement repoussées par l'intrépidité de nos troupes, couvraient
de cadavres espagnols les abords de la place et les rivages de la mer que se
disputaient les deux armées. Le découragement chez les uns, le désespoir chez
les autres, rentraient dans la ville avec les bataillons décimés des cortès.
Les vivres et les munitions manquaient. L'héroïsme des constitutionnels ne
s'affaissait pas. La révolution voulait périr les armes à la main pour
laisser du moins une protestation sanglante au despotisme. XIV Le duc
d'Angoulême n'avait plus qu'à recueillir, dans la reddition volontaire ou
forcée de Cadix, le fruit de sa triomphante expédition. Il donnait des jours
à la réflexion et aux retours de sagesse des cortès, dans la crainte de
compromettre la vie de Ferdinand en poussant au désespoir ceux qui la
tenaient dans leurs mains. Plein de sollicitude pour la pacification de
l'Espagne et d'indignation contre les vengeances que les royalistes,
triomphant à l'ombre de ses drapeaux, tentaient d'exercer déjà sur les constitutionnels,
ce prince, retirant une partie de la dictature qu'il avait dû donner à la
régence de Madrid, publiait à Andujar une ordonnance protectrice de la
liberté et de la sécurité des vaincus. Il interdisait aux autorités
espagnoles t'arrestation pour cause politique des Espagnols civils et
militaires, et ordonnait la mise en liberté immédiate de tous ceux que la
réaction avait emprisonnés. C'était l'amnistie générale proclamée au nom de
la France, arbitre armé des partis qu'elle avait séparés, politique aussi
sage que magnanime donnée en gage à la réconciliation et en exemple a
Ferdinand. XV Pendant
que le prince offrait ainsi une capitulation honorable à Cadix et une
sécurité aux vaincus dans les provinces, il donnait un assaut décisif a la
presqu'île du Trocadero, dont les fortifications éloignaient nos bombes de la
ville. L'armée, la flotte, le prince, abordaient ce volcan d'artillerie avec
cette valeur calme qui n'aperçoit pas la mort derrière le devoir, et qui
constitue dans le général et dans les troupes ce qui n'est pour les Français
que le sang-froid de l'héroïsme. Le duc d'Angoulême s'exposa au boulet comme
le plus aguerri de ses grenadiers. Le prince de Carignan, exilé de sa patrie
pour sa participation à la révolution de Turin, et qui voulait racheter sa
faute par un repentir illustré sur le champ de bataille, marcha en volontaire
à l'assaut de l'isthme au premier rang des grenadiers de la garde royale.
Étrange et triste destinée de ce prince, brave mais indécis, qui avait
soulevé l'armée de son oncle, le roi de Sardaigne, pour la constitution
d'Espagne et venait aujourd'hui combattre cette même révolution dans les murs
de Cadix, et qui, après avoir ensuite poursuivi et puni sur le trône, pendant
un règne long et ingrat, les amis complices de sa première tentative
révolutionnaire, devait arborer en Italie, en 1848, la cause de
l'indépendance et de la révolution, et revenir enfin près de cette même mer
d'Espagne mourir de sa défaite et de sa douleur victime tour à tour des deux
causes qu'il avait provoquées, désertées, combattues et servies toujours à
contre-temps. XVI La
prise du Trocadero plaçait Cadix sous les bombes de nos frégates et sous les
boulets de nos batteries. Le peuple bouillonnait dans la ville et menaçait
les ministres, les généraux et les cortès, qui menaçaient à leur tour le roi.
Les membres du gouvernement envoyèrent le général Alava, militaire diplomate
suspendu entre les deux causes, adresser des propositions de paix au duc
d'Angoulême. Le prince répondit qu'il ne traiterait qu'avec le roi rendu à la
liberté. « Quand Ferdinand sera libre, ajoutait-il, j'engagerai de tous mes
efforts le roi à accorder une amnistie générale et à donner à ses peuples les
institutions qu'il jugera en harmonie avec sa sagesse et avec les besoins de
l'Espagne. » Les cortès, à la fois satisfaites et inquiètes de cette réponse,
renvoyèrent le même négociateur demander à quel signe le généralissime de
l'armée française reconnaîtrait la liberté du roi. Le prince répondit que le
roi. ne serait libre à ses yeux qu'au milieu de son armée, à
Port-Sainte-Marie, ou à Chiclana. Le duc.de Guiche, fils du duc de Gramont, aide
de camp du duc d'Angoulême, revenu avec lui d'émigration et devenu un des
plus brillants officiers de la nouvelle armée, porta lui-même à Ferdinand la
lettre qui le conviait à cette entrevue. L'espérance d'une médiation de
l'Angleterre, l'arrivée à Cadix de sir Robert Wilson, officier anglais qui
soufflait partout sur le continent la flamme des foyers révolutionnaires, la
présence du premier complice de Riégo, le général Quiroga, rentré dans la
ville pour relever le fanatisme expirant de la Péninsule là où il l'avait
allumé, rompirent les négociations, resserrèrent la captivité de Ferdinand,
firent convoquer les cortès pour nommer un conseil militaire chargé de
défendre à tout prix le dernier rempart de la constitution. Le prince
répondit a ces menaces par l'assaut du fort Santi-Petri par la prise de l'île
de Léon et par le bombardement de la ville, prélude d'un dernier assaut. Les
cortès enfin, intimidées par l'agitation du peuple, par le découragement de
leurs soldats et par l'imminence du péril, rendirent par un décret le pouvoir
absolu au roi, et le conjurèrent de se rendre au camp du duc d'Angoulême pour
y intervenir entre son peuple et l'armée française. Elles feignirent, pour
sauver l'honneur de la révolution, de croire à la bonne foi et à
l'intercession sincère de Ferdinand en faveur de la cause dont il était
victime ; elles ne crurent en réalité qu'à son ressentiment et a sa
vengeance, écrite d'avance dans son caractère et dans le fanatisme des
royalistes et des moines. Mais cette capitulation les préservait du supplice
ou des cachots qui les attendaient dans une ville emportée d'assaut, et leur
donnait le temps de chercher un refuge sur les vaisseaux anglais et à
Gibraltar. Elles rendirent leur otage pour racheter leurs têtes. XVII Le 1er
octobre, à midi, le duc d'Angoulême, informé de la prochaine arrivée de
Ferdinand, rangea l'armée française en bataille, au bord de la mer, à Port
-Sainte-Marie, pour honorer le premier pas du roi d'Espagne sur son
territoire affranchi. A midi, l'armée libératrice aperçut le cortége royal
qui fendait les flots en s'avançant vers le môle. Une multitude
d'embarcations légères, pavoisées des drapeaux de France et d'Espagne,
pleines des amis de Ferdinand et des spectateurs de cette grande scène qui allait
changer les destinées de l'Espagne, escortaient l'embarcation du roi. Ce
prince, la reine, ses frères, compagnons de sa longue captivité,
contemplaient avec une avide impatience le môle de Port-Sainte-Marie, les
bataillons de, l'armée française, l'état-major du duc d'Angoulême, où les
attendaient enfin la vie, la liberté, la couronne. Ils tremblaient, jusqu'au
dernier coup de rames, qu'un repentir ou une sédition des exaltés, entre les
mains desquels ils étaient encore, ne les rappelât aux captivités, aux
