HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME CINQUIÈME

 

LIVRE TRENTE-SIXIÈME.

 

 

1818-1819. — État de la France ; lutte des partis ; la presse. — La Minerve ; P.-L. Courier. — Le Conservateur : Chateaubriand, Lamennais, de Bonald. — Ouverture de la session. — Vote d'une récompense nationale à M. de Richelieu. — Proposition Barthélemy sur la loi électorale. — Discussion sur le rappel des bannis ; M. de Serre. — Agitation croissante de l'opinion développements du journalisme le Courrier, le Constitutionnel, le Censeur, les Débats, la Quotidienne, le Drapeau blanc. — Débats orageux sur les massacres du Midi scandales parlementaires. — Associations diverses ; les missions, les sociétés secrètes de Bruxelles, de Paris fermentation de l'Allemagne. — Élections de 1819 ; nomination de Grégoire le général Foy. — Esprit général des élections, hostile à la couronne. — Remaniement ministériel ; ouverture de la session ; exclusion de Grégoire. — Projet de modification à la loi électorale.

 

I

On a vu, par cette ouverture faite par le roi à la postérité, jusqu'au fond de son âme sa passion pour l'affranchissement du territoire, son désir sincère de fonder un gouvernement représentatif dominé par la couronne, modéré par les chambres, inspiré par l'opinion ; ses peines secrètes dans un palais où sa volonté combattue trouvait des oppositions politiques si près de son cœur ; son estime respectueuse pour le duc de Richelieu ; enfin, sa sollicitude presque paternelle pour M. Decazes, instrument de sa pensée et attachement de son cœur. La visite d'Alexandre et l'approbation morale que ce prince avait hautement donnée, à Paris à la sagesse et au ministère du roi le confirmaient de plus en plus dans sa résolution d'affermir et de développer la charte. Le triomphe qu'il avait obtenu sur les royalistes rétrogrades et réactionnaires, aux élections de septembre, en écartant à la fois les bonapartistes et les exagérés, lui faisait espérer le même résultat pour les élections de 1818, qui devaient renouveler un cinquième de la chambre.

Mais déjà les partis, un moment séparés par l'ordonnance du 5 septembre, commençaient à forcer la main au roi pour lutter, les uns contre les autres, et tous contre lui, dans l'Assemblée. La presse libre leur donnait l'âme, le champ de bataille et les armes. Des journaux et des pamphlets acharnés, qui se servaient tous du nom du roi pour l'entraîner ou pour l'avilir, soufflaient le feu de l'opposition au gouvernement, dans tous les colléges électoraux. La Minerve et le Conservateur, deux recueils périodiques, étaient le manuel des passions. La Minerve était rédigée par des écrivains qui avaient servi le despotisme sous l'empire, et qui ne consentaient pas à périr avec lui. Ils s'étaient transformés en puritains de la charte ; ils entreprenaient de fondre dans un alliage adultère le patriotisme, l'esprit militaire, la gloire des conquêtes, les doctrines de la, révolution de 1789, les souvenirs de la république, l'orgueil national, la royauté constitutionnelle, le despotisme et la liberté, avec une telle confusion d'idées et avec un artifice si perfide, que toutes les passions hostiles aux Bourbons trouvassent à la fois dans leur feuille une joie, un souvenir, une espérance, un aliment. Les principaux rédacteurs de cette feuille étaient Benjamin Constant, Étienne, Jouy, Pagès, Aignan, Courier, Béranger, écrivains, publicistes, pamphlétaires, poètes, hommes de talents divers, les uns affectant la modération, les autres aiguisant l'invective, ceux-ci associant l'adulation au roi aux insinuations mortelles contre sa maison, ceux-là publiant des correspondances dans lesquelles ils débattaient en tribuns des questions de droit constitutionnel, ceux-là des apothéoses attendries des conventionnels proscrits et des soldats laboureurs pleurant leur patrie dans les forêts de l'Amérique ; d'autres, comme Courier, provoquant le rire amer de l'ironie dans des pamphlets où la haine aiguisait le talent ; d'autres enfin, comme Béranger, nationalisant le mépris des Bourbons dans des chants qui créaient pour le peuple l'immortalité de la gloire, consolatrice pour l'honneur, fatale à la liberté. Ces hommes s'appelaient les indépendants, dissimulant ainsi leur opposition. Une nuée de journaux, de recueils", de pamphlets, de brochures du même esprit recevaient d'eux le souffle et la direction, et semaient le dédain, la répugnance et la colère dans le peuple.

 

II

Le Conservateur, créé par M. de Chateaubriand et par ses amis dans le triple but de contre-balancer les journaux bonapartistes, de défendre la monarchie des Bourbons et d'asservir le roi aux royalistes, était écrit par MM. de Chateaubriand, de Lamennais, de Bonald, esprits ou génies de forte trempe et de haute renommée. Leur grandeur littéraire se répercutait sur leurs œuvres. Leurs pages rayonnaient de leurs noms, et devenaient des événements pour l'Europe. Fiévée, ancien préfet de Bonaparte, leur prêtait son expérience administrative et cette théorie sophistique chère à toute aristocratie du fédéralisme provincial en opposition avec la concentration et l'unité du pouvoir ministériel. M. de Suleau, jeune écrivain que la politique disputait aux lettres ; M. de Frenilly, poète de tradition M. de Fitz-James, homme de cour, au cœur indépendant, dont le royalisme avait les grands accents de la liberté M. de Castelbajac, M. de Salaberry et tous les hommes de l'aristocratie illustres par le talent personnel, frappaient leur coup et marquaient leur nom dans ce tocsin du parti ultraroyaliste. Peu importait l'accord des doctrines plus ou moins absolues, plus ou moins constitutionnelles entre ces chefs d'opinion ; la masse faisait la force, le génie faisait l'éclat. Jamais écrit périodique n'en eut davantage. Jamais gouvernement à peine retrouvé ne fut plus violemment assailli et plus injurieusement outragé par l'ambition ou par la jalousie de ses amis exclusifs. M. Decazes y était livré tantôt aux soupçons, tantôt à la dérision des royalistes, le roi à peine épargné. La cour, la familiarité du comte d'Artois, l'aristocratie de province, s'enivraient de ces noms, de ces doctrines, de ces invectives, qui leur semblaient illustrer leur cause et relever leur obscurité jusqu'à la hauteur du génie. M. de Chateaubriand, avec un artifice peu logique, mais sincère dans son âme et accepté facilement par les partis, associait, dans le Conservateur, les théories de vieille Église dominante et de vieille monarchie féodale avec la rudesse d'une mâle opposition royaliste au roi. Il enseignait à l'opposition antiroyaliste tout ce qu'elle pourrait oser bientôt dans l'amère critique du gouvernement. Aucune feuille libérale ne frappait si haut et ne blessait si cruellement que ce soldat mécontent de la royauté. Cet acharnement de Chateaubriand et du parti du comte d'Artois contre les pensées et les hommes du roi décida M. Lainé à un acte constitutionnel et courageux contre une faction de cour qui menaçait avec tant d'audace la couronne. Il enleva son chef à cette faction, en destituant le comte d'Artois de ses attributions les plus importantes, dans le commandement général de la garde nationale du royaume. Le roi, après quelque résistance de cœur à la sévérité de son devoir de monarque, accorda à. ses ministres cette mesure de justes représailles, qui devint un plus sanglant grief des royalistes contre lui. Le palais se divisa en deux camps animés de plus en plus l'un contre l'autre.

