1818-1819. — État de
la France ; lutte des partis ; la presse. — La Minerve ; P.-L. Courier. — Le
Conservateur : Chateaubriand, Lamennais, de Bonald. — Ouverture de la
session. — Vote d'une récompense nationale à M. de Richelieu. — Proposition
Barthélemy sur la loi électorale. — Discussion sur le rappel des bannis ; M.
de Serre. — Agitation croissante de l'opinion développements du journalisme
le Courrier, le Constitutionnel, le Censeur, les Débats, la Quotidienne, le
Drapeau blanc. — Débats orageux sur les massacres du Midi scandales
parlementaires. — Associations diverses ; les missions, les sociétés secrètes
de Bruxelles, de Paris fermentation de l'Allemagne. — Élections de 1819 ;
nomination de Grégoire le général Foy. — Esprit général des élections, hostile
à la couronne. — Remaniement ministériel ; ouverture de la session ;
exclusion de Grégoire. — Projet de modification à la loi électorale.
I On a
vu, par cette ouverture faite par le roi à la postérité, jusqu'au fond de son
âme sa passion pour l'affranchissement du territoire, son désir sincère de
fonder un gouvernement représentatif dominé par la couronne, modéré par les
chambres, inspiré par l'opinion ; ses peines secrètes dans un palais où sa
volonté combattue trouvait des oppositions politiques si près de son cœur ;
son estime respectueuse pour le duc de Richelieu ; enfin, sa sollicitude
presque paternelle pour M. Decazes, instrument de sa pensée et attachement de
son cœur. La visite d'Alexandre et l'approbation morale que ce prince avait
hautement donnée, à Paris à la sagesse et au ministère du roi le confirmaient
de plus en plus dans sa résolution d'affermir et de développer la charte. Le
triomphe qu'il avait obtenu sur les royalistes rétrogrades et réactionnaires,
aux élections de septembre, en écartant à la fois les bonapartistes et les
exagérés, lui faisait espérer le même résultat pour les élections de 1818,
qui devaient renouveler un cinquième de la chambre. Mais
déjà les partis, un moment séparés par l'ordonnance du 5 septembre,
commençaient à forcer la main au roi pour lutter, les uns contre les autres,
et tous contre lui, dans l'Assemblée. La presse libre leur donnait l'âme, le
champ de bataille et les armes. Des journaux et des pamphlets acharnés, qui
se servaient tous du nom du roi pour l'entraîner ou pour l'avilir,
soufflaient le feu de l'opposition au gouvernement, dans tous les colléges
électoraux. La Minerve et le Conservateur, deux recueils périodiques, étaient
le manuel des passions. La Minerve était rédigée par des écrivains qui
avaient servi le despotisme sous l'empire, et qui ne consentaient pas à périr
avec lui. Ils s'étaient transformés en puritains de la charte ; ils
entreprenaient de fondre dans un alliage adultère le patriotisme, l'esprit
militaire, la gloire des conquêtes, les doctrines de la, révolution de 1789,
les souvenirs de la république, l'orgueil national, la royauté
constitutionnelle, le despotisme et la liberté, avec une telle confusion
d'idées et avec un artifice si perfide, que toutes les passions hostiles aux
Bourbons trouvassent à la fois dans leur feuille une joie, un souvenir, une
espérance, un aliment. Les principaux rédacteurs de cette feuille étaient
Benjamin Constant, Étienne, Jouy, Pagès, Aignan, Courier, Béranger,
écrivains, publicistes, pamphlétaires, poètes, hommes de talents divers, les
uns affectant la modération, les autres aiguisant l'invective, ceux-ci
associant l'adulation au roi aux insinuations mortelles contre sa maison,
ceux-là publiant des correspondances dans lesquelles ils débattaient en
tribuns des questions de droit constitutionnel, ceux-là des apothéoses
attendries des conventionnels proscrits et des soldats laboureurs pleurant
leur patrie dans les forêts de l'Amérique ; d'autres, comme Courier,
provoquant le rire amer de l'ironie dans des pamphlets où la haine aiguisait
le talent ; d'autres enfin, comme Béranger, nationalisant le mépris des
Bourbons dans des chants qui créaient pour le peuple l'immortalité de la
gloire, consolatrice pour l'honneur, fatale à la liberté. Ces hommes
s'appelaient les indépendants, dissimulant ainsi leur opposition. Une nuée de
journaux, de recueils", de pamphlets, de brochures du même esprit
recevaient d'eux le souffle et la direction, et semaient le dédain, la
répugnance et la colère dans le peuple. II Le
Conservateur, créé par M. de Chateaubriand et par ses amis dans le triple but
de contre-balancer les journaux bonapartistes, de défendre la monarchie des
Bourbons et d'asservir le roi aux royalistes, était écrit par MM. de
Chateaubriand, de Lamennais, de Bonald, esprits ou génies de forte trempe et
de haute renommée. Leur grandeur littéraire se répercutait sur leurs œuvres.
Leurs pages rayonnaient de leurs noms, et devenaient des événements pour
l'Europe. Fiévée, ancien préfet de Bonaparte, leur prêtait son expérience
administrative et cette théorie sophistique chère à toute aristocratie du
fédéralisme provincial en opposition avec la concentration et l'unité du
pouvoir ministériel. M. de Suleau, jeune écrivain que la politique disputait
aux lettres ; M. de Frenilly, poète de tradition M. de Fitz-James, homme de
cour, au cœur indépendant, dont le royalisme avait les grands accents de la
liberté M. de Castelbajac, M. de Salaberry et tous les hommes de
l'aristocratie illustres par le talent personnel, frappaient leur coup et
marquaient leur nom dans ce tocsin du parti ultraroyaliste. Peu importait
l'accord des doctrines plus ou moins absolues, plus ou moins
constitutionnelles entre ces chefs d'opinion ; la masse faisait la force, le
génie faisait l'éclat. Jamais écrit périodique n'en eut davantage. Jamais
gouvernement à peine retrouvé ne fut plus violemment assailli et plus
injurieusement outragé par l'ambition ou par la jalousie de ses amis
exclusifs. M. Decazes y était livré tantôt aux soupçons, tantôt à la dérision
des royalistes, le roi à peine épargné. La cour, la familiarité du comte
d'Artois, l'aristocratie de province, s'enivraient de ces noms, de ces
doctrines, de ces invectives, qui leur semblaient illustrer leur cause et
relever leur obscurité jusqu'à la hauteur du génie. M. de Chateaubriand, avec
un artifice peu logique, mais sincère dans son âme et accepté facilement par
les partis, associait, dans le Conservateur, les théories de vieille Église
dominante et de vieille monarchie féodale avec la rudesse d'une mâle
opposition royaliste au roi. Il enseignait à l'opposition antiroyaliste tout
ce qu'elle pourrait oser bientôt dans l'amère critique du gouvernement.
Aucune feuille libérale ne frappait si haut et ne blessait si cruellement que
ce soldat mécontent de la royauté. Cet acharnement de Chateaubriand et du
parti du comte d'Artois contre les pensées et les hommes du roi décida M.