outrages, aux dangers qu'ils laissaient enfin derrière eux. Le général Alava,
négociateur confidentiel entre le roi et les libéraux ; l'amiral Valdès, qui
avait protégé la veille sa personne contre l'insurrection des miliciens de
Madrid, debout dans la chaloupe royale, s'entretenaient familièrement avec le
roi. Ferdinand, qu'une longue habitude de déférence apparente avec ses
ennemis pendant leur long triomphe avait accoutumé à la feinte de sentiments,
de visage et de paroles, dissimula jusqu'au dernier coup de rames qui fit
échouer la chaloupe sur le sable de Port-Sainte-Marie. Il parlait à Valdès et
à Alava de sa reconnaissance, du besoin qu'il aurait de guides et de
conseillers expérimentés et populaires pour son nouveau règne il les
engageait à se fier à sa magnanimité, à débarquer avec lui et à quitter pour
jamais cette ville agitée et peu sûre où leurs égards pour sa personne leur
seraient peut-être imputés à crime. Soit devoir envers leur parti, soit
défiance des caresses du roi, les deux généraux se refusaient à prendre terre
avec la -famille royale. Les officiers français qui bordaient le rivage
s'attendaient à les voir récompenser par le roi, au moment où ce prince
débarquerait sous leurs auspices, par un de ces pardons éclatants qui
changent en faveurs les ressentiments effacés par la grandeur du service.
Mais le roi, dès qu'il se sentit en sûreté sous les baïonnettes de l'armée
libératrice, lança sur Valdès et sur Alava un de ces regards qui
prophétisaient la mort. Ils comprirent ce coup d'œil en virant de bord ; sans
attendre ni une autre récompense ni un autre avertissement, ils s'éloignèrent
à force de rames d'un rivage qui ne leur présageait que la vengeance. « Les
misérables ! murmura le roi assez haut pour être compris des Français qui se
pressaient autour du duc d'Angoulême, ils font bien de se soustraire à leur
sort. » XVIII Le duc
d'Angoulême, s'avançant vers le roi et pliant le genou comme s'il lui eût
demandé pardon d'avoir foulé son royaume pour sauver sa royauté et sa vie,
reçut Ferdinand dans ses bras. Une clameur unanime des Espagnols et des
Français témoins du débarquement salua cet embrassement des deux princes et
des deux branches de la maison de Bourbon sur la plage où les deux monarchies
et les deux dynasties se relevaient l'une par l'autre. Le duc d'Angoulême
présenta respectueusement au roi ses généraux et ses officiers, ses troupes
fières d'avoir concouru à sa délivrance. Il voulut lui présenter aussi le
général espagnol Ballesteros, qui s'était rallié avec son armée à la cause du
roi et qui croyait trouver son pardon dans sa défection ; mais Ferdinand en
l'apercevant fronça le sourcil, détourna la tête et l'écarta du geste, comme
un souvenir pénible de ses mauvais jours. L'Espagnol s'éloigna en silence et
rejoignit son corps d'armée, plein de doutes sur le sort que son maître préparait
aux infidélités et même aux repentirs. La
multitude, accourue des villes et des campagnes voisines pour réparer, par
ses prosternements et ses acclamations, les offenses reçues par la majesté
royale, et pour se précipiter dans la servitude avec la même rage que la
populace de Madrid avait témoignée pour se précipiter dans les séditions et
dans le sang, exalta la vengeance instinctive du roi par ses cris
d'enthousiasme et de mort. Ces cris de : « Vive le roi absolu !
vive la religion ! meure la nation ! meurent les constitutionnels ! »
accompagnèrent Ferdinand jusqu'au palais qu'on lui avait préparé et où le duc
d'Angoulême le remit en frémissant au délire de son peuple. Ce prince et son
armée comprirent d'un regard, mais comprirent trop tard, qu'en arrachant
l'Espagne à une tyrannie ils allaient peut-être la remettre à une autre ;
qu'une restauration sans conditions préalables avec le nouveau gouvernement,
si elle était plus respectueuse et plus chevaleresque, était moins politique
et moins sûre pour les deux monarchies, et qu'en prenant le rôle de
libérateur, le duc d'Angoulême avait pris par le fait même le devoir de
rester arbitre entre les deux peuples0qui allaient se disputer la Péninsule.. XIX Il
était déjà trop tard. L'ordonnance d'Andujar, dans laquelle le duc
d'Angoulême, inspiré par sa modération et par sa sagesse, avait pris
hardiment ce rôle d'arbitre de l'Espagne, excitait à Madrid et à Séville
l'indignation des royalistes et des moines. Des réclamations forcenées
s'élevaient de toutes les villes et de toutes les provinces affranchies
contre la mansuétude des vainqueurs, et contre cet insolent arbitrage affecté
entre les partis par le prince auxiliaire du roi et non son maître. Le ministère
français, emporté par l'ivresse que nos triomphes inspiraient a la chambre,
avait désavoué le duc d'Angoulême et lui avait interdit de s'immiscer dans le
gouvernement intérieur de Ferdinand et de la régence. Ce prince, contraint
d'obéir aux ordres du roi, détournait tristement ses regards des excès qu'il
ne pouvait prévenir que par ses conseils. Il en donna de sages et de
magnanimes dans la première entrevue qu'il eut avec Ferdinand, quelques
heures après sa liberté reconquise. Mais ce prince ne les écouta qu'avec une
feinte déférence, et avant la fin de la journée il avait déjà publié une
proclamation royale qui annulait sans exception tous les actes et toutes les
concessions consenties ou arrachées à sa main pendant le règne de la
constitution. La
chute de Cadix entraîna la chute de tous les foyers où la révolution luttait
encore, de Badajoz, de Carthagène, d'Alicante, de Tarragone. Mina seul
résistait encore dans la Catalogne aux troupes du maréchal Moncey. Entouré
des généraux, des bataillons et des miliciens les plus exaltés, il soutint
jusqu'au mois de novembre une guerre de montagnes, de surprises et de coups
de main contre nos troupes. Menacé lui-même dans Barcelone par l'exaltation
des corps de transfuges français et italiens, milice sans patrie qui voulait
contraindre leur patrie adoptive à s'ensevelir sous leur cause, il parvint
avec peine à les éloigner et à les envoyer combattre, se disperser et mourir
dans les expéditions aventureuses où ils furent décimés. Il capitula enfin
lui-même et remit l'Espagne entière entre les mains des Français et du roi. Le duc
d'Angoulême, laissant à ses généraux le soin de remettre à la monarchie ses
provinces pacifiées, et de ramener l'armée en, France, alla présenter à
Séville la soumission de tout le royaume à Ferdinand. XX Nous
Croyons enrichir l'histoire des témoignages d'une haute raison et d'un noble
caractère, en insérant ici quelques fragments inconnus de la correspondance
confidentielle de ce prince avec M. de Villèle, pendant la campagne qu'il
venait de terminer si glorieusement. On y verra la modestie et le bon sens
d'un prince si calomnié jusqu'ici par les partis, implacables envers son nom. M. de
Villèle lui écrit le 7 juillet : « Monseigneur, » Je
reçois la lettre que Votre Altesse Royale m'a fait l'honneur de m'écrire le 2
de ce mois. Nous apprenons avec grand plaisir la décision du général Morillo.