Les opinions des provinces soulevées dans deux sens opposés par ces colères du parti royaliste, par ces pamphlets du parti libéral et par ces divisions intestines de la famille royale, déroutèrent les élections de cette année de ce centre où M. Lainé et le roi voulaient les maintenir. Le parti libéral s'y fortifia de vingt-deux députés hostiles à la monarchie des Bourbons. M. de La Fayette, symbole indécis sinon de république, au moins de révolution, fut élu comme un défi vivant à la royauté Manuel, promoteur de Napoléon en 1815, comme une protestation napoléonienne contre les Bourbons. Les choix de cette année, tout en satisfaisant le roi par l'éloignement de quelques ultraroyalistes, qui affaiblissait la cabale de son frère dans la chambre, l'alarmèrent par l'avènement d'hommes trop significatifs parmi les ennemis avérés de sa maison. M. Lainé se troubla. Le duc de Richelieu, qui avait promis à l'empereur Alexandre d'arracher le gouvernail à la fois aux révolutionnaires et aux contre-révolutionnaires, s'interrogea lui-même avec anxiété. « Je vois arriver avec terreur les hommes des cent-jours, s'écria-t-il. Ils ont perdu notre situation en Europe. Craignons les révolutions ; elles consumeraient nos forces nationales et rendraient à l'Europe des griefs contre nous » Il tendit dès ce jour à rapprocher le gouvernement des royalistes. M. Decazes, au contraire, menacé de plus en plus par eux, n'avait d'asile que dans le parti libéral. Il devenait malgré lui plus chef de parti que ministre. Ses collègues s'alarmèrent d'un rôle qui tendait à déplacer le centre de la monarchie de son aplomb pour le placer sur le bord d'un abîme, au milieu de, ses ennemis naturels. Ils s'entretinrent, à l'insu de M. Decazes, de ces tendances et de ces dangers. Le duc de Richelieu aimait personnellement M. Decazes ; il ne se défiait pas de lui, mais de la situation il sentait la convenance de laisser au roi un ami et au ministère un intermédiaire à la fois sûr et tout-puissant entre le cœur de ce prince et ses ministres. Il chercha à concilier ce qu'il voulait accorder à l'opinion monarchique et concéder au roi lui-même, en supprimant le ministère de la police occupé par M. Decazes, ministère occulte qui portait ombrage aux royalistes, et en réservant à M. Decazes le ministère purement administratif de l'intérieur. M. Decazes, pressentant et devançant cette proposition, offrit habilement lui-même sa démission à ses collègues pour leur laisser la liberté de leur nouvelle combinaison. Mais cette démission, sacrifice apparent que le jeune ministre faisait de lui-même à la concorde, ne pouvait déjà plus être acceptée. Enraciné dans le cœur du roi, dont l'amitié prenait le caractère de la fatalité, populaire dans le parti libéral qui pouvait agiter la France jusqu'aux éboulements du trône et qui ne se calmait alors qu'à sa voix, maître du parti doctrinaire qui remuait l'opinion par la presse et qui négociait avec tous les autres partis, M. Decazes était pour ses collègues l'homme embarrassant mais inévitable. Un pied dans le cabinet du roi, l'autre dans la popularité, il ne pouvait quitter le gouvernement que pour devenir un chef redoutable d'opposition dans les chambres, ou un regret toujours présent et toujours menaçant pour ses collègues dans la confidence du roi. Ils refusèrent donc la démission de M. Decazes. Ils se bornèrent à accepter celle de M. Corvetto, ministre réparateur de notre crédit et de nos finances, usé par les travaux et les dégoûts. Ils le remplacèrent par M. Roy, homme d'une immense fortune acquise par une intelligence lucide appliquée à son enrichissement personnel. Financier de profession, conservateur d'intérêt, modéré d'esprit, M. Roy convenait à tous, sans porter ombrage à personne.

 

III

Le ministère, ainsi en suspens sur lui-même, aborda les chambres le 10 décembre. Le roi, dans son discours, se félicitait de la libération du territoire, et donnait un avertissement indirect aux passions révolutionnaires qui venaient de signaler leur renaissance dans les dernières élections. La pensée de modifier la loi d'élection, déjà arrêtée dans l'esprit du prince, de M. de Richelieu, de M. Lainé et de M. Molé, se révélait dans ce discours. Les chefs du parti royaliste, dans la chambre, exigeaient cette mesure pour condition de leur appui au gouvernement. Cependant cette chambre, travaillée par les meneurs du parti de M. Decazes, donna un signe inattendu de répulsion à ce plan de modification de la loi électorale, en nommant dans ses propres comices intérieurs les députés les plus résolus à maintenir l'ancienne loi. Au même instant, la chambre des pairs, remuée par le comte d'Artois, par M. de Chateaubriand et par quelques évêques, nommait à toutes ses fonctions parlementaires les royalistes les plus rétrogrades. M. de Richelieu et ses collègues, voyant dans cette inconciliable tendance, d'un côté les manœuvres présumées de M. Decazes dans la chambre des députés, de l'autre les manœuvres triomphantes du comte d'Artois et des royalistes de sa cour à la chambre des pairs, se retirèrent en masse devant cette révolte contradictoire des deux chambres. M. Decazes lui-même, soit qu'il eût en effet conspiré contre ses collègues, soit qu'il eût été simplement mal servi ou servi au-delà de ses désirs par les doctrinaires ses amis, remit sa démission dans les mains du roi. On a pu voir, dans le mémoire confidentiel reproduit plus haut, toutes les phases de cette crise ministérielle.

La chambre, en répondant au discours du roi, déclara, dans une phrase accentuée comme une menace, qu'elle repousserait toute loi qui s'écarterait de l'esprit de la charte. C'était protester d'avance contre le ministère qui toucherait à l'élection. Le duc de Richelieu, après quelques vaines tentatives pour recoudre ensemble son ministère et M. de Villèle, chef des royalistes modérés dans la chambre, sentit son corps fléchir sous le poids de son âme. M. Decazes, héritier nécessaire de ces hésitations, désiré par le roi, espoir des libéraux, accepté par la chambre, recomposa le gouvernement. Il prit le ministère de l'intérieur, il donna le ministère des affaires étrangères et la présidence du cabinet au général Dessolles, militaire disgracié sous Napoléon, et confident des manœuvres de M. de Talleyrand en 1814 pour rappeler les Bourbons au trône ; la justice à M. de Serre, orateur aussi grandiose d'accent et aussi élevé de pensée que M. Lainé ; les finances à M. Roy ; la guerre au maréchal Gouvion-Saint-Cyr, à qui la force militaire de la France devait son recrutement et sa réorganisation. La jeunesse et la décence de sa situation avaient seules empêché M. Decazes de prendre le titre de président du conseil des ministres. Il était plus, il était le créateur et la nécessité du gouvernement. Son triomphe exalta les libéraux et consterna les royalistes. Leur colère contre lui s'irrita de toute l'envie qui s'attache aux hommes nouveaux.

Les deux chambres, pénétrées des services que le duc de Richelieu avait rendus à la patrie dans sa négociation d'Aix-la-Chapelle, lui votèrent, malgré son refus, une dotation de cinquante mille francs de rente. Le duc, quoique dénué d'une fortune analogue à la splendeur de son nom, n'osant rejeter cette munificence nationale, l'accepta pour la transporter immédiatement aux hospices de Bordeaux. Deux milliards avaient passé par ses mains, presque arbitrairement, pendant son ministère et ses transactions avec l'Europe, et son pays était obligé de penser à lui plus que lui-même.

