Animosités des partis.
— Réaction passionnée dans les départements ; cours prévôtales. — Débats de
la loi d'amnistie ; MM. Royer-Collard, de La Bourdonnaie, Chateaubriand. —
Production du testament de Marie-Antoinette. — Attendrissement de l'opinion.
— Dissolution de la chambre. — Agitation des départements. — Conspiration de
Grenoble. — Didier : son caractère, ses antécédents, ses relations avec le
parti orléaniste. — Sa tentative avortée sur Grenoble. — Proclamations et
vengeances draconiennes. — Fuite et mort courageuse de Didier. —
Recrudescence de réaction. — Intrigues de palais ; éclosion du parti
doctrinaire. — Coup d'Etat du 5 septembre, ratifié par les élections. —
Fureurs des royalistes extrêmes ; leur note secrète au congrès
d'Aix-la-Chapelle. — Evacuation de la France par les alliés. — Mémoire de
Louis XVIII sur la crise ministérielle (décembre 1818).
I L'exécution
du maréchal Ney, au lieu de fermer, comme le roi et les ministres
l'espéraient, l'ère des proscriptions et des représailles, et de satisfaire
la soif de récriminations de la cour et des chambres, ne fit que les altérer
davantage. La France entière, encouragée aux représailles par cette
complaisance du gouvernement a ses passions, au lieu de s'occuper de sa
délivrance et de sa reconstitution ne parut occupée qu'à se venger. Le zèle
pour les Bourbons se mesurait à la colère et aux dénonciations contre leurs
ennemis. Les cours prévôtales, bientôt créées comme une chambre ardente des
actes et des opinions, rivalisèrent d'ardeur dans les départements. Le pays
n'était qu'un vaste tribunal militaire, jugeant, épurant, condamnant, et trop
souvent immolant les complices prétendus de.la conspiration bonapartiste. Les
motions les plus sinistres s'élevaient tous les jours du sein de la chambre
des députés et de la chambre des pairs. L'entraînement était si irrésistible
et si général, que, dans les propositions les plus acerbes, deux ou trois
voix à peine y protestaient contre les exagérations de la prudence et contre
les démences du dévouement. Le roi sentait que les rênes de l'opinion
royaliste lui échappaient pour passer dans les mains de son frère le comte
d'Artois et de ses conseillers les plus extrêmes, en rapport plus intime que
lui avec les passions de la chambre. De peur de tout perdre, il cédait
beaucoup, puis il s'alarmait lui-même de ses concessions. Accusé tout bas
d'avoir entraîné sa dynastie dans l'exil en pactisant avant le 20 mars avec
les nécessités de l'opinion révolutionnaire et avec l'armée de Bonaparte, il
avait à racheter, aux yeux de sa famille, de l'émigration et d'une partie du
clergé, ses prétendues complaisances pour la révolution. Chef de parti,
suspect à son parti, ruiné sourdement dans son propre palais par les
partisans violents et ambitieux de son frère, obligé de leur complaire en les
contenant, convaincu cependant qu'il n'affermirait son règne qu'en modérant
ses amis, en ramenant ses ennemis, en adoptant la' gloire, en fondant la
liberté constitutionnelle de la nation ; sa situation, au milieu de cette
tempête des passions contraires, était celle d'un pilote qui lutte a la fois
contre son propre équipage et contre les éléments déchaînés. Il déviait un
moment de sa route sous un vent trop fort, se réservant de la reprendre
aussitôt que la fureur des opinions laisserait entendre la voix d'une saine
politique. II En
attendant, il laissait les comités royalistes des départements dicter et
révoquer les choix de ses agents, épurer les ministères et les armées, créer
des catégories d'indignités de service dans les cadres, répandre des
proclamations de défense mutuelle dans les provinces de l'Ouest et du Midi,
opérer même des rassemblements de partis armés, destituer les juges civils de
leurs fonctions inamovibles, garantie de leur indépendance. Des adresses
impératives sous des formes dévouées lui commandaient, au nom des deux
chambres, des mesures efficaces de prévoyance et de sévérité. Ses ministres
obéissaient à ces impulsions. Le duc de Feltre décimait les officiers qui
avaient servi pendant les cent-jours. Barbé-Marbois, ministre de la justice,
promulguait un code contre les manifestations séditieuses ; M. Decazes,
ministre de la police, une suspension de la liberté individuelle, qui
remettait au gouvernement l'arbitraire contre les citoyens. Les ministres, en
soutenant ces mesures dans les deux chambres, n'avaient à les défendre que
contre les excès de pénalité et contre la peine de mort, que les orateurs du
parti des vengeances provoquaient en toute occasion. M. Pasquier, longtemps
administrateur de la police de la capitale sous Bonaparte, jurait maintenant
à la tribune par l'éternité des Bourbons ! M. de Chateaubriand poussait son
enthousiasme jusqu'à l'injure pour les vaincus et jusqu'aux hymnes pour les
vainqueurs. Un de ces hommes qui se font les voix dominantes du chœur des
passions politiques, M. de La Bourdonnaie, dressait, sous le faux nom
d'amnistie, des tables graduées de proscription qui encadraient douze cents
noms dans l'exil ou dans les accusations capitales. D'autres listes plus ou
moins vindicatives étaient dressées par d'autres députés de la même faction.
On ne proscrivait plus par homme et par crime, mais par catégorie et par
situation. La chambre applaudissait à ces initiatives ; elle nommait des
commissions de députés pour les coordonner, les élargir ou les aggraver. Le
gouvernement, que ces motions accusaient tacitement de lenteur, d'hésitation
ou de complicité avec les périls publics, tremblait de se voir dépassé et
abandonné par les chambres, s'il ne se prêtait pas lui-même à cette impulsion
pour rester maître de la modérer en la dirigeant. III C'est
ainsi que le duc de Richelieu apporta aux chambres un projet de loi
d'amnistie. Cette loi avait une double pensée dans l'esprit du roi calmer les
alarmes du parti vaincu, que le désespoir pouvait porter aux soulèvements, et
satisfaire aux exigences du parti des chambres et de la cour en lui enlevant
le prétexte de l'impunité. Louis XVIII, dans cette loi d'amnistie, ne
proscrivait que les membres de la famille de Bonaparte ; il maintenait
généreusement aux régicides le pardon que son frère Louis XVI leur avait
assuré dans son testament. Cette magnanimité du mourant, a laquelle la mort
même donnait un caractère religieux, faisait frémir les hommes de
représailles dans les deux chambres, mais elle les empêchait de murmurer tout
haut. En se révoltant contre la clémence du roi, ils craignaient de
s'insurger contre la sainteté de la victime. La chambre des députés renvoya
néanmoins la proposition des ministres a la même commission qui élaborait la
loi de proscription de M. de La Bourdonnaie. C'était préjuger l'aggravation
du projet du gouvernement et montrer le dédain de la volonté royale. M. de
Corbière et M. de Villèle, deux hommes que leur talent divers, leur royalisme
commun et leur alliance intime rendaient déjà dominateurs dans l'Assemblée,
gouvernaient cette commission M. de Villèle, plus pratique et plus flexible,
M. de Corbière, plus indomptable et plus entier. Ce dernier fut chargé de
porter à la tribune les conclusions de la commission : « Henri IV, en effet,
dit-il, amnistia ses ennemis ; mais cinq ans d'exil et de condamnations
avaient précédé la clémence royale. » Il lut ensuite le code d'épuration,
d'ostracisme, d'exil et de dépossession sous peine de mort, que les
commissaires substituaient à l'amnistie du roi. La discussion seule de ce
contre-projet était un défi au gouvernement sous la forme du zèle. Les
orateurs royalistes aggravèrent ce défi par l'âpreté des discours : «
N'écoutez pas ces sophismes de philanthropie importune, habiles dans la
bouche de vos ennemis hésiter de punir, c'est faiblesse, disait l'un. — La
