HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME CINQUIÈME

 

LIVRE TRENTE-CINQUIÈME.

 

 

Animosités des partis. — Réaction passionnée dans les départements ; cours prévôtales. — Débats de la loi d'amnistie ; MM. Royer-Collard, de La Bourdonnaie, Chateaubriand. — Production du testament de Marie-Antoinette. — Attendrissement de l'opinion. — Dissolution de la chambre. — Agitation des départements. — Conspiration de Grenoble. — Didier : son caractère, ses antécédents, ses relations avec le parti orléaniste. — Sa tentative avortée sur Grenoble. — Proclamations et vengeances draconiennes. — Fuite et mort courageuse de Didier. — Recrudescence de réaction. — Intrigues de palais ; éclosion du parti doctrinaire. — Coup d'Etat du 5 septembre, ratifié par les élections. — Fureurs des royalistes extrêmes ; leur note secrète au congrès d'Aix-la-Chapelle. — Evacuation de la France par les alliés. — Mémoire de Louis XVIII sur la crise ministérielle (décembre 1818).

 

I

L'exécution du maréchal Ney, au lieu de fermer, comme le roi et les ministres l'espéraient, l'ère des proscriptions et des représailles, et de satisfaire la soif de récriminations de la cour et des chambres, ne fit que les altérer davantage. La France entière, encouragée aux représailles par cette complaisance du gouvernement a ses passions, au lieu de s'occuper de sa délivrance et de sa reconstitution ne parut occupée qu'à se venger. Le zèle pour les Bourbons se mesurait à la colère et aux dénonciations contre leurs ennemis. Les cours prévôtales, bientôt créées comme une chambre ardente des actes et des opinions, rivalisèrent d'ardeur dans les départements. Le pays n'était qu'un vaste tribunal militaire, jugeant, épurant, condamnant, et trop souvent immolant les complices prétendus de.la conspiration bonapartiste. Les motions les plus sinistres s'élevaient tous les jours du sein de la chambre des députés et de la chambre des pairs. L'entraînement était si irrésistible et si général, que, dans les propositions les plus acerbes, deux ou trois voix à peine y protestaient contre les exagérations de la prudence et contre les démences du dévouement. Le roi sentait que les rênes de l'opinion royaliste lui échappaient pour passer dans les mains de son frère le comte d'Artois et de ses conseillers les plus extrêmes, en rapport plus intime que lui avec les passions de la chambre. De peur de tout perdre, il cédait beaucoup, puis il s'alarmait lui-même de ses concessions. Accusé tout bas d'avoir entraîné sa dynastie dans l'exil en pactisant avant le 20 mars avec les nécessités de l'opinion révolutionnaire et avec l'armée de Bonaparte, il avait à racheter, aux yeux de sa famille, de l'émigration et d'une partie du clergé, ses prétendues complaisances pour la révolution. Chef de parti, suspect à son parti, ruiné sourdement dans son propre palais par les partisans violents et ambitieux de son frère, obligé de leur complaire en les contenant, convaincu cependant qu'il n'affermirait son règne qu'en modérant ses amis, en ramenant ses ennemis, en adoptant la' gloire, en fondant la liberté constitutionnelle de la nation ; sa situation, au milieu de cette tempête des passions contraires, était celle d'un pilote qui lutte a la fois contre son propre équipage et contre les éléments déchaînés. Il déviait un moment de sa route sous un vent trop fort, se réservant de la reprendre aussitôt que la fureur des opinions laisserait entendre la voix d'une saine politique.

 

II

En attendant, il laissait les comités royalistes des départements dicter et révoquer les choix de ses agents, épurer les ministères et les armées, créer des catégories d'indignités de service dans les cadres, répandre des proclamations de défense mutuelle dans les provinces de l'Ouest et du Midi, opérer même des rassemblements de partis armés, destituer les juges civils de leurs fonctions inamovibles, garantie de leur indépendance. Des adresses impératives sous des formes dévouées lui commandaient, au nom des deux chambres, des mesures efficaces de prévoyance et de sévérité. Ses ministres obéissaient à ces impulsions. Le duc de Feltre décimait les officiers qui avaient servi pendant les cent-jours. Barbé-Marbois, ministre de la justice, promulguait un code contre les manifestations séditieuses ; M. Decazes, ministre de la police, une suspension de la liberté individuelle, qui remettait au gouvernement l'arbitraire contre les citoyens. Les ministres, en soutenant ces mesures dans les deux chambres, n'avaient à les défendre que contre les excès de pénalité et contre la peine de mort, que les orateurs du parti des vengeances provoquaient en toute occasion. M. Pasquier, longtemps administrateur de la police de la capitale sous Bonaparte, jurait maintenant à la tribune par l'éternité des Bourbons ! M. de Chateaubriand poussait son enthousiasme jusqu'à l'injure pour les vaincus et jusqu'aux hymnes pour les vainqueurs. Un de ces hommes qui se font les voix dominantes du chœur des passions politiques, M. de La Bourdonnaie, dressait, sous le faux nom d'amnistie, des tables graduées de proscription qui encadraient douze cents noms dans l'exil ou dans les accusations capitales. D'autres listes plus ou moins vindicatives étaient dressées par d'autres députés de la même faction. On ne proscrivait plus par homme et par crime, mais par catégorie et par situation. La chambre applaudissait à ces initiatives ; elle nommait des commissions de députés pour les coordonner, les élargir ou les aggraver. Le gouvernement, que ces motions accusaient tacitement de lenteur, d'hésitation ou de complicité avec les périls publics, tremblait de se voir dépassé et abandonné par les chambres, s'il ne se prêtait pas lui-même à cette impulsion pour rester maître de la modérer en la dirigeant.

 

III

C'est ainsi que le duc de Richelieu apporta aux chambres un projet de loi d'amnistie. Cette loi avait une double pensée dans l'esprit du roi calmer les alarmes du parti vaincu, que le désespoir pouvait porter aux soulèvements, et satisfaire aux exigences du parti des chambres et de la cour en lui enlevant le prétexte de l'impunité. Louis XVIII, dans cette loi d'amnistie, ne proscrivait que les membres de la famille de Bonaparte ; il maintenait généreusement aux régicides le pardon que son frère Louis XVI leur avait assuré dans son testament. Cette magnanimité du mourant, a laquelle la mort même donnait un caractère religieux, faisait frémir les hommes de représailles dans les deux chambres, mais elle les empêchait de murmurer tout haut. En se révoltant contre la clémence du roi, ils craignaient de s'insurger contre la sainteté de la victime. La chambre des députés renvoya néanmoins la proposition des ministres a la même commission qui élaborait la loi de proscription de M. de La Bourdonnaie. C'était préjuger l'aggravation du projet du gouvernement et montrer le dédain de la volonté royale. M. de Corbière et M. de Villèle, deux hommes que leur talent divers, leur royalisme commun et leur alliance intime rendaient déjà dominateurs dans l'Assemblée, gouvernaient cette commission M. de Villèle, plus pratique et plus flexible, M. de Corbière, plus indomptable et plus entier. Ce dernier fut chargé de porter à la tribune les conclusions de la commission : « Henri IV, en effet, dit-il, amnistia ses ennemis ; mais cinq ans d'exil et de condamnations avaient précédé la clémence royale. » Il lut ensuite le code d'épuration, d'ostracisme, d'exil et de dépossession sous peine de mort, que les commissaires substituaient à l'amnistie du roi. La discussion seule de ce contre-projet était un défi au gouvernement sous la forme du zèle. Les orateurs royalistes aggravèrent ce défi par l'âpreté des discours : « N'écoutez pas ces sophismes de philanthropie importune, habiles dans la bouche de vos ennemis hésiter de punir, c'est faiblesse, disait l'un. — La divine Providence, disait M. de La Bourdonnaie, livre enfin dans nos mains les meurtriers de vos rois, les assassins de vos familles, comme si la justice suprême les avait réservés à travers tous nos désastres pour prouver la vanité de la prudence humaine et la perfidie des cœurs sans remords Ces hommes, aujourd'hui vaincus et désarmés, invoquent une générosité qu'ils ne pratiquèrent jamais comme si les forfaits devaient jouir d'une éternelle impunité. Et vous, magistrats pusillanimes, législateurs sans prévoyance, vous verriez les complots de ces hommes, opprobre de ta nation, et vous ne les puniriez pas ! » M. de Bouville, du même esprit et du même dogme, accusa la commission elle-même de timidité et de mollesse. « Je me demande, dit-il, quelle excuse peut couvrir le crime de ces administrateurs, de ces généraux, qui tenant leurs fonctions des mains du roi, les ont tournées contre lui et mises au service de l'usurpateur ! » Ces fureurs étaient applaudies comme des maximes d'hommes d'État, dans les chambres, dans les tribunes, dans les journaux, dans les salons, et jusque dans le palais.

Quelques hommes, élevés, de vues, froids de caractère et incorruptibles à la contagion de ces colères à la tête desquels osaient se montrer M. Royer-Collard, philosophe politique, M. Lainé, âme calme par sa grandeur, M. de Serre, orateur prédestiné à un pur éclat, combattaient ces excès de zèle, ces souvenirs des plus mauvais jours. Les confiscations que vous demandez sous le nom d'indemnités aux coupables, dit M. Royer-Collard, sont l'âme et le nerf des révolutions après avoir confisqué parce qu'on a condamné, on condamne pour avoir à confisquer. La férocité se rassasie, la cupidité jamais. Les confiscations sont si odieuses que la révolution en a rougi, elle qui ne rougit de rien D'ailleurs les grands coupables (Ney, Labédoyère) ont déjà subi la peine capitale ferez-vous réagir contre eux votre loi ? faites-les donc sortir du tombeau pour qu'ils entendent de la bouche de leurs juges cette condamnation nouvelle qui ne leur a pas été prononcée ! »

Des murmures, des frémissements de colère, des impatiences d'expiation et de ruines répondaient du sein de la majorité a ces paroles d'humanité et de paix. M. de Corbière réfuta avec des passions ces lois éternelles. L'Assemblée, sourde aux voix des ministres, allait déchirer le projet du roi et voter le sien. Les ministres, voyant l'imminence du danger, coururent au palais pour le prévenir, et pour obtenir du roi une transaction de sa clémence avec les rigueurs de la chambre. Ils rentrèrent une heure après, avec une amnistie moins large, mais qui couvrait encore les régicides. « Ce n'est pas sur la terre, dit le duc de Richelieu, qu'il faut chercher les motifs qui empêchent le roi .de les expulser à jamais du royaume, c'est dans le ciel, c'est dans la volonté du roi martyr, qui sera consolé dans sa tombe par le pardon que vous accordez en son nom ! » Ces paroles touchantes imposent le silence, non la conviction. Les passions se dépouillent même de leur pudeur. M. de Trinquelague demande que la loi et les peines ne s'appliquent pas aux crimes des bandes royalistes qui viennent de consterner et d'ensanglanter le Midi. Les catégories de coupables de M. de, La Bourdonnaie sont votées. M. Clausel de Coussergues justifie les confiscations, par l'exemple de saint Louis et d'Henri IV. « Que le trésor soit pauvre, mais pur ! » s'écrie M. de Serre. M. de Béthisy insiste, malgré la pieuse répugnance du roi, sur la proscription de tous ces régicides. « Faisons violence à sa clémence, dit-il dans un discours froidement lu à la tribune, mais brûlant du zèle de l'épuration si l'inflexible honneur nous oblige à désobéir à ses volontés, s'il détourne un moment de nous ses regards de bonté, disons comme les nobles soldats de l'autel et du trône, dans l'Ouest : « Vive le roi quand même ! »

Cette harangue, évidemment concertée avec l'immense majorité de la chambre, et qui voilait l'obstination sous le respect, fut accueillie par un applaudissement unanime. Les ministres eux-mêmes firent cette part à la colère publique, et se turent. La proscription devint loi.

M. de Chateaubriand, à la chambre des pairs, demanda des expiations funèbres à Louis XVII, enfant roi lentement supplicié dans son corps et dans son âme par les bourreaux : On sentait le théâtre politique sur le tombeau de ce pauvre orphelin. « Voilà, s'écriait M. de Chateaubriand, en adressant à son tour son imprécation aux proscrits, voilà les attentats que les hommes ne sauraient assez expier Malédiction sur les scélérats qui nous obligent à tant de réparations vaines ; la France les rejette enfin, la justice a repris ses droits, le crime a cessé d'être inviolable ! »

 

IV

Le testament jusque-là ignoré de la reine Marie-Antoinette sortit en ce moment de l'ombre où il était enseveli. Un membre modéré de la Convention, nommé Courtois, chargé après la mort de Robespierre de faire l'examen de ses papiers, avait trouvé ce testament de la reine dans le portefeuille du dictateur, et l'avait enfoui par piété pour le rendre un jour à l'histoire et à sa famille. Courtois, banni aujourd'hui comme régicide, avait laissé transpirer son secret. Le testament, apporté à Louis XVIII par M. Decazes, était un monument trop opportun et trop attendrissant, pour que ce prince n'en fît pas une date de sa restauration, et un éclat de sentiment pour sa cause. Avant la catastrophe de la monarchie et les malheurs de Marie-Antoinette, Louis XVIII, alors comte de Provence, avait eu peu de considération politique pour sa belle-sœur, accusée avec trop de raison d'incliner le vertueux Louis XVI tantôt aux excès de résistance, tantôt aux excès de concessions toujours femme et passionnée, aujourd'hui par l'audace, demain par le découragement. Mais le feu du martyre avait tout purifié dans la victime. Son dévouement aux mauvais jours, son union dans la mort avec son époux, ses angoisses pour ses enfants, sa captivité subie, sa piété partagée, ses adieux reçus, son courage relevé devant ses bourreaux, son jugement accepté, son sang offert au ciel et à la terre en expiation de quelques fautes de règne, avaient divinisé dans l'âme du roi cette mémoire. Il voulait la diviniser politiquement aussi pour la France nouvelle, afin d'entourer sa race d'une couronne de souvenirs sacrés, inviolables aux sarcasmes révolutionnaires. Il chargea M. Decazes de communiquer cette relique royale à la chambre des députés. Il espérait que l'enthousiasme et les larmes de son jeune ministre en lisant cette lettre datée d'un autre monde fléchiraient la colère naissante des royalistes contre son favori, et rétabliraient l'harmonie entre l'Assemblée et son conseil. M. Decazes, qui cherchait lui-même à se faire auprès des royalistes des titres qui manquaient à sa jeunesse, accourut à la chambre, cette lettre de la reine à la main, comme un homme qui ne, peut contenir un mystère, et la lut en s'attendrissant lui-même au milieu des sanglots de l'auditoire.

 

V

La lettre de la reine, écrite à sa sœur Madame Élisa- beth, et datée du cachot de la Conciergerie, à quatre heures du matin, le jour dont elle ne devait pas voir la fin, était digne de la victime, de l'heure de l'échafaud, de la postérité et du ciel. La mort inspire mieux que la vie, parce qu'elle transforme avant de frapper.

 

« C'est à vous, ma sœur, disait la reine, que j'écris pour la dernière fois. Je viens d'être condamnée, non pas à une mort honteuse, elle ne l'est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère.

« Comme lui innocente, j'espère montrer la même fermeté que lui dans ses derniers moments. Je suis calme comme on l'est quand la conscience ne reproche rien. J'ai un profond regret d'abandonner mes pauvres enfants. Vous savez que je n'existais que par eux et dans ma bonne et tendre sœur vous qui avez par amitié tout sacrifié pour être avec nous, dans quelle position je vous laisse ! J'ai appris, par le plaidoyer même du procès, que ma fille était séparée de vous. Hélas la pauvre enfant je n'ose pas lui écrire elle ne recevrait pas ma lettre je ne sais pas même -si celle-ci vous parviendra.

« Recevez, pour eux deux, ici, ma bénédiction. J'espère qu'un jour, lorsqu'ils seront plus grands, ils pourront se réunir, avec vous, et jouir en entier de vos tendres soins. Qu'ils pensent tous deux à ce que je n'ai cessé de leur inspirer que les principes et l'exécution exacte de ses devoirs sont la première base de la vie, que leur amitié et leur confiance mutuelle en fera le bonheur.

« Que ma fille sente qu'à l'âge qu'elle a, elle doit toujours aider son frère par les conseils que l'expérience qu'elle aura de plus que lui et son amitié pourront lui inspirer. Que mon fils, à son tour, rende à sa sœur tous les soins, tous les services que l'amitié peut inspirer. Qu'ils sentent enfin tous deux que, dans quelque position qu'ils puissent se trouver, ils ne seront vraiment heureux que par leur union. Qu'ils prennent exemple sur nous, combien, dans nos malheurs, notre amitié a donné de consolations et dans le bonheur, on jouit doublement, lorsqu'on peut le partager avec un ami. Et où en trouver de plus tendres et de plus chers que dans sa propre famille ?

« Que mon fils n'oublie jamais les derniers mots de son père, que je lui répète expressément qu'il ne cherche jamais à venger notre mort.

« J'ai à vous parler d'une chose bien pénible à mon cœur. Je sais combien cet enfant doit vous avoir fait de peine. Pardonnez-lui, ma chère sœur. Pensez à l'âge qu'il a, et combien il est facile de faire dire a un enfant ce qu'on veut, et même ce qu'il ne comprend pas.

« Un jour viendra, j'espère, où il ne sentira que mieux tout le prix de vos bontés et de votre tendresse pour tous deux.

« Il me reste à vous confier mes dernières pensées. J'aurais voulu les écrire dès le commencement du procès mais, outre qu'on ne me laissait pas écrire, la marche en a été si rapide, que je n'en aurais réellement pas eu le temps. Je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans celle de mes pères, dans celle où j'ai été élevée et que j'ai toujours professée, n'ayant aucune consolation spirituelle à attendre, ne sachant pas s'il existe encore des prêtres de cette religion ; et même le lieu où je suis les exposerait trop s'ils y entraient une fois.

« Je demande sincèrement pardon à Dieu de toutes les fautes que j'ai pu commettre depuis que j'existe. J'espère que dans sa bonté il voudra bien recevoir mes derniers vœux, ainsi que ceux que je fais depuis longtemps pour qu'il veuille bien recevoir mon âme dans sa miséricorde et dans sa bonté.

« Je demande pardon à tous ceux que je connais, et à vous, ma sœur, en particulier, de toutes les peines que, sans le vouloir, j'ai pu vous causer. Je pardonne à tous mes ennemis le mal qu'ils m'ont fait.

« Je dis ici adieu à mes tantes et à tous mes frères et sœurs. J'avais des amis l'idée d'en être séparée pour jamais, et leur peine, sont un des plus grands regrets que j'emporte en mourant. Qu'ils sachent, du moins, que jusqu'à mon dernier moment j'ai pensé à eux.

« Adieu ! ma bonne et tendre sœur puisse cette lettre vous arriver. Pensez toujours à moi. Je vous embrasse de tout mon cœur, ainsi que mes pauvres et chers enfants. Mon Dieu qu'il est déchirant de les quitter pour toujours !