 

IV

Cependant le résultat des dernières élections n'avait pas moins averti les hommes d'État impartiaux, qu'alarmé les royalistes excessifs. Les dangers de la monarchie étaient l'entretien de tous les conciliabules des deux chambres. La chambre des pairs, plus immuable de pensée que la chambre élective, correspondait plus par sa nature aux préoccupations de l'esprit monarchique. Le parti dominant dans cette chambre avait des liens trop authentiques avec la cour du comte d'Artois, pour qu'une motion faite par ce parti ne parût pas faite par le prince lui-même. II fallait trouver un organe indépendant, non suspect de familiarité et de complaisance à la cour, pour colorer de sagesse et de salut public la première attaque à la loi d'élection. On le trouva dans M. de Barthélemy.

M. de Barthélemy, neveu du célèbre écrivain de ce nom, avait toutes les conditions d'apparente neutralité entre les partis. Héritier de la renommée de son oncle, diplomate au moment de la révolution, les différentes phases de la république l'avaient laissé à l'étranger, servant la France sans participation aux excès, aux passions, aux ressentiments des divers partis qui se la disputaient. Ses négociations heureuses avaient été récompensées par une estime générale et impartiale de son pays. Porté au sommet des affaires, à l'époque du directoire, puis précipité, comme suspect de royalisme, dans la proscription, M. de Barthélemy était du nombre de ces sénateurs qui n'eurent qu'à écouter leur cœur pour accueillir dans les Bourbons, en 1814, les souvenirs et les attachements de leurs premières années. Les membres de la chambre des pairs, qu'on appelait le parti cardinaliste, par allusion au cardinal de Beausset qui le dirigeait, d'autres membres de cette chambre, parmi les plus tempérés d'opinion, tels que M. de Fontanes, M. de Pastoret et M. de Vérac, enfin M. de Talleyrand lui-même, las de son inactivité, et prêt à chercher de l'importance même auprès des royalistes exaltés, s'entendirent avec les courtisans du comte d'Artois, et déterminèrent facilement M. de Barthélemy, en faisant appel à sa prévoyance, à provoquer une modification vague et indéfinie à la loi d'élection. M. de Lally-Tollendal, orateur verbeux et déclamatoire, qui aimait à flatter les opinions nombreuses et à servir les ministres, s'éleva contre cette proposition. M. Decazes l'appela la plus funeste qui pût sortir d'une assemblée attachée à la monarchie, et donner à la nation l'alarme sur l'irrévocabilité des promesses du roi. M. de Pastoret insista avec l'autorité d'une modération avérée et d'une longue expérience des révolutions. L'immense majorité de la chambre écarta les objections des ministres et adopta la proposition. L'humiliation du ministère fut profonde, le triomphe des amis du comte d'Artois complet. Le roi lui-même hésita dans ses convictions en voyant tant de membres de la chambre, expérimentés et impartiaux, lui demander de sauver sa couronne, et accepter courageusement l'impopularité d'une telle mesure pour prévenir le débordement de la révolution dans les comices. M. Decazes eut besoin de raffermir la résolution du prince, et de le supplier d'ajourner au moins tout changement jusqu'à l'épreuve d'un troisième renouvellement des cinquièmes de la chambre élective. L'opinion libérale, non contente de cette victoire remportée pour elle dans le conseil du roi par M. Decazes, voulut la consacrer par une réplique énergique des députés au vœu téméraire de la pairie. M. Laffitte fit une proposition contraire. Elle fut trouvée intempestive et irritante par le centre ministériel de la chambre. On l'écarta sans la juger.

 

V

La discussion de la proposition Barthélemy, à la chambre des pairs, laissa éclater tout ce qu'il y avait de tendances contre-révolutionnaires dans un parti, de terreur d'être dépossédé dans l'autre M. de Fontanes cita Napoléon s'appuyant sur l'aristocratie de fortune et revendiquant les grands propriétaires du sol comme les seuls appuis de son trône. « Leur intérêt est le mien ceux qui possèdent le sol ne veulent pas que le sol tremble. » Lanjuinais montra dans la proposition le premier acte de la contre-révolution contre la charte. Il dénonça les comités royalistes exaltés dans les départements : « Ils ont, dit-il, leurs assemblées secrètes, leurs armées secrètes, leurs signes particuliers de ralliement, leur solde, leurs armes !... » Le général Dessolles, président du conseil des ministres, déplora cette manifestation des amis imprudents de la royauté, et montra l'agitation publique marchant de province en province, au bruit de cette fatale discussion. M. Decazes, poussé aux partis extrêmes par l'extrémité du péril où la pairie jetait le gouvernement, proposa au roi de rappeler à la chambre des pairs tous les membres de cette assemblée éliminés par M. de Talleyrand après les cent-jours. C'était plus qu'amnistier, c'était légitimer l'interrègne du 20 mars, et faire du roi l'allié de ses ennemis. Le président du conseil, plus calme et plus politique, se borna à demander au roi de rétablir l'harmonie entre les deux pouvoirs délibérants, en nommant soixante-trois pairs de France nouveaux, dévoués à la politique personnelle de ses ministres. C'était répéter à un court intervalle, sous l'inspiration du favori, et en sa faveur, le coup d'État du 5 septembre. Les pairs nouveaux, maréchaux, généraux, fonctionnaires de l'empire ou familiers du ministre, étaient tous choisis par lui dans l'intérêt de son influence dominatrice au Luxembourg. Le roi le sentait si bien, qu'avant de signer cette liste il y' inséra un ou deux noms de la cour, « afin, dit-il avec une douce ironie à M. Decazes, qu'il y ait au moins quelqu'un des miens dans les vôtres. »

 

VI

C'était un abus de faveur et un défi à l'opinion. L'opinion royaliste y répondit par un cri de scandale et par la menace d'une accusation de haute trahison. L'opinion modérée y vit l'équilibre indépendant des pouvoirs rompu arbitrairement par les ministres, la prérogative du roi épuisée d'un seul coup par l'introduction d'une masse d'hommes nouveaux dans un sénat ou la sagesse du monarque devait économiser les faveurs et son influence par des nominations rares et partielles, la pairie livrée tout entière à un seul parti peu sûr et peu affectionné à la couronne, pour le besoin d'une seule circonstance, enfin la clientèle royale devenue la clientèle de M. Decazes par cette profusion de la pairie à ses ennemis personnels. Les ennemis du roi se réjouirent seuls de cet excès d'audace qui sauvait un ministre en compromettant la royauté. La proposition Barthélemy, votée à la chambre des pairs avant l'introduction des pairs nouveaux, fut discutée, selon la constitution, à la chambre des députés. Combattue par M. de La Bourdonnaie, par M. de Villèle, par M. de Corbière, par M. Lainé lui-même, qui voulait défendre la constitution par des mesures constitutionnelles et non par des scandales de prérogative, elle succomba dans cette chambre. Mais le ministre, pour la faire rejeter, avait été obligé d'emprunter la parole et les votes des ennemis de la royauté. Son triomphe était aussi celui de l'opposition radicale. Des coalitions désespérées de cette nature donnent aux gouvernements des victoires plus ruineuses que des défaites. M. Decazes malgré lui entraînait le roi vers les révolutionnaires, au lieu d'amener les révolutionnaires au roi.

 

VII

L'orageux débat sur la liberté réglée du journalisme et sur le rappel des bannis faisait éclater la haute éloquence d'un homme dont la tribune grandissait tous les jours le nom M. de Serre.

