Portrait du duc de
Berri. — Louvel ses antécédents, sa monomanie de régicide. — Il se décide à
frapper le duc de Berri. — Nuit du 13 février. — Assassinat du duc à l'Opéra
; son agonie. — Douleur de la famille royale. — Consternation de l'opinion. —
Récriminations contre M. Decazes. — M. Clausel de Coussergues l'accuse de
haute trahison. — Violents débats ; intrigues de palais. — Madame du Cayla ;
son origine ; sa faveur. — Le vicomte de La Rochefoucauld. — Chute de M.
Decazes appréciation de sa carrière politique.
I Le duc
de Berri était le second fils du comte d'Artois, l'enfant de prédilection de
la famille royale, le seul espoir de perpétuité directe de sa race sur le
trône par la stérilité de l'union de la duchesse d'Angoulême. Sa grâce était
dans son cœur plus que dans sa nature. Petit de taille, large d'épaules,
brusque de mouvement, le visage osseux, le front court, les sourcils touffus,
le nez retroussé, les lèvres épaisses, l'expression turbulente, sa
physionomie ne révélait son intelligence et sa bonté qu'en s'ouvrant par le
sourire. Alors, dans la pénétration franche et cordiale du regard, dans la
contraction fine des paupières, dans le pli de la bouche, dans l'abandon du
geste, qui offrait le cœur avec la main, dans le timbre bref et sincère de la
voix on retrouvait le prince, on devinait l'esprit, on sentait le soldat, on
palpait le cœur. Ce prince avait pour vertu le vieil honneur. Il en avait été
nourri par cette noblesse errante et chevaleresque qui avait suivi son père
dans ses exils et qui portait avec lui dans toute l'Europe les légèretés, les
préjugés, les vices aimables, mais aussi les fidélités et les religions d'un
autre temps. L'esprit précoce, les saillies inattendues, la fougue juvénile
du duc de Berri, en contraste avec la gravité modeste et la timidité maladive
de son frère aîné le duc d'Angoulême avaient fait de bonne heure les délices
et les amusements de la cour exilée. Il avait ces défauts qui sont le luxe
des riches natures et qui font augurer les grandes qualités. On les lui avait
trop pardonnés dans sa famille et dans sa domesticité pour qu'il ne s'en fît
pas lui-même une gloire. Ces défauts cultivés étaient ainsi devenus des
habitudes. Il était de ces jeunes hommes à qui on pardonne tout et qui
finissent par se croire admirés pour ce qu'on 'leur pardonne. Du reste,
constant en amour, solide en amitié, aspirant aux armes, impatient de gloire,
s'il n'en avait pas acquis sur les champs de bataille, ce n'était pas sa
faute, mais celle de sa destinée, qui le condamnait à l'inaction. Après avoir
rivalisé d'ardeur avec le duc d'Enghien a l'armée de Condé, le désarmement de
l'Allemagne l'avait rejeté à Londres. Il y avait vécu dans l'obscurité et
dans le mystère d'un attachement durable pour une étrangère qu'il avait,
disait-on, irrégulièrement épousée. De cette union fidèle, quoique cachée,
étaient nées deux filles. Il les aimait ouvertement d'une tendresse de père.
Entouré de ces affections et de quelques gentilshommes, ses camarades
d'ancienne cour et d'armée de Condé, il occupait ses loisirs des arts de la
main et de l'esprit pour lesquels il avait la noble passion de François Ier.
Il n'allait à Hartwell, séjour du roi exilé en Angleterre, que dans ces rares
occasions où le prince appelait autour de lui sa famille pour concerter une
politique d'expectative devant l'Europe. La
chute de l'empire avait rouvert le monde de l'action au duc de Berri. Il
avait été choisi par Louis XVIII et par le comte d'Artois son père pour les
rôles militaires auxquels sa jeunesse, sa bravoure, sa rudesse naturellement
soldatesque, son mouvement et son feu semblaient l'avoir destiné. On voulait
présenter en lui à la France et à l'armée quelque ombre vivante de Henri IV.
Bien que le jeune prince en eût le sang et le cœur et qu'il dût, hélas en
avoir la mort, il n'en avait ni la grâce ni la séduction. Il s'était trompé
d'accent en parlant à l'armée. Il avait pris le ton de maître et de frère
d'armes devant ces vainqueurs du monde, compagnons d'un héros, sacrés par le
fer de tant de batailles, aigris par leur défaite et devenus d'autant plus
susceptibles qu'ils étaient plus malheureux et plus humiliés. De là des
scènes militaires fâcheuses entre le prince et les vieux soldats de
Bonaparte, et une impopularité de caserne qui avait contristé amèrement le
duc de Berri et qui l'avait rejeté dans les distractions par dégoût des
camps. Il s'effaçait à la cour il avait des opinions libérales ; il
s'étudiait, pour se rendre agréable à la nation et pour se réconcilier avec
l'armée, à se séparer des étiquettes surannées de sa famille, à dédaigner les
vieilleries de l'ancien régime, à respirer l'air nouveau. Il s'entourait des
artistes les plus populaires, il se montrait dans les fêtes du peuple, il
recherchait le plaisir, il affectait de couvrir ses amours éphémères pour une
fille de théâtre d'un voile qui laissât percer la légèreté de la jeunesse. Il
aimait a plaire aux Français même par leurs vices. II Le roi
l'avait marié en 1816 avec la princesse Caroline, fille du prince royal de
Naples, afin de consolider la maison de Bourbon sur les trois trônes qu'elle
occupait en Italie, en Espagne et à Paris, et de montrer à la France des
héritiers de la race royale, qu'on n'espérait plus de la duchesse
d'Angoulême. Deux filles, dont l'une morte peu de temps après sa naissance,
avaient attesté la fécondité de cette union. Les jeunes époux vivaient
heureux de leur amour mutuel et faisaient espérer à la France des princes,
gages de perpétuité pour la monarchie. Ils oubliaient le monde et en étaient
oubliés dans une félicité intérieure pleine de tendresse et de sécurité. Mais le
crime ne les oubliait pas. Il y
avait alors dans Paris un homme perdu parmi la foule, le plus invisible à
l'œil de ses semblables, ouvrier banal dans une de ces professions
subalternes qui participent de la domesticité publique, et qui vivent d'un
salaire cherché de ville en ville chez les maîtres de leur métier. Cet homme
se nommait Louvel. Il était né à Versailles d'une famille de merciers
revendeurs, trafic de détail nécessaire au peuple. Il avait perdu ses parents
de bonne heure une sœur qu'il aimait et qui lui avait servi de mère vivait et
veillait encore sur lui à Versailles. C'était le seul être avec lequel Louvel
eût un lien de tendresse sur la terre. Il avait alors trente-deux ans.
C'était un homme petit de taille, grêle de membres, maigre de consomption
intérieure, jaune de bile, pâle, d'une constante émotion, dur de regard,
pincé des lèvres, tendu, concentré et soupçonneux de physionomie ; une image
du fanatisme roulant dans une tête étroite une pensée mal comprise et
souffrant jusqu'à ce que sa main fatale l'ait déchargé, par un crime, du
poids et du martyre de son idée. Louvel,
né quatre ans avant la république, avait reçu cette espèce d'éducation
romaine que la Convention et le Directoire faisaient donner alors en commun
aux enfants du peuple, au milieu des cérémonies populaires et des fêtes
philosophiques. Là, des spectacles, des discours et des hymnes enlevaient
l'âme des enfants au culte chrétien, et s'efforçaient de les enflammer pour
la raison, pour la patrie et pour la liberté. Il en était resté en lui un
long et fort retentissement. Il avait suivi plus tard, par un besoin de foi
inhérent à sa nature réfléchie, le culte des théophilanthropes, sorte de
déisme populaire, mis en morale et en spectacle par le directeur Lareveillère-Lépeaux.
Les sources de ses idées paraissent avoir surgi de ces deux impressions de
son enfance le dévouement fanatique à la révolution et le zèle aveugle pour
la patrie. D'autres idées aussi ardentes, telles que la vanité nationale,
l'enthousiasme pour la conquête et pour Napoléon, ce dieu des armées, la
gloire soldatesque, la religion de caserne, semblent avoir ajouté, à ces
premières impressions toutes révolutionnaires, d'autres éléments confus et
incohérents. Les revers de nos armées, la chute de leur chef, le retour des
Bourbons, l'horreur de la contre-révolution, l'humiliation de la patrie sous
les pas de l'étranger, y mêlèrent des principes de colère et de désespoir qui
fermentèrent jusqu'à la haine et jusqu'à l'explosion dans cette âme
solitaire. III Louvel,
errant de ville en ville, d'Italie en France, de France à l'île d'Elbe
pendant l'exil de son héros, roulait partout dans sa pensée le pressentiment
d'un crime. Il ne le révélait -néanmoins à personne, pas même à ceux qu'il
croyait servir un jour en l'accomplissant. Laborieux, toujours taciturne avec
ses camarades de travail, se refusant à toutes les sociétés et à toutes les
débauches qui délassent et pervertissent dans leur loisir les hommes de sa
profession, il se renfermait en lui-même, lisant et ruminant les livres, les
journaux, les chants populaires, dans lesquels les publicistes de la
révolution, les pamphlétaires libéraux et les poètes napoléoniens
s'associaient alors dans une ligue hétérogène, pour exalter à la fois la
république, l'empire, la liberté, et pour tourner contre les Bourbons tous
les cœurs, tous les esprits, toutes les haines et tous les mépris du peuple.
Il avait besoin de haïr, et il ne savait qui frapper. Déjà,
en 1814, au moment où le roi et sa famille devaient débarquer à Calais, du
vaisseau qui les rapportait en France, Louvel s'était rendu de la Rochelle à
Calais, dans l'intention de tuer le roi, ou le premier des princes qui lui
tomberait sous la main. Ainsi, un coup de poignard attendait à son insu Louis
XVIII à son premier pas sur le sol de ses pères. Un hasard ou une hésitation
de Louvel l'avait sauvé. Il avait été étonné de l'enthousiasme populaire qui
éclatait à l'aspect de la famille royale. Il était revenu à Paris pour se
distraire, disait-il, de la pensée de meurtre qui l'obsédait. Plus on étudie
le criminel, plus on voit que le crime est une maladie de la raison. «
J'hésitais quelquefois, dit Louvel lui-même en analysant sa propre perversité
je me demandais si je n'avais pas tort. Mais je ne pouvais supporter l'entrée
des étrangers. Je voulais voyager pour déplacer mon âme. J'allai à Chambéry
j'en partis quand on m'annonça l'arrivée de Bonaparte à Grenoble je voulais
savoir ce qu'il en était si le comte d'Artois s'était trouvé à Lyon, je
l'aurais tué. Je revins à Paris avec les équipages. Après le départ de
l'empereur, les mêmes pensées me reprirent. J'allai à la Rochelle, j'y
achetai un poignard, je revins à Versailles, j'y fus employé aux écuries de
la cour depuis ce moment, je ne cessai de m'occuper des moyens d'accomplir
mon projet, à Versailles, a Saint-Germain, à Saint-Cloud, à Fontainebleau ;
j'allais aux chasses, sans le dire à ma sœur. Pour m'en ménager le loisir, je
faisais mon travail les autres jours je portais toujours un poignard sur moi,
quand je supposais que je pourrais rencontrer un Bourbon mais j'avais résolu
de commencer par le duc de Berri, parce que c'était la souche ! Après lui, je
voulais tuer le duc d'Angoulême, puis le comte d'Artois, puis le roi, puis
tous ! Cependant, je m'arrêterais peut-être après le roi les seuls coupables
sont ces princes en particulier qui ont porté les armes contre leur pays. Je
ne suivais pas seulement les princes aux chasses : depuis trois ans, je rôdais
presque tous les soirs autour des spectacles où je supposais que le duc de
Berri pourrait assister. Pour le savoir, je lisais les affiches, car je
conjecturais où il irait par la qualité des pièces. Quand j'allais autour de
l'Opéra et qu'il n'y était pas arrivé à huit heures, je me retirais. Je le
suivais dans les églises, dans l'espoir de l'approcher et de le frapper. La
foule et les gardes m'ont constamment écarté. » IV Telle
était la vie de cet homme, chez lequel s'étaient incarnées en une haine
vivante, sans distraction, sans sommeil et sans pitié, toutes ces haines
éparses et contradictoires, que la république, l'empire, le fanatisme
prétorien, la liberté, le ressentiment national, le préjugé, l'animosité, la
perfidie des partis, des journaux et des pamphlets, avaient répandues comme
un miasme populaire contre les Bourbons. Ce miasme, respiré par tous, devait
donner le vertige à un seul c'était lui. V Cependant
le duc et la duchesse de Berri, uniquement occupés de leur bonheur, étrangers
à toute faction politique, se livraient, avec l'entraînement de leur
caractère et de leur âge, aux plaisirs et aux fêtes que le carnaval
multipliait dans les derniers jours de l'année théâtrale a Paris. Aimés et
populaires parmi ce monde de l'art de la musique et de la danse, qui prolonge
les nuits de l'Opéra jusqu'au jour, ils aimaient à jouir de cette popularité.
