Nouvelle de la mort de
Napoléon. — Son effet sur l'opinion. — Recrudescence du bonapartisme. — Son
alliance avec les meneurs du libéralisme. — Immoralité de cette coalition. —
Retraite du second ministère Richelieu. — Nouveaux ministres. — Leurs
portraits. — Leur histoire. — MM. de Villèle, de Corbière, de Montmorency, de
Peyronnet, de Clermont-Tonnerre. — Le ministère battu en brèche par la
coalition. — Activité de cette dernière. — Conspirations. — La Fayette âme de
la résistance et des conjurations contre les Bourbons. — Explosions avortées.
— Affaire de Belfort. — Tentative du colonel Caron. — Affaire des sergents de
la Rochelle. — Entreprise de Berton. — Son arrestation. — Son supplice.
Résultat général des conspirations de 1823.
I La mort
de Napoléon, en délivrant la maison de Bourbon d'une concurrence toujours
redoutable au trône par un compétiteur si populaire dans l'armée, n'éteignit
pas le bonapartisme, elle le raviva sous une autre forme. Le fanatisme se
nourrit des récits du martyre. Le parti libéral ou républicain qui redoutait
Napoléon vivant, affecta de le diviniser après sa mort. Son nom devint le
contraste que les ennemis de la restauration opposèrent aux noms encore sans
gloire des princes qui occupaient ou qui entouraient le trône. Ils firent de
l'un le synonyme de la jeunesse, de la grandeur, de la gloire de la nation
des autres le symbole de la vétusté, de la décadence et de l'asservissement
du pays à l'étranger. Injustice odieuse ; car les désastres des deux invasions,
l'occupation de Paris, le rétrécissement des frontières de la France, avaient
été la liquidation des guerres de Napoléon, et la maison de Bourbon n'avait
apparu après nos revers que pour partager et réparer ces malheurs., en
sauvant peut-être la patrie commune d'un démembrement. La
mémoire -de Napoléon, emprisonnée avec lui dans son île, se répandit plus
libre, plus prestigieuse et plus intarissable, de son tombeau. Les soldats et
le peuple semblèrent vouloir venger le grand captif de l'ostracisme européen,
en lui restituant un empire et en lui élevant des autels dans leurs foyers et
dans leurs cœurs. Son nom devint en peu de temps une sorte de divinité
soldatesque. et populaire à' laquelle il ne manqua qu'un culte public. A
l'inverse des choses réelles et matérielles qui diminuent à l'œil à mesure
qu'on s'en éloigne, la distance et la mort le grandirent comme elles
grandissent toutes les choses de l'imagination. Sa naissance, son enfance,
son élévation rapide et mystérieuse, ses exploits en Italie et en Égypte, le
vaisseau qui l'avait rapporté aux côtes de France en fugitif -pour en faire
le maître du monde, ses armées innombrables comme des migrations de peuples,
ses champs de bataille vastes comme des provinces, ses triomphes, ses revers,
ses abdications, sa prison titanique au sein des mers reculées, ses paroles
jetées du haut de son rocher à tous les partis, pour donner une pâture, une
adulation, un regret à toutes les pensées ; enfin, sa mort répercutée et
commentée en reproches et en imprécations contre l'Angleterre et contre les
Bourbons, firent de Napoléon l'entretien de l'univers, la merveille des
chaumières, l'épopée des casernes, le levier de cette même révolution dont il
avait été le fléau. Le
bonapartisme posthume emporta tout : il se confondit avec l'orgueil de
la gloire et avec la pitié des désastres de la patrie ; il nourrit dans
le peuple une de ces popularités fatales à la liberté contre laquelle la
raison du petit nombre protestera toujours, mais que le préjugé, génie de la
multitude, rendra d'autant plus impérissable qu'il aura désormais le prestige
de la distance et l'inviolabilité du tombeau. II L'apposition
aux Bourbons puisa donc une nouvelle force dans la disparition du héros leur
antagoniste. Sa tombe encore leur enfanta des ennemis. Du jour où le
libéralisme ne craignit plus son retour sur la scène, il en fit son idole, et
il feignit de le plaindre, de le regretter et de l'adorer. Il lui fallait un
nom à jeter à l'armée pour grouper les mécontentements, les haines et les
ambitions autour d'une ombre. Il prit celui-là. Ce fut l'époque de cette
alliance hypocrite entre les hommes de la révolution et les hommes de
l'empire, qui coalisa a la fois contre les Bourbons les passions
contradictoires de la liberté et de l'absolutisme, pour en former,
momentanément du moins, une seule faction. C'est cette faction dont les
meneurs, semblables aux augures de Rome, ne pouvaient se regarder sans rire,
et qui ourdit sans trêve et sans autre sincérité que la sincérité de la haine
ce qu'on a appelé plus tard la comédie de quinze ans. Funeste exemple et
leçon immorale donnée au peuple par ces faux libéraux et ces faux despotes
qui, en enlevant toute vérité aux doctrines, dépravaient l'opposition, et
rendaient après eux également impossibles la république et la monarchie. Une
opposition peut vivre d'un sophisme, un gouvernement ne peut vivre que d'une
vérité. La république était la vérité du parti révolutionnaire, le despotisme
était la vérité du parti militaire mais ces deux vérités en s'alliant
devenaient mensonge, se condamnaient à une éternelle hypocrisie pendant la
lutte ae une irrémédiable stérilité après le triomphe, et n'étaient plus
propres qu'à nourrir d'orageuses et redoutables faction dans l'État. Legs
terrible que la mémoire de Napoléon laissait après lui au monde, le fanatisme
du pouvoir absolu allié au fanatisme du radicalisme populaire, pour saper ensemble
toute institution de république représentative ou de monarchie modérée. III Le
second ministère de M. de Richelieu touchait à sa fin. Attaqués dans les deux
chambres par les violences du parti ultraroyaliste, dépopularisés au dehors
par cette ligue des bonapartistes et des libéraux maîtres de la presse et des
tribunes, affaiblis dans l'esprit du comte d'Artois par le départ de MM. de
Villèle et de Corbière, qui se lassaient d'assumer la responsabilité du
ministère sans y exercer un pouvoir réel, ébranlés dans le cœur du roi
lui-même par l'ascendant de madame du Cayla qui préparait les voies à un
ministère d'Église et de cour secrètement désiré par le comte d'Artois, dont
elle servait les desseins, les ministres remirent leurs démissions à Louis
XVIII. Ce prince reçut des mains de son frère le nouveau ministère que les
sourdes combinaisons entre le parti de l'Église, le parti de la majorité
royaliste, le parti de l'aristocratie de cour négociée par madame du Cayla
et' le parti du comte d'Artois lui avaient préparé. Le roi,
plus pénétrant qu'aucun homme de son temps, se rendait parfaitement compte
des ambitions, des influences et des intrigues qui lui présentaient ce
ministère. A l'exception de M. de Villèle, dont il avait jugé par lui-même la
capacité et la modération, et qui était à ses yeux le ministère tout entier,
il s'inquiétait peu de la valeur personnelle ou de l'opinion des autres
ministres. Il accordait volontiers 'à chacune des pensées ou des ambitions de
chambre, d'église ou de palais, l'homme qui personnifiait dans son conseil
cette portion d'influence pour former, ainsi un faisceau de majorité. Un
ministère, aux yeux de Louis XVIII, comme dans la réalité des choses, n'était
jamais qu'un homme. L'homme, pour lui, était M. de Villèle. Ce ministre,
qu'on peut appeler le bon sens du royalisme, et qui aurait sauvé la
restauration si la restauration avait consenti à être sauvée, a occupé une
trop large place et laissé un trop grand vide dans les destinées de cette
monarchie, pour que l'histoire se contente de le nommer sans l'étudier et
sans le définir, au moment où il prend sérieusement la direction de la
monarchie. L'homme public est en germe dans l'homme privé, le passé d'un
homme d'État raconte d'avance son avenir. IV M. de
Villèle n'avait rien dans l'extérieur qui attirât sur sa personne la faveur
ou même l'attention de la multitude. La nature n'avait doué que son
intelligence. Petit de taille, étroit de forme, maigre de corps, courbé et
vacillant d'attitude, inaperçu au premier aspect dans tes foules, s'insinuant
plutôt que, se posant aux tribunes, c'était une de ces figures qu'on ne
regarde pas avant de savoir qu'elles ont un nom. Son visage, où dominait
comme trait principal une grande puissance d'attention, n'était remarquable
que par la perspicacité. Ses yeux pénétrants, ses traits aigus, son nez
mince, sa bouche fine sans astuce, sa tête penchée en avant comme une tête
d'étude, ses bras grêles, ses mains qui feuilletaient sans cesse le papier,
ses gestes rares, où le mouvement indicateur du doigt qui démontre prévalait
presque toujours sur l'ampleur du mouvement qui entraîne, tout, jusqu'au
timbre nasal et guttural de la voix, semblait contrarier en lui la puissance
oratoire nécessaire à un premier ministre d'un gouvernement de parole. Mais
l'intelligence se révélait en lui sans autre organe qu'elle-même. Sa pensée
créait sa physionomie, son élocution suppléait sa voix, sa conviction
illuminait son geste, sa lucidité intérieure s'insinuait entre toutes les
parties de son discours, et contraignait ses auditeurs à suivre malgré eux un
esprit qui voyait si juste, qui marchait si droit, et qui, sans éblouir
jamais, éclairait toujours. On s'étonnait de tant de lueur dans une nature en
apparence si terne ; on commençait par l'indifférence et par l'inattention,
on passait à l'estime, on arrivait à l'admiration. Tel était M. de Villèle,
homme de seconde impression, mais homme d'une impression qui ne s'effaçait
plus et qui s'approfondissait toujours. V Sa
naissance, ses études, ses vicissitudes d'existence, sa longue absence de sa
patrie pendant les bouleversements révolutionnaires, son retour après le
calme rétabli, sa vie tout à la fois studieuse et rurale dans sa province, sa
neutralité, suite d'un long éloignement des affaires et des passions de son
temps et de son parti, l'avaient merveilleusement prédisposé pour la
direction du régime représentatif d'une restauration où l'homme d'État doit
tout comprendre, sans trop aimer et sans trop haïr, afin de faire à chaque
intérêt et à chaque idée la part de justice, de tolérance et de faveur qui
leur est due dans le gouvernement. Il
était né à Toulouse d'une famille originairement espagnole, établie dans le
Languedoc depuis plusieurs siècles. Destiné au service de la marine, et
attaché à M. de Saint-Félix, commandant l'escadre des Indes en 1792, il
naviguait dans ces mers éloignées pendant les convulsions de la mère patrie.
