La France en face de
la révolution espagnole. — Nouvelles complications. — Insurrection à Madrid.
— Victoire du parti populaire. — L'armée de la Foi en Catalogne et dans les
Pyrénées. — Perplexité du gouvernement français. —Louis XVIII peu enclin par
caractère à l'intervention. — Examen de la question à ses divers points de
vue, droit international, intérêt et dignité de la couronne. — Hésitations de
M. de Villèle. — Congrès de Vérone. — MM. de Montmorency et de Chateaubriand
; fluctuations de ce dernier. — Diplomates étrangers lord Castlereagh, MM. de
Nesselrode, Pozzo di Borgo, Metternich, Hardenberg. — Conférences le congrès
décide presque unanimement l'intervention. — Dissidences intérieures du
ministère à ce sujet. — M. de Montmorency se retire. — Ouverture des débats
aux chambres : MM. Molé, Royer-Collard, Hyde de Neuville. — Discours de M. de
Chateaubriand. — Discours de Manuel ; incident orageux, expulsion de
l'orateur. — Protestation de l'opposition. — L'intervention est décidée (1823).
I Quelles
que soient les fautes du gouvernement de la Restauration à cette époque, il
est impossible à un historien impartial de se dissimuler les dangers extrêmes
contre lesquels Louis XVIII et ses ministres avaient à se prémunir devant les
conspirations intérieures que nous venons de raconter et devant l'exemple de
l'Italie, de l'Espagne et du Piémont, d'où la contagion des révolutions
militaires et des sociétés secrètes se propageait jusque dans les armées, ce
dernier appui des trônes. Ce n'était plus la cause des Bourbons de France
seulement qui chancelait, c'était la cause de tous les souverains et de
toutes les monarchies. C'était plus, c'était la cause de toutes les
institutions antiques sapées dans tout le midi de l'Europe par les idées et
par les institutions nouvelles. Le Nord même, l'Allemagne, la Prusse, la
Russie, se sentaient pénétrés jusque dans les veines par cette passion du
renouvellement des choses, du rajeunissement des idées, de la réforme des
lois et des cultes, de l'émancipation des peuples, de la participation active
des gouvernés au gouvernement. Des nationalités entières, endormies jusque-là
comme la Grèce dans la servitude, s'agitaient sous leurs fers, et donnaient
aux confins de l'Asie le signal des commotions et des résurrections des
peuples. C'était l'œuvre de sept ans de paix et de liberté de pensée en
France. Les Bourbons avaient rendu la presse et la tribune libres à leur pays,
et cette paix et cette liberté de pensée, répercutée de Paris et de Londres
en Italie, en Espagne, en Grèce, n'avaient pas tardé à faire faire explosion
aux éléments révolutionnaires, accumulés et comprimés depuis des siècles dans
les capitales de ces pays. Par un contre-coup naturel, ces révolutions,
comprimées à Turin et à Naples, fermentant et combattant en Grèce, en
Moldavie, en Valachie, triomphantes et exaspérées en Espagne, réagissaient
avec une terrible puissance d'émulation en France sur le journalisme, sur la
tribune, sur la jeunesse et sur l'armée. La constitution proclamée à Cadix,
qui ne laissait subsister que le nom de la royauté, qui dépassait en
démocratie la constitution française de 1791, et qui n'était en réalité que
la république masquée par un trône, dépopularisait la charte de Louis XVIII
et la constitution mixte de la Grande-Bretagne. La France révolutionnaire ou
libérale rougissait de sa timidité dans les théories de gouvernement moderne,
en présence d'une nation qui, comme le peuple espagnol, s'élançait du premier
pas jusques aux réalisations complètes de la philosophie de 1789, jusqu'à la
liberté des cultes dans une terre d'inquisition, jusqu'à la revendication de
son sol sur le pouvoir sacerdotal dans un pays de féodalité monastique,
jusqu'au détrônement des rois dans une nation où la royauté absolue était un
dogme, et où les rois étaient une religion. Chaque audace de la révolution à
Madrid était applaudie et proposée en imitation à l'armée et au peuple en
France. Les discours les plus véhéments des orateurs des cortès, les articles
des journaux exaltés de la Péninsule, les émotions, les soulèvements, les
anarchies de la révolution espagnole fanatisaient d'enthousiasme l'opposition
libérale à Paris ; chaque triomphe des exaltés à Madrid sur le clergé ou sur
le trône était un triomphe publiquement célébré par les révolutionnaires
français. L'Espagne touchait a la république, et la république proclamée de
l'autre côté des Pyrénées entraînait le trône des Bourbons en France.
L'Europe glissait sous les monarchies, tout le monde le sentait, et avant
tout les révolutionnaires de Paris eux-mêmes. Comment les Bourbons et leurs
partisans auraient-ils été les 'seuls à ne pas le sentir ? La guerre entre
leurs ennemis et eux était déclarée, le champ de bataille était l'Espagne ;
c'était là qu'il fallait, pour les Bourbons, vaincre ou mourir. Qui peut les
accuser de n'avoir pas consenti à mourir ? II Le roi
Louis XVIII et ses ministres étaient loin de la pensée d'aller combattre par
une intervention armée la révolution en Espagne. Ils ne l'avaient ni osé ni
voulu à Naples et à Turin, ils l'osaient et le voulaient bien moins encore à
Madrid. Louis XVIII, prince imbu dès sa jeunesse des principes réformateurs
de 1789, hostile aux aristocraties, rebelle au joug sacerdotal, plein de
dédain pour le despotisme. monastique, d'horreur pour l'inquisition, de doute
sur le pouvoir absolu, habitué depuis par son long séjour en Angleterre aux
régimes de représentation, de liberté et d'opinion qui déchargent les rois
d'une grande responsabilité, et qui les aident à régner selon les besoins et
l'esprit des peuples, en les arrêtant dans le faux et en les soutenant dans
le juste, convaincu de plus, par le tact très-sûr de son intelligence, de la
nécessité de pactiser avec les temps, et d'enlever aux trônes leur vétusté,
si l'on voulait les rendre acceptables aux peuples rajeunis ; Louis XVIII
avait vu avec satisfaction les Bourbons de Naples et les Bourbons de Madrid
donner ou accepter des institutions représentatives analogues à sa propre
charte. Il eût été flatté même, dans son génie, par ces imitations de sa
sagesse ; il aurait joui de voir l'Europe représentative et la monarchie constitutionnelle
dater de lui. Le titre de législateur des trônes était le seul titre de
gloire pacifique auquel il pût aspirer à son âge. Ce titre se serait agrandi
pour sa mémoire à toutes les 'branches de sa famille et à toutes les
monarchies libérales dont il aurait été l'exemple et le patron dans l'avenir.
Un système qui conciliait en lui et dans sa race la majesté royale avec la
liberté républicaine n'avait rien qui ne répondît à sa nature, à sa naissance
et à ses idées. Sa pensée n'était pas d'étouffer la révolution d'Espagne,
mais de la conseiller et de la modérer. Il croyait au commencement, et avec
raison, qu'une monarchie constitutionnelle régulière et progressive, affermie
de l'autre côté des Pyrénées, sous un Bourbon, affermissait, au lieu de
l'ébranler, la monarchie constitutionnelle de sa famille en France. JI avait
pensé de même à Naples et à Turin. L'Europe, entraînée par l'Autriche, lui
avait forcé la main à Troppau et à Laybach ; ce n'était pas par pure
conviction, c'était par -isolement et par faiblesse qu'il avait toléré plus
qu'accepté l'intervention européenne en Italie. III Mais
les révolutions se modèrent rarement avant d'avoir parcouru le cercle fatal
d'exagération de leur principe, d'illusions et de violences qui sont la loi
de ces grands déplacements de choses et d'idées. Pour que les révolutions
restent innocentes, équitables et modérées, il faut que les peuples qui les
accomplissent y soient déjà et depuis longtemps préparés par un exercice de
leur liberté et de leur opinion qui ait répandu beaucoup de lumières et
beaucoup de moralité dans les masses. L'Espagne n'avait aucune de ces
conditions quand sa révolution éclata comme une conspiration militaire bien
plus que comme une volonté mûre de la nation. Son peuple, magnifiquement doué
par la nature d'héroïsme, d'intelligence et de grandeur d'âme, était le plus
arriéré de l'Europe en institutions. La lutte à la fois nationale et
religieuse qu'il avait eu à soutenir contre les Maures pour reconquérir son
territoire et son indépendance, confondant alors en lui son culte et sa
nationalité, avait laissé dans son caractère, dans ses lois et dans ses mœurs
quelque chose de superstitieux et de violent, où le prêtre, le soldat et le
bourreau se mêlaient dans un même peuple et se résumaient dans l'inquisition.
Supplice à perpétuité de toute conscience et de toute liberté, cette
institution, inventée par la guerre de races pour purger le sol, avait
endurci le caractère du peuple espagnol. La cruauté sanctifiée par la
religion, des victimes humaines brûlées à petit feu pour leur croyance sur
les bûchers, offertes en spectacle, en holocauste au ciel et aux hommes,
avaient étouffé le sens de l'humanité dans cette nation. Elle avait de plus
muré l'Espagne à tout rayonnement de lumière et de liberté du reste de
l'Europe ; la science et la civilisation n'y avaient pénétré que comme des
méfaits ; la philosophie s'y cachait comme un mystère et s'y couvait comme
une vengeance ; les mœurs s'y étaient dépravées, les moines y avaient survécu
au moyen âge, ici possesseurs de toutes les richesses, là sanctifiant la
mendicité ; la cour même n'était absolue sur le peuple qu'à la condition
d'être asservie aux moines. La police sacerdotale pouvait citer jusqu'à la
conscience des rois, et ne s'arrêtait pas même devant le souverain pontife.
L'Égypte dans les institutions, l'Afrique dans le caractère, l'Italie dans
les mœurs, telle était l'Espagne quand l'invasion de Napoléon vint à main
armée en forcer les portes et réveiller dans ce grand peuple endormi
l'héroïsme de l'indépendance, et l'âpreté de la vengeance contre l'étranger
qui venait faire violence à sa nationalité. IV Tels
étaient les éléments d'une révolution intérieure en Espagne, quand le besoin
de la défense commune pendant l'interrègne réunit les cortès à Cadix, et
quand la nation, profitant de l'indépendance reconquise, voulut se donner à
elle-même son salaire en se faisant reconnaître par le roi, à qui elle avait
rendu sa couronne. Le peuple était agité sans être éclairé, l'armée était
insurgée sans être forte, le roi vaincu sans être enchaîné, l'Église menacée
sans être déracinée du cœur du peuple, les moines dépouillés sans être
détruits. Il y avait dans un tel état de choses toutes les conditions
d'anarchie et de longues guerres civiles à traverser avant -d'arriver à une
de ces transactions régulières qui fixent une révolution. Ces conditions,
comme nous l'avons raconté précédemment, avaient produit leurs conséquences.
La constitution des cortès n'avait été depuis son installation qu'une arène
légale ouverte à toutes les conspirations du parti du roi et de l'Église, à
toutes les séditions du parti exalté ou démagogique. Une république
franchement proclamée aurait eu autant d'orages, mais moins de violences que
ce conflit perpétuel et intestin entre une royauté dégradée qui ne pouvait
subir son avilissement sans résistance, et une liberté toujours menacée qui ne
pouvait se défendre qu'en opprimant. C'était la faute de 1791 renouvelée en
Espagne ; un roi sans les conditions de la monarchie, une assemblée
souveraine sans les conditions de la république. Ferdinand VII, aussi
malheureux mais moins vertueux que Louis XVI, marchait comme lui, de crise en
crise, à la captivité et à l'échafaud. Cette ressemblance dans la destinée
des deux monarques et des deux pays épouvantait l'Europe. Chaque prince se
sentait outragé sur son trône par les outrages que la révolution faisait
subir à Ferdinand, menacé par le glaive suspendu sur sa tête. Il n'était plus
seulement le roi des Espagnols, il était le prototype de la royauté, le
client de toutes les couronnes l'abandonner à son sort, c'était pour les rois
s'abandonner eux-mêmes. Après Charles Ier en Angleterre et Louis XVI en
France, le jugement et le supplice impunis d'un roi par son peuple à Madrid
auraient constitué en faveur des nations européennes un droit public des
révolutions et des peuples, qui faisait des trônes un marchepied de
l'échafaud. On ne
pouvait se dissimuler que l'Espagne se précipitait à cette crise. V Le
peuple de Madrid venait, le 7 juillet, d'assiéger la garde royale jusque dans
les cours du palais. Le sang des défenseurs du roi avait été vengé par le
sang de quelques gardes nationaux fauteurs de l'émeute. Les soldats de la
garde avaient même massacré un jeune officier nommé Landaburru, qui
s'efforçait de contenir leur fureur. Le cadavre de Landaburru, connu du
peuple pour ses opinions populaires, avait été le drapeau d'une sédition plus
unanime. L'armée elle-même, entraînée par la garde nationale ou par la
multitude exaltée, avait entouré le palais et sommé les gardes de se
disperser. Le roi, qui se croyait sûr du secours d'autres corps cantonnés
dans les environs de la capitale, se refuse au désarmement et au licenciement
de ses gardes. Une trêve perfide s'établit pour quelques heures entre les
partis. Le peuple se retire à distance du palais ; Ferdinand s'y renferme
avec ses six bataillons dévoués, le reste de sa garde campe hors de la ville.
Dans cette attitude réciproquement menaçante du roi et du peuple, on négocie
entre le prince et les cortès quelques modifications pacificatrices à la
constitution, pour donner satisfaction à la royauté de ses principaux griefs. Le roi
pouvait les accepter. La nouvelle du soulèvement de quelques régiments 'qui
s'avançaient sur Madrid pour venger ses insultes le raffermit dans sa
résistance ; il redemande un pouvoir presque illimité. Son exigence porte
jusqu'au délire la fureur du peuple. Les bataillons de la garde campés hors
des murs se rapprochent, marchent dans les ténèbres en trois colonnes sur la
place de la Constitution pour faire leur jonction avec les bataillons
barricadés dans le palais, enlever le roi ou dompter la ville. La garde
nationale et le peuple, d'abord étonnés, se rallient, foudroient les colonnes
royalistes de décharges à mitraille dans les rues de Madrid, et les refoulent
vaincues dans la campagne. Le roi, forcé dans ses appartements, affecte
d'avoir été délivré par le peuple de la contrainte de ses gardes ; il bat des
mains sur son balcon à sa propre défaite, et signe, sous une contrainte plus
réelle, l'arrestation de ses défenseurs. Les supplices sanctionnent les
séditions. Les troupes flottent indécises d'un parti à l'autre ; les clubs
démagogiques règnent dans les villes à la place des lois ; les moines
soulèvent les campagnes au nom de la religion et du roi. Des bandes se
forment elles deviennent des armées de la Foi ; elles instituent une régence
nomade qui insurge des provinces, qui interdit l'obéissance au roi captif et
à la constitution réprouvée, qui se cantonne dans les montagnes adossées aux
Pyrénées, qui lève des impôts et des troupes, qui lance des colonnes
libératrices jusqu'aux portes de Madrid. Ces
insurrections royalistes et catholiques font de la Catalogne et de la Biscaye
des Vendées, mais où les combats sont des assassinats, où les soldats sont
des bourreaux, où le feu et le sang se répliquent par des incendies et des
crimes. Le ciel ajoute à ces fléaux de l'Espagne une maladie pestilentielle
qui décime Barcelone et les villes du littoral. La guerre civile donne à
Madrid le pouvoir aux exaltés de la révolution d'une main ils enchaînent le
roi, de J'autre ils triomphent de l'insurrection royaliste. La régence et les
débris de l'armée de la Foi se réfugient en France comme dans un autre
Coblentz, d'où ils agitent leur patrie, se recrutent et s'arment pour
l'envahir de nouveau. Le
gouvernement français, forcé par ses chambres à une apparente neutralité,
forme, sous prétexte de défendre nos frontières de l'invasion de la fièvre
jaune, une armée d'observation aux Pyrénées. Les libéraux français
s'indignent de cette mesure, qui cache, selon leurs orateurs, une hostilité
sous une prudence. La tribune retentit des accusations de Benjamin Constant,
de Manuel, de Casimir Périer, du général Foy contre la complicité masquée du
gouvernement avec l'armée de la Foi. Le parti religieux et le parti royaliste
murmurent au contraire contre la timide inaction du roi, qui contemple sans
oser se prononcer la déchéance d'un prince de sa maison, la dissolution de la
monarchie, la profanation du culte de ses pères dans un royaume déchiré par
les mêmes factions qui ont immolé son frère. Les puissances du Nord, un
moment indécises aux conférences de Troppau et de Laybach, et qui semblent
attendre de nouveaux excès en Espagne un droit plus évident d'intervention
dans cette crise des monarchies, convoquent la France au congrès de Vérone,
où l'empereur de Russie, l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse, les
plénipotentiaires de la Grande-Bretagne et les ambassadeurs de France doivent
se rencontrer pour délibérer de concert la guerre ou la neutralité dans la Péninsule. Telle
était la situation de l'Espagne, celle de la France et celle de l'Europe, au
moment où M. de Villèle allait avoir à se prononcer par ses plénipotentiaires
à ce congrès. Jamais ministre ne fut sommé par les circonstances de prendre
une résolution plus urgente, plus décisive et plus irrévocable entre deux
dangers presque égaux pour une monarchie constitutionnelle. M. de Villèle
avait une intelligence assez vaste et assez lucide pour délibérer ce
problème. Avait-il assez de liberté et assez de caractère pour le résoudre ?
Le récit le dira. VI D'un
côté, l'intervention de la France, non provoquée, dans la crise intérieure de
l'Espagne, était une violation des principes de droit public et d'équité
naturelle sous lesquels repose l'inviolabilité des nations. C'était donner soi-même,
au lendemain de la grande intervention de l'Europe en France, l'exemple de la
violation de ce libre arbitre des peuples qu'on avait avec tant de raison
revendiqué pour la France au congrès de Vienne ; c'était abandonner la nature
des institutions, la modification ou la destruction des gouvernements de
chaque partie indépendante de l'Europe, à l'arbitrage et à la pression de je
ne sais quelle souveraineté collective et extranationale, instituée dans un
conseil des puissances, promulguant des volontés dans un congrès et les
imposant par ses armes. Ce droit public reconnu, c'en était fait de
l'individualité des peuples, leur libre arbitre cessait d'exister, leur
gouvernement ne leur appartenait plus, leurs réformes ou leurs progrès
s'arrêtaient devant un protocole des cours étrangères ; un Russe, un
Autrichien ou un Prussien décidaient du degré de liberté ou de servitude qui
convenait à un Italien, à un Espagnol, à un Français, et réciproquement. Le
gouvernement n'était plus national, il était européen et uniforme comme la moyenne
de gouvernement que ces congrès auraient délibérée à la majorité des voix.
Les peuples n'étaient plus des peuples, ils devenaient des peuplades
gouvernées par des vice-rois au gré et à la mesure des pensées de la sainte
alliance. L'Europe indépendante était finie, la monarchie universelle passait
à un congrès perpétuel. Une telle transformation devait faire trembler la
royauté elle-même en France. D'un
autre côté, intervenir en Espagne contre une révolution constitutionnelle,
c'était pour la France révolutionnaire et constitutionnelle donner au monde
et surtout à elle-même un démenti éclatant de sa révolution et de sa
constitution. C'était démasquer dans la Restauration une antipathie qu'on lui
soupçonnait contre les libertés populaires et contre les institutions qu'elle
avait été obligée d'afficher elle-même ; c'était donner une arme a ses
ennemis et à ses calomniateurs c'était déclarer la guerre ouverte au parti
constitutionnel et libéral puissant dans sa chambre, dans ses élections, dans
son journalisme, dans son armée, et se dévouer aux accusations, aux
incriminations, et peut-être aux séditions incessantes des partis intérieurs
qu'on allait jeter dans des oppositions désespérées ; c'était jouer la
fidélité suspecte de l'armée sur un coup de dé, s'exposer aux inimitiés de
l'Angleterre, à qui son parlement ne permettrait pas de s'associer à une
croisade antilibérale ; c'était passer de l'alliance anglaise, gage
d'équilibre européen pour la France, à une alliance austro-russe qui n'avait
rien à offrir aux Bourbons -que le rôle d'exécutrice de ses décrets
despotiques au midi de l'Europe ; enfin, c'était grever la France à peine
restaurée d'impôts, de subsides, de conscriptions, de blocus de ses ports, de
cessation de commerce et d'exportation, causes de murmures et de désaffection
contre les Bourbons, pour aller entreprendre sur une terre inconnue, mal
sondée, dévorante, une guerre qui pouvait redevenir nationale, et renouveler
les hontes et les désastres de la guerre espagnole de Napoléon en 1810. Voilà
ce que se disait M. de Villèle en considérant le côté national, libéral et
administratif de la question. VII Mais en
considérant le côté monarchique, l'intérêt vital et présent de la
Restauration, l'existence même de la maison de Bourbon sur le trône,
l'affermissement de la dynastie à laquelle il était dévoué, la politique
intérieure et parlementaire, la dignité du roi, la popularité des princes,
l'union à cimenter entre l'armée et la couronne étrangères pour ainsi dire
jusque-là l'une à l'autre, et qui ne s'uniraient indissolublement qu'au feu,
M. de Villèle se répondait à lui-même par une raison qui renversait tous les
scrupules de droit public ou de constitutionnalité la nécessité pour une
restauration de la maison de Bourbon en France d'agir ou de périr en face de
la révolution qui se dressait devant elle en Espagne, et qui de Madrid la
détrônait inévitablement jusque dans les Tuileries. C'était la vie ou la mort
pour la Restauration. Devant une question ainsi posée par les circonstances,
il n'y avait plus à délibérer, il fallait agir, ou se déclarer vaincu avant
le combat. La
Restauration était récente, contestée, mal affermie en France ; renversée une
première fois d'un souffle par Napoléon en 1815, elle avait eu besoin d'être
une seconde fois ramenée et étayée par l'Europe pour se naturaliser à Paris.