Si Ballesteros et les généraux de Catalogne avaient ainsi pris leur parti,
nos affaires et les leurs en eussent été améliorées ; l'Espagne eût été
placée dans la véritable situation où elle finira par se trouver,
c'est-à-dire avec toutes les opinions, tous les intérêts divers en présence,
ce qui n'existe pas, tant que s'obstinant à rester dans une situation absurde
et à défendre une cause perdue, que nous ne pouvons que combattre, une
portion notable des Espagnols livre, son pays aux prétentions et à
l'exaltation du reste de la nation. « La
reddition de Cadix ou la délivrance du roi mettra fin, il faut l'espérer, à
toute cette résistance partielle, et placera Votre Altesse Royale dans une
bien meilleure situation, pour faire entendre et triompher les conseils de la
raison et d'une saine politique ; tant que ce dernier triomphe n'est pas
obtenu, la régence, le ministère et l'opinion qui se montre à l'abri de nos
baïonnettes resteront dans la voie de l'exaltation et de la violence ; c'est
dans la nature des choses, dans celle du cœur, humain. Il y a plus de
faiblesse et de crainte que d'autres choses dans cette disposition il faut
la, supporter et la pardonner en la contenant tout juste ce que nous
pourrons, sans nous exposer à l'exaspérer encore davantage par une
contradiction qui ne serait pas ordonnée par la bienveillance. « Le
roi approuve tout à fait la conduite tenue par Votre Altesse Royale à l'égard
de Morillo. Qu'il reconnaisse la régence de Madrid, qu'il emploie ses troupes
de concert avec les vôtres à maintenir l'ordre dans son pays ; c'est, je le
répète, le meilleur parti que tous ces généraux auraient à prendre ; mais le
pourraient-ils ? Nous voyons les folies de notre parti, ils sont soumis à
celles du leur, et je ne serais pas étonné d'apprendre que Morillo a été
abandonné de son monde en Castille, comme Labisbal à Madrid. « Monseigneur
aura la bonté, dans les ordres qu'il donnera à ses généraux, de ne pas
oublier que la Corogne nous importe beaucoup, ainsi que la restitution des
prises faites par les corsaires de ce port. Nous venons d'apprendre qu'ils
ont capturé un second navire richement chargé venant de Saint-Domingue ;
c'est fort mauvais pour l'opinion en France, et doit continuer à exalter les
mauvais sentiments à la Corogne il faut mettre un terme CIL ce double mal le
plus tôt que nous pourrons. « Votre
Altesse Royale me marquait dans une de ses dernières lettres qu'elle
renonçait à faire faire le siège de Pampelune, sans m'en donner les motifs ;
elle avait pensé précédemment que cette ville ne se rendrait pas avant
l'hiver, et que plus tard le siège n'en pouvait être fait ; c'est une des
places que nous devons occuper ; dans tous les cas ne serait-il pas alors
indispensable d'en faire le siège à tout événement ? M. le maréchal prétend
que tout est prêt à la frontière et qu'on trouverait avec facilité à louer
tous les moyens de transport nécessaires ; je soumets tout cela à la sagesse
de Monseigneur. « Je
lui rappelle, a l'égard des divers systèmes d'occupation dont je l'ai
entretenu ces jours derniers, que notre intention ne peut être de vouloir
imposer aucune de ces mesures, mais seulement de les accorder avec plus ou
moins d'étendue, selon que l'on usera de plus ou de moins de sagesse ; nous
serons trop heureux de n'avoir rien à occuper et de pouvoir ramener en France
toute notre armée, et cela le plus tôt possible. « M.
de Martignac me parle de l'envie qu'aurait la régence d'envoyer un
ambassadeur à Lisbonne, je ne vois aucun motif de nous opposer à cet envoi.