« Adieu ! adieu ! je ne vais plus m'occuper que de mes devoirs spirituels. Comme je ne suis pas libre dans mes actions, on m'amènera peut-être un prêtre ; mais je proteste ici que je ne lui dirai pas un mot et que je le traiterai comme un étranger. »

 

VI

Les bénédictions de la mère, contenues dans cette lettre, rejaillirent de l'échafaud' sur sa fille et sur sa race les larmes de l'Assemblée et du peuple éteignirent pour un moment le feu qui couvait dans les ressentiments des royalistes. M. de Marcellus, orateur enthousiaste, fit un appel à la concorde, au dévouement chevaleresque, à la foi antique. Les monuments expiatoires aux victimes royales de la révolution s'élevèrent a sa voix les uns virent dans ces monuments et dans ces anniversaires des reproches à la patrie, les autres des témoignages inoffensifs de douleur nationale qui enlèvent aux temps calmes la responsabilité des temps irrités. Le meurtre d'un roi, écrasé comme Louis XVI sous l'écroulement irrésistible d'un passé que sa faiblesse ne pouvait pas soutenir, était pour tous, même pour ses juges, un jour de deuil. Une nation qui rougirait de pleurer ses morts, surtout quand ses morts furent les rois de ses pères, et tombèrent sous sa propre main, ne ferait pas acte de grandeur d'âme, mais d'insensibilité. La liberté ne professe pas l'indifférence pour les douleurs humaines elle n'arrache pas le cœur des peuples ; elle l'élève et elle l'élargit. Reprocher à Louis XVIII, au comte d'Artois, aux frères, à la fille de Louis XVI, de fonder des honneurs funèbres à leur frère, à leur père, à leur mère, c'était faire aux Bourbons un crime de leur souvenir et de leur piété. La sagesse commandait seulement d'interdire les discours sur ces tombes, afin que le zèle pour les morts n'allumât pas les controverses entre les survivants. M. de Marcellus l'avait compris par son propre cœur, et il n'avait adressé d'invocation qu'à la religion et à la paix : Les passions ombrageuses des ennemis des Bourbons ne lui pardonnèrent pas ces hommages aux cendres de la royauté et aux ruines de l'Église antique. Elles raillèrent jusqu'à sa candeur, et vouèrent son nom aux sarcasmes et aux pamphlets du temps.

 

VII

Une loi d'élection base de tout gouvernement représentatif, manquait encore aux institutions. Le sort du gouvernement futur était dans cette loi. On en ébaucha plusieurs, on n'en acheva aucune. L'aristocratie triomphante et ombrageuse, et la royauté qui tremblait déjà devant ses amis excessifs, craignaient également de se tromper en restreignant ou en élargissant trop les conditions du droit électoral. M. Lainé, président de l'Assemblée, témoigna le désir' de se retirer devant une insulte impunie d'un des députés les plus véhéments, croyant voir dans cette impunité un signe de désaffection de la majorité à sa personne. Trop modéré pour ces temps d'emportements, trop jaloux de la dignité de chef d'une assemblée souveraine pour subir un outrage, M. Lainé gémissait des excès dont il était témoin. Une prière du roi le retint quelque temps encore à la présidence. Louis XVIII, M. de Richelieu et M. Decazes sentaient le prix d'un tel homme au fauteuil. Ils lui proposaient de loin l'entrée du conseil des ministres à la place du ministre de l'intérieur, M. de Vaublanc, dont les encouragements à la majorité violente présageaient la chute.

Pendant cette longue fermentation du parti royaliste dans les deux chambres, un parti de l'Église, d'abord confondu avec le parti du trône, puis distinct, essayait ses forces par des discours et par des motions en faveur d'un établissement temporel du culte dominant et d'une reconstitution des biens de l'Église. Le salaire de l'État aux ministres du culte paraissait un outrage aux partisans d'une Église exclusive. Le gouvernement proposait en vain d'accroître ce salaire et de décerner des fonds considérables pour les pensions ecclésiastiques. La chambre votait, avec ces munificences, la restitution de tous les biens de l'Église non encore aliénés. L'Assemblée constituante, en anéantissant la féodalité, avait anéanti la noblesse et créé la nation : en réformant l'Église comme corps propriétaire, la révolution de 89 avait supprimé l'apanage d'un culte unique et fondé la liberté religieuse. La tendance du nouveau parti religieux dans les chambres, en restituant à l'Église comme corps civil les biens non vendus, était évidemment le retour à une religion d'État. Le roi proscrit et rentré, allié naturel de l'Église proscrite et dépouillée, n'osait ni trop refuser ni trop consentir à ces tendances. Les orateurs de la cour et les orateurs du clergé, M. de Chateaubriand, M. de Bonald, M. de Marcellus, associaient sans cesse dans leurs vœux le trône et l'autel. Déjà, à la voix de M. de Bonald, publiciste habile et vénéré du passé, on avait voté l'abrogation de la loi du divorce. Le gouvernement, dominé par les deux chambres, avait consenti à l'effacer du Code civil, parce que l'Église l'avait condamné. L'éducation publique, remise principalement depuis la révolution à un corps enseignant appelé l'Université, était revendiquée exclusivement pour l'Église. On demandait à grands cris de lui confier aussi, au détriment de l'autorité municipale, les registres de naissance et de décès des populations, afin que, la naissance et la mort lui appartenant à titre légal, le peuple confondît sous le sacerdoce la magistrature civile et la magistrature religieuse, double lien qui lui soumettrait l'âme et le corps. On alla jusqu'à demander le rétablissement du supplice infâme de la potence et le préjugé odieux de l'hérédité de l'opprobre dans la famille des suppliciés. « Heureux le peuple, s'écria un député breton, chez lequel la tache du crime se transmet de père en fils ! » Tel était le délire du retour au passé chez les hommes dont les pères avaient fait la révolution ou avaient péri sur ses échafauds. Ils n'étaient en général ni fanatiques ni implacables mais les contre-révolutions ont des vertiges comme les révolutions. Les souvenirs des excès, des anarchies et des immolations de la terreur, le dégoût d'un long despotisme, le désespoir de la patrie livrée, ravagée, dépouillée en ce moment par l'étranger, les précipitaient avec fureur en arrière, et leur faisaient chercher dans les démolitions des vieux âges des remèdes et des garanties contre les maux présents. Le contre-courant que les esprits faibles et irréfléchis prennent pour le courant véritable des choses humaines emportait tout dans l'opinion et dans les chambres, et menaçait d'emporter même le gouvernement.

Le roi trembla, et résolut de donner du temps à la pensée du pays. Il ferma les chambres et modifia son ministère.

 

VIII

M. de Vaublanc, homme entièrement dévoué au comte d'Artois, fut remplacé par M. Lainé au ministère de l'intérieur. M. Lainé, ami et conseil du duc de Richelieu, venait fortifier la politique personnelle du roi. Sa conviction héroïquement démontrée d'asseoir la restauration monarchique sur la liberté publique, son crédit d'estime dans l'Assemblée, son éloquence passionnée de raison comme son âme, donnaient au gouvernement une autorité bientôt nécessaire sur l'Assemblée pleine d'intrigues, d'impatience et d'emportements. M. Barbé-Marbois, ministre de la justice, dont le titre principal était d'avoir été victime du directoire et déporté à Cayenne, fut sacrifié au comte d'Artois et à la cour qu'il inquiétait, sans servir utilement néanmoins la pensée modératrice du roi. Le chancelier Dambray, plus agréable à la cour et plus docile aux impressions de Louis XVIII, remplaça provisoirement M. Barbé-Marbois. M. Guizot, secrétaire général de la justice, jeune homme que l'amitié de l'abbé de Montesquiou et sa présence à la petite cour de Gand avaient accrédité parmi les royalistes, tomba pour se relever bientôt avec son ministre. Il commençait avant l'âge une carrière publique, précoce, longue et diverse, qui devait le porter à une célébrité de fortune politique et de talent qui dure encore et que ses vicissitudes défendent de juger aujourd'hui.

 

IX

A peine les chambres étaient-elles fermées, que le contre-coup de leurs actes et de leurs motions sur l'opinion des libéraux et des bonapartistes se fit sentir par de sourdes agitations dans les départements. Ils se voyaient menacés, ils voulaient prévenir. La terreur inspirée par les actes de la chambre était assez sérieuse pour soulever, pas assez oppressive pour contenir. La présence des officiers et des soldats licenciés dans les lieux de leur naissance, leurs griefs contre le gouvernement, leurs plaintes contre la rémunération ingrate de leur sang dans leur demi-solde, la popularité de leurs récits militaires dans les lieux publics des villes et dans les chaumières des campagnes, les haines et les mépris qu'ils soufflaient contre ce gouvernement qu'ils appelaient un gouvernement d'émigrés, de transfuges, de vieillards, de femmes et de prêtres, les rumeurs de confiscation des biens nationaux au profit des nobles, qu'ils semaient parmi les nouveaux propriétaires et parmi les paysans, les journaux, les pamphlets injurieux aux Bourbons, colportés dans les villages, l'humiliation de la défaite, la haine de l'occupation étrangère, les rançons amères, les impôts lourds, les emprunts onéreux, la perspective de gloire fermée avec les impossibilités de guerre, assombrissaient partout l'esprit du peuple et le prédisposaient aux séditions et aux complots. Il n'était pas un hameau sur la surface du territoire qui n'eût dans ses officiers, sous-officiers ou soldats licenciés, un conciliabule permanent et des agents actifs d'opposition et de soulèvement. La présence des armées étrangères contenait seule dans les provinces de l'Est, du Nord et du centre, l'esprit de trouble et d'explosion qui fermentait dans les cœurs. On aimait le roi, on le plaignait, on lui pardonnait du moins ; mais on détestait les chambres, la noblesse, le clergé, qu'on accusait de se substituer au trône pour reconquérir, opprimer et humilier la nation.

 

X

Telle était la disposition populaire pendant l'été de 1816 Des hommes importants à Paris, parmi ceux surtout qui avaient trempé ou failli dans le 20 mars, observaient du cœur et de l'œil ces symptômes, les fomentaient obliquement et multipliaient les alarmes afin de multiplier le mécontentement. Un homme étrange et énigmatique fit éclater tout à coup, à l'extrémité de nos frontières, au pied des Alpes, ce feu caché qui couvait sous le silence du peuple.

 

XI

Cet homme, que nous avons connu à cette époque de sa vie, touchait à la vieillesse. Rien ne révélait en lui les grandes vertus ou les grands crimes. Il était de haute et grêle stature ; il marchait courbé par le poids des années et par l'habitude sédentaire de l'homme de loi qui a passé sa vie penché sur les dossiers des causes. Son visage était vulgaire, quoique fin et passionné il était encadré dans de longues mèches de cheveux blancs mal effilés qui flottaient sur son cou et sur son habit, à la manière des avocats dont la chevelure dépliée se déroule sur la toge ses yeux gris, animés d'un feu sans éclat, avaient le regard mobile et pénétrant du fureteur qui cherche et qui cache. Sa physionomie indécise laissait évaporer son âme éventée sur ses traits. Tout dans son apparence était plus léger que profond. Il s'agitait perpétuellement sur son siège, se levant, se rasseyant pour se relever encore, se mêlant à tous les groupes d'un salon et passant de l'un à l'autre, semblable à un souffle, pour ranimer le feu des entretiens. Il parlait beaucoup et à haute voix, sans réserve, sans convenance, avec chaleur, mais sans éloquence il gesticulait avec une volubilité de mains égale à la volubilité des paroles. On se demandait quel était cet étranger, quelle familiarité ancienne ou récente l'introduisait ainsi dans l'intimité des personnages graves auxquels on le voyait tout à coup mêlé dans la faction des mécontents à demi-voix, et surtout parmi les partisans encore réservés de la faction d'Orléans. Toute cette figure aurait également bien personnifié l'indiscrétion, le mystère ou l'intrigue sur un théâtre d'Athènes ou de Paris. Cet homme se nommait Didier. Quand on avait entendu son nom, on n'en savait pas davantage sur son passé et sur son présent, et on interrogeait encore.

 

XII

Ses rôles différents depuis sa jeunesse avaient toujours été actifs, mais subalternes. Né dans les montagnes des environs de Grenoble, pays d'intelligence, de mouvement, de souplesse d'esprit, élevé pour l'Église, passé dans le barreau, plaidant dans la capitale et la province jusqu'à l'époque de la révolution, il s'était signalé, comme ses compatriotes, dans la passion et dans le bruit des premières réformes. Emporté et rapporté ensuite tour à tour par le flux et le reflux des opinions, il s'était rallié depuis 1792 aux royalistes, il avait sollicité avec beaucoup d'autres l'honneur de défendre Louis XVI devant la Convention. Revenu à Lyon, il avait animé l'esprit de résistance à la république, sa tête avait été mise à prix après le siège de cette ville. Le Rhône l'avait emporté ensuite au milieu des conjurés royalistes du Midi ses correspondances avec les émigrés avaient' accrédité de là son nom dans les conciliabules errants des princes. Quand ce feu fut éteint, il avait émigré lui-même. Il s'était présenté alors au comte de Provence comme un agent dévoué à ses malheurs et à sa restauration, et il avait contracté une certaine familiarité d'exil avec la cour de ce prétendant. Rentré en France après la terreur, il y avait retrouvé, parmi la noblesse de sa province, ce crédit qui s'attache aux malheurs subis pour une même cause. Il s'était fait l'intermédiaire et le solliciteur de ces familles pour leur faire restituer, par le gouvernement plus doux, les biens confisqués de leurs maisons. Ces services lucratifs l'avaient enrichi et l'avaient mis en relation avec les pouvoirs publics de l'époque du directoire. Habile à suivre ou à devancer les symptômes d'opinion flottante, il avait publié en faveur du rétablissement de la royauté légitime une de ces brochures fougueuses, intempestives, déclamatoires, plus propres à faire prendre date de fidélité et de zèle à l'écrivain qu'à servir la cause du prince. Il y portait le royalisme jusqu'au scandale. Le bruit de cette brochure était resté étouffé sous l'anonyme. A l'avènement du premier consul, Didier avait rappelé l'attention sur son nom par un panégyrique de Bonaparte intitulé Du retour à la religion. C'était une invocation à la force pour reconstituer le pouvoir temporel de l'Église. Partout où soufflait le vent populaire, Didier était soulevé par sa légèreté et volait au-devant de la fortune. L'empire récompensa ses adulations à Napoléon par une place de professeur de législation à l'école de droit de Grenoble. Il n'y marqua que par l'exagération servile de son enthousiasme pour Napoléon. Plus attentif à sa fortune qu'à l'étude de sa profession, il conçut des plans chimériques dans lesquels il engloutit les sommes considérables qu'il avait gagnées dans la liquidation des biens d'émigrés. Le premier retour des Bourbons en 1814 ramena Didier à Paris, éprouvant ou feignant un enthousiasme ravivé pour leur cause, renouant avec leur cour les relations interrompues par douze ans d'oubli, et espérant trouver dans le cœur du roi le souvenir et la récompense d'un zèle autrefois montré dans l'émigration. Nul, au moment du débarquement de Napoléon à Cannes, ne déclamait avec plus d'indignation et d'énergie contre l'attentat européen du grand proscrit.

 

XIII

Soit que Louis XVIII n'eût pas jugé convenable de récompenser si promptement dans Didier le zèle monarchique prêté si longtemps à une autre cause, soit que la seconde chute de ce prince et le second avènement de Napoléon eussent converti cette âme mobile à une autre fortune, Didier, après le retour du roi en 1815, se montra aussi exaspéré contre ce prince et aussi ardent dans son inimitié contre lui qu'il s'était montré enthousiaste et fanatique de la restauration six mois auparavant. Trop intelligent pour ne pas comprendre que Napoléon, vaincu par l'Europe, abandonné par la France et parti pour le rocher de Sainte-Hélène, n'avait pas un troisième règne dans sa destinée, Didier fréquentait assidûment alors les familiers les plus importants de la maison d'Orléans. C'est là qu'on l'entendait, peu de jours avant son entreprise, s'épancher à haute voix en allusions et en sarcasmes contre la cour, contre les princes, contre le roi, et professer, aux sourires et aux approbations intimes de son auditoire, des haines et des mépris dont le secret ne devait pas tarder à se révéler. Y avait-il concert entre ces hommes dévoués à la domesticité intime du duc d'Orléans et Didier ? Nous ne le croyons pas. Leur caractère y répugne, et le duc d'Orléans lui-même n'aurait ni provoqué ni écouté de la bouche de ses serviteurs des plans de conspiration contre sa race. Mais il y avait, dans ces entretiens, concert au moins d'opposition et d'aigreur contre la maison royale, et Didier, en s'exaltant jusqu'à la témérité devant ces hommes, croyait évidemment les flatter, s'il ne croyait pas les séduire[1].

 

XIV

Quoi qu'il en soit, on apprit, quelques jours après, que Didier avait quitté Paris, qu'il avait parcouru les départements voisins de Lyon sous prétexte d'affaires personnelles, qu'il avait eu à Lyon des rapports, signalés par la police, avec les membres d'une association de l'indépendance nationale arrêtés bientôt après comme conspirateurs et composée d'hommes vendus de cœur à la cause bonapartiste, qu'il était revenu à Paris comme t'ourdisseur d'une trame qui vient de visiter ou de nouer ses fils, et qu'il était reparti de nouveau en effaçant complètement sa trace.

Il était déjà dans les environs de Grenoble. Là, les lieux lui étaient connus comme les hommes. Les paysans de ces montagnes, race patriotique, soldatesque et remuante, étaient les mêmes qui avaient été travaillés par les émissaires de Bonaparte avant le 20 mars, et qui avaient fait cortège à son armée après sa jonction avec Labédoyère. Depuis que Grenoble avait décidé, par sa défection, du sort de la France, ces paysans croyaient reconquérir la patrie en reconquérant les remparts de cette ville. Des officiers et des sous-officiers nombreux, rejetés dans ces villages par le licenciement, y entretenaient le fanatisme du nom de l'empereur. Didier savait que ce nom seul avait assez de popularité posthume parmi ces populations pour les soulever. Une fois émus à ce nom et les Bourbons expulsés du trône, les hommes politiques changeraient aisément le drapeau sur lequel l'ignorance et le préjugé auraient inscrit Napoléon II, captif à Vienne, et donneraient à l'insurrection victorieuse la seule signification dynastique qu'elle pouvait avoir, le duc d'Orléans. C'était la répétition du complot avorté des généraux Lallemand en 1815, faisant marcher leurs soldats au nom de l'empereur et marchant eux-mêmes pour une autre fin. Peu importait à Didier le drapeau, pourvu que ce drapeau groupât les soldats et le peuple et fît disparaître du trône les Bourbons qui l'occupaient.