Le parti qui attaquait la monarchie de Bourbon à Madrid était le même parti
qui harcelait d'opposition, de machinations, de conspirations, la maison de
Bourbon en France. Les sociétés secrètes de carbonari des deux pays ne
formaient qu'une seule et même armée souterraine, minant à la fois les deux
trônes et les deux familles. Le langage des deux factions dans leurs feuilles
et dans leurs tribunes, la propagande réciproque, les encouragements mutuels,
-l'émigration des condamnés français dans les villes les plus démagogiques de
la frontière espagnole, leur présence dans tes rangs des exaltés des clubs ou
de l'armée, leurs excitations au renversement de Ferdinand, leur promesse à
haute voix du concours du parti révolutionnaire en France, leurs manifestes
rédigés et publiés à Madrid, a Barcelone, à Saragosse, à Vittoria, contre le
trône et contre la dynastie des Bourbons dans les deux pays, ne permettaient
pas au gouvernement du roi de s'y tromper ou de feindre même de séparer les
deux causes. Faiblir, temporiser, reculer devant les exaltés de Madrid,
maîtres alors. du gouvernement, c'était faiblir, temporiser, reculer devant
les factieux en France. Les factions hostiles à la Restauration ne se
seraient pas contentées de ce triomphe ; tôt ou tard elles l'auraient
complété, en insurgeant l'armée et le peuple contre une dynastie vaincue à
Madrid par la force ouverte, vaincue, à Paris par sa propre faiblesse. La
monarchie des Bourbons de France pouvait compter d'avance les jours qui lui
restaient à régner, par les audaces et par les excès de la révolution
espagnole à Madrid. Ne valait-il pas mieux pour la maison de Bourbon oser à
son tour un acte de vie, même téméraire, et où elle avait du moins la chance
d'un succès, que de succomber à coup sûr sous la timidité, sous l'hésitation
et sous les scrupules de ses conseils ? L'héroïsme disait oui comme le bon
sens, et ce n'était pas même là de l'égoïsme dynastique, c'était du
patriotisme aussi. Car à si peu. d'années d'une double invasion qui avait
décimé, énervé et menacé de déchirer la patrie quand le bonapartisme éteint de
fait avec Napoléon n'était plus qu'un fantôme de faction puissant à troubler,
impuissant à ressaisir la nation quand l'usurpation de famille du duc
d'Orléans n'était encore que le rêve de quelques mécontents de cour sans réalité
dans les masses populaires, et par conséquent sans force au dehors ; quand la
république, trop rapprochée de ses souvenirs sanglants de 1793, n'était que
l'hypothèse de quelque théoriciens sans adhérents et trop avancés
d'espérances ou trop arriérés de souvenirs, n'était-il pas évident pour tout
homme d'État impartial que la maison de Bourbon était à la fois pour la
France la seule préservation, au moins temporaire, contre l'anarchie au
dedans, contre l'invasion au dehors, contre la dissolution et le déchirement
de la patrie ? Préserver la dynastie d'une catastrophe imminente alors,
n'était-ce pas aussi sauver son pays ? On tenterait la fidélité de l'armée,
disait-on, en lui commandant de combattre contre l'indépendance et contre les
institutions révolutionnaires de l'Espagne. Ce danger était possible ; mais
ne la tentait-on pas tous les jours davantage, en la laissant exposée,
immobile et l'arme au bras, au triomphe impuni d'une milice insurgée à Cadix,
aux propagandes et aux machinations des carbonari français, qui faisaient des
régiments des foyers armés de conspiration contre la monarchie ? N'y avait-il
pas mille fois moins de péril à remuer l'armée française, lasse d'inaction,
avide de mouvement, d'avancement et de gloire, qu'à la laisser se corrompre
dans une oisiveté dont les ennemis de la Restauration lui faisaient honte ?
Et le moyen le plus sûr de l'arracher aux factions et de l'attacher à la
nouvelle dynastie n'était-il pas de la faire combattre sous ses nouveaux
princes et pour une cause qui deviendrait la cause même du soldat, une fois
qu'il lui aurait donné son sang ? Quant à la question de droit public
d'intervention ou de non-intervention, débattue par les publicistes de
l'opposition libérale à la tribune et dans les journaux, s'ils avaient raison
dans les théories générales et dans une situation régulière et longuement
constituée de l'Europe, ces scrupules étaient-ils fondés dans leur bouche et
dans un état de choses encore récent et oscillant, quand les guerres de la
république, celles de l'empire, et les deux invasions de la France venaient
de bouleverser le droit public européen ? La révolution française avait-elle
proclamé jamais de la voix et de l'épée une autre doctrine que cette
propagande armée universelle de la liberté chez les peuples asservis ? Ses
premiers pas en Belgique avec Dumouriez, en Allemagne avec Custine, en Savoie
et à Nice avec Montesquiou, en Hollande avec Pichegru, en Irlande avec Hoche,
en Italie et en Égypte avec Bonaparte, n'avaient-ils pas été des interventions
non-seulement sur les territoires, mais dans le gouvernement intérieur des
États violés et conquis par nos doctrines comme par nos armes ? Les' guerres
et les conquêtes de l'empire, sans cesse offertes en exemple et en émulation
à nos soldats par les adorateurs de ce régime transformés aujourd'hui en
juristes si scrupuleux de l'inviolabilité des révolutions, étaient-elles
autre chose qu'une intervention incessante, universelle de Napoléon, de sa
dynastie, de ses armées, de sa politique de famille, à Venise, à Rome, à
Naples, à Turin, à Gênes, à Berlin, à Vienne, à. Madrid, à Moscou, partout où
l'intérêt de sa gloire, de son ambition ou de ses frères, avait renversé ou
fondé des trônes ? Les deux invasions qui venaient de refluer sur nous de
toutes les nationalités soulevées contre les interventions de ce dominateur
du monde n'étaient-elles pas à leur tour une intervention générale de
l'Europe, motivée par son salut commun et par la nécessité de rasseoir sa
propre indépendance en renversant ce trône impérial d'où la monarchie
universelle menaçait avec lui le continent ? Les traités de Vienne, qui
avaient recomposé, en la modifiant çà et là, l'Europe, distribué les
territoires et compté les âmes, élevé ou effacé de petites puissances pour
les ajouter à de grands États, qu'étaient-ils donc, sinon une intervention de
l'Europe entière sur elle-même, pour se reformer et se rasseoir sur des bases
antiques et nouvelles, au gré de son appréciation souveraine et au nom du
salut public européen ? Ces bases à peine établies depuis cinq années
étaient-elles donc assez cimentées et assez immuables, pour qu'il fût
raisonnablement interdit à l'Europe d'y reporter la main pour les garantir et
les consolider, si elles venaient à osciller encore et à menacer le système
continental d'un ébranlement général des trônes et des empires ? Évidemment,
le sol de l'Europe secoué par tant de commotions, d'invasions, de guerres par
Napoléon n'était pas assez raffermi pour que les gouvernements encore debout
et armés, sortis des traités de 1815, pussent se désintéresser si tôt de leur
propre ouvrage, abdiquer tout droit de consolidation des États qu'ils
avaient' à peine assis, et détourner avec indifférence leurs regards et leurs
mains des événements qui menaçaient l'équilibre et la stabilité de leur
œuvre. Enfin,
ces libéraux et ces bonapartistes de l'opposition et de la presse qui
prétendaient interdire à la maison de Bourbon, intéressée par le sang, par
l'alliance, par l'éventualité même de l'hérédité du trône, au salut d'un
Bourbon et à la perpétuité du gouvernement monarchique en Espagne,
d'intervenir contre la révolution et contre l'anarchie dans la Péninsule,
n'étaient-ils pas les mêmes qui, par une contradiction criante, ne cessaient
d'accuser la maison de Bourbon de ne pas intervenir assez vite et assez
généreusement en Grèce, pour déchirer à main armée le territoire ottoman, et
pour arracher une nation opprimée a ses maîtres et à ses oppresseurs ?
Comment ce qui était légitime et sacré en Grèce pour une révolution
devenait-il illégitime et sacrilège en Espagne contre une anarchie
révolutionnaire ? La différence des causes ne faisait-elle pas toute la
différence des doctrines ? et l'intervention ne leur paraissait-elle pas
coupable ici, méritoire là, uniquement parce qu'en Grèce elle servait leur
principe, et qu'en Espagne elle menaçait leur faction ? Ce n'était donc pas
l'intervention en elle-même que ces publicistes réprouvaient, c'était la
cause pour laquelle la Restauration voulait intervenir. Un
autre motif plus personnel se présentait naturellement a l'esprit de M. de
Villèle, et, portant tour à tour son hésitation d'une résolution à l'autre ;
augmentait sa perplexité : Il ne succédait au ministère du duc de Richelieu
qu'à titre de ministre plus' hardiment monarchique, plus agréable à la
majorité royaliste dans les chambres, plus dévoué au parti du comte d'Artois,
et plus affilié aux intérêts et aux opinions de ce parti ultra-catholique qui
se confondait dans les deux assemblées et dans le palais avec le parti ultra-monarchique,
qui possédait la faveur du frère du roi par M. de Montmorency, celle de la
duchesse d'Angoulême par MM. de Clermont-Tol1nerre et Peyronnet, et qui
s'insinuait dans l'oreille et dans le cœur du roi lui-même par madame du
Cayla. Ce parti voulait l'intervention iv deux titres comme parti royaliste
indigné de l'avilissement du trône en Espagne, et comme parti religieux
défendant de ses vœux et de ses. désirs, dans la Péninsule, l'influence
ecclésiastique, les possessions de l'Église, les richesses des évêques et les
institutions monacales. Refuser à ces deux partis l'intervention en Espagne,
c'était pour M. de Villèle démentir toutes les espérances qui reposaient sur
lui c'était reprendre la politique intermédiaire de M. Decazes, de M. de
Richelieu, de M. Pasquier ; c'était se dévouer, sans appui à la cour et dans
les chambres, d'un côté aux colères de l'opposition libérale et
révolutionnaire qu'il aurait a combattre au dedans, de l'autre côté aux
reproches, aux invectives et aux dégoûts de la majorité royaliste et du parti
sacerdotal, qui ne verraient en lui qu'un transfuge de leurs rangs, monté au
pouvoir sur leur faveur, pour y trahir de plus haut ses promesses et leurs
passions. Quelle durée aurait un ministre posant ainsi sur le vide, entre
deux opinions, l'une hostile par nature, l'autre implacable par ressentiment
? Il fallait se prononcer entre ces motifs presque également décisifs pour ou
contre l'intervention en Espagne. Les chambres allaient s'ouvrir, les cours
étrangères pressaient, les partis exigeaient, le comte d'Artois reprochait
l'hésitation, le roi répugnait, sans gêner toutefois la détermination de ses
ministres. M. de Villèle ne se prononçait pas. Plus accessible, par la nature
de son intelligence administrative et parlementaire, aux petites
considérations qu'aux grandes vues de l'homme d'État, qui passent pardessus
les difficultés de détail pour arriver aux grands horizons d'ensemble et aux
résultats généraux, il ajournait de toutes ses lenteurs la résolution à
prendre, espérant toujours que les événements ne le sommeraient pas
impérieusement de passer ce Rubicon de sa diplomatie temporisatrice que
l'Espagne, mieux conseillée par l'Angleterre. et la France, modifierait
elle-même sa constitution anarchique, rendrait au roi la liberté et la
dignité constitutionnelle de sa couronne, et fournirait ainsi à la France le
prétexte de se refuser à une guerre de principes dont il redoutait également
pour son pays les efforts, les entraînements et les revers. Telle était l'hésitation
de M. de Villèle et du roi lui-même au moment où la réunion prochaine des
souverains à Vérone commandait à la France d'avoir une opinion ou de subir
l'impulsion de l'Europe. VIII Les
infirmités du roi ne lui permettaient pas de se rendre lui-même à ce
rendez-vous des souverains ; son titre de roi constitutionnel et
irresponsable lui défendait également de négocier lui-même. M. de
Montmorency, ministre des affairés étrangères, était appelé par son nom, par
ses fonctions, comme par la confiance du parti de la cour et de l'Église, à
représenter la France au congrès. M. de Villèle craignait l'entraînement
monarchique et religieux de son collègue, bien qu'il eût une confiance
absolue dans la sûreté et dans la fidélité de son caractère. Mais M. de
Montmorency, cœur ouvert, esprit de premier mouvement, lié d'honneur à la
cause monarchique, de foi a la cause religieuse, de relations aux hommes de
la congrégation, de reconnaissance et de dévouement au comte d'Artois, ne dissimulait
à personne qu'une restauration de la monarchie en Espagne par la main de la
France était, à ses yeux, la logique, la grandeur, comme la nécessité de la
Restauration. Il voyait dans la révolution espagnole une imitation anarchique
et sanguinaire de la révolution française de 1793, l'échafaud de' Ferdinand
VII lui semblait déjà dressé dans la fatalité des événements de Madrid.
Arracher un roi au fer de ses bourreaux, et le replacer sur son trône par la
main d'un neveu de Louis XVI commandant une armée française, lui paraissait à
la fois une généreuse expiation du sang de Louis XVI par la France, et une
restauration du principe monarchique par la magnanimité et par l'héroïsme
d'un Bourbon plus glorieuse et plus solide que la restauration par l'Europe.
M. de Chateaubriand, ami jusque-là de M. de Montmorency, qui avait été dans
tous les temps son admirateur, son protecteur et son patron, avait confirmé
par ses paroles et par ses écrits M. de Montmorency dans ses impulsions
naturelles à l'égard de l'Espagne. Les feuilles du Conservateur, journal des
sentiments religieux et des passions royalistes, illustré par le génie de M.
de Chateaubriand, éclataient de cet héroïsme de style qui reprochait aux
Bourbons leur timidité dans leur droit, et qui les incitait à oser la gloire.
Le tocsin d'une intervention chevaleresque et politique en Espagne y
retentissait depuis la révolution de Cadix. On devait naturellement penser
que l'écrivain royaliste et religieux, entré dans la politique par
l'ambassade de Londres qu'il occupait alors, serait le plus ardent
négociateur de l'expédition destinée IL relever le trône et l'Église dans le
pays qu'il avait représenté dans ses écrits comme la dernière terre de la
monarchie, de l'héroïsme et de la chrétienté. M. de Chateaubriand conservait
en effet ces impressions dans son cœur. Son génie politique était égaré
quelquefois par la recherche d'une popularité littéraire, fausse image de la
gloire ; mais il était vaste, sûr, éclairé plus qu'ébloui par sa splendide
imagination ; il s'élevait haut, et il planait sur les événements et sur les
hommes de toute l'élévation de son talent. A l'inverse des hommes
littéraires, qui portent souvent leur supériorité dans leur style et leur
infériorité dans leurs actes, M. de Chateaubriand avait plus de justesse en
politique qu'en imagination. Il voyait loin, et il voyait juste ; quand il
s'égarait, c'était par passion, et non par erreur. Ses fautes fatales à la
monarchie, que nous aurons bientôt à raconter, ne furent pas des fautes
d'intelligence, mais des fautes de caractère et de vertu publique. Semblable
en cela a Mirabeau, ses faiblesses viciaient sa conduite, jamais son bon
sens. IX Le
temps, les circonstances, l'ambition qui croît avec l'âge, le contact avec
les hommes, avaient beaucoup modifié ses opinions depuis 1815 et 1816. Le
rôle de Tyrtée de la contre-révolution, qu'il avait affecté depuis la rentrée
-des Bourbons dans sa patrie, ses invectives contre Napoléon, ses adulations
hyperboliques à l'Église, à l'émigration, à l'ancien régime, son culte
ostentatoire de vieux trône et de vieux sanctuaire, ses encouragements
malheureux à une terreur royale, à des lois draconiennes contre les
adversaires de la Restauration, ses appels à la proscription, ses vœux et ses
votes pour la peine de mort appliquée aux crimes de la pensée et aux forfaits
de l'opinion, pesaient maintenant sur sa vie. Il aurait voulu les effacer de
sa mémoire comme de la mémoire de son temps ; il pouvait du moins les
racheter par ces retours de raison, de modération et de justice, que les
partis accueillent toujours quand un grand talent donne un grand prix à ces
conversions du génie. Déjà, sous le ministère de M. Decazes, la nécessité de
ne pas laisser briser ses armes dans sa main par la censure et par
l'arbitraire imposés à la pensée royaliste lui avait fait adopter et défendre
avec ardeur la liberté de la presse et les garanties constitutionnelles. Il
était devenu libéral par défi contre les libéraux. Exclu du titre et des
fonctions de ministre d'État par un coup de la défaveur royale, pour avoir
lancé des imprécations au nom des royalistes contre l'ordonnance du 5
septembre, le ressentiment l'avait enfoncé plus avant dans l'opposition. Le
ministère de M. de Richelieu l'avait indemnisé et reconquis par l'ambassade
de Londres, et par toutes les grâces qui pouvaient ajouter la fortune et les
honneurs à ces hautes fonctions. Son séjour splendide à Londres, ses relations
politiques et sociales avec les hommes d'État de l'Angleterre, ses échanges
d'admiration et d'amitié avec le plus éloquent et le plus littéraire des
orateurs de la Grande-Bretagne, M. Canning, qui avait commencé comme lui par
des hymnes à la contrerévolution, par des diatribes poétiques contre le
jacobinisme, par la politique de Burke et de Pitt, et finissait par des
professions de foi européennes à la puissance de la révolution, et par le
libéralisme de Fox et de Sheridan ; l'éloignement enfin qui donne de
l'impartialité, la passion même, et qui, en affranchissant l'homme de ses
liens de parti, de faction, de société, lui fait discerner, par-dessus la
tête de ses amis et de ses ennemis, le véritable courant de son siècle et de
l'esprit humain ; toutes ces choses avaient transformé M. de Chateaubriand en
un homme nouveau. Il avait trop le sentiment de la conformité avec lui-même
et des convenances personnelles de sa gloire pour abandonner le rôle qu'il
avait adopté à la tête des défenseurs chevaleresques de l'Église, du trône et
des Bourbons il ne voulait donner à personne le droit de lui reprocher une
défection ou une apostasie ; seulement, en défendant toujours les mêmes
partis, il voulait les défendre avec d'autres armes. Il prétendait emprunter
à la liberté ses doctrines et son drapeau pour faire triompher la cause de la
Restauration. Sa propre gloire, perpétuel objet de sa sollicitude, y était
intéressée comme sa fortune politique. Il s'apercevait que le monde dérivait
vers la liberté, et que ceux qui se cramponnaient aux vieilles choses,
abandonnés bientôt par le siècle et par l'avenir, resteraient sur la vase du
passé, comme les débris auxquels ils s'attachaient en arrière du temps, de la
postérité et de la gloire. M. de Chateaubriand avait adopté la Restauration
pour les nouveautés qu'elle promettait à son imagination, plus que pour les
vétustés qu'elle traînait après elle. En s'attachant à elle, il voulait
l'entraîner et la rajeunir. X Ses
liaisons avec M. de Villèle, pendant qu'ils gouvernaient ensemble le parti
ultraroyaliste, l'un par la plume, l'autre par la tactique, l'avaient
convaincu de la sagacité et de l'aptitude de cet homme encore enfoui dans
l'obscurité des réunions parlementaires. M. de Villèle, homme' sans bruit,
sans prétentions à la gloire des lettres et sans éclat, n'avait rien dans sa
nature qui pût offusquer la splendeur plus ambitieuse de M. de Chateaubriand.
Il n'en coûtait rien à l'écrivain de témoigner de la déférence à l'homme
d'affaires. M. de Villèle, de son côté, sans rivalité de popularité et de
style avec le génie extérieur de son parti, empruntait volontiers au grand
écrivain et au favori des aristocraties, des théocraties et des cours, le
rayonnement de renommée, d'enthousiasme- et de supériorité de talent dont M.
de Chateaubriand illuminait et solennisait le parti royaliste. C'était pour
complaire à M. de Villèle et à son parti dans la chambre que l'ambassade de
Londres avait été déférée à M. de Chateaubriand. Ces deux hommes, entrés le
même jour aux affaires, l'un au conseil, sans portefeuille, l'autre dans la
diplomatie, se réservaient, sans aucun doute, de s'entr'aider a monter plus
haut ensemble et de se compléter l'un par l'autre dans un ministère entièrement
royaliste, quand le temps aurait usé les ministres intermédiaires et quand la
majorité aurait vaincu les répugnances du roi. Ils avaient entretenu une
correspondance intime pendant la durée du dernier ministère, et le triomphe
de M. de Villèle avait été en même temps le triomphe de M. de Chateaubriand.