Lainé à un acte constitutionnel et courageux contre une faction de cour qui
menaçait avec tant d'audace la couronne. Il enleva son chef à cette faction,
en destituant le comte d'Artois de ses attributions les plus importantes,
dans le commandement général de la garde nationale du royaume. Le roi, après
quelque résistance de cœur à la sévérité de son devoir de monarque, accorda
à. ses ministres cette mesure de justes représailles, qui devint un plus
sanglant grief des royalistes contre lui. Le palais se divisa en deux camps
animés de plus en plus l'un contre l'autre. Les
opinions des provinces soulevées dans deux sens opposés par ces colères du
parti royaliste, par ces pamphlets du parti libéral et par ces divisions
intestines de la famille royale, déroutèrent les élections de cette année de ce
centre où M. Lainé et le roi voulaient les maintenir. Le parti libéral s'y
fortifia de vingt-deux députés hostiles à la monarchie des Bourbons. M. de La
Fayette, symbole indécis sinon de république, au moins de révolution, fut élu
comme un défi vivant à la royauté Manuel, promoteur de Napoléon en 1815,
comme une protestation napoléonienne contre les Bourbons. Les choix de cette
année, tout en satisfaisant le roi par l'éloignement de quelques
ultraroyalistes, qui affaiblissait la cabale de son frère dans la chambre,
l'alarmèrent par l'avènement d'hommes trop significatifs parmi les ennemis
avérés de sa maison. M. Lainé se troubla. Le duc de Richelieu, qui avait
promis à l'empereur Alexandre d'arracher le gouvernail à la fois aux
révolutionnaires et aux contre-révolutionnaires, s'interrogea lui-même avec
anxiété. « Je vois arriver avec terreur les hommes des cent-jours,
s'écria-t-il. Ils ont perdu notre situation en Europe. Craignons les
révolutions ; elles consumeraient nos forces nationales et rendraient à
l'Europe des griefs contre nous » Il tendit dès ce jour à rapprocher le
gouvernement des royalistes. M. Decazes, au contraire, menacé de plus en plus
par eux, n'avait d'asile que dans le parti libéral. Il devenait malgré lui
plus chef de parti que ministre. Ses collègues s'alarmèrent d'un rôle qui
tendait à déplacer le centre de la monarchie de son aplomb pour le placer sur
le bord d'un abîme, au milieu de, ses ennemis naturels. Ils s'entretinrent, à
l'insu de M. Decazes, de ces tendances et de ces dangers. Le duc de Richelieu
aimait personnellement M. Decazes ; il ne se défiait pas de lui, mais de la
situation il sentait la convenance de laisser au roi un ami et au ministère
un intermédiaire à la fois sûr et tout-puissant entre le cœur de ce prince et
ses ministres. Il chercha à concilier ce qu'il voulait accorder à l'opinion
monarchique et concéder au roi lui-même, en supprimant le ministère de la
police occupé par M. Decazes, ministère occulte qui portait ombrage aux royalistes,
et en réservant à M. Decazes le ministère purement administratif de
l'intérieur. M. Decazes, pressentant et devançant cette proposition, offrit
habilement lui-même sa démission à ses collègues pour leur laisser la liberté
de leur nouvelle combinaison. Mais cette démission, sacrifice apparent que le
jeune ministre faisait de lui-même à la concorde, ne pouvait déjà plus être
acceptée. Enraciné dans le cœur du roi, dont l'amitié prenait le caractère de
la fatalité, populaire dans le parti libéral qui pouvait agiter la France
jusqu'aux éboulements du trône et qui ne se calmait alors qu'à sa voix,
maître du parti doctrinaire qui remuait l'opinion par la presse et qui
négociait avec tous les autres partis, M. Decazes était pour ses collègues
l'homme embarrassant mais inévitable. Un pied dans le cabinet du roi, l'autre
dans la popularité, il ne pouvait quitter le gouvernement que pour devenir un
chef redoutable d'opposition dans les chambres, ou un regret toujours présent
et toujours menaçant pour ses collègues dans la confidence du roi. Ils
refusèrent donc la démission de M. Decazes. Ils se bornèrent à accepter celle
de M. Corvetto, ministre réparateur de notre crédit et de nos finances, usé
par les travaux et les dégoûts. Ils le remplacèrent par M. Roy, homme d'une
immense fortune acquise par une intelligence lucide appliquée à son
enrichissement personnel. Financier de profession, conservateur d'intérêt,
modéré d'esprit, M. Roy convenait à tous, sans porter ombrage à personne. III Le
ministère, ainsi en suspens sur lui-même, aborda les chambres le 10 décembre.
Le roi, dans son discours, se félicitait de la libération du territoire, et
donnait un avertissement indirect aux passions révolutionnaires qui venaient
de signaler leur renaissance dans les dernières élections. La pensée de
modifier la loi d'élection, déjà arrêtée dans l'esprit du prince, de M. de
Richelieu, de M. Lainé et de M. Molé, se révélait dans ce discours. Les chefs
du parti royaliste, dans la chambre, exigeaient cette mesure pour condition
de leur appui au gouvernement. Cependant cette chambre, travaillée par les
meneurs du parti de M. Decazes, donna un signe inattendu de répulsion à ce
plan de modification de la loi électorale, en nommant dans ses propres
comices intérieurs les députés les plus résolus à maintenir l'ancienne loi.
Au même instant, la chambre des pairs, remuée par le comte d'Artois, par M.
de Chateaubriand et par quelques évêques, nommait à toutes ses fonctions
parlementaires les royalistes les plus rétrogrades. M. de Richelieu et ses
collègues, voyant dans cette inconciliable tendance, d'un côté les manœuvres
présumées de M. Decazes dans la chambre des députés, de l'autre les manœuvres
triomphantes du comte d'Artois et des royalistes de sa cour à la chambre des
pairs, se retirèrent en masse devant cette révolte contradictoire des deux
chambres. M. Decazes lui-même, soit qu'il eût en effet conspiré contre ses
collègues, soit qu'il eût été simplement mal servi ou servi au-delà de ses
désirs par les doctrinaires ses amis, remit sa démission dans les mains du
roi. On a pu voir, dans le mémoire confidentiel reproduit plus haut, toutes
les phases de cette crise ministérielle. La
chambre, en répondant au discours du roi, déclara, dans une phrase accentuée
comme une menace, qu'elle repousserait toute loi qui s'écarterait de l'esprit
de la charte. C'était protester d'avance contre le ministère qui toucherait à
l'élection. Le duc de Richelieu, après quelques vaines tentatives pour
recoudre ensemble son ministère et M. de Villèle, chef des royalistes modérés
dans la chambre, sentit son corps fléchir sous le poids de son âme. M.
Decazes, héritier nécessaire de ces hésitations, désiré par le roi, espoir
des libéraux, accepté par la chambre, recomposa le gouvernement. Il prit le
ministère de l'intérieur, il donna le ministère des affaires étrangères et la
présidence du cabinet au général Dessolles, militaire disgracié sous
Napoléon, et confident des manœuvres de M. de Talleyrand en 1814 pour
rappeler les Bourbons au trône ; la justice à M. de Serre, orateur aussi
grandiose d'accent et aussi élevé de pensée que M. Lainé ; les finances à M.
Roy ; la guerre au maréchal Gouvion-Saint-Cyr, à qui la force militaire de la
France devait son recrutement et sa réorganisation. La jeunesse et la décence
de sa situation avaient seules empêché M. Decazes de prendre le titre de
président du conseil des ministres. Il était plus, il était le créateur et la
nécessité du gouvernement. Son triomphe exalta les libéraux et consterna les
royalistes. Leur colère contre lui s'irrita de toute l'envie qui s'attache
aux hommes nouveaux. Les
deux chambres, pénétrées des services que le duc de Richelieu avait rendus à
la patrie dans sa négociation d'Aix-la-Chapelle, lui votèrent, malgré son
refus, une dotation de cinquante mille francs de rente. Le duc, quoique dénué
d'une fortune analogue à la splendeur de son nom, n'osant rejeter cette
munificence nationale, l'accepta pour la transporter immédiatement aux hospices
de Bordeaux. Deux milliards avaient passé par ses mains, presque
arbitrairement, pendant son ministère et ses transactions avec l'Europe, et
son pays était obligé de penser à lui plus que lui-même. IV Cependant
le résultat des dernières élections n'avait pas moins averti les hommes
d'État impartiaux, qu'alarmé les royalistes excessifs. Les dangers de la
monarchie étaient l'entretien de tous les conciliabules des deux chambres. La
chambre des pairs, plus immuable de pensée que la chambre élective,
correspondait plus par sa nature aux préoccupations de l'esprit monarchique.