divine Providence, disait M. de La Bourdonnaie, livre enfin dans nos mains
les meurtriers de vos rois, les assassins de vos familles, comme si la
justice suprême les avait réservés à travers tous nos désastres pour prouver
la vanité de la prudence humaine et la perfidie des cœurs sans remords Ces
hommes, aujourd'hui vaincus et désarmés, invoquent une générosité qu'ils ne
pratiquèrent jamais comme si les forfaits devaient jouir d'une éternelle
impunité. Et vous, magistrats pusillanimes, législateurs sans prévoyance,
vous verriez les complots de ces hommes, opprobre de ta nation, et vous ne
les puniriez pas ! » M. de Bouville, du même esprit et du même
dogme, accusa la commission elle-même de timidité et de mollesse. « Je me
demande, dit-il, quelle excuse peut couvrir le crime de ces administrateurs,
de ces généraux, qui tenant leurs fonctions des mains du roi, les ont
tournées contre lui et mises au service de l'usurpateur ! » Ces
fureurs étaient applaudies comme des maximes d'hommes d'État, dans les
chambres, dans les tribunes, dans les journaux, dans les salons, et jusque
dans le palais. Quelques
hommes, élevés, de vues, froids de caractère et incorruptibles à la contagion
de ces colères à la tête desquels osaient se montrer M. Royer-Collard,
philosophe politique, M. Lainé, âme calme par sa grandeur, M. de Serre,
orateur prédestiné à un pur éclat, combattaient ces excès de zèle, ces
souvenirs des plus mauvais jours. Les confiscations que vous demandez sous le
nom d'indemnités aux coupables, dit M. Royer-Collard, sont l'âme et le nerf
des révolutions après avoir confisqué parce qu'on a condamné, on condamne
pour avoir à confisquer. La férocité se rassasie, la cupidité jamais. Les
confiscations sont si odieuses que la révolution en a rougi, elle qui ne
rougit de rien D'ailleurs les grands coupables (Ney, Labédoyère) ont déjà
subi la peine capitale ferez-vous réagir contre eux votre loi ? faites-les
donc sortir du tombeau pour qu'ils entendent de la bouche de leurs juges
cette condamnation nouvelle qui ne leur a pas été prononcée ! » Des
murmures, des frémissements de colère, des impatiences d'expiation et de
ruines répondaient du sein de la majorité a ces paroles d'humanité et de
paix. M. de Corbière réfuta avec des passions ces lois éternelles.
L'Assemblée, sourde aux voix des ministres, allait déchirer le projet du roi
et voter le sien. Les ministres, voyant l'imminence du danger, coururent au
palais pour le prévenir, et pour obtenir du roi une transaction de sa
clémence avec les rigueurs de la chambre. Ils rentrèrent une heure après,
avec une amnistie moins large, mais qui couvrait encore les régicides. « Ce
n'est pas sur la terre, dit le duc de Richelieu, qu'il faut chercher les
motifs qui empêchent le roi .de les expulser à jamais du royaume, c'est dans
le ciel, c'est dans la volonté du roi martyr, qui sera consolé dans sa tombe
par le pardon que vous accordez en son nom ! » Ces paroles touchantes
imposent le silence, non la conviction. Les passions se dépouillent même de
leur pudeur. M. de Trinquelague demande que la loi et les peines ne
s'appliquent pas aux crimes des bandes royalistes qui viennent de consterner
et d'ensanglanter le Midi. Les catégories de coupables de M. de, La
Bourdonnaie sont votées. M. Clausel de Coussergues justifie les
confiscations, par l'exemple de saint Louis et d'Henri IV. « Que le
trésor soit pauvre, mais pur ! » s'écrie M. de Serre. M. de Béthisy insiste,
malgré la pieuse répugnance du roi, sur la proscription de tous ces
régicides. « Faisons violence à sa clémence, dit-il dans un discours
froidement lu à la tribune, mais brûlant du zèle de l'épuration si
l'inflexible honneur nous oblige à désobéir à ses volontés, s'il détourne un
moment de nous ses regards de bonté, disons comme les nobles soldats de
l'autel et du trône, dans l'Ouest : « Vive le roi quand même ! » Cette
harangue, évidemment concertée avec l'immense majorité de la chambre, et qui
voilait l'obstination sous le respect, fut accueillie par un applaudissement
unanime. Les ministres eux-mêmes firent cette part à la colère publique, et
se turent. La proscription devint loi. M. de
Chateaubriand, à la chambre des pairs, demanda des expiations funèbres à
Louis XVII, enfant roi lentement supplicié dans son corps et dans son âme par
les bourreaux : On sentait le théâtre politique sur le tombeau de ce pauvre
orphelin. « Voilà, s'écriait M. de Chateaubriand, en adressant à son
tour son imprécation aux proscrits, voilà les attentats que les hommes ne
sauraient assez expier Malédiction sur les scélérats qui nous obligent à tant
de réparations vaines ; la France les rejette enfin, la justice a repris ses
droits, le crime a cessé d'être inviolable ! » IV Le
testament jusque-là ignoré de la reine Marie-Antoinette sortit en ce moment
de l'ombre où il était enseveli. Un membre modéré de la Convention, nommé
Courtois, chargé après la mort de Robespierre de faire l'examen de ses
papiers, avait trouvé ce testament de la reine dans le portefeuille du
dictateur, et l'avait enfoui par piété pour le rendre un jour à l'histoire et
à sa famille. Courtois, banni aujourd'hui comme régicide, avait laissé
transpirer son secret. Le testament, apporté à Louis XVIII par M. Decazes,
était un monument trop opportun et trop attendrissant, pour que ce prince
n'en fît pas une date de sa restauration, et un éclat de sentiment pour sa
cause. Avant la catastrophe de la monarchie et les malheurs de
Marie-Antoinette, Louis XVIII, alors comte de Provence, avait eu peu de
considération politique pour sa belle-sœur, accusée avec trop de raison
d'incliner le vertueux Louis XVI tantôt aux excès de résistance, tantôt aux
excès de concessions toujours femme et passionnée, aujourd'hui par l'audace,
demain par le découragement. Mais le feu du martyre avait tout purifié dans
la victime. Son dévouement aux mauvais jours, son union dans la mort avec son
époux, ses angoisses pour ses enfants, sa captivité subie, sa piété partagée,
ses adieux reçus, son courage relevé devant ses bourreaux, son jugement
accepté, son sang offert au ciel et à la terre en expiation de quelques
fautes de règne, avaient divinisé dans l'âme du roi cette mémoire. Il voulait
la diviniser politiquement aussi pour la France nouvelle, afin d'entourer sa
race d'une couronne de souvenirs sacrés, inviolables aux sarcasmes
révolutionnaires. Il chargea M. Decazes de communiquer cette relique royale à
la chambre des députés. Il espérait que l'enthousiasme et les larmes de son
jeune ministre en lisant cette lettre datée d'un autre monde fléchiraient la
colère naissante des royalistes contre son favori, et rétabliraient
l'harmonie entre l'Assemblée et son conseil. M. Decazes, qui cherchait
lui-même à se faire auprès des royalistes des titres qui manquaient à sa
jeunesse, accourut à la chambre, cette lettre de la reine à la main, comme un
homme qui ne, peut contenir un mystère, et la lut en s'attendrissant lui-même
au milieu des sanglots de l'auditoire. V La
lettre de la reine, écrite à sa sœur Madame Élisa- beth, et datée du cachot
de la Conciergerie, à quatre heures du matin, le jour dont elle ne devait pas
voir la fin, était digne de la victime, de l'heure de l'échafaud, de la
postérité et du ciel. La mort inspire mieux que la vie, parce qu'elle
transforme avant de frapper. « C'est
à vous, ma sœur, disait la reine, que j'écris pour la dernière fois. Je viens
d'être condamnée, non pas à une mort honteuse, elle ne l'est que pour les
criminels, mais à aller rejoindre votre frère. « Comme
lui innocente, j'espère montrer la même fermeté que lui dans ses derniers
moments. Je suis calme comme on l'est quand la conscience ne reproche rien.