Aussitôt que le congrès de Vérone fut officiellement annoncé à l'Europe, M.
de Chateaubriand ne dissimula pas à son ami, devenu l'âme et le chef du
gouvernement ; sa passion d'aller représenter la France à cette réunion des
souverains et des diplomates du continent. M. de Villèle se hâta d'appeler M.
de Chateaubriand à Paris et de le proposer au roi pour un des
plénipotentiaires qui devaient accompagner M. de Montmorency à ce conseil des
rois. En demandant cette faveur pour l'illustre écrivain qui représentait la
France à Londres, M. de Villèle avait un sentiment et deux pensées. Il
faisait preuve de fidélité à l'homme politique avec lequel il avait combattu
dans les rangs de l'opposition royaliste, et cédait à l'amitié. Il se donnait
dans le congrès un interprète et un observateur. à lui, qui servirait de
contre-poids à la politique trop indépendante, trop aristocratique et trop
chevaleresque de M. de Montmorency. Enfin, il se préparait un collègue pour le
ministère des affaires étrangères en initiant ainsi M. de Chateaubriand aux
grandes transactions diplomatiques, en le présentant au nom du roi aux
souverains dont il flatterait l'orgueil et dont il conquerrait la confiance
personnelle et si la nécessité venait à éloigner M. de Montmorency, cher aux
royalistes, M. de Villèle leur donnerait dans la personne de M. de
Chateaubriand un nom sous lequel ils ne pourraient murmurer et une gloire
qu'ils seraient forcés de subir. M. de Montmorency, ami lui-même plus ancien
de M. de Chateaubriand, et qui ne soupçonnait pas un rival d'ambition et un
remplaçant au ministère dans Je plénipotentiaire qu'on lui adjoignait a
Vérone comme pour illustrer davantage sa mission, l'accueillit sans ombrage. XI Mais M.
de Chateaubriand, à cette époque de sa vie, avait plus d'ambition que de
scrupules de reconnaissance envers M. de Montmorency et même envers M. de
Villèle au fond de l'âme. Sa conduite dans cette circonstance, et le récit
qu'il a fait lui-même de ses dispositions secrètes d'esprit en sollicitant et
en accomplissant sa mission au congrès de Vérone, attestent qu'il dissimulait
avec l'un et avec l'autre sa véritable pensée. Il voulait l'intervention par
les hautes raisons d'État que lui dévoilait son génie, et qui ne pouvaient
laisser hésiter selon nous un esprit lucide et ferme dévoué à
l'affermissement de la Restauration. Mais il savait, par la correspondance
intime de M. de Villèle avec lui, que ce ministre flottait irrésolu dans ses
pensées sur le rôle de la France dans cette crise, et qu'il répugnait au fond
à une entreprise trop aventureuse pour son intelligence et pour son audace.
M. de Chateaubriand, caressant habilement dans ses réponses et dans ses
entretiens ces timidités d'esprit du ministre dirigeant, non-seulement ne lui
dévoilait pas ses tendances ardentes à engager la France dans l'intervention,
mais il feignait de redouter autant que lui des engagements téméraires de la
politique française dans les résolutions européennes du congrès, et laissait
espérer ainsi à M. de Villèle qu'il entraverait l'impulsion des souverains du
Nord vers la guerre, au lieu de la précipiter, comme il en avait le secret
dessein. D'un
autre côté, M. de Chateaubriand, qui voulait l'intervention autant que M. de
Montmorency la voulait lui-même, allait ravir à ce ministre, son ami,
l'honneur de décider la guerre au congrès, et, après le congrès, la gloire de
la diriger et de l'accomplir. Cette double attitude de M. de Chateaubriand
envers les deux hommes auxquels il s'associait pour abuser l'un, pour écarter
l'autre, témoignait plus d'ambition que de scrupule et d'élévation. Elle fit
triompher le parti de la guerre au congrès, et elle renversa M. de
Montmorency pour porter M. de Chateaubriand au ministère. Mais ce triomphe
valut bientôt à M. de Chateaubriand la défiance d'un collègue droit dans M.
de Villèle, et le refroidissement de l'amitié d'un homme de bien dans M. de
Montmorency. M. de
La Ferronays, ancien aide de camp du duc de Berry, ambassadeur de France en
Russie, accompagna aussi l'empereur Alexandre à Vérone. Il avait plu a ce
prince par cette grâce loyale et franche du soldat qui négocie à cœur ouvert,
et qui a pour habileté la droiture d'esprit. Ce jeune ministre, qu'une brusquerie
du duc de Berry, quoique rachetée par des déférences ; avait éloigné de la
cour, était un de ces hommes de cœur que l'émigration avait laissés Français
tout en les gardant fidèles à leur prince, et qui ne se trouvèrent pas
dépaysés en rentrant dans les camps, dans les chambres ou dans les services
publics de leur patrie. Deux
jeunes diplomates de haut rang et de haute aptitude, M. de Gabriac et le, duc
de Rauzan, gendre de la duchesse de Duras, furent désignés par le roi pour
accompagner ses plénipotentiaires de Paris au congrès, et pour accroître la
force et.la dignité de sa diplomatie. M. le comte de Caraman, ambassadeur à
Vienne., ministre influent par sa longue pratique de M. de Metternich,
véritable dictateur de la politique européenne ; M. de Rayneval, ministre à
Berlin, le plus consommé, le plus sûr et le plus gracieux à la fois de nos
envoyés ; enfin M. de Serre, l'orateur le plus célèbre du parti royaliste,
relégué à Naples pour l'écarter de la tribune, furent conviés à Vérone. La France
monarchique se faisait représenter par toutes les puissances d'honneur, de
gloire et de génies divers devant les rois. XII Les
représentants de la diplomatie européenne n'étaient pas moins l'élite des
hommes d'État de toutes les cours. L'Angleterre allait y envoyer son premier
ministre, lord Castlereagh, le continuateur moins populaire, mais aussi
obstiné, de M. Pitt, quand, dans un accès de fièvre chaude et de délire
causé, dit-on, par l'excès de son impopularité, il se donna la mort de
Sénèque. Lord Wellington le remplaça au congrès guerrier aussi dévoué au
raffermissement des monarchies que lord Castlereagh, mais plus tempéré et
plus véritablement négociateur que lui. M. Canning saisit à Londres, sur le
cadavre de lord Castlereagh, la direction de la police britannique, qu'une
main habile et qu'une parole souveraine pouvaient seules relever de son
anéantissement. L'empereur
de Russie y conduisait, outre son ministre des affaires étrangères, M. de
Nesselrode, le comte Capo-d'Istria, et M. Pozzo di Borgo, deux étrangers
naturalisés par la faveur en Russie, l'un et l'autre passionné pour la
grandeur de son rôle, voulant l'agrandir encore en lui donnant d'un côté un
patronage libérateur en Grèce, de l'autre un patronage monarchique en
Espagne. Le
prince de Metternich se préparait par des conférences 'préliminaires à Vienne
avec MM. de Montmorency et de Nesselrode à porter à Vérone le poids de
résolutions collectives et déjà concertées contre les résistances à la guerre
qu'il pressentait du côté de M. Canning. L'intervention triomphante que M. de
Metternich avait dirigée l'année précédente à Naples et à Turin contre les
révolutions de l'Italie lui donnait une confiance, une autorité morale et une
direction prépondérante. II était alors pour l'Europe l'Agamemnon des
monarchies. Le roi
de Prusse, suivi de M. de Hardenberg, lumière et tradition de ses conseils,
l'empereur d'Autriche, l'empereur Alexandre, le roi de Naples, le roi de
Sardaigne, les impératrices, les princesses, les cours, les diplomates, les
envoyés de la régence royaliste d'Espagne et les agents de l'armée de la Foi
se réunirent à Vérone le 15 octobre. Les conférences, précédées par des
pompes et par des fêtes, s'ouvrirent et se poursuivirent lentement. On était
plus disposé à s'observer et à s'entretenir qu'à négocier. On semblait
craindre d'aborder une pensée commune, mais qui devait rencontrer dans les
plénipotentiaires de la Grande-Bretagne, et peut-être dans les hésitations de
la France, des résistances d'où pouvaient éclater, avec des dissentiments
entre les cours, des encouragements aux révolutions. Les plénipotentiaires
français, et M. de Chateaubriand lui-même, subordonnés par leur rang au
congrès à M. de Montmorency, leur ministre, se tenaient dans une respectueuse
inaction, et se bornaient à des entretiens avec les souverains dans lesquels
ils pressentaient leurs tendances et ouvraient eux-mêmes leur âme. L'empereur
Alexandre parla à M. de Chateaubriand en héros de l'humanité et en philosophe
religieux sur le trône, qui se croyait comptable, non à lui-même, mais au
ciel, du sort et de l'action des soixante millions d'hommes obéissant à sa
voix. Il ne déguisa pas le découragement dont les tentatives
révolutionnaires, les sociétés secrètes, les conspirations des libéraux qu'il
avait protégés en 1814 et 1815 avaient attristé ses premières convictions, et
sa résolution d'employer toute son énergie et toute sa puissance en Europe à
comprimer de nouvelles explosions, à refouler le génie des tempêtes, à
maintenir contre la ligue des passions populaires la sainte alliance des
souverains qu'il avait instituée, disait-il, pour la moralité, le progrès
régulier et le repos du monde. L'accent mystique de sa voix ajoutait à la
sincérité de la politique la sincérité de la foi. On sentait le chrétien sous
le monarque. L'empereur, dans ses entretiens, donna en témoignage de son
désintéressement personnel dans les actes qu'il sollicitait du congrès, sa
conduite relativement a la Grèce. Cette nation insurgée contre les Turcs
tendait les mains vers lui et se donnait à la Russie pour échapper aux
Ottomans. La communauté de religion, la fraternité de race, la gloire de
régénérer une grande famille humaine, l'avantage de diviser et d'affaiblir la
Turquie, seul obstacle à l'expansion de la Russie en Asie, en Valachie, en
Moldavie, les instances des Grecs de sa cour, entre autres du comte
Capo-d'Istria, son courtisan, son ministre et son ami, celles de
l'impératrice sa mère, tout le provoquait à étendre les mains sur la cause
des Hellènes, et il suspendait ou retenait cette main dans la crainte,
ajoutait-il encore, de donner un encouragement et un triomphe au parti
révolutionnaire, même quand ce parti révolutionnaire était légitimé par le
martyre, par l'indépendance et par la croix. M. de
Chateaubriand, heureux de rencontrer dans les chefs des conseils de l'Europe
des dispositions si analogues aux siennes, écoutait avec une admiration
sympathique ces paroles d'Alexandre. Il oubliait facilement dans ces
entretiens la mission de temporisation et de froideur qu'il avait reçue de M.
de Villèle. Il encourageait, bien loin de les contester, ces indignations de
l'empereur de Russie contre les perturbateurs de l'ordre européen et des
institutions monarchiques en Espagne. Il se conquérait à lui-même la faveur
d'Alexandre et des souverains ses collègues ou ses clients de trône, en leur
conseillant de tout oser dans l'intérêt de Ferdinand VII, et en leur faisant
entendre que le cœur des royalistes en France conspirait d'avance avec eux.
Il ne voulait pas trahir, mais il espérait ainsi entraîner M. de Villèle,
capter par la conformité des sentiments la faveur intime des cours du Nord,
leur montrer l'homme d'État des monarchies dans l'homme de lettres, et en les
persuadant de ses services comme il les éblouissait de son génie, éclipser M.
de Montmorency, contraindre M. de Villèle, s'emparer par droit de supériorité
de la direction de l'affaire d'Espagne, et attacher ainsi à sa personne un de
ces grands actes accomplis qui se personnifient dans un nom et qui le portent
malgré l'envie elle-même à l'estime de la postérité. XIII M. de
Montmorency, sous l'impulsion de sa propre pensée et sous l'inspiration du
parti royaliste et du parti religieux en France, agissait et parlait dans le
même sens, peu soucieux de faire violence aux timidités et aux prudences de
M. de Villèle et du roi lui-même. Il se sentait soutenu contre eux par la
cour du comte d'Artois, par l'influence de madame du Cayla, amie de son
gendre M. de La Rochefoucauld, et par la majorité de la chambre, pressée de
livrer ce combat décisif à la révolution. Il l'était de plus par M. de
Metternich, avec lequel il était allé se concerter à Vienne avant de se
rendre à Vérone. Sûr de l'empereur de Russie et du roi de Prusse, maître de
l'oreille du roi et du cœur de sa famille, ministre des affaires étrangères
presque aussi absolu dans ses négociations à Vérone que M. de Talleyrand
avait été a Vienne ; dévoré d'ardeur pour la religion et pour la monarchie
qu'il avait contristées dans sa jeunesse, brûlant de signaler son retour
sincère à leurs principes par une de ces ferveurs qui font pardonner de
nobles déviations ; redevable envers son nom associé depuis tant de siècles à
l'origine, aux gloires, aux revers et aujourd'hui à la restauration de la
dynastie des Bourbons, il crut n'avoir rien à ménager à Paris ; et il négocia
comme s'il eût eu dans ses instructions la plénitude du libre arbitre de la
France. Ces instructions cependant, rédigées sous l'influence de M. de
Villèle en conseil des ministres, présidé par le roi lui-même, étaient
pleines de réserves et par conséquent de restrictions aux pouvoirs du
négociateur, de recommandations d'en référer à son gouvernement, et d'éviter
tout acte qui forcerait la main au roi et qui placerait la France en
hostilité immédiate et irrévocable avec Madrid. M. de
Montmorency brisa, dès le premier jour, ce cercle de timidités, de réserves
et de temporisations dans lequel on avait prétendu l'enfermer. Il agit en
ministre de la sainte alliance, plus qu'en négociateur de son pays. Il soumit
au congrès une note énergique et franche, dans laquelle il présentait
l'Espagne comme un foyer révolutionnaire menaçant de s'étendre et d'incendier
de nouveau le continent. Il demandait aux puissances, au nom de son
gouvernement, quels seraient leur sentiment et leur concours dans
l'éventualité probable d'une guerre entre la France et l'Espagne. Ces
questions semblaient avoir été posées ainsi dans un accord préliminaire avec
les cours du Nord, pour provoquer des réponses de nature a imprimer la
terreur à l'Espagne, et à enlever tout scrupule de déclaration de guerre à la
France. La Prusse répondit que 'si la France retirait son ambassadeur à
Madrid, elle retirerait le sien, et qu'elle prêterait l'appui de ses armes à
la cause de l'ordre établi. L'Autriche répondit qu'elle appuierait la France,
en exigeant seulement que le contingent de troupes qu'elle prêterait à la
cause commune serait déterminé avant les hostilités par de nouvelles
conférences. La Russie répondit avec plus d'énergie qu'elle prêterait sans
condition son appui moral et ses forces matérielles à la guerre de la France
en Espagne pour la délivrance de Ferdinand. L'Angleterre déclara que ses
principes constitutionnels sur l'indépendance des peuples lui interdisaient
de discuter une guerre d'intervention dans un État indépendant. Son
plénipotentiaire, lord Wellington, refusa en conséquence de signer les
procès-verbaux des séances du congrès, dans lesquelles les questions
attentatoires aux droits des nations avaient été posées. Mais, bien que cette
attitude irréprochable de l'Angleterre présageât à M. de Montmorency et aux
partisans de la guerre une résistance et des notes diplomatiques qui
compliqueraient les choses, ni M. de Montmorency, ni M. de Chateaubriand, ni
les souverains, ni leurs ministres ne pensaient que ce défaut d'unanimité du
congrès fût de nature à suspendre la volonté de l'Europe, et à jeter le
gouvernement britannique dans une alliance armée avec la révolution
espagnole. Il y avait à Londres, comme à Paris, une politique de chambres et
de publicité qui parlait à haute voix, et une politique d'aristocratie et de
cour qui poussait dans l'ombre. On s'attendait à des discours hostiles de M.
Canning ; on ne craignait pas ses flottes. L'Espagne, si ingrate envers
l'Angleterre, qui avait combattu pour elle pendant les guerres de la
délivrance, n'était pas assez populaire à Londres pour entraîner le
gouvernement de la Grande-Bretagne au-delà des protestations. XIV Armé de
ces réponses et fier de son succès, M. de Montmorency arriva à Paris. Les
élections avaient eu lieu pendant le congrès, et avaient renforcé encore dans
la chambre élective le parti de la guerre. D'un autre côté, les succès de
Mina, de San Miguel et des généraux constitutionnels contre l'armée de la
Foi, avaient accru l'audace des factions extrêmes à Madrid et les périls de
Ferdinand. Tout annonçait en Espagne les dernières convulsions de l'anarchie
et les dernières catastrophes de la royauté. La France, émue de crainte, de
pitié, d'horreur ou d'espérance, selon qu'elle applaudissait ou qu'elle
répugnait à ces scènes, assistait tout entière à cette lutte à mort entre le
roi et la révolution de l'autre côté des Pyrénées. Les cours de Russie, de
Prusse et d'Autriche adressaient à l'Espagne des notes menaçantes concertées
entre elles et M. de Montmorency. Ce ministre, créé duc de Montmorency par le
roi à son retour du congrès, pressait ses collègues d'adresser au cabinet de
Madrid une note conforme aux engagements qu'il avait cru devoir prendre à
Vérone. Le roi temporisait ; lord Wellington, en revenant à Londres,
s'arrêtait à Paris, et entretenait ce prince des dangers d'une adhésion aux
vœux des puissances du Nord et d'une intervention sous leurs auspices, qui
ferait de son règne un contre-sens avec ses institutions, et qui relâcherait,
si elle ne les rompait pas, les liens de son trône avec l'Angleterre. Le roi,
qui avait su discerner depuis longtemps dans le duc de Wellington l'homme
d'État sous le guerrier, s'émouvait à ces paroles. Il redoutait également de
trop résister à l'ascendant de la Russie et de lui trop obéir. Il partageait
l'anxiété de M. de Villèle ; il ajournait toute décision, mécontent cependant
de l'indépendance que M. de Montmorency avait affectée à Vienne et à Vérone.