Ils résolurent d'aller ensemble, le 13 février, au théâtre royal ils n'y
avaient pas paru les jours précédents. Légers et curieux l'un et l'autre
d'amusements, on pouvait présumer qu'ils ne laisseraient pas passer cette
saison de fêtes sans s'y montrer. Pendant qu'ils souriaient en idée aux
délassements du soir et qu'ils s'occupaient de leur toilette et des
déguisements de ces nuits, l'assassin, qui observait leur porte et qui lisait
jusque dans la pensée de ses victimes, conjecturait de son côté que l'attrait
du plaisir allait lui livrer sa proie. VI Déjà,
la veille et l'avant-veille, il avait épié les portes de l'Opéra. Le
dimanche, il se leva plus tôt qu'à l'ordinaire, avec cette hâte matinale d'un
homme qui sent la certitude et la joie d'un crime comme les autres sentent
l'approche d'un bonheur. Il déjeuna lentement chez son hôte habituel, dans sa
rue, et s'entretint nonchalamment avec ses compagnons ordinaires de table
puis il remonta dans sa chambre, et, prenant le plus petit et le plus effilé
de ses deux poignards pour mieux le dérober sous son habit, il sortit pour
aller contempler les masques et le cortége du bœuf gras, curiosité du peuple
oisif pendant ces jours de délire. Il alla ensuite, en fuyant la foule,
s'égarer jusqu'à la nuit sur la route du bois de Boulogne, passant et
repassant ainsi deux fois sous les murs du jardin de l'Élysée, habité par le
duc de Berri. A la chute du jour, il rentra chez son hôte, s'assit à sa
table, y prit son repas en causant de choses indifférentes avec un des
employés des écuries du roi et, après son dîner, il remonta encore dans sa
chambre et s'arma d'un second poignard pour avoir une arme prête, selon le
hasard de la rencontre, sous chacune de ses deux mains. Certain que le prince
ne manquerait pas ce dernier jour au rendez-vous du plaisir, il se promena
sans affectation sous les fenêtres déjà illuminées du théâtre, près d'une
petite porte par laquelle entraient et sortaient les personnes de la famille
royale pour éviter les tumultes et les embarras de la foule. A huit heures,
le bruit des pas des chevaux et la lueur des torches portées par les piqueurs
annoncèrent les voitures de cour. Louvel se précipita vers la porte, vit le
duc descendre le premier et tendre la main a la duchesse ; il pouvait
frapper. Il se sentit retenu par une force occulte ; soit défaillance de
courage, qu'il avait, dit-il, plusieurs fois éprouvée au moment où la pensée
va se convertir en acte irrévocable, soit que la vue de la duchesse, jeune,
heureuse, souriante, et la pitié de ces deux victimes qu'il allait atteindre
du même coup l'eussent involontairement attendri, il laissa échapper
l'occasion, et il en attendit une autre. VII Honteux
de lui-même, et se reprochant avec indignation sa faiblesse, il s'éloigna à
pas lents, renonçant presque à son projet pour cette nuit, et traversa le
Palais-Royal pour rentrer dans sa demeure, voisine de ce jardin mais là ses
réflexions l'assaillirent et lui firent tout à coup ralentir ses pas. Il
songea qu'à quelques jours de là son service le rappellerait à Versailles, où
les occasions de meurtre lui manqueraient jusqu'à l'époque éloignée des
chasses. Il se posa à lui-même ce terrible et faux dilemme « Ai-je tort
? Ai-je raison ? Si j'ai raison, se répondit-il, pourquoi le courage .me
manque-t-il ?... Si j'ai tort, pourquoi ces idées ne me laissent-elles aucun
repos ? » Résolu de vaincre sa lâcheté s'il était lâche, convaincu que ses
idées étaient vraies, puisqu'elles étaient obstinées, il se retourna
brusquement, revint sur ses pas, avec une résolution féroce, du jardin du
Palais-Royal à la porte de l'Opéra, se convainquit que sa proie n'était pas
sortie pendant son hésitation, et se promena du jardin au théâtre et du
théâtre au jardin, pour laisser écouler les heures, tout en surveillant de
loin les mouvements des voitures qui annonceraient la sortie du prince. A
onze heures vingt minutes, les voitures de cour arrivèrent et se rangèrent à
quelque distance de l'entrée réservée aux princes. Il se glissa à la suite
des carrosses dans la petite rue déserte de Louvois, et, se plaçant à la tête
d'un cheval de cabriolet comme un serviteur qui attend son maître, il
attendit patiemment dans cette attitude que l'ordre d'approcher de la porte
arrivât de l'intérieur aux cochers de la cour. L'ombre du mur de l'Opéra
cachait ce visage inconnu à la domesticité du duc de Berri, et l'immobilité
de sa pose enlevait tout soupçon aux sentinelles. VIII Cependant
le prince et la princesse, séparés, par un mur, de l'homme qui comptait les
minutes de leur vie, se livraient sans pressentiment dans leur loge au
spectacle de la scène et aux entretiens des entr'actes. Le duc et la duchesse
d'Orléans assistaient ce jour-là avec leurs enfants, dans une loge voisine,
aux ballets et aux drames de l'Opéra. Les deux familles, qui s'aimaient à
cause de la parenté et de la patrie commune des deux duchesses, se saluèrent
avec un sourire d'amitié en se reconnaissant. Pendant un intervalle entre les
danses et la musique, le duc et la duchesse de Berri allèrent faire une
visite dans leur loge à leurs cousins. Le duc embrasse les enfants et joue
avec le petit duc de Chartres destiné lui-même à une mort tragique, à la
fleur de ses années. En traversant le corridor pour revenir à sa place, la
duchesse fut frappée au sein par la porte d'une loge qui s'ouvrit avec force
au moment où elle passait. Elle se savait enceinte de quelques semaines, et
craignant que le coup, l'émotion, la fatigue, ne compromissent le fruit
encore ignoré qu'elle portait dans son sein, elle' témoigna à son mari le
désir de se retirer avant la fin du drame et avant le bal masqué qui devait suivre
le spectacle. Le duc se leva pour la reconduire lui-même à sa voiture et pour
remonter ensuite à sa loge afin d'y prolonger les spectacles et les plaisirs
de la nuit. A
l'appel des écuyers du prince, la voiture de la duchesse s'avance vers la
porte. La jeune princesse, soutenue d'un côté par la main de son mari, de
l'autre par celle de son écuyer, le comte de Mesnard, s'élance dans le
carrosse la comtesse de Béthisy, sa dame d'honneur, y monte après elle, « Adieu
! s'écrie en lui souriant son mari, nous nous reverrons tout à l'heure. »
Les valets de pied relèvent le marchepied, et le prince se retourne pour
rentrer de la rue dans le vestibule. A ce moment, Louvel, qui s'était
rapproché comme un curieux inoffensif ou comme un serviteur attendant son
maître, s'élance de toute la force de sa résolution entre la sentinelle qui
présentait les armes et le valet de pied qui fermait la portière, et
saisissant de la main gauche l'épaule gauche du duc de Berri comme pour fixer
la victime sous le couteau, il le frappe de la main droite dans le flanc
droit d'un coup de son poignard qui laissa le fer dans la blessure. La
promptitude du mouvement, la confusion du groupe, les ténèbres mal éclairées
par les torches, le chancellement du prince sous le coup, empêchent au
premier moment le comte de Choiseul et le comte de Mesnard de discerner le
geste et l'acte meurtrier de l'inconnu. Il s'enfuit sans être poursuivi vers
la rue de Richelieu, et après avoir tourné l'angle de la rue il marche à pas
indifférents vers le boulevard. IX Le duc
de Berri, frappé par une main inaperçue et jeté, par la force du contre-coup,
sur le comte de Mesnard, n'avait, comme il arrive toujours, senti que le choc
et non le fer. En se redressant, il porte la main sur la place où il a été
touché. Sa main y rencontre le manche d'un poignard. Une horrible lueur
l'éclaire. « Je suis assassiné, je suis mort s'écrie-t-il. Je tiens le
poignard cet homme m'a tué ! » A ce cri, la duchesse de Berri, dont
la voiture n'avait pas encore eu le temps de prendre sa course, répond par un
cri aigu qui fend la nuit et couvre le tumulte. « Ouvrez-moi !
ouvrez-moi ! » dit-elle au valet de pied qui a encore les mains sur la
portière ; et, sans attendre que le marchepied soit abaissé, elle s'élance et
entoure de ses bras son mari qui vient d'arracher le poignard et qui couvre
ses vêtements de son sang. On assoit le prince un moment évanoui sur une
banquette du vestibule banal où les serviteurs attendent leurs maîtres. On
ouvre ses habits le sang qui coule marque la place du coup sur le sein droit.