Le parti dominant dans cette chambre avait des liens trop authentiques avec
la cour du comte d'Artois, pour qu'une motion faite par ce parti ne parût pas
faite par le prince lui-même. II fallait trouver un organe indépendant, non
suspect de familiarité et de complaisance à la cour, pour colorer de sagesse
et de salut public la première attaque à la loi d'élection. On le trouva dans
M. de Barthélemy. M. de
Barthélemy, neveu du célèbre écrivain de ce nom, avait toutes les conditions
d'apparente neutralité entre les partis. Héritier de la renommée de son
oncle, diplomate au moment de la révolution, les différentes phases de la
république l'avaient laissé à l'étranger, servant la France sans
participation aux excès, aux passions, aux ressentiments des divers partis qui
se la disputaient. Ses négociations heureuses avaient été récompensées par
une estime générale et impartiale de son pays. Porté au sommet des affaires,
à l'époque du directoire, puis précipité, comme suspect de royalisme, dans la
proscription, M. de Barthélemy était du nombre de ces sénateurs qui n'eurent
qu'à écouter leur cœur pour accueillir dans les Bourbons, en 1814, les
souvenirs et les attachements de leurs premières années. Les membres de la
chambre des pairs, qu'on appelait le parti cardinaliste, par allusion au
cardinal de Beausset qui le dirigeait, d'autres membres de cette chambre,
parmi les plus tempérés d'opinion, tels que M. de Fontanes, M. de Pastoret et
M. de Vérac, enfin M. de Talleyrand lui-même, las de son inactivité, et prêt
à chercher de l'importance même auprès des royalistes exaltés, s'entendirent
avec les courtisans du comte d'Artois, et déterminèrent facilement M. de Barthélemy,
en faisant appel à sa prévoyance, à provoquer une modification vague et
indéfinie à la loi d'élection. M. de Lally-Tollendal, orateur verbeux et
déclamatoire, qui aimait à flatter les opinions nombreuses et à servir les
ministres, s'éleva contre cette proposition. M. Decazes l'appela la plus
funeste qui pût sortir d'une assemblée attachée à la monarchie, et donner à
la nation l'alarme sur l'irrévocabilité des promesses du roi. M. de Pastoret
insista avec l'autorité d'une modération avérée et d'une longue expérience
des révolutions. L'immense majorité de la chambre écarta les objections des
ministres et adopta la proposition. L'humiliation du ministère fut profonde,
le triomphe des amis du comte d'Artois complet. Le roi lui-même hésita dans
ses convictions en voyant tant de membres de la chambre, expérimentés et
impartiaux, lui demander de sauver sa couronne, et accepter courageusement
l'impopularité d'une telle mesure pour prévenir le débordement de la
révolution dans les comices. M. Decazes eut besoin de raffermir la résolution
du prince, et de le supplier d'ajourner au moins tout changement jusqu'à
l'épreuve d'un troisième renouvellement des cinquièmes de la chambre
élective. L'opinion libérale, non contente de cette victoire remportée pour
elle dans le conseil du roi par M. Decazes, voulut la consacrer par une
réplique énergique des députés au vœu téméraire de la pairie. M. Laffitte fit
une proposition contraire. Elle fut trouvée intempestive et irritante par le
centre ministériel de la chambre. On l'écarta sans la juger. V La
discussion de la proposition Barthélemy, à la chambre des pairs, laissa
éclater tout ce qu'il y avait de tendances contre-révolutionnaires dans un
parti, de terreur d'être dépossédé dans l'autre M. de Fontanes cita Napoléon
s'appuyant sur l'aristocratie de fortune et revendiquant les grands
propriétaires du sol comme les seuls appuis de son trône. « Leur intérêt est
le mien ceux qui possèdent le sol ne veulent pas que le sol tremble. »
Lanjuinais montra dans la proposition le premier acte de la contre-révolution
contre la charte. Il dénonça les comités royalistes exaltés dans les
départements : « Ils ont, dit-il, leurs assemblées secrètes, leurs
armées secrètes, leurs signes particuliers de ralliement, leur solde, leurs
armes !... » Le général Dessolles, président du conseil des ministres,
déplora cette manifestation des amis imprudents de la royauté, et montra
l'agitation publique marchant de province en province, au bruit de cette
fatale discussion. M. Decazes, poussé aux partis extrêmes par l'extrémité du
péril où la pairie jetait le gouvernement, proposa au roi de rappeler à la
chambre des pairs tous les membres de cette assemblée éliminés par M. de
Talleyrand après les cent-jours. C'était plus qu'amnistier, c'était légitimer
l'interrègne du 20 mars, et faire du roi l'allié de ses ennemis. Le président
du conseil, plus calme et plus politique, se borna à demander au roi de
rétablir l'harmonie entre les deux pouvoirs délibérants, en nommant
soixante-trois pairs de France nouveaux, dévoués à la politique personnelle
de ses ministres. C'était répéter à un court intervalle, sous l'inspiration
du favori, et en sa faveur, le coup d'État du 5 septembre. Les pairs
nouveaux, maréchaux, généraux, fonctionnaires de l'empire ou familiers du
ministre, étaient tous choisis par lui dans l'intérêt de son influence
dominatrice au Luxembourg. Le roi le sentait si bien, qu'avant de signer
cette liste il y' inséra un ou deux noms de la cour, « afin, dit-il avec une
douce ironie à M. Decazes, qu'il y ait au moins quelqu'un des miens dans les
vôtres. » VI C'était
un abus de faveur et un défi à l'opinion. L'opinion royaliste y répondit par
un cri de scandale et par la menace d'une accusation de haute trahison.
L'opinion modérée y vit l'équilibre indépendant des pouvoirs rompu
arbitrairement par les ministres, la prérogative du roi épuisée d'un seul
coup par l'introduction d'une masse d'hommes nouveaux dans un sénat ou la
sagesse du monarque devait économiser les faveurs et son influence par des
nominations rares et partielles, la pairie livrée tout entière à un seul
parti peu sûr et peu affectionné à la couronne, pour le besoin d'une seule
circonstance, enfin la clientèle royale devenue la clientèle de M. Decazes
par cette profusion de la pairie à ses ennemis personnels. Les ennemis du roi
se réjouirent seuls de cet excès d'audace qui sauvait un ministre en
compromettant la royauté. La proposition Barthélemy, votée à la chambre des
pairs avant l'introduction des pairs nouveaux, fut discutée, selon la
constitution, à la chambre des députés. Combattue par M. de La Bourdonnaie,
par M. de Villèle, par M. de Corbière, par M. Lainé lui-même, qui voulait
défendre la constitution par des mesures constitutionnelles et non par des
scandales de prérogative, elle succomba dans cette chambre. Mais le ministre,
pour la faire rejeter, avait été obligé d'emprunter la parole et les votes
des ennemis de la royauté. Son triomphe était aussi celui de l'opposition
radicale. Des coalitions désespérées de cette nature donnent aux
gouvernements des victoires plus ruineuses que des défaites. M. Decazes
malgré lui entraînait le roi vers les révolutionnaires, au lieu d'amener les
révolutionnaires au roi. VII L'orageux
débat sur la liberté réglée du journalisme et sur le rappel des bannis
faisait éclater la haute éloquence d'un homme dont la tribune grandissait
tous les jours le nom M. de Serre. M. de
Serre semblait destiné par son âme et par son talent à accomplir, après une
révolution fatiguée, ce que Mirabeau avait tenté trop tard ou trop tôt dans
la période ascendante et convulsive de cette révolution le traité de paix
entre la liberté représentative et la monarchie héréditaire. Royaliste de
naissance, religieux d'instinct, libéral de raison, constitutionnel de
théorie, passionné de parole, modéré de caractère, grandiose d'accent,
entraînant de chaleur, riche d'imagination, M. de Serre était la fidélité, la
force et l'éclat du ministère. Il avait penché au commencement de la session
vers le côté libéral, parce que le parti royaliste lui semblait tendre aux
violences et aux oppressions. Il avait, dans ses actes et dans ses discours,
donné des gages à la démocratie loyale, et recueilli du côté gauche. de
l'Assemblée autant d'applaudissements que du côté droit et du centre. On
sentait que sa parole s'élevait au-dessus de son intérêt passager de
ministre, pour se répandre de son âme avec toute la liberté du philosophe, de
l'homme d'État, du citoyen. Nul n'avait montré plus de confiance que lui dans
le gouvernement de l'opinion par l'opinion, et prodigué davantage à l'esprit
du temps les libertés compatibles avec l'ordre social et avec la monarchie
représentative. C'était le génie de 1789 épuré par les expériences, attentif
aux écueils, exprimé par la plus splendide parole dont l'écho ait jamais
remué les assemblées. La Restauration avait trouvé ses deux organes dans M.