M. de Serre semblait destiné par son âme et par son talent à accomplir, après une révolution fatiguée, ce que Mirabeau avait tenté trop tard ou trop tôt dans la période ascendante et convulsive de cette révolution le traité de paix entre la liberté représentative et la monarchie héréditaire. Royaliste de naissance, religieux d'instinct, libéral de raison, constitutionnel de théorie, passionné de parole, modéré de caractère, grandiose d'accent, entraînant de chaleur, riche d'imagination, M. de Serre était la fidélité, la force et l'éclat du ministère. Il avait penché au commencement de la session vers le côté libéral, parce que le parti royaliste lui semblait tendre aux violences et aux oppressions. Il avait, dans ses actes et dans ses discours, donné des gages à la démocratie loyale, et recueilli du côté gauche. de l'Assemblée autant d'applaudissements que du côté droit et du centre. On sentait que sa parole s'élevait au-dessus de son intérêt passager de ministre, pour se répandre de son âme avec toute la liberté du philosophe, de l'homme d'État, du citoyen. Nul n'avait montré plus de confiance que lui dans le gouvernement de l'opinion par l'opinion, et prodigué davantage à l'esprit du temps les libertés compatibles avec l'ordre social et avec la monarchie représentative. C'était le génie de 1789 épuré par les expériences, attentif aux écueils, exprimé par la plus splendide parole dont l'écho ait jamais remué les assemblées. La Restauration avait trouvé ses deux organes dans M. Lainé et dans M. de Serre.

Mais quand le parti libéral, encouragé par les témérités de M. Decazes, dépassa les bornes que M. de Serre avait imposées à ses concessions, devint agressif et voulut arracher au roi des désaveux humiliants de ses premiers actes de 1815, M. de Serre, refoulé par ces exigences des libéraux, commença à se défier d'eux et de M. Decazes, et à se replier peu à peu sur les royalistes modérés du parti de M. Lainé et de M. de Villèle. La discussion sur le rappel des bannis déchira davantage cette amitié récente entre M. de Serre et les libéraux. Assailli par les voix de la gauche qui redemandaient à grands cris les régicides « Quand la déplorable journée du 20 mars, répondit M. de Serre, eut apparu au milieu de la consternation générale et au milieu de la joie d'un petit nombre de séditieux, lorsque, des confins de l'Asie aux rives de l'Océan, l'Europe se fut ébranlée, que la France se vit envahie par des millions de soldats étrangers, lorsqu'elle eut été dépouillée de sa fortune, de ses monuments, et que son territoire eut été démembré, chacun sentit que le premier besoin de l'État était de défendre la royauté par des mesures sévères et préservatrices de calamités nouvelles alors s'éleva la question de savoir si les individus qui avaient concouru par leurs votes à la mort de Louis XVI devaient être éloignés du territoire français chacun connaît avec quelle persistance généreuse la volonté royale lutta contre la proposition de leur bannissement. Des hommes connus par leur dévouement sans bornes à la cause royale et aux principes constitutionnels soutinrent la proposition d'amnistie entière faite par le roi. Mais quand il en fut autrement décidé, quand l'arrêt eut été prononcé, l'arrêt fut irrévocable. L'extrême générosité du roi avait pu défendre les votants ; mais, la loi rendue, on a dû reconnaître qu'il était impossible, sans violer le sentiment moral le plus puissant, sans porter atteinte à la dignité royale aux yeux de la France et de l'Europe, de jamais provoquer du roi un arrêt solennel qui rendît la patrie aux assassins de son frère, de son prédécesseur, du juste couronné. Il faut donc établir une distinction entre les individus frappés par l'article Il de la loi de 1816 et les votants de la mort de Louis XVI. Quant aux premiers, confiance entière dans la clémence du roi, quant aux régicides, jamais ! »

Ce mot draconien si contraire aux vœux de Louis XVI dans son testament et aux sentiments manifestés à son retour par le roi lui-même, creusa un abîme entré la gauche de l'Assemblée et le ministre. M. de Serre, en le prononçant, se dévouait à l'animosité du parti révolutionnaire. On oublia ses services à la cause de la modération et de la liberté. Ce n'était pas un arbitre, c'était un instrument que le parti de la révolution voulait dans M. de Serre. Le jour où il se refusait à une exigence du parti, la gauche l'abandonnait. La droite se réjouissait de sa rupture, mais elle n'acceptait encore qu'avec défiance le puissant auxiliaire qui lui revenait en lui.

 

VIII

Cette mêlée d'opinions, d'antipathies, de dissertations, de sarcasmes, de haines, de provocations, d'invectives qui passionnaient et scandalisaient les tribunes, se continuait en dehors dans les journaux que la liberté donnée a la presse rendait plus nombreux et plus acharnés. Tous les talents littéraires du temps s'armaient pour leur cause d'une polémique incessante qui changeait en controverses tous les entretiens. L'esprit public, comprimé si longtemps par les armes et par le despotisme, jaillissait par mille voix. On sentait partout l'explosion d'un siècle nouveau dans les âmes. La France fermentait d'idées, d'ardeur, de zèle, de passions que la révolution, l'empire, la restauration, plaçaient face à face, et à qui l'élection, la tribune, le journalisme ouvraient l'arène pour se combattre ou se concilier. Chacun des camps de l'opinion avait ses écrivains soldés de popularité ou de faveur, selon la cause à laquelle ils se vouaient. M. Decazes était défendu, dans le Moniteur, dans le Journal des Maires, dans le Journal de Paris, par M. Villemain et par M. Linguay. Louis XVIII lui-même, souverain lettré, écrivait furtivement quelques articles dans lesquels il jouissait de voir soupçonner sa main. M. Royer-Collard, M. Kératry, M. Guizot, argumentaient dans le Courrier. Ce journal des premiers doctrinaires participait déjà de la gravité dogmatique ; de la hauteur et du dédain, caractères de cette école. M. Étienne, M. Pages, M. Aignan, rédigeaient le Constitutionnel, journal subalterne et irritant, qui remuait, dans le cœur des masses, non des idées élevées, mais des mécontentements vulgaires. C'était le journal du murmure public, n'articulant aucune opposition précise, mais recueillant, colorant et grossissant tout ce qui pouvait, dans la' satire de la cour, dans les excès des exaltés, dans les prétentions du clergé, dans les ridicules de l'ancien régime, désaffectionner le peuple des Bourbons et l'incliner au bonapartisme ou à l'orléanisme. M. Comte et M. Dunoyer, deux jeunes écrivains impartiaux, par l'élévation d'esprit et par l'âge, tendaient à la république sans se l'avouer à eux-mêmes. Ils faisaient penser la jeunesse dans un recueil périodique intitulé le Censeur, imitation heureuse mais austère des grands pamphlets de l'Angleterre, à l'époque où elle fondait sa liberté.

Le Journal des Débats, naguère journal privilégié de l'empire', était dirigé par MM. Bertin, plus hommes d'État qu'écrivains ; habiles à tenir l'équilibre des opinions en le faisant toujours pencher par nature du' côté de l'autorité, les Bertin avaient livré leur feuille à M. de Chateaubriand et à ses amis. Leur polémique, toujours sensée, quelquefois éclatante, ne s'adressait qu'à l'Europe, à la cour, à l'aristocratie des lettres et des salons. Royaliste de profession, constitutionnel de langage, diplomate instruit, le Journal des Débats ne rompait jamais avec le roi, tout en immolant ses ministres. Il y avait toujours une candidature au ministère derrière son opposition. C'était la réserve de la royauté.