Les équipages s'étant révoltés contre leurs officiers qui refusaient de
violer leur serment au roi captif, l'amiral se réfugia dans l'île Bourbon. Le
jeune officier y'suivit son chef, se dévoua à son sort, préserva ses jours,
fut mis en jugement devant le tribunal révolutionnaire de l'île, se défendit
lui-même avec une éloquence qui le fit remarquer, acquitter et honorer d'une
estime précoce dans la colonie, épousa la fille d'une famille créole, fomenta
à la fois la résistance au gouvernement de la Convention et à l'Angleterre,
conserva l'indépendance et l'ordre dans la colonie, devint l'âme du conseil
colonial, et s'y forma à la discussion et au maniement des hommes. Il repassa
en Europe en 1807, après ce long apprentissage du gouvernement, se retira
dans sa terre de Marville, auprès de Toulouse, s'y livra à l'agriculture, se
révéla comme un homme utile aux populations du Midi, se signala par ses
aptitudes dans les conseils délibérants de la ville et du département. Il
suivit ou devança en 1814 l'élan de l'opinion royaliste du Midi, protesta
témérairement contre la charte dans un pamphlet qui flattait les opinions
ardentes de l'ancien régime, acte dont il ne tarda pas à déplorer
l'inopportunité, mais qui l'accrédita alors dans le parti royaliste, et qui
lui valut la 'confiance du comte d'Artois ; fut nommé député à. la chambre de
1815, et ne tarda pas à y prendre l'ascendant lent, mais continu, que les
partis politiques décernent involontairement aux hommes qui, en inspirant
confiance à leurs passions, les délivrent cependant de l'étude de leurs
affaires. Il s'y maintint dans un équilibre habile et sage entre les exagérés
de la chambre et les insensés de la cour, y étudia sur un plus grand théâtre
les hommes, les choses, les opinions de son pays qu'il n'avait entrevus
jusque-là qu'à travers les mers ou du fond de sa province, grandit en
modération et en libéralisme, à mesure qu'il grandissait en influence, et se
popularisa d'autant plus dans son parti, que sa nature modeste et sans éclat
excitait moins l'envie. Homme heureux, dont la nature voilait ainsi le mérite
réel sous l'apparente médiocrité d'un talent qui n'offusquait aucune
rivalité. Ministre sans portefeuille pendant quelques mois sous M. de
Richelieu, il avait fait le noviciat du gouvernement. En se retirant de cette
situation semi -ministérielle, acceptée par dévouement au roi et à son parti,
mais qui avait assez duré, il voyait le gouvernement tomber nécessairement
dans ses mains. M. de Villèle, modeste toujours, même dans le triomphe, ne
revendiqua pas le titre de président du conseil des ministres. La nature le
lui assurait. II laissa au temps a le lui donner. Il se borna à désigner au
roi ses 'collègues. VI Le plus
intime et le plus dévoué à sa politique personnelle était M. de Corbière,
membre comme lui de la chambre de 1815. Homme plus parlementaire par le
caractère que par le talent, M. de Corbière avait aux yeux de la cour et de
la noblesse le mérite de défendre l'ancien régime par conviction plus que par
intérêt il était né plébéien, il ne s'était élevé que par le travail et parle
barreau à cette importance politique que les partis accordent volontiers à
ceux qui les servent sans les offusquer, sorte de volontaires de
l'aristocratie qu'on enrôle aux jours de lutte et qu'on relègue après le
triomphe dans leur obscurité natale. Avocat plus qu'orateur, rude, sauvage,
épigrammatique, M. de Corbière, contraste de M. de Villèle, était un de ces
hommes de mérite qui s'élèvent dans les assemblées par leurs défauts, plus
encore que par leurs qualités. Probité antique, mais blessante, qui forçait
l'estime sans jamais inspirer l'attrait, M. de Corbière était la sévérité de
ce ministère ; il était destiné à le faire craindre des libéraux et même des
royalistes, redouté des premiers, inflexible aux seconds, onéreux à tous,
plus propre à faire des ennemis que des amis à la royauté. On lui donna
l'administration de l'intérieur. Son premier titre était son attachement dominateur,
mais fidèle, à M. de Villèle. VII M.
Matthieu de Montmorency reçut le ministère des affaires étrangères. Nul homme
n'était plus créé par la fortune et par le rang pour représenter dignement la
France et l'ancienne monarchie rajeunie par ses institutions devant l'Europe.
Premier nom de la noblesse nationale, ayant reçu de la nature la beauté des
traits, de la famille la dignité, de l'éducation la grâce, du sang le
courage, des traditions la franchise, des tribuns l'élocution, de la
révolution l'intelligence des réformes politiques de son siècle, des cours
l'élégance, de l'adversité les leçons, de la religion la sainteté et la
tolérance à la fois, M. de Montmorency était à cette époque le gentilhomme
accompli, retrempé dans la révolution qui avait donné à cette chevalerie
quelque chose de plus mâle et de plus civique ; aristocrate et citoyen,
dévoué et libre, noble et populaire, respectueux pour le roi, fidèle à la
nation, fait pour concilier les deux régimes que la restauration remettait en
présence, en faisant estimer le patricien par le plébéien, et respecter la
France en lui dans son passé et dans son présent par l'Europe. Né avec
les premières idées qui avaient préludé aux grands actes de la révolution,
combattant avec La Fayette en Amérique pour la démocratie naissant sous
l'épée de ces jeunes aristocrates, rentré en France pour représenter sa caste
aux états généraux, disciple de Sieyès et de Mirabeau, prêtant le cinquième
le serment du Jeu de Paume, abdiquant le premier dans la nuit du 4 août les
privilèges et les inégalités de la noblesse, votant à l'Assemblée nationale
pour une représentation unique, signe de l'unité du peuple français régénéré,
demandant pour les apôtres de la révolution, Rousseau et Voltaire, les
honneurs de la sépulture publique au Panthéon, aide de camp de Luckner dans
les premières guerres de la France contre l'émigration, menacé après le
supplice de son général, émigrant comme La Fayette devant les excès de cette
démocratie qui dévorait ses adorateurs, rentré dans sa patrie après le rappel
des proscrits, rebelle aux séductions de Bonaparte, lié avec madame de Staël
et avec madame Récamier par ce culte qu'une âme virile et tendre porte
naturellement au génie, à la beauté, à la persécution, il était de, cette
cour intellectuelle que la fille de M. Necker réunissait dans sa retraite au
bord du lac de Genève, et où elle entretenait le feu de la liberté à la
frontière du despotisme impérial. Les années, l'exil, le sang répandu de ses
amis et de ses proches, les instincts d'une âme naturellement tendre et
contemplative avaient fait fléchir les premières opinions philosophiques de
M. de Montmorency sous la foi pieuse de sa première éducation, refuge de ses
désillusions et de ses tristesses. Mais cette foi ardente chez lui n'avait ni
fanatisme ; ni intolérance, ni sévérité pour les autres. Elle influait sur
ses idées et sur ses actes, nullement sur ses amitiés. Elle était, comme dans
M. de Chateaubriand, son ami alors, la poésie de son imagination, le culte de
ses souvenirs. En 1814, M. de Montmorency, libre de toute servitude à
l'empire, avait volé au-devant du comte d'Artois en Franche-Comté, et avait
été nommé son aide de camp. Plus tard il avait été choisi par la duchesse
d'Angoulême pour son chevalier d'honneur. Les places d'intimité à la cour et
la pairie à laquelle son nom l'avait élevé lui donnaient une double influence
dans le parti royaliste. Ce parti lui avait pardonné ses premiers principes
en considération d'un retour à la religion et à la monarchie qui avait
précédé de longtemps l'heure où ce retour pouvait être un gage de faveur
politique. L'Église comptait sur lui avec d'autant plus de sécurité, que sa
piété était née pendant ses persécutions. M. de Montmorency était affilié à
ce qu'on appelait la congrégation à l'époque où cette société, toute
religieuse, n'était encore qu'une réunion de prières et une émulation de
vertus. Il en servait la piété, il n'en prévoyait pas les intrigues. Ce
parti, qui comptait avec orgueil ce beau nom et ce beau caractère, le
poussait, à son insu, de faveur en faveur, pour se faire un appui à la cour
et dans le gouvernement. M. de Villèle, qui connaissait la popularité du nom
de M. de Montmorency dans le parti royaliste, dans le parti religieux et dans
l'intimité du comte d'Artois ; et qui n'avait a redouter d'un tel homme ni
infidélité de cœur ni supériorité d'esprit, avait placé avec confiance la
politique étrangère sous le patronage de ce grand nom. VIII Il
avait donné le ministère de la justice à un jeune homme de Bordeaux, inconnu
jusque-là, M. de Peyronnet. Un royalisme éclatant prouvé avec courage aux
jours tragiques où la duchesse d'Angoulême luttait dans le Midi contre
l'insurrection des soldats ; des services rendus dans le barreau à madame du
Cayla redemandant sa liberté., sa fortune et ses enfants à un mari qui la
persécutait ; des fonctions d'accusateur public, implacablement remplies
contre les conspirateurs de 1819. devant la chambre des pairs ; des discours
de tribune où le zèle de la fidélité méridionale s'exaltait jusqu'à la
passion pour le trône et pour l'autel, et cherchait l'éloquence dans l'excès
et dans le défi ; une audace de paroles qu'appuyait la résolution du cœur,
une belle figure, une vie aventureuse, une attitude qui rappelait plus le
héros de guerre civile que le magistrat, les applaudissements de la majorité,