Lainé et dans M. de Serre. Mais
quand le parti libéral, encouragé par les témérités de M. Decazes, dépassa
les bornes que M. de Serre avait imposées à ses concessions, devint agressif
et voulut arracher au roi des désaveux humiliants de ses premiers actes de
1815, M. de Serre, refoulé par ces exigences des libéraux, commença à se
défier d'eux et de M. Decazes, et à se replier peu à peu sur les royalistes
modérés du parti de M. Lainé et de M. de Villèle. La discussion sur le rappel
des bannis déchira davantage cette amitié récente entre M. de Serre et les
libéraux. Assailli par les voix de la gauche qui redemandaient à grands cris
les régicides « Quand la déplorable journée du 20 mars, répondit M. de Serre,
eut apparu au milieu de la consternation générale et au milieu de la joie d'un
petit nombre de séditieux, lorsque, des confins de l'Asie aux rives de
l'Océan, l'Europe se fut ébranlée, que la France se vit envahie par des
millions de soldats étrangers, lorsqu'elle eut été dépouillée de sa fortune,
de ses monuments, et que son territoire eut été démembré, chacun sentit que
le premier besoin de l'État était de défendre la royauté par des mesures
sévères et préservatrices de calamités nouvelles alors s'éleva la question de
savoir si les individus qui avaient concouru par leurs votes à la mort de
Louis XVI devaient être éloignés du territoire français chacun connaît avec
quelle persistance généreuse la volonté royale lutta contre la proposition de
leur bannissement. Des hommes connus par leur dévouement sans bornes à la
cause royale et aux principes constitutionnels soutinrent la proposition
d'amnistie entière faite par le roi. Mais quand il en fut autrement décidé,
quand l'arrêt eut été prononcé, l'arrêt fut irrévocable. L'extrême générosité
du roi avait pu défendre les votants ; mais, la loi rendue, on a dû
reconnaître qu'il était impossible, sans violer le sentiment moral le plus
puissant, sans porter atteinte à la dignité royale aux yeux de la France et
de l'Europe, de jamais provoquer du roi un arrêt solennel qui rendît la
patrie aux assassins de son frère, de son prédécesseur, du juste couronné. Il
faut donc établir une distinction entre les individus frappés par l'article
Il de la loi de 1816 et les votants de la mort de Louis XVI. Quant aux
premiers, confiance entière dans la clémence du roi, quant aux régicides,
jamais ! » Ce mot
draconien si contraire aux vœux de Louis XVI dans son testament et aux
sentiments manifestés à son retour par le roi lui-même, creusa un abîme entré
la gauche de l'Assemblée et le ministre. M. de Serre, en le prononçant, se
dévouait à l'animosité du parti révolutionnaire. On oublia ses services à la
cause de la modération et de la liberté. Ce n'était pas un arbitre, c'était
un instrument que le parti de la révolution voulait dans M. de Serre. Le jour
où il se refusait à une exigence du parti, la gauche l'abandonnait. La droite
se réjouissait de sa rupture, mais elle n'acceptait encore qu'avec défiance
le puissant auxiliaire qui lui revenait en lui. VIII Cette
mêlée d'opinions, d'antipathies, de dissertations, de sarcasmes, de haines,
de provocations, d'invectives qui passionnaient et scandalisaient les
tribunes, se continuait en dehors dans les journaux que la liberté donnée a
la presse rendait plus nombreux et plus acharnés. Tous les talents
littéraires du temps s'armaient pour leur cause d'une polémique incessante
qui changeait en controverses tous les entretiens. L'esprit public, comprimé
si longtemps par les armes et par le despotisme, jaillissait par mille voix.
On sentait partout l'explosion d'un siècle nouveau dans les âmes. La France
fermentait d'idées, d'ardeur, de zèle, de passions que la révolution,
l'empire, la restauration, plaçaient face à face, et à qui l'élection, la
tribune, le journalisme ouvraient l'arène pour se combattre ou se concilier.
Chacun des camps de l'opinion avait ses écrivains soldés de popularité ou de
faveur, selon la cause à laquelle ils se vouaient. M. Decazes était défendu,
dans le Moniteur, dans le Journal des Maires, dans le Journal
de Paris, par M. Villemain et par M. Linguay. Louis XVIII lui-même,
souverain lettré, écrivait furtivement quelques articles dans lesquels il
jouissait de voir soupçonner sa main. M. Royer-Collard, M. Kératry, M.
Guizot, argumentaient dans le Courrier. Ce journal des premiers doctrinaires
participait déjà de la gravité dogmatique ; de la hauteur et du dédain,
caractères de cette école. M. Étienne, M. Pages, M. Aignan, rédigeaient le
Constitutionnel, journal subalterne et irritant, qui remuait, dans le cœur
des masses, non des idées élevées, mais des mécontentements vulgaires.
C'était le journal du murmure public, n'articulant aucune opposition précise,
mais recueillant, colorant et grossissant tout ce qui pouvait, dans la'
satire de la cour, dans les excès des exaltés, dans les prétentions du
clergé, dans les ridicules de l'ancien régime, désaffectionner le peuple des
Bourbons et l'incliner au bonapartisme ou à l'orléanisme. M. Comte et M.
Dunoyer, deux jeunes écrivains impartiaux, par l'élévation d'esprit et par
l'âge, tendaient à la république sans se l'avouer à eux-mêmes. Ils faisaient
penser la jeunesse dans un recueil périodique intitulé le Censeur, imitation
heureuse mais austère des grands pamphlets de l'Angleterre, à l'époque où
elle fondait sa liberté. Le
Journal des Débats, naguère journal privilégié de l'empire', était dirigé par
MM. Bertin, plus hommes d'État qu'écrivains ; habiles à tenir l'équilibre des
opinions en le faisant toujours pencher par nature du' côté de l'autorité,
les Bertin avaient livré leur feuille à M. de Chateaubriand et à ses amis.