L'attention et l'inquiétude générale se tournent maintenant sur Cadix. On a
raison, c'est là que va être décidé le sort de notre entreprise. Je n'ai pas
la moindre appréhension sur le résultat ; mais quand j'en calcule les
conséquences, je sens qu'il importe que nous ne négligions aucun des moyens
de réussite qui seront à notre disposition. Si d'ici nous pouvions aider au
succès, indiquez-nous en quoi, et pourvu que ce soit possible, nous le
ferons. « J'avais
pensé à deux paquebots à vapeur que nous savons à Calais, je viens d'en faire
demander des nouvelles, aucun n'est en état de vous être envoyé. « Nous
avons fait cette guerre sans avoir rien de ce qu'il fallait, tirons-nous-en
comme nous pourrons ; mais n'oublions pas ensuite que nous ne sommes bien
montés ni en marine, ni en administration de guerre, et attachons-nous à y
pourvoir. « Des
Anglais sont venus me proposer de partir de Londres sur un bateau à vapeur
qui fait quatre lieues à l'heure, d'aller à Cadix et d'y enlever lé roi un
jour de calme. Je n'ai pas voulu laisser mettre sous la main des cortès un
tel moyen de nous enlever le roi. Il faut songer au parti qu'ils pourraient
tirer de ce mauvais bateau à vapeur qu'ils ont a leur disposition ; le seul
moyen est que les canots à rames de notre escadre fassent bonne garde dans
ces temps-là, et que, bien armés et montés par des hommes résolus, ils
puissent s'emparer de ce bateau si jamais on le voyait tenter de profiter du
calme pour sortir du-port. Que Monseigneur ne craigne rien de l'Angleterre ni
des dispositions des autres cabinets à soutenir l'absolu, ni des intrigues de
nos coteries tout cela viendra se briser contre une résolution sage et
inébranlable le succès de nos armes, la conduite admirable de Monseigneur, et
par-dessus tout la main de Dieu, si évidente dans tout ceci, doivent nous donner
une entière confiance. « Je
suis, etc., « J.-H. DE VILLÈLE. » Le
prince, le 30 août, écrit de Manzanarès : « J'ai
eu le plaisir de recevoir, mon cher comte, vos lettres des 22, 23, 24, 26 et
27. D'après les circonstances, je ferai usage du projet de proclamation pour
Cadix, mais je serais porté à croire qu'une sommation verbale suffit, je
verrai sur les lieux. J'ai envoyé l'ordre à l'amiral Hamelin de ne laisser
passer aucun vaisseau de guerre de quelque nation qu'il soit. « Nous
n'avons guère à nous louer de notre marine sur aucun point ; elle coûte
pourtant soixante millions. « Je
crains que Bourke n'ait de la peine à réduire la Corogne. Lauriston à l'ordre
de commencer le siège de Pampelune aussitôt que ses moyens seront réunis. « Je
viens de recevoir des nouvelles de Molitor jusqu'au 1er ; il a eu, les 25 et
28, des affaires très-brillantes contre Ballesteros. Celle du 28 peut passer
pour une bataille l'ennemi a présenté en ligne douze mille hommes d'infanterie
et douze cents chevaux. Molitor l'a attaqué avec quatorze bataillons. Loverdo
a chargé plusieurs fois à la baïonnette à la tête de sa division et
Saint-Chamand a la tête de sa cavalerie. La perte de l'ennemi, y compris les
déserteurs, a été considérable, et il était avant-hier à Fazorla avec sept
mille hommes devant Foissac, qui n'a pour infanterie que trois bataillons de
la garde. Ballesteros est toujours en pourparlers avec Molitor, mais jusqu'à
présent les conditions qu'il propose sont inadmissibles ; c'est à la conduite
de la régence qu'on doit attribuer son opiniâtreté et la réunion d'une armée
ennemie aussi considérable. Le bulletin ne pourra être envoyé que demain. La
garnison de Carthagène a fait une sortie dans la nuit du 17 au 18 ; mais elle
a été vigoureusement repoussée par le général Vincent. J'ai fait une note que
je joins ici, mais que je désiré que vous ne communiquiez qu'au roi et à mon
père. » Je viens de recevoir dans le moment votre lettre du 28 ; je vous
renouvelle, mon cher comte, l'assurance de toute mon estime et affection. « LOUIS ANTOINE. « P.
S. Je vais faire donner les ordres que vous demandez aux officiers de
marine, qui peuvent se regarder comme sous mon commandement. » Et
quelques jours après : « Cette
campagne aura d'avantageux pour nous d'avoir assuré au roi une bonne armée,
et d'avoir rendu à la France la considération qu'elle doit avoir en Europe ;
mais on n'en retirera aucun autre bon parti. « Le
roi me ferait cent promesses qu'il ne les tiendrait pas le même jour que
j'aurais tourné le dos. Si je n'ai pas pu empêcher la régence de faire toutes
les sottises imaginables, et qui nous ont fait et nous font encore chaque
jour beaucoup de mal, quelle plus grande influence pourrais-je avoir sur le
roi ? « Je
travaille à former une armée à l'Espagne ; mais je crois la chose impossible,
parce que les éléments manquent. « Tenez
pour certain qu'il n'y a rien de bon à faire ici, que ce pays se déchirera
pendant bien des années, mais, je crois, sans aucun danger pour nous, en
tenant une partie de nos troupes dans le midi de la France où elles ne
coûteront pas plus cher que dans le nord. « La
seule occupation possible est une division à Madrid ; pour la sûreté du roi,
de la famille royale, et l'occupation de Pampelune, Saint-Sébastien
Figuières, Hostatrich, Barcelone et Lérida, comme sécurité pour nous. » Enfin,
au moment où la victoire pouvait lui permettre l'orgueil et l'illusion, le
prince écrit à M. de Villèle, le 27 octobre, de Madridejos : « J'ai
eu le plaisir de recevoir, mon cher comte, vos deux lettres des 19 et 20. « Je
joins ici une lettre que j'ai reçue avant-hier du roi d'Espagne en réponse à
la lettre du 14 ; je suis plus décidé que jamais à repartir le 4 avec mes
troupes, et à ne pas attendre Sa Majesté à Madrid. Je ne veux plus me mêler
en rien des affaires d'Espagne ; je laisse de trente-sept a trente-huit mille
hommes, en comptant les bataillons à cinq cents hommes et les régiments de
cavalerie à trois cents ; c'est un peu plus que vous ne m'y autorisiez.