Les opinions surannées, extrêmes, bornées et violentes de la cour, du clergé rentré, de la noblesse vieillie, étaient aigries, consolées et flattées par la Quotidienne et le Drapeau blanc, journaux spirituels, agressifs et courageux dans leur lutte impuissante contre l'esprit du siècle. Les rancunes de l'émigration, les protestations contre le génie révolutionnaire, l'horreur des concessions constitutionnelles, l'antipathie contre toutes les choses et tous les hommes de nouvelle date, nourrissaient ces feuilles. Elles s'étonnaient d'être vaincues encore après le triomphe des Bourbons. Elles tournaient contre le roi le royalisme feuilles intempestives et funestes dans leur amitié, qui révélaient sans cesse à la révolution les arrière-pensées et les derniers mots de la contre-révolution.

 

IX

De sanglantes provocations signalaient souvent à la chambre les colères qui couvaient dans les partis excités par ces journaux. M. d'Argenson était condamné au silence pour avoir fait une simple allusion aux égorgements des protestants dans le Midi. M. Trinquelague avait atténué et presque innocenté ces crimes. M. de Saint-Aulaire avait répliqué et attesté les cadavres de treize électeurs immolés sous ses yeux à Nîmes et la fuite de leurs coreligionnaires dans les montagnes pour échapper à la mort. M. de Villèle, tournant contre le ministère l'indignation des libéraux, avait dit que, si ces assassinats étaient réels, ils devaient être punis, et il demanda pourquoi le gouvernement n'avait pas fait justice. Cette interpellation souleva M. de Serre. Il fit justement retomber le reproche sur les royalistes, accusateurs tardifs de crimes commis pendant qu'ils étaient au pouvoir, et que ces mêmes royalistes paraissaient rejeter aujourd'hui sur d'autres. « Apprenez, dit-il, à connaître les partis. Le général Lagarde, commandant dans le Gard, protégeait de sa personne et de son épée l'ordre public et les citoyens. Il est frappé en pleine poitrine d'un coup de fusil tiré à bout portant. L'auteur du crime est saisi, le fait est certain, avoué ; les juges posent cette question « L'homicide a-t-il été commis dans le cas de légitime défense ? » Les jurés osent répondre Oui. Le coupable est acquitté.

« Un autre général commandant à Toulouse veut apaiser une émeute. ; il reçoit une blessure mortelle, il est transporté dans son hôtel ses assassins y pénètrent et le déchirent tout vivant de mille coups. Ils sont mis en jugement ; on allègue en leur faveur qu'ils n'ont pu donner la mort a un homme déjà blessé d'un coup mortel ils sont condamnés à un simple emprisonnement

« Un homme dont l'horrible nom coûte à prononcer, Trestaillons, et ses coaccusés sont poursuivis comme auteurs de plusieurs assassinats. Ils sont traduits à Riom, où l'on espérait une justice plus indépendante. Pas un des témoins n'a voulu témoigner contre eux ; la terreur les avait glacés les témoins favorables, au contraire, se sont présentés en foule, et ces hommes sont libres ! »

L'impartiale indignation de M. de Serre contre l'impunité de ces forfaits ferma la bouche aux royalistes et releva un moment sa popularité dans le parti libéral. Un hommage rendu par lui quelques jours après à l'esprit de la révolution irrita jusqu'à la fureur le parti contre-révolutionnaire. M. de Serre avait dit que les majorités étaient presque toujours saines ou bien intentionnées. M. de La Bourdonnaie, fougueux organe de la droite, somma le ministre de déclarer : « s'il étendait cet éloge jusqu'à la majorité de la Convention ? Oui, monsieur, répliqua hardiment l'orateur, même la Convention ! »

A peine M. de Serre était-il tombé dans ce piège inattendu d'interpellations, que la gauche et le public le couvrirent d'applaudissements, la droite .de murmures et d'apostrophes injurieuses. La chambre en tumulte fut obligée de suspendre ses délibérations et de faire retirer les spectateurs. Un mot imprudent ou irréfléchi suffisait pour perdre toute une vie de fidélité et d'honneur. Les partis se défiaient du regard et se poignardaient du geste. Les mots insultaient quand ils ne tuaient pas. M. Dupont (de l'Eure), le plus' humain des hommes, fut comparé à Marat par M. de Puymaurin. M. de Courvoisier dénonça l'existence d'un comité directeur, chargé par le parti révolutionnaire de donner de Paris l'impulsion et l'unité de mouvement aux factions. Le parti royaliste, lié avec le parti ambitieux du clergé, répondait à ces associations occultes par des associations patentes et encouragées qui couvraient la France de missionnaires à la fois religieux et politiques, instruments de piété pour les uns, d'agitation pour les autres, de scandales et de sédition souvent. Ici accueillis, repoussés là, édifiants dans les temples, déplacés sur les places publiques, applaudis, insultés tour à tour, protégés par les magistrats, défendus par les armes, ces prêtres, errant sur la surface du pays comme en terre conquise, révélaient, dans la pensée qui les soudoyait, moins un zèle qu'une faction. Le roi et ses ministres, qui voyaient avec répugnance ces excès de prosélytisme inspirés par leurs ennemis secrets, n'osaient les réprimer, de crainte d'être accusés d'indifférence ou d'irréligion par les alliés de l'Église. L'enseignement livré aux ecclésiastiques faisait murmurer les partisans de la liberté des consciences, et soulevait des émeutes parmi les étudiants de la capitale et des provinces. Convoqués pour signer des pétitions aux chambres, ils étaient dispersés par les baïonnettes. L'opposition, refoulée au grand jour, se réfugiait et se concentrait dans des sociétés secrètes. L'esprit de conspiration s'y insinuait à l'ombre de l'esprit libéral. Des associations publiques s'organisaient' pour défendre par tous les moyens légaux les libertés de la pensée, de la presse, de l'opinion. MM. de La Fayette, d'Argenson, Laffitte, Benjamin Constant, Gévaudan, Méchin, Gassicourt, Mérilhou, de Thiard, de Broglie, leur imprimaient l'action publique. M. de La Fayette rassemblait, dans sa demeure, des comités plus secrets et plus résolus. Chaque arme défensive donnée à ta liberté par les institutions devenait une arme agressive entre les mains des conspirateurs. Des correspondances acerbes étaient échangées entre les proscrits de la Convention abrités à Bruxelles et les mécontents de Paris. On y parlait ouvertement de changer la dynastie en France, et de donner la couronne à un souverain protestant. Le roi des Pays-Bas souriait, dit-on, pour son fils, à ces idées qui enivraient son ambition de l'espoir d'un règne chimérique sur les ruines de la maison de Bourbon. Le prince d'Orange caressait les bannis. Des négociations étaient tentées entre ce prince, les bannis et La Fayette.