« Je suis mort ! répéta-t-il en reprenant ses sens. Un prêtre ! Venez,
ma femme, que j'expire dans vos bras ! » Pendant cette pause d'un instant
dans le vestibule, la sentinelle, les valets de pied et trois gendarmes, émus
d'horreur, couraient à la poursuite de l'assassin. Il avait déjà dépassé la
façade d'entrée de l'Opéra sur la rue de Richelieu, et il s'enfonçait dans
l'ombre d'une arcade qui débouche de cette rue sous les larges voûtes de la
Bibliothèque, quand un garçon de café nommé Paulnier le saisit corps à corps,
lutte avec lui, et, secouru par la sentinelle et par les gendarmes, le ramène
sur le lieu 'du meurtre. Il allait succomber sous l'horreur des groupes qui
le traînaient en le colletant vers le vestibule. Les officiers du prince
tremblent qu'on n'anéantisse avec le criminel le secret ou le complot du
crime. Ils le préservent et le font conduire au corps de garde de l'Opéra. M.
de Clermont-Lodève l'y suivit pour assister a ses premières paroles. On
trouva sur lui le second poignard et le fourreau de celui qu'il avait laissé
dans le cœur du prince. M. de Clermont rapporta ces instruments et ces
témoins du crime dans le vestibule. X Le duc
de Berri n'y était plus. Transporté à bras d'homme par ses serviteurs dans un
petit salon situé derrière sa loge et entouré de médecins qui sondaient sa
blessure, il avait repris ses sens. « Hélas ! dit-il en apprenant
l'arrestation du criminel et son nom, qu'il est cruel pour moi de mourir de
la main d'un Français » Une lueur d'espoir console un moment la princesse et
les médecins il ne la partagea pas et ne voulut pas flatter sa femme d'une
espérance qui la ferait deux fois mourir de sa douleur. « Non, dit-il avec
une ferme et froide incrédulité, je ne me fais pas d'illusion le poignard est
entré jusqu'à la garde, je puis vous l'attester. » Sa vue s'obscurcissait par
la perte de ses forces qui s'écoulaient avec son sang. Il cherchait sa femme
de ses bras égarés dans le vide. « Caroline, s'écriait-il, êtes-vous là
? Oui, répondait tendrement la princesse, j'y suis, et je ne vous quitterai
jamais ! » Le médecin de sa maison, compagnon de son exil, averti par le
bruit du forfait, était accouru près du mourant. Il suça la blessure pour en
faire couler le sang qui s'arrêtait. « Que faites-vous, Bougon ? lui dit avec
une vive sollicitude le blessé, le poignard était peut-être empoisonné !
» XI Son
premier mot avait été pour demander non un médecin mais un prêtre. Frappé au
milieu du délire de la jeunesse et du plaisir, il n'y avait eu dans son âme
aucune transition entre les pensées du temps et les pensées de l'éternité. Il
avait passé, en une seconde, du spectacle d'une fête à la contemplation de sa
fin, comme ces hommes que la froide immersion dans un vase d'eau arrache
subitement aux brûlants délires de l'ivresse. Il avait montré, dans ce
ravivement instantané et sans faiblesse de ses pensées, le courage délibéré
d'un soldat. Il montrait maintenant la foi d'un chrétien et l'impatience
inquiète d'un homme qui craint non pas de mourir, mais de mourir avant
d'avoir confessé ses fautes et reçu les gages de la seconde vie. Son
éducation pieuse se retrouvait au fond de son âme a mesure que le
bouillonnement de la vie s'en retirait avec son sang. Il ne cessait de
s'informer à voix basse si le prêtre demandé n'arrivait pas. XII Il
arriva enfin. C'était l'évêque de Chartres, son confesseur, que le comte de
Clermont-Lodève était allé chercher aux Tuileries. L'évêque et le mourant
s'entretinrent quelques moments à voix basse. Cet entretien parut calmer
l'agitation du prince. Il reprit toute sa présence d'esprit et toutes ses
tendres effusions de cœur pour son frère, le duc d'Angoulême, pour la
duchesse sa belle-sœur, pour son père le comte d'Artois, qui accouraient
successivement, dans le désordre d'un réveil précipité, selon l'heure où ils
avaient été avertis et selon la rapidité de leurs chevaux. Le duc de Bourbon,
son compagnon de guerre à l'armée de son père, le duc d'Orléans, sa femme et
sa sœur, présents au premier bruit du crime et qui n'avaient pas quitté la
salle, entouraient de loin le lit de mort dressé dans un salon de ce lieu de
fête. Dans la crainte du tumulte qui causerait des malheurs innombrables en
accumulant la foule épouvantée aux portes, on n'avait pas voulu avertir le
public ni interrompre le spectacle et les danses de la nuit, en sorte que
l'agonie et l'ivresse, les chants et les sanglots, le bourdonnement de la
musique et le gémissement de la douleur, le prêtre et le masque, Dieu et
l'orgie, n'étaient séparés que par quelques cloisons de planches, se
faisaient écho sans le savoir dans le tumultueux édifice, et accroissaient
par l'horrible contraste l'horreur et le deuil de ce lit de mort ! XIII Le duc
d'Angoulême et le duc de Berri s'aimaient non-seulement comme deux frères,
mais comme deux orphelins et deux exilés, compagnons inséparables des mêmes
fortunes. Ils s'embrassèrent d'une étreinte mêlée de sanglots, corps contre
corps, larmes et sang confondus sur les vêtements et sur les mains l'un de
l'autre. Après
avoir retrouvé à son chevet tous ces visages et toutes ces tendresses de
famille et d'amitié, le duc de Berri demanda à voir et à bénir la fille qu'il
avait eue l'année précédente de sa femme. On la lui apporta endormie. Il lui
tendit les bras, et cherchant à la bénir de sa main tremblante : «
Pauvre enfant, lui dit-il, puisses-tu être moins malheureuse que tous ceux de
ta famille ! » Les
médecins et les chirurgiens consommés dans leur art avaient été
successivement appelés des quartiers divers et éloignés qu'ils habitaient.
Ils se consultaient à voix basse dans un coin de l'appartement. Dupuytren,
leur chef, résolut de tenter un dernier moyen de salut en ouvrant et en
élargissant la blessure pour provoquer le sang répandu à l'intérieur à couler
au dehors et a dégager la respiration. La duchesse de Berri, pendant cette
inutile opération, pressait sur ses lèvres la main froide de son mari qui
serrait encore la sienne. « Épargnez-moi cette souffrance, disait-il,
puisque je dois mourir ! » Il passa après ses doigts sur la tête de
sa femme comme s'il eût éprouvé une dernière tendresse en caressant ses beaux
cheveux. « Caroline, lui dit-il ménagez-vous pour notre enfant que vous
portez dans votre sein. » Ce fut la première révélation de la naissance
d'un fils qui trompait le crime, mais non le malheur de sa race. Il
recommanda ses serviteurs en larmes à son père, le comte d'Artois. Il voulait
voir son assassin pour lui demander la cause de sa haine, lui reprocher son
injustice et lui remettre sa mort. « Quel est cet homme ? murmurait-il. Que
lui ai-je fait ? C'est peut-être un homme que j'aurai offensé sans le
vouloir. » Le comte d'Artois l'assura que l'assassin n'avait aucune animosité
personnelle contre lui. « C'est donc un insensé ? dit le duc. Ah ! que ne
puis-je vivre assez pour que le roi arrive et pour qu'il m'accorde la grâce
de cet homme Promettez-moi, mon père, promettez-moi, mon frère, promettez-moi
tous de demander au roi la vie pour l'homme ! » On le
lui promit pour calmer l'ardeur de générosité et de pardon qui le consumait.
Sa bonté naturelle se révélait au prix de son propre sang. Sur
quelques signes incompris et sur quelques demi-mots échangés entre lui et la
duchesse, on amena au bord de son lit deux jeunes filles qu'il avait eues à
Londres de son union clandestine avec la fidèle compagne de son exil, et
qu'il faisait élever paternellement à Paris. Les deux pauvres enfants,
réveillées de leur sommeil pour embrasser au milieu d'une cour en larmes
celui qu'elles avaient regardé autrefois comme leur père à elles seules,
furent introduites toutes tremblantes et se mirent à genoux, les visages
cachés dans les draps ensanglantés du prince. Il leur parla doucement en
anglais, et leur recommanda le souvenir pour lui, la piété pour leur mère. Il
les releva, les embrassa avec larmes, et les remettant avec confiance à la duchesse
sa femme : « Je vous connais assez, Caroline, lui dit-il d'un ton
confidentiel, pour vous prier de prendre soin après moi de ces orphelines. »
Les enfants se jetèrent dans les bras ouverts de leur seconde mère. La
duchesse, avec cet instinct qui est le génie du cœur, voulut pour ainsi dire
les adopter devant son mari d'un seul geste et d'un seul mot. Elle fit
approcher du lit la duchesse de Gontaut, qui portait dans ses bras sa propre
fille, et, prenant les filles de l'étrangère par la main, elle leur dit «
Embrassez votre sœur » XIV Le
prince se confessa, au milieu de la nuit, à l'évêque de Chartres, et parut
consolé par les prières et par les bénédictions de la religion. Il demanda
pardon à haute voix des faiblesses de son âme et des entraînements de sa vie.
«Mon Dieu, s'écria-t-il à plusieurs reprises, pardonnez-moi et pardonnez
aussi comme à moi-même à celui qui m'a ôté la vie » Le duc
d'Angoulême, prince pieux dès la jeunesse, et qui avait auprès de son frère
la sainte autorité d'une vie toujours exemplaire, priait à genoux au pied du
lit. « Mon frère, lui dit timidement le blessé, croyez-vous que Dieu me
pardonne ? Oh ! mon frère, répondit, avec une céleste certitude dans le
regard, dans la voix et dans le geste, le duc d'Angoulême, quel gage de sa
miséricorde voulez-vous de plus ? il fait de vous un martyr ! » La nuit
s'avançait, sa vie s'abrégeait, mais son âme veillait présente à sa mort et
attentive a tous ses attachements. Le vieux comte de Nantouillet, son premier
guide dans les camps et son fidèle compagnon dans l'exil, accourut pour
recevoir l'adieu de son élève. « Viens, mon vieil ami, lui dit le duc en ouvrant
les bras, que je t'embrasse encore une fois. » On lui dit que les maréchaux
de France étaient arrivés pour lui témoigner leur intérêt et leur douleur. « Ah
dit-il, j'espérais verser plus utilement mon sang au milieu d'eux pour la France !
» XV Le roi,
retenu toute la nuit aux Tuileries par la prudence de ses ministres qui
craignaient sans doute pour lui ou l'émotion du spectacle, ou quelque embûche
de second crime hors du palais, arriva enfin au lever du jour. Le bruit des
pas des chevaux du cortège sur les pavés de la rue fit tressaillir le mourant
de joie : « Mon oncle, s'écria-t-il dès qu'il vit le roi,
donnez-moi votre main, que je la baise pour la dernière fois ! » Louis
XVIII lui tendit sa main et prit la sienne. « Mon oncle, reprit avec anxiété
le prince, je vous demande, au nom de ma mort, la grâce et la vie de l'homme
!... — Mon neveu, lui répondit son oncle, vous n'êtes pas si mal que vous le
pensez ; nous en reparlerons ! — Ah ! vous ne dites pas oui, reprit le
duc avec un accent de doute douloureux. Oh dites-le, dites-le, afin que je
meure tranquille. Grâce, grâce de la vie pour l'homme !... » Et comme le roi
se taisait ou détournait la pensée du mourant vers d'autres sujets : «
Ah ! la grâce de la vie de cet homme, murmura le duc avec une expression
d'amertume sur les lèvres, aurait pourtant bien adouci mes derniers moments !