la brigue de la duchesse d'Angoulême, la reconnaissance de la favorite, une
fortune politique à faire, gage de constance et de déférence aux chefs de son
parti, avaient déterminé le choix de M. de Villèle en faveur de ce jeune
orateur, capable de bien servir, mais aussi de trop servir, et de perdre
peut-être un jour en voulant sauver. IX Le
ministère de la guerre fut donné à un maréchal de France sorti du rang des
simples soldats, Victor, duc de Bellune. Ce choix était heureux et
irréprochable. Il représentait dans mi seul homme l'égalité plébéienne, la
bravoure héroïque, la fidélité militaire donnée en gage, en exempte et en
émulation à l'armée. Un
homme d'un grand nom, patricien, M. de Clermont-Tonnerre, reçut le ministère
de la marine. Issu d'une race dont le talent s'était illustré pour des
opinions à la fois constitutionnelles et monarchiques à la tribune de
l'Assemblée constituante, et dont le sang avait coulé en expiation de sa
modération, élevé en France dans les écoles militaires de la république,
ayant conquis ses grades dans les armées de la patrie, estimé pour ses
connaissances, aimé pour son caractère, M. de Clermont-Tonnerre n'avait d'autre
inconvénient dans le conseil qu'un dévouement trop affiché aux intérêts
politiques de cette partie du clergé qui commençait à s'immiscer à tout dans
les avenues du pouvoir. Enfin
M. de Villèle ne s'était réservé que le ministère, jusque-là subalterne, des
finances. Il aurait préféré celui des affaires étrangères. Il en fit le
sacrifice à M. de Montmorency, dont le nom sonnait plus aristocratiquement
que le sien dans les cours. Peu importe le titre à qui a le talent supérieur
dans un conseil. La modestie de M. de Villèle lui -conquérait le cœur de
cette aristocratie française qui voulait bien être inspirée, mais non
subalternisée par un homme nouveau. X Le
véritable premier ministre compléta son administration politique en nommant à
la direction de la police générale M. Franchet, homme jusque-là obscurément
employé dans les bureaux, mais indiqué par le parti de l'Église comme un
serviteur sûr, capable et zélé ; M. de Lavau, magistrat actif et dévoué, à la
préfecture de police de Paris ; enfin le duc de La Rochefoucauld-Doudeauville
à la direction générale des postes. On s'étonnait de voir un La
Rochefoucauld, chef d'une maison illustre et opulente, dont le fils avait
épousé la fille de M. de Montmorency, et qui s'était jusque-là signalé
lui-même par une vie prodigue de désintéressement et de bienfaits, accepter
un emploi secondaire, dans les utilités du pouvoir. Les. liaisons de M. de La
Rochefoucauld, son fils, avec la favorite et avec M. de Villèle, son
intervention active, quoique voilée, dans la formation du ministère, la
direction des beaux-arts qu'il accepta bientôt après pour lui-même, les
affiliations de toute cette maison avec un parti ambitieux dans l'Église,
firent supposer que madame du Cayla elle-même n'était que la négociatrice de
ce parti, et que M. de Villèle, étranger et peut-être suspect à ce
gouvernement occulte, avait subi des maîtres dans ses auxiliaires. Il était
évident, désormais, qu'il avait accepté la main de la congrégation religieuse
pour entrer au pouvoir. Trop sagace et trop politique pour croire que la
France se plierait longtemps au joug de ce parti posthume, qui rêvait un
pouvoir sacerdotal sur une nation qui pouvait à peine supporter un pouvoir
monarchique, M. de Villèle prévoyait avec raison que ses concessions au parti
de l'Église n'auraient pas pour lui de danger sérieux ; que l'opinion, les
chambres, la presse, les tribunes, les élections, le roi lui-même, lui
prêteraient une force surabondante que le parti sacerdotal était un
anachronisme de peu de temps dans les destinées de la Restauration que la
domination politique de ces hommes abusés, les uns par le zèle, les autres
par l'ambition, serait promptement repoussée par la nation qu'ils auraient
recours à sa sagesse et à.sa protection pour les défendre contre
l'animadversion publique, et qu'après avoir été quelques jours leur favori et
leur client, il redeviendrait pour un long règne leur modérateur et leur
maître. Ces prévisions étaient justes, et se seraient réalisées pour un plus
grand nombre d'années, si ce ministre négociateur avait mieux senti sa force,
s'il avait eu dans ses relations futures avec le parti sacerdotal autant de
caractère qu'il avait de prévoyance et de sagacité. XI A peine
le ministère était-il formé, que les factions libérales et bonapartistes,
militaires et révolutionnaires dont nous avons signalé la coalition au
commencement de ce livre ; factions contenues jusque-là par la présence du
duc de Richelieu, ministre transactionnaire et modéré à la tête du
gouvernement, sentirent que la nomination d'un ministère franchement
royaliste était une déclaration de guerre de la couronne asservie désormais
au comte d'Artois, et se précipitèrent de colère et d'effroi dans des tentatives
désespérées. Le voile longtemps épaissi par la dissimulation parlementaire
des orateurs de 1822 à 1829, qui couvrait des conspirations actives du nom
d'opposition loyale et inoffensive, s'est déchiré depuis 1830. Les
conciliabules, les plans, les complots, les instigateurs, les acteurs, les
séides, les victimes de ces conspirations ont apparu dans toute la franchise
de leurs rôles. Les casernes, les sociétés secrètes, les prisons, les
échafauds même ont parlé. Sous cette op- position à haute voix et à visage
découvert qui luttait contre tes ministères en affichant le respect et
l'inviolabilité de la royauté des Bourbons, on a vu quelles trames obstinées
et implacables s'ourdissaient pour la renverser, les-unes au profit de
Napoléon If, les autres au profit de la république, celles-ci au profit de
prétoriens subalternes, celles-là au profit d'un prince étranger, d'autres au
profit d'un prince de la maison royale, d'autres enfin au hasard de toutes
les anarchies pouvant soulever ou engloutir de téméraires dictateurs déjà
éprouvés, dans des dictatures plus fortes que leur génie. Nous-même nous
avons reçu d'acteurs principaux une partie de ces mystérieuses confidences.
Nous empruntons le reste à des historiens initiés par eux-mêmes ou par leur
parti à ces conspirations où ils furent confidents, instruments ou complices.
Nous les empruntons surtout à un historien consciencieux, précis, et, pour
ainsi dire, juridique, qui a rédigé procès par procès les annales secrètes de
cette conjuration de quinze ans M. de Vaulabelle, témoignage d'autant moins
récusable que ses jugements sur la Restauration sont plus sévères, et que son
opinion et ses sentiments conspiraient involontairement en lui avec les
opinions et les sentiments des conspirateurs qu'il traduit en gloire et en
reconnaissance devant la postérité. XII Après
les complots avortés dans le sang de Didier, de Nantil et de quelques autres
obscurs conspirateurs, les débris de ces conspirations, acquittés ou
pardonnés, s'étaient réfugiés en Alsace ou en Vendée, provinces militaires où
la garde des places fortes, les villes populeuses, les ateliers peuplés de
prolétaires, les garnisons nombreuses, les écoles d'artillerie et de
cavalerie de Metz ou de Saumur ; enfin, le caractère mobile, ardent et
soldatesque des populations, donnaient plus d'occasion et de chances à des
mouvements concertés ou spontanés du peuple. L'instinct ou le calcul avait
fixé sur ces deux centres militaires de la France les yeux et les pensées des
ennemis de la maison de Bourbon. Là étaient aussi concentrées en plus grand
nombre ces ventes ou affiliations secrètes du carbonarisme français, si
antipathiques à nos cœurs ouverts et à notre nature généreuse, mais que les
révolutions récentes de Naples, de. Turin et de Madrid avaient introduites
pour un moment parmi nous comme une arme étrangère à nos caractères et à nos
mœurs. Ces ventes s'organisaient principalement dans l'armée, seul instrument
désormais des révolutions décisives. Le 20 mars, l'Italie, le Piémont,
l'Espagne, venaient de donner aux troupes l'initiative des révolutions, qui
appartenait jadis aux peuples. Les carbonari français enrôlaient de
préférence les baïonnettes. Les sous-officiers, hommes jeunes, résolus,
ambitieux de grades, puissants sur le soldat, jaloux de l'officier, tenant au
peuple par la subalternité, à la bourgeoisie par l'instruction, à l'armée par
l'uniforme, au bonapartisme par les souvenirs, au libéralisme par les
journaux, les pamphlets, les chansons patriotiques qui circulaient dans
l'oisiveté des casernes, étaient les agents les plus séductibles et les plus
séducteurs de ces enrôlements dans les régiments et dans les garnisons. Ils
étaient le noyau de l'armée, l'attente de l'insurrection ; un régiment enlevé
par les sous-officiers enlèverait l'autre ; une place forte ferait tomber à
l'instant toute une province. L'exemple impuni gagnerait de proche en proche
de nouveaux corps d'armée et de nouvelles provinces à. la cause
insurrectionnelle le drapeau tricolore volerait de lui-même de rempart en
rempart, de clocher en clocher ; un gouvernement provisoire insurrectionnel
imprimerait le concert et l'unité à ces soulèvements armés. Les Bourbons,
cernés avec leur garde dans une capitale désaffectionnée, suffiraient à peine
à s'y défendre contre le peuple répondant aux cris des soldats ; ils
fuiraient, ou ils tomberaient dans les mains de l'universelle révolution.