A ces trames sourdes de Paris et de Bruxelles correspondaient déjà des trames de même nature en Allemagne, en Espagne, en Piémont, à Naples. Le génie de la liberté, qui avait soulevé les peuples contre Napoléon et triomphé, par l'indépendance, des nationalités, se sentait menacé maintenant en France et se préparait à se défendre partout. Le carbonarisme s'organisait en Italie, le libéralisme antimonacal à Cadix, l'union universelle dans les villes savantes de l'Allemagne. Un des jeunes membres de cette secte, l'étudiant Sand, assassinait froidement Kotzebue, écrivain autrefois populaire et qu'on supposait vendu maintenant à la Russie. Sand se frappait aussitôt lui-même du poignard dont il venait de frapper le traître, associant le suicide à l'assassinat, rendant grâce à Dieu de sa démence et appelant ces deux crimes vertu. Son fanatisme ébranlait les imaginations fiévreuses de la jeunesse et des femmes. Les souverains, attentifs à ces symptômes de fermentation, se réunissaient, par leurs ministres, à Carlsbad, pour opposer des répressions collectives à ce débordement de la pensée, et pour intimider par la police et par les supplices l'Allemagne. La France libérale ou révolutionnaire répondait par des invectives et des menaces à ces précautions des cours du Nord. La guerre se déclarait tous les jours plus franche entre les peuples et les souverains. Les élections de 1816 se ressentaient de cette agitation générale des idées. Elles se passionnaient de plus en plus en cherchant les noms les plus provoquants contre les Bourbons et contre les rois, pour leur signifier leur animosité et leur menace. Cette animosité allait jusqu'au délire et jusqu'au suicide dans le parti libéral. Son intérêt évident était de venir au secours du ministère et du roi qui l'avait relevé de son néant et qui lui faisait du gouvernement un rempart contre le triomphe des royalistes absolus. Renverser M. Decazes, c'était le renverser lui-même ; insulter le roi, c'était rejeter ce prince dans l'alliance forcée du parti rétrograde. Les libéraux n'écoutèrent aucune de ces inspirations du bon sens et de la reconnaissance. Ils voulurent offenser la couronne et abuser du ministre en créant et en appuyant, partout où ils étaient prépondérants, des candidatures extrêmes, radicales, sinistres de souvenir pour la monarchie. La plus éclatante fut celle de Grégoire à Grenoble.

 

X

Grégoire, prêtre philosophe avant la Révolution, fidèle au christianisme, mais infidèle, à la suprématie pontificale de Rome, avait été promu à un évêché par la constitution civile du clergé. A ce titre, qu'il n'avait jamais répudié depuis, son nom avait la signification d'un schisme. Membre de la Convention nationale, en mission au moment du jugement de Louis XVI, il n'avait pas voté la mort du roi, mais il avait ratifié le vote par un acte postérieur au supplice, innocent ainsi de fait, peut-être d'intention, mais complice de faiblesse ou d'ambiguïté dans le jugement. Ses invectives contre les rois étaient devenues des proverbes dans la langue révolutionnaire. Apôtre cependant des doctrines d'égalité et de mansuétude de l'Évangile et de la philosophie, Grégoire avait répugné au sang et prêché, après la victoire, la justice et la modération aux vainqueurs. Sénateur obscur sous l'empire, ennemi muet du despotisme, il n'avait pas commis l'inconséquence de saluer de nouveau, pendant le 20 mars, la tyrannie militaire dont il avait vu la première chute avec joie. Cette abstention de toute complicité avec le 20 mars l'avait soustrait à la loi de bannissement, appliquée en 1815 aux régicides. Il vivait dans la retraite et dans le silence depuis le second retour des Bourbons. Les comités libéraux-de Paris ne pouvaient pas trouver dans toute la France un nom plus directement néfaste au roi.

Ils le choisirent à la répulsion que ce nom devait inspirer à la famille de Louis XVI. Le ministère et les hommes modérés le combattirent en vain. Grenoble le nomma, en représailles des exécutions faites dans ses murs au nom des Bourbons. Cette nomination éclata comme un coup de foudre sur M. Decazes et sur la cour. Elle accusait le ministère, elle frappait au visage la majesté royale. Un cri presque unanime d'étonnement et de réprobation s'éleva de toutes les opinions et de toutes les consciences qui ne voulaient pas la rupture entre le trône et la liberté. Les royalistes exaltés se réjouirent en secret sous leur apparente indignation. La nomination de Grégoire était pour eux le crime de la charte et la condamnation du favori. Des noms moins notoires, mais presque aussi hostiles, sortirent des urnes électorales dans les départements appelés à renouveler leurs députés : Lambrechtz, Lecarlier, Labbey de Pompières, Sébastiani, Méchin. Le général Foy, appelé bientôt par le caractère et par le talent à marquer d'une si grande trace la tribune française, apparut pour la première fois dans la représentation de son pays. Cher à l'armée, choisi par les libéraux, accepté par les constitutionnels, redoutable mais non implacable aux Bourbons, guide et modérateur à la fois d'une opposition légale à la chambre, son avènement à l'Assemblée allait offrir à la liberté une figure qui avait manqué à la Révolution, celle d'un tribun militaire dans un guerrier homme d'État. Le général Foy portait ce double caractère dans sa personne. Son visage était ouvert comme sa pensée, loyal comme son âme, inspiré comme son éloquence. La-nature l'avait fait chef de parti, dans un temps où le seul parti patriotique était la modération des cœurs et la réconciliation des idées. En le voyant, on se souvenait du soldat, on sentait l'honnête homme, on pressentait le grand citoyen.

 

XI

Le général Foy était un des plus jeunes soldats de la révolution. Né à Ham, d'une famille de la bourgeoisie, élevé pour les armes, officier d'artillerie comme Bonaparte, servant sous Dumouriez, sous Pichegru, sous Dampierre, dans ces premières campagnes du Nord, où le patriotisme défendait le sol sans se mêler aux factions de l'intérieur, indigné des crimes de 1793, emprisonné par le proconsul Lebon pour ses murmures, sauvé de l'échafaud par sa jeunesse et par son éloquence, rappelé des prisons par Moreau, et combattant sous lui en Allemagne ; ami de Desaix, blessé à ses côtés par un boulet de canon, occupant les loisirs d'une longue guérison, à Strasbourg, à des études de publiciste et d'homme d'État, porté par analogie d'esprit aux choses antiques et aux formes littéraires de la parole, puisant dans ces exemples l'amour et l'accent de la liberté, s'élevant ensuite en grade sous Masséna, en Suisse voyant poindre dans la renommée de Bonaparte une tyrannie pour l'Europe, refusant de signer les adresses serviles que les flatteurs du pouvoir naissant colportaient dans l'armée en faveur de l'empire ; relégué, en Portugal et en Espagne, dans des commandements subalternes, pour ce défaut d'empressement à la servitude ; rallié sans répugnance aux Bourbons et à la charte en 1814 ; courant ensuite à Waterloo comme aux Thermopyles de sa patrie, mais sans avoir trempé dans la défection des cent-jours ; arrosant de son sang les redoutes des Quatre-Bras, rapporté mourant dans sa famille après la perte de son pays, licencié en 1815 ; écrivant, pour se consoler des revers publics, l'histoire de ses campagnes en Espagne ; signalé par le patriotisme aux patriotes, par le talent aux comices électoraux, par l'estime a tous, son département l'avait élu d'acclamation pour relever la patrie, défendre la charte, affermir le trône constitutionnel, respecter le roi. Il allait dépasser ces promesses et accomplir tous ces mandats. Tel était le général Foy quand il fut appelé à la chambre.