Si du moins, insista-t-il, j'emportais la pensée que le sang de l'homme ne
coulera pas pour moi après ma mort ! » Il
expira peu de moments après, en articulant des lèvres, dans son délire, la
prière inexaucée de son cœur. Il mourut dans l'acte du pardon grande âme
obscurcie dans la vie, éclatante à la mort, héros de clémence, ayant du
premier coup fait ce qu'il y a de plus difficile et de plus méritoire pour
l'homme bien mourir ! Les
sanglots contenus éclatèrent à son dernier soupir. Sa femme en délire se
coupa les cheveux sur son cadavre, et, maudissant la terre où l'on
assassinait son mari, demanda d'une voix courroucée au roi de lui permettre
de se retirer pour toujours en Sicile. Le roi s'agenouilla auprès du lit et
ferma de ses propres mains les lèvres et les paupières du dernier espoir
vivant de sa race. XVI Le
bruit de sa mort se répandit au lever du jour dans Paris et de là dans toute
la France, et n'y sema pas seulement l'émotion d'une horreur publique, mais
la consternation d'un présage. Les coups frappés par un crime et surtout par
un crime politique retentissent mille fois plus fort que les coups frappés
par la nature. L'épouvante se joint à la pitié. L'attentat de Louvel éclata
comme un attentat collectif, qui révélait quelque immense et implacable
conjuration couvant sous les pas de tous, menaçant le cœur de chacun, et
altérée goutte à goutte du sang du dernier des Bourbons. L'imagination du
peuple, ébranlée par la commotion de la nuit, se prêtait aux plus odieuses
suppositions. On croyait sentir de nouveaux crimes dans l'air. On donnait à
l'assassin le nom d'un parti. Les royalistes, dans le premier vertige de leur
douleur, ne montraient que pièges, embûches, complots, trahisons autour de la
famille royale. Ils s'abordaient en se demandant si cet éclair sinistre ne
suffirait pas enfin à ouvrir les yeux du roi sur l'abîme ouvert par les
ministres sous sa dynastie, et si, au milieu des larmes répandues sur le
cadavre de ce prince, leur espérance, il fallait accuser ou remercier la
Providence, qui par le sang d'une chère victime sauvait peut-être la monarchie
? Les libéraux, plus abattus et plus consternés, parce que le crime retombait
de toute son horreur sur eux, protestaient avec sincérité de leur exécration
contre un meurtrier qui venait de souiller leur cause et de mettre en
suspicion la liberté même. Ils sentaient que l'opinion publique soulevée
allait s'éloigner d'eux par horreur contre le crime d'un scélérat qu'on leur
rejetterait comme un complice, qu'ils expieraient longtemps et cruellement un
sang dont ils étaient innocents, et que le ministre, sur lequel ils
comptaient pour modérer leurs ennemis et pour leur tendre la main du milieu
du gouvernement, arraché au roi par les supplications de sa famille, serait
inévitablement sacrifié à la colère du temps. Déjà
des rumeurs s'élevaient dans l'ombre contre l'impéritie de la police, qui
n'avait pas su répondre de la vie du prince, espoir du trône, contre la main
d'un homme isolé, épiant trois heures sa victime en pleine rue. Déjà même des
suppositions plus révoltantes et plus perverses insinuaient que le ministre
favori avait laissé frapper, dans le seul gage d'hérédité, le parti de ses
ennemis, pour laisser glisser la couronne sur la tête d'un collatéral. On ne
rêvait partout que complices, même parmi ceux que le crime frappait les
premiers dans leur faveur, dans leur pouvoir ou dans leur ambition. Ceux qui
ne croyaient pas à ces indignités affectaient d'y croire pour incriminer le
système en incriminant l'homme. Le nom de M. Decazes était dans toutes les
bouches des royalistes astucieux ou épouvantés. Le favori était la victime
demandée par eux en expiation d'une autre victime. Une
circonstance fortuite, qui attestait dans M. Decazes le trouble d'esprit, le
zèle de cœur et le dédain des soupçons dans un moment où son devoir était de
s'oublier lui-même, avait donné quelque corps apparent à cette ombre odieuse
de complicité déversée par la crédulité ou par la perfidie sur son innocence. Peu
d'instants après l'arrestation de Louvel, et pendant que le duc de Berry
respirait encore, M. Decazes, M. Anglès, préfet de police, le procureur
général, M. Pasquier, M. Siméon, tous deux ministres, étaient accourus à
l'Opéra au bruit du crime. Ils entrèrent dans la salle basse où l'on gardait
à vue le meurtrier pour lui faire subir un premier interrogatoire. Les
médecins n'avaient pas encore déclaré la blessure mortelle. On flottait entre
la crainte et l'espérance. Une inspiration soudaine saisit M. Decazes à la
vue du criminel. Il pense que, par un raffinement de scélératesse, le fer
dont l'assassin a frappé le prince était peut-être empoisonné, que la
connaissance de ce fait et de la nature du poison pourrait sauver la victime,
et que le meurtrier, dans l'espoir de racheter ses jours, consentirait
peut-être à faire cette révélation confidentielle à ceux qui disposent de sa
vie. Poussé par cet espoir, M. Decazes se précipite vers l'assassin, et lui
parlant à l'oreille « Misérable, lui dit-il à voix basse, un aveu vous reste
peut-être à faire pour sauver celui que vous venez de frapper, et pour
atténuer votre forfait devant Dieu. Dites, dites sincèrement et à moi seul le
poignard est-il empoisonné ? Il ne l'est pas, » répondit froidement et avec
l'accent de la vérité l'assassin. M. Decazes respira et crut un moment au
salut du prince. Il se hâta de faire avertir les médecins et interrogea à
haute voix Louvel. On sut ainsi son nom, sa profession d'ouvrier sellier chez
le sellier du roi, son domicile aux Petites-Écuries, ses motifs de haine
politique contre la famille royale, son crime isolé et sans autre complicité
que le fanatisme des idées respirées par lui dans les murmures de tous les
mécontentements publics. Mais
cet empressement de M. Decazes et ces quelques mots dits à demi-voix à
l'oreille du coupable pour lui arracher son secret avant de l'interroger
officiellement, interprétés par la perfidie et par la malignité de quelques
assistants, et traduits en recommandations de silence d'un ministre a un
complice, couraient déjà de bouche en bouche dans les confidences des
courtisans acharnés à la perte du favori, et servaient de texte et d'indice
aux plus infâmes calomnies. XVII Le roi,
frappé à la fois dans son neveu, dans le cœur de sa maison, dans l'avenir de
sa famille, dans son système politique et dans sa tendresse pour son
ministre, était rentré noyé de larmes et consterné de pressentiments aux
Tuileries. M. Decazes y avait suivi son maître pour concerter avec lui les
mesures de deuil, de sûreté publique et d'attitude devant les chambres,
commandées par les circonstances. Il avait offert avec abnégation sa
démission au roi, sentant trop que le désespoir des royalistes, la douleur du
comte d'Artois, la consternation de la famille royale, les rivalités de
palais, les interpellations de tribune, la tristesse et la colère publique
allaient accumuler contre lui sur le corps du duc de Berri, une masse
d'accusations et de suspicions qui emporteraient sa faveur et sa fortune. « Hélas
! disait le roi à son ami, je ne me .fais point d'illusion, le parti des
royalistes exagérés qui m'assiège et qui me hait autant que vous-même va
exploiter ma douleur, et m'accuser d'insensibilité et d'aveuglement si je
vous soutiens. N'importe, la politique et l'amitié me défendent de leur
livrer la France qu'ils perdraient en peu de jours. Je ne dois pas à ma
douleur personnelle le sacrifice de mon pays : je résisterai, et nous ne
nous séparerons pas ! » M.
Decazes prépara les mesures qu'il devait, quelques heures après, présenter
aux chambres la suspension de la liberté individuelle et de la liberté de la
presse, deux lois de péril public et de dictature temporaire, et la formation
de la chambre des pairs en tribunal d'État, pour lui déférer le jugement du
criminel et de ses complices. XVIII Les
royalistes, exaltés par la douleur et par la haine, se préparaient de leur
côté à renverser dans l'opinion publique l'obstacle opposé à leur domination
par le ministre, a sommer le roi au nom du cadavre de son neveu et des larmes
de son frère, et à frapper le cœur du monarque à travers le cœur de son
favori. Jamais peut-être une inimitié politique n'apporta moins de décence
dans le deuil d'une si lugubre et si soudaine tragédie, et ne se-hâta
davantage d'utiliser au profit de son parti la fumée d'un sang qui coulait
encore. La chambre des députés, convoquée à l'aube du jour, concentrait dans
un silence menaçant la tristesse, le deuil, la joie féroce, le crime des
partis impatients de se rejeter un plus grand crime. Un peuple immense
assiégeait les portes et les avenues dans cette immobilité muette, mais
fébrile, qui caractérise l'émotion vague des multitudes combattues entre deux
sentiments l'horreur d'un forfait exécré de tous, l'inquiétude sur sa
destinée. Après
une longue attente occupée par des conversations à voix basse et par la
circulation des nouvelles arrivant du dehors, le président et les secrétaires
entrèrent dans la salle, portant sur leurs visages et sur leurs habits le
deuil de l'événement de la nuit. A peine étaient-ils assis qu'un député de
l'extrême droite, M. Clausel de Coussergues, demanda la parole. C'était
un de ces hommes tels qu'il y en a toujours dans les assemblées émues, hommes
que la haine rend crédules, que l'irréflexion rend cruels, qui condensent en
eux, comme des nuées vides, l'électricité de l'atmosphère, et qui se
pressent, par émulation de zèle, de prêter une voix responsable aux rumeurs
vagues et anonymes de l'esprit de parti. Quelques hommes exagérés de la
droite se réjouirent malignement en le voyant paraître à la tribune ; les
centres s'affligèrent, les ministres gémirent, la gauche et le parti libéral
s'irritèrent d'avance, certains d'avoir à subir une injure ou à repousser une
calomnie. « Messieurs, dit-il avec l'expression d'un orateur qui laisse
faire explosion à son âme, il n'existe pas de loi qui règle le mode
d'accusation des ministres, mais il est de la nature d'une telle proposition
d'être faite en séance publique et à la face de la France. Je propose à la
chambre de porter un acte d'accusation contre M. Decazes, ministre de
l'intérieur, comme complice de l'assassinat !... » A ces
mots, l'indignation des centres et de la gauche couvre la voix de M. Clausel
de Coussergues. L'excès et l'iniquité de l'acte révoltent les moins modérés.
Il descend de la tribune après avoir demandé obstinément à développer son
accusation. M. de Villèle le gourmande à voix basse il rentre dans les rangs
de ses amis. M. de La Bourdonnaie, plus mesuré, se borne à demander que la
chambre fasse une adresse au roi pour lui offrir sa coopération énergique à
toutes les mesures compressives des doctrines perverses qui sapent à la fois
tous les trônes. Le général Foy consent, au nom du parti libéral, à une
adresse de condoléance qui soit tout entière à la douleur et qui ne laisse
pas les dissentiments des partis altérer l'unanimité des larmes publiques. « Si
un tel événement, dit-il avec convenance et vérité, est déplorable pour tous,
il l'est surtout pour les amis de la liberté, car ils ne peuvent douter que
leurs adversaires ne se prévalent de ce crime exécrable pour tenter de ravir
au pays les libertés que le roi lui a données et qu'il veut lui maintenir ! »
Cette loyauté et cette modération du général Foy rallient les cœurs.
L'adresse à rédiger est renvoyée à des commissaires. La chambre se sépare
dans l'attente et dans le silence. Le peuple se retire dans le deuil. Le
lendemain, M. Clausel de Coussergues renouvelle sa proposition en la
modifiant. Il supprime le mot de complicité dans l'assassinat, qui inculpé
l'homme, et y substitue celui de trahison, qui inculpe le système. M.
Courvoisier demande que le récit authentique de la séance de la veille fasse
mention de l'indignation de l'Assemblée en entendant la proposition de M.