J'ai un profond regret d'abandonner mes pauvres enfants. Vous savez que je
n'existais que par eux et dans ma bonne et tendre sœur vous qui avez par
amitié tout sacrifié pour être avec nous, dans quelle position je vous laisse
! J'ai appris, par le plaidoyer même du procès, que ma fille était séparée de
vous. Hélas la pauvre enfant je n'ose pas lui écrire elle ne recevrait pas ma
lettre je ne sais pas même -si celle-ci vous parviendra. « Recevez,
pour eux deux, ici, ma bénédiction. J'espère qu'un jour, lorsqu'ils seront
plus grands, ils pourront se réunir, avec vous, et jouir en entier de vos
tendres soins. Qu'ils pensent tous deux à ce que je n'ai cessé de leur
inspirer que les principes et l'exécution exacte de ses devoirs sont la
première base de la vie, que leur amitié et leur confiance mutuelle en fera
le bonheur. « Que
ma fille sente qu'à l'âge qu'elle a, elle doit toujours aider son frère par
les conseils que l'expérience qu'elle aura de plus que lui et son amitié
pourront lui inspirer. Que mon fils, à son tour, rende à sa sœur tous les
soins, tous les services que l'amitié peut inspirer. Qu'ils sentent enfin
tous deux que, dans quelque position qu'ils puissent se trouver, ils ne
seront vraiment heureux que par leur union. Qu'ils prennent exemple sur nous,
combien, dans nos malheurs, notre amitié a donné de consolations et dans le
bonheur, on jouit doublement, lorsqu'on peut le partager avec un ami. Et où
en trouver de plus tendres et de plus chers que dans sa propre famille ? « Que
mon fils n'oublie jamais les derniers mots de son père, que je lui répète
expressément qu'il ne cherche jamais à venger notre mort. « J'ai
à vous parler d'une chose bien pénible à mon cœur. Je sais combien cet enfant
doit vous avoir fait de peine. Pardonnez-lui, ma chère sœur. Pensez à l'âge
qu'il a, et combien il est facile de faire dire a un enfant ce qu'on veut, et
même ce qu'il ne comprend pas. « Un
jour viendra, j'espère, où il ne sentira que mieux tout le prix de vos bontés
et de votre tendresse pour tous deux. « Il
me reste à vous confier mes dernières pensées. J'aurais voulu les écrire dès
le commencement du procès mais, outre qu'on ne me laissait pas écrire, la
marche en a été si rapide, que je n'en aurais réellement pas eu le temps. Je
meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans celle de mes
pères, dans celle où j'ai été élevée et que j'ai toujours professée, n'ayant
aucune consolation spirituelle à attendre, ne sachant pas s'il existe encore
des prêtres de cette religion ; et même le lieu où je suis les exposerait
trop s'ils y entraient une fois. « Je
demande sincèrement pardon à Dieu de toutes les fautes que j'ai pu commettre
depuis que j'existe. J'espère que dans sa bonté il voudra bien recevoir mes
derniers vœux, ainsi que ceux que je fais depuis longtemps pour qu'il veuille
bien recevoir mon âme dans sa miséricorde et dans sa bonté. « Je
demande pardon à tous ceux que je connais, et à vous, ma sœur, en
particulier, de toutes les peines que, sans le vouloir, j'ai pu vous causer.
Je pardonne à tous mes ennemis le mal qu'ils m'ont fait. « Je
dis ici adieu à mes tantes et à tous mes frères et sœurs. J'avais des amis
l'idée d'en être séparée pour jamais, et leur peine, sont un des plus grands
regrets que j'emporte en mourant. Qu'ils sachent, du moins, que jusqu'à mon
dernier moment j'ai pensé à eux. « Adieu !
ma bonne et tendre sœur puisse cette lettre vous arriver. Pensez toujours à
moi. Je vous embrasse de tout mon cœur, ainsi que mes pauvres et chers
enfants. Mon Dieu qu'il est déchirant de les quitter pour toujours ! « Adieu
! adieu ! je ne vais plus m'occuper que de mes devoirs spirituels. Comme je
ne suis pas libre dans mes actions, on m'amènera peut-être un prêtre ; mais
je proteste ici que je ne lui dirai pas un mot et que je le traiterai comme
un étranger. » VI Les
bénédictions de la mère, contenues dans cette lettre, rejaillirent de
l'échafaud' sur sa fille et sur sa race les larmes de l'Assemblée et du
peuple éteignirent pour un moment le feu qui couvait dans les ressentiments
des royalistes. M. de Marcellus, orateur enthousiaste, fit un appel à la
concorde, au dévouement chevaleresque, à la foi antique. Les monuments
expiatoires aux victimes royales de la révolution s'élevèrent a sa voix les
uns virent dans ces monuments et dans ces anniversaires des reproches à la
patrie, les autres des témoignages inoffensifs de douleur nationale qui
enlèvent aux temps calmes la responsabilité des temps irrités. Le meurtre
d'un roi, écrasé comme Louis XVI sous l'écroulement irrésistible d'un passé
que sa faiblesse ne pouvait pas soutenir, était pour tous, même pour ses
juges, un jour de deuil. Une nation qui rougirait de pleurer ses morts,
surtout quand ses morts furent les rois de ses pères, et tombèrent sous sa
propre main, ne ferait pas acte de grandeur d'âme, mais d'insensibilité. La
liberté ne professe pas l'indifférence pour les douleurs humaines elle
n'arrache pas le cœur des peuples ; elle l'élève et elle l'élargit. Reprocher
à Louis XVIII, au comte d'Artois, aux frères, à la fille de Louis XVI, de
fonder des honneurs funèbres à leur frère, à leur père, à leur mère, c'était
faire aux Bourbons un crime de leur souvenir et de leur piété. La sagesse
commandait seulement d'interdire les discours sur ces tombes, afin que le
zèle pour les morts n'allumât pas les controverses entre les survivants. M.