J'espère que tout le monde sera rentré en France avant le 1er janvier, comme
vous le désirez, à moins que les sièges de Carthagène et de Barcelone ne se
prolongent, ce qui n'est pas probable. Je crois devoir conserver le
commandement de l'armée, quoique à Paris, jusqu'à la rentrée totale de ce qui
ne doit pas faire partie de l'armée d'occupation. Je compte être le 23
novembre à Bayonne et le 2 décembre à Paris. Je vous prie dé donner les
ordres les plus positifs pour que mon voyage se passe comme les autres,
c'est-à-dire sans aucune réception de cérémonie et sans gardes nationales,
sans que les troupes prennent les armes, sans que les autorités aillent
au-devant de moi. « Le
ministre de la guerre a envoyé des ordres au commandant en chef de mon
artillerie, pour que les places d'Espagne aient un armement et un
approvisionnement complet ; cela coûterait des sommes immenses, et il
faudrait plutôt commencer par celles de France qui ne le sont pas ; on les
mettra en état de résister. « Conformément
à vos instructions, j'ai informé M. de Talaru que les deux millions de
subvention et la solde de nourriture de trente mille Espagnols finiraient à
la fin de ce mois. « J'ai
reçu aujourd'hui, sur ce dernier ordre, une demande si pressante du ministre
de la guerre de Sa Majesté Catholique, que j'ai cru devoir prendre sur moi de
les faire continuer pour quinze jours, et vous demander si je devais les
prolonger jusqu'à la fin de novembre. Je joins ici le rapport que je me suis
fait faire sur cet objet par mon major général. « Le
ministère de Sa Majesté Catholique avait l'intention d'envoyer en Amérique le
corps de Quesada au lieu d'un commissaire ; d'abord je le regardai comme la
plus grande folie, parce que ce corps se révolterait pour ne pas y aller, et
puis cela n'en finirait pas. « J'ai
reçu depuis peu trois lettres de M. de Chateaubriand, avec qui je ne suis
point en correspondance, ne l'étant qu'avec vous seul des ministres du roi,
ne rendant compte qu'à vous ou à mon père, et ne recevant que par vous les
instructions du roi. Par la première, il m'envoyait un Journal des Débats
contenant un article de lui. Par la seconde, il m'offrait l'ambassade de
Constantinople pour un de mes généraux, et, par la dernière, il m'annonçait
l'arrivée de M. Pozzo, m'engageait à le bien traiter et à regarder la Russie
comme notre meilleure alliée. J'ai répondu à la seconde que je ne me
permettrais pas de désigner une personne au roi pour l'ambassade de
Constantinople, mais que je citerais les généraux Guilleminot, Bordesoulle et
Dode comme m'ayant parfaitement secondé. A l'égard de la troisième,
concernant M. Pozzo, je le recevrai poliment, je ne lui parlerai de rien ;
s'il me parle politique, je lui répondrai que cela ne me regarde pas, la
France est maîtresse de faire ce qu'elle veut, et n'a aucun compte à rendre à
personne. « Je
vous renouvelle, mon cher comte, l'assurance de toute mon estime et
affection. « LOUIS ANTOINE. «
J'envoie. Latour-Foissac à Cadix, et je fais revenir Bourmont pour prendre à
Madrid le commandement de. l'armée d'occupation ; d'ici à quinze jours je
ferai connaître aux préfets ma marche et mes intentions pour mon voyage. » XXI Mais le
sang de la vengeance inondait déjà l'Espagne. Celui de Riégo venait de couler
sous les yeux de nos propres soldats. Ce
premier des conspirateurs militaires n'avait racheté par aucun exploit
éclatant sa faute contre la discipline et contre le roi dans l'île de Léon. A
peine la constitution avait-elle défini les pouvoirs et rétabli une autorité
légale et parlementaire que Riégo, continuant son rôle de tribun militaire,
avait agité l'armée, violenté le roi, intimidé le parlement, affronté les
ministres, rempli tour a tour Madrid et les provinces des prétentions et des
turbulences de. son parti. L'agitation qu'il avait perpétuée dans la
révolution et les institutions immodérées qu'il avait soufflées aux clubs
étaient pour une grande part dans les anarchies de la Péninsule et dans la
désaffection que la constitution, d'abord populaire, avait fini par inspirer
à la nation. Les révolutions, plus promptement encore que les gouvernements
établis, périssent sous leurs excès. XXII On a vu
que Riégo, rêvant encore un soulèvement armé à sa voix dans les provinces
pour la cause de la constitution, était sorti de Cadix dans l'intention de
ramener des forces aux constitutionnels. Les cortès, pour se délivrer de sa
présence plus encore que pour l'investir d'une autorité, l'avaient nommé
commandant de l'armée de Malaga. Zayas, qui la commandait et qui avait évacué
Madrid trop complaisamment devant le duc d'Angoulême, leur était suspect.
Riégo, travesti en matelot et embarqué sur un bateau de pêcheurs, avait
traversé sans être découvert la croisière française qui bloquait la baie de
Cadix. Arrivé a Malaga, il s'était dévoilé aux troupes, et avait arrêté Zayas
et tous les officiers de son armée suspects de trahison. Il les avait jetés
avec une foule de citoyens, de prêtres et de moines sur un vaisseau qui
devait les porter à la Havane pour y subir l'exil dû à leur faiblesse ou à
leurs négociations avec les Français. Il avait levé sur les églises, sur les
propriétés et sur les banques des contributions révolutionnaires distribuées
par lui aux soldats pour les salarier par les dépouilles des royalistes. Il
avait fait frapper des monnaies obsidionales à son effigie. Il voulait
inspirer son désespoir à ses troupes et les rendre irréconciliables avec ses
ennemis en ne leur laissant de salut et de justification que dans la
victoire. Il était parvenu à réunir six mille hommes sous son commandement.
Son plan était de se porter avec ces forces dans les provinces du royaume de
Grenade. Le corps d'armée espagnol du général Ballesteros s'y trouvait encore
sous les armes, indécis entre sa récente soumission au roi et ses souvenirs
révolutionnaires mal comprimés. Riégo espérait l'enlever à son général comme
il avait enlevé la garnison de Malaga à Zayas, échapper au corps d'armée du
maréchal Molitor, et perpétuer ainsi la guerre au cœur de la patrie. Mais à
peine était-il sorti de Malaga pour accomplir ce dessein, que le maréchal
Molitor lança sur cette ville le général Loverdo, et intercepta ainsi la mer
à Riégo. Poursuivi et atteint dans la plaine de Grenade par le général
Bonnemaison, autre lieutenant de Molitor, il se replia sur les avant-postes
espagnols de Ballesteros, seul espace libre qui lui restât. A son approche,
les soldats de Ballesteros, entraînés par la récente confraternité de cause
et par la confraternité de patrie, embrassèrent ceux de Riégo et jurèrent de
confondre leurs drapeaux et leur sang avec les drapeaux et le sang de leurs
camarades. Ballesteros lui-même, feignant de partager une émotion qu'il était
impuissant à combattre, parut entraîné par cette émeute militaire. Embrassé
par Riégo et proclamé commandant suprême des deux armées réunies, il entra
aux cris de : Vive la constitution ! à la tête des troupes
ivres de sédition et de joie dans la ville de Priego, son quartier général.