Leur polémique, toujours sensée, quelquefois éclatante, ne s'adressait qu'à
l'Europe, à la cour, à l'aristocratie des lettres et des salons. Royaliste de
profession, constitutionnel de langage, diplomate instruit, le Journal des
Débats ne rompait jamais avec le roi, tout en immolant ses ministres. Il y
avait toujours une candidature au ministère derrière son opposition. C'était
la réserve de la royauté. Les
opinions surannées, extrêmes, bornées et violentes de la cour, du clergé
rentré, de la noblesse vieillie, étaient aigries, consolées et flattées par
la Quotidienne et le Drapeau blanc, journaux spirituels, agressifs et
courageux dans leur lutte impuissante contre l'esprit du siècle. Les rancunes
de l'émigration, les protestations contre le génie révolutionnaire, l'horreur
des concessions constitutionnelles, l'antipathie contre toutes les choses et
tous les hommes de nouvelle date, nourrissaient ces feuilles. Elles
s'étonnaient d'être vaincues encore après le triomphe des Bourbons. Elles
tournaient contre le roi le royalisme feuilles intempestives et funestes dans
leur amitié, qui révélaient sans cesse à la révolution les arrière-pensées et
les derniers mots de la contre-révolution. IX De
sanglantes provocations signalaient souvent à la chambre les colères qui
couvaient dans les partis excités par ces journaux. M. d'Argenson était
condamné au silence pour avoir fait une simple allusion aux égorgements des
protestants dans le Midi. M. Trinquelague avait atténué et presque innocenté
ces crimes. M. de Saint-Aulaire avait répliqué et attesté les cadavres de
treize électeurs immolés sous ses yeux à Nîmes et la fuite de leurs
coreligionnaires dans les montagnes pour échapper à la mort. M. de Villèle,
tournant contre le ministère l'indignation des libéraux, avait dit que, si
ces assassinats étaient réels, ils devaient être punis, et il demanda
pourquoi le gouvernement n'avait pas fait justice. Cette interpellation
souleva M. de Serre. Il fit justement retomber le reproche sur les
royalistes, accusateurs tardifs de crimes commis pendant qu'ils étaient au
pouvoir, et que ces mêmes royalistes paraissaient rejeter aujourd'hui sur
d'autres. « Apprenez, dit-il, à connaître les partis. Le général Lagarde,
commandant dans le Gard, protégeait de sa personne et de son épée l'ordre
public et les citoyens. Il est frappé en pleine poitrine d'un coup de fusil
tiré à bout portant. L'auteur du crime est saisi, le fait est certain, avoué
; les juges posent cette question « L'homicide a-t-il été commis dans le
cas de légitime défense ? » Les jurés osent répondre Oui. Le
coupable est acquitté. « Un
autre général commandant à Toulouse veut apaiser une émeute. ; il reçoit une
blessure mortelle, il est transporté dans son hôtel ses assassins y pénètrent
et le déchirent tout vivant de mille coups. Ils sont mis en jugement ; on
allègue en leur faveur qu'ils n'ont pu donner la mort a un homme déjà blessé
d'un coup mortel ils sont condamnés à un simple emprisonnement « Un
homme dont l'horrible nom coûte à prononcer, Trestaillons, et ses
coaccusés sont poursuivis comme auteurs de plusieurs assassinats. Ils sont
traduits à Riom, où l'on espérait une justice plus indépendante. Pas un des
témoins n'a voulu témoigner contre eux ; la terreur les avait glacés les
témoins favorables, au contraire, se sont présentés en foule, et ces hommes
sont libres ! » L'impartiale
indignation de M. de Serre contre l'impunité de ces forfaits ferma la bouche
aux royalistes et releva un moment sa popularité dans le parti libéral. Un
hommage rendu par lui quelques jours après à l'esprit de la révolution irrita
jusqu'à la fureur le parti contre-révolutionnaire. M. de Serre avait dit que
les majorités étaient presque toujours saines ou bien intentionnées. M. de La
Bourdonnaie, fougueux organe de la droite, somma le ministre de déclarer : «
s'il étendait cet éloge jusqu'à la majorité de la Convention ? Oui, monsieur,
répliqua hardiment l'orateur, même la Convention ! » A peine
M. de Serre était-il tombé dans ce piège inattendu d'interpellations, que la
gauche et le public le couvrirent d'applaudissements, la droite .de murmures
et d'apostrophes injurieuses. La chambre en tumulte fut obligée de suspendre
ses délibérations et de faire retirer les spectateurs. Un mot imprudent ou
irréfléchi suffisait pour perdre toute une vie de fidélité et d'honneur. Les
partis se défiaient du regard et se poignardaient du geste. Les mots
insultaient quand ils ne tuaient pas. M. Dupont (de l'Eure), le plus' humain
des hommes, fut comparé à Marat par M. de Puymaurin. M. de Courvoisier
dénonça l'existence d'un comité directeur, chargé par le parti
révolutionnaire de donner de Paris l'impulsion et l'unité de mouvement aux
factions. Le parti royaliste, lié avec le parti ambitieux du clergé,
répondait à ces associations occultes par des associations patentes et
encouragées qui couvraient la France de missionnaires à la fois religieux et
politiques, instruments de piété pour les uns, d'agitation pour les autres,
de scandales et de sédition souvent. Ici accueillis, repoussés là, édifiants
dans les temples, déplacés sur les places publiques, applaudis, insultés tour
à tour, protégés par les magistrats, défendus par les armes, ces prêtres,
errant sur la surface du pays comme en terre conquise, révélaient, dans la
pensée qui les soudoyait, moins un zèle qu'une faction. Le roi et ses
ministres, qui voyaient avec répugnance ces excès de prosélytisme inspirés
par leurs ennemis secrets, n'osaient les réprimer, de crainte d'être accusés
d'indifférence ou d'irréligion par les alliés de l'Église. L'enseignement
livré aux ecclésiastiques faisait murmurer les partisans de la liberté des
consciences, et soulevait des émeutes parmi les étudiants de la capitale et
des provinces. Convoqués pour signer des pétitions aux chambres, ils étaient
dispersés par les baïonnettes. L'opposition, refoulée au grand jour, se
réfugiait et se concentrait dans des sociétés secrètes. L'esprit de
conspiration s'y insinuait à l'ombre de l'esprit libéral. Des associations
publiques s'organisaient' pour défendre par tous les moyens légaux les
libertés de la pensée, de la presse, de l'opinion. MM. de La Fayette,
d'Argenson, Laffitte, Benjamin Constant, Gévaudan, Méchin, Gassicourt,
Mérilhou, de Thiard, de Broglie, leur imprimaient l'action publique. M. de La
Fayette rassemblait, dans sa demeure, des comités plus secrets et plus
résolus. Chaque arme défensive donnée à ta liberté par les institutions
devenait une arme agressive entre les mains des conspirateurs. Des
correspondances acerbes étaient échangées entre les proscrits de la
Convention abrités à Bruxelles et les mécontents de Paris. On y parlait
ouvertement de changer la dynastie en France, et de donner la couronne à un
souverain protestant. Le roi des Pays-Bas souriait, dit-on, pour son fils, à
ces idées qui enivraient son ambition de l'espoir d'un règne chimérique sur
les ruines de la maison de Bourbon. Le prince d'Orange caressait les bannis.