de Marcellus l'avait compris par son propre cœur, et il n'avait adressé
d'invocation qu'à la religion et à la paix : Les passions ombrageuses des
ennemis des Bourbons ne lui pardonnèrent pas ces hommages aux cendres de la
royauté et aux ruines de l'Église antique. Elles raillèrent jusqu'à sa
candeur, et vouèrent son nom aux sarcasmes et aux pamphlets du temps. VII Une loi
d'élection base de tout gouvernement représentatif, manquait encore aux
institutions. Le sort du gouvernement futur était dans cette loi. On en
ébaucha plusieurs, on n'en acheva aucune. L'aristocratie triomphante et
ombrageuse, et la royauté qui tremblait déjà devant ses amis excessifs,
craignaient également de se tromper en restreignant ou en élargissant trop
les conditions du droit électoral. M. Lainé, président de l'Assemblée,
témoigna le désir' de se retirer devant une insulte impunie d'un des députés
les plus véhéments, croyant voir dans cette impunité un signe de désaffection
de la majorité à sa personne. Trop modéré pour ces temps d'emportements, trop
jaloux de la dignité de chef d'une assemblée souveraine pour subir un
outrage, M. Lainé gémissait des excès dont il était témoin. Une prière du roi
le retint quelque temps encore à la présidence. Louis XVIII, M. de Richelieu
et M. Decazes sentaient le prix d'un tel homme au fauteuil. Ils lui
proposaient de loin l'entrée du conseil des ministres à la place du ministre
de l'intérieur, M. de Vaublanc, dont les encouragements à la majorité
violente présageaient la chute. Pendant
cette longue fermentation du parti royaliste dans les deux chambres, un parti
de l'Église, d'abord confondu avec le parti du trône, puis distinct, essayait
ses forces par des discours et par des motions en faveur d'un établissement
temporel du culte dominant et d'une reconstitution des biens de l'Église. Le
salaire de l'État aux ministres du culte paraissait un outrage aux partisans
d'une Église exclusive. Le gouvernement proposait en vain d'accroître ce
salaire et de décerner des fonds considérables pour les pensions
ecclésiastiques. La chambre votait, avec ces munificences, la restitution de
tous les biens de l'Église non encore aliénés. L'Assemblée constituante, en
anéantissant la féodalité, avait anéanti la noblesse et créé la nation :
en réformant l'Église comme corps propriétaire, la révolution de 89 avait
supprimé l'apanage d'un culte unique et fondé la liberté religieuse. La
tendance du nouveau parti religieux dans les chambres, en restituant à
l'Église comme corps civil les biens non vendus, était évidemment le retour à
une religion d'État. Le roi proscrit et rentré, allié naturel de l'Église
proscrite et dépouillée, n'osait ni trop refuser ni trop consentir à ces
tendances. Les orateurs de la cour et les orateurs du clergé, M. de
Chateaubriand, M. de Bonald, M. de Marcellus, associaient sans cesse dans
leurs vœux le trône et l'autel. Déjà, à la voix de M. de Bonald, publiciste
habile et vénéré du passé, on avait voté l'abrogation de la loi du divorce. Le
gouvernement, dominé par les deux chambres, avait consenti à l'effacer du
Code civil, parce que l'Église l'avait condamné. L'éducation publique, remise
principalement depuis la révolution à un corps enseignant appelé
l'Université, était revendiquée exclusivement pour l'Église. On demandait à grands
cris de lui confier aussi, au détriment de l'autorité municipale, les
registres de naissance et de décès des populations, afin que, la naissance et
la mort lui appartenant à titre légal, le peuple confondît sous le sacerdoce
la magistrature civile et la magistrature religieuse, double lien qui lui
soumettrait l'âme et le corps. On alla jusqu'à demander le rétablissement du
supplice infâme de la potence et le préjugé odieux de l'hérédité de
l'opprobre dans la famille des suppliciés. « Heureux le peuple, s'écria
un député breton, chez lequel la tache du crime se transmet de père en fils ! »
Tel était le délire du retour au passé chez les hommes dont les pères avaient
fait la révolution ou avaient péri sur ses échafauds. Ils n'étaient en
général ni fanatiques ni implacables mais les contre-révolutions ont des
vertiges comme les révolutions. Les souvenirs des excès, des anarchies et des
immolations de la terreur, le dégoût d'un long despotisme, le désespoir de la
patrie livrée, ravagée, dépouillée en ce moment par l'étranger, les
précipitaient avec fureur en arrière, et leur faisaient chercher dans les
démolitions des vieux âges des remèdes et des garanties contre les maux
présents. Le contre-courant que les esprits faibles et irréfléchis prennent
pour le courant véritable des choses humaines emportait tout dans l'opinion
et dans les chambres, et menaçait d'emporter même le gouvernement. Le roi
trembla, et résolut de donner du temps à la pensée du pays. Il ferma les
chambres et modifia son ministère. VIII M. de
Vaublanc, homme entièrement dévoué au comte d'Artois, fut remplacé par M.
Lainé au ministère de l'intérieur. M. Lainé, ami et conseil du duc de
Richelieu, venait fortifier la politique personnelle du roi. Sa conviction
héroïquement démontrée d'asseoir la restauration monarchique sur la liberté
publique, son crédit d'estime dans l'Assemblée, son éloquence passionnée de
raison comme son âme, donnaient au gouvernement une autorité bientôt
nécessaire sur l'Assemblée pleine d'intrigues, d'impatience et d'emportements.
M. Barbé-Marbois, ministre de la justice, dont le titre principal était
d'avoir été victime du directoire et déporté à Cayenne, fut sacrifié au comte
d'Artois et à la cour qu'il inquiétait, sans servir utilement néanmoins la
pensée modératrice du roi. Le chancelier Dambray, plus agréable à la cour et
plus docile aux impressions de Louis XVIII, remplaça provisoirement M.
Barbé-Marbois. M. Guizot, secrétaire général de la justice, jeune homme que
l'amitié de l'abbé de Montesquiou et sa présence à la petite cour de Gand
avaient accrédité parmi les royalistes, tomba pour se relever bientôt avec
son ministre. Il commençait avant l'âge une carrière publique, précoce,
longue et diverse, qui devait le porter à une célébrité de fortune politique
et de talent qui dure encore et que ses vicissitudes défendent de juger
aujourd'hui. IX A peine
les chambres étaient-elles fermées, que le contre-coup de leurs actes et de
leurs motions sur l'opinion des libéraux et des bonapartistes se fit sentir
par de sourdes agitations dans les départements. Ils se voyaient menacés, ils
voulaient prévenir. La terreur inspirée par les actes de la chambre était
assez sérieuse pour soulever, pas assez oppressive pour contenir. La présence
des officiers et des soldats licenciés dans les lieux de leur naissance,
leurs griefs contre le gouvernement, leurs plaintes contre la rémunération
ingrate de leur sang dans leur demi-solde, la popularité de leurs récits
militaires dans les lieux publics des villes et dans les chaumières des
campagnes, les haines et les mépris qu'ils soufflaient contre ce gouvernement
qu'ils appelaient un gouvernement d'émigrés, de transfuges, de vieillards, de
femmes et de prêtres, les rumeurs de confiscation des biens nationaux au
profit des nobles, qu'ils semaient parmi les nouveaux propriétaires et parmi
les paysans, les journaux, les pamphlets injurieux aux Bourbons, colportés
dans les villages, l'humiliation de la défaite, la haine de l'occupation
étrangère, les rançons amères, les impôts lourds, les emprunts onéreux, la
perspective de gloire fermée avec les impossibilités de guerre, assombrissaient
partout l'esprit du peuple et le prédisposaient aux séditions et aux
complots. Il n'était pas un hameau sur la surface du territoire qui n'eût
dans ses officiers, sous-officiers ou soldats licenciés, un conciliabule
permanent et des agents actifs d'opposition et de soulèvement. La présence
des armées étrangères contenait seule dans les provinces de l'Est, du Nord et
du centre, l'esprit de trouble et d'explosion qui fermentait dans les cœurs.
On aimait le roi, on le plaignait, on lui pardonnait du moins ; mais on
détestait les chambres, la noblesse, le clergé, qu'on accusait de se
substituer au trône pour reconquérir, opprimer et humilier la nation. X Telle
était la disposition populaire pendant l'été de 1816 Des hommes importants à
Paris, parmi ceux surtout qui avaient trempé ou failli dans le 20 mars,
observaient du cœur et de l'œil ces symptômes, les fomentaient obliquement et
multipliaient les alarmes afin de multiplier le mécontentement. Un homme
étrange et énigmatique fit éclater tout à coup, à l'extrémité de nos
frontières, au pied des Alpes, ce feu caché qui couvait sous le silence du
peuple. XI Cet
homme, que nous avons connu à cette époque de sa vie, touchait à la
vieillesse. Rien ne révélait en lui les grandes vertus ou les grands crimes.