 

XV

Caché aux surveillants du gouvernement sous le nom d'Auguste, Didier avait reçu l'hospitalité, au village montagnard de Quaix, dans la maison d'un ancien officier de l'armée d'Égypte, surnommé le Dromadaire, par allusion à la rapidité de ses courses dans le désert quand il y commandait les guides de Napoléon. Cet officier, renommé pour son attachement à son ancien chef, et popularisé dans ces montagnes par ses légendes d'Orient, exerçait un grand ascendant sur ses compagnons d'armes à Grenoble et dans les villages voisins. Il rassembla chez lui les officiers, les sous-officiers et les paysans les plus sûrs, et leur présenta son hôte Didier comme l'homme investi du secret de la destinée, venant apporter à leur pays la pensée, le signal, l'honneur de la délivrance de la patrie. Didier, dont la plupart connaissaient déjà le nom et le visage, les harangua et leur lut une proclamation artificieusement rédigée au seul nom de l'indépendance nationale. Cette proclamation rejetait tous les malheurs et toutes les humiliations de la France sur les Anglais, et appelait le peuple aux armes contre l'étranger, sans s'expliquer sur la nature de gouvernement qui personnifierait ce mouvement national. Les paysans, qui ne comprennent que les noms populaires, s'étonnèrent. L'hôte de Didier réclama contre une réticence qui enlevait le nom de l'empereur à l'enthousiasme de ses vieux soldats. Didier consentit à donner satisfaction tour à tour à tous les esprits, tantôt parlant de Napoléon Il au vulgaire des conjurés, tantôt du duc d'Orléans à l'élite, tantôt d'un mouvement d'indépendance nationale à la foule. Il parcourut ainsi les montagnes, les vallées de Grenoble à Chambéry, Eybens, les Adrets, Pontcharra, Tencin, enrôlant secrètement partout des agents secondaires à sa cause, animant du feu de sa haine les cœurs de ses partisans, et jetant au hasard dans ses proclamations et dans ses banquets nocturnes, ou le nom de Napoléon II, ou le nom mystérieux d'un autre prince. Joly, le chef de bataillon Briellet, le capitaine Pélissier, l'ancien garde des forêts Cousseaux, Joannini, officier piémontais, presque tous débris du bataillon sacré qui s'était groupé autour de l'empereur à Grenoble et qui lui avait fait cortége à Paris, devinrent les moteurs actifs et les chefs futurs des rassemblements. Ils préparèrent par des demi-confidences trois cents officiers ou sous-officiers de la ville et de la banlieue à des événements inconnus. Ils travaillèrent la bourgeoisie, le peuple, les écoles, mais avec moins de succès. Cependant, à. Vizille, un huissier nommé Charlet ; Dussert, ancien maire et ancien guide de l'armée des Alpes à Allemont ; Durif, ancien maire de Vaujany ; Drevet, ancien soldat de la garde ; Buisson, Genevois, Dufresne, Guillot, Dumoulin a la Mure, Bremet, notaire ; Milliet, propriétaire à Goncelin ; Santon, maître de poste à Lumbin Adine, inspecteur des douanes à Pontcharra ; Julien, lieutenant des, douanes ; Turbet, capitaine dans le même corps ; Joly, lieutenant licencié à Tencin, et tout ce que la haine contre les Bourbons, l'antipathie contre l'étranger, les souvenirs de la république, le fanatisme pour Napoléon, l'ambition déçue, la fortune ruinée, l'avancement interrompu, l'oisiveté fastidieuse, pouvaient déterminer aux tentatives désespérées pour remonter à la surface des choses, reçut le mot, les demi-confidences, les insinuations intimes, les promesses trompeuses, les assurances du concours de Paris et du concert avec l'Autriche, le signal, le souffle de la conspiration. Les républicains de Grenoble, membres d'autres sociétés secrètes également hostiles aux rois, connurent le complot, s'en défièrent, refusèrent d'y tremper. Ce parti, plus serré et plus conséquent alors avec lui-même, ne voulait pas se livrer pour changer une monarchie qui lui pesait contre une tyrannie qui avait déjà, sous le nom de Bonaparte, trahi sa cause et ruiné ses espérances. Le joug brutal et militaire d'un second empire l'humiliait d'avance plus que le joug léger et facile à secouer d'un roi pacifique et constitutionnel. Ils laissèrent Didier, ses soldats impérialistes et ses paysans irréfléchis courir à la sédition, au succès ou à la perte, se contentant de ne pas les trahir, mais ne les secondant que de leur silence et de leur inertie.

 

XVI

L'hiver s'était écoulé dans ces préparatifs que mille sourdes rumeurs auraient pu dévoiler à une police vigilante. Didier, pendant les premiers jours du printemps, était allé en Savoie et jusqu'à Turin pour nouer, au pied et au-delà des Alpes, quelques fils de sa conspiration. Revenu dans les derniers jours d'avril au centre de ses trames, il donna le signal pour la nuit du 4 mai. A cet ordre transmis de village en village par les officiers et par les habitants enrôlés dans le complot, les conjurés s'arment à la chute du jour, se lèvent aux cris de : Vive l'empereur ! se forment en petites colonnes sous le commandement des anciens militaires de leurs communes, se dirigent sur le village central d'Eybens, où Didier avait établi son quartier général, et se mettent en marche sur la ville, où rien ne révélait encore un soupçon. Le secret avait été gardé comme par une seule âme. Trois ou quatre mille hommes organisés et armés étaient à quelques pas de Grenoble, et le général, le préfet, les colonels, réunis pour une soirée de plaisir, s'entretenaient dans une entière sécurité. C'est le caractère des conjurations populaires d'éclater sans avoir averti. Quand la même pensée est dans le cœur de tous, on n'a pas besoin de parler ; le mystère concerte et le silence parle. Didier marchait à cheval à la tête de ces colonnes réunies, voyant du haut des dernières collines les portes et les remparts désarmés de la ville, se félicitant du triomphe certain de sa cause, méditant de marcher le lendemain sur Lyon avec le parc d'artillerie, suivi, précédé du soulèvement irrésistible de ses provinces, de faire insurger Paris et la France entière sous les pas de l'étranger surpris et du trône écroulé.

 

XVII

M. de Montlivault, préfet de Grenoble, le général Donnadieu, commandant le département, le colonel Vautré et quelques autres officiers supérieurs de la garnison causaient ensemble, quand un homme essoufflé par la course, les habits en désordre et les pieds souillés par la poussière d'une longue route, s'élança dans le salon et demanda à être entendu à l'instant par le général et le préfet. C'était l'adjoint de La Mure, bourgade la plus importante et la plus éloignée des opérations de Didier, célèbre par la rencontre de Napoléon et de Labédoyère, et dans laquelle ces deux grands conspirateurs semblaient avoir laissé leur esprit. Informé de la conspiration au moment où les conjurés de la Mure couraient aux armes, ce magistrat, M. Chuzin, fidèle au roi, et présageant les malheurs publics, avait sellé son cheval, et, s'évadant de la Mure par des sentiers détournés, il avait galopé vers la ville pour venir avertir les autorités royales, et pour prévenir un choc mortel aux deux partis. Croisé dans sa route par d'autres colonnes transversales descendant des montagnes vers Eybens, il avait abandonné son cheval, de peur d'être trahi par le bruit de ses fers sur les rochers, et il accourait à pied donner le signal du péril et de la résistance. « Toutes les campagnes marchaient sur Grenoble leurs feux convenus brillaient déjà sur les pics qui dominaient la ville, et l'on pouvait entendre du haut des remparts la rumeur sourde et les pas militaires de la multitude armée dont on allait être assailli. » A ces paroles, les uns doutent, les autres sourient des exagérations et des chimères de l'imagination trahie par la peur, les autres s'alarment et se dispersent pour aller à de plus froides informations. D'autres avis viennent d'autres points de la circonférence du bassin de Grenoble confirmer de minute en minute les premiers avis. Le général Donnadieu, homme de coup de main prompt et de résolution froide, sort de la préfecture pour aller s'armer et rassembler ses troupes. Il doutait cependant encore de la réalité et de l'imminence du danger. La nuit était sombre, il était seul, il marchait à pas muets dans la rue, quand il se rencontra tout à coup face à face avec un jeune homme qui recule en reconnaissant le général, hésite, et cherche à fuir du côté opposé de la rue. Donnadieu saisit le fugitif, le conduit sous le rayon d'un réverbère, reconnaît en lui un officier à demi-solde de la ville, voit la poignée d'un sabre et les canons de deux pistolets briller sous son manteau, croit tenir en lui un complice armé du complot, et, le conduisant de sa main, vigoureuse au poste voisin, le désarme et le livre-aux soldats. La légion de l'Isère, la légion de l'Hérault, les dragons de Paris, la garde nationale de Grenoble, courent aux armes un détachement marche sur Eybens par une route détournée pour éclairer, suspendre ou couper la colonne de Didier. Ce détachement trop tardif et trop faible se heurte à quelques pas de la ville contre les insurgés animés par les nombreux officiers qui forment leur avant-garde. Il est refoulé et dispersé aux cris de : Vive l'empereur ! Soixante pas à peine séparaient la tête de colonne de Didier des portes ouvertes de la ville. La déroute du détachement et les cris montant de la plaine avertissent Donnadieu de l'extrémité du danger. Il lance le colonel Vautré au pas de course à la tête de la légion de l'Isère dans les ténèbres pour rallier les fuyards et charger l'ennemi. Vautré fond à l'arme blanche sur l'avant-garde de Didier, qui fait feu sur lui. Une mêlée nocturne, acharnée, sanglante, s'engage entre les légionnaires et les paysans. Vieux soldats des deux côtés, ils se disputent avec une égale intrépidité le terrain. Les blessés et les morts jonchent le pont-levis de Grenoble. Mais Vautré, soutenu par les renforts qui arrivent de la caserne voisine de la porte, inspire son âme à ses soldats, et rompant enfin la tête de colonne des insurgés, il s'élance au-devant de la masse des paysans, la fusille et la refoule. Didier, consterné de ce premier échec, galope vers Eybens pour y rallier ses paysans il les harangue, il les encourage, il cherche à les ramener à l'assaut des portes. Mais il n'y a point de retour aux revers des insurrections. Le courage s'évanouit avec l'espérance ; le pas des chevaux des dragons de la Seine fait fuir de toutes parts ces bandes rompues, le cheval de Didier est abattu sous lui d'un coup de feu tiré au hasard, Didier n'a que le temps de se relever et de s'enfuir à travers les bois qui dominent Eybens.

Au lever du jour, Vautré, après avoir purgé la plaine, entrait dans ce village abandonné, quartier général du soulèvement. Il trouve sur la place déserte le cadavre du cheval de Didier et le corps du capitaine Joannini, étendu à côté de son propre cheval, qui flairait son maître. Joannini mordait encore un papier à moitié déchiré entre ses dents où on lisait les noms des chefs du mouvement, qu'il avait voulu soustraire en mourant à la vengeance des vainqueurs. Vautré poursuivit sa victoire jusqu'à la Mure, désarma cette ville et les villages suspects, et rentra à Grenoble avec les dépouilles de l'insurrection, des chariots chargés d'armes et de prisonniers. En arrivant près de la porte de Grenoble, un de ces prisonniers, le notaire Guillot, passa sur la route détrempée du sang de son fils tué la veille à l'assaut de cette porte. Six cadavres et de nombreux blessés épars dans les sentiers d'Eybens à Grenoble marquaient la trace de cette conspiration.

 

XVIII

Ainsi se dénoua la trame sanglante, mais légère et sans consistance, de la conspiration de Didier. Victorieuse, elle n'avait aucune portée dans le reste de la France ; vaincue, elle ne laissait d'autres vestiges que des supplices. Les autorités militaires et civiles de Grenoble affectèrent d'en grossir l'importance afin de grandir leurs services. Ces hommes ne l'inventèrent pas, ils ne la provoquèrent pas, comme l'a insinué l'esprit de rivalité et de récrimination entre les vainqueurs eux-mêmes, mais ils la laissèrent retentir au-delà de ses proportions véritables, et ils autorisèrent involontairement ainsi le gouvernement à concevoir des alarmes disproportionnées au péril et à commander des rigueurs disproportionnées au crime.

Le lendemain de cette nuit sinistre, le général Donnadieu, pressé d'attester son dévouement récent aux Bourbons par l'éclat d'un service immense à leur cause, écrivait aux généraux des départements voisins dans des termes qui n'avaient ni mesure, ni modestie, ni vérité. « Vive le roi ! disait-il dans sa dépêche à ses collègues, Vive le roi ! depuis trois heures le sang n'a cessé de couler Vive le roi ! les cadavres de ses ennemis couvrent tous les chemins qui arrivent à cette ville. Depuis minuit jusqu'à cinq heures, la fusillade n'a pas cessé dans le rayon d'une lieue. Encore à ce moment, la légion de l'Isère, qui s'est couverte de gloire, est à leur poursuite on amène les prisonniers par centaines... La cour prévôtale en fera prompte et sévère justice ! »

Telles étaient les expressions malséantes à un chef militaire après un devoir facilement accompli, par lesquelles le général victorieux annonçait à la France et au gouvernement l'explosion et l'étouffement de ce complot. Elles expliquent les émotions exagérées et la promptitude de répression du gouvernement lui-même. Une victoire sur les factions intérieures était pour lui une consolidation éclatante aux yeux de la France et de l'étranger. Il était trop naturel qu'il cherchât comme son général à s'exagérer à lui-même le danger pour s'exagérer le triomphe. Mais devait-il colorer inutilement d'un sang précipitamment répandu ces exagérations ?

Le préfet de Grenoble publia une proclamation à la ville en termes plus modérés, mais en déclarant que la cour prévôtale allait appeler à l'instant sur les coupables la peine capitale, sans retard comme sans indulgence. Plus de quatre cents prisonniers encombraient les prisons. Le tribunal, rassemblé le 6 mai, condamnait à la peine de mort Drevet, Buisson et David, pris les armes à la main dans le combat nocturne de l'avant-veille. Le lendemain on les conduisit au supplice. Ils y marchèrent en chantant des chants patriotiques, et leur dernier cri, « Vive l'empereur ! » fut sur l'échafaud ce qu'il avait été sur le champ de bataille.

On semblait vouloir enlever le temps à la réflexion et prévenir par la promptitude et l'irrémédiabilité du supplice les explications, les repentirs ou les excuses, et les clémences qui pouvaient surgir d'une instruction de sang-froid. Le gouvernement, étourdi lui-même par le contrecoup des dépêches de Grenoble, ne se prêtait que trop à ces précipitations. Par la rapidité de ses mesures et par le nombre de ses victimes, il donnait crédit a ses dangers et à sa force. Harcelé à Paris par les reproches de faiblesse qui l'assiégeaient à la chambre, dans les journaux et dans la cour du comte d'Artois, il saisissait cette occasion de démentir ces suspicions des ultraroyalistes, en se montrant aussi irrité et aussi implacable qu'eux.

Une circulaire du ministre de la police, M. Decazes, plaçait quatorze départements en état de siège, récompensait les délations, provoquait les arrestations, remuait le zèle, appelait aux armes les pouvoirs militaires, mettait les citoyens suspects à la discrétion des pouvoirs civils. « Que les mauvais citoyens tremblent répondaient à cette circulaire le préfet et le général Donnadieu. Les autorités ont un pouvoir discrétionnaire ; quant aux rebelles, le glaive de la loi va les frapper. » Un ordre du jour du même général, rappelant les proscriptions romaines, faisait de l'hospitalité même involontaire un crime capital. Cet ordre du jour statuait que « les habitants de la maison dans laquelle serait trouvé Didier seraient livrés à une commission militaire pour être fusillés. » Et poussant le mépris de l'honneur jusqu'à mettre un prix à la trahison et au meurtre, cet ordre du jour ajoutait : « Il est accordé à celui qui livrera Didier mort ou vif une somme de trois mille francs. » Le préfet ratifiait deux jours après ces décrets terribles, en étendant le crime d'hospitalité et de pitié à tous ceux qui auraient donné sciemment -asile à un individu ayant fait partie des bandes séditieuses. « Il sera arrêté, disait le préfet, condamné à la peine de mort ; sa maison sera rasée ! »

Couthon, dans son proconsulat de Lyon en 1793, n'avait pas tenu un autre langage. Tous les partis s'accusent et se ressemblent, quand ils ne placent pas au-dessus de leurs colères la conscience, la loi, l'humanité.

La cour prévôtale, trop lente, faisait place à un conseil de guerre, tribunal armé, où le colonel Vautré, combattant la veille, jugeait le lendemain les prisonniers.

 

XIX

Vingt et un condamnés à mort, dont cinq seulement recommandés à la clémence du roi et deux à un sursis, livrèrent le 10 mai quatorze nouveaux insurgés au feu des soldats. C'étaient pour la plupart des paysans entraînés par le torrent de la sédition, dont le sang inutile ne consolidait aucune cause. Ils tombèrent en masse sous les balles, ne laissant que des cadavres presque inconnus à ce carnage de justice.

Cependant les demandes de grâce ou de sursis à l'exécution émanées du conseil de guerre lui-même et recommandées par le général et le préfet étaient parvenues à Paris le 12 mai. Nul ne doutait à Grenoble que le gouvernement, satisfait de ces deux hécatombes, ne ratifiât les scrupules de son propre tribunal. Il y avait parmi les sept condamnés ajournés des hommes dignes de pitié et jusqu'à des enfants entraînés à la sédition par leurs propres pères. Quelles considérations politiques pesèrent sur le conseil du roi et sur la main du ministre de la police ? On peut les entrevoir, on n'a, pas le droit de les dire. Pression des royalistes, concession de sang à leur terreur, émulation de zèle, soif d'exemple, peur d'être accusé soi-même en excusant des coupables. Quel que soit le motif, l'intérêt, le trouble, qui dictèrent la réponse du ministre, cette réponse partit implacable, inattendue, sinistre elle partit par le télégraphe, instrument aérien et imparfait de communication, dont une syllabe omise ou tronquée portait la vie ou la mort à sept hommes. Seul exemple du supplice ordonné comme en Orient par signe. Cette réponse consterna les juges et les exécuteurs eux-mêmes

« Je vous annonce, par ordre du roi, disait la dépêche, qu'il ne faut accorder de grâce qu'à ceux qui ont révélé' des choses importantes.

« Les vingt et un condamnés doivent être exécutés, ainsi que David.

« L'arrêté du 9, relatif aux recéleurs, ne peut pas être exécuté à la lettre.

« On promet vingt mille francs a ceux qui livreront Didier. »

 

XX

Le ciel lui-même parut vouloir, en se voilant de brume intercepter ou suspendre cette dépêche de mort et donner aux ministres le temps de la révoquer ; mais nul contre-ordre ne vola pour rappeler l'ordre. Le général et le préfet le reçurent le 15. Le même jour, à quatre heures du soir, les sept victimes, dont le scrupule du conseil de guerre n'avait fait que prolonger l'agonie, marchèrent au lieu des immolations, et, s'agenouillant au bord du fossé de l'esplanade encore rouge du sang de leurs frères, ils reçurent la décharge dans le cœur. Un enfant de seize ans, Maurice Miard, à qui aucun code civilisé ne reconnaissait l'âge de discernement et de crime, avait marché avec les autres à côté d'un vieillard qui l'encourageait à la mort. Mal atteint par les balles, soit à cause de sa taille enfantine, soit par la pitié du peloton, dont chaque fusil s'était détourné du buste d'un enfant, Maurice, à peine blessé et qui s'était couché avec les autres au bruit de la décharge, s'agite sous ce groupe de cadavres, relève la tête, étend les bras, implore la mort entière ou la vie de ses meurtriers. Trois nouvelles décharges lui accordent la mort, et il retombe inanimé sur le corps de ses compagnons de supplice.

Le remords de ce meurtre avant l'âge poursuivit depuis jusqu'au tombeau, comme une fatalité de leur vie, tous les hommes à qui le zèle, l'émulation de services à leur cause- ou la politique dénaturée donnèrent un rôle dans cette tragédie et une part dans ce sang de l'innocence.

Donnadieu lui-même, en racontant aux ministres le supplice, raconta le soulèvement qu'il avait excité dans la conscience publique.