Mais pendant la nuit, ayant réuni en conseil les officiers de son corps
d'armée et les ayant convaincus de la déloyauté d'une rupture de la
capitulation conclue avec les Français, et de la honte de livrer leurs
soldats à l'embauchage de Riégo, il fit sortir ses régiments de la ville pour
les soustraire à la contagion de l'armée dé Malaga. Riégo, en apprenant cette
défection et cette retraite des soldats de Ballesteros, accourut chez ce
général, le supplia inutilement de révoquer son ordre, de conserver le
commandement des deux armées réunies, de relever le drapeau de la
constitution, lui promettant de se ranger le premier sous ses ordres mais
n'ayant pu ni fléchir ni intimider cette fois Ballesteros, il fit désarmer le
poste qui gardait sa maison, et le constitua prisonnier ainsi que son
état-major dans son quartier général, menaçant du cachot et des supplices
tous les traîtres qui refuseraient de s'associer à son désespoir. Au bruit de
la captivité de leur général, les troupes de Ballesteros campées hors de la
ville y rentrèrent les armes à la main pour venger l'outrage fait à leur
chef. Riégo, à leur approche, rend la liberté à Ballesteros et s'éloigne avec
ses soldats déconcertés et décimés vers les montagnes. Une partie de sa
cavalerie l'abandonne et se range sous les drapeaux de Ballesteros. Poursuivi
et défait sur la petite rivière de Jaën par le général Bonnemaison il tente
avec une poignée d'hommes qui lui reste de se jeter de nouveau vers un corps'
de l'armée de Ballesteros, commandé à Ubeda par le général espagnol
Carondelet. Le colonel d'Argout, de l'armée de' Molitor, lui coupe le passage
et lui enlève ses derniers combattants. Témoin du haut des rochers de
l'anéantissement de sa petite troupe, Riégo, presque seul et fugitif, erra
quelque temps dans les montagnes, successivement abandonné par les compagnons
et de sa popularité et de ses revers. Réduit par ces désertions consécutives
à un groupe de sept ou huit hommes épuisés de lassitude et de faim, Riégo
rencontra un jour un ermite de ces solitudes qui remontait à son ermitage
accompagné d'un paysan de Vilches, nommé Lopez Lara. Pressé par le besoin de
trouver des guides pour éviter 'les villes, les villages et les postes
français et espagnols où son nom était un arrêt de proscription et un cri de
mort, Riégo attira à l'écart l'ermite et son compagnon, et, sans se nommer à
eux, il leur proposa une somme capable d'assurer leur fortune et celle de
leurs familles s'ils voulaient le conduire par des sentiers infréquentés à un
port de mer où il pourrait s'embarquer pour fuir à jamais sa patrie. L'ermite
et son compagnon, soupçonnant à la magnificence de ces offres que le fugitif
était quelque illustre criminel dont ils partageraient le crime en le
protégeant, refusèrent obstinément de s'associer à son sort. Riégo alors, les
saisissant de force, les fit jeter par ses soldats sur deux mules qui lui
restaient, et attendant la nuit il leur ordonna, sous peine de la vie, de lé
guider inaperçu jusqu'à la mer. XXIII L'ermite
et Lopez ignoraient encore quels étaient les fugitifs entre les mains de qui
ils étaient tombés. Mais l'imprudence ou la distraction d'un des officiers de
Riégo lui ayant fait prononcer le nom de son général en descendant la
montagne sur les pas des guides, ceux-ci l'entendirent avec horreur, et
animés de cette haine implacable des partis en Espagne qui ne calcule pas le
danger pourvu qu'elle assure la vengeance, ils résolurent, au péril de leurs
jours, de livrer mort ou vif le chef de l'insurrection de l'île de Léon a ses
bourreaux. Le hasard les servait au gré de leur dessein. Une ferme isolée à
une certaine distance du village d'Arquillo appartenait au frère du compagnon
de l'ermite. Lopez, la montrant à Riégo, l'engagea à y demander asile pour le
jour qui allait bientôt se lever, et s'offrit à l'y conduire. Riégo, laissant
sa petite troupe cachée dans un ravin, s'avança avec Lopez et trois de ses
officiers vers la ferme. Lopez s'en fit ouvrir la porte par son frère nommé
Matéo, et, d'un geste lui commandant le silence, introduisit dans la cour les
trois cavaliers. Un des compagnons de Riégo était un colonel anglais qui,
craignant quelque surprise, referma derrière lui la porte de la cour et en
garda la clef. Riégo et ses compagnons, descendant de cheval, s'étendirent,
leurs armes sous la main, dans l'écurie, sur la litière de leurs chevaux, et
s'endormirent après avoir pris leur repas. A son
réveil, Riégo, s'apercevant que son cheval avait perdu un de ses fers,
demanda un maréchal ferrant afin de -pouvoir reprendre sa route la nuit
suivante. Matéo, à qui son frère Lopez avait eu le temps de glisser le nom de
son hôte à l'oreille, se chargea d'aller à Arquillo chercher l'ouvrier. Au
lieu de courir chez le maréchal, il courut chercher l'alcade, lui révéla la
présence des fugitifs dans sa maison, et lui jura que son frère et lui
étaient prêts à verser leur sang pour assurer la vengeance du roi, si les
habitants d'Arquillo voulaient seconder leur fidélité et leur courage. Au nom
de Riégo, les habitants d'Arquillo prirent les armes, et laissant Matéo
retourner seul avec le maréchal a la ferme pour endormir la défiance de ses
hôtes, ils s'avancèrent lentement et par des détours pour cerner la maison. XXIV Riégo,
livrant son cheval aux mains du maréchal et de Matéo, s'était assis dans la
maison pour prendre le repas qu'on lui avait préparé. Il se livrait à
l'espoir d'une fuite prompte et sûre pendant la nuit prochaine, quand le
colonel anglais, plus vigilant que son chef, se levant de table pour
surveiller du regard la plaine, aperçut a distance des hommes armés qui se
dérobaient derrière des arbres, et qui enveloppaient de toutes parts la
maison. « Aux armes ! s'écrie-t-il, nous sommes trahis ; voilà des hommes
armés. Aux armes ! » répéta Riégo en se levant de son banc et 'en
cherchant à saisir les siennes. Mais Lopez et Matéo, plus prompts à s'emparer
des carabines, en placèrent le canon sur la poitrine de leurs prisonniers, et
leur dirent qu'au premier mouvement ils feraient feu. Riégo, désarmé, ne
pouvait résister. Il se laissa lier les mains sans murmure, suppliant
seulement Lopez de dire aux soldats qui s'avançaient d'épargner sa vie et
celle de ses compagnons, et de les traiter en prisonniers de guerre. Les
hommes armés entrèrent Riégo demanda à l'alcade à l'embrasser en signe de
réconciliation ou de clémence. L'alcade l'embrassa de mauvais cœur, plus en
chrétien qui obéit à sa foi qu'en ennemi qui obéit à la compassion. Il
défendit à sa suite d'accepter l'or que Riégo leur offrait pour les intéresser
à son sort. XXV Un
détachement de cavalerie arriva bientôt et escorta les captifs à Andujar. La