Il était de haute et grêle stature ; il marchait courbé par le poids des
années et par l'habitude sédentaire de l'homme de loi qui a passé sa vie
penché sur les dossiers des causes. Son visage était vulgaire, quoique fin et
passionné il était encadré dans de longues mèches de cheveux blancs mal
effilés qui flottaient sur son cou et sur son habit, à la manière des avocats
dont la chevelure dépliée se déroule sur la toge ses yeux gris, animés d'un
feu sans éclat, avaient le regard mobile et pénétrant du fureteur qui cherche
et qui cache. Sa physionomie indécise laissait évaporer son âme éventée sur
ses traits. Tout dans son apparence était plus léger que profond. Il
s'agitait perpétuellement sur son siège, se levant, se rasseyant pour se
relever encore, se mêlant à tous les groupes d'un salon et passant de l'un à
l'autre, semblable à un souffle, pour ranimer le feu des entretiens. Il
parlait beaucoup et à haute voix, sans réserve, sans convenance, avec
chaleur, mais sans éloquence il gesticulait avec une volubilité de mains
égale à la volubilité des paroles. On se demandait quel était cet étranger,
quelle familiarité ancienne ou récente l'introduisait ainsi dans l'intimité
des personnages graves auxquels on le voyait tout à coup mêlé dans la faction
des mécontents à demi-voix, et surtout parmi les partisans encore réservés de
la faction d'Orléans. Toute cette figure aurait également bien personnifié
l'indiscrétion, le mystère ou l'intrigue sur un théâtre d'Athènes ou de
Paris. Cet homme se nommait Didier. Quand on avait entendu son nom, on n'en
savait pas davantage sur son passé et sur son présent, et on interrogeait
encore. XII Ses
rôles différents depuis sa jeunesse avaient toujours été actifs, mais
subalternes. Né dans les montagnes des environs de Grenoble, pays
d'intelligence, de mouvement, de souplesse d'esprit, élevé pour l'Église,
passé dans le barreau, plaidant dans la capitale et la province jusqu'à
l'époque de la révolution, il s'était signalé, comme ses compatriotes, dans
la passion et dans le bruit des premières réformes. Emporté et rapporté
ensuite tour à tour par le flux et le reflux des opinions, il s'était rallié
depuis 1792 aux royalistes, il avait sollicité avec beaucoup d'autres
l'honneur de défendre Louis XVI devant la Convention. Revenu à Lyon, il avait
animé l'esprit de résistance à la république, sa tête avait été mise à prix
après le siège de cette ville. Le Rhône l'avait emporté ensuite au milieu des
conjurés royalistes du Midi ses correspondances avec les émigrés avaient'
accrédité de là son nom dans les conciliabules errants des princes. Quand ce
feu fut éteint, il avait émigré lui-même. Il s'était présenté alors au comte de
Provence comme un agent dévoué à ses malheurs et à sa restauration, et il
avait contracté une certaine familiarité d'exil avec la cour de ce
prétendant. Rentré en France après la terreur, il y avait retrouvé, parmi la
noblesse de sa province, ce crédit qui s'attache aux malheurs subis pour une
même cause. Il s'était fait l'intermédiaire et le solliciteur de ces familles
pour leur faire restituer, par le gouvernement plus doux, les biens
confisqués de leurs maisons. Ces services lucratifs l'avaient enrichi et
l'avaient mis en relation avec les pouvoirs publics de l'époque du
directoire. Habile à suivre ou à devancer les symptômes d'opinion flottante,
il avait publié en faveur du rétablissement de la royauté légitime une de ces
brochures fougueuses, intempestives, déclamatoires, plus propres à faire
prendre date de fidélité et de zèle à l'écrivain qu'à servir la cause du
prince. Il y portait le royalisme jusqu'au scandale. Le bruit de cette
brochure était resté étouffé sous l'anonyme. A l'avènement du premier consul,
Didier avait rappelé l'attention sur son nom par un panégyrique de Bonaparte
intitulé Du retour à la religion. C'était une invocation à la force pour
reconstituer le pouvoir temporel de l'Église. Partout où soufflait le vent populaire,
Didier était soulevé par sa légèreté et volait au-devant de la fortune.
L'empire récompensa ses adulations à Napoléon par une place de professeur de
législation à l'école de droit de Grenoble. Il n'y marqua que par
l'exagération servile de son enthousiasme pour Napoléon. Plus attentif à sa
fortune qu'à l'étude de sa profession, il conçut des plans chimériques dans
lesquels il engloutit les sommes considérables qu'il avait gagnées dans la
liquidation des biens d'émigrés. Le premier retour des Bourbons en 1814
ramena Didier à Paris, éprouvant ou feignant un enthousiasme ravivé pour leur
cause, renouant avec leur cour les relations interrompues par douze ans
d'oubli, et espérant trouver dans le cœur du roi le souvenir et la récompense
d'un zèle autrefois montré dans l'émigration. Nul, au moment du débarquement
de Napoléon à Cannes, ne déclamait avec plus d'indignation et d'énergie
contre l'attentat européen du grand proscrit. XIII Soit
que Louis XVIII n'eût pas jugé convenable de récompenser si promptement dans
Didier le zèle monarchique prêté si longtemps à une autre cause, soit que la
seconde chute de ce prince et le second avènement de Napoléon eussent
converti cette âme mobile à une autre fortune, Didier, après le retour du roi
en 1815, se montra aussi exaspéré contre ce prince et aussi ardent dans son
inimitié contre lui qu'il s'était montré enthousiaste et fanatique de la
restauration six mois auparavant. Trop intelligent pour ne pas comprendre que
Napoléon, vaincu par l'Europe, abandonné par la France et parti pour le
rocher de Sainte-Hélène, n'avait pas un troisième règne dans sa destinée,
Didier fréquentait assidûment alors les familiers les plus importants de la
maison d'Orléans. C'est là qu'on l'entendait, peu de jours avant son
entreprise, s'épancher à haute voix en allusions et en sarcasmes contre la
cour, contre les princes, contre le roi, et professer, aux sourires et aux
approbations intimes de son auditoire, des haines et des mépris dont le
secret ne devait pas tarder à se révéler. Y avait-il concert entre ces hommes
dévoués à la domesticité intime du duc d'Orléans et Didier ? Nous ne le
croyons pas. Leur caractère y répugne, et le duc d'Orléans lui-même n'aurait
ni provoqué ni écouté de la bouche de ses serviteurs des plans de
conspiration contre sa race. Mais il y avait, dans ces entretiens, concert au
moins d'opposition et d'aigreur contre la maison royale, et Didier, en
s'exaltant jusqu'à la témérité devant ces hommes, croyait évidemment les
flatter, s'il ne croyait pas les séduire[1]. XIV Quoi
qu'il en soit, on apprit, quelques jours après, que Didier avait quitté
Paris, qu'il avait parcouru les départements voisins de Lyon sous prétexte
d'affaires personnelles, qu'il avait eu à Lyon des rapports, signalés par la
police, avec les membres d'une association de l'indépendance nationale
arrêtés bientôt après comme conspirateurs et composée d'hommes vendus de cœur
à la cause bonapartiste, qu'il était revenu à Paris comme t'ourdisseur d'une
trame qui vient de visiter ou de nouer ses fils, et qu'il était reparti de
nouveau en effaçant complètement sa trace. Il
était déjà dans les environs de Grenoble. Là, les lieux lui étaient connus
comme les hommes. Les paysans de ces montagnes, race patriotique, soldatesque
et remuante, étaient les mêmes qui avaient été travaillés par les émissaires
de Bonaparte avant le 20 mars, et qui avaient fait cortège à son armée après
sa jonction avec Labédoyère. Depuis que Grenoble avait décidé, par sa
défection, du sort de la France, ces paysans croyaient reconquérir la patrie
en reconquérant les remparts de cette ville. Des officiers et des
sous-officiers nombreux, rejetés dans ces villages par le licenciement, y
entretenaient le fanatisme du nom de l'empereur. Didier savait que ce nom
seul avait assez de popularité posthume parmi ces populations pour les
soulever. Une fois émus à ce nom et les Bourbons expulsés du trône, les
hommes politiques changeraient aisément le drapeau sur lequel l'ignorance et
le préjugé auraient inscrit Napoléon II, captif à Vienne, et donneraient à
l'insurrection victorieuse la seule signification dynastique qu'elle pouvait
avoir, le duc d'Orléans. C'était la répétition du complot avorté des généraux
Lallemand en 1815, faisant marcher leurs soldats au nom de l'empereur et
marchant eux-mêmes pour une autre fin. Peu importait à Didier le drapeau,
pourvu que ce drapeau groupât les soldats et le peuple et fît disparaître du
trône les Bourbons qui l'occupaient. XV Caché
aux surveillants du gouvernement sous le nom d'Auguste, Didier avait
reçu l'hospitalité, au village montagnard de Quaix, dans la maison d'un
ancien officier de l'armée d'Égypte, surnommé le Dromadaire, par allusion à
la rapidité de ses courses dans le désert quand il y commandait les guides de
Napoléon. Cet officier, renommé pour son attachement à son ancien chef, et
popularisé dans ces montagnes par ses légendes d'Orient, exerçait un grand
ascendant sur ses compagnons d'armes à Grenoble et dans les villages voisins.