Quelle serait cette révolution ? l'avenir le dirait. En attendant que cet
avenir s'expliquât, on laissait le caractère de cette révolution dans le
vague, dans la crainte de décourager une seule des espérances qui
concouraient à la ruine. Les fanatiques espéraient Napoléon II, ombre et
illusion populaire de son père ; les politiques, le duc d'Orléans, popularité
à la fois princière et révolutionnaire qui donnerait au jacobinisme,
réhabilité dans son nom le plus éclatant, la force et les bénéfices de la
monarchie ; les sous-officiers des rôles de Pepe et de Riégo à prendre et à
illustrer à la tête de corps d'armée imposant leurs baïonnettes et leurs
conditions à des gouvernements militaires ; M. de La Fayette et ses amis,
enfin ; on ne sait quoi d'indéfini et d'illimité dans les désirs, entre-, la
république et la monarchie, présidence, tribunitiat perpétuel du peuple,
mairie du palais, arbitrage souverain des partis, dictature civique,
protectorat de l'ordre et de la liberté, semblable sans doute à ce rôle
convoité, obtenu et écroulé, de 1789 à 1792, par cet homme illustre, tour à
tour terreur de la royauté, idole et jouet du peuple. XIII Ce
quart de siècle écoulé depuis son apparition dans la crise du monde, ses
élans vers la liberté, ses popularités exigeantes et insatiables, sa main si
souvent forcée, comme au 5 octobre, par les frénésies du peuple, ses rigueurs
envers le roi, ses faiblesses envers la révolution, ses tentatives
généreuses, mais évanouies dans la suite contre le jacobinisme, au 20 juin et
au 10 août 1792, son émigration sur le territoire étranger, sa captivité, son
cachot, son martyre à Olmutz, son retour obscur en France, sa retraite de dix
ans dans la solitude, son sourire à la restauration des Bourbons, sa joie à
leur départ au 20 mars, sa réapparition à la tribune comme un vétéran de la
liberté pendant la secondé et courte dictature de Napoléon le signal de
l'insurrection contre le vaincu de Waterloo, donné par lui a l'Assemblée,
l'impatience de la chute définitive de l'empereur, l'abdication imposée par
lui à Bonaparte à l'Élysée, comme elle l'avait été si souvent à Louis XVI aux
Tuileries, son rôle de Cromwell libéral lui échappant encore au moment où il
croyait le saisir sur les ruines de Napoléon, son voyage de commissaire
auprès des armées étrangères, cherchant dans un prince étranger on ne sait
quelle royauté temporaire, aussi facile à congédier qu'elle était absurde à
inaugurer sur la France tout avait trompé, rien n'avait lassé dans M. de La
Fayette cette ambition à la fois désintéressée et personnelle, qui
s'obstinait au triomphe de la liberté, sans doute, mais qui voulait que cette
liberté triomphât par lui. Homme de tendance et de pressentiment, plus que de
décision et de politique, il avait su temporiser jusque-là et s'accommoder à
tout, en ne demandant aux circonstances que la part de progrès qu'elles
pouvaient donner d'elles-mêmes ; il avait fomenté plus que conspiré ; la
légalité avait été son arme et son bouclier contre les pouvoirs ; la probité
du citoyen, avait couvert les pensées du philosophe et les ambitions de
l'homme populaire ; on avait pu lé haïr, mais non l'accuser. Cette
fois, pressé sans doute par les années qui s'accumulaient, et craignant que
la mort ne lui ravît, comme à Moïse, la terre promise de la liberté, il avait
manqué à son rôle de tribun légal, à son caractère, à son serment civique de
député, à ses habitudes d'opposition en plein jour, et il avait consenti, au
risque de sa sécurité, de sa vie et de sa conscience, à devenir le moteur, le
centre et le chef d'une ténébreuse conspiration. Toutes les sociétés secrètes
des ennemis des' Bourbons et le carbonarisme, qui les résumait toutes en ce
moment, partaient de ses conciliabules et aboutissaient à lui ; son
impatience ardente de l'anéantissement des préjugés et des servitudes qui
avilissent l'esprit humain, une passion sainte des progrès de l'humanité sur
tout le globe, un fanatisme froid, mais réfléchi et constant pour l'amélioration
des conditions religieuses, morales, politiques et matérielles de l'homme en
société, un courage de sectaire et de martyr, plus encore que de tribun et de
héros, une importance personnelle qui comptait pour rien sa vie, mais qui
comptait son nom pour tout, et qui lui donnait envers lui-même cette sorte de
culte et de superstition que les fanatiques ont pour leur idée, étaient à la
fois la vertu, le tort et l'excuse de M. de La Fayette. Il faut ajouter à ces
traits que la nature avait donné a ce chef de parti deux qualités qui le
rendaient éminemment propre au rôle de conspirateur, une froideur extérieure
qui, masquant l'enthousiasme concentré et systématique de son âme, ne se trahissait
par aucune agitation devant le danger, et une modération de caractère qui ne
correspondait pas assez à la grandeur de ses pensées, mais qui, en écartant
de sa personne l'envie, cet ennemi implacable des hommes supérieurs, laissait
à tous les chefs de parti, groupés autour de sa popularité volontaire, la
satisfaction de servir ses idées, sans avoir l'humiliation de fléchir sous
son génie. XIV M. de
La Fayette, longtemps oublié de la nation, et dont l'histoire ne rappelait le
nom aux royalistes ou aux républicains que pour l'accuser devant les uns de
la captivité de Louis XVI, devant les autres du sang versé au champ de Mars
ou de la désertion de son armée en pays ennemi, renaissait et grandissait
dans l'opinion libérale à mesure que la Révolution, dont il était le symbole,
paraissait plus menacée ou plus anéantie par la Restauration. Tous les
mécontents s'offraient à lui, et il les enrôlait tous. Un petit nombre
d'hommes, animés à des degrés divers contre les Bourbons de haines politiques
ou personnelles, républicains par souvenirs, libéraux par sentiment,
révolutionnaires par fanatisme, bonapartistes par ambition ou par'
ressentiment, députés, généraux, orateurs militaires, journalistes,
pamphlétaires, artistes, les uns vieillis dans les aspirations de la liberté,
les autres enflammés de l'ardeur inquiète de la jeunesse, et brûlant d'agir
sous un chef dont l'expérience et la renommée donnaient un prestige de
civisme à leur témérité, ceux-ci aigris par l'ingratitude dont ils accusaient
les Bourbons envers leurs services à la patrie méconnus, ceux-là affectant
pour la liberté un zèle récent et hypocrite, mais espérant se servir de la
popularité du grand tribun pour reconquérir un empereur ; se réunissaient en
comité secret chez M. de La Fayette, délibéraient les tendances, les mesures,
les mots d'ordre que des messagers discrets portaient aux carbonari des
villes et des régiments, concertaient les discours, recevaient les
informations, expédiaient les émissaires, préparaient les complicités, et
fixaient le jour des explosions. Les
principaux membres de ces comités suprêmes étaient Manuel, flottant un
moment, pendant les cent-jours, entre l'empire, l'orléanisme et la
république, enclin par sagesse d'esprit à la monarchie libérale, mais rejeté
dans la république par les excès de 1815 et par les menaces de la contre-révolution
; Dupont (de l'Eure), sans amour et sans haine pour ou contre les dynasties,
mais implacable aux théocraties et aux aristocraties renaissantes, sous un
trône qu'elles tendaient à usurper sur la nation ; d'Argenson, honnête homme
fanatisé par un amour réel, mais inintelligent, de la vertu publique ;
Jacques Kœchlin, représentant jeune et dévoué d'une puissante famille
manufacturière d'Alsace ; le comte de Thiard, ancien aide de camp pendant
l'émigration du jeune et infortuné duc d'Enghien, devenu plus tard chambellan
de l'empereur, mécontent de tous les régimes, homme de cour qui s'était fait
homme populaire, ayant tour a tour combattu la république comme émigré, servi
le-despotisme comme courtisan de l'empereur, salué et abandonné la
Restauration à son retour, et servant maintenant la conspiration contre les
Bourbons, non comme une cause, mais comme une attitude ; le général Tarrayre,
le général Corbineau, officiers des armées impériales M. de Schonen,
magistrat passionné, gendre de M. de Corcelles ; M. de Corcelles, ancien
émigré, homme fougueux, mais pur, chez qui les impulsions honnêtes du cœur
dominaient facilement les emportements d'esprit ; son fils, jeune homme plus
froid et aussi téméraire que M. de La Fayette, élevé aux dévouements
républicains dans les confidences périlleuses de ces conjurations ; M.
Mérilhou, jeune avocat de haute espérance, précipité par l'impétuosité de
l'âge dans les affiliations qu'il devait combattre plus tard ; d'autres,
enfin, dont les noms restés obscurs :n'ont éclaté que parmi les agents de ces
longues machinations. Au
premier rang de ces affidés, M. de La Fayette, qui n'épargnait pas même son
propre sang, comptait son fils unique, Georges de La Fayette, homme
excellent, qui avait tous les principes et toutes les vertus de celui dont il
portait le nom, sans autre ambition que celle de servir les opinions et les
destinées de sa race, et qui ne s'était jeté dans ces complots que par une
vertu la tendresse filiale et le devoir de suivre et de défendre son père. XV Des
conjurés inférieurs, affiliés aux ventes des carbonari civils et militaires
dans les villes fortes de l'Alsace, avaient tout préparé pour une explosion
simultanée dans les régiments de Neubrisach et à Belfort. Ces deux
insurrections armées devaient se rencontrer à Colmar, enlever le régiment de
cavalerie qui s'y trouvait, se propager dans les Vosges et dans la Lorraine,
à Metz, à Nancy, à Épinal, fermer par-là les communications avec Paris,
bloquer Strasbourg, qui fermenterait à leur approche, proclamer un
gouvernement provisoire, triumvirat dont les membres désignés étaient M. de
La Fayette, M. d'Argenson et M. Kœchlin, arborer le drapeau tricolore, signe
irrésistible de gloire et de liberté, et attendre dans une expectative
formidable que l'exemple entraînât les autres corps d'armée et les autres
provinces, et, enlevant Paris lui-même, fît crouler le trône des Bourbons. La
nuit du 29 au 30 décembre était le moment fixé par les conjurés. M.