 

XXI

Ainsi périssaient les instruments de la sédition, pendant que les chefs se dérobaient ou étaient épargnés par la peine. Didier lui-même, accompagné de Dussert, de Durif et de Cousseaux, ses principaux complices, était parvenu à franchir les frontières de la Savoie. Accablé par la ruine de ses conceptions, blessé à la jambe par la chute de son cheval tombé à Eybens sur son cavalier, énervé de marches, de faim et d'insomnie, il lui restait à subir les reproches de ses complices et bientôt peut-être, leur trahison. « Vous nous avez trompés, lui disaient ses trois compagnons de fuite dans le vallon solitaire des Alpes où ils s'assirent pour la première fois à un foyer de berger, vous nous avez trompés, Marie-Louise n'était pas à Eybens, et aucun cri n'a répondu au cri de Vive l'empereur dans les murs de Grenoble ! — Eh bien sachez-le enfin, répondit le chef, si nous avions réussi, c'est au duc d'Orléans que la France eût remis la couronne ! — Le duc d'Orléans ! s'écria Dussert, Bourbon pour Bourbon, j'aime autant Louis XVIII ! — Si la France l'avait rejeté, répliqua Didier, tout était prévu, et nous aurions proclamé la république ! » Cousseaux indigné l'abandonne. Dussert et Durif poursuivent avec lui leur route à travers les montagnes. La gendarmerie piémontaise, avertie par le gouvernement français, épiait déjà ses traces. Il se dirigeait péniblement vers Saint-Jean de Maurienne, vallée qu'il fallait nécessairement traverser pour se rendre à l'asile qu'il s'était sans doute préparé en Italie ou en Suisse dans ses excursions du dernier printemps. Arrivé à Saint-Sorlin d'Arve, village peu éloigné de Saint-Jean de Maurienne, il se jeta, accablé de fatigue, sur un grabat de l'auberge, et s'endormit profondément en attendant le repas qu'on lui préparait. Ses compagnons Dussert et Durif l'abandonnèrent pendant son sommeil. Son hôte, nommé Balmain, les suivit, et, soit indiscrétion de Durif et de Dussert, soit soupçon, il courut avertir la gendarmerie de Saint-Jean de Maurienne, et vendre un hôte dont il connaissait la mise à prix.

A son réveil, Didier s'étonne de ne plus voir autour du foyer ni ses amis ni son hôte. Son cœur se trouble ; la femme de l'aubergiste rougit de la trahison préméditée de son mari, tombe aux pieds du vieillard, lui révèle le piège, lui donne du pain, panse ses pieds enflés par les blessures et par la route, et lui montre les bois de sapins où il pourra se dérober à ses persécuteurs. Didier se traîne jusqu'au sommet de la montagne, à travers les brumes, ne sachant s'il y a plus de péril pour lui en France que dans les Alpes. Il tombe de lassitude et de désespoir sur la terre froide, détrempée de neige, et s'évanouit. Il revient de son évanouissement, redescend, entre dans un chalet écarté du village, est secouru par la femme, repoussé, mais non trahi, par le mari. On lui donne un enfant pour le conduire dans une grange déserte et isolée, dans les clairières où les montagnards gardent leurs foins pour leurs troupeaux ; il s'y abrite et se couche sur l'herbe du grenier.

Cependant son premier hôte, le traître Balmain, revient accompagné des gendarmes de Saint-Jean de Maurienne, croyant leur livrer son hôte endormi. Sa femme lui avoue qu'elle a voulu éviter cette honte à sa maison et cette richesse si mal acquise par le sang vendu à ses enfants. Le cupide hôtelier insulte sa femme et ses fils, guide les gendarmes, interroge les bergers de la montagne, apprend de l'un d'eux qu'on a vu un vieillard harassé se traîner à travers les sapins vers la grange déserte ; il y court avec les carabiniers, cerne le chalet, enfonce la porte, découvre Didier étendu sur la paille, le livre aux gendarmes, et mendie la récompense des délateurs. Didier, d'abord conduit à Turin, est livré à la France et ramené à Grenoble sur le théâtre de son crime. Le général Donnadieu le reçoit, l'interroge, prétend en avoir reçu des aveux qui donneraient des importances et des ramifications mystérieuses à sa conspiration. Mais Donnadieu était trop intéressé pour être impartial dans l'interprétation de ces prétendues confidences. La vanité de Didier était intéressée elle-même à grandir le complot dont il avait été le moteur. « A quel péril avons-nous échappé s'écria le général en parlant au colonel Vautré, après son entretien secret avec Didier. Le roi me ferait maréchal de France, et toi lieutenant général, qu'il n'aurait rien fait encore pour le service que nous lui avons rendu ! Il Paroles où s'échappe la moitié du mystère de ce complot. Légèreté d'un côté, ambition de l'autre, crédulité ici, exagération là, nuage partout.

 

XXII

A peine Didier fut-il sans espoir qu'il redevint sincère, et ne chercha plus ni à tromper les autres ni' se tromper lui-même sur la nature de l'acte qu'il avait seul conçu, perpétré et accompli. Son âme légère et agitée retrouva l'aplomb et le calme au bord du tombeau. Il se tourna vers Dieu et accepta, en expiation de sa démence, la mort qu'il ne pouvait éviter. Il nourrit ses dernières heures de la lecture de l'Imitation de Jésus-Christ, ce manuel de la résignation et de la pénitence chrétiennes. Une épouse inséparable, des enfants pieux pénétrèrent dans son cachot et s'interposèrent nuit et jour entre la vengeance publique et lui. Il ne chercha ni à aggraver, ni à pallier son crime. Il laissa entrevoir que la gloire du conspirateur changeant par le mystère et par l'audace la face de son pays était le mobile principal de sa conjuration. Il fit remarquer, et il sembla déplorer lui-même la contradiction qui existait entre sa vie consacrée à la cause, à l'amour, au service des Bourbons, et sa mort méritée par un attentat contre leur famille. « Hélas ! dit-il, j'ai marché à reculons vers l'échafaud ! » Puis il s'abîma dans une religieuse acceptation de son sort. L'arrêt mortel ne parut ni l'étonner ni l'abattre. Reconduit dans son cachot, il y passa les dernières heures adoucies par les bénédictions de la religion et les tendresses de sa femme, qui s'ensevelissait d'avance dans le cercueil du condamné. Jamais l'amour conjugal ne partagea plus complétement le supplice pour n'en laisser que la moitié au mourant. Le général Donnadieu, poursuivant le mystère politique qu'il espérait arracher à Didier jusque sur le bord de l'échafaud, pénétra dans le cachot un instant avant l'heure de l'exécution. « Que vous avouerai-je ? répondit Didier obsédé aux instances du général, dans une heure je ne serai plus. » Et comme Donnadieu insistait encore « Eh bien dites au roi que la seule preuve de reconnaissance que je puisse lui donner en retour des bienfaits que j'en ai reçus est de lui conseiller d'éloigner de lui, du trône et de la France, le duc d'Orléans et M. de Talleyrand. Ce furent-là, écrivit le général, les dernières paroles d'un homme près d'entrer dans l'éternité. »

 

XXIII

Livré une minute après aux bourreaux, on lui lia les mains et on coupa ses cheveux blancs recueillis et arrosés des larmes de sa femme. Cette épouse, vieillie dans la douleur et forte dans le trépas, se préparait a l'accompagner jusque sur l'échafaud pour recueillir aussi son sang et son corps. On fut obligé d'employer une pieuse violence pour arracher son mari de ses bras. Didier marcha au supplice la tête nue, le manteau de nuit jeté sur les épaules, sous une pluie froide, à travers les rues désertes, au milieu du silence de la mort. Son pas était ferme, son visage attentif aux édifices, aux fenêtres, aux visages qu'il avait connus dans sa ville natale. Au moment où il débouchait sur la place de l'exécution, une fenêtre s'ouvrit et se referma tout à coup, et un cri de détresse déchira les airs et les cœurs. Adieu suprême d'une épouse ou d'une fille échappée à la vigilance de la famille pour jeter encore son âme au mourant.

Didier se retourna, et pâlit à ce cri auquel il allait répondre d'une autre vie. Puis il reprit sa prière mentale, monta sans trébucher les degrés de l'échafaud, écarta de la main le bourreau qui voulait inutilement ajuster sa tête sous le couteau, s'y plaça lui-même, et reçut en martyr le coup qu'il avait affronté en conjuré.

 

XXIV

Avec lui s'évanouit une conjuration qu'il portait tout entière dans sa tête. Malgré les efforts du général Donnadieu et des hommes qui avaient élevé la conspiration de Grenoble jusqu'à l'importance d'une révolution pour rejeter le crime tantôt sur M. Decazes, tantôt sur M. de Talleyrand, tantôt sur le duc d'Orléans lui-même, aucun indice ne vint pendant trente ans justifier ces soupçons. Les paroles mêmes de Didier mourant, vagues, extorquées, entendues par un seul témoin intéressé, et interprétées par lui seul dans le sens de sa propre importance ou de ses propres haines, étaient un avertissement plus qu'une accusation. Il est vrai qu'après son avènement au trône, le duc d'Orléans sembla faire de la cause de Didier sa propre cause, en élevant sa famille aux emplois publics, en récompensant ses complices, en indemnisant ses victimes. Mais on sait que les révolutions accomplies se portent presque toujours héritières des révolutions tentées, bien qu'elles soient étrangères à ces tentatives. Le successeur des Bourbons se voyait obligé d'accepter comme versée pour lui chaque goutte de sang versée contre eux pendant leur règne. Celui des vingt- cinq victimes de Grenoble avait eu un cri trop sinistre pour le laisser oublier. Ce qui est certain, c'est que Didier, s'il eût réussi, aboutissait inévitablement à un changement de dynastie, non en faveur d'un enfant prisonnier à Vienne, mais en faveur d'un prince mûr, habile, populaire, et présent en France. Ce conspirateur, en levant le drapeau de Grenoble contre le roi, croyait flatter, servir à leur insu, et entraîner, malgré eux peut-être, dans sa victoire, les partisans prématurés de la maison d'Orléans. Ce prince ne conspirait pas et ne donnait à personne le mandat de conspirer pour lui, nous le savons ; mais les murmures de cour, les amertumes de langage, les accusations des partis, les inimitiés sourdes de famille, éclataient trop près de lui parmi ses familiers et ses serviteurs, pour qu'il ne parût pas responsable des inductions qu'un conspirateur officieux pouvait tirer de ces apparences. Le duc d'Orléans, innocent d'acte et de volonté pendant tout le cours de la restauration, était coupable de situation, d'attitude et de silence ; Didier fut coupable de vaine gloire cherchée dans le sang Donnadieu, de jactance ; M. Decazes, de promptitude à devancer les reproches de la cour et de la chambre en faisant un signe de mort aux bourreaux de Grenoble ; le roi, de complaisance à son parti et d'implacabilité envers des vaincus sans lendemain. Cette tragique intrigue, dénouée par les cadavres de tant de victimes, laissa une tache sur cette triste époque.

Le prix de la tête de Didier, payé à son hôte Bulmain et à son dénonciateur Sert ; ne profita pas à la trahison. Sert, après avoir reçu les vingt mille francs promis et un emploi dans un département éloigné, y fut poursuivi par la renommée de son trafic de tête, isolé dans la foule, injurié dans le nom de ses enfants, obligé de vendre à vil prix ses biens paternels, exclu. de tout commerce avec les hommes et même avec Dieu, dont les temples se fermaient devant lui. La maison de Balmain, l'hôte infidèle et vénal, fut marquée d'un signe de réprobation et désertée des voyageurs. Sa femme mourut de honte de porter son nom, ses enfants abandonnèrent le village ; le père, après avoir mendié à Paris le prix du sang de Didier, perdit la raison en revenant dans ses montagnes, mais sans pouvoir perdre le souvenir de sa trahison. Le salaire de la délation ne profite ni à ceux qui le gagnent ni à ceux qui le payent. C'est une loi de Dieu que les hommes se chargent eux-mêmes d'exécuter.

 

XXV

Les conspirations de Grenoble et de Lyon étaient à peine éventées que des sociétés secrètes, puisant des ressentiments plus âpres dans des vengeances plus implacables, tentaient de toutes parts d'autres soulèvements. Un ouvrier en cuir nommé Plaignier, un écrivain public nommé Carbonneau, et un ciseleur nommé Tolleron forment le noyau imaginaire d'une société de conspirateurs connus sous le' nom de patriotes de 1816. Épiés par la police qui avait introduit un de ses provocateurs dans leurs réunions, cet agent les encouragea à tenter l'assaut des Tuileries en y faisant brèche par l'explosion d'une mine introduite par un égout qui joint le fleuve au palais. On laissa monter cet échafaudage de puérilités, de perversités et d'impossibilités jusqu'à la hauteur d'un crime d'État. Un jury passionné et implacable, comme tous les tribunaux d'opinion dans les temps de parti, condamna les trois premiers fondateurs de la réunion à la peine des parricides, dix-sept autres complices inférieurs et jusqu'à des femmes à des peines infamantes. La police retira ses agents de la cause, et la police n'y trouva que les dupes recrutées par elle-même. Plaignier, Carbonneau et Tolleron marchèrent à la mort, le visage couvert d'un voile noir, comme s'ils avaient attenté à la vie de leur père. On leur coupa le poing avant de leur trancher la tête. L'horreur de ces supplices pour des crimes si douteux et si indécis accrut dans le peuple la haine, et en la comprimant la rendit plus perverse. Les sociétés occultes s'entendirent par signes d'une extrémité du royaume à l'autre. Le retentissement des condamnations contre les généraux accusés de complicité avec Bonaparte pendant les cent-jours ajoutait des tragédies à des tragédies. L'amiral Linois, le général Debelle, le général Travot, étaient condamnés à la peine de mort. Drouot et Cambronne n'échappaient à la même peine qu'à une faible majorité. Le général Chartron était fusillé dans la citadelle de Lille ; le général Bonnaire était déporté, son aide de camp Mietton exécuté le général Mouton-Duvernet immolé à Lyon ; les généraux Lefebvre-Desnouettes, Rigaud, Gilly, Gruyer, Radet, Drouet-d'Erlon, les deux Lallemand, Clausel, Brayer, Ameilh, les uns emprisonnés, les autres fugitifs, expiaient en personne ou en effigie la peine presque toujours capitale de leur défection.

Les procès de presse et les procès de propos séditieux suivaient partout ces condamnations ou ces exécutions militaires. Les tribunaux correctionnels rivalisaient de rigueur avec les jurys criminels et les conseils de guerre. Le parti de la cour et des chambres, insatiable de sévérités, accusait, par la plume de ses écrivains, la mollesse des répressions et la longanimité du roi et de ses ministres. Il n'y a pas de tyran plus implacable qu'une passion publique. Louis XVIII gémissait sans avoir la force de contenir. Il croyait racheter, par ces sacrifices à la vengeance ou à la sûreté de son trône, la confiance et la douceur qu'il avait commandées à sa famille et dont il avait été puni par les bonapartistes, à son premier règne. Le duc de Richelieu, exclusivement attentif à la libération du territoire, œuvre principale de son ministère, croyait hâter l'évacuation du sol en montrant aux étrangers le règne actuel partout vengé, craint ou obéi.

 

XXVI

M. Decazes, malgré ses concessions aux clameurs de la cour du comte d'Artois, ne se dissimulait pas que le gouvernement dérivait de sa ligne et allait être emporté aux écueils des gouvernements de parti. Le premier débris que cette réaction devait emporter, c'était lui. Homme jeune, il répugnait à cette cour de l'émigration, aigrie dans la solitude des longs exils, désorientée dans son propre pays ; homme nouveau, il déplaisait à cette aristocratie antique, à qui l'habitude d'entourer le monarque faisait considérer le pouvoir comme une propriété de son rang ; favori du roi, il inquiétait la famille royale sur les concessions de principes et d'autorité qu'il inspirait à ce prince. M. Decazes était, aux yeux de la cour du comte d'Artois, un Necker rajeuni, recommençant, après les catastrophes révolutionnaires, les connivences avec l'opinion publique qui les avaient précipitées. Le renvoi de NI. de Vaublanc, ministre avoue de la faction du comte d'Artois et son témoin dans. le conseil rendait déjà ces antipathies contre M. Decazes presque irréconciliables. Cette faction, sourde mais turbulente, affectait par décence de situation le dévouement le plus excessif à Louis XVIII, mais elle avait ses manœuvres occultes dans le palais, son parti dans la chambre, ses comités dans les provinces, ses congrégations sous le manteau de la religion dans l'Église, ses ramifications dans les conseils des souverains étrangers, ses organes avoués ou désavoués dans le journalisme. L'irritation croissante de la presse royaliste, de la majorité de la chambre, de la pairie, faisait espérer à cette faction intestine qu'au prochain retour des députés à Paris elle parviendrait à dominer seule le conseil, à exclure les hommes nouveaux, à les remplacer par ses agents les plus fanatiques, et à entraîner le roi à des ruptures éclatantes avec l'esprit nouveau. Cependant la nécessité, dans toute forme de gouvernement constitutionnel, de séduire l'opinion avant de la dompter et de puiser dans une certaine popularité la force d'asservir le peuple, obligeait les hommes les plus habiles de ce parti à affecter pour les constitutions représentatives un zèle réel chez les uns, menteur chez les autres, qui donnait au parti royaliste exagéré une apparence de libéralisme jaloux. M. de Chateaubriand se signalait par son talent dans ce parti nouveau. Dans un petit code de royalisme à la fois dogmatique et sentimental intitulé la Monarchie selon la charte, ce grand écrivain s'efforçait, avec autant d'habileté que d'éclat, de concilier la monarchie et la liberté. Il se faisait, dans ce livre et dans des improvisations de plume jetées aux journaux de la cour, le publiciste éloquent de la royauté à trois branches calquée sur la constitution britannique et sur le type des idées de Mirabeau en 1789. L'esprit ressuscité de l'Assemblée constituante semblait revivre en lui et dans ses amis. On croyait relire dans leurs pages les discours des Clermont-Tonnerre, des Mounier, des Cazalès, des Maury dans cette assemblée. Les trois pouvoirs, pondérés imaginairement l'un par l'autre, se balançaient, au souffle de M. de Chateaubriand, dans un équilibre dont les éléments, réels en Angleterre, avaient disparu en France. Il n'y avait plus parmi nous qu'une royauté d'habitude et une immense démocratie de fait. Aussi les idées de M. de Chateaubriand tendaient-elles à reconstruire l'impossible, c'est-à-dire un pouvoir constitutionnel, aristocratique et héréditaire dans une noblesse que l'égalité des partages et la suppression de la féodalité n'admettaient plus. C'était là l'erreur de M. de Chateaubriand et de son école. La répugnance organique de la nation au rétablissement d'une caste privilégiée rendait les avances de cet écrivain suspectes au parti libéral ; mais, quand on consentait à passer sur cette impraticabilité radicale de son système, on écoutait et on répétait avec complaisance les beaux accents de générosité et de liberté qui vivifiaient ses écrits. Sa naissance, qui l'affiliait à la haute aristocratie, ses élégies chrétiennes, qui en avaient fait depuis douze ans le Jérémie de l'Église ; son style, qui le popularisait dans toutes les imaginations vives et sensibles ; sa haine contre Napoléon et contre son despotisme, dont il s'était fait le Tacite ; son adoration des Bourbons, gage de sécurité pour les royalistes ; son ambition d'autant plus active aujourd'hui qu'elle avait été plus ajournée et plus impatiente sous le dernier règne, rendaient M. de Chateaubriand l'homme à la fois le plus nécessaire et le plus dangereux à la nouvelle monarchie. Mécontent du roi, qui n'appréciait pas à un assez haut prix ses services ; dévoué mais suspect au comte d'Artois, qui voulait des serviteurs plus dociles, il flattait et inquiétait tour à tour l'es deux influences qui se disputaient le palais constitutionnel avec le roi, royaliste avec son frère, ne rompant encore entièrement ni avec l'un ni avec l'autre, respectant en apparence M. de Richelieu et M. Lainé, mais poursuivant déjà dans M. Decazes le favori qu'il méditait de renverser.