Il rassembla chez lui les officiers, les sous-officiers et les paysans les
plus sûrs, et leur présenta son hôte Didier comme l'homme investi du secret
de la destinée, venant apporter à leur pays la pensée, le signal, l'honneur
de la délivrance de la patrie. Didier, dont la plupart connaissaient déjà le
nom et le visage, les harangua et leur lut une proclamation artificieusement
rédigée au seul nom de l'indépendance nationale. Cette proclamation rejetait
tous les malheurs et toutes les humiliations de la France sur les Anglais, et
appelait le peuple aux armes contre l'étranger, sans s'expliquer sur la
nature de gouvernement qui personnifierait ce mouvement national. Les
paysans, qui ne comprennent que les noms populaires, s'étonnèrent. L'hôte de
Didier réclama contre une réticence qui enlevait le nom de l'empereur à
l'enthousiasme de ses vieux soldats. Didier consentit à donner satisfaction
tour à tour à tous les esprits, tantôt parlant de Napoléon Il au vulgaire des
conjurés, tantôt du duc d'Orléans à l'élite, tantôt d'un mouvement
d'indépendance nationale à la foule. Il parcourut ainsi les montagnes, les
vallées de Grenoble à Chambéry, Eybens, les Adrets, Pontcharra, Tencin,
enrôlant secrètement partout des agents secondaires à sa cause, animant du
feu de sa haine les cœurs de ses partisans, et jetant au hasard dans ses
proclamations et dans ses banquets nocturnes, ou le nom de Napoléon II, ou le
nom mystérieux d'un autre prince. Joly, le chef de bataillon Briellet, le
capitaine Pélissier, l'ancien garde des forêts Cousseaux, Joannini, officier
piémontais, presque tous débris du bataillon sacré qui s'était groupé autour
de l'empereur à Grenoble et qui lui avait fait cortége à Paris, devinrent les
moteurs actifs et les chefs futurs des rassemblements. Ils préparèrent par
des demi-confidences trois cents officiers ou sous-officiers de la ville et
de la banlieue à des événements inconnus. Ils travaillèrent la bourgeoisie,
le peuple, les écoles, mais avec moins de succès. Cependant, à. Vizille, un huissier
nommé Charlet ; Dussert, ancien maire et ancien guide de l'armée des Alpes à
Allemont ; Durif, ancien maire de Vaujany ; Drevet, ancien soldat de la garde
; Buisson, Genevois, Dufresne, Guillot, Dumoulin a la Mure, Bremet, notaire ;
Milliet, propriétaire à Goncelin ; Santon, maître de poste à Lumbin Adine,
inspecteur des douanes à Pontcharra ; Julien, lieutenant des, douanes ;
Turbet, capitaine dans le même corps ; Joly, lieutenant licencié à Tencin, et
tout ce que la haine contre les Bourbons, l'antipathie contre l'étranger, les
souvenirs de la république, le fanatisme pour Napoléon, l'ambition déçue, la
fortune ruinée, l'avancement interrompu, l'oisiveté fastidieuse, pouvaient
déterminer aux tentatives désespérées pour remonter à la surface des choses,
reçut le mot, les demi-confidences, les insinuations intimes, les promesses
trompeuses, les assurances du concours de Paris et du concert avec
l'Autriche, le signal, le souffle de la conspiration. Les républicains de
Grenoble, membres d'autres sociétés secrètes également hostiles aux rois,
connurent le complot, s'en défièrent, refusèrent d'y tremper. Ce parti, plus
serré et plus conséquent alors avec lui-même, ne voulait pas se livrer pour
changer une monarchie qui lui pesait contre une tyrannie qui avait déjà, sous
le nom de Bonaparte, trahi sa cause et ruiné ses espérances. Le joug brutal
et militaire d'un second empire l'humiliait d'avance plus que le joug léger
et facile à secouer d'un roi pacifique et constitutionnel. Ils laissèrent
Didier, ses soldats impérialistes et ses paysans irréfléchis courir à la
sédition, au succès ou à la perte, se contentant de ne pas les trahir, mais
ne les secondant que de leur silence et de leur inertie. XVI L'hiver
s'était écoulé dans ces préparatifs que mille sourdes rumeurs auraient pu
dévoiler à une police vigilante. Didier, pendant les premiers jours du
printemps, était allé en Savoie et jusqu'à Turin pour nouer, au pied et
au-delà des Alpes, quelques fils de sa conspiration. Revenu dans les derniers
jours d'avril au centre de ses trames, il donna le signal pour la nuit du 4
mai. A cet ordre transmis de village en village par les officiers et par les
habitants enrôlés dans le complot, les conjurés s'arment à la chute du jour,
se lèvent aux cris de : Vive l'empereur ! se forment en petites
colonnes sous le commandement des anciens militaires de leurs communes, se
dirigent sur le village central d'Eybens, où Didier avait établi son quartier
général, et se mettent en marche sur la ville, où rien ne révélait encore un
soupçon. Le secret avait été gardé comme par une seule âme. Trois ou quatre
mille hommes organisés et armés étaient à quelques pas de Grenoble, et le
général, le préfet, les colonels, réunis pour une soirée de plaisir,
s'entretenaient dans une entière sécurité. C'est le caractère des
conjurations populaires d'éclater sans avoir averti. Quand la même pensée est
dans le cœur de tous, on n'a pas besoin de parler ; le mystère concerte et le
silence parle. Didier marchait à cheval à la tête de ces colonnes réunies,
voyant du haut des dernières collines les portes et les remparts désarmés de
la ville, se félicitant du triomphe certain de sa cause, méditant de marcher
le lendemain sur Lyon avec le parc d'artillerie, suivi, précédé du
soulèvement irrésistible de ses provinces, de faire insurger Paris et la
France entière sous les pas de l'étranger surpris et du trône écroulé. XVII M. de
Montlivault, préfet de Grenoble, le général Donnadieu, commandant le
département, le colonel Vautré et quelques autres officiers supérieurs de la
garnison causaient ensemble, quand un homme essoufflé par la course, les
habits en désordre et les pieds souillés par la poussière d'une longue route,
s'élança dans le salon et demanda à être entendu à l'instant par le général
et le préfet. C'était l'adjoint de La Mure, bourgade la plus importante et la
plus éloignée des opérations de Didier, célèbre par la rencontre de Napoléon
et de Labédoyère, et dans laquelle ces deux grands conspirateurs semblaient
avoir laissé leur esprit. Informé de la conspiration au moment où les
conjurés de la Mure couraient aux armes, ce magistrat, M. Chuzin, fidèle au
roi, et présageant les malheurs publics, avait sellé son cheval, et,
s'évadant de la Mure par des sentiers détournés, il avait galopé vers la
ville pour venir avertir les autorités royales, et pour prévenir un choc
mortel aux deux partis. Croisé dans sa route par d'autres colonnes
transversales descendant des montagnes vers Eybens, il avait abandonné son
cheval, de peur d'être trahi par le bruit de ses fers sur les rochers, et il
accourait à pied donner le signal du péril et de la résistance. « Toutes
les campagnes marchaient sur Grenoble leurs feux convenus brillaient déjà sur
les pics qui dominaient la ville, et l'on pouvait entendre du haut des
remparts la rumeur sourde et les pas militaires de la multitude armée dont on
allait être assailli. » A ces paroles, les uns doutent, les autres sourient
des exagérations et des chimères de l'imagination trahie par la peur, les
autres s'alarment et se dispersent pour aller à de plus froides informations.