Il avait senti la nécessité de prévenir l'anarchie dans son ministère, et d'y
constituer l'unité d'action en nommant M. de Villèle président du conseil des
ministres. Cette élévation avait blessé non le cœur, mais la dignité de M. de
Montmorency. D'égal, ce ministre devenait subordonné. M. de Villèle, eh vertu
de son titre de chef du cabinet, adressait à M. de Lagarde, ambassadeur de
France à Madrid, des dépêches conciliatrices, soustraites aux regards du
ministre des affaires étrangères. Il conjurait, dans ces dépêches, M. de
Lagarde d'obtenir des chefs révolutionnaires des cortès des tempéraments et
des modifications à la constitution espagnole, qui rendraient au roi la
dignité et la sûreté, promettant, à ce prix, l'immobilité et même l'alliance
de la France. M. de Montmorency et ses amis de la chambre s'offensaient et
s'indignaient de ces faiblesses transformées en trahisons à la cause des
trônes et des autels. M. de Montmorency sentit que c'était le moment de
sommer le roi et ses collègues d'avouer ou de désavouer sa politique. Il lut
au conseil la note qu'il adressait à notre ambassadeur a Madrid. Elle
respirait l'énergie et la guerre. Cette note, discutée devant le roi, fut
soutenue par M. de Peyronnet, par le maréchal Victor, par M. de
Clermont-Tonnerre, combattue par M. de Villèle, par M. de Corbière, par M. de
Lauriston. Le roi trancha la discussion en se rangeant du côté de son premier
ministre, et en adoptant des termes mitigés et indécis qui laissaient en
suspens la paix et la guerre. M. de Montmorency se refusa avec dignité a
démentir par ses actes à Paris les promesses, qu'il avait faites à Vérone. Il
offrit respectueusement sa démission au roi, qui l'accepta. M. de Villèle
triompha pour un jour. XV Cependant
la retraite de M. de Montmorency, ministre cher à la fois au congrès, à la
cour, aux royalistes, a la faction sacerdotale, allait être le signal de la
rupture entre, la majorité de la chambre et le gouvernement. M. de Villèle se
trouverait jeté dans la voie de M. Decazes avec le soupçon de trahison de
plus. Il le sentit, et soit qu'il ignorât les dispositions habilement
masquées jusque-là de M. de Chateaubriand à la politique d'énergie, soit
qu'il feignît de les ignorer pour ne pas rompre à la fois avec les deux chefs
du royalisme, il appela M. de Chateaubriand au ministère des affaires
étrangères. M. de Chateaubriand, après quelques égards et quelques scrupules
décents pour son ancien ami M. de Montmorency, scrupules facilement vaincus
par l'impatience d'un grand rôle et par la perspective d'un grand intérêt
politique, accepta la dépouille de M. de Montmorency, puni d'un crime
d'opinion qu'il partageait en secret avec ce ministre. L'ambition a ses
sophismes qui expliquent ces inexplicables contradictions de rôles. M. de
Montmorency s'attrista de cette infidélité d'un ami dont, il avait admiré le
génie et protégé la détresse. Il ne récrimina pas, et ne permit pas même à
son cœur de murmurer tout haut ; il ne chercha point de compensation dans la
popularité ou de vengeance dans l'opposition. Inférieur de talent, supérieur
d'âme, il avait une de ces rares vertus qui n'empruntent à la piété que ses
douceurs, ses humilités et ses pardons. Il continua à honorer, tantôt dans
l'obscurité, tantôt à la cour, le roi qui le désavouait, le ministre qui le
congédiait, l'ami qui l'abandonnait exemple presque unique dans ces partis et
dans ces assemblées, où les triomphes endurcissent les cœurs, où les chutes
les dépravent, et où les changements de situation sont si souvent des changements
de langage, de cause et de fidélité. XVI Les
autres ministres restèrent, rejetant sur M. de Montmorency seul le désaveu et
le malheur de leurs pensées communes. M. de Villèle, pour apaiser les
ressentiments de la famille et des amis du ministre congédié, offrit au duc
de Doudeauville, père de M. Sosthène de La Rochefoucauld, le ministère de la
maison du roi qu'avait occupé M. de Blacas, et des participations au
gouvernement à son fils. Tout se calma dans la région de la cour et du
pouvoir, sous les faveurs ou sous les espérances. La présence et la
popularité de M. de Chateaubriand couvraient le ministère de M. de Villèle et
la royauté. La note
envoyée à Madrid par le ministère français après cette crise, rédigée dans la
double vue de satisfaire les puissances en menaçant indirectement l'Espagne,
et de rassurer cette nation en ménageant les menaces, était une énigme
indigne de la franchise d'un gouvernement qui n'y laissait lire que sa
pusillanimité et son hésitation. Des dépêches plus confidentielles
défendaient à notre ambassadeur de rompre avec les cortès, et lui ordonnaient
de s'entendre avec l'ambassadeur d'Angleterre à Madrid, pour arracher à la
révolution une transaction qui prévînt la nécessité de la guerre. Mais
l'ambassadeur d'Angleterre lui-même, sir William A'Court, semblait, ou par le
hasard, ou par l'inattention, l'homme le plus mal choisi pour protéger
sincèrement une révolution en Espagne. Dévoué de cœur et de tradition à la
cause des anciens régimes sur le continent, lié avec l'aristocratie des
cours, hostile aux peuples, incrédule à leurs efforts pour s'affranchir du
joug des vieilles institutions et pour se régir par la liberté régulière,
d'un esprit sceptique, d'un extérieur froid, d'une humeur acerbe, il avait
assisté déjà comme ambassadeur à la révolution de Naples, et nul n'avait
désespéré plus vite de l'héroïsme de l'Italie, ni raillé plus amèrement ses
défaites. On ne pouvait sérieusement attendre de lui, à Madrid, des vœux bien
sincères ou des efforts bien efficaces pour prévenir les extrémités dans
lesquelles les exaltés se précipitaient. D'ailleurs, sir William A'Court
eût-il été aussi ardent que M. Canning lui-même à s'interposer entre les
révolutions et les contre-révolutions sur le continent, on sait assez que les
révolutions n'écoutent que trop tard leurs modérateurs, et que les peuples
comme les rois ne reçoivent de leçons que du malheur. XVII Telles
étaient la situation de l'Europe et la fluctuation d'idées du gouvernement
français, quand les notes des souverains et celle de la France arrivèrent a
Madrid. Le gouvernement révolutionnaire y répliqua dans le style de Rome
devant Annibal, ou de la Convention devant l'Europe coalisée. Ces répliques
d'un peuple indigné des ordres qu'on prétendait lui donner jusque dans ses
propres foyers contraignirent les ambassadeurs de la Russie, de la Prusse et
de l'Autriche à demander leurs passe-ports au gouvernement espagnol. Ils les
reçurent dans des termes qui poussaient jusqu'à l'insolence et à l'outrage le
sentiment de la dignité offensée. L'ambassadeur français, M. de Lagarde, se
sépara, ainsi que M. de Villèle le lui avait prescrit, de ses collègues des cours
du Nord ; il demeura à Madrid et continua, de concert avec sir William
A'Court, à offrir sa médiation officieuse entre le roi et la révolution. La
Russie, l'Autriche, la Prusse, réclamèrent vivement à Paris contre une
faiblesse qui rompait le faisceau des résolutions de Vérone, et qui
encourageait la résistance des exaltés de toute l'hésitation que la France
montrait à se prononcer. Les royalistes de la chambre, déjà arrivés à Paris
pour la session, s'emportèrent en récriminations et en menaces contre le
ministère. M. de Villèle et le roi tremblèrent devant cette indignation de
leur parti et devant les reproches mérités des cours. M. de Chateaubriand,
rejetant alors la feinte modération qu'il avait affectée jusque-là, pour
complaire au roi et à M. de Villèle, porta à son tour la menace et le défi à
Madrid dans une dépêche à M. de Lagarde, qu'il fit subir au conseil des
ministres. Il résuma, dans une note indignée, les griefs dont la révolution
de Madrid armait la France, les bons conseils repoussés, la conciliation
dédaignée, les sommations insolentes adressées au gouvernement français de
dissoudre ses forces d'observation sous les Pyrénées, et de rendre au
supplice qui les attendait les Espagnols fugitifs abrités sur le sol
protecteur de la France ; les conspirateurs français, au contraire, reçus,
encouragés, enrôlés, soldés, armés, investis de dignités, de grades et de
commandements en Espagne, enfin toutes les relations internationales des deux
pays suspendues sur terre et sur mer par les excès d'une anarchie qui ne
laissait de sûreté à personne, et les intérêts du commerce français sacrifiés
trop longtemps à un état d'hostilité sourde, qui n'était ni la paix ni la
guerre, et qui ne pouvait se prolonger sans dégrader à la fois la dignité et
la prospérité des deux peuples. Il
ordonnait en conséquence à M. de Lagarde de demander ses passe-ports au
gouvernement espagnol et de quitter l'Espagne avec toute sa légation,
ajoutant, pour laisser un faux et dernier espoir à la conciliation, que ce
départ n'était pas encore une déclaration de guerre, et que le duc
d'Angoulême, que le roi allait investir du commandement de l'armée
d'observation, se réservait de traiter plus efficacement avec Ferdinand en
personne, si ce roi, affranchi par les cortès de sa captivité déguisée, se
présentait entre les deux armées pour conférer avec son cousin sur les bords
de la Bidassoa. Cette
note, publiée a Paris, fut appuyée par des concentrations de troupes aux
Pyrénées qui laissaient peu d'espoir à la paix. M. de Villèle seul espérait
encore la retenir tout en la proposant. Lié par ses relations comme ministre
des finances avec toute l'aristocratie financière et mercantile de Paris, qui
affectait de craindre la guerre pour ses intérêts tout en spéculant
effrontément sur les oscillations du crédit public, M. de Villèle s'acquérait
une secrète popularité sur ce parti des banquiers royalistes dans le
.cabinet, libéraux à la chambre, en leur laissant lire, dans l'intimité de
ses entretiens avec eux, sa répugnance à une intervention monarchique contre
laquelle ils tonnaient dans leurs réunions et dans leurs journaux. Mais M. de
Villèle était déjà entraîné lui-même par le mouvement instinctif du salut
public pour la cause de la monarchie qu'il avait été trop lent à comprendre,
et qu'il était maintenant impuissant à retenir. M. de Chateaubriand, appuyé
sur le vœu des cours du Nord, sur la passion des royalistes, sur l'honneur de
la Restauration, sur l'élan militaire de l'armée impatiente, avide de
mouvement et de gloire, triomphait dans le conseil. Il dicta, malgré les
corrections, les retouches et les atténuations de M. de Villèle, le discours
du roi à l'ouverture de la session ; ce discours fût le cri de guerre des
royalistes, le coup de foudre de l'opposition. « J'ai
tout tenté, dit le roi avec l'accent d'une résolution d'autant plus
irrévocable qu'elle avait été plus patiente j'ai tout tenté pour garantir la
sécurité de mes peuples et pour préserver l'Espagne elle-même des derniers
malheurs. L'aveuglement avec lequel ont été repoussées les représentations
faites à Madrid laisse peu d'espoir de conserver la paix. J'ai ordonné le
rappel de mon ministre. Cent mille Français commandés par un prince de ma
famille (le duc d'Angoulême) sont prêts à marcher en invoquant le Dieu de
saint Louis pour conserver le trône d'Espagne à un petit-fils d'Henri IV,
préserver ce beau royaume de sa ruine et le réconcilier avec l'Europe. Si la
guerre est inévitable, je mettrai tous mes soins à en resserrer le cercle et
à en abréger la durée. ; elle ne sera entreprise que pour conquérir la paix
que l'état de l'Espagne rendrait impossible. Que Ferdinand VII soit libre de
donner à ses peuples les institutions qu'ils ne peuvent tenir que de lui, et
qui, en assurant le repos, dissiperaient les justes inquiétudes de la France,
dès ce moment les hostilités cesseront. J'ose prendre devant vous, messieurs,
ce solennel engagement. J'ai consulté la dignité de ma couronne, l'honneur et
la sûreté de la France. Nous sommes Français, et nous serons toujours
d'accord pour défendre de tels intérêts ! » XVIII Ces
paroles, si longtemps attendues par la majorité royaliste des deux chambres,
par le parti de l'aristocratie, par le parti épiscopal, et, il faut le dire,
par le parti de l'honneur national, qui ne se séparait pas en cela de
l'honneur du trône, firent éclater dans la chambre et dans le pays un
applaudissement qui fit trembler l'Espagne. Le crédit public,
artificieusement ébranlé un moment par les spéculations de feinte terreur des
banquiers de l'opposition libérale, se releva malgré eux par la confiance qu'une
grande résolution porte toujours avec elle. L'armée y répondit par une
acclamation ; les indécis se rallièrent, les timides se rassurèrent. M. de
Chateaubriand avait eu le, courage et le génie de la solution, M. de Villèle
n'en avait eu que les objections et les prudences. Le salut de la royauté
était cette fois dans le cœur de la France, si longtemps menacée, si
impunément outragée en Espagne. M. de Chateaubriand, en faisant éclater le
cœur comprimé des royalistes, en avait arraché le salut commun. Le roi le
sentit au contre-coup de ses paroles ; il se plaça enfin lui-même a la tête
du sentiment national dont M. de Villèle l'avait trop fait douter ; il
comprit que la France serait royaliste toutes les fois que son honneur, sa
dignité et ses armes seraient avec la royauté. La résistance au mouvement
presque unanime qui emportait les opinions et les sentiments vers la guerre
se réfugia dans les réunions et dans les journaux de l'opposition de la
chambre. A la
chambre des pairs, les hommes d'État qui n'avaient pas eu un murmure contre
les envahissements armés, contre les conquêtes sans prétexte et contre les
guerres sans fin de Napoléon, dont ils avaient été les instruments et les
conseils, les Daru, les Molé, les Talleyrand, les Pasquier, les Barante, les
Ségur, tous débris de l'empire recueillis par la restauration, mais ligués
pour l'arracher aux royalistes, protestèrent seuls avec plus ou moins
d'audace contre une guerre qui n'avait pour motif aucune ambition, qui était
précédée des appels les plus longanimes à la transaction et à la conciliation
des partis en Espagne, et qui proclamait d'avance, sinon l'inviolabilité des
anarchies, du moins l'inviolabilité du trône et de la nation espagnole.
Contradiction de rôles qu'expliquait la diversité des époques. Le parti
bonapartiste flattait en 1810 l'ambition d'un conquérant qui l'enrichissait
des dépouilles du monde, il flattait en 1823 un libéralisme anti-bourbonien
qui lui promettait le pouvoir ou. la popularité. M. de Talleyrand et M. Molé,
privés de la tribune par la promptitude du vote, publièrent les discours
qu'ils avaient préparés. M. de Talleyrand se vantait dans le sien d'avoir
déconseillé à Napoléon la fatale invasion de l'Espagne. L'opposition, complaisante
et crédule pour ce qui la sert, feignait de croire à ces résistances de M. de
Talleyrand, que Napoléon muet dans son sépulcre ne pouvait plus démentir. Ce
discours, colporté par tous ses organes, ne trompa que ceux qui voulaient
être trompés. M. de Talleyrand dans les rares occasions où il paraissait aux
tribunes, y faisait de la diplomatie plus que de l'histoire. Ses oppositions
et ses prédictions à Napoléon étaient des mérites posthumes qu'il lui
convenait de s'attribuer a la fois devant les partisans et devant les ennemis
de son bienfaiteur. Il voulait que de prétendus avertissements parussent
avoir motivé les défections et les revers. « Il
y a aujourd'hui seize ans, disait-il avec cette impassibilité magistrale qui
défie le passé quand le passé n'a plus de voix pour répondre, il y a
aujourd'hui seize ans qu'appelé par celui qui gouvernait alors le monde à lui
dire mon avis sur une lutte qui allait s'engager avec le peuple espagnol,
j'eus le malheur de lui déplaire en lui dévoilant l'avenir, en lui révélant
tous les dangers qui allaient naître en foule d'une agression non moins
injuste que téméraire la disgrâce fut le prix de ma sincérité. Étrange
destinée que celle qui me ramène après ce long espace de temps à renouveler
auprès des souverains légitimes les mêmes-efforts, les mêmes conseils ! Il
m'appartient, à moi qui ai pris une si grande part aux événements de la
double restauration, qui par mes efforts, j'ose dire par mes succès, ai mis
ma gloire et ma responsabilité tout entières dans ce renouvellement
d'alliance entre la France et la maison de Bourbon, d'empêcher autant qu'il
est en moi que l'ouvrage de la sagesse et de la justice ne soit compromis par
des passions folles et téméraires ! » « Où
irons-nous ? disait à son tour M. Molé, orateur plus innocent des grandes
fautes extérieures de Napoléon, mais aussi responsable de son système
despotique au dedans. On ira, dit-on, a Madrid ? Hélas ! nous y sommes déjà
allés Une révolution s'arrête-t-elle lorsque l'indépendance du peuple qui la
subit est menacée ? Et n'avons-nous pas l'exemple de la révolution française,
qui est devenue invincible quand sa cause est devenue celle de notre
indépendance ? D'ailleurs les partis font souvent des choses sans le vouloir,
et chez eux les crimes sont quelquefois des nécessités ! » Cette
phrase du discours de M. Molé répondait aux prédictions sinistres des
partisans de la guerre sur le sort qui attendait selon eux Ferdinand VI.
Manuel, quelques jours après, fut proscrit de la chambre des députés pour une
allusion moins terrible. Mais le nom, les opinions, les antécédents de M.
Molé, homme de la race des proscrits et non des proscripteurs de 1793, ne
laissèrent pas de doute sur le sens de ses expressions, et les firent
accepter sans soulèvement d'indignation par les royalistes. Les partis ont
deux poids et deux mesures, dans lesquels ils pèsent non les paroles, mais
les noms. Ces deux discours, sans écho dans la chambre des pairs, en eurent
un profond dans le cabinet du roi. Il craignait les prophéties de M. de
Talleyrand, qui lui avait apparu depuis si longtemps comme en confidence avec
la fortune. « Cet homme, dit-il à un de ses familiers, me confirme dans le
système de M. de Villèle, de temporiser et d'éviter la guerre, si cela est possible !
» XIX A la
chambre des députés, l'opposition et le royalisme se disputèrent avec un plus
terrible acharnement la guerre et la paix, entre lesquels M. de Villèle et le
roi semblaient s'arrêter encore malgré les déclarations du discours royal. M.
Hyde de Neuville présenta un projet d'adresse en réponse au roi, qui reçut
les applaudissements de la majorité. Nul homme dans la chambre n'était plus
fait pour élever la voix dans cette crise de la maison de Bourbon. M. Hyde de
Neuville lui avait dévoué sa jeunesse, sa fortune, sa tête ; né de sang
anglais, il avait apporté en France ce fanatisme obstiné des partisans des
Stuarts, qui personnifie dans une race royale, l'honneur, la religion, la
patrie, et à qui l'expatriation et l'échafaud ne paraissent que des devoirs
de leur culte. Conspirateur infatigable sous la république et sous l'empire,
émissaire courageux du roi et des princes a Paris, vivant la moitié de sa vie
sous de faux noms, se jouant de la police du Directoire et de Bonaparte par
une police plus occulte dont il avait ourdi les fils jusque dans la capitale
au profit des Bourbons ; lié avec les Polignac, les Bourmont, les Rivière,
les Moreau, les Pichegru, les Georges, les Clichyens, les Vendéens ;
soupçonné même de complicité avec les fabricateurs de la machine infernale,
soupçon aussi odieux qu'injuste, car nul caractère par son courage et sa
franchise même n'était plus ardent, à la guerre, plus antipathique au crime ;
réfugié aux États-Unis pendant les dernières années de l'empire, ayant
dépouillé dans ce pays de la liberté une partie de ses préventions contre les
institutions populaires et conservé seulement sa fidélité de sujet dans l'âme
du citoyen, M. Hyde de Neuville était rentré en France avec ses princes.
Envoyé à la chambre par le Berry, sa patrie, il se signalait parmi les
royalistes exaltés par quelques emportements de doctrines d'épuration et de
zèle qui se calmèrent depuis, et par une éloquence fougueuse, virile et
franche, sous laquelle on sentait l'homme d'action plus que l'orateur. Sa
noble figure, sa tête élevée, son geste martial, ses dangers courus pour la
monarchie ; ses aventures, ses cachots, ses persécutions, ses exils, lui
donnaient une grande autorité sur les royalistes et faisaient de M. Hyde de
Neuville une sorte de tribun de la royauté. Un tel
homme ne pouvait hésiter à pousser ses princes et son parti politique aux
aventures de la monarchie en Espagne. Tout ce qui ressemblait à l'héroïsme
l'entraînait. Ses opinions n'étaient que de l'honneur exalté. XX « Les
factions, disait M. Hyde de Neuville dans son adresse, ont enfin perdu tout
espoir d'impunité. La France montre à l'Europe comment les malheurs publics
se réparent. Destiné par la Providence à fermer l'abîme des révolutions, le
roi a tout tenté pour garantir ses peuples et pour sauver l'Espagne' des
suites funestes de la rébellion de quelques soldats parjures. Une aveugle
obstination a repoussé les conseils du chef de la maison de Bourbon. Sire,
nous sommes Français aucun sacrifice ne coûtera à vos peuples pour défendre
la dignité de votre couronne, l'honneur, la sûreté de la France ! C'est à
vous d'étouffer l'anarchie pour conquérir la paix, de rendre la liberté à un
roi de votre sang, de délivrer de l'oppression un peuple qui vous aida à
briser vos fers. Votre armée courageuse et fidèle, cette armée qui sut
mépriser les lâches insinuations de la révolte, s'élance avec ardeur sous
l'étendard des lis à votre voix ; elle ne prend et elle ne gardera les armes
que pour maintenir l'ordre social, et pour préserver de tout principe
contagieux et désorganisant notre pays et nos institutions. » Cette
adresse expressive des royalistes les plus impatients de la chambre dépassait
dans les termes les pensées de M. de Villèle, et faisait en réalité violence
au roi en paraissant applaudir à son énergie. M. de Chateaubriand, le comte
d'Artois, ses amis, ta cour, l'armée, apparaissaient derrière les paroles de
M. Hyde de Neuville. Les repousser, c'était pour le gouvernement se déclarer
en rupture de sentiments avec la majorité ; les accepter, c'était subir le
joug de ses amis, renoncer à toute transaction avec le parti libéral, à toute
négociation avec les constitutionnels de Madrid, à tout concert avec
l'Angleterre. M. de Villèle, contraint par la nécessité de choisir entre ces
deux partis extrêmes auxquels il répugnait également, se décida pour le moins
immédiatement dangereux à la couronne et à son ministère. Il fut entraîné, et
il feignit d'imprimer lui-même le mouvement qu'il ne pouvait plus retenir. M.
de Chateaubriand triompha. Cependant les confidences qui révélaient aux
royalistes exaltés les hésitations et les répugnances du premier ministre
circulaient dans la chambre. Ces confidences nourrissaient contre lui les
animosités de M. de la Bourdonnaie, de M. de Lalot et de leurs amis, hommes
de passion qui voulaient servir leur parti par des excès, et que des
rivalités secrètes d'importance, de talent, d'ambition, irritaient sourdement
contre le chef du cabinet. Ce groupe de mécontents n'osait refuser les
subsides demandés pour la guerre, puisque leur refus aurait été un
contre-sens à leur royalisme, mais ils voulaient saper le ministre en votant
ses propositions, et l'écraser sous les votes mêmes qu'ils lui jetteraient.
Ce fut l'origine de cette contre-opposition royaliste qui se forma dans les
chambres sous les auspices de deux mauvaises passions, la colère et l'envie ;
qui coalisa plus tard les hommes extrêmes de la monarchie avec les hommes
extrêmes de la révolution ; qui recueillit dans son sein tous les germes de
factions habilement fomentés par M. de Chateaubriand lui-même ; qui, en
divisant les royalistes, enleva au gouvernement une base fixe plus large pour
asseoir la monarchie constitutionnelle, et qui, après avoir renversé M. de
Villèle, dont la modération et la prudence groupaient les centres, ne laissa
à la restauration que l'option de se livrer à l'extrême gauche, aux ennemis
qui conspiraient sa perte, ou de se livrer à l'extrême droite, aux amis
aveugles et rétrogrades qui la rendaient antipathique à la nation. XXI M.