Clausel de Coussergues. ; M. Benoît, ancien administrateur sous l'empire,
rallié avec ardeur aux royalistes depuis le retour des Bourbons, combat la
proposition de M. Courvoisier, et dit qu'un député a le droit de supposer des
torts à un ministre. Mais M. Clausel de Coussergues avait supposé un crime à
M. Decazes. M. de Saint-Aulaire, beau-père du ministre outragé, s'élance pour
venger son gendre à la tribune. Sa situation est plus éloquente que sa
parole. La hauteur et l'énergie de son attitude le relèvent aux yeux de la
nature et de la vérité. « Puisque M. Clausel de Coussergues s'obstine à
reproduire sa proposition, puisqu'il, persiste dans cette accusation,
monument de sa démence, je me vois forcé de parler, mais je ne lui répondrai
que par un seul mot, je me contenterai de lui dire Vous êtes un calomniateur
! » L'accusation,
caractérisée par ce seul mot, retomba dans la réprobation des hommes sérieux.
M. Decazes, anéanti sous le poids de la responsabilité, sous l'acclamation
des ressentiments qui s'élevaient contre lui du catafalque du prince, sous sa
douleur personnelle et sous les larmes du roi, eut néanmoins la fermeté de
paraître devant ses ennemis pour couvrir son maître et pour braver de son
dédain les outrages de la haine. Mais l'effort qu'il faisait sur lui-même se
révélait sous sa pâleur, dans le deuil de ses traits et dans l'abattement de
sa voix. Peu d'hommes eurent jamais dans leur vie publique une situation plus
terrible et plus complexe à affronter. Il était en apparence le ministre,
mais il était déjà en réalité la victime montant aux rostres pour réjouir de
plus haut le regard et la joie féroce de ses ennemis triomphants. Il se borna
à lire le projet de la loi électorale, qui déplaçait l'influence dans le pays
et qui remettait, comme une dépouille opime déposée sur un tombeau,
l'ascendant et le pouvoir aux royalistes exaltés. Ils acceptaient la
dépouille, mais ils brisaient déjà en espoir les mains qui la leur offraient.
Deux lois sévères, suspensives de la liberté des journaux et de la liberté
des personnes, furent offertes par le ministre, en expiation du sang versé
par un fanatique et en rançon du ministère. Avances perdues ! le palais, la
cour, la chambre des pairs, la chambre des députés, les salons, la rue, les
journaux, retentissaient des plus brûlantes invectives contre le complice
'moral de l'assassinat. Les pieds lui ont glissé dans le sang, écrivait M. de
Chateaubriand dans le Conservateur, faisant ainsi de la mort une image au
service de la haine, et de cette image une calomnie contre un adversaire
politique navré et abattu dans son malheur. On reconnaissait dans le grand
écrivain l'homme en qui les passions politiques avaient étouffé la
magnanimité du génie. Toute arme lui était bonne, ainsi qu'à ses amis, pourvu
qu'elle frappât sa victime. Ces insinuations et ces invectives montaient
d'heure en heure contre M. Decazes. On ne peut contester que, s'il eût été
plus dévoué alors à son ambition qu'à son maître, M. Decazes n'eût un asile
contre ce déchaînement, comme Necker en 1789, dans le parti révolutionnaire
et bonapartiste hostile aux Bourbons. Ce parti, à demi renversé par le
contre-coup du poignard de Louvel, faisait offrir au jeune ministre des
alliances, des appuis, des popularités et des déférences qui auraient fait de
lui un chef de faction dangereux s'il avait consenti à les accepter. Le cœur
du roi était dans sa main ; il dépendait encore de lui en ce moment de faire
rompre à ce prince tout pacte de faiblesse avec sa famille, et de
l'entraîner, par un second cinq septembre, jusqu'à une distance de son frère
d'où il n'y aurait point eu de retour possible vers les royalistes. Éloigner
le comte d'Artois de sa petite cour agitatrice à Paris, démasquer les
intrigues qui se tramaient dans son entourage, le déclarer incapable de
régner par obstination à vouloir régner par anticipation et par une faction,
au lieu de vouloir régner par la France déclarer la couronne dévolue au duc
d'Angoulême, ou, à son refus, au duc d'Orléans, après le roi ; changer la loi
d'élection et appeler les masses aux comices, c'étaient là les mesures que
les amis du comte d'Artois, les calomniateurs de la presse et les
conspirateurs ténébreux des antichambres du frère du roi accusaient sans
cesse M. Decazes de conseiller et de préméditer. Une intrigue obscure, mal
dévoilée quelques mois auparavant, et qu'on avait appelée la conspiration de
la terrasse du bord de l'eau, avait à demi révélé dans ses auteurs des
intentions de détrônement de Louis XVIII au profit de son frère, qui
pouvaient motiver des représailles dans un sens contraire. Ces représailles
auraient porté plus loin et plus haut que les coupables, car le comte
d'Artois, prince loyal et religieux, ne tramait rien de sinistre contre son
frère ; il n'était coupable que de l'entourage intrigant, avide et ambitieux
dont il se laissait circonvenir. Mais cet entourage, composé de quelques
évêques de l'Église exclusive, implacables à la liberté des consciences, de
grands seigneurs de l'ancienne cour, irréconciliables avec l'égalité
révolutionnaire, et de quelques hommes remuants et audacieux qui agitaient
ces vieilles passions pour fonder leur importance sur de ténébreux services,
était assez odieux au pays pour que le coup de foudre tombé sur eux, de la
main du roi et de son ministre, parût légitimé par le danger ou par la haine.
Il faut, pour être juste envers le favori tombé lui-même, reconnaître qu'il y
eut de l'abnégation et .de la grandeur d'âme à lui, à ne pas se retenir dans
sa chute à de si coupables expédients de règne, et à ne pas entraîner le roi
et la monarchie avec lui dans l'écroulement de sa fortune. XIX M. de
Vitrolles, admis le premier dans l'intérieur du comte d'Artois, après les
premiers moments laissés par la douleur et par la décence aux larmes sincères
de ce prince, intima à ce malheureux père qu'il convenait à son désespoir
comme à sa dignité de quitter à l'instant le palais des Tuileries pour faire
éclater une scission plus irréconciliable avec le favori, et de se retirer
avec sa cour au palais de l'Élysée. Il représenta de plus a ce prince que,
l'incertitude du sexe de l'enfant porté dans son sein par la veuve du duc de
Berri laissant la couronne sans héritier assuré après lui -et après le duc
d'Angoulême, il convenait à sa politique de faire violence à sa douleur et de
se remarier. Il lui proposa même, dit-on, pour épouse la veuve du roi d'Étrurie,
fille du roi d'Espagne Charles IV, dont il adopterait le fils, Bourbon de la
branche espagnole, et auquel il ferait passer la couronne en écartant par un
coup d'État la branche suspecte ou odieuse d'Orléans. Le
silence du prince répondit seul aux insinuations intempestives de M. de
Vitrolles, appuyées le lendemain dans les feuilles par des provocations
pathétiques de M. de Chateaubriand et des autres écrivains de ce parti. On
échauffait de toutes parts l'indignation du frère du roi, de ta duchesse
d'Angoulême et de son mari contre la lenteur du roi à purger son conseil et
sa cour de l'homme du scandale. Ils se résolurent, à l'instigation de M. de
Vitrolles, a tenter une démarche décisive auprès du roi. Ils avaient pour
cela l'autorité de leur sang et l'autorité de leur douleur. Ils avaient de
plus, dans le cœur de Louis XVIII, une intelligence secrète qui commençait à
s'enraciner et que M. Decazes ignorait lui-même. Les
mystères de la politique sont souvent dans l'ombre des palais et dans les
sentiments les plus intimes du cœur des rois. La main d'une femme invisible
fait quelquefois mouvoir a l'insu du monde les ressorts d'où vient la perte ou
le salut des empires. Nous allons dévoiler, pour la première fois, cette main
qui se cachait encore et qui mania si longtemps et si ouvertement depuis
l'esprit du roi. XX Il y
avait alors à Paris une femme jeune, belle, naturellement éloquente, aussi
faite pour séduire l'âme que les yeux d'un prince qui aimait les femmes sans
les profaner et qui avait de tout temps recherché dans leur commerce les
délices du regard et de l'amitié plutôt que les voluptés de l'amour. L'âge et
les souffrances de Louis XVIII avaient épuré encore en lui ces dispositions
de la nature. Il avait besoin de délassements et de confidences, non de
passion ; il pouvait avoir une amie, non une favorite. Sa prédilection ne
signalait l'objet de ses préférences ni au scandale ni au soupçon. Cette
femme se nommait la comtesse du Cayla. Elle était fille de M. Talon, ancien
nom de la magistrature. Son père, homme de haute intrigue pendant les luttes
de la cour et de la révolution de 1789 à 1792, avait été lié avec Mirabeau,
avec le comte de Lamarck, avec les chefs mêmes de la démagogie. Il avait
joué, au profit de son ambition et de sa fortune, entre les partis, un de ces
rôles ambigus et à double visage qui rendent nécessaires sans les faire
estimer ceux qui les acceptent. Il aspirait au ministère par toutes les
voies, servant ou déroutant les chefs des partis les plus opposés, selon que
ces hommes lui faisaient espérer ou désespérer d'atteindre le but de son
ambition. Il avait été affilié aussi à l'intrigue du comte de Provence,
aujourd'hui Louis XVIII, en 1791. Au moment où l'infortuné Favras avait été
supplicié juridiquement pour crime de haute trahison et d'embauchage au
profit du comte de Provence, sans rien révéler de ses rapporte vrais ou
supposés avec le frère de Louis XVI, M. Talon avait reçu, disait-on, les
confidences compromettantes du mourant et un dépôt de papiers accusateurs
contre le comte de Provence. Ces papiers gardés par M. Talon étaient une
menace ou une espérance toujours suspendue sur l'honneur du roi. M. Talon
émigré, continuant d'intriguer à Londres, puis rentré en France sous
l'empire, puis exilé loin de Paris comme un homme remuant et dangereux sous
tous les régimes, était mort dans l'exil avant la restauration. Il avait
laissé à sa fille le dépôt précieux des papiers de Favras, gage futur de
reconnaissance et de faveur dans l'éventualité d'un retour' de la monarchie.
Telle était la rumeur publique, qui n'a été ni démentie ni confirmée, mais à
laquelle les événements ont donné depuis quelque crédit dans l'opinion de la
cour. Une telle origine et un tel sang étaient de nature à donner à cette
jeune femme, malgré sa jeunesse et sa candeur, quelques traditions du génie
paternel, du manège des partis et des séductions de cour. XXI Elle
avait été élevée à une école de diplomatie féminine, dans la maison impériale
d'éducation d'Écouen, dirigée par une femme rompue aux artifices des cours,
madame Campan. Elle s'y était liée d'amitié d'enfance avec la fille de
l'impératrice Joséphine, alors Hortense de Beauharnais, devenue reine de
Hollande et depuis duchesse de Saint-Leu. Elle avait, quoique d'une autre
caste, cultivé pendant l'empire, et même pendant les cent-jours, cette amitié
toujours douce, éventuellement utile avec la belle-fille chérie de Napoléon.