fureur du peuple les disputait à leur escorte, et voulait devancer les
bourreaux. La garnison française d'Andujar, quoique étrangère à cette
arrestation opérée par les autorités espagnoles, fut forcée à prendre les
armes pour prévenir le meurtre des prisonniers dans les rues. Riégo, au bruit
de ces imprécations lancées sur sa tête, conservait sur sa physionomie cette
impassibilité, triste mais dédaigneuse, qui apprécie sans s'en étonner ces
versatilités des multitudes dont il était victime, à la même place où il
avait été témoin a une autre époque du délire de sa popularité. En passant
enchaîné sur la place d'Andujar, et en levant les yeux vers la façade de
l'hôtel de ville, il ne put se défendre d'un retour sur sa fortune passée et
sur son infortune présente. « Vous voyez, dit-il à un officier supérieur
d'état-major du maréchal Moncey, M. de Coppens d'Hondschoote, qui le couvrait
de sa personne contre les vociférations et les couteaux de la foule, ce
peuple, qui s'acharne en ce moment contre moi, ce peuple qui sans les
Français m'aurait déjà égorgé, ce même peuple, l'année dernière, sur cette
même place, me portait en triomphe dans ses bras ; la ville m'offrait malgré
moi un sabre d'honneur toute la nuit que je passai ici les maisons furent
illuminées, le peuple dansa jusqu'au matin sous mes fenêtres, et m'empêcha,
par ses acclamations, de prendre un moment de sommeil ! » XXVI La
révocation de l'ordonnance d'Andujar sage et clémente prévoyance du duc
d'Angoulême, empêcha les généraux français de revendiquer le prisonnier
d'Arquillo des mains des autorités de la ville. La justice ou la vengeance
sur un prisonnier espagnol saisi par ses compatriotes appartenait désormais
aux Espagnols. Mais l'armée française, en assistant un parti contre l'autre,
assumait tristement sur elle la responsabilité des sévices du parti
triomphant rôle que son général avait voulu épargner à son humanité et à son
honneur. Les détachements français, en escortant d'Andujar à Madrid le
prisonnier qu'ils allaient livrer au roi d'Espagne, s'ils n'étaient pas ses
exécuteurs, en paraissaient du moins les complices. Un seul acte pouvait
pallier l'intervention c'était l'amnistie. En refusant au duc d'Angoulême
d'imposer cet acte au parti à qui il restituait un trône, le ministre
français entachait de sang la gloire de son expédition. M. de Chateaubriand
rendait la restauration en France solidaire devant l'Europe des sévérités,
des cruautés, des implacabilités de la restauration en Espagne. L'armée
française le- sentit, et fut humiliée de son attitude. La
colère de Ferdinand attendait Riégo à Madrid. Son
procès ne fut qu'une vaine formalité à laquelle il refusa d'assister, certain
qu'il ne pouvait réclamer justice, qu'il ne trouverait pas pitié, et qu'il ne
rencontrerait qu'outrages. La multitude, par ses cris de mort, commandait
dans l'enceinte même le supplice aux juges. On lui lut la sentence le 7
novembre dans sa prison. JI l'écouta sans pâlir et sans se plaindre. Il
perdait aux chances des révolutions une vie qu'il avait vouée dès sa jeunesse
aux triomphes de la liberté, dont il avait pris la passion pendant sa
captivité en France. Son tort fut de servir sa cause par la conspiration et
par la sédition militaire, avec les armes qu'il avait reçues de son prince à
d'autres conditions et sous d'autres serments. Le citoyen qui s'insurge
contre la tyrannie-de son gouvernement est un révolutionnaire le soldat qui
prend les armes contre son prince est un parjure. La révolution espagnole
avorta, parce qu'elle fut dans son origine une conjuration de l'armée au lieu
d'être une explosion de la nation. Riégo en fut l'auteur, le symbole et la
victime. Son supplice, en vengeant le roi, déshonora par son atrocité la justice
même. Dépouillé
de son uniforme, revêtu d'une tunique de toile blanche, coiffé dérisoirement
d'un bonnet vert, entouré d'une ceinture de chanvre, garrotté de liens à tous
les membres, jeté comme une immondice sur une corbeille de claie traînée par
un âne, Riégo, escorté de prêtres, précédé d'une croix, fut traîné à la place
de l'exécution aux tintements d'une cloche qui sonnait son agonie dans la
main d'un enfant de chœur. La multitude, avide d'émotions tragiques, se
satisfaisait silencieusement de ce spectacle. Arrivé au pied de la potence
démesurée où son cadavre devait être suspendu sur la ville qu'il avait si
longtemps remuée de son nom, les bourreaux l'enlevèrent de sa claie où son
corps avait été meurtri et souillé dans la poussière et le portèrent sur la plate-forme
de l'échafaud. Là les prêtres lui donnèrent l'absolution de ses fautes,
demandèrent pour lui le pardon suprême à ses ennemis en retour du pardon
qu'il leur donnait lui-même. Pendu ensuite et déjà inanimé, son corps flotta
bientôt a la hauteur de la foule. Un monstre, dont ce supplice n'avait pas
assouvi la, haine, le frappa encore au visage après sa mort. La foule,
indignée de cet attentat sur un cadavre, y répondit par un. murmure
d'indignation et par le cri de : Vive le roi ! Telle
fut la fin de l'homme qui avait commencé, travesti et perdu la révolution
espagnole, ourdie dans les casernes, poursuivie dans la démagogie, terminée
dans la vengeance mais Riégo méritait moins que d'autres cette vengeance du
roi, car au temps-de ses triomphes il avait demandé l'amnistie pour les
royalistes. Cette
révolution, humiliée par l'intervention étrangère, n'avait arraché qu'à demi
la nation au joug de la race ignorante des moines espagnols, et la laissait
livrée aux vengeances du despotisme. Mais elle avait formé dans ses cortès,
dans ses tribunes et dans ses armées des ministres, des orateurs et des
soldats dignes de l'admiration de l'Europe, et capables de profiter un jour,
sous des institutions moins ébauchées et moins inapplicables, de l'expérience
de l'anarchie et des leçons du malheur. Mais leur heure n'était pas venue, et
ils devaient aller tous languir dans la proscription. XXVII L'œuvre
de M. de Chateaubriand et de M. de Montmorency était accomplie. L'armée
française, heureuse d'avoir retrouvé son nom en Espagne, avait ajouté à ses
vertus militaires cette discipline, cette humanité pour les vaincus, ce
respect pour les populations désarmées, qui firent de cette campagne le
modèle des guerres d'intervention. Les opinions qui divisaient jusque-là
l'armée française s'effacèrent et se confondirent dans un esprit de corps et
dans un sentiment d'estime pour leur général qui rendit les officiers et les
soldats fiers de leur fidélité au roi, du moment où cette fidélité fut
honorée à leurs yeux par une gloire acquise sous le drapeau des Bourbons. Ce
drapeau, qui ne leur paraissait jusque-là que le drapeau de deuil de la
France, leur parut le drapeau d'une gloire plus modeste, mais irréprochable.