d'Argenson et M. Kœchlin, propriétaires tous les deux d'immenses usines aux
environs de Mulhouse et de Colmar, et membres du gouvernement futur, étaient
partis depuis plusieurs jours de Paris sous le prétexte plausible de visiter
leurs manufactures. M. de La Fayette devait les rejoindre au dernier moment,
et il avait déjà quitté Paris pour se rendre à sa terre de Lagrange, afin de
pouvoir plus librement se porter sur Belfort. On l'attendait pour donner le
signal des mouvements militaires dans les garnisons. Cependant
une pieuse superstition de famille, étrange dans un pareil moment et dans une
telle entreprise, faisait suspendre à M. de La Fayette son départ. Les
émissaires de Neubrisach, de Belfort, de M. Kœchlin, de M. d'Argenson, le
pressaient eh vain. II répondait qu'un anniversaire religieux consacré tous
les ans par lui au deuil et à la mémoire de sa femme, compagne de son cachot
d'Olmutz, et victime de sa tendresse pour lui, le retenait invinciblement
quelques jours encore à Lagrange. Rien ne put vaincre cette obstination dans
son cœur, soit qu'en jouant sa vie pour. sa cause il voulût faire
éventuellement ses adieux à l'existence sur la tombe de la femme qu'il avait
le plus vénérée, soit qu'il regardât comme un mauvais augure pour son
entreprise de manquer à un devoir de famille pour remplir un devoir
d'opinion. Ce délai produisit quelques hésitations, des contre-ordres, des
malentendus entre les conjurés militaires de Neubrisach et de Belfort. M.
d'Argenson ne se prononçait pas ; M. Kœchlin pressait ses deux collègues,
l'un de ses visites, l'autre de ses dépêches. Les amis de La Fayette, Manuel,
Dupont (de l'Eure), s'opposaient au départ du chef de la conjuration avant
d'avoir reçu un rapport circonstancié et décisif de M. d'Argenson et de M.
Kœchlin, plus rapprochés du centre de la trame. M. de La Fayette s'en
rapportait a sa présence, au génie de la révolution, à l'électricité de la liberté
que le premier choc ferait, selon lui, jaillir de l'armée et du peuple. Quant
à sa vie, il la prodiguait sans compter avec la prudence, ambitieux peut-être
de la perdre héroïquement pour grandir encore sa mémoire. « J'ai déjà
beaucoup vécu, disait-il à son fils et a ses familiers qui lui recommandaient
la prudence, il me semble que je couronnerais dignement ma vie en montant sur
l'échafaud, combattant, victime et martyr de la liberté. » XVI Le jour
de son deuil passé dans les souvenirs et dans les cérémonies pieuses, M. de
La Fayette monte en voiture à la chute du jour, pour cacher sa route à la
police dont il se croyait observé. Un de ses vieux serviteurs, qui devait
rester au château de Lagrange et a qui son maître n'avait rien confié du but
et de l'objet de son voyage, s'élança sur le siège de sa calèche à l'instant
où les chevaux allaient l'emporter : « Mon ami, lui dit M. de La
Fayette, que fais-tu ? Mon fils et moi nous allons jouer notre tête ; je dois
t'avertir que la mort attend peut-être ceux qui seront saisis avec nous. Vous
ne m'apprenez rien, répondit d'une voix ferme le domestique, ne vous
reprochez rien si je succombe avec vous dans ce voyage j'y vais pour mon
compte, et c'est mon opinion aussi a laquelle je me dévoue. » M. de La
Fayette et son fils s'attendrirent, et ne doutèrent plus du succès d'une
cause où le fanatisme de la révolution était descendu jusque dans les classes
inférieures, et où les hommes les plus étrangers aux systèmes politiques
voulaient leur part dans la mort comme ils la prenaient dans l'opinion. XVII Pendant
que M. de La Fayette, son fils et derrière eux une élite de jeunes conjurés
des ventes de Paris s'avançaient sous des prétextes divers et par des routes
différentes vers Belfort, où la conjuration prête et impatiente les attendait
pour éclater, ces retards mal expliqués du chef de la conjuration avaient
semé à Brisach, a Belfort, à Colmar, quelques incertitudes et quelques
timidités dans les rangs des carbonari militaires. 'Un jeune officier,
célèbre depuis dans les luttes de plume et d'épée contre la monarchie de 1815
et contre la monarchie de 1830, le jeune Carrel, lieutenant d'un des
régiments en garnison en Alsace, et le colonel de l'ancienne garde impériale,
Pailhès, accouraient à Belfort, l'un de Neubrisach, l'autre de Paris, pour
donner des chefs aux soldats. On
était arrivé de délai en délai au 1er janvier. On savait que La Fayette,
parti de Lagrange, arriverait dans le jour ou dans la nuit aux portes de
Belfort. La ville était pleine d'une jeunesse affiliée au complot, accourue
des provinces voisines et de la capitale pour créer, au moment où le signal
serait donné dans la nuit prochaine, un de ces courants irrésistibles de
groupes, de mouvement, de bruit, d'acclamations qui entraînent les soldats et
le peuple. Les réunions, les tumultes, les banquets de ce jour de fête qui ouvre
l'année servaient à masquer aux yeux des autorités civiles et militaires de
Belfort les rassemblements inusités d'un si grand nombre d'étrangers dans les
places publiques, dans les hôtelleries de la ville et des faubourgs. L'heure
du soulèvement était si prochaine, et le succès si certain aux yeux des conjurés,
qu'ils dédaignaient déjà à la fin du jour de dissimuler leur dessein, qu'ils
revêtaient leur uniforme et les insignes de leurs anciens grades dans l'armée
iL peine recouverts de leurs manteaux, qu'ils arboraient à .leurs chapeaux la
cocarde aux trois couleurs, s'armaient de sabres et de pistolets, et
portaient dans des explosions pré- maturées, entendues par les passants à
travers les murs des hôtels, des toasts à l'empire, à la république, à la'
gloire et à la liberté. La nuit
venue, un sous-lieutenant du régiment caserné a Belfort laisse ses complices
dans la joie et dans l'ivresse de ces festins qui doivent se prolonger
jusqu'à l'heure du sang ; il prend, sous un prétexte de complaisance, le tour
d'un de ses camarades étrangers au complot, et va commander le poste de
soldats chargé de veiller à la porte principale de la ville, afin de l'ouvrir
à La Fayette et d'y introduire avec lui la révolution. XVIII A la
même heure, un des sous-officiers les plus hardis et les plus sûrs parmi les
initiés du régiment, l'adjudant Tellier, rentre à la caserne, convoque tous
les sergents dans sa chambre, et, sans leur révéler à tous le motif de cette réunion
connu seulement de quelques-uns, il leur donne ordre au nom du commandant de
tenir tous leurs soldats debout dans leurs chambrées, de leur faire préparer
les sacs et mettre-des pierres aux fusils comme pour une alerte, et de les
tenir prêts à descendre dans les cours au premier rappel. Cette injonction
prématurée de l'adjudant est comprise par les initiés. Obéie par tous,
cependant elle étonne quelques-uns des sous-officiers nouveaux venus dans le
régiment. Deux d'entre eux, soit inquiétudes secrètes sur un ordre si étrange
et si mystérieux donné par un simple adjudant à une telle heure, soit 'pour
accomplir plus littéralement l'ordre reçu dans tous ses détails, sortent de
la caserne après les portes fermées et vont demander des instructions plus
précises au capitaine de leur compagnie, qui passait la soirée dans une
maison particulière de la ville. Le capitaine se levant de table a
l'interpellation de ses sergents s'étonne d'un tel ordre donné à ses soldats
à son insu et en son absence ; il suppose que l'ordre est émané directement
du lieutenant-colonel, et sort pour l'interroger à son tour. Le
lieutenant-colonel, non moins surpris d'une telle sommation faite à son
régiment sans qu'elle ait passé par sa bouche, l'attribue au commandant de la
ville, le colonel Toustain. Il court chez lui avec le capitaine pour
s'assurer des motifs de cet appel nocturne à ses soldats le commandant de la
place lui renvoie ses questions et son étonnement. L'idée d'un complot
militaire qui flotte dans l'air depuis quelques jours se présente
simultanément à leur esprit. Le lieutenant-colonel vole' à la caserne pour
donner contre-ordre aux soldats et pour éclaircir ce mystère. Pendant qu'il y
court, l'un des sergents qui étaient allés interroger leur capitaine rentre à
son poste, et raconte naïvement lui-même à l'adjudant Tellier ce qu'il vient
de faire et l'étonnement de son officier. Tellier pressent que tout va
s'éclaircir au retour du capitaine et du lieutenant-colonel ; il s'évade et
court avertir le colonel Pailhès et les conspirateurs réunis dans un café sur
la place d'armes de pourvoir à leur sûreté. Pailhès, déjà armé et revêtu de.