 

XXVII

Le roi et M. Decazes étaient trop clairvoyants pour ne pas voir dans le parti exalté et arriéré de la cour et de la chambre les symptômes de l'orage qui se formait contre eux. Ils cherchaient des contre-poids naturels dans les hommes ralliés de cœur ou d'ambition à la monarchie, mais que leurs antécédents rendirent incompatibles avec la renaissance de l'ancien régime. La plupart, hommes de gouvernement plus qu'hommes de principes, appartenant par leurs noms à la vieille royauté, ralliés à l'empire pendant ses prospérités, s'en étant détachés les premiers à sa chute, ayant retrouvé en 1814 leur vieux dévouement pour la famille des Bourbons, écartés des affaires ou hésitant en 1815, se rapprochant du trône depuis que le trône était relevé, recherchant M. Decazes par similitude d'antécédents depuis que ce jeune ministre possédait le cœur du monarque, et s'abritant sous cette influence pour remonter les échelons brisés de leur fortune politique ; M. Pasquier, M. Molé, M. de Barante, M. Mounier, M. Villemain, M. Guizot, M. Anglès, les uns déjà rompus aux vicissitudes des gouvernements et modérés par lassitude, les autres encore jeunes et modérés par force d'esprit ; ces hommes, presque tous remarquables par leurs talents ou par leurs espérances, étaient le noyau d'un parti intermédiaire destiné à beaucoup s'étendre et à beaucoup grandir, parce qu'il se plaçait où le roi se plaçait lui-même et où va la foule après les révolutions, entre tous les partis, offrant aux uns sécurité, aux autres satisfaction, à tous des gages. Un homme supérieur à eux par les années et par l'autorité, M. Royer-Collard, philosophe et politique à la fois, les couvrait du mystère de ses conceptions, de la dignité de sa vie et du prestige de ses aphorismes. Il était le Sieyès concentré et silencieux de ce parti naissant. A toute religion, il faut un oracle. M. Royer-Collard était l'oracle encore indécis de cette secte active et équivoque qu'on devait appeler plus tard les doctrinaires.

 

XXVIII

M. Decazes, qui avait besoin de faire un parti personnel au roi, prêta l'oreille aux conseils de ces hommes et s'entoura d'eux pour fortifier sa propre situation. C'est dans les entretiens de ces conseillers qu'il puisa l'idée et l'audace du coup d'État auquel il voulait amener le roi.

Outre ministres, M. de Richelieu, M. Lainé, M. Decazes et M. Corvetto, convaincus que les rênes du gouvernement seraient arrachées des mains du roi s'ils ne prévenaient pas le retour de la chambre, prirent la résolution hardie de la dissoudre avant qu'elle eût fait une loi d'élection, et d'en appeler au pays de l'exagération et de la violence de ses représentants. Le roi, qu'il fallait avant tout entraîner dans cette résolution courageuse, hésita quelques jours, puis entra lui-même dans cette conspiration contre ses amis exclusifs. Le secret de ce coup d'État, fidèlement gardé entre quelques hommes, éclata le 5 septembre dans la nuit, sans que les collègues des ministres et sans que le frère du roi lui-même eussent eu le pressentiment du coup qui les frappait. On lut, le matin du jour suivant, dans les feuilles publiques, l'ordonnance du roi qui, en confirmant de plus en plus sa volonté de régner par la charte, prononçait la dissolution de la chambre de 1815, et convoquait pour le 4 octobre les électeurs.

Le roi, qui voulait éviter les reproches de son frère sur un secret et sur un acte si agressif contre lui, avait chargé le duc de Richelieu d'aller lui communiquer l'ordonnance avant l'heure où elle serait, publique. Le comte d'Artois reçut cette communication comme il aurait reçu le coup de mort à la monarchie. Il prophétisa la ruine du trône privé de ses véritables appuis. Il vit dans Louis XVIII un autre Louis XVI, ouvrant la brèche et frayant lui-même la route à ses ennemis. Le château retentit de sa colère et de ses gémissements. Ses amis osèrent accuser à haute voix M. Decazes de trahison. La duchesse d'Angoulême refusa de recevoir les ministres de son oncle. Le duc d'Angoulême, plus mûr que son père et plus modéré que sa femme, se confia sans répugnance et sans murmure à la sagesse du roi. Le duc de Berri, que sa jeunesse et ses goûts militaires laissaient entourer des jeunes officiers de l'empire, et qui affectait dans l'intimité le mépris des vieilles superstitions de l'ancien régime, s'écria que le roi avait bien fait de s'affranchir du joug intolérable d'une chambre à la fois servile et révoltée. Le parti de la cour bouillonna jusqu'à la démence. La masse immense de l'opinion, lasse déjà des agitations et des fureurs de la représentation qu'elle avait nommée l'année précédente, répondit au coup d'État du .5 septembre par une unanime acclamation de joie. A l'exception des partisans exclusifs du trône, la France entière, en un seul jour, devint royaliste. Le pays semblait avoir reconquis son roi, le roi son pays.

Le ministère triomphant fut attaqué violemment par M. de Chateaubriand dans une phrase ajoutée à une de ses brochures. Le roi le destitua de son titre de ministre d'État en lui conservant ses pensions. La lutte s'ouvrit entre l'e gouvernement et les royalistes. M. de Richelieu, qui voulait affranchir le roi de ses amis sans le livrer à ses ennemis, recommanda aux agents de l'administration de n'exclure des candidatures à la chambre que les hommes rebelles aux sages inspirations du roi, mais d'en écarter énergiquement les révolutionnaires et les bonapartistes. M. Lainé parla le même langage dans ses instructions. Le roi lui-même parla en père aux présidents des colléges électoraux qui venaient prendre ses ordres avant leur départ pour les provinces. « Dites aux Français que c'est un vieillard qui leur demande de rendre ses derniers jours heureux par le spectacle de la réconciliation et du bonheur de ses enfants. » Les élections inspirées par cet esprit ratifièrent en majorité le coup d'État du 5 septembre, en excluant les députés violents du parti rétrograde et en accroissant la force du parti du roi et de la modération. M. de Vitrolles lui-même, âme des conseils du comte d'Artois, fut répudié par les électeurs. Il en fut de même de M. Laborie, satellite remuant de M. de Chateaubriand, de M. de Sesmaisons, de M. de Béthisy, de M. de Polignac. Presque tous les hommes qui s'étaient dénoncés eux-mêmes. à l'opinion pendant la session dernière, soit par des motions de vengeance, soit par des aspirations au rétablissement de l'ancien régime, soit par des intrigues sourdes dans les intimités de la maison royale, furent réprouvés pour leur zèle, pour leurs systèmes ou pour leurs manœuvres. La nation se déclara pour elle-même et pour le roi contre les excès du royalisme et contre les agitations révolutionnaires. Des orateurs éminents par le souvenir de leur modération et de leurs talents pendant les phases du dernier régime, tels que Camille Jordan, Ravez, ami de M. Lainé, Courvoisier ; Mortier, duc de Trévise, Chabrol, Jacquinot de Pampelune, remplacèrent ces députés violents et vinrent recruter de nombre, d'éloquence et de considération, ce centre de la nouvelle représentation, où le roi, M. de Richelieu, M. Lainé et M. Decazes voulaient se placer avec la majorité du pays. Des hommes rompus aux affaires, tels que M. Pasquier, M. Siméon, M. Roy, M. Beugnot, orateurs diserts, se disposaient à les seconder.

M. de Villèle et M. de Corbière groupèrent autour d'eux les restes de la chambre de 1815, en les modérant. Parti d'observation parlementaire plutôt que d'opposition, ils semblèrent attendre les actes du gouvernement avant de se décider, soit à l'appuyer, soit a le combattre. Quelques hommes plus trempés dans les souvenirs de 1789, tels que Camille Jordan et ses amis professaient l'accord des principes régénérateurs et de la royauté constitutionnelle.

Deux hommes presque isolés, M. Laffitte et M. d'Argenson, se signalaient par une tendance plus républicaine qu'impérialiste M. Laffitte, banquier populaire, jouissant d'un crédit fondé sur sa fortune noblement prodiguée et sur un esprit ambitieux d'importance ; M. d'Argenson, grand seigneur philosophe et bienfaisant, que l'inflexibilité inapplicable de ses systèmes populaires rendait irréconciliable avec toutes les oppositions et tous les gouvernements. Le roi, en ouvrant la session, parla avec attendrissement des souffrances que la disette des grains faisait éprouver à son peuple ; de ses négociations avec le pape pour un concordat qui maintiendrait la liberté des -consciences, tout en accroissant les subsides de l'État au clergé ; enfin, de sa ferme résolution de soutenir la charte, traité de paix plus important encore entre le passé et le présent il donna en témoignage de cette volonté énergique son coup d'État du 5 septembre. Le premier acte de l'Assemblée démontra aux royalistes exaltés la décroissance de leur opinion dans les votes. Les deux membres qui réunirent le plus de suffrages pour la candidature à.la présidence furent M. Pasquier et M. de Serre. M. Pasquier, inspirateur confidentiel de la dissolution de la chambre de 1815 M. de Serre, ancien émigré, ayant déposé les armes pour rentrer depuis douze ans dans sa patrie, passé de l'armée royale dans la magistrature, homme que l'universalité de ses aptitudes, l'élévation de son âme et la splendeur de son éloquence plaçaient au-dessus des partialités et des intrigues de son temps. Le roi donna la présidence à M. Pasquier. Ce fut une faute du ministère. Les antécédents impérialistes de cet homme d'État, ses fonctions de préfet de police longtemps exercées sous Bonaparte et sous Savary, sa surprise et son emprisonnement inhabiles par trois conspirateurs sans autre force que leur audace, à l'époque du complot de Mallet, devaient désigner M. Pasquier à la défiance, au ressentiment et aux sarcasmes du parti royaliste dans la chambre. M. de Serre aurait rapproché, M. Pasquier éloignait. En le désignant, M. Decazes pensait plus à sa reconnaissance personnelle qu'à la concorde entre le roi et l'Assemblée. Cependant les deux chambres, dans leur réponse au discours du roi, se bornèrent à une paraphrase respectueuse des volontés de la couronne. Les royalistes désavoués par l'opinion se réfugièrent dans des intrigues occultes dont le foyer était dans le palais du roi.

 

XXIX

Une loi d'élection, première réparation que le roi devait aux chambres offensées par le coup d'État électoral du 5 septembre, fut présentée par le ministère. Elle affectait le droit d'électorat à tout propriétaire qui payait trois cents francs de contribution directe. On avait cru rencontrer à cette limite précise de la propriété le point central où l'aristocratie et la démocratie se touchaient assez pour exprimer à la fois le vœu national et la responsabilité sur gage matériel de tout citoyen dans le sort de l'État. Les royalistes, par l'organe de M. de Villèle, demandaient l'élection à deux degrés, qui, plus populaire à la base, devenait plus aristocratique à son sommet. M. Royer-Collard défendit le ministère et les élections à un seul degré. Il signala les assemblées tumultueuses du peuple réuni en assemblée primaire, comme la cause du sang versé pendant la première révolution. M. de La Bourdonnaie, orateur amer et injurieux de l'ultraroyalisme irrité dans l'Assemblée, qualifia le ministère du titre de Directoire, modifié par l'introduction de M. Lainé dans le conseil du roi, espérant ainsi humilier la couronne, et montrer aux royalistes un roi dégradé dans un conseil plus souverain que lui. Deux jeunes écrivains à qui la tribune manquait, mais qui servaient de leur plume le ministre, M. Guizot et M. de Barante, écrivirent sous son inspiration contre l'élection à plusieurs degrés. Là loi fut plutôt arrachée qu'obtenue de la chambre des députés.

A la chambre des pairs, le parti du comte d'Artois, M. de Chateaubriand, M. de Fontanes, M. de Polignac, M. de Fitz-James, combattirent en vain cette mesure, de concert avec MM. de Villèle, de Corbière et de La Bourdonnaie. Le roi sollicitait lui-même des voix dans sa cour pour ses ministres ; il triompha plus par déférence que par conviction. La loi fut sanctionnée. Elle constituait une France électorale de cent mille grands et moyens propriétaires. Elle les réunissait pour élire leurs représentants dans le chef-lieu du département. Elle dépaysait ainsi les patronages conservateurs et les clientèles locales. Elle détrônait la considération privée pour lui substituer la renommée banale. Elle excluait le peuple, et elle constituait la cabale politique. Deux erreurs qui devaient enfanter bientôt leurs conséquences l'opposition croissante dans les masses, et l'agitation ambitieuse dans les assemblées.

 

XXX

Des discussions acerbes sur la presse et sur la liberté individuelle encore suspendues et la discussion du budget remplirent le reste de la session. Malgré les efforts de M. de Chateaubriand et de M. de Fitz-James à la chambre des pairs, le ministère y triompha dans toutes les questions, comme il avait triomphé de M. de Villèle et de M. de La Bourdonnaie à la chambre des députés. La France, quoiqu’encore partiellement agitée par des séditions suscitées par la disette, aspirait au calme. Les dernières convulsions du bonapartisme expiraient partout dans des conspirations sans âme et sans but. Les royalistes exaltés agitaient seuls, non le pays, mais la cour et les journaux.

Ce calme fut un moment troublé à Lyon par l'éclat d'une conspiration a laquelle le zèle et les ombrages des autorités royalistes du département donnèrent plus d'importance et plus de corps que le complot n'en avait eh réalité. Le général Canuel, ancien collègue du général Rossignol dans les guerres républicaines contre les Vendéens, converti au royalisme depuis, avide de renommée dans sa nouvelle cause, commandait le département. Ce général ne cessait, par inquiétude d'esprit et par émulation de fidélité, de dénoncer au gouvernement et au commissaire général de police à Lyon, M. de Sainneville, des périls imaginaires, inventés ou grossis par les espions militaires ou par les espions officieux de son entourage. M. de Sainneville, après avoir quelquefois sévi contre les hommes déclarés suspects par le général, croyant la tranquillité assurée, était parti pour Paris, laissant pour quelques jours la ville à la police militaire. Quelques officiers à demi-solde des villages voisins de Lyon, enrôlés dans une conjuration par un capitaine de la légion de l'Yonne, nommé Ledoux, se concertent à sa voix pour soulever leurs cantons et pour marcher sur Lyon le 8 juin. Ledoux leur promet le concours d'une partie des troupes et du peuple, à la tête desquels il doit les rejoindre. Quelques-uns des conjurés attendent en effet Ledoux. Étonnés de son retard et de la solitude des rues, ils vont le chercher dans sa demeure. Il n'y était plus. Ils épient son retour. La journée s'écoule à la chute du jour ils voient le capitaine Ledoux rentrer dans la ville, ils le suivent inaperçus. Ledoux entre chez le général Canuel comme s'il allait lui faire un rapport secret au moment où il en ressort, ses complices, qui le soupçonnent de les avoir trahis, l'étendent mort d'un coup de feu. A la même heure le tocsin sonne dans onze villages populeux des rives de la Saône et du Rhône un petit nombre de conjurés, anciens militaires, et des masses de paysans, confuses, étonnées, se rassemblent au bruit du tocsin, les uns croyant aux rumeurs d'une révolution accomplie à Lyon, les autres croyant que la cloche les appelle à l'incendie. Quelques gendarmes et un faible détachement de troupes suffisent à les disperser sans lutte. La conjuration puérile ou imaginaire s'évanouit avec le jour. Sept ou huit officiers et sous-officiers licenciés et quelques paysans, complices de ce complot soldatesque, sont seuls coupables de démence plus que de sédition. Mais le général Canuel, le préfet et le maire de Lyon, les uns par jactance, les autres par crédulité ou par panique, font retentir dans toute "la France le bouillonnement de ces villages comme l'explosion d'une révolution. Le ministre y croit ou affecte d'y croire, pour complaire à ses ennemis, qui l'accusent déjà d'indulgence ou de complicité. M. de Sainneville est renvoyé à Lyon. Il témoigne en vain des doutes sur la réalité des dangers connus. Le préfet et le maire les attestent. Deux ou trois cents suspects sont jetés dans les cachots. La cour prévôtale s'assemble, divise la cause, juge séparément les accusés de la ville et de chaque village, comme pour aggraver l'importance du crime par la multiplicité des foyers de complot. Dix têtes tombent sur l'échafaud dans la ville, onze dans les villages ; cent dix accusés n'échappent à la peine capitale que par des condamnations à la déportation ou aux galères. Des colonnes mobiles de troupes et de gendarmes lancées dans les campagnes sèment partout la terreur et la délation, pendant que des agents perfides provoquent à de nouvelles insurrections pour avoir à rendre d'autres services.

Cependant le commissaire général de police, M. de Sainneville, témoin de ces excès, revient à Paris et les dénonce aux ministres. Un doute sinistre s'élève à sa voix dans l'âme du duc de Richelieu, de M. Lainé, de M. Decazes, du roi. Ils cherchent la vérité dans ce dédale de crimes réels, de crimes supposés, de supplices incessants. Ils font partir pour Lyon le maréchal Marmont, investi du titre de lieutenant du roi dans ces provinces. Le colonel Fabvier, son chef d'état-major, accompagne le maréchal. Leur présence à Lyon fait éclater enfin le jour véritable sur cette énigme de faux zèle, de trames confuses, de paniques réciproques, de police, de terreur et d'iniquités. Les accusateurs s'accusent eux-mêmes, les témoins se démentent, les agents à double langue se dévoilent, le fantôme des prétendus dangers, l'importance des services exagérés s'évanouissent. Le maréchal Marmont suspend au nom du roi les procédures encore pendantes, les amnisties individuelles adoucissent ou annulent les peines. Le préfet et le général sont rappelés. Marmont et Fabvier reviennent a Paris ils laissent d'amers ressentiments contre eux dans l'âme des royalistes humiliés. Le complot de Lyon, exploité par les deux partis, et devenu pendant plusieurs années un texte d'accusations mutuelles, reste un de ces mystères des temps agités, où la lumière ne descend jamais jusqu'au fond.