Ils ne rougirent plus de le faire flotter devant les factions qui l'avaient
insulté et avili. Le carbonarisme, les affiliations secrètes, les complots,
les murmures cessèrent de travestir ou d'agiter les régiments. Le duc
d'Angoulême les ramena à son oncle pénétrés d'estime pour sa bravoure, de
confiance dans sâ sagesse, de respect pour ses vertus. Sa modestie ajoutait
encore à leur vénération pour leur chef. Il ne manquait à ce prince pour être
un héros que l'extérieur et la flamme. Il n'en avait pas le visage, mais il
en avait le cœur. Mal doué des grâces du corps par l'ingrate nature, élevé
dans l'exil, comprimé par l'adversité, étranger dans sa patrie, sa timidité
faisait trop douter de lui aux autres et à lui-même. Mais une âme probe, une
religion humble, un esprit juste, le goût et le discernement des bons
conseils l'élevaient toujours à la hauteur de ses devoirs, et le champ de
bataille, en lui enlevant devant l'ennemi l'hésitation qu'il avait devant ses
amis, le montrait à ses soldats ce qu'il était, un prince fait pour être le
premier soldat de la couronne. Il renvoya, avec un désintéressement de gloire
exemplaire, le mérite de sa campagne aux généraux qui l'avaient si habilement
secondé. Oudinot, Molitor, Moncey, Lauriston, Bordesoulle, Guilleminot,
Bourmont, le duc de Guiche, Bourke, le baron de Damas, Loverdo, Bonnemaison,
et tous ses émules et ses compagnons de guerre, reçurent les récompenses, les
avancements et les honneurs dus aux lieutenants de cette expédition heureuse.
Il ne se réserva que la joie intime de son devoir bien accompli, les
applaudissements de sa femme, les embrassements de son père et la
satisfaction du roi. XXVIII Son
retour en France fut un triomphe, non-seulement des royalistes et des
soldats, mais de tous ceux qui voyaient dans cette campagne la résurrection
de l'armée française, et la stabilité de la maison de Bourbon qui s'était
enfin secourue elle-même et qui, en confondant la cause des pays dans ta
sienne au dehors, avait porté un défi victorieux à ses ennemis au dedans.
L'arc de triomphe de l'Étoile fut consacré à l'armée libératrice. Le comte
d'Artois, la duchesse d'Angoulême, la duchesse de Berri, veuve de son frère,
accompagnée de ses deux enfants, allèrent, au retour du généralissime, recevoir
le prince au château de Saint-Cloud. Des larmes de joie coulèrent enfin des
yeux de cette infortunée famille, à qui les palais, les exils, les échafauds,
les assassinats avaient coûté tant de larmes amères depuis trente ans ! Le
lendemain, le généralissime, à cheval, entouré de ses lieutenants et des
maréchaux de France Oudinot, Marmont, Lauriston, Bordesoulle, le duc de
Guiche, La Rochejacquelein, fit son entrée militaire dans Paris, au milieu
d'un cortège immense de troupes et de peuple. Il fut reçu a l'arc de triomphe
de l'Étoile, sous une tente commémorative de ses exploits, par des
députations de tous les grands corps de la capitale et de l'État. « Nos
vœux vous suivaient à votre départ, lui dit le préfet de Paris, nos
acclamations vous attendaient à votre heureux retour. Depuis trente ans le
nom de guerre n'était qu'un cri d'effroi, qu'un signal de calamités pour les
peuples la population des États envahis comme celle des États conquérants se
précipitant l'une sur l'autre offraient aux yeux du sage un spectacle
lamentable. Aujourd'hui la guerre relève les nations abattues sur tous les
points d'un vaste empire ; elle apparaît humaine, protectrice et généreuse,
guerrière sans peur, conquérante sans vengeance. Votre vaillante épée, a la
voix d'un puissant monarque, vient de consacrer le noble et légitime emploi
de la valeur et des armes. Les trophées de la guerre devenus la consolation
d'un peuple opprimé, le volcan des révolutions fermé pour jamais, la
réconciliation de notre patrie cimentée aux yeux du monde, la victoire rendue
à nos marins comme a nos guerriers, et la gloire de tous les enfants de la
France confondue dans un nouveau faisceau, les noms de Logroño, de Loret, de
Pampelune, de Llano et de Llers, ceux de Trocadero et de Santi-Petri, unis
désormais à ces noms célèbres dont votre famille toute française adopta la
gloire : tels sont, monseigneur, les résultats de cette campagne, telle est
l'œuvre que vous avez accomplie. Entrez dans ces -murs, ils sont tout pleins
de vos aïeux, dont la magnifique couronne se pare en ce moment d'un si beau
fleuron ; la grande cité retentit de louanges et d'allégresse, elle est fière
de revoir ses guerriers ; les avenues sont remplies d'un peuple immense qui
sourit à de nouveaux triomphes. Plus loin, sous les antiques voûtes de son
palais sacré, un père, un roi veut placer sur votre front une couronne de
lauriers. Déjà son cœur tressaille à l'approche de celui qu'il nomme la joie
de sa vieillesse et la gloire de la France. C'est dans ses bras que vous
recevrez le double prix de la sagesse politique et de la valeur guerrière. » XXIX Ces
paroles avaient dans le cœur des spectateurs un écho unanime. Le prince,
s'inclinant sur son cheval, y répondit avec ce laconisme et cette modestie
qui relevaient en ce moment sa gloire. « Je suis heureux, dit-il, d'avoir
accompli la mission que le roi m'avait confiée, d'avoir rétabli la paix, et
d'avoir montré qu'on peut tout faire à la tête d'une armée française. » La
justice publique lui renvoyait d'autant plus d'estime qu'il l'écartait avec
plus de convenance de sa personne, pour la renvoyer tout entière a ses
soldats. Les régiments de la garde royale déjà rentrés d'Espagne et les
troupes de la garnison de Paris lui firent un cortège martial jusqu'aux
Tuileries, où il descendit de cheval pour se jeter aux pieds de son oncle, à
qui il rendait une armée et peut-être un royaume. « Mon fils, lui dit le roi
avec cette solennité brève et cet attendrissement qu'il savait si
théâtralement affecter devant son peuple et devant l'Europe, je suis content
de vous ! » Puis prenant son neveu par la main et le présentant à la foule du
haut du balcon royal de son palais, il provoqua par ce groupe du vieillard et
du guerrier, toujours sympathique aux multitudes, les enthousiasmes et les
acclamations du peuple. L'alliance
de la famille royale, de l'armée et de la nation parut enfin scellée pour la
première fois par la politique, par l'opinion et par la gloire. FIN DU CINQUIÈME VOLUME
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