son uniforme, se dépouille ainsi que ses amis des insignes qui peuvent les
dénoncer, s'enfuit dans les ténèbres vers la porte gardée par le conjuré
Manoury, et la franchit avec ses principaux complices. Au même instant, le
commandant de la place Toustain, suivi du premier groupe de fusiliers qu'il
rencontre sous sa main, s'avance vers la porte de la place pour visiter les
postes ; un groupe d'officiers a demi-solde, vêtus en bourgeois, s'était
arrêté pour causer avec Manoury sous la voûte du pont-levis ; le commandant
Toustain les aborde, les somme de déclarer leurs noms, les reconnaît à la
lueur. de la lanterne du poste, les arrête et les consigne à Manoury. Alarmé
de cette rencontre, indice de quelques rassemblements mystérieux de l'autre
côté des remparts, l'intrépide commandant se fait ouvrir la porte, dépasse
les premières fortifications, aperçoit de loin, dans l'ombre, le groupe des
carbonari étrangers et des complices du colonel Pailhès, à peine sortis de la
ville et attendant sous ses murs l'arrivée de La Fayette ; il s'avance, son
épée à la main, vers un des conjurés les plus rapprochés de lui, qu'il
reconnaît à son uniforme et à ses armes pour un officier de la garnison, et
tend la main pour l'arrêter. Cet officier, sous-lieutenant, nommé Peugnet, au
lieu de se rendre, tire un coup de pistolet en pleine poitrine sur M. de
Toustain, et l'étend à ses pieds baigné dans son sang. Au bruit de l'arme,
les conjurés se dispersent par diverses routes dans la campagne, prévoyant
que le meurtre du commandant va donner l'éveil à la garnison. Cependant
M. de Toustain, qui n'était que blessé, sur la poitrine duquel la croix de
Saint-Louis avait amorti la balle, se relève, rentre sous la voûte, redemande
les prisonniers qu'il a consignés tout à l'heure au poste, et n'y trouve que
les soldats abandonnés à eux-mêmes par Manoury, qui s'était hâté de fuir avec
ses camarades au coup de feu sur le commandant ; les troupes, rassemblées à
sa voix et à l'ordre du lieutenant-colonel, se rangent en bataille sur les
places et sur les remparts ; les conjurés, encore dans les faubourgs, se
hâtent d'échapper sous des déguisements ou de se soustraire dans des asiles
sûrs aux recherches de l'autorité. Carrel repart dans la nuit pour
Neubrisach. M. de Corcelles, le fils, un des affiliés les plus sûrs du comité
directeur du carbonarisme, et le précurseur le plus affectionné et le plus
vigilant des pas de M. de La Fayette à Belfort, s'élance au galop de ses
chevaux avec un autre carbonaro de Paris, M. Bazard, au-devant du chef
suprême de la révolution avortée, sur la route de Belfort à Paris ; ils
rencontrent à quelques lieues de la ville la voiture du général, l'arrêtent,
lui racontent en peu de mots les événements qui rendent son arrivée tardive,
son voyage même suspect, lui font rebrousser chemin, et prendre la direction
de Gray au lieu de celle de Belfort, et continuent eux-mêmes leur course vers
Paris. M. de La Fayette, arrêté assez à temps pour que sa présence même ne
soit pas un indice, se rend à la campagne aux environs de Gray, chez M.
Martin, ancien député de la Haute-Saône, lié d'opinion et d'amitié avec le
général, et y réside quelques jours sous l'apparence d'une visite de simple
délassement. XIX Le
mystère et les serments des carbonari, l'avortement avant l'explosion du
complot, la confusion et la rapidité des mouvements dans une seule soirée, la
fuite nocturne des carbonari par la connivence du sous-lieutenant Manoury la
vigilance et la rapidité de M. de Corcelles fils volant à temps à la
rencontre de M. de La Fayette pour lui faire changer de route au moment où il
allait tomber dans les débris de sa trame et dans le sang encore chaud du
commandant de la place la disparition de la voiture d'un des complices,
contenant les uniformes du général, les couleurs, les signes matériels de la
révolution, arrêtés dans une auberge de Belfort, scellés par la police, puis
soustraits et brûlés à prix d'or pendant la nuit pour enlever tout corps
matériel à l'attentat, ne laissaient entre les mains de la justice et de la
politique que l'ombre' et le fantôme évanoui d'une conjuration. L'autorité
civile et militaire ne savait sur qui porter la main dans ces ténèbres, nul
ne dénonçait ce que tous savaient. La mort tragique d'un sergent-major, nommé
Watebled, qui s'était enfui avec l'adjudant Tellier en Suisse, où les
gendarmes le poursuivaient, donna seule un corps à l'accusation. Watebled, au
moment où les gendarmes frappaient à la porte de l'auberge dans laquelle il
était descendu près de Bâle, se tua d'un coup de pistolet, pour échapper, par
le silence de la mort, à la tentation de révélation. Tellier fut arrêté a
côté du cadavre de son complice. On tenait en lui le fil indicateur par
lequel on pouvait remonter, homme à homme, au doigt moteur de la conjuration.
Ce fil, néanmoins, fut brisé avant qu'on pût le rattacher à M. de La Fayette,
à Manuel, à M. de Corcelles, aux directeurs et aux agents occultes des ventes
et des sociétés secrètes de Paris. Les recherches et les peines de la loi ne
tombèrent que sur des noms obscurs et sur des coupables subalternes ; ces
peines mêmes furent modérées par l'insuffisance des preuves et par le temps
qui avait amorti les vengeances. Le colonel Pailhès, Tellier, et d'eux ou
trois des conjurés les plus évidents, subirent seuls une condamnation à
quelques années de captivité tous les autres étaient absents où absous. La
justice, au lieu de remonter, descendit sur les têtes les plus infimes, comme
si elle eût craint, en cherchant trop haut, de-rencontrer des coupables dont
les noms auraient donné trop de popularité et trop de dignité à la causé ;
ils purent renouer impunément dans l'ombre la série des conspirations civiles
et militaires, dont les membres coupés çà et là, pendant deux ans, laissaient
en périssant les têtes inviolables dans les ventes directrices à Paris. XX Un
autre complot, moitié spontané, moitié provoqué par l'astuce des
provocateurs, celui du lieutenant-colonel Caron, se rattacha peu de jours
après au complot de Belfort. Caron était un de ces mécontents de l'armée
impériale licenciée attendant avec impatience dans l'oisiveté de leur
résidence qu'une révolution militaire leur rendît les grades, la fortune,
l'ascendant dont ils avaient joui dans les camps de Napoléon, et dont la
privation par la paix générale leur semblait une déchéance et une injustice
du sort. Ces parvenus des champs de bataille, bien que le trésor public
s'épuisât à leur payer la juste indemnité de leur sang, ne pardonnaient pas
aux Bourbons la réduction forcée de l'armée et le désarmement de la France.
Instruments toujours prêts pour la main des factions civiles, ils s'offraient
à tous les partis, même aux républicains, pour relever avec leur épée une
liberté qu'ils avaient abattue pendant vingt ans sous la tyrannie du pouvoir
militaire, et dont ils ne redevenaient les partisans suspects et insensés que
depuis que cette liberté se proclamait l'ennemie des Bourbons. Cet officier
visitait assidûment dans la prison de Colmar le colonel Pailhès, qui y était
détenu en attendant le procès de Belfort, et M. Bûchez, qui préludait alors
aux doctrines et aux dévouements républicains qui l'ont rendu célèbre depuis
par sa constance et par sa modération. Caron, qui voulait renouer sous sa
main les tronçons rompus de la conspiration de Belfort, mais qui n'avait ni
la prudence, ni la discrétion, ni la temporisation d'un véritable
conspirateur, s'occupait avec plus de bruit que de mesure d'un, plan
d'évasion de ses amis. Pressé d'accomplir ce dessein et de tenter à Colmar
une explosion plus heureuse que celle de Belfort, il laisse facilement percer
ses plans. La police militaire, qui les soupçonne, veut les mûrir, et les
mener plus vite pour les faire avorter plus sûrement. Elle, ordonne à
quelques sous-officiers abordés par Caron de simuler le dévouement absolu à
sa cause. Ces sous-officiers, par l'ordre de leurs chefs, l'assurent du
concours de leurs camarades. Le jour est fixé entre le colonel et ses faux
complices pour enlever un régiment de chasseurs à cheval et pour amener les
escadrons à un rendez-vous à un quart de lieue de la ville, où Caron doit les
attendre pour en prendre le commandement et les conduire à travers l'Alsace
afin d'insurger les villes, les villages et les garnisons. Le crédule
officier n'entrevoit aucun piège dans une si complaisante et si unanime
insurrection il se rend armé et revêtu de son uniforme au poste indiqué.
L'escadron, dressé par ses chefs à cette comédie d'insurrection, monte à
cheval, sort de Colmar à l'heure convenue aux cris de « Vive Napoléon Il »
rencontre Caron, qui le harangue et qui en prend le commandement ; le suit de
village en village sur la route de Mulhouse pour connaître ses complices en
les provoquant ainsi au soulèvement, ne rallie personne, et finit par arrêter
comme un embaucheur le chef de sa feinte insurrection. On le ramène désarmé
et garrotté sur une charrette au cri de Vive le roi ! à Colmar,
et il est traduit, quoique licencié du service, devant un tribunal militaire
à Strasbourg. Le général Foy s'élève en vain, dans la chambre des députés,
contre une forme de jugement qui enlève un citoyen à ses juges naturels, et
contre une provocation perfide et lâche qui punit de mort un coupable du
crime qu'on a préparé sous sa main. Le colonel, condamné à mort par le
conseil de guerre, est fusillé derrière un bastion de la citadelle, et les
officiers et les soldats de l'escadron qui l'ont entraîné au piège reçoivent
en grades, en avancements et en or le prix du sang et de la trahison ! XXI D'autres
supplices expiaient a Marseille et à Toulon d'autres conjurations avortées
des carbonari militaires. A Paris, un sous-officier du 45° régiment, nommé
Bories, présenté à M. de La Fayette, travaille son régiment, et enrôle
quelques camarades dans le carbonarisme. Ces jeunes gens, dirigés sur la
garnison de la Rochelle, reçoivent avant de quitter Paris les encouragements
et les instructions des chefs occultes du comité insurrectionnel. Avertis
d'un prochain mouvement qui doit éclater à Saumur, et qu'ils ont ordre de
seconder, ils ont sur la route de la Rochelle des entrevues mystérieuses avec
un officier d'artillerie nommé Delon, qui leur annonce l'ajournement du
complot. Trahis par un de leurs complices au moment où ils se concertaient
avec les émissaires du général Berton pour enlever Saumur, ils sont arrêtés.
On trouve sur eux les cartes découpées en deux et les poignards, signes de
leur enrôlement dans la vente, qui, leur ont été remis par Larèche,
intermédiaire 'de La Fayette. On remonte par les aveux de quelques-uns
d'entre eux jusqu'aux instigateurs de Paris. Le sergent Bories et le
capitaine Massias sont convaincus d'avoir eu des relations avec La Fayette
lui-même, mais ils gardent un silence stoïque sur la nature de ces relations.