Des négociations étaient tentées entre ce prince, les bannis et La Fayette. A ces
trames sourdes de Paris et de Bruxelles correspondaient déjà des trames de
même nature en Allemagne, en Espagne, en Piémont, à Naples. Le génie de la
liberté, qui avait soulevé les peuples contre Napoléon et triomphé, par
l'indépendance, des nationalités, se sentait menacé maintenant en France et
se préparait à se défendre partout. Le carbonarisme s'organisait en Italie,
le libéralisme antimonacal à Cadix, l'union universelle dans les villes
savantes de l'Allemagne. Un des jeunes membres de cette secte, l'étudiant
Sand, assassinait froidement Kotzebue, écrivain autrefois populaire et
qu'on supposait vendu maintenant à la Russie. Sand se frappait aussitôt
lui-même du poignard dont il venait de frapper le traître, associant le
suicide à l'assassinat, rendant grâce à Dieu de sa démence et appelant ces deux
crimes vertu. Son fanatisme ébranlait les imaginations fiévreuses de la
jeunesse et des femmes. Les souverains, attentifs à ces symptômes de
fermentation, se réunissaient, par leurs ministres, à Carlsbad, pour opposer
des répressions collectives à ce débordement de la pensée, et pour intimider
par la police et par les supplices l'Allemagne. La France libérale ou
révolutionnaire répondait par des invectives et des menaces à ces précautions
des cours du Nord. La guerre se déclarait tous les jours plus franche entre
les peuples et les souverains. Les élections de 1816 se ressentaient de cette
agitation générale des idées. Elles se passionnaient de plus en plus en
cherchant les noms les plus provoquants contre les Bourbons et contre les
rois, pour leur signifier leur animosité et leur menace. Cette animosité allait
jusqu'au délire et jusqu'au suicide dans le parti libéral. Son intérêt
évident était de venir au secours du ministère et du roi qui l'avait relevé
de son néant et qui lui faisait du gouvernement un rempart contre le triomphe
des royalistes absolus. Renverser M. Decazes, c'était le renverser lui-même ;
insulter le roi, c'était rejeter ce prince dans l'alliance forcée du parti
rétrograde. Les libéraux n'écoutèrent aucune de ces inspirations du bon sens
et de la reconnaissance. Ils voulurent offenser la couronne et abuser du
ministre en créant et en appuyant, partout où ils étaient prépondérants, des
candidatures extrêmes, radicales, sinistres de souvenir pour la monarchie. La
plus éclatante fut celle de Grégoire à Grenoble. X Grégoire,
prêtre philosophe avant la Révolution, fidèle au christianisme, mais
infidèle, à la suprématie pontificale de Rome, avait été promu à un évêché
par la constitution civile du clergé. A ce titre, qu'il n'avait jamais
répudié depuis, son nom avait la signification d'un schisme. Membre de la
Convention nationale, en mission au moment du jugement de Louis XVI, il
n'avait pas voté la mort du roi, mais il avait ratifié le vote par un acte
postérieur au supplice, innocent ainsi de fait, peut-être d'intention, mais
complice de faiblesse ou d'ambiguïté dans le jugement. Ses invectives contre
les rois étaient devenues des proverbes dans la langue révolutionnaire.
Apôtre cependant des doctrines d'égalité et de mansuétude de l'Évangile et de
la philosophie, Grégoire avait répugné au sang et prêché, après la victoire,
la justice et la modération aux vainqueurs. Sénateur obscur sous l'empire,
ennemi muet du despotisme, il n'avait pas commis l'inconséquence de saluer de
nouveau, pendant le 20 mars, la tyrannie militaire dont il avait vu la
première chute avec joie. Cette abstention de toute complicité avec le 20
mars l'avait soustrait à la loi de bannissement, appliquée en 1815 aux
régicides. Il vivait dans la retraite et dans le silence depuis le second
retour des Bourbons. Les comités libéraux-de Paris ne pouvaient pas trouver
dans toute la France un nom plus directement néfaste au roi. Ils le
choisirent à la répulsion que ce nom devait inspirer à la famille de Louis
XVI. Le ministère et les hommes modérés le combattirent en vain. Grenoble le
nomma, en représailles des exécutions faites dans ses murs au nom des
Bourbons. Cette nomination éclata comme un coup de foudre sur M. Decazes et
sur la cour. Elle accusait le ministère, elle frappait au visage la majesté
royale. Un cri presque unanime d'étonnement et de réprobation s'éleva de
toutes les opinions et de toutes les consciences qui ne voulaient pas la
rupture entre le trône et la liberté. Les royalistes exaltés se réjouirent en
secret sous leur apparente indignation. La nomination de Grégoire était pour
eux le crime de la charte et la condamnation du favori. Des noms moins
notoires, mais presque aussi hostiles, sortirent des urnes électorales dans
les départements appelés à renouveler leurs députés : Lambrechtz,
Lecarlier, Labbey de Pompières, Sébastiani, Méchin. Le général Foy, appelé
bientôt par le caractère et par le talent à marquer d'une si grande trace la
tribune française, apparut pour la première fois dans la représentation de
son pays. Cher à l'armée, choisi par les libéraux, accepté par les
constitutionnels, redoutable mais non implacable aux Bourbons, guide et
modérateur à la fois d'une opposition légale à la chambre, son avènement à
l'Assemblée allait offrir à la liberté une figure qui avait manqué à la
Révolution, celle d'un tribun militaire dans un guerrier homme d'État. Le
général Foy portait ce double caractère dans sa personne. Son visage était
ouvert comme sa pensée, loyal comme son âme, inspiré comme son éloquence.
La-nature l'avait fait chef de parti, dans un temps où le seul parti
patriotique était la modération des cœurs et la réconciliation des idées. En
le voyant, on se souvenait du soldat, on sentait l'honnête homme, on
pressentait le grand citoyen. XI Le
général Foy était un des plus jeunes soldats de la révolution. Né à Ham,
d'une famille de la bourgeoisie, élevé pour les armes, officier d'artillerie
comme Bonaparte, servant sous Dumouriez, sous Pichegru, sous Dampierre, dans
ces premières campagnes du Nord, où le patriotisme défendait le sol sans se
mêler aux factions de l'intérieur, indigné des crimes de 1793, emprisonné par
le proconsul Lebon pour ses murmures, sauvé de l'échafaud par sa jeunesse et
par son éloquence, rappelé des prisons par Moreau, et combattant sous lui en
Allemagne ; ami de Desaix, blessé à ses côtés par un boulet de canon,
occupant les loisirs d'une longue guérison, à Strasbourg, à des études de
publiciste et d'homme d'État, porté par analogie d'esprit aux choses antiques
et aux formes littéraires de la parole, puisant dans ces exemples l'amour et
l'accent de la liberté, s'élevant ensuite en grade sous Masséna, en Suisse
voyant poindre dans la renommée de Bonaparte une tyrannie pour l'Europe,
refusant de signer les adresses serviles que les flatteurs du pouvoir
naissant colportaient dans l'armée en faveur de l'empire ; relégué, en
Portugal et en Espagne, dans des commandements subalternes, pour ce défaut
d'empressement à la servitude ; rallié sans répugnance aux Bourbons et à la
charte en 1814 ; courant ensuite à Waterloo comme aux Thermopyles de sa
patrie, mais sans avoir trempé dans la défection des cent-jours ; arrosant de
son sang les redoutes des Quatre-Bras, rapporté mourant dans sa famille après
la perte de son pays, licencié en 1815 ; écrivant, pour se consoler des
revers publics, l'histoire de ses campagnes en Espagne ; signalé par le
patriotisme aux patriotes, par le talent aux comices électoraux, par l'estime
a tous, son département l'avait élu d'acclamation pour relever la patrie,
défendre la charte, affermir le trône constitutionnel, respecter le roi. Il
allait dépasser ces promesses et accomplir tous ces mandats. Tel était le
général Foy quand il fut appelé à la chambre. XII Le roi
frémit de l'avantage que la nomination d'un si grand nombre de ses ennemis,
et surtout celles de Lambrechtz et de Grégoire, deux ombres de la Convention,
allaient donner à la politique de son frère sur sa propre politique. Ses
concessions n'étaient récompensées que par des outrages. L'élection de
Grenoble était un éclair qui dessillait ses yeux. Affligé, mais non obstiné,
il ne les ferma pas à cette évidence. La froideur qui existait entre son
frère et lui, depuis que le comte d'Artois avait été destitué de la direction
de la garde nationale parisienne, s'amollit comme dans un malheur commun de
famille. « Eh bien ! mon frère, lui dit le comte d'Artois, avec l'accent
de la consternation, en s'asseyant a sa table, vous voyez enfin où l'on vous
mène. Je le sais, mon frère, répondit le roi en adoucissant sa voix et en
retenant une pensée déjà arrêtée sur ses lèvres ; je le sais, et j'y
pourvoirai. » Un long et cordial entretien parut réconcilier enfin les deux
branches de la famille. On convint qu'une loi d'élection qui envoyait, en
retour de tant de concessions, de tels défis et de telles menaces à la
royauté, était un avertissement de changer de ligne. L'écueil était trop
visible pour le nier. M. Decazes reçut du roi, dans la soirée, l'ordre de
préparer un système électoral qui préservât la couronne de tels attentats de
l'opinion. M. Decazes, à qui sa jeunesse, son intérêt, son attachement réel
au roi, défendaient l'obstination dans la résistance à des' vœux si
cruellement motivés, résolut à l'instant de donner satisfaction à la famille
royale. M. de Serre, que la passion qui fait l'orateur rejetait soudainement
d'une extrémité de pensée à l'autre, et M. Portal, ministre de la marine,
n'hésitèrent pas à reconnaître la nécessité d'une loi qui désarmât leurs
ennemis. Le baron Louis, ministre des finances, Gouvion Saint-Cyr et le
général Dessolles persistèrent dans la défense de l'ancienne loi. L'abus
d'une liberté, l'égarement de l'opinion, ne suffisaient pas, selon eux, pour
condamner tout un système. On ajourna la décision. Les libéraux, tremblant de
voir briser, par un mouvement d'impatience de M. Decazes, l'instrument de
leur victoire, entourèrent ce ministre de déférences et d'adulations. Ils
allèrent jusqu'à promettre d'obtenir de Grégoire une retraite volontaire, qui
laisserait à la couronne sa dignité, au parti constitutionnel sa loi. Le
ministre résista a toutes ces avances, soumit de nouveau la question à ses collègues,
et, soutenu avec énergie par le roi lui-même, s'affranchit de toute
résistance, en acceptant les démissions de MM. Louis, Dessolles et Gouvion
Saint-Cyr. M.