D'autres avis viennent d'autres points de la circonférence du bassin de Grenoble
confirmer de minute en minute les premiers avis. Le général Donnadieu, homme
de coup de main prompt et de résolution froide, sort de la préfecture pour
aller s'armer et rassembler ses troupes. Il doutait cependant encore de la
réalité et de l'imminence du danger. La nuit était sombre, il était seul, il
marchait à pas muets dans la rue, quand il se rencontra tout à coup face à
face avec un jeune homme qui recule en reconnaissant le général, hésite, et
cherche à fuir du côté opposé de la rue. Donnadieu saisit le fugitif, le
conduit sous le rayon d'un réverbère, reconnaît en lui un officier à
demi-solde de la ville, voit la poignée d'un sabre et les canons de deux
pistolets briller sous son manteau, croit tenir en lui un complice armé du
complot, et, le conduisant de sa main, vigoureuse au poste voisin, le désarme
et le livre-aux soldats. La légion de l'Isère, la légion de l'Hérault, les
dragons de Paris, la garde nationale de Grenoble, courent aux armes un
détachement marche sur Eybens par une route détournée pour éclairer,
suspendre ou couper la colonne de Didier. Ce détachement trop tardif et trop
faible se heurte à quelques pas de la ville contre les insurgés animés par
les nombreux officiers qui forment leur avant-garde. Il est refoulé et
dispersé aux cris de : Vive l'empereur ! Soixante pas à peine
séparaient la tête de colonne de Didier des portes ouvertes de la ville. La
déroute du détachement et les cris montant de la plaine avertissent Donnadieu
de l'extrémité du danger. Il lance le colonel Vautré au pas de course à la
tête de la légion de l'Isère dans les ténèbres pour rallier les fuyards et
charger l'ennemi. Vautré fond à l'arme blanche sur l'avant-garde de Didier,
qui fait feu sur lui. Une mêlée nocturne, acharnée, sanglante, s'engage entre
les légionnaires et les paysans. Vieux soldats des deux côtés, ils se
disputent avec une égale intrépidité le terrain. Les blessés et les morts
jonchent le pont-levis de Grenoble. Mais Vautré, soutenu par les renforts qui
arrivent de la caserne voisine de la porte, inspire son âme à ses soldats, et
rompant enfin la tête de colonne des insurgés, il s'élance au-devant de la
masse des paysans, la fusille et la refoule. Didier, consterné de ce premier
échec, galope vers Eybens pour y rallier ses paysans il les harangue, il les
encourage, il cherche à les ramener à l'assaut des portes. Mais il n'y a
point de retour aux revers des insurrections. Le courage s'évanouit avec
l'espérance ; le pas des chevaux des dragons de la Seine fait fuir de toutes
parts ces bandes rompues, le cheval de Didier est abattu sous lui d'un coup
de feu tiré au hasard, Didier n'a que le temps de se relever et de s'enfuir à
travers les bois qui dominent Eybens. Au
lever du jour, Vautré, après avoir purgé la plaine, entrait dans ce village
abandonné, quartier général du soulèvement. Il trouve sur la place déserte le
cadavre du cheval de Didier et le corps du capitaine Joannini, étendu à côté
de son propre cheval, qui flairait son maître. Joannini mordait encore un
papier à moitié déchiré entre ses dents où on lisait les noms des chefs du
mouvement, qu'il avait voulu soustraire en mourant à la vengeance des
vainqueurs. Vautré poursuivit sa victoire jusqu'à la Mure, désarma cette
ville et les villages suspects, et rentra à Grenoble avec les dépouilles de
l'insurrection, des chariots chargés d'armes et de prisonniers. En arrivant
près de la porte de Grenoble, un de ces prisonniers, le notaire Guillot,
passa sur la route détrempée du sang de son fils tué la veille à l'assaut de
cette porte. Six cadavres et de nombreux blessés épars dans les sentiers
d'Eybens à Grenoble marquaient la trace de cette conspiration. XVIII Ainsi
se dénoua la trame sanglante, mais légère et sans consistance, de la
conspiration de Didier. Victorieuse, elle n'avait aucune portée dans le reste
de la France ; vaincue, elle ne laissait d'autres vestiges que des supplices.