L'organisation entière du carbonarisme français militaire et civil apparaît
enfin dans les accusations de M. Marchangy. L'air est plein de conspirations,
de machines, d'instruments de complot, mais le comité qui les souffle et qui
les meut reste invisible, quoique évident. L'intrépide Bories revendique pour
lui seul le crime et la mort ; elle est prononcée par les juges contre lui et
contre trois des sous-officiers complices de sa faute et de son silence. Les
quatre condamnés adolescents, dont l'enthousiasme, la séduction, la jeunesse,
sont tout le crime, se jettent dans les bras les uns des autres et
s'entre-consolent de mourir, en envoyant des regrets à leurs mères et en
jetant leur sang à la liberté ! La nuit, les flambeaux, les sanglots des
spectateurs, ajoutent à l'horreur et à la pitié de cette tragédie. Le
tribunal prononce entouré à son insu des complices des quatre victimes. Douze
mille carbonari des ventes de Paris jurent aux condamnés de les enlever au
supplice en se rangeant derrière la haie des gendarmes qui doivent border les
rues, et en poignardant chacun un des exécuteurs de la sentence. D'autres
tentent de corrompre le directeur de leur prison et de les faire évader à
prix d'or. Le directeur, qui veut assurer, en fuyant avec ses prisonniers, le
sort de sa famille, demande soixante-dix mille francs pour leur rançon. On
porte ces propositions à M. de La Fayette elles sont acceptées. Les carbonari
se cotisent, les soixante-dix mille francs sont portés en or à celui qui
répond des portes du cachot. La police, avertie, surprend les libérateurs au
moment où ils comptent l'or au geôlier. Les carbonari de la capitale en
reviennent au plan de délivrance à force ouverte ; ils conviennent de se
grouper en masse irrésistible aux abords de la place de Grève, d'entourer les
chars, de couper les liens, de disperser les soldats, de noyer les quatre
martyrs dans la foule, de les déguiser sous des costumes d'emprunt, de leur
préparer, de leur assurer des moyens de fuite hors de France. Le colonel
Fabvier, ancien aide de-camp de Marmont, le plus obstiné et le plus
aventureux des conspirateurs de l'armée, dirige ces tentatives de salut et
s'y dévoue à nom et à visage découverts. On transporte Bories et ses
compagnons de supplice à la Conciergerie. On les enferme dans des cachots séparés,
témoins de l'agonie civique des Girondins. Ils s'entretiennent ensemble à
haute voix à travers les murs. L'un d'eux s'endort ; son voisin de cachot le
réveille « Tu es bien pressé, lui crie-t-il ; dans deux heures ne
dormirons-nous pas tous ensemble ? Entretenons-nous du moins jusque-là. » XXII Les
deux heures écoulées, ils montèrent chacun dans une des charrettes qui
devaient les porter à l'échafaud. Une foule immense encombrait derrière la
haie des troupes les rues, les ponts, les places que le cortège avait à
traverser. Les condamnés, pleins d'une secrète espérance, promenaient leurs
regards sur cette foule, ne doutant pas qu'elle ne fût pleine de leurs
complices, et que des milliers de cœurs n'y battissent de pitié,
d'indignation, de vengeance pour eux. Ils croyaient à chaque mouvement de ce
peuple voir des milliers de bras se lever pour leur délivrance. Aucun ne se
leva ; ces innombrables carbonari dont leur supplice était la condamnation et
la honte, et qui s'étaient promis dans 1'ombre de leurs réunions de ne pas
laisser s'accomplir impunément la mort de leurs victimes, s'évanouirent comme
il arrive toujours à tous les conspirateurs isolés devant le danger
individuel chacun, comptant sur un autre ou se défiant de son voisin,
s'enferma dans sa demeure ou feignit l'indifférence à l'heure de l'explosion
et du dévouement. Ces sociétés secrètes subirent immobiles en impuissance et
en lâcheté le contre-coup de la hache qui trancha les quatre têtes de leurs
jeunes martyrs. XXIII Leur
sang n'éteignit pas le foyer des conspirations militaires que le comité
directeur fomentait maintenant dans l'Ouest, bien que les départements
voisins de la Vendée fussent la partie de la France où la maison de Bourbon
comptait le plus de partisans dans le peuple. C'était la aussi qu'elle
comptait les ennemis les plus implacables. Les guerres civiles sèment les
longues haines dans les populations. Vingt ans passés sur ces haines des
bleus et des blancs n'en avaient pas effacé les traces et les souvenirs.
C'était là qu'un plus grand nombre d'émigrés ou de victimes des échafauds de
la suite des guerres civiles avait laissé une plus grande masse de
confiscations et de dépouilles à distribuer entre les acquéreurs de biens
vendus des proscrits. Ces acquéreurs de domaines nationaux enlevés à l'Église
et aux émigrés formaient, dans ces départements surtout, une caste inquiète
sur la conservation de ses richesses acquises à vil prix, possédées avec
crainte, et dont elle ne croyait jamais jouir avec sécurité tant que les
premiers des émigrés, les Bourbons, occuperaient le trône et méditeraient la
restitution à leurs partisans des foyers et des terres perdus par fidélité à
leur dynastie. Rennes, Brest, Saint-Brieuc, Saint-Malo, Angers, Saumur,
Nantes, surtout, étaient des foyers auxiliaires des ventes de Paris. Nulle
part les régiments cantonnés dans les provinces n'y étaient travaillés avec
plus d'activité par les carbonari civils, et entretenus dans un état de
conspiration plus permanent par les ventes centrales et directrices de Paris.
Déjà, à l'époque du soulèvement prémédité à Belfort et du voyage de M. de La
Fayette et de ses complices d'opinion en Alsace, un mouvement simultané avait
été convenu à Saumur entre le lieutenant d'artillerie Delon, le général
Berton et le comité insurrectionnel de Paris. Ce mouvement, arrêté à temps
par l'avortement de celui de Belfort, conservait tous ses éléments
d'explosion ; et le comité directeur le provoquait avec plus d'instance, pour
réparer par une victoire éclatante la défaite de ses plans en Alsace et à
Nantes. Il embrassait une immense étendue de provinces, de villes et de
garnisons. Le général Berton en avait brigué et arraché plutôt que reçu le
commandement des meneurs politiques de Paris. Ce comité, qui se défiait non
de l'ardeur mais de la prudence de Berton, lui avait préféré le général Pajol
; mais Berton, devançant les ordres, s'était élancé d'abord à Nantes, puis
dans les environs de Saumur, et était parvenu à se faire reconnaître pour
chef militaire par les nombreux conjurés de l'Ouest. Un conseil d'action
composé de trente commissaires des sociétés secrètes et des ventes de ces
départements s'était réuni le 17 février chez un médecin nommé Caffé, dans le
voisinage de Saumur ; il avait été unanimement convenu que Berton, revêtu de
l'uniforme de général, escorté de tous les membres des associations
révolutionnaires, paraîtrait à cheval sur la place le jour où le marché
attire la foule des paysans à Saumur, qu'il appellerait à lui l'école de
cavalerie et un détachement du 44e régiment, dont plusieurs officiers,
sous-officiers et soldats étaient d'avance initiés au mouvement ; qu'il
ferait occuper le château par la garde nationale de Saumur, dévouée presque
unanimement à la cause commune ; qu'il proclamerait la déchéance des Bourbons
et le règne de la liberté ; et que, formant une colonne insurrectionnelle des
élèves de l'école de cavalerie, du détachement du 44e régiment et des
volontaires de la ville et des campagnes, il marcherait rapidement sur Angers
pour surprendre cette ville et pour enlever la garnison. Après cette
décision, le conseil se sépara et subordonna les détails d'exécution à un
comité de dix membres plus constamment rapprochés du général Berton et plus
aptes à modifier ou a compléter les résolutions au gré des circonstances. XXIV Mais à
peine le conseil était-il dispersé, que le comité d'exécution changea le plan
et décida que la petite ville de Thouars serait le point de départ du
mouvement, et que le général, groupant d'abord autour de lui les conjurés des
campagnes, marcherait à leur tête sur Saumur, où l'exemple d'une insurrection
déjà en armes forcerait plus certainement les portes et enlèverait plus
irrésistiblement les troupes. Le général Berton, indifférent au moyen, pourvu
qu'il signalât sa haine contre les Bourbons et qu'il se vengeât des
persécutions dont il se disait la victime, se plie à ces injonctions du
comité d'action, se rend à Thouars, y est accueilli en libérateur, se
concerte avec le commandant de la garde nationale initié d'avance au complot,
fixe au 24 février le jour du soulèvement, appelle à Thouars à, l'heure
convenue les conjurés des villages voisins et les commissaires des comités
éloignés, revêt son uniforme, monte à cheval, fait sonner le tocsin, arbore
le drapeau .tricolore, arrête les autorités royalistes, adresse des
proclamations à l'armée et au peuple, fait répandre qu'un gouvernement
composé du général La Fayette, du général Foy, du général Demarçay, de
Benjamin Constant, de M. d'Argenson, de M. de Kératry, tous noms populaires
dans l'Ouest, est installé a Paris ; puis il marche à la tête de quelques
centaines d'hommes fanatisés ou trompés sur Saumur. XXV Cette
-faible colonne étonne les contrées qu'elle traverse -sans les soulever, le
vide se fait autour d'elle, lé bon sens du peuple lui défend de comprendre
comment une révolution accomplie à Paris aurait besoin d'une centaine de
gardes nationaux de Thouars pour contraindre la ville et les troupes de
Saumur à la reconnaître. Quelques gendarmes, courant au galop vers la ville,
par des chemins détournés, vont avertir les autorités. Berton, en arrivant au
-pont sur la rivière qui coule sous les remparts de Saumur, trouve le passage
barricadé et un détachement de l'école de 'cavalerie en bataille en face de
lui ; il parlemente, il perd la nuit en colloques impuissants avec les
citoyens et les soldats qui défendent les portes. Le commandant du château
envoie un détachement d'infanterie et une pièce de canon pour renforcer la
défense, le sous-préfet ordonne de charger les bandes de Berton, la ville
reste immobile et neutre malgré les serments tant de fois prêtés par les
conjurés. Berton, convaincu de l'avortement de l'entreprise, donne le signal
de la retraite, et sa colonne, dispersée à sa voix dans les ténèbres,
s'évanouit comme le fantôme d'une révolution qui avait agité la nuit d'une
ville en ne laissant d'autre trace, après le réveil, que des fugitifs, des procès
et des échafauds. XXVI Cependant
Berton, consterné, mais non découragé par sa déroute, s'était réfugié plein
de honte et de colère dans un asile secret du département des Deux-Sèvres.