Decazes, seul ressort désormais de ces mouvements intestins du conseil du
roi, forma un nouveau ministère dont il fut le chef comme président et comme
ministre de l'intérieur. M. Pasquier, qui avait ressenti plus vivement
qu'aucun autre esprit politique l'insulte faite à la couronne par les
élections, et qui avait adressé au roi un avertissement secret de ses périls,
fut appelé aux affaires étrangères homme d'une souplesse d'intelligence et
d'une fluidité de paroles qui le rendaient également apte à toutes les scènes
de la vie publique, il offrait à M. Decazes un auxiliaire utile dans le
conseil et à la tribune il était de plus un lien occulte entre la cour et le
parti des royalistes. L'homme d'État de la chambre qui commençait à se
discipliner sous M. de Villèle, M. de Latour-Maubourg, militaire renommé pour
sa bravoure et sa loyauté, passa au ministère de la guerre. M. Roy, déjà
précédemment ministre des finances, un moment remplacé par l'abbé Louis,
revint aux finances ; M. Portal passa à la marine ; M. de Serre nominalement
à la justice mais, en réalité, partout où l'universalité de ses vues,
l'ardeur de son zèle, la force et la promptitude de son éloquence
l'appelaient à couvrir le roi, le ministère et la constitution menacés. XIII Ce
ministère aurait été puissant devant les radicaux, puissant devant les
royalistes, si 'M. Decazes avait consenti à en sortir et à remettre sa place
à M. Lainé. Il ne manquait ni de force, ni de séduction, ni de clientèle
parmi les hommes nouveaux qui maniaient les opinions dans la presse, les
partis dans les chambres. Mais en se faisant l'exécuteur de cette même loi
d'élection qui avait fait sa popularité l'année précédente, et qu'il avait
défendue comme une partie de la charte au commencement de cette même année,
il se donnait un de ces désaveux auxquels les hommes politiques survivent peu
ou survivent mal. On pouvait entrevoir plus d'ambition que de conviction dans
ce retour, tandis que le véritable mobile de sa conduite était son dévouement
à la pensée du roi. Mais son rôle croissant de favori blessait les rivalités,
irritait l'envie, et montrait, dans cette direction suprême du gouvernement
obstinément maintenue, plus d'audace à suivre la fortune que de sagesse à
l'attendre et à la mesurer. Il se
rapprocha cependant du comte d'Artois sous l'inspiration du roi, et il
témoigna avec déférence à ce prince le désir de s'entendre avec les
royalistes ses amis dans les deux chambres. Il flatta également les jeunes
adeptes du parti doctrinaire, MM. de Broglie, Guizot, de Barante, de Staël,
entourage alors de M. Royer-Collard et de M. de Serre, -de l'espoir de leur
créer des situations influentes dans le gouvernement. Rien ne fut conclu de
ces négociations, et le roi ouvrit la session le 29 novembre. Son discours,
habilement pondéré par M. Pasquier, préludait aux grandes résolutions
pressenties de salut public, sans ébranler toutefois la sainteté de ta
charte. « Les lois, disait le monarque, ont été partout exécutées ; mais, au
milieu de ces éléments de prospérité publique, je n'ai pas pu me dissimuler
que de justes motifs de crainte se mêlent à nos espérances et réclament dès
aujourd'hui la plus sérieuse attention. Une inquiétude vague mais réelle
préoccupe tous les esprits. Chacun demande au présent des gages de sa durée.
La nation ne goûte qu'imparfaitement les fruits de l'ordre et de la paix
chacun craint de se les voir arracher par la violence des factions. On
s'effraye de l'expression trop claire de leurs desseins. Le moment est venu
de soustraire la chambre des députés à l'action annuelle des partis en lui
assurant une durée plus conforme aux intérêts de l'ordre public et de la
considération intérieure de l'État. » Ces
paroles posaient hardiment la question de dignité pour la couronne en face du
nom du régicide par lequel on avait voulu l'affronter. Elle posait en même
temps la question plus irritante de la loi électorale, derrière laquelle
l'opposition espérait grandir. La royauté avait été insultée. Elle
n'insultait pas, mais elle proposait le combat à son tour. L'Assemblée le
comprit et bouillonna. XIV Cependant
la majorité de cette assemblée ne refusait pas une légitime satisfaction aux
susceptibilités de cœur et de majesté royale dans le sacrifice de Grégoire.