 

XXXI

Cependant le ministère, séparé de tout alliage avec le parti opposé au coup d'État du 5 septembre, avait admis successivement dans le conseil M. Pasquier à la tête de la justice, M. Molé à la tête de la flotte, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr à la tête de l'armée. Ces hommes, tous les trois de capacités diverses, mais éminentes, fortifiaient le conseil du roi. Ils attestaient dans le jeune ministre qui les avait inspirés à son maître un zèle exempt de jalousie pour son service. M. Decazes en ce moment cherchait évidemment plus à servir qu'à dominer, car il se donnait dans ses nouveaux collègues, comme il s'était donné dans M. Lainé, des rivaux et même des supérieurs dans les affaires. M. de Serre présidait la chambre M. Guizot, M. de Barante, M. le duc de Broglie, M. Villemain, homme d'espérance, formaient, à titres divers, autour du ministre favori, non-seulement une familiarité, mais une opinion. Tous versés dans l'étude de l'histoire constitutionnelle de l'Angleterre, tous ayant senti en naissant le poids humiliant du despotisme de Napoléon sur la pensée et sur la dignité de l'âme, tous étrangers ou par leur naissance ou par leur jeunesse aux superstitions de la cour de l'ancien régime, ils tendaient de bonne foi à réconcilier la France nouvelle et la vieille monarchie, en mûrissant l'une, rajeunissant l'autre. Doués d'un esprit plus érudit que créateur, ils avaient assez de perspicacité pour comprendre les analogies entre la révolution de 1688 et celle de 1789, pas assez de génie pour en comprendre les différences. Leurs doctrines n'étaient que des imitations ils voulaient constituer en France, sans en avoir les éléments, un parti parlementaire entre le roi, la noblesse et le peuple, s'emparant du gouvernement par droit de supériorité d'intelligence ou d'ambition, opposant le peuple au roi, le roi au peuple, l'esprit plébéien à la noblesse, et fonder ainsi une caste de gouvernement indépendant de toutes ces formes sociales, subsistant et se maintenant par le talent, le manège des affaires, la plume, la tribune, comme ces races étrangères, mais dominatrices, qui s'imposent et se maintiennent dans l'Orient entre le peuple et le souverain. Tous les hommes usés, mais non lassés, des vieux partis révolutionnaires ou impérialistes, tous les jeunes gens qui se sentaient une supériorité quelconque d'esprit, de parole, de caractère ou même d'ambition, se ralliaient à eux. L'estime d'eux-mêmes et le dédain du vulgaire étaient les caractères dominants de leur école. Insinuants comme une intrigue, intolérants comme un dogme, ils ressemblaient déjà de loin à ces sectes religieuses qui flattaient le monde pour l'asservir. Quelques esprits supérieurs, tels que M. de Serre et M. Royer-Collard, acceptaient le patronage que ces jeunes sectaires leur décernaient pour le décorer de leur considération. Le roi et M. Decazes récompensaient et encourageaient leur zèle, afin d'intimider par eux le parti de la cour et de dominer par eux le parti révolutionnaire. Poids mobile que le ministre de la police, jeune comme eux, pouvait tour à tour porter de tel ou tel côté de l'opinion, pour constituer ce gouvernement d'équilibre qu'il voulait créer au profit du roi. Ces hommes sans racines profondes et sans lien avec le fond du pays étaient éminemment propres à ce rôle la première de leurs doctrines, c'était leur propre importance, et ils n'avaient rien à refuser au despotisme ministériel de M. Decazes, pourvu que ce ministre ne leur refusât rien à eux-mêmes en influence et en ascendant. M. de Richelieu ne comprenait pas ce nouveau parti. Accoutumé à la servilité grecque des cours absolues du Nord, il ne voyait dans ces jeunes ambitieux que des serviteurs habiles et dévoués à la cour. M. Lainé, républicain de caractère et royaliste par loyauté, discernait par instinct l'esprit d'intrigue qui corrompait ce parti de la jeunesse. Il n'acceptait tant de zèle qu'avec une secrète répugnance ; M. Pasquier le caressait comme un instrument de règne, M. Molé comme un élément utile du principe d'autorité royale, quel que fût le prince ; M. Decazes s'en laissait entièrement circonvenir, sans y adhérer toutefois par ses convictions ni par sa nature il réservait son cœur au roi et sa politique aux circonstances. Le roi, fier et flatté de rajeunir dans ce parti, né sous son règne et destiné à servir sa pensée personnelle, comblait de sourires, .de confidences et de faveurs les amis de son ministre favori.

M. Decazes conquérait de plus en plus ce titre en apparence si contradictoire avec la nature d'un gouvernement constitutionnel, où l'amitié personnelle du roi ne compte pour rien dans son conseil. Mais la monarchie constitutionnelle était si récente et si indécise encore en France à cette époque de 1817, que nul, excepté les rivaux de cour, ne songeait à disputer au roi le droit d'avoir des amitiés, et que tout le monde s'inclinait devant la faveur. Cette faveur, qui avait eu assez de puissance pour décider le roi à rompre avec le passé par le coup d'État contre ses amis exagérés, était devenue en ce moment une sorte de toute-puissance qui tenait dans ses mains le sort de toutes les idées. M. Decazes était l'arbitre des royalistes et des libéraux. Les premiers l'adulaient comme le confident de la couronne, les seconds le servaient comme le modérateur de la monarchie et le conservateur de la charte. Le roi l'aimait jusque dans sa famille. Il s'entourait de tout ce qui lui rappelait son ministre. Une sœur jeune et belle de M. Decazes, mariée à Bordeaux, avait été appelée à Paris pour jouir de la faveur de son frère et pour tempérer, par la grâce des femmes, ces réceptions officielles qui sont en France une décoration obligée du pouvoir. Le roi avait voulu la voir. La figure, la candeur, l'étonnement respectueux de cette sœur de son favori, lui avaient plu. Il l'avait admise et comme contrainte à une sorte de familiarité d'entretien avec lui. Ces délassements d'esprit d'un prince valétudinaire dans l'intimité d'une femme sans ambition et sans intrigue prêtèrent à la jalousie dans le palais des interprétations odieuses. Ces interprétations tombèrent devant la modestie et devant le désintéressement de la nouvelle favorite du roi. La sœur du ministre ne profita pas même pour sa fortune de cette intimité du hasard avec le prince. Entrée pure de tout déshonneur dans le palais, elle en sortit pure après la chute de son frère.

Le roi, qui voulait donner à la fortune de son ministre intime une base plus permanente que son amitié, s'occupait lui-même de le faire adopter par une de ces familles dont l'adoption naturalise les hommes nouveaux dans les races antiques, M. de Saint-Aulaire, marié en premières noces avec une fille du prince de Nassau-Saarbrück, marié depuis avec une femme jeune et belle que sa grâce et son esprit faisaient régner dans les salons aristocratiques et littéraires de Paris, avait eu de son premier mariage une fille. Cette fille était héritière du nom de son père, de la fortune princière d'une branche de Nassau, de l'empire de sa seconde mère sur le monde lettré et politique des salons. Le roi écrivit de sa propre main à M. de Saint-Aulaire pour lui demander la main de sa fille pour son ministre. M. de Saint-Aulaire, trop homme de cour-pour résister au vœu du roi, ami politique de son gendre futur, hôte habituel de ce parti nouveau, dont sa maison et celle de M. de Broglie étaient le foyer, accéda au désir du roi. M. Decazes, plébéien répudié par les royalistes, entra par la faveur dans l'aristocratie. Cette fortune de l'heureux ministre irrita l'aristocratie sans la subjuguer. On accusa M. Decazes de vanité, M. de Saint-Aulaire de complaisance, le roi de profanation de sa noblesse. La haine contre le favori s'accrut de son élévation.

 

XXXII

Les élections de la chambre et le calme du pays permettant au duc de Richelieu de s'absenter, il se proposa de se rendre au congrès d'Aix-la-Chapelle, où les ministres des grandes cours allaient se réunir à l'appel de l'empereur Alexandre et à l'instigation du roi pour délibérer sur l'évacuation anticipée de la France par les corps d'occupation. Mais le parti désespéré qui venait d'être détrôné par l'ordonnance du 5 septembre voyait avec terreur la main de l'Europe se retirer de nos affaires, et livrer la France à la seule domination du roi et à la politique de son ministère. Le duc de Richelieu, l'ambassadeur de Russie Pozzo di Borgo et lord Wellington, condescendant au désir passionné du roi, agissaient de concert pour abréger l'humiliation de la France et pour décider la coalition à lui rendre sa nationalité et son indépendance mais des hommes, plus amoureux de servitude que leurs ennemis eux-mêmes n'étaient jaloux d'une plus longue oppression, ourdissaient à Paris, dans les conciliabules de la faction rétrograde, une intrigue apocryphe pour mendier l'intervention de l'étranger dans les affaires du pays. Cette intrigue, plus digne du nom de complot, qui continuait dans une partie du palais les trames de l'émigration, éclata tout à coup par la publication d'un mémoire adressé secrètement aux cours étrangères et qui reçut de ce mystère le nom de note secrète. Explosion sourde des colères du parti rétrograde, émanation des terreurs simulées des familiers du comte d'Artois, résumé des griefs d'ambition de quelques hommes que la sagesse du roi, avait rejetés dans l'ombre, cette note d'une diplomatie occulte et à double entente, était plus coupable encore dans son esprit que dans ses termes. Elle ne disait pas formellement à l'Europe de continuer et d'aggraver sa surveillance armée sur la France, elle étalait même le patriotisme dans les mots. Mais, en dépeignant aux yeux des étrangers la France comme une nation en décomposition sociale où le gouvernement ne se soutient que par la présence des armées étrangères, et en concluant à une pression décisive sur le roi pour le forcer à changer de système et de ministère, la note secrète indiquait péremptoirement aux cours étrangères la nécessité, sous peine de conflagration universelle, de perpétuer encore l'occupation de la patrie. C'était la première révolution authentique de ce gouvernement ou de ce contre-gouvernement occulte composé d'hommes sincèrement mais aveuglément convaincus de la perte de la monarchie entre les mains du roi, et d'autres hommes intéressés à agiter la cour et pressés d'exploiter au profit de leur ambition remuante le règne du prince qu'ils égaraient. On soupçonna M. de Chateaubriand d'être le rédacteur de cette dénonciation de la France au monde, parce qu'elle exprimait quelques-unes de ses doctrines et qu'elle respirait son inimitié contre les ministres. M. de Chateaubriand avait alors en effet des relations avec les hommes occultes de la cour du frère du roi. Mais une telle dénonciation de sa patrie à l'Europe offensait le patriotisme de ce grand écrivain. Il rejeta loin de lui le soupçon comme une' injure. Il était incapable d'emprunter les armes de l'étranger pour combattre à l'intérieur le parti même qu'il détestait. L'auteur de la note secrète était, dit-on, M. de Vitrolles. Il l'avait rédigée à l'instigation du comte d'Artois, ou communiquée du moins à ce prince avant de la faire parvenir aux ministres des puissances. Le duc de Richelieu, informé de l'existence de cette pièce étrange par ses agents diplomatiques en Allemagne, fut consterné. Il gémit de tant d'efforts et de tant de sacrifices pour l'émancipation de sa patrie, perdus ou contrariés par une conspiration si antinationale, dont ceux-là mêmes qu'il servait avec dévouement avaient reçu la triste confidence. Il écrivit a l'empereur de Russie, que ces manœuvres commençaient à influencer, pour le ramener à son ancienne confiance en lui et à sa constante générosité pour la France. Pozzo di Borgo et le duc de Wellington, indignés, quoique étrangers, de cette intrigue contre ce gouvernement d'honnête homme et de cette perversité des partis, assistèrent puissamment le duc de Richelieu auprès des souverains pour effacer de leur esprit les ombrages artificieux de la diplomatie occulte. Le congrès s'ouvrit sous de meilleurs auspices le 20 septembre. Le prince de Metternich, suivi de ce cortège de généraux et de publicistes de la cour de Vienne, animés de son esprit, qui dominaient alors l'Allemagne ; M. de Nesselrode et M. Capo d'Istria, confidents politiques de l'empereur Alexandre ; le duc de Wellington, généralissime européen lord Castlereagh et M. Canning, hommes d'État de l'Angleterre ; M. de Richelieu enfin, avaient désarmé les souverains. M. de Richelieu avait amené avec lui à ces conférences deux jeunes amis de sa personne et de sa politique, pour l'assister de leurs conseils et de leur parole dans" les transactions de ce traité. L'un était M. de Rayneval, nourri dès son enfance dans les traditions de la haute diplomatie française, que son père avait dirigée sous trois règnes l'autre était M. Mounier, fils du président de l'Assemblée nationale en 1789, devenu depuis secrétaire intime de Napoléon pendant l'empire, rattaché, après la chute de l'empire, à cette monarchie constitutionnelle rêvée par son père, hommes tous deux dont la modération de cœur garantissait la solidité d'esprit, et à qui on pouvait confier les plus hautes affaires de l'Europe. -sans craindre ni un excès de zèle, ni une indiscrétion, ni un entraînement de probité. La grâce sérieuse de M. de Rayneval, l'autorité naturelle de M. Mounier, l'intelligence rapide et supérieure de l'un et de l'autre, étaient éminemment propres à tout voir, à tout simplifier et a tout résoudre sous la direction d'un premier ministre qui était en même temps leur ami. Ces choix, approuvés de M. Lainé, étaient des préliminaires heureux de succès.

 

XXXIII

La présence de l'empereur de Russie et son amitié pour le duc de Richelieu imposèrent la condescendance des autres cabinets aux désirs du roi de France. « Votre nation est brave et loyale, dit Alexandre aux plénipotentiaires français ; elle supporte ses infortunes avec une résignation courageuse ; me répondez-vous d'elle ? La croyez-vous mûre pour l'évacuation ? Pensez-vous que son gouvernement soit solidement affermi ? Parlez franchement ; je suis l'admirateur et l'ami de votre nation ; je ne demande que votre parole. Je ne crains pas, ajouta-t-il, le développement des principes libéraux en France, je suis libéral moi-même ; je voudrais même que votre souverain rattachât plus fortement, par quelque acte éclatant, les intérêts nouveaux à son trône. Je crains les Jacobins (nom révolutionnaire des démagogues) je les hais ; prenez garde à ne pas vous jeter dans leurs bras ; l'Europe ne veut plus du jacobinisme. Il n'y a qu'une sainte alliance fondée sur la morale et sur la religion qui puisse sauver l'ordre social. Au nom du ciel, monsieur de Richelieu, sauvons l'ordre social ! » On sentait dans ces paroles et dans la présence de cette pensée divine, dont les revers et les triomphes avaient pénétré le jeune souverain de tant de millions d'hommes, le libérateur du continent, et maintenant le modérateur du monde. De pareils sentiments, inspirés ou commandés autour de lui par l'empereur de Russie, déblayèrent promptement les difficultés secondaires que le duc de Richelieu devait rencontrer dans les prétentions et dans les ambitions des autres cours. L'évacuation de la France fut proclamée, et les comptes définitifs d'indemnités pour cause de guerre furent réglés à deux cent soixante-cinq millions par les commissaires français et étrangers. L'histoire doit consigner, à l'honneur du caractère de ces liquidateurs d'une si forte dette, que le duc de Richelieu en sortant du ministère fut honoré, à cause de sa modicité de fortune, d'un subside personnel de son pays ; que M. de Rayneval mourut dans la gêne, ne laissant que son nom pour héritage, et qu'après la mort de M. Mounier, sa femme et son fils ne vécurent que du plus modique salaire de l'État dans une fonction publique, à l'extrémité de la France.

La France, réconciliée ainsi avec l'Europe, entrait par des articles secrets dans la confraternité des rois et dans l'esprit de la Sainte-Alliance. L'empereur Alexandre, après la signature de cet acte, voulut apporter lui-même au roi, à Paris, l'expression de son respect pour son âge et de son alliance avec ses pensées. Il aimait à jouir une dernière fois de la popularité qu'il s'était acquise en France. Louis XVIII, dans un écrit confidentiel de sa main, inédit jusqu'à ce jour, raconte ainsi lui-même l'impression qu'il reçut de cette visite, de cette émancipation de son peuple opérée par sa sagesse, et des services du duc de Richelieu. Ces confidences échappées du cœur sont des témoins trop rares et trop précieux des événements pour qu'on ne les recueille pas avec avidité. Les acteurs de ces grandes scènes en sont toujours les meilleurs historiens. Le dernier mot des événements est dans l'âme des acteurs.

 

« Décembre 1818.

« Qui vidit, testimonium perhibuit, et verum est testimonium ejus.

S. JEAN, XV.

« Un des moments les plus heureux de ma vie a été celui qui a suivi la visite de l'empereur de Russie. Sans parler de la grâce extrême qu'il a mise à ne venir que pour me voir et à retracer ainsi, mais bien noblement, ce que la plus basse flatterie fit faire au duc de la Feuillade à l'égard de Louis XIV, il était difficile de né pas être satisfait de son entretien. Non-seulement il était entré dans toutes mes pensées, mais il me les avait dites avant que j'eusse eu le temps de les émettre. Il avait hautement approuvé le système de gouvernement et la ligne de conduite que je suis depuis que je me suis déterminé à rendre l'ordonnance du 5 septembre 1816 (je ne puis m'empêcher de remarquer que c'était le moment des élections de Paris, et que l'empereur partit persuadé que Benjamin Constant serait élu). Enfin ce prince m'avait fait l'éloge de mes ministres, et particulièrement du comte Decazes, pour lequel je ne crains point d'avouer une amitié fondée sur les qualités à la fois les plus solides et les plus aimables, et sur un attachement dont il faut être l'objet pour en sentir tout le prix. Je voyais donc l'évacuation de la France certaine, à des conditions modérées, la tranquillité extérieure assurée pour longtemps, et rien ne me semblait menacer la paix intérieure.

« Quelques-unes des élections me déplurent, comme celles de la Sarthe, de la Vendée, du Finistère ; mais ce sont de ces contrariétés attachées à une constitution comme la nôtre, et la masse était bonne. Je remarquai avec peine dans les lettres du duc de Richelieu qu'il en était plus affecté que moi, mais je me flattais que, de retour ici, ce serait en se serrant de plus en plus à ses collègues qu'il chercherait le remède au mal produit par la Minerve et, soit dit en passant, aggravé par le Conservateur. » Je me trompais, il en avait à mon insu cherché et cru trouver d'autres. Ces mots à mon insu pourront étonner ceux qui les liront. En les traçant, je ne me dissimule pas les idées qu'ils peuvent faire naître sur mon compte, mais je veux faire connaître la vérité il faut donc dire celle-là. Reprenons d'un peu plus haut.

« Depuis longtemps, tout le monde était bien persuadé que si les ultraroyalistes, convaincus de l'impossibilité de faire réussir leur système d'exagération, en faisant taire les haines contre les personnes, embrassaient franchement le système de modération, les ultralibéraux n'oseraient lever la tête. Les ministres avaient, tout le monde le sait, travaillé à ce rapprochement, mais on connaît aussi le peu de succès de la négociation. On sait, que les ultraroyalistes avaient demandé des concessions de principes, des garanties personnelles qu'il était impossible d'accorder on sait que, loin de se rapprocher du ministère, qu'ils ne cessaient d'insulter par leurs écrits, leurs chefs avaient, dans la session de 1815, combattu dans les rangs des ultralibéraux. On sait plus mais rien n'a été juridiquement prouvé. Mes ministres et moi nous n'en sentions pas moins la nécessité d'un rapprochement c'était aussi l'avis des étrangers les plus éclairés. Le duc de Wellington m'en avait parlé à son retour d'Aix-la-Chapelle : « Il faut, m'avait-il dit, que les. » ultraroyalistes reviennent au ministère ; mais ; avait-il » ajouté, sans condition. »

« L'aspect de la session qui allait s'ouvrir n'avait rien de menaçant ce ministère, que les partisans de l'exagération d'un côté comme de l'autre cherchaient tant à décrier, avait cependant partout rétabli l'ordre et la confiance la France était respectée au dehors ; le crédit seul avait été ébranlé, encore n'était-ce que celui de la Banque ; car, tandis que le cinq pour cent baissait, les bons royaux se maintenaient à la même hauteur. J'ai déjà dit que la masse des élections était bonne ainsi, quoiqu'on dût s'attendre à des débats très-vifs, il était fort probable que, dans la chambre des députés, la majorité en faveur du ministère serait au moins ce qu'elle avait été dans la dernière session ; celle de la chambre des pairs était bien moindre, mais enfin elle existait. Tel était à mes yeux l'état des choses au retour du duc de Richelieu le 28 novembre.