Royer-Collard ouvrit la discussion par un discours, qui répétait en meilleur
langage les prédictions de M. de Talleyrand et de M. Molé contre la guerre
d'intervention dans la Péninsule orateur incomparable pour la philosophie.
d'une discussion de principes et pour la formule du discours, M.
Royer-Collard n'avait aucune de ces illuminations d'instinct qui éclairent et
qui décident l'homme d'État dans des questions extérieures. Il réfléchissait
tout et ne sentait rien. Le génie, en de telles délibérations, est dans le
sentiment. Il en manqua, et les événements démentirent ses augures comme ceux
de M. Molé et de M. de Talleyrand. Sa parole fut terne comme ses idées. Elle
ne flatta que des scrupules, des timidités ou des malveillances dans la
chambre. Le général Foy montra la main cachée de la contre-révolution et le
pouvoir sacerdotal faisant violence au gouvernement lui-même pour aller
reconquérir à Madrid le droit d'opprimer en France. Il annonça des désastres
à nos armes et des réactions à nos libertés. M. de Villèle lui répondit en
confessant en effet des pensées de transaction et de paix tant qu'elles
avaient été compatibles avec la dignité et la sécurité de la France, mais en
démontrant que les outrages du gouvernement espagnol, qui nous sommait de retirer
même notre armée d'observation, ne nous laissaient le choix qu'entre
l'humiliation ou la guerre. M. de Chateaubriand n'était point orateur, mais
il était éloquent. Dépourvu de cette flamme d'improvisation que la
contradiction fait saillir, qui illumine et qui foudroie du haut de la
tribune, il préméditait, il ordonnait, il colorait à loisir ses pages, et en
les déroulant devant les assemblées, il obtenait du lendemain et de la
postérité l'effet que l'orateur obtient du moment. Son discours laborieusement
étudié était à la fois le manifeste de son génie et le manifeste du royalisme
devant l'Europe. La renommée qui le devançait le fit écouter, non comme un
discours, mais comme un oracle. Quand de tels hommes parlent, ce n'est plus
l'orateur politique qu'on écoute, c'est l'artiste souverain. L'opinion se
récuse devant l'art, et la grandeur même de la discussion disparaît devant la
grandeur de l'homme. XXII M. de
Chateaubriand, imitant l'orgueilleuse déférence de Mirabeau envers Barnave,
le plus considérable de ses contradicteurs dans la question du droit de paix
ou de guerre, affecta, en commençant la lecture de son discours, de se
tourner du côté du général Foy, et d'adresser ses paroles au plus populaire
et au plus digne de ses adversaires dans l'opposition. « Messieurs,
dit-il avec l'accent ému que sa timidité devant la foule donnait à sa voix,
et avec la physionomie concentrée que la réflexion donnait à son visage,
j'écarterai d'abord les objections personnelles les intérêts de mon
amour-propre ne doivent trouver aucune place ici. Je n'ai rien a répondre a
des pièces mutilées, imprimées par je ne sais quel moyen dans les gazettes
étrangères. J'ai commencé ma carrière ministérielle avec l'honorable
préopinant pendant les cent-jours, nous avions tous les deux un portefeuille
par intérim, moi à Gand, lui a Paris ; je faisais alors un roman, lui
s'occupait de l'histoire je m'en tiens encore au roman. « le
vais parcourir la série des objections présentées à cette tribune. Ces
objections sont nombreuses et diverses. Pour ne pas m'égarer dans un aussi
vaste sujet, je les rangerai sous différents titres. « Examinons
d'abord la question' de l'intervention. Un gouvernement a-t-il le droit
d'intervenir dans les affaires intérieures d'un autre gouvernement ? Cette
grande question du droit des gens a été résolue en sens opposé ; ceux qui
l'ont rattachée au droit naturel, tels que Bacon, Puffendorf, Grotius et tous
les anciens, ont pensé qu'il est permis de prendre les armes au nom de la
société humaine contre un peuple qui viole les principes sur lesquels repose
l'ordre général, de même que dans un État particulier on punit les
perturbateurs du repos public. « Ceux
qui voient la question dans le droit civil soutiennent, au contraire, qu'un
gouvernement n'a pas le droit d'intervenir dans les affaires d'un autre
gouvernement. » Ainsi les premiers placent le droit d'intervention dans tes
devoirs, et les derniers dans les intérêts. « J'adopte,
messieurs, le principe émané du droit civil ; je me range au parti des
politiques modernes, et je dis comme eux Nul gouvernement n'a le droit
d'intervenir dans les affaires intérieures d'un autre gouvernement. « En
effet, si ce principe n'était pas admis, et surtout par les peuples qui
jouissent d'une constitution libre, aucune nation ne serait en sûreté chez
elle ; il suffirait de la corruption d'un ministre ou de l'ambition d'un roi
pour attaquer tout État qui chercherait à améliorer son sort. Aux divers cas
de guerre déjà trop multipliés, vous ajouteriez. un principe perpétuel
d'hostilité, principe dont chaque homme au pouvoir serait juge, puisqu'on
aurait toujours' le droit de dire à ses voisins Vos institutions me
déplaisent changez-les, ou je vous déclare la guerre. « J'espère
que mes honorables adversaires conviendront que je m'explique avec franchise. « Mais,
si je me présente à cette tribune pour soutenir la justice de notre
intervention dans les affaires d'Espagne, comment vais-je me soustraire au
principe que j'ai moi-même si nettement énoncé ? Vous allez le voir,
messieurs. « Lorsque
les politiques modernes eurent repoussé le droit d'intervention en sortant du
droit naturel pour se placer dans le droit civil, ils se trouvèrent
très-embarrassés. Des cas survinrent où il était impossible de s'abstenir de
l'intervention sans mettre l'État en danger. Au commencement de la
révolution, on avait dit : « Périssent les colonies plutôt qu'un principe !
» et les colonies périrent. Fallait-il dire aussi : « Périsse
l'ordre social plutôt qu'un principe ? » Pour ne pas se briser
contre la règle même qu'on avait établie, on eut recours à une exception au
moyen de laquelle on rentrait dans le droit naturel, et l'on dit : « Nul
gouvernement n'a le droit d'intervenir dans les affaires intérieures d'une
nation, excepté dans le cas où la sûreté immédiate et les intérêts essentiels
de ce gouvernement sont compromis. » Je citerai bientôt l'autorité dont
j'emprunte les paroles. « L'exception,
messieurs, ne me paraît pas plus contestable que la règle nul État ne peut
laisser périr ses intérêts essentiels, sous peine de périr lui-même comme
État. Arrivé à ce point de la question, tout change de face ; nous sommes
transportés sur un autre terrain ; je ne suis plus tenu à combattre
victorieusement la règle, mais à prouver que le cas d'exception est venu pour
la France. » Avant de déduire les motifs qui justifient notre intervention
dans les affaires d'Espagne, je dois d'abord, messieurs, m'appuyer sur
l'autorité des exemples. « J'aurai
souvent l'occasion, dans la suite de mon discours, de parler de l'Angleterre,
puisque mes honorables adversaires nous l'opposent à tout moment, et dans
leurs discours improvisés, et dans leurs discours écrits, et dans leurs
discours imprimés. C'est la Grande-Bretagne qui, seule à Vérone ; a défendu
ces principes, c'est elle qui s'élève seule aujourd'hui contre le droit
d'intervention ; c'est elle qui est prête à prendre les armes pour la cause
d'un peuple libre ; c'est elle qui réprouve une guerre impie, attentatoire au
droit des gens, une guerre qu'une petite faction bigote et servile veut
entreprendre pour revenir ensuite brûler la charte française après avoir
déchiré la constitution espagnole. N'est-ce pas cela, messieurs ? Nous
reviendrons sur tous ces points parlons d'abord de l'intervention. « Je
crains que mes honorables adversaires aient mal choisi leur autorité.
L'Angleterre, disent-ils, nous donne un grand exemple en protégeant
l'indépendance des nations. « Que
l'Angleterre en sûreté au milieu des flots, et défendue par de vieilles
institutions, que l'Angleterre qui n'a subi ni les désastres de deux
invasions, ni les bouleversements d'une révolution de trente années, pense
n'avoir rien à craindre de l'Espagne et ne veuille pas intervenir dans ses
affaires, rien sans doute n'est plus naturel ; mais s'ensuit-il que la France
jouisse de la même sûreté et soit dans la même position ? lorsque dans
d'autres circonstances les intérêts, essentiels de la Grande-Bretagne ont été
compromis, n'est-ce pas elle qui a, pour- son salut, et très-justement sans
doute, dérogé aux principes que l'on invoque en son nom aujourd'hui ? « L'Angleterre,
en entrant en guerre contre la France, donna, au mois de novembre 1793, la
fameuse déclaration de White-Hall. Permettez-moi, messieurs, de vous en lire
un passage ; la déclaration commence par rappeler les malheurs de la
révolution, puis elle ajoute : « Les desseins annoncés de réformer les abus
du gouvernement français, d'établir sur des bases solides la liberté
personnelle et le droit des propriétés, d'assurer à un peuple nombreux une
sage législature et une administration, des lois justes et modérées, toutes
ces vues salutaires ont malheureusement disparu ; elles ont fait place à
un système destructeur de tout l'ordre public, soutenu par des proscriptions,
des exils, des confiscations sans nombre, par des emprisonnements
arbitraires, par des massacres dont le souvenir seul fait frémir. Les
habitants de ce malheureux pays, si longtemps trompés par des promesses de
bonheur, toujours renouvelées à l'époque de chaque nouveau crime, se sont vus
plongés dans un abîme de calamités sans exemple. « Cet état de choses ne peut subsister en
France, sans impliquer dans un danger commun toutes les puissances qui
l'avoisinent, sans leur donner le droit, sans leur imposer le devoir
d'arrêter les progrès d'un mal qui n'existe que par la violation successive
de toutes les lois et de toutes les propriétés, et par la subversion des
principes fondamentaux qui réunissent les hommes par les liens de la vie
sociale. Sa Majesté ne veut certainement pas contester à la France le droit
de réformer ses lois, elle n'aurait jamais désiré d'influer par la force
extérieure sur le mode de gouvernement d'un État indépendant. Elle ne le
désire actuellement qu'autant que cet objet est devenu essentiel au repos et
à la sûreté des autres puissances ; dans ces circonstances, elle demande à la
France, et elle lui demande à juste titre, de faire cesser enfin un système
anarchique qui n'a de force que pour le mal, incapable de remplir envers les
Français le premier devoir de gouvernement, de réprimer les troubles, de
punir les crimes qui se multiplient journellement dans l'intérieur du pays ;
mais disposant arbitrairement de leurs propriétés et de leur sang pour
troubler le repos des autres nations et pour faire de toute l'Europe le
théâtre des mêmes crimes et des mêmes malheurs. Elle lui demande d'établir un
gouvernement légitime et stable, fondé sur les principes reconnus de justice
universelle, et propre à entretenir avec les autres nations les relations
usitées d'union et de paix. Le roi leur promet d'avance de sa part suspension
d'hostilités, amitié autant que le permettront les événements dont la volonté
humaine ne peut disposer, sûreté et protection à tous ceux qui, en se
déclarant pour un gouvernement monarchique, se soustrairont au despotisme
d'une anarchie qui a rompu tous les liens les plus sacrés de la société,
brisé tous les rapports de la vie civile, violé tous les droits, confondu
tous les devoirs, se servant du nom de la liberté pour exercer la tyrannie la
plus cruelle, pour anéantir toutes les propriétés, pour s'emparer de toutes
les fortunes, fondant son pouvoir sur le consentement prétendu du peuple, et
mettant elle-même à feu et à sang des provinces entières pour avoir réclamé
leurs lois, leur religion et leur souverain légitime ! » « Eh
bien, messieurs que pensez-vous de cette déclaration ? N'avez-vous pas cru
entendre le discours même prononcé par le roi à l'ouverture de la présente
session ; mais ce discours développé, interprété, commenté avec autant de
force que d'éloquence ? L'Angleterre dit qu'elle agit de concert avec ses
alliés, et on nous ferait un crime d'avoir des alliés L'Angleterre promet
secours aux royalistes français, et on trouverait mauvais que nous
protégeassions les royalistes espagnols ! L'Angleterre soutient qu'elle a le
droit d'intervenir pour se sauver, elle et l'Europe, des maux qui désolent la
France ; et nous, il nous serait interdit de nous défendre contre la
contagion espagnole L'Angleterre repousse le prétendu consentement du peuple
français ; elle impose à la France pour obtenir la paix la condition d'établir
un gouvernement fondé sur les principes de la justice, et propre à entretenir
avec les autres États les relations naturelles, et nous, nous serions
obligés de reconnaître la prétendue souveraineté du peuple, la légalité d'une
constitution établie par une révolte militaire, et nous n'aurions pas le
droit de demander à l'Espagne pour notre sûreté des institutions légitimées
par la liberté de Ferdinand. « Il
faut être juste pourtant quand l'Angleterre publia cette fameuse déclaration,
Marie-Antoinette et Louis XVI n'étaient plus. Je conviens que Marie-Joséphine
n'est encore que captive, et que l'on n'a encore fait couler que ses larmes ;
Ferdinand n'est encore que prisonnier dans son palais, comme Louis XVI
l'était dans le sien avant d'aller au Temple et de là à l'échafaud. Je neveux
point calomnier les Espagnols, mais je ne veux point les estimer plus que mes
compatriotes. La France révolutionnaire enfanta une Convention, pourquoi
l'Espagne révolutionnaire ne produirait-elle pas la sienne ?... Direz-vous
qu'en avançant le mo-' ment de l'intervention on rend la position de ce
monarque plus périlleuse ? Mais l'Angleterre sauva-t-elle Louis XVI en
refusant de se déclarer ? L'intervention qui prévient le mal n'est-elle pas
plus utile que celle qui le venge ? L'Espagne avait un agent diplomatique à
Paris lors de la célèbre catastrophe, et ses prières ne purent rien obtenir.
Que faisait là ce témoin de famille ? Certes il n'est pas nécessaire pour constater
une mort connue de la terre et du ciel. Messieurs, c'est déjà trop dans le
monde que le procès de Charles 1er et celui de Louis XVI. Encore un
assassinat juridique, et on établira par l'autorité des précédents une espèce
de droit de crime, et un corps de jurisprudence à l'usage des peuples contre
les rois. « Mais
peut-être que l'Angleterre, qui avait admis le cas d'exception dans sa propre
cause, ne l'admet pas pour la cause d'autrui. Non, messieurs, l'Angleterre
n'a pas une politique si étroite et' si personnelle. Elle reconnaît aux
autres les droits qu'elle réclame pour elle-même. Ses intérêts essentiels
n'étaient pas compromis dans la révolution de Naples, elle n'a pas cru devoir
intervenir ; mais elle a jugé qu'il pouvait en être autrement pour
l'Autriche, et c'est à propos de cette transaction que lord Castlereagh
s'explique nettement dans sa circulaire du 19 janvier 1821. Il combat d'abord
le principe d'intervention, qu'il trouve trop généralement posé par la
Russie, l'Autriche et la Prusse dans la circulaire de Laybach, puis il ajoute :
« Il doit être clairement entendu qu'aucun gouvernement ne peut être
plus disposé que le gouvernement britannique à maintenir le droit de tout
État ou États à intervenir lorsque sa sûreté immédiate ou ses intérêts
essentiels sont sérieusement compromis par les transactions domestiques d'un
autre État. » Rien de plus formel que cette déclaration, et le ministre de
l'intérieur de la Grande-Bretagne, l'honorable M. Peel, n'a pas craint de
dire, dans une des dernières séances de la chambre des communes, que
l'Autriche avait eu le droit d'intervenir dans les affaires de Naples.
Certes, si l'Autriche avait eu le droit d'aller à Naples renverser la
constitution espagnole, on ne nous contestera peut-être pas le droit de
combattre cette constitution dans son propre pays lorsqu'elle met la France
en péril. « Il
faut prouver maintenant que nous sommes dans le cas légal d'exception, et que
nos intérêts essentiels sont blessés. D'abord nos intérêts essentiels sont
blessés par l'état de souffrance où la révolution d'Espagne tient une partie
de notre commerce. Nous sommes obligés d'entretenir des bâtiments de guerre
dans les mers de l'Amérique qu'infestent des pirates nés de l'anarchie de
l'Espagne. Plusieurs de nos vaisseaux marchands ont été pillés, et nous
n'avons pas, comme l'Angleterre, les moyens de forces maritimes pour obliger
les cortès à nous indemniser de nos pertes. « D'une
autre part, nos provinces limitrophes de l'Espagne ont le besoin le plus
pressant de voir se rétablir l'ordre au-delà des Pyrénées. Dès le mois de
juin 1820 (et alors il n'était pas question de guerre) un honorable député a
dit à cette chambre que la révolution espagnole, en interrompant les
communications avec la France, diminuait de moitié la valeur du département
des Landes. Espère-t-on que les guerres civiles cesseront et laisseront le
champ libre à notre commerce ? N'y comptez pas. Rien ne finit de soi-même en
Espagne, ni les passions ni les vertus. « Nos
consuls menacés dans leur personne, nos vaisseaux repoussés des ports de
l'Espagne, notre territoire violé trois fois, sont-ce là des intérêts
essentiels compromis ? « ...
Notre territoire violé, et comment ? et pourquoi ? Pour aller égorger
quelques malheureux blessés de l'armée royaliste qui croyaient pouvoir mourir
en paix dans le voisinage et comme à l'ombre de notre généreuse patrie. Leurs
cris ont été entendus de nos paysans, qui ont béni dans leur chaumière le roi
auquel ils doivent le bonheur d'être délivrés des révolutions. « Nos
intérêts essentiels sont encore compromis par cela seul que nous sommes
obligés d'avoir une armée d'observation sur les frontières de l'Espagne.
Combien de jours, de mois, d'années, faudra-t-il entretenir cette armée ? Cet
état de demi-hostilité a tous les inconvénients de la guerre sans avoir les
avantages de la paix il pèse sur nos finances, il inquiète l'esprit public,
il expose les soldats trop longtemps oisifs à toutes les corruptions des
agents de discorde. Les partisans de la paix à tout prix veulent-ils, pour
l'obtenir, que nous obéissions à la déclaration de M. San Miguel, que nous
retirions l'armée d'observation ? Eh bien ! fuyons devant la compagnie du Marteau
et des bandes Landaburriennes, et que le souvenir de notre faiblesse,
au premier acte militaire de la Restauration, s'allie pour jamais au retour
de la légitimité. « Mais
pourquoi a-t-on établi une armée d'observation ? Que ne laissait-on l'Espagne
se consumer elle-même ? Quelle neutralité ! Quoi ! si nous étions certains
d'être à l'abri des maux qui désolent nos voisins, nous les verrions de sang-froid
s'égorger les uns les autres sans essayer d'étendre entre eux une main
généreuse ! Et si nous étions sûrs d'être respectés, fallait-il par notre
imprévoyance laisser les Espagnols vider leur querelle au milieu de nous,
brûler nos villages, piller nos paysans ? La violation de notre territoire ne
suffirait-elle pas pour justifier l'établissement d'un cordon de sûreté ?
L'Angleterre elle-même a prouvé la sagesse de cette mesure. Dans cette note
officielle de Sa Grandeur le duc de Wellington, présentée au congrès de Vérone,
se trouve ce passage : « En considérant qu'une guerre civile est allumée
sur toute l'étendue des frontières qui séparent les deux royaumes, que des
armées actives opèrent sur tous les points de cette frontière du côté de la
France, et qu'il n'y a pas une ville ou un village placé sur cette frontière
du côté de la France qui ne risque d'être insulté ou inquiété, personne ne
saurait désapprouver la précaution prise par Sa Majesté Très-Chrétienne de
former un corps d'observation pour la protection de ses frontières et la
tranquillité de ses peuples. » « Une
note adressée le Il janvier dernier au chargé d'affaires de Sa Majesté
Très-Chrétienne à Londres p.ar le principal secrétaire d'État des .affaires
étrangères de Sa Majesté Britannique contient ces paroles : « Le
duc de Wellington n'a point établi d'objection au nom du roi son maître
contre les mesures de précaution prises par la France sur ses propres
frontières, parce que ces mesures étaient évidemment autorisées par le droit
de sa propre défense, non-seulement contre les dangers sanitaires qui furent
l'origine de ces mesures, et le motif exclusivement allégué jusqu'au mois de
septembre pour les maintenir, mais encore contre les inconvénients que
pourraient avoir pour la France des troubles civils dans un pays séparé
d'elle uniquement par une délimitation de convention contre la contagion
morale des intrigues politiques ; enfin contre la violation du territoire
français par des excursions militaires fortuites. » « La
contagion morale, messieurs, ce n'est pas moi qui l'ai dit. Je prends acte de
cet aveu ; je conviens que cette contagion morale est la plus terrible de
toutes, que c'est elle surtout qui compromet nos intérêts essentiels. Qui
ignore que les révolutionnaires d'Espagne sont en correspondance avec les
nôtres ? N'a-t-on pas, par des provocations publiques, cherché à porter nos
soldats à la révolte ? Ne nous a-t-on pas menacés de faire descendre le
drapeau tricolore du haut des Pyrénées, pour ramener le fils de Bonaparte ?