Mariée avec un homme de haute naissance attaché à la cour des Condé, des
incompatibilités intestines dont aucun tort n'aggravait le malheur l'avaient
séparée de son mari. Veuve de fait dans la fleur de la jeunesse et de la
beauté, chargée seule et sans fortune du soin et de l'avenir d'enfants au
berceau, elle vivait sans éclat et sans reproche dans la maison du prince de
Condé et dans la familiarité de la comtesse de Rully, son amie, fille
naturelle de ce prince. Son esprit, sa grâce, sa séduction, n'étaient révélés
qu'à un cercle étroit de société élégante et pieuse. Elle avait la modestie,
la réserve et comme le pressentiment de destinée de madame de Maintenon ne
cherchant point les regards et se laissant découvrir dans l'ombre par celui
de Louis XIV. Telle était la femme que le hasard ou la préméditation des deux
partis, de la royauté et de l'Église, allait introduire dans le cabinet d'un
vieillard pour y servir leurs desseins. XXII A la
même époque, un jeune homme d'une naissance illustre, d'une figure
chevaleresque, d'une légèreté extérieure, mais d'une ambition profonde,
quoique noble, indépendante et désintéressée, attirait l'attention de la cour
et de la capitale par l'élégance de ses manières et par l'agitation de sa
vie. Il était de cette grande maison princière des La Rochefoucauld,
illustrée dans la guerre, dans les lettres, dans les factions même de la
Fronde par le grand La Rochefoucauld, et qui depuis Louis XIV semblait faire
partie de la majesté royale. Cette maison était séparée en plusieurs branches
dont les unes avaient servi la révolution, les autres l'empire, et dont la
dernière, celle des La Rochefoucauld de Doudeauville, avait conservé à la
vieille foi et à la vieille dynastie une fidélité à l'épreuve des interrègnes
et des exils de la royauté légitime. Le vicomte de La Rochefoucauld était de
cette branche austère. Fils unique du duc de Doudeauville, à qui les
vicissitudes de la révolution avaient laissé une fortune princière, une
grande influence et une considération personnelle, légitimées par beaucoup de
bienfaits et une sévère vertu, le vicomte de La Rochefoucauld, dans toute
l'ardeur de l'âge, de la bravoure et de l'opinion au moment de la chute de
Napoléon, en 1814, s'était signalé, comme on l'a vu, un des premiers a la
tête de la jeune noblesse de Paris, pressée de saisir l'occasion de relever
le trône de ses pères et de précipiter la chute de Bonaparte. On l'avait vu à
cheval, les couleurs blanches arborées à son bras, parcourir la capitale en
excitant le peuple indécis à des acclamations d'un nouveau règne, le jour de
l'entrée des alliés dans la capitale. On l'avait accusé à tort d'avoir voulu
mutiler les monuments de la victoire française, en attachant une corde à la
statue de Napoléon, et en s'y attelant avec la multitude pour la traîner dans
la boue. Sa présence sur la place Vendôme au moment de cette profanation
cynique, provoquée en effet par un homme réprouvé de tous les partis, avait
accrédité cette erreur. Ardent au royalisme, mais loyal de cœur et pur
d'outrage aux vaincus, ce jeune homme avait été désigné par son nom, par son opinion
et par son zèle à la faveur du roi et des princes. Il occupait auprès d'eux
une de ces hautes fonctions d'honneur réservées aux anciens noms de la
monarchie. Le comte d'Artois le comblait de sa familiarité, le roi lui-même
de son indulgence. Il avait épousé la fille du duc Mathieu de Montmorency, un
des plus consolants caractères que l'histoire puisse avoir à peindre dans les
vicissitudes des temps de révolution, réformateur populaire par générosité
d'âme au commencement, victime pendant les excès, constant après les revers,
généreux après les triomphes, indulgent et modéré toujours. XXIII Le
vicomte de La Rochefoucauld, par sa famille, par cette alliance, par son
éducation livrée à un ecclésiastique éloquent et influent dans le clergé,
l'abbé Duval, par ses relations de société et par ses intimités de cour,
vivait dans l'atmosphère de royalisme et de religion, d'église et de palais,
d'évêques, de princes et de courtisans qu'offusquait le plus la faveur
impatiemment subie de M. Decazes. Bien qu'il fût étranger à ce gouvernement
occulte et tracassier, qui s'efforçait de se constituer, autour du comte
d'Artois, en opposition ambitieuse, entre quelques ecclésiastiques, quelques
émigrés et quelques intrigants, il partageait les animadversions et les
terreurs que les concessions de M. Decazes et du roi aux idées et surtout aux
hommes de la révolution inspiraient aux royalistes de la chambre, de
l'aristocratie et du clergé. Quelques jésuites, ces religieux diplomates de
l'Église auprès des peuples, à peine aperçus alors dans le mouvement des
opinions, commençaient cependant à exercer un certain empire sur la politique
des anciennes familles. Admis sous l'empire à partager avec l'université
l'éducation des hautes classes, les jésuites avaient déployé dans cet art de
s'approprier, de s'attacher et de s'affilier la jeunesse, un talent, un zèle
et des vertus qui 'avaient relevé leur nom et leur influence sur
l'aristocratie. Ils inspiraient à leur insu les maisons dont ils avaient
instruit les fils. Rattachés aux Bourbons après la chute de l'empire, ils
tendaient, par l'esprit même de leur institution, à rattacher ce nouveau
règne des Bourbons a l'Église, afin d'accroître la foi religieuse des peuples
par l'ascendant du pouvoir royal, de n'aplanir les voies du pouvoir qu'à des
hommes religieux. Ils devaient naturellement faire pencher les opinions, qui
leur étaient asservies par les consciences, plutôt vers la politique
cléricale du comte d'Artois que vers la politique philosophique du roi. Le
règne d'une royauté souveraine convenait mieux a leur nature que le règne
d'une constitution délibérante, parce qu'il est plus aisé de capter une cour
qu'un peuple, et de gouverner un roi que de gouverner une opinion publique.
C'était là le premier germe de ce qu'on a appelé quelques années après la
congrégation, puissance d'association moitié sainte, moitié profane, moitié
religieuse, moitié ambitieuse, qui a exercé en réalité plus tard une si
redoutable et si fatale influence sur la destinée des Bourbons. Cette
congrégation sans corps, invisible à l'œil, à peine connue d'elle-même dans
ces premières années du règne, gouvernait déjà moralement l'opinion publique
d'un certain nombre de grandes piétés et de grandes ambitions dans les hautes
classes de Paris et des provinces. Comme l'air, elle inclinait les choses
sans paraître les toucher. Beaucoup de ceux qui cherchent le vent s'y
pliaient les uns par ces retours sincères de l'esprit qui portent, par dégoût
du présent, à chercher repos à ses doutes dans le culte traditionnel et
consolateur du passé ; les autres par adulation intéressée et servile aux
opinions qui promettent fortune et faveur à leurs sectateurs. Tous
les hommes et toutes les femmes de cette opinion aspiraient au renversement
du favori. Comme homme nouveau, M. Decazes offusquait les hautes naissances ;
comme ministre constitutionnel, il inquiétait les consciences absolues comme
conseiller du 5 septembre et des promotions révolutionnaires qui avaient
déplacé la majorité dans la chambre des pairs, il alarmait même les
royalistes impartiaux sur le sort de la monarchie. C'était
quelques mois avant l'assassinat du duc de Berri, et la mort de ce prince
n'était pas encore venue donner le motif ou le prétexte de la clameur
générale qui devait l'arracher du cœur du roi. Il fallait s'y insinuer pour y
déraciner la puissance du ministre et pour y substituer un autre ascendant.
L'instrument manquait à ce vague dessein. Cet instrument ne pouvait être
qu'une femme ; la nature l'avait créée dans madame du Cayla. On la cherchait
; l'amitié la fit découvrir à M. de La Rochefoucauld. XXIV Il
était lié depuis quelques années d'un attachement d'admiration, pur comme une
estime, ardent comme un culte, avec cette jeune femme, amie de sa propre
femme, et dont il avait apprécié ainsi, dans l'intimité de sa famille, la
beauté, les malheurs et l'irrésistible attrait. Une correspondance
quotidienne entretenait entre eux une communauté de' sentiments et d'idées
qui se caractérisait dans leurs lettres par les expressions de frère et de
sœur. Les lettres de madame du Cayla, à la fois tendres et pieuses comme des
confidences de femme, attestaient néanmoins, par des éclairs d'idées sur les
choses du temps, une puissance de réflexion et une portée de jugement qui
n'auraient étonné ni dans une Sévigné ni dans une princesse des Ursins. Ces
lettres, dont un grand nombre ont été publiées depuis, donnèrent sans doute à
M. de La Rochefoucauld ou à son entourage la première imagination du plan de
séduction qu'il s'agissait de tenter sur les yeux, sur l'esprit et sur le
cœur du roi. « Une Esther, 'ainsi que le dit avec enjouement madame du Cayla
elle-même dans une allusion au rôle qu'on voulait lui faire, était nécessaire
à cet Assuérus. » Quoiqu'il
en puisse être, que la pensée de cette combinaison soit née dans le cœur seul
du jeune ami de cette femme séduisante, ou que cette pensée soit née en lui,
à son insu, du concert des opinions et des vues qui s'agitaient autour de
lui, le vicomte de La Rochefoucauld résolut de faire une Esther de la femme
qu'il admirait le plus dans le monde, et de s'emparer par elle, au profit de
ses opinions, de la monarchie et de la religion, du cœur de Louis XVIII. Ce
plan conçu, il fallait y faire consentir et concourir celle qui devait en
être l'instrument ou la victime, car le rôle de favorite, s'il n'avait point
de crime, avait du moins ses dangers à la cour et ses sinistres
interprétations dans l'opinion publique. XXV Grâce à
la familiarité établie entre elle et lui, le vicomte de La Rochefoucauld
rencontra, un soir de l'automne précédent, madame du Cayla dans le salon du
vieux prince de Condé au palais Bourbon, et, l'entraînant dans une des allées
écartées du jardin de ce palais qui bordait alors la Seine, il prit l'accent
mystérieux d'une confidence, et lui demanda une attention sérieuse sur
l'ouverture qu'il avait à lui faire. La jeune femme l'écouta sans
l'interrompre. « La monarchie et la religion que vous aimez de tout
l'attachement de votre famille, lui dit-il, chancellent et sont près de
s'écrouler dans une nouvelle révolution. Le premier ministre, soit
aveuglement, soit popularité, soit ambition, pousse la royauté à des
concessions fatales qui la livrent désarmée à ses ennemis. Les royalistes
sont déclarés ennemis publics sous un roi qu'ils défendent malgré lui.
Pendant que l'imprévoyance ou la présomption d'un homme trop cher au cœur du
monarque agite les partis au dehors, son insolente fortune sème les dissentiments,
les ombrages, les défiances, les complots même dans le palais. La famille
royale divisée s'affaiblit par ces divisions devant l'ennemi commun. Nous
marchons aux abîmes, aucune main ne peut arracher au roi le bandeau qui
l'aveugle, excepté une main de femme, assez douce pour ne point offusquer son
amour-propre en lui dessillant les yeux. Ce prince a besoin d'aimer ceux à
qui il permet de le conseiller. Son cœur est pour moitié dans la politique.
Madame de Balbi, M. Davaray, M. de Blacas autrefois, M. Decazes aujourd'hui,
sont les preuves encore vivantes de cette disposition de sa nature. Il faut
lui plaire pour avoir le droit de l'influencer. Des femmes illustres par leur
crédit utile ou funeste sur le cœur et sur l'esprit de nos rois ont tour à
tour perdu ou sauvé la royauté en France et en Espagne. C'est d'une femme
seule encore aujourd'hui que peut venir le salut de la religion et de la
monarchie. La nature, la naissance, l'éducation, le malheur même, semblent
vous avoir désignée pour ce rôle. Voulez-vous être le salut des princes,
l'amie du roi, l'Esther des royalistes, la Maintenon ferme et irréprochable
d'une cour qui se perd et qu'une femme seule peut réconcilier et sauver ?