« Avant d'aller plus loin, il faut que je parle de la situation où se trouvait le comte Decazes. Son ministère, si important pendant que la loi du 29 octobre était en vigueur, avait beaucoup déchu à la cessation de cette loi ; il était au moment de perdre la seule et faible arme qui lui restât, la censure des journaux. Les ennemis du comte Decazes, après avoir, en attaquant sa conduite, retracé la fable du serpent et de la lime, avaient changé de batteries. Ce n'était plus le ministre, c'était le ministère qu'ils attaquaient, en le dépeignant comme anticonstitutionnel, comme arbitraire, comme source d'une dépense superflue. Avec de telles expressions, on est toujours sûr de capter les suffrages de la multitude. Aussi réussirent-ils complétement, et les choses en vinrent au point qu'il n'était nullement sûr que, dans la session qui allait s'ouvrir, le budget de la police générale passât. Mais eût-il passé, qu'est-ce qu'un ministre sans pouvoir, sans attributions, et cependant chargé de la même responsabilité que lorsqu'il les avait ? Le comte Decazes le sentit si bien, qu'il proposa la suppression de son ministère et, par une conséquence naturelle, sa sortie du conseil. A ce mot, tous ses collègues se récrièrent, les uns parce qu'ils sentaient combien sa bonne tête, son sang-froid dans les circonstances les plus critiques et son habileté dans les affaires le rendaient nécessaire à l'État ; d'autres peut-être parce qu'ils croyaient que mon amitié pour lui en faisaient un intermédiaire au ministère, utile entre celui-ci et moi. Le duc de Richelieu, qui était incontestablement du nombre des premiers, essaya un moyen de le conserver en proposant à M. Lainé de lui céder le ministère de l'intérieur en prenant celui de la justice. J'offris de faciliter cet arrangement, auquel M. Pasquier consentit sans conditions, en faisant celui-ci ministre de ma maison avec entrée au conseil. M. Lainé refusa de permuter et offrit sa démission, que j'étais loin d'accepter, d'autant plus que le duc de Richelieu avait déclaré qu'il ne resterait pas sans lui. M. Decazes consentit à porter jusqu'à la fin de la session le fardeau sans allégement de son ministère à l'agonie, et le conseil demeura tel qu'il était.

« Qu'on se rappelle que j'ai dit plus haut que le duc de Richelieu avait à mon insu cherché et cru trouver le remède au mal qu'il appréhendait. En me retraçant ce fait, quelque peu éloigné qu'il soit, en le consignant ici, je crois faire un rêve pénible plutôt que me ressouvenir de la vérité. Jamais la postérité ne croira qu'un ministre, quel qu'il soit, ait pu concevoir mais surtout mettre à exécution un plan dont l'effet inévitable était de changer en entier la marche du gouvernement sans en dire un seul mot au roi. On le croira encore moins quand on saura que le ministre était le duc de Richelieu, l'homme le plus loyal qui fut jamais, et le roi, ce Louis XVIII accusé de faiblesse, mais non pas d'indiscrétion, et que par conséquent on devait croire qu'il était facile, sans compromettre le secret du plan, d'essayer au moins de faire changer d'opinion. Eh bien, malgré tant d'invraisemblance, la chose est de toute vérité, et il m'importe d'autant plus qu'on le sache, que ceux qui penseront autrement pourront, je le sens fort bien, m'accuser d'avoir tenu pendant cet étonnant mois de décembre 1818 une marche bien tortueuse. En me défendant ainsi, j'ai l'air d'accuser le duc de Richelieu. Je ne puis, il est vrai, le disculper du mystère dont il a usé à mon égard ; mais je suis persuadé — et on verra plus loin si j'ai tort — qu'il ignorait lui-même où on le conduisait. Il voulait rallier les ultra-royalistes au ministère en changeant la loi d'élection, et il ne sentit pas que c'était le ministère qu'il mettait a la discrétion des ultraroyalistes. Qui avait conçu le plan ? qui en avait fait le succès ? Je l'ignore et je ne veux rapporter ici que des faits à ma pleine connaissance, en me permettant tout au plus d'y ajouter mes réflexions lorsqu'elles me sembleront plausibles.

« Quoi qu'il en soit, on avait travaillé à détacher de ce centre, qui jusqu'alors avait fait dans les deux chambres la force du ministère, un nombre de membres assez considérable pour assurer la majorité aux ultraroyalistes. L'intrigue avait été conduite avec un secret que je louerais dans une autre cause elle avait échappé même aux yeux vigilants de M. Decazes. Le succès avait été complet dans la chambre des pairs ; il était plus douteux dans celle des députés. La première connaissance que j'en eus fut par le chancelier, qui, peu de jours avant l'ouverture de la session, vint me raconter les noms de ceux que la réunion des membres ministériels portait au secrétariat de la chambre des pairs, en ajoutant qu'il n'était pas bien sûr que ceux-là passassent, attendu qu'il y avait une contre-réunion qui en porterait d'autres. Comme il ne s'expliqua pas davantage, je crus qu'il parlait d'une réunion d'ultraroyalistes, chose qui avait toujours existé, et je ne m'en mis pas en peine. Mais bientôt je fus plus instruit par M. de Brezé, qui vint me dire qu'en effet il s'était formé, d'après une idée du duc de Doudeauville, une réunion de membres ministériels pour opérer un rapprochement avec le côté droit. En même temps il me fit voir une liste arrêtée par cette réunion, tant pour le bureau que pour la commission d'adresse en réponse à mon discours. La première portait les noms de Doudeauville, de M. de Vérac, du duc de Bellune et de M. Dubouchage Je ne trouvai rien à redire aux deux premiers ; j'allais faire des observations sur les deux autres, lorsque, jetant les yeux sur la seconde liste, j'y vis en tête les noms du marquis de Talaru et du vicomte de Montmorency, tous deux ultraroyalistes forcenés et auteurs nommés du Conservateur. Alors, j'éclatai : je reprochai à M. de Brezé d'être d'une société qui faisait de pareils choix je lui citai ce vers d'Athalie :

Rompez, rompez tout pacte avec l'impiété.

« Je ne sais ce que je lui dis encore, tant j'étais animé. Il se défendit en me nommant des gens fort honnêtes, quoiqu’un peu faibles, qui faisaient partie de l'association. Enfin il m'apprit qu'elle se tenait chez le cardinal de Beausset. La foudre tombant à mes côtés m'eût moins frappé que ce nom. Jusque-là, de même que le peuple qui, jadis, quand on l'opprimait, s'écriait dans sa douleur : « Oh ! si notre bon roi le savait ! » je me disais : « Ah ! quand le duc de Richelieu le saura ! » Ce n'était pas qu'il ne m'eût instruit d'une conférence qu'il devait avoir avec M. de Villèle mais, comme il n'avait parlé de son résultat ni à aucun de ses collègues ni à moi-même, je croyais qu'il avait été nul comme celui des conférences précédentes. Mais le nom du cardinal de Beausset me tira d'erreur il- a trop d'esprit, et il est trop lié avec le duc de Richelieu pour avoir pris une aussi grande mesure sans son aveu. Je me refroidis à l'instant, je congédiai M. de Brezé, et je me livrai à mes réflexions.

« Elles furent tristes, on peut le croire je me voyais dans la fâcheuse alternative ou d'approuver, sans la connaître, une marche qui ne pouvait guère qu'être opposée à celle que je suivais depuis deux ans, et que je crois la seule bonne, ou de rompre avec le duc de Richelieu. Le premier parti était peu glorieux et même dangereux. Le second avait mille inconvénients plus graves encore. Sans doute, la mesure prise par le duc de Richelieu à mon insu était un tort auquel on ne saurait donner de nom ; je ne veux point la justifier, je ne la conçois même pas mais ce que tout le monde peut concevoir, c'est l'existence du coupable appelé au ministère dans les plus terribles circonstances où jamais un État se soit trouvé ; il n'avait pas hésité à s'en charger, il avait fait bien plus il avait signé la convention du 20 novembre 1815. Oui, je le dis hardiment, c'est l'acte dont la postérité lui saura le plus de gré. Que l'on considère la position où était alors la France. Onze cent mille étrangers venus, j'aime à le croire, avec bonne intention, mais enflés par la victoire, mais en qui l'ardeur du pillage allait croissant tous les jours, couvrirent la moitié de notre sol. Les souverains réunis à Paris me traitaient, il est vrai, avec de grands égards, mais la générosité en montre toujours aux cheveux blancs, et la verge du pouvoir ne s'en faisait pas moins sentir. Deux préfets — ceux de la Sarthe et du Loiret — avaient été arrachés à leurs fonctions et traînés en captivité. M. Decazes, alors préfet de police, avait failli subir le même sort. Les chefs-d'œuvre des arts dont le traité du 30 mai 1814 garantissait la possession à la France avaient été, sous mes yeux, enlevés à main armée de ma demeure. Dans le midi de la France, sans le courage héroïque du duc d'Angoulême qui, sans arme, sans moyen, avait su en imposer au général Castaños, les Espagnols seraient venus, sans avoir eu part à la victoire, prendre la leur au butin. Mais le danger n'était que suspendu. Quelles étaient nos ressources ? Aucune, il faut le dire. L'armée de la Loire, qui, je crois, en eût été une bien faible, était licenciée, et s'il restait de l'énergie en France, elle ne se faisait remarquer que par des ferments de guerre civile. Nous ne pouvions espérer même la triste gloire qui honora les derniers moments de Carthage. Les étrangers exigeaient, il est vrai, des conditions bien dures mais on vient de voir si nous étions en état de les refuser ; et, indépendamment des dégâts causés par eux, leur présence seule coûtait par jour à la France plus d'un million en pure perte. Dans de pareilles circonstances, l'homme vertueux, l'ami de son pays, dédaigne de vaines clameurs, et va droit à son but. Ce fut ce que fit le duc de Richelieu, et c'est ce que sentira la postérité, dont les suffrages, le vengeront de la fausse honte qu'on a voulu répandre sur lui à cette occasion. Depuis ce moment, une extrême loyauté lui avait non-seulement acquis chez l'étranger une considération telle que bien peu de ministres en ont eu, mais à l'intérieur même elle avait réduit les adversaires les plus prononcés de notre système à médire de ses talents, n'osant s'attaquer à sa personne. Enfin il venait de signer ces fameux actes d'Aix-la-Chapelle, qui ont libéré la France et l'ont replacée au rang qui lui appartient. A ces considérations s'en joignirent d'autres très-puissantes tous mes ministres m'auraient quitté, surtout le comte Decazes, qui m'avait souvent déclaré (et en cela j'avais été de son avis) que, si, au retour d'Aix-la-Chapelle, le duc de Richelieu suivait son projet de retraite, il l'imiterait. Or, s'ils s'étaient résolus à suivre une retraite volontaire, qu'eussent-ils fait si elle eût été forcée ? Enfin, moi-même, où aurais-je pris la force nécessaire pour un acte de vigueur, moi qui, malgré l'inconcevable silence du duc de Richelieu, malgré d'autres souvenirs bien plus pénibles, regrette encore de n'avoir plus près de moi un homme que de mauvais conseils peuvent égarer, entraîner même à des mesures tout à fait hors de son caractère, mais dont la droiture naturelle le fait bientôt rentrer dans la bonne voie avec d'autant plus de facilité que jamais son cœur ne fut coupable. Je résolus donc de paraître ignorer ce qu'on me taisait et de rester fidèle à ma ligne de conduite, ce qui m'était d'autant plus aisé que le duc de Richelieu me disait — et, j'en suis sûr, avec sincérité — n'avoir point changé de système. Aucune apparence de scission ne se montrait d'ailleurs dans le ministère. Mon discours d'ouverture fut discuté, unanimement adopté, sauf un petit nombre de phrases, qu'au moment de le prononcer le duc de Richelieu me proposa d'y ajouter, et dont l'idée appartenait à M. Decazes — entre autres celle-ci : « Le prince vient de recouvrer son indépendance, sans laquelle il n'y a ni roi, ni nation ».

« Cette union apparente ne fut pas longue. L'ouverture avait eu lieu le 10, et, dès le 12, le conseil des ministres délibéra sur la marche à suivre dans les circonstances présentes. Le garde des sceaux, qui parla le premier, peignit fort bien leur gravité, mais sans conclure précisément à rien. M. Roy fit de même. Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr et M. Decazes opinèrent pour rester ferme dans la ligne suivie jusque-là. MM. Molé, Lainé et le duc de Richelieu furent d'avis de se rapprocher du côté droit et, par conséquent, de proposer un changement dans la loi d'élection. Il n'y eut, comme on voit, point de majorité prononcée, et la délibération fut remise au 14. Elle eut, en effet, lieu sans plus de résultat ; mais on jugea la matière assez éclaircie pour me la soumettre au conseil prochain.

« Bien des choses arrivèrent dans l'intervalle. La chambre des pairs nomma son bureau, qui fut celui que M. de Brezé m'avait fait connaître, excepté M. de Pastoret, qu'on substitua à M. Dubouchage, et cela, dirent les meneurs, par égard pour moi, attendu que M. Dubouchage ayant été mon ministre, il pourrait m'être peu agréable de le voir souvent chez moi. Ils oubliaient que, l'année précédente, les ultraroyalistes, profitant d'un malentendu des ministériels, avaient porté au secrétariat le duc de Feltre, sorti du ministère après M. Dubouchage, ou plutôt ils voulaient se parer aux yeux du public d'un prétendu respect pour moi, plus insultant qu'un outrage direct. Quand, sur la commission pour l'adresse, ils avaient fait au duc de. Richelieu l'honneur de lui demander qui il désirait qui fût nommé ; à cette question, se livrant à son mouvement naturel, il avait répondu « Des ministériels. Mais on lui fit bien voir qu'on n'avait prétendu lui faire qu'une vaine politesse, car on lui déclara que cela ne se pouvait pas. Je ne concevrai jamais comment, à ce mot, les écailles ne lui tombèrent pas des yeux, comment il ne vit pas qu'il était l'esclave du parti qu'il avait imprudemment favorisé, et qui ne prétendait faire de lui qu'une de ces idoles des gentils, qui ont des yeux et qui ne voient pas, et enfin comment il ne fit pas un effort généreux pour essayer au moins de briser sa chaîne. Rien de tout cela n'arriva, et il se borna à répliquer avec humeur : « Eh bien ! des gens raisonnables ! » Ces gens raisonnables furent MM. de Talaru, le vicomte de Montmorency, de Fontanes, de Pastoret et de Rosambo, non moins ultraroyalistes que les deux premiers. Je fus, on peut le croire, encore plus blessé de cette nomination que de celle du bureau ; mais, persuadé qu'un roi ne saurait faire une plus grande faute que de manifester un courroux qu'il ne peut satisfaire, je me contentai de dire intérieurement avec amertume :

Attale, était-ce ainsi que régnaient tes ancêtres ?

« Mais la peine que j'en ressentais était bien légère en comparaison avec celle dont je vais parler. Le duc de Richelieu, qui de tout temps s'était si hautement et si noblement montré l'ami du comte Decazes, qui, peu de jours avant de quitter Aix-la-Chapelle, lui mandait, au sujet d'une affaire qui l'intéressait personnellement et qui avait mal réussi, « qu'il était au désespoir d'échouer dans la seule » négociation qui le touchât véritablement ; » le duc de Richelieu, dis-je, semblait s'être brouillé avec lui ; il ne le voyait plus, il ne répondait même pas à ses lettres. Préparé depuis longtemps à la retraite de M. Decazes, dont je voyais trop bien que le ministère ne pouvait subsister, mon amitié pour lui me faisait souhaiter qu'au moins il sortît de la place avec les honneurs de la guerre, et je sentais trop bien l'avantage qu'auraient ses ennemis si sa sortie avait lieu à la suite d'une rupture avec le duc de Richelieu. D'autre part, et indépendamment de ce qui regardait le comte Decazes, rien n'était plus précaire que le ministère. M. Lainé avait annoncé son inébranlable résolution de se retirer. Le duc de Richelieu déclarait qu'il ne resterait pas une seconde après lui, et les démarches très-pressantes que j'avais faites auprès du premier n'avaient eu qu'un succès fort équivoque.

« M'est-il permis de parler ici de l'état où se trouvait alors ma santé, non pour être plaint, mais pour servir d'excuse aux fautes que je puis avoir faites dans des conjonctures aussi difficiles ? Le 12, je sentis une attaque de goutte elle fut si légère pendant trois jours, que je crus que ce ne serait rien mais le 15 au soir les douleurs devinrent très-vives, et le 16 commença l'invasion que je vais décrire en peu de mots : grande souffrance, peu de sommeil, point d'appétit, de la fièvre et prostration des forces physiques et morales. Tel fut mon état pendant plus de huit jours.

« Cependant l'horizon sembla s'éclaircir un moment. Les ministres qui étaient membres de la chambre des députés étant obligés de s'y trouver le mercredi 16, jour de l'élection des candidats pour la présidence, le conseil fut remis au jeudi. Le mercredi au soir, le duc de Richelieu parut inopinément à l'assemblée du comte Decazes, y fut fort obligeant pour lui, et le lendemain il vint le voir. Il y eut entre eux une explication, à la fin de laquelle ils s'embrassèrent, et il fut convenu qu'au conseil la grande question serait plutôt effleurée qu'approfondie.

« Le conseil s'assembla, en effet, le 17. Le garde des sceaux y parla le premier, comme il avait fait chez le duc de Richelieu, c'est-à-dire fort disertement, mais sans rien conclure. Le maréchal Gouvion fut d'avis de ne rien changer, de ne pas même essayer de modifier la loi d'élection. M. Molé déclara qu'il ne croyait pas possible de rester dans la ligne suivie jusqu'à ce moment il fut d'avis de pencher vers les ultraroyalistes, sans se dissimuler que c'était se donner des maîtres, mais parce que de deux maux il faut choisir le moindre. M. Lainé pensa qu'il fallait planter le drapeau ministériel, et tendre la main à droite et à gauche. M. Roy parla à peu près dans le même sens. M. Decazes développa le danger qu'il voyait à essayer de changer ou, pour mieux dire, de détruire la loi d'élection, qu'il peignit comme populaire au suprême degré, et il en conclut à rester fermes dans notre ligne. Le duc de Richelieu parla le dernier. Il fut facile de voir qu'il inclinait vers l'avis de M. Molé mais il ne conclut pas davantage que le garde des sceaux et M. Roy. Enfin, je pris la parole, et me saisissant de l'idée de M. Lainé Plantons, dis-je, notre drapeau sur l'ordonnance du 5 septembre 1816. Continuons à suivre la ligne qui nous a réunis jusqu'à présent. Tendons toujours la main à droite et à gauche, en disant avec César : « Celui qui n'est pas contre moi est avec moi. » Ainsi se termina ce conseil J'eus la bonhomie de croire que toute discussion dans le ministère allait cesser on verra combien je me faisais illusion.