 

XII

Le roi frémit de l'avantage que la nomination d'un si grand nombre de ses ennemis, et surtout celles de Lambrechtz et de Grégoire, deux ombres de la Convention, allaient donner à la politique de son frère sur sa propre politique. Ses concessions n'étaient récompensées que par des outrages. L'élection de Grenoble était un éclair qui dessillait ses yeux. Affligé, mais non obstiné, il ne les ferma pas à cette évidence. La froideur qui existait entre son frère et lui, depuis que le comte d'Artois avait été destitué de la direction de la garde nationale parisienne, s'amollit comme dans un malheur commun de famille. « Eh bien ! mon frère, lui dit le comte d'Artois, avec l'accent de la consternation, en s'asseyant a sa table, vous voyez enfin où l'on vous mène. Je le sais, mon frère, répondit le roi en adoucissant sa voix et en retenant une pensée déjà arrêtée sur ses lèvres ; je le sais, et j'y pourvoirai. » Un long et cordial entretien parut réconcilier enfin les deux branches de la famille. On convint qu'une loi d'élection qui envoyait, en retour de tant de concessions, de tels défis et de telles menaces à la royauté, était un avertissement de changer de ligne. L'écueil était trop visible pour le nier. M. Decazes reçut du roi, dans la soirée, l'ordre de préparer un système électoral qui préservât la couronne de tels attentats de l'opinion. M. Decazes, à qui sa jeunesse, son intérêt, son attachement réel au roi, défendaient l'obstination dans la résistance à des' vœux si cruellement motivés, résolut à l'instant de donner satisfaction à la famille royale. M. de Serre, que la passion qui fait l'orateur rejetait soudainement d'une extrémité de pensée à l'autre, et M. Portal, ministre de la marine, n'hésitèrent pas à reconnaître la nécessité d'une loi qui désarmât leurs ennemis. Le baron Louis, ministre des finances, Gouvion Saint-Cyr et le général Dessolles persistèrent dans la défense de l'ancienne loi. L'abus d'une liberté, l'égarement de l'opinion, ne suffisaient pas, selon eux, pour condamner tout un système. On ajourna la décision. Les libéraux, tremblant de voir briser, par un mouvement d'impatience de M. Decazes, l'instrument de leur victoire, entourèrent ce ministre de déférences et d'adulations. Ils allèrent jusqu'à promettre d'obtenir de Grégoire une retraite volontaire, qui laisserait à la couronne sa dignité, au parti constitutionnel sa loi. Le ministre résista a toutes ces avances, soumit de nouveau la question à ses collègues, et, soutenu avec énergie par le roi lui-même, s'affranchit de toute résistance, en acceptant les démissions de MM. Louis, Dessolles et Gouvion Saint-Cyr.

M. Decazes, seul ressort désormais de ces mouvements intestins du conseil du roi, forma un nouveau ministère dont il fut le chef comme président et comme ministre de l'intérieur. M. Pasquier, qui avait ressenti plus vivement qu'aucun autre esprit politique l'insulte faite à la couronne par les élections, et qui avait adressé au roi un avertissement secret de ses périls, fut appelé aux affaires étrangères homme d'une souplesse d'intelligence et d'une fluidité de paroles qui le rendaient également apte à toutes les scènes de la vie publique, il offrait à M. Decazes un auxiliaire utile dans le conseil et à la tribune il était de plus un lien occulte entre la cour et le parti des royalistes. L'homme d'État de la chambre qui commençait à se discipliner sous M. de Villèle, M. de Latour-Maubourg, militaire renommé pour sa bravoure et sa loyauté, passa au ministère de la guerre. M. Roy, déjà précédemment ministre des finances, un moment remplacé par l'abbé Louis, revint aux finances ; M. Portal passa à la marine ; M. de Serre nominalement à la justice mais, en réalité, partout où l'universalité de ses vues, l'ardeur de son zèle, la force et la promptitude de son éloquence l'appelaient à couvrir le roi, le ministère et la constitution menacés.

 

XIII

Ce ministère aurait été puissant devant les radicaux, puissant devant les royalistes, si 'M. Decazes avait consenti à en sortir et à remettre sa place à M. Lainé. Il ne manquait ni de force, ni de séduction, ni de clientèle parmi les hommes nouveaux qui maniaient les opinions dans la presse, les partis dans les chambres. Mais en se faisant l'exécuteur de cette même loi d'élection qui avait fait sa popularité l'année précédente, et qu'il avait défendue comme une partie de la charte au commencement de cette même année, il se donnait un de ces désaveux auxquels les hommes politiques survivent peu ou survivent mal. On pouvait entrevoir plus d'ambition que de conviction dans ce retour, tandis que le véritable mobile de sa conduite était son dévouement à la pensée du roi. Mais son rôle croissant de favori blessait les rivalités, irritait l'envie, et montrait, dans cette direction suprême du gouvernement obstinément maintenue, plus d'audace à suivre la fortune que de sagesse à l'attendre et à la mesurer.

Il se rapprocha cependant du comte d'Artois sous l'inspiration du roi, et il témoigna avec déférence à ce prince le désir de s'entendre avec les royalistes ses amis dans les deux chambres. Il flatta également les jeunes adeptes du parti doctrinaire, MM. de Broglie, Guizot, de Barante, de Staël, entourage alors de M. Royer-Collard et de M. de Serre, -de l'espoir de leur créer des situations influentes dans le gouvernement. Rien ne fut conclu de ces négociations, et le roi ouvrit la session le 29 novembre. Son discours, habilement pondéré par M. Pasquier, préludait aux grandes résolutions pressenties de salut public, sans ébranler toutefois la sainteté de ta charte. « Les lois, disait le monarque, ont été partout exécutées ; mais, au milieu de ces éléments de prospérité publique, je n'ai pas pu me dissimuler que de justes motifs de crainte se mêlent à nos espérances et réclament dès aujourd'hui la plus sérieuse attention. Une inquiétude vague mais réelle préoccupe tous les esprits. Chacun demande au présent des gages de sa durée. La nation ne goûte qu'imparfaitement les fruits de l'ordre et de la paix chacun craint de se les voir arracher par la violence des factions. On s'effraye de l'expression trop claire de leurs desseins. Le moment est venu de soustraire la chambre des députés à l'action annuelle des partis en lui assurant une durée plus conforme aux intérêts de l'ordre public et de la considération intérieure de l'État. »

Ces paroles posaient hardiment la question de dignité pour la couronne en face du nom du régicide par lequel on avait voulu l'affronter. Elle posait en même temps la question plus irritante de la loi électorale, derrière laquelle l'opposition espérait grandir. La royauté avait été insultée. Elle n'insultait pas, mais elle proposait le combat à son tour. L'Assemblée le comprit et bouillonna.

 

XIV

Cependant la majorité de cette assemblée ne refusait pas une légitime satisfaction aux susceptibilités de cœur et de majesté royale dans le sacrifice de Grégoire. M. Becquey, homme de bien et de paix, en exprimant la volonté des bureaux de la chambre à la tribune, ne toucha point à l'homme, mais prétexta des causes de nullité matérielle dans l'élection du député de Grenoble. Ami de M. Royer-Collard et ancien agent du roi à Paris pendant l'exil des Bourbons, M. Becquey voulait, ainsi que le roi, épargner à la chambre ces questions qui font faire explosion aux cœurs chargés de colère. Mais aucune main, quelque prudente qu'elle fût, ne pouvait fermer la bouche de ce cratère de l'Assemblée. Non, non point de ménagements, point de faiblesse s'écrièrent quelques voix de la droite et du centre. Point de régicides dans cette chambre ! » ajouta M. de Marcellus. Les murmures grossissaient à gauche ; quelques groupes entre les deux partis semblaient suspendus entre le scandale d'un juge de Louis XVI accepté comme un défi devant son frère et l'excès du pouvoir parlementaire cassant un député légal du pays. Il fallait qu'une voix imposante et jusque-là impartiale se fît l'arbitre entre la majesté du roi, le cœur de la famille royale et l'inviolabilité des électeurs. M. Lainé monta lentement à la tribune. Sa physionomie, toujours grave et ascétique, l'était en ce moment jusqu'à la tristesse. Il semblait revêtir le deuil de la royauté offensée, des guerres civiles et des échafauds qu'évoquait une si fatale discussion. Le visage, chez ce grand orateur, était aussi éloquent que la parole. Les fibres de sa bouche nerveuse et maigre palpitaient de sa parole intérieure avant qu'elle eût grondé dans sa poitrine ou éclaté dans sa voix. Il touchait parce qu'il était touché. C'était l'orateur des yeux. M. Lainé muet aurait ému et convaincu même par son silence.