Demandez au roi une audience, sous prétexte d'implorer sa protection, dont
vous avez besoin pour vous et pour vos enfants ; montrez-lui, comme par une
rencontre fortuite, ces trésors de grâce, de bon sens et d'esprit que la
nature vous a prodigués, non pour l'ombre de la retraite où vous les
renfermez, mais, pour le grand jour de l'entretien d'un roi appréciateur
passionné des dons de l'âme ; charmez-le par une première conversation,
quittez-le en lui laissant le regret de vous perdre et le désir de vous
revoir ; retournez quand il vous rappellera ; faites renaître, comme par la
nécessité de vos affaires, les occasions de nouveaux entretiens ; écoutez ses
confidences ; laissez échapper de timides conseils ; insinuez-vous par
l'affection dans son cœur et par la haute raison dans son esprit ;
rendez-vous nécessaire au délassement de cette âme souffrante, accablée des
soucis du trône, et quand votre empire inaperçu sera fondé dans son
attachement par les habitudes, employez peu à peu cet empire à déraciner, de
son conseil le favori dont il est fasciné, à réconcilier le roi avec son frère,
avec les princes, et à leur faire adopter de concert, dans la personne de M.
de Villèle et de ses amis, un ministère à la fois royaliste et
constitutionnel, qui remette le trône d'aplomb sur la base monarchique, et
qui prévienne les prochaines catastrophes dont la France est menacée. » XXVI Telles
furent les paroles du jeune négociateur du parti qui se formait déjà dans la
chambre entre les royalistes excessifs et les royalistes aventureux de
l'antichambre du comte d'Artois contre les libéraux de l'entourage de M.
Decazes. Mais cette tentative sur l'amour-propre et sur l'ambition d'une
femme alors modeste et intimidée, presque offensée d'une proposition si
étrange, échoua au premier mot contre sa modestie et contre la délicatesse
d'un tel rôle : « Quoi répondit-elle avec l'accent de l'étonnement
et du reproche à son ami, c'est vous qui me connaissez assez peu pour
chercher à m'éblouir par des perspectives d'empire et de domination à la cour
? Vous ai-je donc jamais donné le droit de me confondre, moi, humble, retirée
dans mon ombre et dans mon malheur, antipathique aux manèges, aux intrigues
au grand jour des cours, avec ces femmes hardies, ambitieuses ou dissimulées
qui se servent de leurs vices ou même de leurs vertus pour séduire ou
gouverner le cœur des rois ? Croyez-moi, un tel rôle est aussi opposé à ma
nature qu'à ma situation et si vous voulez que nous restions amis, ne m'en
reparlez jamais. J'oublierai même que vous m'avez assez peu comprise pour
m'en avoir parlé un jour. » Il y
avait tant de parti pris et tant de résolution irrévocable de l'âme dans
l'accent avec lequel ces paroles étaient prononcées, que le négociateur
n'insista pas davantage, et qu'il songea à prendre un détour pour arriver par
une autre voie au succès de la combinaison de son parti. XXVII Les
dangers et les malheurs de madame du Cayla, par suite de sa rupture avec son
mari, qui lui disputait sa fortune et qui lui redemandait ses enfants,
étaient si imminents, que ses amis et la nécessité elle-même lui
conseillaient de se jeter sous la protection du roi. Le vicomte de La
Rochefoucauld, qui parut avoir oublié ses projets chimériques, rejetés avec
une si énergique répugnance, reprit auprès de son amie le ton de l'intérêt le
plus vrai et le plus naturel pour sa douloureuse situation. Il l'encouragea à
solliciter une audience du roi et à se jeter à ses pieds pour lui demander
asile dans sa justice, bien sûr que l'aspect des larmes, l'éloquence,
l'esprit de la suppliante, agiraient malgré elle sur les yeux et sur l'esprit
du monarque, et qu'en accordant la faveur il ressentirait l'attrait. Soit que
la réflexion eût tempéré dans la jeune femme la première répulsion qu'une idée
lancée à l'improviste dans son imagination lui avait inspirée, et que le
rêve, à force de se reproduire dans son esprit eût pris un corps dans son
âme, soit que l'horreur de se voir arracher ses enfants surmontât sa timidité
et sa réserve, soit que les papiers secrets qu'elle tenait, disait-on, de son
père, lui parussent un gage certain de reconnaissance et de faveur à offrir à
Louis XVIII, elle se décida à demander l'audience, et elle parut devant le
roi. Elle y
parut armée de ce qui embellit le plus une femme aux yeux d'un prince, la
timidité, la supplication et les larmes. Le roi fut plus qu'ébloui, il fut
touché. Il releva la jeune suppliante, la fit asseoir, s'entretint avec elle
de son père, de ses enfants, de ses disgrâces, goûta les charmes de son
entretien autant que les charmes de son visage, et, après lui avoir accordé
plus qu'elle n'osait demander, il la congédia le plus tard possible, en lui
demandant lui-même de revenir le voir à des jours fixes, et en lui disant que
son cabinet lui serait ouvert toutes les fois qu'elle aurait un désir à lui
exprimer. Le plan
de séduction conçu par la politique avait été du premier regard accompli par
la nature. On ne se trompe jamais en comptant sur la toute-puissance de la
beauté et sur l'enivrement des yeux d'un roi. Le sentiment de Louis XVIII
pour cette femme séduisante eut, dès tes premiers jours, le caractère d'un
amour qui se dérobe à lui-même, sous le nom d'amitié, ce que l'âge du
monarque et la réserve de la femme ne permettent pas d'avouer ; il se sentit
une affection qu'il appela paternelle, et la nomma sa fille, n'osant, tant
par respect pour lui-même que par respect pour elle, l'appeler d'un autre
nom. La famille royale, instruite par l'heureux négociateur du succès de sa
pensée, des inspirations que madame du Cayla portait dans l'intimité de ses
entretiens, de son ascendant croissant sur le prince, de son désir de
réconcilier le monarque et sa famille, voyait avec plaisir ces entretiens du
roi et de la jeune femme dérobés autant que possible à la connaissance du
ministre. M. de Villèle et ses amis en étaient informés par M. de La
Rochefoucauld, et des plans de ministère se fondaient de loin sur cette
amitié. XXVIII Le roi
se complaisait de plus en plus dans cette douce familiarité féminine. Elle
lui rappelait ses amitiés d'un autre âge avec la comtesse de Balbi, délices
de son esprit dans sa jeunesse. Elle lui apprenait à lui-même que son cœur
pouvait se passer de M. Decazes, et qu'il y avait dans une amitié de jeune
femme avec un homme de son âge autant de décence et plus de douceur que dans
l'ascendant d'un favori. Il commençait lui-même à interroger ceux qui
l'entouraient, comme pour les sonder sur les deux objets de sa faveur, et
pour les faire applaudir à ses nouveaux sentiments. Il fit
appeler un soir M. de La Rochefoucauld, et il lui demanda ce qu'il pensait de
M. Decazes : « M. Decazes, lui répondit avec l'instinct des cours
le jeune courtisan, est le plus séduisant des hommes et le plus sincèrement
attaché à la personne du roi. Ah ! je le dis tous les jours, interrompit le
prince, et je suis heureux de le voir ainsi jugé par vous-même. Oui, Sire,
reprit M. de La Rochefoucauld, M. Decazes a toutes les qualités d'un homme
agréable et d'un ministre utile ; mais les royalistes exclusifs et jaloux ont
eu des torts irrémédiables envers lui, ils l'ont harcelé avec injustice et
avec acharnement, et, par leur hostilité implacable, ils l'ont rejeté dans le
camp des adversaires de la monarchie. Il n'a pas eu le stoïcisme de résister
à ces iniquités d'un côté, à ces popularités intéressées de l'autre ;
et, par l'introduction irréfléchie et violente de soixante-quatre noms
révolutionnaires dans la chambre des pairs, il a brisé le ressort principal
du gouvernement au lieu de le rectifier, et il a jeté le trône à la merci de
vos ennemis. » Le roi
écouta sans réfuter. « —
Et que pensez-vous, ajouta le roi, de madame du Cayla ? » Le
courtisan sincère n'eut pas besoin de recourir à l'adulation ou à la
complaisance pour faire au roi la plus ardente apologie de la favorite
secrète de son cœur. Le roi l'écoutait en enchérissant sur l'éloge. M. de La
Rochefoucauld comprit que M. Decazes subjuguait encore, mais que son amie
enivrait déjà l'esprit du monarque. Il instruisit ses amis de cet entretien. On
comprit que le temps sapait sourdement le ministre, mais qu'il fallait attendre
pour le renverser. XXIX Telles
étaient les dispositions du roi et les progrès de cette combinaison sur son
cœur, la veille de la mort du duc de Berri. On a vu que M. de Vitrolles de
son côté, pressé de rompre tout accord entre le comte d'Artois et son frère,
et de faire triompher le royalisme exalté par l'éclat et la violence de cette
scission dans la famille royale, conjurait son prince de se remarier. Il le
conjura le lendemain d'imposer ouvertement au-roi le renvoi immédiat de M.
Decazes, et de dire à son frère qu'il fallait choisir entre sa famille et son
ministre. Le comte d'Artois, l'esprit troublé à la fois par sa douleur de
père et par ses terreurs de prince, et par les assauts ambitieux de ses
conseillers, rassembla autour de lui ce que le poignard lui avait laissé de
sa famille, son fils le duc d'Angoulême et sa belle-fille, reproche vivant de
la révolution. La famille royale ainsi décimée se rendit dans les
appartements du roi et se fit annoncer à lui. Louis XVII s'attendait à ces
sommations de la douleur, et se sentait faible pour y résister. Que dire- à
un père, à un frère, à une fille, à une nièce en deuil d'un fils, d'un frère,
d'un cousin égorgé la veille, accusateurs muets du système auquel ils
attribuent leur catastrophe, et venant se présenter eux-mêmes en victimes
marquées d'avance pour d'autres attentats ? Le roi, les princes et la
princesse restent longtemps en silence à se regarder à travers leurs larmes,
sans oser se dire ce que leur visage et la démarche disaient assez le roi
sentant qu'on voulait lui arracher son ministre, les princes comprenant
qu'ils venaient commander en implorant. La
duchesse d'Angoulême, plus hardie parce qu'elle était femme et parce que la
sommation dans sa bouche, conservait l'apparence et le pathétique de la prière,
interrompit enfin ce silence « Sire, dit-elle au roi d'un accent qui
contenait toutes les larmes et tout le sang de sa famille, nous marchons à
une nouvelle révolution. Conjurez-la pendant qu'il en est temps encore !