Delon, son mauvais génie et l'infatigable promoteur de nouvelles trames,
connaissait le lieu de sa retraite ; il informe le général de l'arrivée à la
Rochelle d'un régiment infesté de ventes séditieuses, et prêt à prêter ses
baïonnettes à de nouvelles tentatives de révolution. Les conspirateurs, comme
les émigrés, ont les crédulités de la passion, parce qu'ils ont les délires
de l'impatience. Berton avait un motif de plus pour tout croire et pour tout
tenter. Aussi malheureux que malhabile dans son expédition de Thouars, ses
complices l'accusaient en outre de lâcheté pour avoir ramené sa colonne sans
avoir ni tiré ni reçu un coup de feu. Ce reproche, calomnie inique des partis
vaincus, qui cherchent des excuses pour eux-mêmes dans les accusations contre
leur chef, était intolérable à Berton il voulait réhabiliter son caractère
même dans son sang. En vain les officiers le plus compromis avec lui dans la
nuit fatale de Saumur et Delon lui-même s'étaient-ils embarqués secrètement à
la Rochelle pour gagner la côte d'Espagne, Berton s'obstina à rester et à
renouveler, a tout hasard, le coup de main que les carbonari de Paris et de
l'Ouest lui demandaient comme une revanche de Saumur. Il épiait l'occasion,
caché dans les marais de Rochefort. L'arrivée
à Saumur d'un régiment de carabiniers qu'on lui dépeignit comme un corps
d'élite vendu secrètement aux carbonari ; les sollicitations de quelques
chefs de cette secte des environs de Saumur, qui revenaient de Paris, où ils
avaient pris, disaient-ils, les ordres de La Fayette, et assisté dans sa
maison à des réunions clandestines ; la connivence assurée d'un maréchal des
logis du régiment de carabiniers, nommé Woelfeld, accrédité auprès de Berton
par les amis de La Fayette ; quelques entretiens secrets.de Berton et de ce
sous-officier, qui lui répondait de son régiment, avaient décidé le général à
précipiter le mouvement. Une dernière rencontre, pour concerter le plan et
pour fixer l'heure, avait été assignée, dans une maison de chasse dans les forêts
au bord de la Loire, entre Berton, ses principaux complices, Woelfeld et
quelques-uns de ses camarades engagés en apparence par lui dans le complot.
Berton, avec cette naïveté crédule qui avait livré le colonel Caron aux pièges
les plus grossiers de la police, et qui caractérise souvent les conspirateurs
militaires, court les yeux fermés à sa perte. Pendant que le général,
accompagné seulement d'un négociant du pays, nommé Baudrillet, attend sans
soupçon, dans la maison de chasse, l'arrivée des chefs carbonari de la
contrée qui doivent assister à l'entrevue, le maréchal des logis Woelfeld
arrive suivi de quatre sous-officiers de son régiment armés de sabres, de
pistolets et de carabines, reconnaît les lieux, monte dans la salle où
Berton, désarmé, se reposait sur un lit de camp avec Baudrillet, présente ses
camarades au général comme des hommes dévoués a son entreprise, inspire
confiance aux deux conspirateurs et boit avec eux le vin de l'hospitalité.
Puis, changeant tout à coup de rôle, il les arrête au nom du roi, les retient
couchés en joue et immobiles sous les carabines de ses quatre camarades,
redescend lui seul dans la cour de la maison isolée, s'embusque le fusil à
l'épaule dans l'avenue, étend mort à ses pieds le premier des conspirateurs
qui arrivait à cheval au rendez-vous assigné par Berton fait fuir les autres
au bruit de son coup de feu, se barricade dans la maison en attendant un
détachement de carabiniers averti d'avance de sa ruse et de sa proie, leur
liure Berton et Baudrillet, et les ramène garrotés et demi-nus au cri de Vive
le roi ! à bas les bonapartistes ! dans la prison de Saumur. Berton
soutint son revers avec intrépidité. Baudrillet déclara qu'il était allé à
Paris recevoir les instructions du comité directeur, chez M. de La Fayette,
et que ce chef de parti avait dit à Grandmenil, un des témoins de cette
entrevue., en lui serrant la main : « Allons, courage ! »
Réprimandé bientôt pour cet aveu par un de ses compagnons de prison,
Baudrillet s'était rétracté et avait soutenu ne pas connaître le général La
Fayette, il avait prétendu qu'on l'avait trompé à Paris, en lui faisant voir
à la place de La Fayette un homme de convention destiné à jouer son rôle ; il
avait dépeint ce faux La Fayette sous les traits d'un homme obèse, velu,
sanguin, de taille épaisse et courte, d'âge jeune ou à peine mûr, de
chevelure touffue et noire, au lieu de l'apparence presque sénile, de la
taille élevée, du visage pâle, de la perruque blonde, de l'attitude voûtée,
véritables traits de La Fayette vieilli. Cette ruse désarmait la justice de
preuves matérielles de la complicité de La Fayette. On ne désirait pas
rencontrer si haut des coupables, on craignait d'illustrer des échafauds ; le
procès fut lent, acerbe, mémorable par le nombre des accusés. Berton y livra
généreusement sa vie pour épargner autant qu'il était en lui celle des
victimes de ses témérités. Six des
principaux moteurs du mouvement furent condamnés à mort. La duchesse
d'Angoulême, implorée par. les femmes ou les mères des coupables, obtint du
roi la grâce de quatre d'entre eux ; Berton et le médecin Caffé, qui lui
avait donné longtemps asile, et qui lui avait remis dans les mains les fils
de la conjuration, furent seuls sacrifiés en exemple à l'extinction de la
secte des carbonari. L'infortuné médecin, homme digne d'un meilleur sort par
ses qualités privées, et coupable seulement de trop d'ardeur pour la liberté,
prévint le supplice par le suicide. Pendant que le prêtre appelé au chevet de
son lit pour l'exhorter à la résignation accomplissait son pieux ministère,
Caffé, soulevant sa couverture et la ramenant sur son front comme pour cacher
des larmes, s'ouvrit sans bruit les veines et laissa en silence couler sa vie
avec son sang ; le râlement de l'agonie avertit seul le prêtre du suicide de
son prisonnier, et' en relevant le drap, il ne trouve plus qu'un cadavre. XXVII Berton brava l'échafaud et mourut en criant « Vive la France et la liberté Les procès et les supplices continuèrent à consterner et a ensanglanter pendant plusieurs mois les provinces de l'ouest et de l'est de la France et à dévorer des victimes obscures, pendant que les chefs des ventes, des comités insurrectionnels et des sociétés centrales de Paris coupaient par le mystère les fils de complicité qui pouvaient remonter jusqu'à eux, défiaient audacieusement les accusations, et s'indignaient du haut de la tribune de soupçons qu'ils renvoyaient à la calomnie. Cette hypocrisie de légalité et d'innocence, que les principaux membres de ces conspirations occultes affectaient à la face du gouvernement de la France et de la postérité, corrompait la conscience de la jeunesse libérale et la liberté même. Les hommes qui se masquent se dégradent du plus noble attribut de la vérité, la franchise. La plupart de ceux qui trempèrent alors dans ces sourdes machinations de sectes souterraines y contractèrent des habitudes de dissimulation, de patriotisme soumis, de pensées à l'ombre, de duplicités d'opinion, d'audaces couvertes et d'apostasies publiques qui sont le contraire du véritable civisme. La liberté, qui est une vertu, veut être servie par des vertus et non par des vices. L'obscurité est un vice dans les luttes d'opinion. Quand on veut défendre la liberté, il faut avoir le courage de l'avouer et de mourir pour elle. Les chefs et les députés des ventes de Paris, dont l'histoire nous révèle aujourd'hui les trames sous les voiles du carbonarisme qu'ils avaient importé de Naples et de Madrid, agitaient stérilement leur patrie en cachant la main qui remuait les sectaires. Ils la dépravaient aussi à leur insu, en apprenant à la vérité et à la vertu les ténèbres, les manœuvres, les pratiques du mensonge et du crime ; ils creusaient de leurs propres mains les catacombes où des conjurés plus pervers et plus radicaux devaient ensevelir leurs trames contre la liberté elle-même ; ils formaient les cadres, ils recrutaient les camps des conspirations. Ils accusaient quelquefois avec raison le jésuitisme de dissimuler, de manœuvrer, de mentir, de faire de la plus sainte des choses humaines, la religion, une sorte de conspiration de Dieu, et ils faisaient eux-mêmes de la liberté une secte de zélateurs de l'humanité, une conspiration de coupables se défendant de leur pensée comme d'un crime. Ce n'est pas ainsi qu'on sert Dieu, ce n'est pas ainsi qu'on sert les hommes. Monk et Marat se cachent, l'un dans ses hypocrisies, l'autre dans son souterrain, pour vendre, celui-ci la liberté, celui-là le sang de sa patrie. Sidney se montre, meurt en plein jour pour elle et fonde la constitution libre de son pays. Voilà la vraie conspiration, parler et mourir dans son droit à la face de la tyrannie. Toute autre est impuissante ou criminelle, parce qu'au lieu de s'avouer elle dissimule, et qu'au lieu de combattre elle s'enfouit. La liberté et la moralité publiques en France expient encore et expieront longtemps cette erreur des bonapartistes, des libéraux de l'opposition de ce temps. Chez les hommes jeunes, comme M. de Corcelles et ses complices de secte, la jeunesse, la parenté, l'inexpérience, l'ardeur, la déférence pour l'autorité morale des hommes plus mûrs, la gloire de servir une cause populaire et républicaine, sous un homme dont le nom était le synonyme de popularité et de république, jusqu'au jour où il perdit l'une et l'autre en les abjurant devant un usurpateur du trône, pouvaient excuser cette erreur ; mais chez un chef de parti comme M. de La Fayette, vieilli dans les épreuves et dans les leçons de la politique, ces conspirations étaient plus qu'une erreur, elles étaient un contre-sens à sa cause, et une corruption de la liberté. |