 

XV

« Messieurs, dit-il après une longue et douloureuse pause qui révélait son agitation, par une clémence presque divine, ou, si vous l'aimez mieux, pour le besoin ou pour l'apaisement de la société, il fut promis que nul ne serait recherché pour ses votes, l'oubli fut commandé à tous les citoyens. Qui donc en effet se souvenait du quatrième député de l'Isère ?... Qui donc le recherchait pour ses opinions et pour ses votes ?... L'oubli n'a-t-il donc été imposé qu'aux victimes ?... Et ceux-là seuls qui avaient besoin d'en être couverts ont-ils seuls conservé le triste droit de s'en souvenir ?... » Cette écrasante argumentation, qui tombait sur les comités directeurs, auteurs de ce scandale prémédité, tranchait la question, comme les orateurs souverains la tranchent par un sentiment. Il fut immense dans l'Assemblée, fanatique d'applaudissements dans la droite et dans le centre, silencieux et consterné dans le reste. Benjamin Constant seul, un de ces sophistes froids qui, sans partager les passions des partis, leur prêtent des paroles en échange des plus malignes popularités, osa harceler M. Lainé de quelques phrases ambiguës, dans lesquelles il opposait à Grégoire, disculpé, selon lui, de toute participation au sang de Louis XVI, assis dans le conseil de la nation, Fouché lui-même, régicide avéré, assis dans les conseils du roi Cette allusion cruelle et méritée pouvait dégrader la couronne, mais elle ne relevait pas le régicide et ne légitimait pas l'outrage à la royauté. Benjamin Constant consola la haine des radicaux, mais il ne convainquit pas la chambre. Grégoire fut exclu à l'unanimité de la députation. Les uns l'exclurent pour indignité, les autres l'exclurent pour cause d'irrégularité dans les formes de l'élection. On laissa les motifs libres, afin que le vote fût plus nombreux et la réparation à la couronne plus unanime. M. Ravez, ami et émule de M. Lainé, fut désigné en majorité par la chambre, et choisi par le roi pour la présider. Il s'illustra dans ces fonctions ingrates, mais importantes, qui font d'un orateur un juge, un arbitre et un modérateur pour une assemblée. Le parti des royalistes extrêmes, uni avec celui des royalistes modérés, en rivalité avec le ministère, avait donné soixante-quinze voix à M. de Villèle ; le parti de l'opposition radicale soixante-cinq voix à M. Laffitte. Ces chiffres comptaient les partis. Les oppositions grandissantes menaçaient de dominer bientôt le parti du ministère ou des centres. qui n'avait donné à M. Ravez que cent cinq voix. Cette balance des partis rendit la réponse de l'Assemblée au roi pâle et timide. On se craignait mutuellement assez pour ajourner les combats décisifs. Celle de la chambre des pairs, accentuée par l'inspiration du comte d'Artois, déclarait la guerre ouverte aux factieux.

 

XVI

De même que les libéraux, les royalistes se divisaient déjà en deux camps, l'.un extrême, l'autre modéré. Un homme qui grandissait en importance comme en sagesse, M. de Villèle, gouvernait le dernier. Un homme éloquent, mais incapable de mûrir, M. de La Bourdonnaie, animait l'autre. De nombreuses pétitions, provoquées dans les provinces par le parti libéral et conçues en termes comminatoires pour la couronne, vinrent faire éclater la discussion. M. Mestadier, au nom de la majorité royaliste et du centre dont il était l'organe, demanda que ces pétitions fussent dédaignées. Dupont (de l'Eure) dont l'autorité morale sur les libéraux se fondait sur le caractère autant que sur les paroles, fit saillir les contradictions qui existaient entre M. Decazes jurant, quelques mois auparavant, la perpétuité de la loi électorale, et M. Decazes repoussant aujourd'hui les pétitions qui demandaient la perpétuité de cette loi. Le général Foy parla pour la première fois à la tribune. Il excusa, sans les approuver, les termes exagérés et injurieux des pétitions. « La liberté, dit-il, est la jeunesse des nations. Il y a dans le gouvernement de la liberté trop de vie pour que ses mouvements n'aillent pas quelquefois jusqu'à l'agitation. » On reconnut à ces premiers mots l'accent d'une âme à la fois libre et honnête. Le général Foy se posait à gauche, comme M. de Villèle à droite, en homme qui veut conquérir, non dégrader le pouvoir dans son pays. Il y avait dans ces deux hommes la perspective de deux ministères pour la couronne l'un, si les exigences des royalistes l'attiraient à droite, l'autre, si les exigences de l'opinion populaire la précipitaient à gauche. Le ministère, tremblant entre ces deux groupes, n'obtint que trois voix de majorité pour le rejet des pétitions. Ces trois voix étaient celles de trois ministres eux-mêmes. Ils tremblaient sur le sort de la mesure qu'ils avaient promis au roi de faire accepter par la chambre. Ils se rattachaient à tous les partis influents dans le palais ou dans l'opinion pour en obtenir l'appui. Un projet de loi électorale médité par M. de Serre, contrôlé par le duc de Richelieu, rédigé par MM. Villemain, Monnier, Barante, Guizot, Decazes, jeune parti plus plein de zèle que de conviction, allait enfin être porté à la délibération des chambres. Cette loi, sans grandeur et sans confiance dans le pays, le divisait en deux nations électorales la nation plébéienne nommant la moitié des députés dans les chefs-lieux des arrondissements, la nation aristocratique de fortune, composée des propriétaires imposés à mille francs de contributions, nommait l'autre moitié dans les capitales des départements. Loi insensée dans sa prétendue prudence, qui donnait le hasard de la fortune au lieu du hasard de la naissance pour titre au droit de citoyen, titre de richesse plus absurde encore que celui de noblesse, car la famille donne des sentiments et des vertus, et la fortune ne donne que des facultés et du bien-être. Cette loi avait un danger de plus elle plaçait face à face, dans la même assemblée, des hommes sortis de deux élections diverses, une aristocratie de département et une démocratie d'arrondissement, éléments d'antipathie, de classification et de guerre civile, qui déchireraient le pays et le gouvernement en s'entre-déchirant eux-mêmes dans la représentation. La peur avait mal inspiré les royalistes le zèle pour son maître avait mal inspiré le favori ; les systèmes avaient mal inspiré les doctrinaires complaisants de tous les partis qui cherchaient à les concilier à leur avantage ; l'ignorance du pays avait mal conseillé M. de Richelieu, l'amour de la monarchie, M. de Serre. Cette loi portait dans ses germes la lutte entre les classes et la perte de la royauté. C'était une constitution de défiance ; dans une constitution, toute défiance est une provocation. M. Decazes marchait en-aveugle à la ruine du trône qu'il voulait affermir. Il avait fait un coup d'État au 5 septembre contre les royalistes ; il allait être forcé par la résistance de la chambre à en faire un second contre les libéraux. Mais le coup d'État contre les royalistes ne détrônait qu'un parti, celui contre les libéraux détrônait une opinion publique devenue une passion populaire dans les masses nationales. 1I se perdait et il perdait son maître, quand un de ces événements, dans lesquels la fatalité intervient par la main du crime, vint précipiter le ministre, frapper un prince, et dénouer par un coup de poignard une crise dont nul ne pouvait prévoir le dénouement.