Votre trône a besoin de tous ses appuis. M. Decazes a trop profondément
blessé les royalistes pour qu'il puisse se rapprocher d'eux ; qu'il se
retire, et tous se réuniront pour porter secours à votre gouvernement. « —
M. Decazes, répondit le roi à sa nièce avec un visage sévère, a défendu mon
autorité contre des hommes qui peuvent avoir rendu des services réels, mais
qui se soumettent mal au frein des lois, et se liguent ouvertement avec un
parti qui veut faire violence a ma sagesse pour me faire marcher dans une
voie que je réprouve c'était le devoir d'un fidèle ministre. » Puis,
relevant la voix, et dominant d'une fierté qui ressemblait à la colère :
« M. Decazes, ajouta-t-il, n'a rien fait que conformément à mes
sentiments, à mes principes, à ma volonté. Qu'à la tribune des chambres on
distingue entre ma volonté royale et les actes de mes ministres, je le
comprends ; mais qu'ici, mais que dans le sein de ma propre famille, on fasse
cette puérile distinction, je ne le comprendrais que dans l'intention de
m'offenser. « —
Eh bien ! Sire, dit le comte d'Artois, qui se souvenait des conseils extrêmes
de M. de Vitrolles, il m'est impossible de rester aux Tuileries si M.
Decazes, publiquement accusé de complicité dans la mort de mon fils par M.
Clausel de Coussergues, reparaît encore comme ministre dans ce palais ! » Le
prince, en répétant, sans la caractériser, l'odieuse imputation des hommes de
son parti, l'élevait jusqu'à son cœur et immortalisait, dans le délire de sa
douleur, une abjecte calomnie. Le roi s'indigna de retrouver sur les lèvres
de son frère une accusation qui, en atteignant son ministre, incriminait
jusqu'à lui-même, .et lui rejetait le sang d'un neveu. « Eh quoi, mon
frère, s'écria-t-il, c'est quand un ministre fidèle et malheureux est
poursuivi par une calomnie dont l'extravagance égale l'atrocité que vous
voulez que je frappe un homme qui m'est dévoué ? Les députés, ses ennemis,
ont eux-mêmes repoussé avec horreur cette accusation, et moi je paraîtrais y
croire quand elle révolte, au contraire, toutes les puissances de mon âme !
Je vous déclare n'avoir jamais connu d'âme plus sincère et plus sensible que
celle de M. Decazes ; je suis convaincu qu'il aurait donné sa vie pour le
salut de mon neveu, comme il la donnerait pour moi. Je respecte l'égarement
de votre douleur ; la mienne n'est pas moins cruelle, mais elle n'aura pas du
moins la force de me rendre injuste !... » Le
comte d'Artois, foudroyé par l'énergie du regard et de l'accent de son frère,
ne répliqua pas. Il sentit que, si la dignité et la justice du roi
résistaient à l'injonction et a la menace, son cœur ne résisterait peut-être
pas à la prière. Il s'avança avec son fils et la duchesse d'Angoulême vers le
fauteuil du roi, et tous les trois, faisant le geste de s'agenouiller devant
leur oncle et leur frère « Sire, lui dit la fille de Louis XVI en rappelant
par son attitude et par son abattement la victime découragée, fille et sœur,
nièce et tante de chères victimes, notre famille a été bien éprouvée par le
malheur ! que l'union, du moins, la console ! ne lui refusez pas la grâce
qu'elle vous demande à genoux ! « —
Cette grâce, ajouta en sanglotant le comte d'Artois, je la demande comme un
sacrifice aux mânes de mon malheureux fils ! » Le roi
avait passé de l'indignation à la compassion pour sa famille. Son esprit
résistait, son cœur fléchit. « Vous le voulez, dit-il tristement, eh bien,
vous serez satisfaits ! » Les princes se retirèrent, et le bruit du triomphe
de la scène qu'on leur avait conseillée réjouit l'ambition et la haine de
leurs serviteurs. Le roi envoya chercher M. Decazes, s'attendrit longtemps
avec lui, et refusa avec une généreuse obstination la démission que ce
ministre le conjurait d'accepter pour simplifier la situation et pour
s'offrir en sacrifice à la concorde de la famille. « Ah ! mon
enfant, s'écriait le roi, plus vaincu par la décence que par la conviction
dans sa lutte avec son frère, ce n'est pas à vous, c'est à moi qu'ils en
veulent ! » M. Decazes ne chercha pas, comme tant de ministres
congédiés sous tant de règnes, à aggraver les embarras de la couronne en
poussant son maître dans l'excès contraire, afin de se rendre nécessaire en
rendant le règne difficile ou impossible après lui. Il conseilla au roi de
revenir au duc de Richelieu, homme inattaquable aux royalistes et acceptable
aux libéraux monarchiques, et il prit soin lui-même de convaincre et de
toucher son successeur. Plus ami que ministre disgracié dans cette
circonstance, le favori se montra supérieur aux faiblesses du ressentiment.
Il justifia en tombant le roi qui l'avait élevé. Le duc de Richelieu,
convaincu par expérience de la difficulté de complaire à une famille divisée dans
le palais, et instruit, par la note secrète, des embûches tendues dans l'intimité
du comte d'Artois, ne consentit a accepter le ministère qu'après avoir
conféré avec ce prince. Le prince lui donna sa foi de gentilhomme qu'il
soutiendrait le ministère avec toutes les forces d'opinion dont il disposait
dans le palais, dans les journaux royalistes, dans la pairie et dans la
chambre des députés. Le duc de Richelieu crut avoir ainsi engagé le prince ;
il s'aperçut bientôt qu'il n'avait pas engagé le parti. Le
ministère fut formé le 21 février. Le duc de Richelieu présida le conseil des
ministres sans portefeuille. M. de Serre, absent, fut destiné à l'intérieur,
et suppléé provisoirement par un vieillard consommé dans les affaires et dans
les assemblées, M. Siméon, homme dont le passé donnait des garanties au
libéralisme et dont la loyauté donnait sécurité au royalisme. Le comte
d'Artois, pour avoir une main à lui dans le ministère, y introduisit M.
Capelle, parvenu, on ne sait de quelle origine, à la préfecture de Florence
sous l'empire, cher, disait-on, au cœur de la grande-duchesse de Toscane,
Élisa, sœur de Napoléon, disgracié après 1814 pour avoir fléchi trop vite
sous les forces des alliés, ayant suivi le comte d'Artois a Gand pendant les
cent-jours, utile à ce prince par son expérience administrative, et qui
s'était voué à sa fortune avec un zèle qui ne se démentit jamais depuis. M.
Mounier, à qui le duc de Richelieu offrit un ministère, le refusa avec cette
modestie qui relevait le prix de ses talents. Aimant mieux servir que monter,
il se contenta de la direction générale de la police, rassurant les deux
partis par sa vigilance et sa modération. M. Portalis, dont on retrouve le
nom sous tous les régimes comme celui d'un de ces serviteurs de l'État qui se
font des emplois élevés une sorte d'apanage, remplaça M. Siméon dans la
sous-direction de la justice. M. Pasquier conserva le ministère des affaires
étrangères, passant d'un ministère a l'autre avec la souplesse d'esprit et de
zèle qui le rendait acceptable à tous. M. Portal garda la marine, M. Roy les
finances, M. de Latour-Maubourg la guerre. A peu d'exceptions près, c'était
encore le ministère de M. Decazes, moins M. Decazes lui-même. Son esprit
survivait à sa chute. Le roi n'avait sacrifié que son nom. Le roi,
après ce sacrifice, combla son ministre de témoignages d'attachement qui
attestaient la continuation de sa confiance personnelle pour le favori que la
nécessité politique arrachait à son cœur. Il lui donna le titre de duc, il le
nomma ambassadeur à Londres, avec un traitement qui plaçait la fortune de son
ministre au niveau des fortunes de l'aristocratie britannique ; il y ajouta
des munificences royales et des larmes plus honorables pour le ministre que
des dons. M. Decazes partit pour l'Angleterre avec la tendresse entière de
son maître, la haine des royalistes, l'ingratitude des libéraux, les regrets
des doctrinaires ambitieux et déçus tombés avec lui, mais qui voyaient dans
son éloignement une éclipse passagère de faveur et des gages assurés d'un
ascendant secret et d'une seconde fortune. XXX Ainsi
disparut, mais sans retour, ce jeune ministre, improvisation des
circonstances, de la faveur d'un roi et de la lutte inexpérimentée des
partis. L'hésitation et le tâtonnement d'une restauration oubliée dans un
long exil, en remettant le pied dans les ténèbres sur un terrain politique
qu'elle n'avait pas encore sondé, donnait à ce premier moment une large place
au favoritisme. On ne gouvernait plus par l'autorité absolue, on ne
gouvernait pas encore par l'autorité dans les chambres ; le gouvernement n'était
qu'une alternative de coups d'État, tantôt pour la charte, tantôt contre la
charte, donnant par la main du roi la victoire tour à tour aux deux partis
que la royauté cherchait à pondérer. M. Decazes, signalé par le hasard,
remarqué par son zèle, conquit sa fortune politique par son courage, la
confirma par sa grâce, la mérita par sa sagesse de vues, l'ébranla par des
condescendances excessives, et quelques-unes déplorables, au parti de la
cour, puis au parti de l'opposition, la perdit enfin par une catastrophe dont
il était innocent, dont la malignité des temps voulut le faire le complice et
dont il ne fut que la victime. Sa fidélité à son maître et à son bienfaiteur
fut entière ; si sa conduite fut versatile, son système, qui n'était que le
système du roi, fut d'un homme d'État. Il consistait à interposer énergiquement
la royauté, modératrice des idées nouvelles, entre les royalistes avides de
réaction et les libéraux impatients de liberté. Il n'y en avait pas d'autre
praticable pour faire accepter le pays par la royauté et la royauté par le
pays. C'était la pensée du roi, mûrie par la réflexion dans la solitude. Il
fallait au roi, pour l'exécuter, un homme nouveau, jeune et sans autre refuge
que sa faveur personnelle, pour que cet homme, indépendant du parti
révolutionnaire et du parti royaliste, n'eût de signification qu'en lui-même
et n'eût d'avenir que dans la charte. Le roi avait trouvé cet homme dans M.
Decazes, et il s'y était attaché avec une persistance où il entrait au moins
autant de politique que d'amitié. M. Decazes n'était pas seulement le favori
d'un roi, c'était le favori d'un système. En tombant, il entraîna ce système
avec lui. Quand les royalistes parvinrent au pouvoir, ils furent obligés de relever
ce système abattu et de le pratiquer après lui. M. de Villèle fut le Decazes
de la majorité royaliste, comme M. Decazes avait été le Villèle du roi. Voilà
pourquoi son nom restera dans l'histoire au-dessus des noms des favoris
vulgaires qui ne représentent que le caprice des rois. M. Decazes représente
une idée juste la réconciliation d'une révolution et d'une royauté. Il fut
l'homme d'État de la concorde, de l'impartialité et de la charte, et, s'il
n'eut pas la force de séparer des partis acharnés à s'entre-détruire, il eut
la gloire de tomber entre eux avec la seule vérité qui pût perpétuer le trône
de son maître. Sa plus grande faute ne fut pas dans sa chute, elle fut de reparaître sur la scène après en être honorablement descendu. La retraite était son asile, l'inaction sa dignité, la perspective sa grandeur. Quand on a approché de si près du cœur d'un roi et personnifié avec lui une de ces époques qui sont les dates de la vie d'un peuple, il faut disparaître avec le prince ou avec l'événement dans lequel on a incarné son nom. Le nom de M. Decazes devait disparaître avec Louis XVIII. L'histoire retrouve ces noms dans l'obscurité, elle ne les retrouve plus dans la foule. Tombé de ces hauteurs, l'homme d'État ne se relève qu'après que le temps a passé sur lui l'isolement est la majesté de la disgrâce. |