M. Becquey, homme de bien et de paix, en exprimant la volonté des bureaux de
la chambre à la tribune, ne toucha point à l'homme, mais prétexta des causes
de nullité matérielle dans l'élection du député de Grenoble. Ami de M. Royer-Collard
et ancien agent du roi à Paris pendant l'exil des Bourbons, M. Becquey
voulait, ainsi que le roi, épargner à la chambre ces questions qui font faire
explosion aux cœurs chargés de colère. Mais aucune main, quelque prudente
qu'elle fût, ne pouvait fermer la bouche de ce cratère de l'Assemblée. Non,
non point de ménagements, point de faiblesse s'écrièrent quelques voix de la
droite et du centre. Point de régicides dans cette chambre ! » ajouta M. de
Marcellus. Les murmures grossissaient à gauche ; quelques groupes entre les
deux partis semblaient suspendus entre le scandale d'un juge de Louis XVI
accepté comme un défi devant son frère et l'excès du pouvoir parlementaire
cassant un député légal du pays. Il fallait qu'une voix imposante et
jusque-là impartiale se fît l'arbitre entre la majesté du roi, le cœur de la
famille royale et l'inviolabilité des électeurs. M. Lainé monta lentement à
la tribune. Sa physionomie, toujours grave et ascétique, l'était en ce moment
jusqu'à la tristesse. Il semblait revêtir le deuil de la royauté offensée,
des guerres civiles et des échafauds qu'évoquait une si fatale discussion. Le
visage, chez ce grand orateur, était aussi éloquent que la parole. Les fibres
de sa bouche nerveuse et maigre palpitaient de sa parole intérieure avant
qu'elle eût grondé dans sa poitrine ou éclaté dans sa voix. Il touchait parce
qu'il était touché. C'était l'orateur des yeux. M. Lainé muet aurait ému et
convaincu même par son silence. XV « Messieurs,
dit-il après une longue et douloureuse pause qui révélait son agitation, par
une clémence presque divine, ou, si vous l'aimez mieux, pour le besoin ou
pour l'apaisement de la société, il fut promis que nul ne serait recherché
pour ses votes, l'oubli fut commandé à tous les citoyens. Qui donc en effet
se souvenait du quatrième député de l'Isère ?... Qui donc le recherchait pour
ses opinions et pour ses votes ?... L'oubli n'a-t-il donc été imposé qu'aux
victimes ?... Et ceux-là seuls qui avaient besoin d'en être couverts ont-ils
seuls conservé le triste droit de s'en souvenir ?... » Cette écrasante
argumentation, qui tombait sur les comités directeurs, auteurs de ce scandale
prémédité, tranchait la question, comme les orateurs souverains la tranchent
par un sentiment. Il fut immense dans l'Assemblée, fanatique
d'applaudissements dans la droite et dans le centre, silencieux et consterné
dans le reste. Benjamin Constant seul, un de ces sophistes froids qui, sans
partager les passions des partis, leur prêtent des paroles en échange des
plus malignes popularités, osa harceler M. Lainé de quelques phrases
ambiguës, dans lesquelles il opposait à Grégoire, disculpé, selon lui, de
toute participation au sang de Louis XVI, assis dans le conseil de la nation,
Fouché lui-même, régicide avéré, assis dans les conseils du roi Cette
allusion cruelle et méritée pouvait dégrader la couronne, mais elle ne
relevait pas le régicide et ne légitimait pas l'outrage à la royauté.
Benjamin Constant consola la haine des radicaux, mais il ne convainquit pas
la chambre. Grégoire fut exclu à l'unanimité de la députation. Les uns
l'exclurent pour indignité, les autres l'exclurent pour cause d'irrégularité
dans les formes de l'élection. On laissa les motifs libres, afin que le vote
fût plus nombreux et la réparation à la couronne plus unanime. M. Ravez, ami
et émule de M. Lainé, fut désigné en majorité par la chambre, et choisi par
le roi pour la présider. Il s'illustra dans ces fonctions ingrates, mais
importantes, qui font d'un orateur un juge, un arbitre et un modérateur pour
une assemblée. Le parti des royalistes extrêmes, uni avec celui des
royalistes modérés, en rivalité avec le ministère, avait donné
soixante-quinze voix à M. de Villèle ; le parti de l'opposition radicale soixante-cinq
voix à M. Laffitte. Ces chiffres comptaient les partis. Les oppositions
grandissantes menaçaient de dominer bientôt le parti du ministère ou des
centres. qui n'avait donné à M. Ravez que cent cinq voix. Cette balance des
partis rendit la réponse de l'Assemblée au roi pâle et timide. On se
craignait mutuellement assez pour ajourner les combats décisifs. Celle de la
chambre des pairs, accentuée par l'inspiration du comte d'Artois, déclarait
la guerre ouverte aux factieux. XVI De même que les libéraux, les royalistes se divisaient déjà en deux camps, l'.un extrême, l'autre modéré. Un homme qui grandissait en importance comme en sagesse, M. de Villèle, gouvernait le dernier. Un homme éloquent, mais incapable de mûrir, M. de La Bourdonnaie, animait l'autre. De nombreuses pétitions, provoquées dans les provinces par le parti libéral et conçues en termes comminatoires pour la couronne, vinrent faire éclater la discussion. M. Mestadier, au nom de la majorité royaliste et du centre dont il était l'organe, demanda que ces pétitions fussent dédaignées. Dupont (de l'Eure) dont l'autorité morale sur les libéraux se fondait sur le caractère autant que sur les paroles, fit saillir les contradictions qui existaient entre M. Decazes jurant, quelques mois auparavant, la perpétuité de la loi électorale, et M. Decazes repoussant aujourd'hui les pétitions qui demandaient la perpétuité de cette loi. Le général Foy parla pour la première fois à la tribune. Il excusa, sans les approuver, les termes exagérés et injurieux des pétitions. « La liberté, dit-il, est la jeunesse des nations. Il y a dans le gouvernement de la liberté trop de vie pour que ses mouvements n'aillent pas quelquefois jusqu'à l'agitation. » On reconnut à ces premiers mots l'accent d'une âme à la fois libre et honnête. Le général Foy se posait à gauche, comme M. de Villèle à droite, en homme qui veut conquérir, non dégrader le pouvoir dans son pays. Il y avait dans ces deux hommes la perspective de deux ministères pour la couronne l'un, si les exigences des royalistes l'attiraient à droite, l'autre, si les exigences de l'opinion populaire la précipitaient à gauche. Le ministère, tremblant entre ces deux groupes, n'obtint que trois voix de majorité pour le rejet des pétitions. Ces trois voix étaient celles de trois ministres eux-mêmes. Ils tremblaient sur le sort de la mesure qu'ils avaient promis au roi de faire accepter par la chambre. Ils se rattachaient à tous les partis influents dans le palais ou dans l'opinion pour en obtenir l'appui. Un projet de loi électorale médité par M. de Serre, contrôlé par le duc de Richelieu, rédigé par MM. Villemain, Monnier, Barante, Guizot, Decazes, jeune parti plus plein de zèle que de conviction, allait enfin être porté à la délibération des chambres. Cette loi, sans grandeur et sans confiance dans le pays, le divisait en deux nations électorales la nation plébéienne nommant la moitié des députés dans les chefs-lieux des arrondissements, la nation aristocratique de fortune, composée des propriétaires imposés à mille francs de contributions, nommait l'autre moitié dans les capitales des départements. Loi insensée dans sa prétendue prudence, qui donnait le hasard de la fortune au lieu du hasard de la naissance pour titre au droit de citoyen, titre de richesse plus absurde encore que celui de noblesse, car la famille donne des sentiments et des vertus, et la fortune ne donne que des facultés et du bien-être. Cette loi avait un danger de plus elle plaçait face à face, dans la même assemblée, des hommes sortis de deux élections diverses, une aristocratie de département et une démocratie d'arrondissement, éléments d'antipathie, de classification et de guerre civile, qui déchireraient le pays et le gouvernement en s'entre-déchirant eux-mêmes dans la représentation. La peur avait mal inspiré les royalistes le zèle pour son maître avait mal inspiré le favori ; les systèmes avaient mal inspiré les doctrinaires complaisants de tous les partis qui cherchaient à les concilier à leur avantage ; l'ignorance du pays avait mal conseillé M. de Richelieu, l'amour de la monarchie, M. de Serre. Cette loi portait dans ses germes la lutte entre les classes et la perte de la royauté. C'était une constitution de défiance ; dans une constitution, toute défiance est une provocation. M. Decazes marchait en-aveugle à la ruine du trône qu'il voulait affermir. Il avait fait un coup d'État au 5 septembre contre les royalistes ; il allait être forcé par la résistance de la chambre à en faire un second contre les libéraux. Mais le coup d'État contre les royalistes ne détrônait qu'un parti, celui contre les libéraux détrônait une opinion publique devenue une passion populaire dans les masses nationales. 1I se perdait et il perdait son maître, quand un de ces événements, dans lesquels la fatalité intervient par la main du crime, vint précipiter le ministre, frapper un prince, et dénouer par un coup de poignard une crise dont nul ne pouvait prévoir le dénouement. |