« Le 16, M. Ravez avait obtenu le nombre de voix nécessaire pour être candidat à la présidence M. de Serre en avait eu presque autant que lui ; néanmoins, il m'était impossible de ne pas nommer M. Ravez. J'eus le tort de me trop presser de le dire, ou le duc de Richelieu celui de l'annoncer à M. Ravez avant que l'affaire eût été délibérée au conseil. Cette double imprudence fit triompher les ultraroyalistes, qui, voyant les choix qu'avait faits la chambre des pairs et celui-là — car, il faut le dire, M. Ravez était de ceux qui s'étaient laissé entraîner —, ne doutèrent plus de la victoire. Leur joie fut de courte durée. Parmi les vice-présidents, un seul, M. Blanquart de Bailleul, qui était dans. le même cas que M. Ravez, put leur donner quelque espoir. Mais le choix des secrétaires, et surtout celui de M. de Saint-Aulaire, beau-père du comte Decazes, prouva bien que les anciens ministériels n'étaient pas encore vaincus. J'avoue que je ne pus m'empêcher d'en ressentir de la joie ; mais elle ne dura guère, car le duc de Richelieu en conçut de l'humeur à tel point, que, pour la première fois de sa vie, le dimanche suivant (les élections s'étaient faites le vendredi et le samedi), il me parla avec amertume de M. Decazes, l'accusant à peu près d'avoir été l'âme de ces choix. Je sentis bien alors que la scission était faite sans remède. J'en gémis profondément ; mais, par les motifs que j'ai exposés plus haut, je me déterminai, quoi qu'il pût m'en coûter, à tout immoler à l'avantage de conserver le duc de Richelieu au ministère. J'en étais là lorsque, le lundi au soir et le mardi matin, je reçus les lettres ci-annexées du duc de Richelieu[2], de M. Molé[3], de M. Lainé[4], de M. Pasquier[5], de M. Decazes[6].

« De ces lettres, je ne répondis qu'à celle du duc de Richelieu, auquel je mandai que, dans le trouble où sa démarche inopinée me jetait, il m'était impossible de lui faire une réponse précise, et que je désirais le revoir avant qu'il prît un parti définitif. Il vint en effet dans l'après-midi du mardi. Je ne lui dissimulai rien de la peine que je ressentais, et je le priai de considérer qu'outre mon chagrin de me séparer de lui, je me voyais réduit à la triste nécessité d'avoir recours à ***. Il m'écouta avec l'air aussi affligé que moi. Nous nous séparâmes sans rien conclure, et le lendemain matin je reçus de lui la lettre suivante :

« Votre Majesté peut imaginer dans quelle pénible situation m'a laissé l'entretien d'hier, et tout ce que j'ai souffert en voyant le chagrin que je causais à Votre Majesté. Je connais trop bien mon insuffisance dans des circonstances aussi difficiles et pour un genre d'affaires auquel il est impossible d'être moins propre que je ne le suis, pour ne pas vous répéter, Sire, ce que j'ai eu l'honneur de vous dire hier. Ma mission a été finie au moment où les grandes affaires avec les étrangers ont été terminées. Celles de l'intérieur ainsi que la conduite des chambres me sont tout à fait étrangères, et je n'y ai ni aptitude ni capacité. Il est de mon devoir de dire à Votre Majesté, dans toute la sincérité de mon cœur, qu'en me retenant, elle fait le plus grand tort à ses affaires et au pays, et que ce sentiment qu'elle avait la bonté d'appeler hier modestie n'est que le résultat d'une connaissance plus approfondie de moi-même. Penser autrement ne serait pour moi qu'une inexcusable présomption.

« Après avoir fait à Votre Majesté cette profession de foi, à laquelle je la supplie de réfléchir bien sérieusement, je dois lui dire que, si elle persiste à me retenir malgré les puissantes raisons que je lui donne, je ne puis ni ne dois m'y refuser ; mais que, pour que mes services ne soient pas dès l'abord rendus inutiles, il faut rétablir dans le ministère une unité d'opinions qui n'existe plus. Votre Majesté sait si j'aime et estime M. Decazes. Ces sentiments sont et seront toujours les mêmes. Mais, d'un côté, outragé sans raison par un parti dont les imprudences ont causé tant de maux, il lui est impossible de se rapprocher de lui ; de l'autre, poussé vers un côté dont les doctrines nous menacent encore davantage, tant qu'il ne sera pas fixé hors de France par des fonctions éminentes, tous les hommes opposés au ministère le considéreront comme le but de leurs espérances, et il deviendra, bien malgré lui, sans doute, un obstacle à la marche du gouvernement. Il m'en coûte de devoir tenir ce langage au roi. Certes, l'intrigue, l'ambition et les moyens qu'elles emploient ordinairement me sont bien étrangers ; mais je dois la vérité à Votre Majesté, telle au moins que je la crois. Je sens combien le sacrifice dont je parle est pénible pour le roi, pour M. Decazes, et, si j'ose le dire, pour moi-même ; mais je le crois nécessaire, si je dois rester dans les affaires. L'ambassade de Naples ou de Pétersbourg, et un départ annoncé dans une semaine tels sont, selon moi, les préalables indispensables, je ne dis pas au succès, mais à la marche de l'administration. Votre Majesté sait combien il me siérait mal d'imposer de pareilles conditions. L'état où j'ai mis le roi hier et le désespoir qu'il m'a causé ont pu seuls me décider à les déposer dans son sein. Votre Majesté en fera l'usage qu'elle jugera convenable.

« Dans le cas où Votre Majesté exigerait impérieusement que je restasse, j'oserais la supplier d'employer tous les moyens qui sont en son pouvoir pour retenir M. Lainé, sans lequel je ne puis absolument rester au ministère, et M. Roy ; si vous voulez bien y mettre cette séduction à laquelle rien ne résiste, je crois qu'il ne sera pas difficile de vaincre leur opposition. Après vous avoir exposé ma pensée, souffrez, Sire, que je me jette aux pieds de Votre Majesté pour lui demander avec les plus vives instances de m'accorder la liberté ; je le répète, je n'ai ni la capacité, ni les talents nécessaires pour me démêler du labyrinthe du gouvernement des chambres. Rien ne m'a préparé à cette vie, et bien sûrement je n'y réussirai pas. Votre Majesté est prévenue d'avance qu'elle ne s'expose pas à la douleur de voir bientôt ces pronostics vérifiés... »

« Je m'étais, je l'ai dit, résigné à voir M. Decazes sortir du ministère, mais un pareil éloignement m'était, on peut le croire, bien plus sensible. Je lui écrivis à l'instant, mais je n'eus pas, je l'avoue, le courage de lui faire connaître in extenso la lettre que je viens de transcrire, et je lui en dis seulement le point essentiel. Il se flatta que son éloignement de Paris suffirait, et dans sa réponse il m'offrit de partir sur-le-champ pour aller passer à Libourne trois mois dans le sein de sa famille. Toute raisonnable, je puis même dire toute généreuse qu'était cette offre, je ne me flattais guère qu'elle fût acceptée cependant je résolus de le tenter, et le duc de Richelieu étant venu chez moi un peu avant le conseil, je lui en fis l'ouverture en l'accompagnant de tout ce que je crus capable de conjurer l'orage. Mais celle séduction d laquelle rien ne résiste manqua son effet. Le duc de Richelieu, dominé par une impulsion étrangère, fut tout à fait hors de son caractère. Il fut insensible à la situation de madame Decazes, âgée de seize ans, délicate, alors grosse de quatre mois. Il persista à faire d'un départ pour la Russie la condition sine qua non de la continuation de son ministère, et exigea qu'après le conseil je demandasse au comte Decazes son dernier mot. Résolu de tout sacrifier pour conserver le duc de Richelieu, je me chargeai de la commission, et je la remplis ; mais, je l'avoue, en prononçant à mon ami un arrêt si cruel pour lui, si pénible pour moi-même, ma fermeté m'abandonna, et je fondis en larmes. Ma victime ne songea qu'à adoucir ma douleur, ne me parla que de sa résignation. Cependant, un moment après, la pensée des fatigues, des dangers même qu'allait courir celle qu'il aime avec tant de raison lui revint à l'esprit, et s'écriant : « Oh ! ma pauvre petite ! » il répandit à son tour des pleurs. Bientôt il reprit tout son courage, et me quitta pour aller écrire au duc de Richelieu qu'il acceptait tout.

« Le même jour, environ -trois heures après cette scène si déchirante, je reçus l'adresse des deux chambres en réponse à mon discours d'ouverture, et je fus obligé de leur montrer un visage calme, serein, satisfait même, car, après tout, les adresses étaient bonnes. Et l'on nous porte envie

« Le lendemain 24, le duc de Richelieu, revenant à son caractère, soit de lui-même, soit par l'avis de M. Lainé qui, dit-on, lui représenta avec force la dureté de son exigence, se borna à accepter le voyage de Libourne. D'autres embarras lui survinrent bientôt. Il avait compté qu'excepté M. Decazes — et peut-être le maréchal Gouvion — le conseil resterait tel qu'il était ; mais M. Lainé, tout en désirant un changement à la loi d'élection, déclara formellement que jamais il n'en présenterait une qui renversât celle qui était son ouvrage et qu'il avait défendue avec tant de succès. M. Roy signifia qu'il ne resterait pas sans M. Decazes, et les autres refusèrent également. Le 25, M. le duc de Richelieu et M. Lainé, ayant rencontré M. Decazes chez moi, après la messe, lui proposèrent de former lui-même un ministère, et, sur son refus absolu, ils vinrent me prier de l'y engager. Quoique j'approuvasse sa résolution, je répondis que je lui parlerais, mais que j'étais d'avance bien certain de ne pas avoir plus de succès qu'ils n'en avaient obtenu. En effet, je l'envoyai chercher, et sa réponse fut telle que je l'avais prévue. Alors le duc de Richelieu résolut de former un ministère entièrement nouveau, et voici la composition qu'il voulut lui donner justice, M. Siméon ; guerre, le général Lauriston ; marine, M. de Villèle ; intérieur, M. Cuvier ; finances, M. Mollien ; direction générale de la police sous l'autorité du président du conseil, M. de Tournon, préfet de la Gironde. De tous ces noms, un seul me déplaisait ; mais j'avais résolu de ne faire de difficultés sur rien, et d'ailleurs, après avoir fait le plus grand des sacrifices, pouvais-je être arrêté par un bien moindre ? Le 25 au soir, le duc de Richelieu se croyait sûr du succès ; mais bientôt d'insurmontables difficultés s'offrirent M. Cuvier fit la même objection que M. Lainé ; M. Mollien (engagé, dit-on, ailleurs) refusa absolument. M. Lauriston seul avait accepté. J'en fus indirectement informé dans la journée du 26, et le soir je reçus du duc de Richelieu la lettre suivante :

« J'ai encore fait d'inutiles efforts pour essayer de composer un ministère qui pût présenter à Votre Majesté et à la France quelques garanties dans la crise où nous nous trouvons. M. Roy, que je croyais indispensable aux finances, s'est refusé à toutes mes sollicitations ; mes autres collègues n'ont pu s'accorder sur les mesures à prendre, et je me vois de nouveau dans la nécessité de supplier Votre Majesté de me décharger d'une tâche qu'il m'est impossible de remplir avec succès. J'ai fait preuve, Sire, du dévouement le plus absolu en essayant deux fois de reformer un ministère, et Votre Majesté reconnaîtra ce que j'ai eu l'honneur de lui dire à mon départ d'Aix-la-Chapelle et ce que j'ai pris la liberté de lui répéter de bouche et par écrit depuis mon retour, que je n'étais point propre à la conduite des affaires intérieures, et que ma mission était finie du moment de la conclusion des négociations avec les étrangers. Mais pourquoi Votre Majesté regarderait-elle comme indispensable d'appeler à mon défaut ? N'existe-t-il donc que lui et moi dans son royaume qui puisse être à la tête du conseil, et si nous manquions tous » les deux, faudrait-il que l'État pérît ? Je ne puis le croire. Il existe des maréchaux, des pairs de France qui certainement pourraient nous remplacer. Sans en nommer d'autres, les maréchaux Macdonald et Marmont ne pourraient-ils pas être choisis ? Ils connaissent le pays et l'armée ; ils n'imposeraient aucune méfiance aux puissances étrangères. Je le répète au roi je ne puis plus me charger d'une tâche que je suis incapable de remplir après des es» sais aussi infructueux. C'est donc avec douleur, mais avec une résolution positive, que je supplie le roi d'agréer ma démission, et d'agréer en même temps l'hommage, etc. »

« Cette lettre était trop positive, et la résolution du duc de Richelieu trop commandée par les circonstances, pour qu'il me fût possible d'essayer de le retenir plus longtemps. Aussi, avec le plus sincère regret, j'acceptai sa démission. Sa lettre avait été pour moi un coup de lumière, en ce qu'elle m'avait fait voir la possibilité de me passer de ***. Mais je n'en étais pas moins dans l'embarras, car ni l'un ni l'autre des maréchaux dont parlait le duc de Richelieu n'était, à mon avis, en état de le remplacer. Le garde des sceaux vint chez moi au moment où je venais d'expédier ma réponse au duc de Richelieu je m'ouvris à lui sur la position des affaires. Il alla sur-le-champ trouver le comte Decazes, et celui-ci conçut l'idée de confier le timon au général Dessolles. Je goûtai cette idée, et le chargeai d'y donner suite en lui désignant MM. de Jaucourt et de Serre. Le lendemain matin (dimanche 27), il vit le général et lui fit la proposition, qui fut acceptée. Le comte Decazes était aux anges il ne prévoyait pas les difficultés qui allaient naître. Le marquis Dessolles, voulant, comme de raison, former lui-même son ministère, jeta d'abord les yeux sur M. de Serre pour la justice, et le baron Louis pour les finances. Il leur en parla, et tous trois tombèrent d'accord d'accepter, mais avec la condition sine qua non que le comte Decazes ferait partie du ministère. Lorsqu'ils lui en firent la proposition, il la rejeta avec force et même avec larmes ; enfin le marquis Dessolles vint me prier de vaincre sa résistance.

« Si je n'avais consulté que mon propre sentiment, j'aurais désiré que M. Decazes, unissant, comme il en avait toujours eu l'intention, son sort a celui du duc de Richelieu, sortît du ministère avec lui. Mais, 1° si le duc de Richelieu en sortait, ce n'était pas parce qu'il lui préférait le repos, mais parce que la vie ministérielle était éteinte en lui ; 2° il avait séparé son sort de celui du comte Decazes en exigeant sa retraite, tandis qu'il conservait tous ses autres collègues ; 3° enfin le comte Decazes se trouvait en quelque sorte dans la même situation que lorsque je lui avais proposé l'ambassade de Russie dans les deux cas, de son acceptation dépendait l'existence du ministère, et s'il y avait immolé son bonheur, ne devait-il pas aussi y sacrifier des scrupules désormais vains ? Ces considérations déterminèrent mon jugement. Le comte Decazes s'y soumit, et le ministère fut formé. Je dois ajouter que ce ministère eut le plein assentiment du duc de Richelieu, qui me le dit la première fois que je le revis, et qui, redevenu lui-même, n'a cessé en personne, tant qu'il est resté à Paris, et depuis par ses lettres, de témoigner au comte Decazes cette amitié qui les avait toujours unis.

« Si ce petit ouvrage trouve quelques lecteurs, fût-ce l'opposant le plus décidé, il y verra sans doute des événements singuliers, mais j'ose croire qu'il verra aussi que toutes les intrigues qu'on a prétendu les avoir accompagnés n'ont jamais existé et ne sont que la pure invention de l'esprit de parti, si fertile en ce genre. »

 

 

 



[1] Le hasard nous rendit alors nous-même témoin de ces conversations, dont nous n'empruntons le souvenir qu'à nous seul.

[2] C'est avec un extrême regret, mais avec une détermination irrévocable que je supplie Votre Majesté d'agréer la démission du poste que j'occupe, que je viens mettre à vos pieds. La conviction intime où je suis de ne pouvoir plus être d'aucune utilité à votre service, Sire, ni au bien du pays, me détermine à cette démarche. J'espère que Votre Majesté voudra bien me faire dire à qui je dois remettre le portefeuille des affaires étrangères. Les circonstances dans lesquelles je l'ai accepté et tout ce qui s'est passé depuis trois ans doivent prouver à Votre Majesté que, si je la supplie de me permettre de me retirer aujourd'hui, ce n'est faute ni de dévouement ni de courage.

Signé : RICHELIEU.

[3] La situation du ministère ne me laissant aucun espoir d'être utile à Votre Majesté et de justifier sa confiance en continuant à la servir, je viens la prier de recevoir ma démission, et de me faire connaître à qui il lui plaît que le portefeuille de la marine soit remis.

Signé : MOLÉ.

[4] Je supplie Votre Majesté d'agréer ma démission, et de me faire indiquer à qui je dois remettre le portefeuille du ministère de l'intérieur. Permettez-moi ; Sire, de vous demander la grâce de me laisser rentrer tout à fait dans la condition privée. Comme député, j'essayerai de servir mon roi et mon pays de tout mon dévouement.

Signé : LAINÉ.

[5] J'apprends que M. le duc de Richelieu vient d'offrir sa démission au roi ; si Votre Majesté se déterminait à l'accepter, je la supplierais de permettre que je mette aussi la mienne à ses pieds. Je sais trop que dans de telles circonstances ma présence dans les affaires serait plus nuisible qu'utile au service du roi. Sa Majesté connaît mon dévouement sans bornes. Si je perds le bonheur de la servir comme ministre, il me restera au moins la consolation de manifester en toutes occasions comme député les sentiments et les principes qui ne cesseront d'être au fond de mon cœur.

Signé : PASQUIER.

[6] Une lettre de M. le comte Molé à M. le baron Pasquier m'apprend que M. le duc de Richelieu a prié Votre Majesté d'agréer sa démission. Cette détermination, si elle pouvait être irrévocable et avoir l'assentiment du roi, me forcerait à mettre à ses pieds le portefeuille qu'il a bien voulu me confier depuis trois ans. Rien au monde ne pourrait m'engager à rester un instant au ministère après M. le duc de Richelieu. Votre Majesté, qui connaît ma résolution à cet égard, a bien voulu souvent l'approuver. Je le dois d'autant plus que la divergence d'opinion sur quelques points ou plutôt sur un point entre les ministres, et particulièrement entre M. le duc de Richelieu et moi, a seule pu causer cette détermination. Du moment que cette divergence a commencé à paraître, j'ai manifesté' au roi et à M. le duc de Richelieu l'intention de me retirer. Je dois l'exécuter aujourd'hui et ne pas priver le roi des services de M. le duc de Richelieu, bien sûr que Votre Majesté est certaine, et aussi M. le duc de Richelieu lui-même, que tous les deux me trouveront toujours prêt, hors du ministère comme dedans, à faire tout ce qui sera utile au service de Votre Majesté et au succès de son gouvernement, auquel j'appartiendrai toujours de vœux et d'intention, comme j'appartiendrai de cœur et d'âme à Votre Majesté tant que j'aurai une goutte de sang dans les veines. » Du reste, je vais chez M. le duc de Richelieu pour lui donner une dernière preuve de l'abnégation de moi-même que j'apporterai toujours au service de Votre Majesté.

Signé : DECAZES.