Ne connaissons-nous pas les desseins, les complots et les noms des coupables
échappés à la justice, qui prétendent venir à nous sous cet uniforme des
braves, qui doit mal convenir à des traîtres ? Une révolution qui soulève
parmi nous tant de passions et de souvenirs ne compromettrait pas nos
intérêts essentiels ! Cette révolution, dit-on, est isolée, renfermée dans la
Péninsule, dont elle ne peut sortir, comme si, dans l'état de civilisation où
le monde est arrivé, il y avait en Europe des États étrangers les uns aux
autres ! Ce qui est arrivé naguère à Naples et à Turin n'est-il pas une
preuve suffisante que la contagion morale peut franchir les Pyrénées ?
N'est-ce pas pour la constitution des cortès que l'on a voulu renverser le
gouvernement de ce pays ? Et qu'on ne vienne pas même nous dire que les
peuples voulaient cette constitution à cause de son excellence on la
connaissait si peu a Naples, qu'en l'adoptant on nommait une commission pour
la traduire. Aussi passa-t-elle, comme tout ce qui n'est pas national, comme
tout ce qui est étranger aux mœurs d'un peuple. Née ridicule, elle mourut
méprisable entre un carbonaro et un caporal autrichien. « Sous
les rapports de la politique extérieure, nos intérêts essentiels ne sont pas
moins compromis. M. le président du conseil l'a déjà dit à la chambre des
pairs, nous ne prétendons en Espagne ni à des avantages particuliers ni au
rétablissement des traités que le temps a détruits mais nous devons désirer
une égalité qui ne nous laisse rien à craindre. Si la constitution de Cadix
restait telle qu'elle est, elle mènerait infailliblement l'Espagne à la
république alors nous pourrions voir se former des alliances, se créer des
relations qui, dans les guerres futures, affaibliraient considérablement nos
forces. Avant la révolution, la France n'avait qu'une seule frontière à
défendre. Elle était gardée au midi par la Méditerranée ; à l'occident par
l'Espagne ; au nord par l'Océan ; à l'orient par la Suisse il ne restait
entre le nord et l'orient qu'une ligne assez courte, hérissée de places
fortes, et sur laquelle nous pouvions porter tous nos soldats. Changez cet
état .de choses soyez forcés de surveiller vos frontières occidentales et
orientales, et à l'instant vos armées partagées vous obligent, pour faire
face au nord, à ces efforts qui épuisent les États. De cette position
pourraient résulter les plus grands malheurs ; oui, messieurs, les plus
grands malheurs, et je suis fondé à le dire. Que l'expérience nous instruise
par où sont passées les armées qui ont envahi notre territoire ? Par la
Suisse et par l'Espagne, que l'ambition insensée de la fausse politique d'un
homme avait détachées de notre alliance. Politiques à vue bornée, n'allons
pas croire que ce n'est rien pour nous que les innovations de l'Espagne, et
exposer, par le contre-coup de nos fautes, l'indépendance de notre postérité. « J'arrive,
messieurs, à la grande question de l'alliance et des congrès l'alliance a été
imaginée pour la servitude du monde ; les tyrans se sont réunis pour
conspirer contre les peuples ; à Vérone la France a mendié les secours de
l'Europe pour détruire la liberté ; à Vérone nos plénipotentiaires ont
compromis l'honneur et vendu l'indépendance de leur patrie ; à Vérone on a
résolu l'occupation militaire de l'Espagne et de la France ; les Cosaques
accourent du fond de leur repaire pour exécuter les hautes œuvres des rois,
et ceux-ci forcent la France à entrer dans une guerre odieuse, comme les
anciens faisaient quelquefois marcher leurs esclaves au combat. « C'est
ici, messieurs, que je suis obligé de faire un effort sur moi même pour
mettre dans ma réponse le sang-froid et la mesure qui conservent la dignité
du caractère. Il est difficile, j'en conviens, d'entendre sans émotion
porter. de si étranges accusations contre un ancien ministre qui' commande le
respect à tout ce qui l'approche. Je n'ai qu'un regret, et il est sincère,
c'est que vous n'entendiez pas, de la bouche même de mon prédécesseur, des
explications auxquelles ses vertus ajouteraient un poids que je ne me flatte
pas de leur donner. On l'a appelé à cette tribune le duc de Vérone. Si c'est
à cause de l'estime qu'il a inspirée à tous les souverains de l'Europe, il
mérite d'être ainsi nommé ; c'est un nouveau titre de noblesse ajouté à tous
ceux que possèdent déjà les Montmorency. « Quant
à mes nobles collègues au congrès de Vérone, ce serait les insulter que de
les défendre. « En
lisant les journaux de l'opinion opposée à la mienne, j'y vois sans cesse
l'éloge très-mérité d'ailleurs du gouvernement anglais. De bons Français
laissent entrevoir qu'il n'y aurait pas de mal que l'Angleterre rompît la
neutralité, et prît les armes contre leur patrie. Dans la cause de la
liberté, ils oublient les injures qu'ils prodiguaient à cette même Angleterre
il n'y a pas encore un an, les caricatures dont ils couvraient les
boulevards, les brochures dont ils inondaient Paris, et le patriotisme qu'ils
croyaient faire éclater en insultant, de la manière la plus grossière, de
pauvres artistes de Londres. Dans leur amour des révolutions, ils semblent
avoir oublié toute leur haine pour les soldats qui furent heureux à Waterloo
peu leur importe à présent ce qu'ils ont fait, pourvu qu'ils servent à
soutenir contre un Bourbon les révolutionnaires de l'Espagne. D'une autre
part, ces alliés du continent dont ils cherchaient les suffrages sont devenus
l'objet de leur animadversion. Pourquoi ne se plaignait-on pas de la perte de
notre indépendance, lorsque les étrangers exerçaient une si grande influence
sur notre sort, lorsque l'on consultait les ambassadeurs sur les lois mêmes
qu'on portait aux deux chambres ? L'Europe, nous disait-on alors, applaudit à
l'ordonnance du 5 septembre ; l'Europe approuve le traitement que l'on fait
subir aux royalistes ; l'Europe, dans des actes publics, vient de déclarer
qu'elle est satisfaite du système que l'on suit ; et, par considération pour
ce système, elle retire ses soldats, elle fait remise des subventions. Qui, à
cette époque, messieurs, a protesté contre cet abandon de la dignité de la
France ? serait-ce, par hasard, ceux-là mêmes qui auraient été abaisser cette
dignité à Vérone ? Dans ce cas, il serait juste de les entendre avant de les
condamner, et de ne pas conclure trop précipitamment qu'ils ont changé
d'intérêts et de principes, parce que d'autres en ont changé. « Messieurs,
je dois vous faire un aveu je suis arrivé au congrès avec des préjugés qui
lui étaient peu favorables ; je me souvenais encore des méprises de l'Europe.
Sincère ami des libertés publiques et de l'indépendance des nations, j'avais
été un peu ébranlé par ces calomnies qu'on répète encore tous les jours.
Qu'ai-je été forcé de voir à Vérone ? Des princes pleins de modération et de
justice, des rois honnêtes hommes que leurs sujets voudraient avoir pour
amis, s'ils ne les avaient pour maîtres. J'ai mis par écrit, messieurs, les
paroles que j'ai entendues sortir de la bouche d'un prince dont mes
honorables adversaires ont loué eux-mêmes la magnanimité et recherché la
faveur a une autre époque « Je suis bien aise, me dit un jour l'empereur
Alexandre, que vous soyez venu à Vérone, afin de rendre témoignage à la
vérité. Auriez-vous cru, comme le disent nos ennemis, que l'alliance est un
mot qui ne sert qu'à couvrir des ambitions ? cela peut-être eût été vrai dans
l'ancien état des choses ; mais il s'agit bien aujourd'hui de quelques
intérêts particuliers, quand le monde civilisé est en péril ! « Il ne peut plus y avoir de politique
anglaise, française, russe, prussienne, autrichienne ; il n'y a plus qu'une
politique générale qui doit, pour le salut de tous, être admise en commun par
les peuples et par les rois. C'est à moi à me montrer le premier convaincu
des principes sur lesquels j'ai fondé l'alliance. Une occasion s'est
présentée, le soulèvement de la Grèce rien, sans doute, ne paraissait plus
dans mes intérêts, dans ceux de mes peuples, dans l'opinion de mon pays,
qu'une guerre religieuse contre la Turquie ; mais j'ai cru remarquer dans les
troubles du Péloponnèse le signe révolutionnaire. « Dès lors, je me suis abstenu. Que n'a-t-on
point fait pour rompre l'alliance On a cherché tour à tour à me donner des
préventions ou à blesser mon amour-propre ; on m'a outragé ouvertement on me
connaissait bien mal, si on a cru que mes principes ne tenaient qu'à des
vanités ou pouvaient céder à des ressentiments. Non, je ne me séparerai
jamais des monarques auxquels je suis uni il doit être permis aux rois
d'avoir des alliances publiques pour se défendre contre des sociétés
secrètes. Qui est-ce qui pourrait me tenter ? qu'ai-je besoin d'accroître mon
empire ? La Providence n'a pas mis à mes ordres huit cent mille soldats pour
satisfaire mon ambition, mais pour protéger la religion, la morale et la
justice, et pour faire régner ces principes d'ordre sur lesquels repose la
société humaine. » « De
telles paroles, messieurs, dans la bouche d'un tel souverain, méritaient bien
d'être recueillies. La modération est le trait dominant du caractère
d'Alexandre ; croyez-vous donc qu'il ait voulu la guerre à tout prix, en
vertu de je ne sais quel droit divin et en haine des libertés des peuples ?
C'est, messieurs, une complète erreur ; à Vérone, on est toujours parti du
principe de la paix a Vérone, les puissances alliées n'ont jamais parlé de la
guerre qu'elles pourraient faire à l'Espagne ; mais elles ont cru que la
France, dans une position différente de la leur, pourrait être forcée à cette
guerre le résultat de cette conviction a-t-il fait naître des traités onéreux
ou déshonorants pour la France ? Non. S'est-il même agi de donner passage à
des troupes étrangères sur le sol de la France ? Jamais. Qu'est-il donc
arrivé ? Il est arrivé que la France est une des cinq grandes puissances qui
composent l'alliance, qu'elle y restera invariablement attachée, et qu'en
conséquence de cette alliance, qui date déjà de huit années, elle trouvera,
dans des cas prévus et déterminés, un appui qui, loin d'affecter sa dignité,
prouverait le haut rang qu'elle occupe en Europe. « L'erreur
de mes honorables adversaires est de confondre l'indépendance avec
l'isolement ; une nation cesse-t-elle d'être libre parce qu'elle a des
traités ? est-elle contrainte dans sa marche, subit-elle un joug honteux,
parce qu'elle a des rapports avec des puissances égales en force à la sienne,
et soumises aux conditions d'une parfaite réciprocité ? Quelle nation fut
jamais sans alliance au milieu des autres nations ? En existe-t-il un seul
exemple dans l'histoire ? voudrait-on faire des Français une espèce de peuple
juif, séparé du genre, humain ? A quel reproche bien autrement fondé serait
exposé le gouvernement, s'il n'avait rien prévu, rien combiné, et si, dans le
cas d'une guerre possible, il eût ignoré jusqu'au parti que prendraient
d'autres puissances ! « Lorsque
nous n'avions point d'armée ; lorsque nous ne comptions pour rien parmi les
États du continent ; lorsque de petits princes d'Allemagne envahissaient
impunément nos villages, et que nous n'osions nous en plaindre, personne ne
disait que nous étions esclaves ; aujourd'hui que notre résurrection
militaire étonne l'Europe ; aujourd'hui que nous élevons dans le conseil des
rois une voix écoutée aujourd'hui que de nouvelles conventions effacent le
souvenir des traités par lesquels on nous a fait expier nos victoires
aujourd'hui on s'écrie que nous subissons un joug humiliant ! Jetez les yeux
sur l'Italie, et voyez un autre effet du congrès de Vérone le Piémont, dont
l'évacuation sera complète au mois d'octobre ; le royaume de Naples, dont on
retire dix-sept mille hommes, dont on diminue la contribution militaire, et
qui serait totalement évacué, s'il avait recréé son armée. « Cependant,
l'Autriche n'aspirait-elle pas à la domination entière de l'Italie ? le
congrès de Laybach ne lui avait-il pas livré ce beau pays ? et en général,
tous ces congrès ne sont-ils pas inventés pour étendre l'oppression, pour
étouffer les libertés des peuples sous de longues occupations militaires ?
Toutefois, un an s'est à peine écoulé, et voilà l'ambitieuse Autriche qui
commence à rendre à leurs souverains légitimes les États qu'elle a sauvés des
révolutions !... « La
France ne prétend point, messieurs, imposer des institutions à l'Espagne
assez de libertés nationales reposent dans les lois des anciennes cortès
d'Aragon et de Castille pour que les Espagnols y trouvent à la fois un remède
contre l'anarchie et le despotisme. Il faudrait cependant être d'accord avec
soi-même et ne pas nous reprocher, d'une part, d'avoir l'intention de
soutenir l'arbitraire en Espagne ; de l'autre, d'avoir le projet d'y
naturaliser la charte. « Nous
ne pouvons vouloir à la' fois l'esclavage et la liberté. « Messieurs,
je le dirai franchement, la France ne doit point se mêler des établissements
politiques de l'Espagne. C'est aux Espagnols à savoir ce qui convient à
l'état de leur civilisation mais je souhaite de toute mon âme à ce grand
peuple des libertés dans la mesure de ses mœurs, des institutions qui
puissent mettre ses vertus à l'abri des inconstances de la fortune et du
caprice des hommes. Espagnols ce n'est point votre ennemi qui parle, c'est
celui qui a annoncé le retour de vos nobles destinées quand on vous croyait
descendus pour jamais de la scène du monde. Vous avez surpassé mes
prédictions, vous avez arraché l'Europe au joug que les empires les plus
puissants n'avaient pu briser vous devez a la France vos malheurs et votre
gloire ; elle vous a envoyé ces deux fléaux Bonaparte et la révolution ;
délivrez-vous du second comme vous avez repoussé le premier[1]. « Qu'il
me soit permis, messieurs, de repousser la comparaison .que l'on prétendait
faire entre l'invasion de Bonaparte et celle à laquelle on contraint la
France aujourd'hui ; entre un Bourbon qui marche à la délivrance d'un Bourbon
et l'usurpateur qui venait saisir la couronne d'un Bourbon, après s'être
emparé de sa personne par une trahison sans exemple ; entre un conquérant qui
marchait brisant les autels, tuant les religieux, déportant les prêtres,
renversant les institutions du pays, et un petit-fils de saint Louis qui
arrive pour protéger tout ce qu'il y a de sacré parmi les hommes, et qui,
jadis proscrit lui-même, vient de faire cesser les proscriptions. « Bonaparte
pouvait ne pas rencontrer d'amis parmi les sujets d'un Bourbon et chez les
descendants du héros de la Castille ; mais nous n'avons ni assassiné le
dernier des Condé, ni exhumé le Cid, et les bras armés contre Bonaparte
combattront pour nous. « J'aurais
désiré que l'on eût parlé avec moins d'amertume de ces royalistes espagnols
qui soutiennent aujourd'hui la cause de Ferdinand. Je me souviens d'avoir été
banni comme eux, malheureux comme eux, calomnié comme eux. « Et
pourquoi avoir été rappeler ce message au Sénat, touchant l'occupation de
l'Espagne par Bonaparte ? Ce monument de dérision et de servitude nous
accuse-t-il ? Je le connaissais ; je n'avais pas voulu m'en servir, dans la
crainte de blesser ceux qui s'élèvent aujourd'hui contre la guerre on la
faisait en silence quand le Sénat eut déclaré que l'invasion de Bonaparte
était juste et politique. « Quant
aux ministres, messieurs, le discours de la couronne leur a tracé la ligne de
leurs devoirs. Ils ne cesseront de désirer la paix, de l'invoquer de tous
leurs vœux, d'écouter toute proposition compatible avec la sûreté et
l'honneur de la France ; mais il faut que Ferdinand soit libre, il faut que
la France sorte à tout prix d'une position dans laquelle elle périrait bien
plus sûrement que par la guerre. N'oublions jamais que si la guerre avec
l'Espagne à, comme toute guerre, ses inconvénients et ses périls, elle aura
eu pour nous un immense avantage. Elle nous aura créé une armée, elle nous
aura fait remonter à notre rang militaire parmi les nations, elle aura décidé
notre émancipation et rétabli notre indépendance. « Il
manquait peut-être encore quelque chose à la réconciliation complète des
Français ; elle s'achèvera sous la tente les compagnons d'armes sont bientôt
amis, et tous les souvenirs se perdent dans la pensée d'une commune gloire. « Le
roi, ce roi si sage, si paternel, si pacifique, a parlé. Il a jugé que la
sûreté de la France et la dignité de la couronne lui faisaient un devoir de
recourir aux armes après avoir épuisé les conseils. « Le
roi a voulu que cent mille soldats s'assemblassent sous les ordres du prince
qui, au passage de la Drôme, s'est montré vaillant comme Henri IV. Le roi,
avec une généreuse confiance, a remis la garde du drapeau blanc à des
capitaines qui ont fait triompher d'autres couleurs ; ils lui rapprendront le
chemin de la victoire ; il n'a jamais oublié celui de l'honneur. » XXIII Jamais les
royalistes n'avaient entendu leurs raisons et leurs passions révélées à
eux-mêmes avec plus d'art, et présentées à la France et à l'Europe sous de
plus plausibles aspects et sous de plus éclatantes couleurs. En applaudissant
M. de Chateaubriand, ils s'applaudissaient eux-mêmes, et croyaient avoir
pensé tout ce qu'il avait dit. Leurs applaudissements se prolongèrent jusqu'à
la fin de la séance. Ils ne permirent à aucune réplique d'affaiblir dans le
pays l'effet de ce manifeste de parti. Il fut immense. Manuel,
qui s'était réservé comme le plus exercé et le plus soudain des orateurs de
l'opposition pour répondre à ce discours, ne put aborder la tribune que le
lendemain. Argumentateur pressant et adversaire incisif, Manuel, que
l'habitude du barreau avait accoutumé à frapper plus qu'à persuader ses
adversaires, était de tous les orateurs révolutionnaires le plus redouté et
le plus odieux à la majorité. Elle se souvenait de ses liaisons suspectes
avec Fouché, de son discours à double sens pour obtenir, à l'exclusion des
Bourbons, la feinte proclamation de Napoléon II, de sa renommée d'agitateur
dans le Midi, de ses rapports avec M. Laffitte, banquier populaire dont il
passait pour polir les discours et pour recevoir les inspirations. Elle le
soupçonnait de conspiration permanente avec La Fayette et de participation
souterraine à la direction du carbonarisme. Manuel était, aux yeux des
partisans de la légitimité, deux ou trois complots dans un seul homme. Le
républicanisme, le jacobinisme, le bonapartisme, l'orléanisme, leur
apparaissaient à la fois en lui. Sous chacune de ses paroles, ils croyaient
entendre un mot d'ordre à leurs ennemis, une menace à la monarchie, un
outrage aux Bourbons, une invocation à leur ruine. Il y avait dans ces
sentiments des royalistes plus de préventions que de justice. Manuel était
profondément dévoué à la cause libérale, il redoutait pour cette cause les
ressentiments naturels d'une dynastie que la révolution avait trop offensée
pour qu'elle pût lui pardonner jamais de bonne foi ; il voulait prendre
contre les entraînements des Bourbons les gages les plus irrévocables dans la
force des institutions libérales ; il aspirait peut-être au renversement des
Bourbons et à la substitution à leur dynastie d'une dynastie révolutionnaire,
qui devrait tout au peuple 'et qui s'affranchirait plus entièrement du
sacerdoce et de l'autorité contre-lesquels surtout la révolution avait été
faite en 89. Mais il était loin de rêver ou même d'excuser les anarchies, les
échafauds, les spoliations de 1793. Il y avait en lui du Girondin de 92,
c'était un Vergniaud avec le génie inférieur, l'honnêteté égale, le courage
d'action de plus. Une constitution de 1791 et un Bourbon même légitime,
enchaîné par le trône aux intérêts populaires, n'auraient rencontré dans
Manuel ni un ennemi, ni un conspirateur. Mais Manuel et là majorité se
soupçonnaient mutuellement de crimes d'opinion qui rendent les partis
irréconciliables. Entre des adversaires ainsi prévenus il n'y a plus de
justice, parce qu'il n'y a plus de lumières. On ne se juge pas, on se
proscrit. XXIV « Messieurs,
dit-il en provoquant par sa seule présence à, la tribune l'attention et les
ombrages des royalistes, c'est, nous dit-on, dans le but de comprimer
l'esprit révolutionnaire que l'on veut porter la guerre dans la Péninsule.
Sans doute l'esprit révolutionnaire est dangereux mais l'esprit
contre-révolutionnaire l'est-il moins ? Une contre-révolution n'est-elle
pas,' au contraire, la pire des révolutions ? D'abord il faut détruire tout
ce que la révolution a élevé, il faut replacer la nation dans son état ancien
c'est-à-dire dans la même situation ou elle était quand un bouleverse- ment
lui a semblé le seul remède possible à ses maux il faut enfin ajouter aux
maux que la révolution a produits ceux qu'entraîne forcément sa chute, et
tout cela pour arriver a une inévitable et nouvelle révolution. Je veux
adopter les suppositions les plus favorables, je vous accorde l'Espagne
envahie, toutes les résistances abattues, mais enfin vous vous retirerez, vous
ne pouvez rester éternellement dans la Péninsule. Comment ferez-vous, lorsque
vous aurez quitté son territoire, pour y empêcher l'explosion d'une
révolution nouvelle ? Messieurs, consultez l'histoire quelle est la
révolution faite en faveur de la liberté qui a jamais été vaincue ? On peut
comprimer momentanément une telle révolution, mais le génie qui l'a produite,
le génie de la liberté, est impérissable : semblable à Antée, le géant
reprend ses forces chaque fois qu'il a touché la terre. « Oubliez-vous
que quelques pâtres de l'Helvétie ont pu braver toutes les forces de
l'Autriche, et quelques pêcheurs de la Hollande triompher des formidables
armées de Philippe II ? Nous-mêmes, de nos jours, n'avons-nous pas vu un
petit nombre d'Américains résister victorieusement à la puissance de
l'Angleterre ? enfin, là France elle-même n'at-elle pas bravé pendant trente
ans les forces de toute l'Europe conjurée contre sa gloire et sa liberté ? »
D'un autre côté, quel sera pour les Espagnols le résultat de la guerre que
vous allez porter chez eux ? quel gouvernement sera substitué à la
constitution des cortès ? qui donnera les institutions nouvelles ? sera-ce
Ferdinand ? mais nous savons comment les souverains tiennent leurs promesses.
Le roi de Prusse et le roi de Naples, dans les temps de détresse, avaient
promis des constitutions à leurs peuples Léopold annonça aussi des
institutions libres à l'Italie ; enfin lord William Bentinck souleva les
Génois contre nous en les appelant à l'indépendance ; toutes ces promesses
furent formelles, authentiques où sont les constitutions ? L'imagination
s'épouvante à la seule pensée des vengeances qui menacent l'Espagne. Lorsque
Ferdinand fut replacé en 1814 sur le trône de ses pères, il n'avait pas à
punir, mais à récompenser ; eh bien ! loin de reconnaître les services de ces
amis de la liberté qui venaient au prix de leur sang de lui restituer la
couronne, il les livra aux jésuites et à l'inquisition, il les récompensa par
l'exil, les tortures et les supplices. Il se montra terrible et son
gouvernement fut atroce. Que sera-ce donc lorsqu'il aura des injures
personnelles à punir ? lorsque les affaires se trouveront aux mains d'hommes
qui auront leur exil, des persécutions subies et les angoisses de leur
ambition déçue à venger ? Mais on insiste. Les Espagnols s'égorgent, nous diton,
nous devons intervenir pour arrêter le cours de ces désastres. C'est, il faut
l'avouer, une singulière manière de diminuer les horreurs de la guerre civile
que d'y ajouter les maux d'une guerre étrangère. La guerre civile est une
calamité sans doute, mais elle cesse du moins par la défaite d'un des deux
partis ; Eh bien qu'allez-vous faire ? l'insurrection est vaincue en Espagne
; elle a mis bas les armes ; elle est anéantie ; .vous allez la ressusciter,
et, comme si ce n'était pas assez de rallumer une guerre civile éteinte et
faire couler de nouveau le sang espagnol, vous allez répandre en Espagne des
flots de sang français. Je dirai plus la guerre civile était en grande partie
votre ouvrage, les soldats de la Foi n'ont pris les armes et soutenu la lutte
que dans la croyance que vous étiez prêts à les soutenir, à les défendre.
Comment pouvez-vous donc trouver dans des circonstances créées par vous-mêmes
la justification de votre intervention ? Vous justifierez donc une violence
par une perfidie ? « Vous
invoquez une autre considération vous voulez, dites-vous, sauver Ferdinand et
sa famille. Ne relevez donc pas les mêmes circonstances qui, dans d'autres
temps, ont conduit à l'échafaud les victimes pour lesquelles vous manifestez
chaque jour un intérêt si vif et si légitime. Eh quoi messieurs, auriez-vous
donc oublié que les Stuarts n'ont été renversés du trône que parce qu'ils
cherchaient un appui chez l'étranger ? avez-vous donc oublié que c'est à la
suite des armées étrangères que Louis XVI a été précipité du trône ? « Et
au récit des faits qui ont laissé des traces si durables et si douloureuses,
comment ignorer que c'est la protection accordée par la France aux Stuarts
qui a causé la perte de ces princes ? Cette protection était clandestine, il
est vrai, mais elle encourageait les Stuarts dans leur résistance à l'opinion
publique ; de là, le soulèvement de cette opinion et les malheurs de cette
famille, malheurs qu'elle eût évités si elle avait cherché son appui dans la
nation. Ai-je besoin d'ajouter que les dangers de. la famille royale en
France sont devenus surtout plus graves lorsque l'étranger eut envahi notre
territoire et que la France, la France révolutionnaire, sentant le besoin de
se défendre par des forces nouvelles et par une nouvelle énergie. » XXV A ces
mots les royalistes croient entendre le crime échapper enfin comme une
explosion sinistre et involontaire aux lèvres et au cœur du Catilina des
cent-jours. Ils se hâtent de le surprendre pour avoir le droit de l'exécrer.
Ils interrompent par un soulèvement d'indignation unanime la phrase qui ne
contenait selon eux que la moitié du blasphème, et refoulent le reste dans le
cœur du blasphémateur. « A l'ordre ! à l'ordre ! s'écrie-t-on de tous
les bancs de la droite. C'est le régicide justifié et provoqué ! Qu'on nous
venge de pareils blasphèmes ! Président, faites votre devoir !
L'expulsion ! l'expulsion ! Chassons cet indigne de nos rangs ! »
Le président, M. Ravez, hésite d'abord à rappeler l'orateur à l'ordre sur une
phrase dont le sens a été suspendu par une interruption anticipée, et dont le
crime est évidemment dans la prévention de l'auditoire plus que dans la
conviction. Il fléchit cependant sous l'injonction réitérée et passionnée de
la majorité de la chambre ; il feint de croire à plus de perversité qu'il
n'en a saisi d'abord dans les paroles, il inflige la peine du rappel à
l'ordre à Manuel. Mais cette satisfaction donnée à l'irritation des
royalistes leur paraît inégale a l'outrage, et surtout a leur colère. Ils se
lèvent en masse, quittent leurs bancs, descendent par groupes dans l'espace
libre de la salle qui est au pied de la tribune, se pressent en masse sur les
degrés qui montent au bureau du président, gesticulent, vocifèrent en
s'adressant à lui et lui reprochent sa patience. Un d'entre eux, que le
bouillonnement de son sang prive en ce moment de toute justice et de toute
magnanimité envers un collègue seul contre une foule, s'élance a la tribune,
écarte Manuel, lui arrache la parole avec laquelle il cherche en vain à se
justifier, et s'écrie qu'il demande à venger la France et l'armée d'un
langage qui les calomnie devant la France et devant l'Europe ! Sa voix se
perd dans le bruit ; d'autres membres de la droite prennent d'assaut comme
lui la tribune, s'adressent tantôt à l'Assemblée, tantôt au président,
demandant à grands cris que l'apôtre prétendu du régicide soit à l'instant
chassé de la chambre. Il semble, à leur, impatience et à leur rivalité
d'imprécations, que l'échafaud d'un roi va se dresser de' nouveau sur la place
de la Révolution, et que chacun d'eux défie le glaive des bourreaux et se
précipite aux roues du char qui conduit la victime au supplice. Si quelques
centaines de ces royalistes si ardents aujourd'hui à interpréter un mot
équivoque et a le venger par l'immolation d'un seul homme avaient montré le
21 janvier la moitié de cet héroïsme, le sang de Louis XVI n'aurait pas
coulé. Mais ainsi sont les hommes, d'autant plus implacables dans le
ressentiment qu'ils ont été plus muets et plus immobiles dans le danger XXVI Cependant
Manuel, sûr de l'innocence de la phrase qu'il avait eu l'intention de
prononcer, et dont l'interruption seule faisait le doute et le crime,
demandait de la voix, de l'attitude et du geste à l'achever. L'impassibilité
de son visage, expression en lui de son courage, de sa sécurité de conscience
et même de son mépris pour ses accusateurs ; accroissait, au lieu de
l'amortir, la fureur des royalistes. Ils prenaient le calme pour l'insolence
et la patience pour un défi. Des éclats de rage et des explosions
d'invectives lui fermaient la bouche chaque fois qu'il tentait de jeter un
mot dans le tumulte. Après d'inutiles efforts pour obtenir un moment de
silence, le président donna le signal de son impuissance et de sa détresse en
se couvrant et en suspendant ainsi la séance. A ce
signe, les royalistes se précipitent hors de la salle pour aller concerter
dans leurs bureaux l'accusation et l'expulsion de l'orateur. Manuel descend
de la tribune et monte lentement. à son banc, où ses collègues de
l'opposition, Laffitte, Dupont (de l'Eure) Gérard, Foy, Chauvelin ;
l'entourent, et semblent, par leur attitude à la fois indignée et consternée,
déplorer la fureur et l'injustice de ses ennemis. Il s'assied au milieu
d'eux, et, pendant que ses accusateurs rédigent hors de l'enceinte les motifs
de sa proscription, il écrit au président la lettre suivante, témoignage
irrécusable d'innocence sous la main d'un homme qui ne savait pas trembler. Monsieur le président, L'état d'irritation dans lequel se trouve une
partie de l'Assemblée me fait craindre de ne pouvoir trouver dans cette
séance un moment de silence pour achever l'expression d'une pensée qui, je
l'espère, ne trouvera plus d'improbateurs de bonne foi dès l'instant qu'elle
sera connue telle que j'ai voulu l'émettre, telle que devait la faire
présumer d'avance ce que je venais de dire, telle enfin que vous n'eussiez pu
sans injustice me blâmer vous-même, si' vous m'eussiez, cette fois comme dans
une autre circonstance, permis d'achever ma phrase. M. le ministre des affaires étrangères prétendait
trouver un motif de guerre dans le besoin de prévenir en Espagne des
catastrophes pareilles à celles qui ont ensanglanté la révolution
d'Angleterre et la révolution française. Je répondais que le moyen qu'il
adoptait me paraissait précisément le plus capable d'augmenter ces dangers au
lieu de les diminuer, et j'en donnais pour preuve les événements qui avaient
amené le renversement des Stuarts et la mort de l'infortuné Louis XVI. Je demandais si on avait oublié qu'en France ce
malheur avait été précédé par l'intervention armée des Prussiens et des
Autrichiens, et je rappelais comme un fait connu de tout le monde que c'est
alors que ta « France révolutionnaire, sentant le besoin de se défendre par
des » forces et une énergie nouvelles... » C'est ici que j'ai été interrompu. Si je ne l'eusse
pas été, ma phrase eût été prononcée ainsi : « Alors la France
révolutionnaire, sentant le besoin de se défendre par des forces et une
énergie nouvelles, mit en mouvement toutes les masses, exalta toutes les
passions populaires, et amena ainsi de terribles excès et une déplorable
catastrophe au milieu d'une généreuse résistance. » Personne plus que moi n'est résigné d'avance à
toutes les préventions et même aux violences d'une partie des membres de
cette chambre dont j'ai cru devoir combattre hautement les principes et les
efforts, parce que je crois dans mon âme et conscience que ces efforts et ces
principes compromettent à la fois les intérêts du trône et ceux de la nation.
Mais je ne dois pas être privé par des interruptions et un tumulte que vous
même avez trouvés sans excuse du droit d'être entendu avant d'être jugé. Je
ne veux pas qu'il soit permis, même a la mauvaise foi, de me supposer
l'absurde projet d'insulter lâchement sans motifs, sans intérêt, aux malheurs
d'augustes victimes dont la destinée affligea tous les cœurs généreux.
Lorsque j'aurai parlé, je braverai le jugement des hommes passionnés comme
j'attendrai sans crainte celui des hommes justes. J'ai l'honneur d'être, monsieur le président, votre
très*humble serviteur, MANUEL. Ce 26 février 1823. XXVII Cette
lettre, communiquée à mesure qu'il l'écrit aux chefs les plus intrépides et
les plus loyaux de l'opposition, reçoit leur approbation. La séance est
rouverte dans ce silence anxieux qui ressemble aux remords des assemblées
après les excès. Un orateur du Midi, homme qui dans une autre cause rappela
les emportements et la fougue d'Isnard a la Convention, M. Forbin des
Essarts, monte le premier à la tribune et demande l'expulsion de l'orateur
qui a prononcé, dit-il, « des paroles aussi infâmes, attendu qu'aucun
règlement ne peut condamner une assemblée au supplice d'entendre un homme
dont les maximes et les discours appellent ou justifient le régicide » Manuel
veut répliquer à la tribune. Les royalistes lui en défendent l'accès par
leurs clameurs et par leurs gestes. « Non, non ! s'écrient-ils. A bas de la
tribune, l'indigne ! A bas de la tribune, l'infâme ! A bas le régicide !
» Assourdi par ces cris, foudroyé par ces menaces, Manuel, qui était parvenu
à la tribune, renonce à s'y faire entendre, et, se tournant vers le
président, il lui tend la lettre qu'il vient de rédiger et redescend à sa
place. A ce geste, la majorité croit que l'orateur a donné de lui-même sa
démission de député. « Il se rend justice, s'écrie-t-on de toutes parts, il
nous purge de sa présence ! A bas l'apologiste de l'échafaud des rois ! » En
vain le président supplie l'Assemblée d'entendre au moins la lettre que
l'accusé vient de lui remettre le tumulte reprend à sa voix, et il obtient
avec peine que la discussion de la proposition d'exclusion soit ajournée au
lendemain. Les royalistes exaltés célèbrent cette oppression de la parole
comme une victoire, et sortent au cri de «Vivent les Bourbons ! » XXVIII La nuit
ne tempéra ni leur indignation ni leur vengeance. M. de La Bourdonnaie, chef
des bancs extrêmes de la droite, revendique l'honneur d'irriter et de
satisfaire son parti au lieu de l'avertir et de l'apaiser. Homme de passion,
la passion était sa justice. Il proposa en son nom l'expulsion, et lisant un
acte d'accusation écrit dans la nuit, où il incrimina.it l'homme tout entier
dans l'orateur et l'opinion dans le discours, il demanda que la chambre
proscrivît Manuel de son sein et le dépouillât de son titre de député en
expiation et en exemple contre de pareils attentats Défendu
par quelques orateurs modérés de la gauche et du centre, attaqué de nouveau
par M. Hyde de Neuville et par M. de Lalot, Manuel obtint avec peine d'être
entendu de la pudeur plus que de la justice de ses collègues. « Messieurs,
dit-il, ce que je veux en paraissant à cette tribune, ce qui m'importe, c'est
que vous soyez bien convaincus que je ne prends la parole ni dans l'espoir ni
dans le désir de conjurer l'orage amassé contre moi. Je veux uniquement
constater que la mesure proposée est un acte de violence que rien ne justifie
et que je n'ai nullement provoqué. « On
a senti qu'il serait difficile de trouver l'espèce de crime dont on m'accuse
dans les phrases inculpées du discours que j'ai prononcé aussi, par un art
que je ne veux pas qualifier, on s'est bien gardé de citer ces phrases ; on a
fait appel à d'autres souvenirs ; on a soigneusement reproduit devant vous
des allégations destinées naguère à servir un projet qu'on a été contraint
d'abandonner. On s'était proposé, au début de la session, de faire annuler
les opérations des deux colléges qui m'ont élu. On s'en était hautement vanté
d'avance on avait partout mendié, des protestations dans ce but. Il a fallu
renoncer à cette tentative illégale, on s'enhardit aujourd'hui on se prévaut
de nouvelles imputations j'ai, dit-on, prêché le régicide. « Quoi
j'ai pu prêcher le régicide au moment même où je m'efforçais de vous
détourner de faire ce qui pouvait l'amener Quoi ! je prêchais le régicide en
vous exhortant à le prévenir ! En vérité, messieurs, supposer que conseiller
le régicide était le but de mon argumentation, c'est me prêter une étrange
absurdité. Quels mots ont pu vous le faire croire ? Quel intérêt d'ailleurs
pouvait me porter à soutenir cette doctrine ? Mais les termes dont je me suis
servi ne vous laissent pas même cette triste ressource. Je disais qu'au
moment où l'invasion des Autrichiens et des Prussiens vint menacer notre
pays, la France révolutionnaire sentit qu'elle avait besoin de se défendre
par de nouvelles forces et une énergie nouvelle. « Je
suis bien aise de déclarer à la chambre qu'avant d'écrire hier à M. le
président la lettre dont vous avez refusé d'entendre la lecture, j'avais
consulté sur le texte précis de mes paroles bon nombre de mes collègues,
ainsi que 4es notes de plusieurs journalistes ; tous, à l'exception du rédacteur
du Moniteur, ont entendu forces, et je suis sûr, -en effet, d'avoir employé
ce mot. Mais peu importe, j'accepte l'une ou l'autre expression. Il est
évident que je préparais par des prémisses la conclusion à laquelle je
voulais arriver. Je disais qu'il fallait-écarter, à 1 égard de l'Espagne,
l'emploi des moyens qui, en effrayant les révolutions, les font recourir pour
se défendre aux plus terribles ressources, les poussent à exaspérer toutes
les passions, à soulever les masses, et les entraînent ainsi dans une voie où
les intelligences les plus fermes n'aperçoivent pas le point où l'on peut
s'arrêter. Voilà ce que constatent les écrits mêmes de nos adversaires. Lisez
les mémoires du marquis de Rivière, ceux de M. de Ferrière, et vous verrez
que l'un et l'autre attribuent la mort du roi à l'invasion étrangère, et
qu'ils font dériver le mal du remède même qu'on voulait lui opposer. Mais en
admettant que mes expressions eussent présenté la moindre équivoque, l'usage,
la sagesse, la justice exigeaient du moins qu'avant de me condamner sur une
phrase commencée, au milieu d'un discours improvisé, dans une question aussi
grave et compliquée de tant d'incidents, je fusse entendu jusqu'au bout. Vous
ne l'avez pas voulu vous avez refusé de me laisser continuer ; vous
appartient-il, dans de telles circonstances, d'interpréter une phrase
interrompue ? « Eh !
messieurs, vous parlez de régicide oubliez-vous donc que, par mon âge, j'ai
dû rester plus étranger que vous aux événements de la révolution ? j'étais
alors aux armées, dans les rangs où vous prétendez que l'honneur national
s'était réfugié non que j'accepte assurément pour ces armées un hommage qu'on
leur rend aux dépens de la nation. L'honneur français était partout, et à
quelques excès que la révolution se soit portée, nous n'oublierons jamais
qu'appelée par les vœux de la France, défendue par elle au prix de son sang
et d'immenses sacrifices, cette révolution lui a laissé en échange une gloire
impérissable et d'immenses bienfaits nous n'oublierons jamais que nous
n'existons, et vous-mêmes avec nous, que par les résultats .qu'elle a
produits, résultats sacrés que tous les efforts de ses ennemis n'ont pu et ne
pourront nous enlever. Je le répète, ajoute l'orateur avec force, loin de moi
la pensée de reporter sur l'armée seule les titres glorieux acquis à cette
grande, à cette généreuse nation tout entière mais du moins est-il vrai de
dire que, pendant tout le cours d'une révolution qui a été sanglante, l'armée
n'a versé d'autre sang que le sien et celui de l'ennemi. « Ma
vie entière répondrait donc, au besoin, à vos reproches. Mais j'ai combattu
avec énergie à cette tribune le parti ennemi de la révolution voilà mon
véritable tort, voila mon crime. Loin de moi la pensée de m'en défendre. Si
j'avais déployé moins de chaleur, moins de courage peut-être, vous auriez
laissé passer des phrases plus répréhensibles. Je le sais, mais je suis
résigné depuis longtemps à toutes les conséquences de mon langage. Je n'ai
jamais eu qu'un but, faire mon devoir, et je l'ai rempli, quoi qu'il pût
advenir. « Voulez-vous,
messieurs, que je vous donne la preuve que l'esprit de parti seul, et non un
esprit de justice, me poursuit en ce moment ? Dans une de vos précédentes
séances, un orateur a pu déclarer à cette tribune que la charte était une
garantie odieuse, et vous l'avez écouté en silence. « ...
Épargnez-vous, mes collègues, ajoute l'orateur en se tournant vers la gauche,
le soin de discuter pour montrer cette vérité. Ne la sentent-ils pas aussi
bien que vous ? ne savent-ils pas comme vous que mes intentions ont été
irréprochables ? Si je n'étais fort de ma conscience, dit-il en s'adressant
à. la droite, viendrais-je à cette tribune combattre et braver vos murmures ?
c'est elle qui soutient mon courage ; avec un tel appui on ne craint
personne, pas même ceux qui s'établissent nos juges. Ah vous voulez me
repousser de cette enceinte eh bien, faites Je sais qu'il peut arriver
aujourd'hui ce que nous avons vu il y a trente ans. Les passions sont les
mêmes. Je serai votre première victime. Puissé-je être la dernière Et si
jamais un désir de vengeance pouvait arriver jusqu'à moi, victime de vos
fureurs, je léguerais à vos fureurs le soin de me venger. » L'extrême
gauche de l'Assemblée, Laffitte, Casimir Périer, La Fayette, Chauvelin,
Gérard, Demarçay, Dupont (de l'Eure) et leurs amis applaudissent seuls à ces paroles
aussi généreuses qu'inoffensives. M. Dudon, qui affecte parmi les royalistes
le rôle de Benjamin Constant parmi les libéraux, qui prête son audace à leurs
excès et son esprit à leurs passions, soutient la proposition d'exclusion de
M. de La Bourdonnaie, et.la fait renvoyer à l'examen immédiat des bureaux.
Trois jours après, la commission nommée par ces bureaux dénotait assez sa
partialité, en chargeant M. de La Bourdonnaie lui-même du rôle de rapporteur,
que son rôle d'accusateur devait lui interdire. La
discussion s'ouvrit le 3 mars. L'émotion produite dans Paris et dans la
France par ce premier acte de proscription tenté à la chambre sous les
auspices du nouveau ministère, avait agité la jeunesse et le peuple, et
attroupé la multitude sur les quais, sur le pont, à tous les abords et a
toutes les tribunes publiques de l'Assemblée. On voulait savoir jusqu'à quel
excès de témérité la majorité royaliste porterait l'imitation des
proscriptions parlementaires, signal des proscriptions pénales dans la
Convention, et jusqu'à quel degré d'irritation l'oppression d'un de leurs
plus chers orateurs porterait le' ressentiment des libéraux c'était la guerre
civile des opinions déclarée dans le sanctuaire de la liberté et des lois
avant de descendre en armes dans la place publique. On allait compter les
voix avant de compter les bras. Le peuple s'indignait sans trembler ; le roi
et ses ministres s'affligeaient sans oser intervenir ; les ultraroyalistes,
aveuglés par l'esprit de parti, se précipitaient de violence en violence, par
cette émulation de zèle qui saisit les corps du vertige de quelques
fanatiques ou de quelques ambitieux. XXIX Le
beau-père de M. Decazes, M. de Saint-Aulaire, ouvrit la discussion par
quelques considérations plutôt irritantes que convaincantes adressées à la
majorité. Sa parole, quoique courageuse, n'avait pas la proportion de cette
grande : cause il eut des épigrammes contre le ministère au lieu de foudres
contre 'les excès des assemblées. M. Royer-Collard, par sa philosophie, par
son attachement non suspect à la couronne, par sa pureté de toute teinte
révolutionnaire, par le caractère en quelque sorte auguste de son éloquence,
était l'homme attendu de tous comme arbitre entre les deux partis réconciliés
à sa voix. La raison ne manqua pas à son discours, mais la flamme y manqua.
Son argumentation trop préméditée s'était refroidie en tombant sur ses pages.
Il n'entraîna pas, parce qu'il n'était pas entraîné par ce mouvement de
l'improvisation, tourbillon de l'orateur véritable, qui, en le soulevant
lui-même, soulève les assemblées et les peuples. Seulement il donna un
puissant témoignage à l'innocence de Manuel, en attestant qu'il avait entendu
sans faveur comme sans défaveur la phrase incriminée par les ennemis. de
l'orateur, et que, dans sa conviction de juré, Manuel n'avait ni justifié ni
provoqué le régicide. XXX M. Hyde
de Neuville, oubliant que les exclusions étaient le prélude de ces
proscriptions dont il avait lui-même été victime, insista sur la nécessité de
purger la représentation nationale d'un membre indigne de délibérer dans son
sein. Il adjura les ministres muets de marcher hardiment dans la route de la
vérité au dedans et au dehors. Il se résuma, en proposant que Manuel fût
exclu pour un an de la chambre. Manuel remontant a la tribune non plus pour
se justifier ou se défendre, mais pour protester devant son pays : « Messieurs,
dit-il, alors même que j'aurais formé le projet de me justifier devant vous
de l'accusation portée contre moi, le zèle de mes honorables amis aurait
d'avance rempli ma tâche. L'absence de droit, l'usurpation, l'arbitraire,
l'innocence de mes intentions, tout a été parfaitement établi par eux, et si
l'un de mes défenseurs, égaré sans doute par d'anciennes préventions a laissé
échapper quelques mots improbateurs au moment où je viens de braver tant de
colères, je puis dédaigner un acte de faiblesse ou de rancune. Mais ce n'est
pas moi qui donnerai à mes adversaires la satisfaction de me voir placé sur
une sellette où ils n'ont pas le droit de me faire descendre. Que d'autres
cherchent à avilir la représentation nationale, ils y ont sans doute un
coupable intérêt ; mais, poussé par un sentiment bien différent, je ferai
tout ce qui dépendra de moi pour lui conserver son lustre. « Je
déclare donc que je ne reconnais à personne ni le droit de m'accuser ni celui
de me juger. Je cherche vainement ici des juges, je n'y trouve que des
accusateurs ; je n'attends pas un acte de justice, c'est à un acte de
vengeance que je me résigne. Je professe du respect pour les grands pouvoirs
de ce pays, mais je respecte bien plus encore la loi qui les a fondés ; leur
puissance cesse pour moi dès l'instant qu'au mépris de cette loi ils usurpent
des droits qu'elle ne leur a pas donnés. « Dans
un tel état de choses, je ne sais si la soumission est un acte de prudence,
mais je sais que dès que la résistance est un droit elle devient un devoir.
Elle est surtout un devoir pour ceux qui, comme nous, doivent connaître mieux
que personne la mesure de leurs droits ; elle l'est pour moi qui dois me
montrer digne de ces citoyens de la Vendée qui ont donné à la France un si
noble exemple de courage et d'indépendance en m'accordant deux fois leurs
suffrages. « Arrivé
dans cette chambre par la volonté de ceux qui avaient le droit de m'y
envoyer, je ne dois en sortir que par la violence de ceux qui n'ont pas le
droit de m'en exclure et si cette résolution doit appeler sur ma tête les
plus grands dangers, je me dis que le champ de la liberté a été quelquefois
fécondé par un sang généreux ! » XXXI Ces
dernières paroles du député déjà proscrit dans le cœur des royalistes furent
accueillies par l'opposition comme un adieu suprême à la tribune et à la
liberté, par les membres de la majorité comme une importunité de l'éloquence.
L'expulsion est votée à une effrayante majorité. « Infâme coup d'État s'écrie
M. de La Fayette. — Malheureux vous tuez le gouvernement représentatif !
reprend le général Foy. — Je demande que l'accusé ait la faculté de récuser
ses ennemis ! ajoute Casimir Périer. — La charte est détruite, reprend le
général Demarçay en faisant le geste de l'ensevelir ; cette chambre est
peuplée des ennemis de la révolution, des séides de la contre-révolution — Nous
faisons tous cause commune avec Manuel ! proclame de nouveau La Fayette. —
Oui, tous ! tous ! » s'écrient en se levant soixante membres de la
gauche. Ces cris, ces protestations, ces apostrophes, ces émotions, ces
fureurs de la chambre se communiquent électriquement de l'enceinte aux
tribunes, des tribunes aux couloirs, des couloirs aux attroupements
rassemblés aux portes et sur les quais de la chambre des députés. En vain des
escadrons de cavalerie les contiennent, les refoulent, les dispersent. Ces
attroupements, immobiles depuis le matin jusqu'à la nuit, attendent, comme
l'avant-garde d'un peuple, la proclamation du vote de la chambre. Quand ce
vote se répand dans la multitude, elle y répond par les cris de Vive
Manuel ! vive la gauche ! et, se dirigeant en masse compacte
vers la rue Saint-Honoré, devant la demeure du proscrit, elle le venge par de
longues acclamations de la répudiation de la chambre. D'un orateur à peine
populaire, la violence royaliste avait fait un tribun du peuple et un chef de
faction. La nuit
seule ramena non le calme dans les esprits, mais le silence sur les places
publiques. Le peuple attendait avec espérance, le gouvernement avec
inquiétude le lendemain. Si Manuel se décidait à désobéir au vote illégal de
l'Assemblée, il faudrait employer la force, la force pouvait amener la
résistance. Le nouveau Mirabeau pouvait dire comme le premier : « Je
reste ici par l'autorité du peuple ! » Les troupes furent
consignées ; aux abords de la chambre, les huissiers et les postes du palais
eurent ordre d'interdire l'entrée des portes au député proscrit. Mais il
trompe cette vigilance en entrant sans être reconnu au milieu d'un groupe de
ses amis qui l'enveloppe, et il apparaît tout à coup revêtu de son costume et
assis à son banc entre Casimir Périer et le général Demarçay. A cet
aspect la majorité se trouble ; le président et les membres les plus violents
de la droite se consultent sur la résolution à prendre ; les ministres, au
pied de la tribune, communiquent par des émissaires avec le président ; les
tribunes publiques, encombrées de spectateurs par l'attente de quelque
événement inconnu et peut-être tragique, sont suspendues entre la curiosité
et la terreur. A l'heure où la séance s'ouvre, M. Ravez annonce d'une voix
sévère à l'Assemblée que le député interdit de ses fonctions a violé
l'autorité de la chambre, et, se tournant vers le banc où siège Manuel, il le
somme de se retirer. « J'ai annoncé hier que je ne céderais qu'à la force,
répond Manuel, je viens tenir ma parole ; » et il se rassied. Le
président invite l'Assemblée à évacuer la salle et à se retirer dans ses
bureaux, afin de faire exécuter pendant cette suspension de la, séance
l'arrêt qu'elle a porté, et les ministres suivent le président. L'opposition
reste et entoure Manuel. Un silence à la fois respectueux et menaçant règne
dans la salle. Il semble couver de sinistres et froides résolutions. L'heure
s'écoule, la porte s'ouvre ; le chef des huissiers de la chambre, suivi du
cortège de ses collègues, entre un papier à la main. Il lit à haute voix un
ordre du président qui lui enjoint de faire sortir Manuel, et de se faire en
cas de résistance assister par la force armée. « Votre ordre est illégal,
répond le député, je n'y obéirai pas ! » Le
cortège pacifique se retire, la porte se referme, le silence et l'anxiété
redoublent. On entend les pas militaires des soldats dans les salles
extérieures. Ces pas se rapprochent, les deux battants se rouvrent, un
peloton de gardes nationaux et de vétérans entre en armes dans l'enceinte et
se range en face du banc où siège le député. Un cri d'indignation s'élève des
rangs de l'opposition qui entoure Manuel. La Fayette fait un geste d'horreur
en voyant cette garde nationale, armée du peuple et de la révolution, prêter
sa main et ses armes à la violation de la révolution et de la représentation
du peuple. Les gardes nationaux, ébranlés par le lieu, par ces visages
d'hommes populaires, par les interpellations qu'on leur adresse, par la
responsabilité qui pèsera demain sur leurs noms, baissent les yeux et restent
immobiles. L'officier de vétérans s'avance seul vers le banc qu'on lui
désigne comme celui où siège le député expulsé ; il le conjure d'éviter à sa
troupe la douleur d'employer la force. « Nous ne connaissons pas ici la
troupe de ligne, lui répond le général Foy en l'apostrophant avec autorité,
nous ne connaissons que la garde nationale donnez-lui vos ordres. »
L'officier intimidé se retire pour consulter le président. Il rentre avec
l'ordre de faire exécuter par la force la consigne qu'il a reçue. Il relit
cet ordre, on y résiste. L'officier alors, se retournant vers le capitaine de
la garde nationale, lui commande de faire saisir le député rebelle à son
banc. Le capitaine à son tour ordonne à un sergent nommé Mercier, chef du
détachement de gardes nationaux, d'exécuter le commandement. Le sergent,
intimidé par les voix, les gestes, les objurgations, les signes
d'intelligence des quatre-vingts membres de l'opposition debout devant lui,
presque tous généraux, orateurs, grands noms de la république, de l'empire,
de la monarchie, banquiers populaires, négociants considérés de la capitale,
hommes qu'il entend célébrer tous les jours comme de grands citoyens, qu'il
rencontrera demain dans les affaires, dans les théâtres, à la Bourse,
partout, et qui le détournent sur leur responsabilité du sacrilège qu'il va
commettre en arrêtant leur collègue et en attentant à leur inviolabilité,
l'arme à la main, se trouble ; il semble hésiter un instant entre la
désobéissance à son chef, faute de discipline, et l'obéissance, crime contre
la représentation. Il regarde ses soldats, tous citoyens comme lui, et
cherche dans leurs yeux leur pensée pour raffermir la sienne. Les regards du
chef et des soldats se rencontrent, se comprennent, s'impressionnent de la
même répugnance et du même découragement. Leur attitude, leur immobilité,
leurs visages qui se détournent avec répulsion des bancs qu'on leur dit de
gravir, leurs armes qui retombent à leurs pieds refusent pour eux, et sont
compris de l'opposition et des tribunes publiques. Des cris de « Vive la
garde nationale » éclatent dans la salle et célèbrent la victoire du
sentiment public sur la discipline. L'arme du citoyen se brise d'elle-même
entre les mains du gouvernement ; le coup d'État de la majorité peut se
changer en coup d'État du peuple. Les royalistes tremblent à leur tour que la
violence qu'ils ont tentée ne ressorte en sédition de la garde civique et
peut-être en révolution de la chambre. Les collègues de Manuel battent des
mains à la muette complicité des gardes nationaux. L'officier de vétérans
court avertir le président et les ministres de son impuissance à faire
exécuter l'arrestation par ses détachements, et du refus d'obéir du sergent
Mercier. La
défection de. la troupe de ligne et de la garde nationale avait été prévue
par le gouvernement. Trente gendarmes, corps d'élite impopulaire par état,
accoutumés à sévir contre les résistances civiles sans acception de rang ou
de cause, étaient en réserve dans les couloirs sous le commandement de leur
colonel, M. de Foucault, officier résolu à dévouer son nom comme sa vie au
service du roi. Ils entrent la carabine à la main ; ils masquent les vétérans
et les gardes nationaux. Le colonel Foucault s'avance vers le banc de la
gauche qui couvre Manuel il somme les députés debout devant lui de ne pas
protéger plus longtemps leur collègue contre les ordres de la chambre et
contre les efforts de la garde nationale. « La
garde nationale, s'écrie La Fayette, c'est faux Laissez-lui toute sa gloire »
Les voix des députés et leur attitude attestent qu'ils n'obéiront pas à cette
sommation. M. de Foucault la renouvelle en vain trois fois. « Je n'obéirai
pas plus à la troisième qu'à la première, dit Manuel en se découvrant,
employez la force. -Eh bien ! dit le colonel en se tournant à demi vers ses
gendarmes et en leur indiquant de la main le député exclu, empoignez-moi cet
homme-là » Et montant lui-même suivi de ses soldats les degrés .qui le
séparait de Manuel, il s'approche de lui et l'invite à descendre. Manuel, qui
veut qu'un outrage matériel signale en lui la brutalité du pouvoir, la
victime de la violence, l'idole du peuple, demeure immobile ; M. de Foucault
le saisit par le bras, deux gendarmes par le collet de son habit, et
cherchent à l'entraîner ; les députés qui l'entourent lèvent les mains au
ciel, poussent des cris d'indignation, s'efforcent de le couvrir de leurs
corps et de le disputer aux soldats ; il cède enfin et sort de la salle suivi
par le cortège de l'opposition tout entière, qui se déclare solidaire de son
inviolabilité et victime de l'attentat commis sur un de ses membres. Pendant
que Manuel, accompagné de Dupont (de l'Eure) monte en voiture et se retire
dans sa demeure, ses collègues réunis chez un député de Paris, célèbre alors,
inconnu depuis, nommé Gévaudan, rédigent et signent la protestation suivante : Nous soussignés, membres de la chambre des députés
des départements, déclarons que nous n'avons pu voir qu'avec une profonde
douleur et une indignation qu'il est de notre devoir de manifester devant
toute la France, l'acte illégal, attentatoire à la charte, à la prérogative
royale et à tous les principes de gouvernement représentatif, qui a porté
atteinte à l'intégrité de la représentation nationale, et violé, dans la
personne d'un député, les garanties assurées à tous, ainsi que les droits des
électeurs et de tous les citoyens français. Nous déclarons à la face du pays que, par ses
actes, la chambre des députés est sortie de la sphère légale et des limites
de son mandat. Nous déclarons que la doctrine professée par la
commission qui a proposé l'exclusion d'un de nos collègues, et d'après
laquelle cette mesure a été adoptée, est une idée subversive de tout ordre
social et de toute justice ; que les principes émis dans le rapport de la
commission sur l'autorité illimitée et rétroactive de la chambre ne sont que
des principes subversifs qui ont amené à une autre époque d'odieux forfaits ;
que la confusion monstrueuse des fonctions de législateurs, d'accusateurs, de
rapporteurs, de jurés et de juges, est un attentat qui n'a d'exemple que dans
le procès même dont le souvenir a servi de prétexte à l'annulation des
pouvoirs de M. Manuel ; que les formes protectrices dont la loi couvre le
plus obscur des accusés, et même l'appel nominal, qui, dans une grande
circonstance, pouvait seul garantir l'indépendance des votes, ont été
repoussés avec une obstination passionnée et turbulente ; Convaincus que ce premier pas n'est que le prélude
du système qui conduit la France à entreprendre une guerre injuste au dehors
pour consommer au dedans la contrerévolution et pour ouvrir notre territoire
à l'occupation étrangère Ne voulant pas nous, rendre complices des malheurs
que cette faction ne peut manquer d'attirer sur notre patrie » Nous
protestons contre toutes les mesures illégales et inconstitutionnelles prises
dans ces derniers jours pour l'exclusion de M. Manuel, député de la Vendée,
et. contre la violence avec laquelle il a été arraché du sein de la chambre
des députés. » Suivent
les signatures de soixante-deux députés le général Foy, MM. Méchin, Labbey de
Pompierre, Lecarlier, Destutt de Tracy, Lefebvre-Gineau, de La Tour-du-Pin,
Pavée de Vandœuvre, Vernier, Adam, de La Pommeraie, Pougeard du Limbert,
général Sébastiani, de Chauvelin, Caumartin, Hernoux, Auguste de
Saint-Aignan, Dupont (de l'Eure), de Kératry, de Bondy, Savoye-Rollin,
Tasseyre, Jobez, Louis de Saint-Aignan, Alexandre Périer, Gautret, Pilastre,
Étienne, Raulin, Saulnier, Villemain, Tronchon, Bastarrèche, de Saglio,
Voyer-d'Argenson, Kœchlin, Bignon, Georges de La Fayette, général de La
Poype, général de Thiard, général Maynaud de Lavaux, Nourrisson, général
Gérard, Casimir Périer, Gévaudan, Gabriel Delessert, Gaspard God, Laffitte,
Alexandre de Laborde, Stanislas de Girardin, Charles de Lameth, Cabanon,
Leseigneur, de La Roche, de l'Aistre, BouchardDescarnaux, de Jouvencel,
général de La Fayette, Gilbert des Voysins, Clerc de Lassale, général
Demarçay. Cette
protestation, présentée le lendemain au président de l'Assemblée, pour être
lue a la chambre, n'y reçut pas même les honneurs de la lecture ; les députés
qui l'avaient signée sortirent de la salle pour n'y plus rentrer pendant
toute la durée de la session, se proscrivant ainsi eux-mêmes afin d'annuler
par leur absence la légalité des délibérations, et de se venger de la
violence en frappant les lois elles-mêmes d'illégalité. Le
peuple, un moment ému du drame qui s'était déroulé dans la chambre, rentra,
non dans l'indifférence, mais dans le calme. On se contenta de décerner des
couronnes civiques au sergent Mercier, qui rentra dans l'oubli dont ce hasard
et ce jour l'avaient un moment tiré. Les lois de subsides proposées par le ministère pour la guerre d'Espagne furent votées sans contestation. L'armée de cent mille hommes, divisée en cinq corps d'armée sous les ordres du maréchal Oudinot, du général Molitor, du prince de Hohenlohe, du maréchal Moncey et du général Bordesoulle, se rassembla sous le commandement général du duc d'Angoulême. Le général Guilleminot, un de ces rares officiers des armées de la république et de l'empire, qui réunissaient des lumières et des aptitudes politiques aux mérites du soldat, fut nommé major général. Ce titre, qui faisait de lui l'âme de l'armée, inspirait confiance dans le généralissime, prince modeste, studieux et sage, dont on connaissait la bravoure et les vertus, mais qui ne pouvait emprunter ses inspirations militaires dans la grande guerre qu'aux élèves et aux compagnons de Napoléon. M. de Chateaubriand, pour qui le but principal de cette campagne était de fondre ensemble au feu d'une guerre nationale et dynastique les anciens et les nouveaux officiers de la patrie, et de donner une arme personnelle aux Bourbons, rencontra la même pensée dans le duc d'Angoulême ; l'esprit de parti n'eut aucune part au choix des généraux chargés sous ce prince des différents commandements. On ne consulta que les services et les renommées, et on se fia à l'esprit militaire pour étouffer l'esprit de faction. |
[1]
La prédiction à laquelle on fait allusion ici se trouve dans le Génie du
Christianisme, IIIe partie, liv. III, ch. V. « L'Espagne, séparée des
autres nations, présente encore à l'historien un caractère plus original
l'espèce de stagnation de mœurs dans laquelle elle repose lui sera peut-être
utile un jour, et lorsque les peuples européens seront usés par la corruption,
elle seule pourra reparaître avec éclat sur la scène du monde, parce que le
fond des mœurs subsiste chez elle. »