Les autorités militaires et civiles de Grenoble affectèrent d'en grossir
l'importance afin de grandir leurs services. Ces hommes ne l'inventèrent pas,
ils ne la provoquèrent pas, comme l'a insinué l'esprit de rivalité et de
récrimination entre les vainqueurs eux-mêmes, mais ils la laissèrent retentir
au-delà de ses proportions véritables, et ils autorisèrent involontairement
ainsi le gouvernement à concevoir des alarmes disproportionnées au péril et à
commander des rigueurs disproportionnées au crime. Le
lendemain de cette nuit sinistre, le général Donnadieu, pressé d'attester son
dévouement récent aux Bourbons par l'éclat d'un service immense à leur cause,
écrivait aux généraux des départements voisins dans des termes qui n'avaient
ni mesure, ni modestie, ni vérité. « Vive le roi ! disait-il dans sa dépêche
à ses collègues, Vive le roi ! depuis trois heures le sang n'a cessé de
couler Vive le roi ! les cadavres de ses ennemis couvrent tous les chemins
qui arrivent à cette ville. Depuis minuit jusqu'à cinq heures, la fusillade
n'a pas cessé dans le rayon d'une lieue. Encore à ce moment, la légion de
l'Isère, qui s'est couverte de gloire, est à leur poursuite on amène les
prisonniers par centaines... La cour prévôtale en fera prompte et sévère
justice ! » Telles
étaient les expressions malséantes à un chef militaire après un devoir
facilement accompli, par lesquelles le général victorieux annonçait à la
France et au gouvernement l'explosion et l'étouffement de ce complot. Elles
expliquent les émotions exagérées et la promptitude de répression du
gouvernement lui-même. Une victoire sur les factions intérieures était pour
lui une consolidation éclatante aux yeux de la France et de l'étranger. Il
était trop naturel qu'il cherchât comme son général à s'exagérer à lui-même
le danger pour s'exagérer le triomphe. Mais devait-il colorer inutilement
d'un sang précipitamment répandu ces exagérations ? Le
préfet de Grenoble publia une proclamation à la ville en termes plus modérés,
mais en déclarant que la cour prévôtale allait appeler à l'instant sur les
coupables la peine capitale, sans retard comme sans indulgence. Plus de
quatre cents prisonniers encombraient les prisons. Le tribunal, rassemblé le
6 mai, condamnait à la peine de mort Drevet, Buisson et David, pris les armes
à la main dans le combat nocturne de l'avant-veille. Le lendemain on les
conduisit au supplice. Ils y marchèrent en chantant des chants patriotiques,
et leur dernier cri, « Vive l'empereur ! » fut sur l'échafaud ce
qu'il avait été sur le champ de bataille. On
semblait vouloir enlever le temps à la réflexion et prévenir par la
promptitude et l'irrémédiabilité du supplice les explications, les repentirs
ou les excuses, et les clémences qui pouvaient surgir d'une instruction de
sang-froid. Le gouvernement, étourdi lui-même par le contrecoup des dépêches
de Grenoble, ne se prêtait que trop à ces précipitations. Par la rapidité de
ses mesures et par le nombre de ses victimes, il donnait crédit a ses dangers
et à sa force. Harcelé à Paris par les reproches de faiblesse qui
l'assiégeaient à la chambre, dans les journaux et dans la cour du comte
d'Artois, il saisissait cette occasion de démentir ces suspicions des
ultraroyalistes, en se montrant aussi irrité et aussi implacable qu'eux. Une
circulaire du ministre de la police, M. Decazes, plaçait quatorze
départements en état de siège, récompensait les délations, provoquait les
arrestations, remuait le zèle, appelait aux armes les pouvoirs militaires,
mettait les citoyens suspects à la discrétion des pouvoirs civils. « Que
les mauvais citoyens tremblent répondaient à cette circulaire le préfet et le
général Donnadieu. Les autorités ont un pouvoir discrétionnaire ; quant aux
rebelles, le glaive de la loi va les frapper. » Un ordre du jour du même
général, rappelant les proscriptions romaines, faisait de l'hospitalité même
involontaire un crime capital. Cet ordre du jour statuait que « les habitants
de la maison dans laquelle serait trouvé Didier seraient livrés à une
commission militaire pour être fusillés. » Et poussant le mépris de l'honneur
jusqu'à mettre un prix à la trahison et au meurtre, cet ordre du jour
ajoutait : « Il est accordé à celui qui livrera Didier mort ou vif une
somme de trois mille francs. » Le préfet ratifiait deux jours après ces
décrets terribles, en étendant le crime d'hospitalité et de pitié à tous ceux
qui auraient donné sciemment -asile à un individu ayant fait partie des
bandes séditieuses. « Il sera arrêté, disait le préfet, condamné à la peine
de mort ; sa maison sera rasée ! » Couthon,
dans son proconsulat de Lyon en 1793, n'avait pas tenu un autre langage. Tous
les partis s'accusent et se ressemblent, quand ils ne placent pas au-dessus
de leurs colères la conscience, la loi, l'humanité. La cour
prévôtale, trop lente, faisait place à un conseil de guerre, tribunal armé,
où le colonel Vautré, combattant la veille, jugeait le lendemain les
prisonniers. XIX Vingt
et un condamnés à mort, dont cinq seulement recommandés à la clémence du roi
et deux à un sursis, livrèrent le 10 mai quatorze nouveaux insurgés au feu
des soldats. C'étaient pour la plupart des paysans entraînés par le torrent
de la sédition, dont le sang inutile ne consolidait aucune cause. Ils
tombèrent en masse sous les balles, ne laissant que des cadavres presque
inconnus à ce carnage de justice. Cependant
les demandes de grâce ou de sursis à l'exécution émanées du conseil de guerre
lui-même et recommandées par le général et le préfet étaient parvenues à
Paris le 12 mai. Nul ne doutait à Grenoble que le gouvernement, satisfait de
ces deux hécatombes, ne ratifiât les scrupules de son propre tribunal. Il y
avait parmi les sept condamnés ajournés des hommes dignes de pitié et jusqu'à
des enfants entraînés à la sédition par leurs propres pères. Quelles
considérations politiques pesèrent sur le conseil du roi et sur la main du
ministre de la police ? On peut les entrevoir, on n'a, pas le droit de les
dire. Pression des royalistes, concession de sang à leur terreur, émulation
de zèle, soif d'exemple, peur d'être accusé soi-même en excusant des
coupables. Quel que soit le motif, l'intérêt, le trouble, qui dictèrent la
réponse du ministre, cette réponse partit implacable, inattendue, sinistre
elle partit par le télégraphe, instrument aérien et imparfait de
communication, dont une syllabe omise ou tronquée portait la vie ou la mort à
sept hommes. Seul exemple du supplice ordonné comme en Orient par signe.
Cette réponse consterna les juges et les exécuteurs eux-mêmes « Je
vous annonce, par ordre du roi, disait la dépêche, qu'il ne faut accorder de
grâce qu'à ceux qui ont révélé' des choses importantes. « Les
vingt et un condamnés doivent être exécutés, ainsi que David. « L'arrêté
du 9, relatif aux recéleurs, ne peut pas être exécuté à la lettre. « On
promet vingt mille francs a ceux qui livreront Didier. » XX Le ciel
lui-même parut vouloir, en se voilant de brume intercepter ou suspendre cette
dépêche de mort et donner aux ministres le temps de la révoquer ; mais nul
contre-ordre ne vola pour rappeler l'ordre. Le général et le préfet le
reçurent le 15. Le même jour, à quatre heures du soir, les sept victimes,
dont le scrupule du conseil de guerre n'avait fait que prolonger l'agonie,
marchèrent au lieu des immolations, et, s'agenouillant au bord du fossé de
l'esplanade encore rouge du sang de leurs frères, ils reçurent la décharge
dans le cœur. Un enfant de seize ans, Maurice Miard, à qui aucun code
civilisé ne reconnaissait l'âge de discernement et de crime, avait marché
avec les autres à côté d'un vieillard qui l'encourageait à la mort. Mal
atteint par les balles, soit à cause de sa taille enfantine, soit par la
pitié du peloton, dont chaque fusil s'était détourné du buste d'un enfant,
Maurice, à peine blessé et qui s'était couché avec les autres au bruit de la
décharge, s'agite sous ce groupe de cadavres, relève la tête, étend les bras,
implore la mort entière ou la vie de ses meurtriers. Trois nouvelles
décharges lui accordent la mort, et il retombe inanimé sur le corps de ses
compagnons de supplice. Le
remords de ce meurtre avant l'âge poursuivit depuis jusqu'au tombeau, comme
une fatalité de leur vie, tous les hommes à qui le zèle, l'émulation de
services à leur cause- ou la politique dénaturée donnèrent un rôle dans cette
tragédie et une part dans ce sang de l'innocence. Donnadieu
lui-même, en racontant aux ministres le supplice, raconta le soulèvement
qu'il avait excité dans la conscience publique. XXI Ainsi
périssaient les instruments de la sédition, pendant que les chefs se
dérobaient ou étaient épargnés par la peine. Didier lui-même, accompagné de
Dussert, de Durif et de Cousseaux, ses principaux complices, était parvenu à
franchir les frontières de la Savoie. Accablé par la ruine de ses
conceptions, blessé à la jambe par la chute de son cheval tombé à Eybens sur
son cavalier, énervé de marches, de faim et d'insomnie, il lui restait à
subir les reproches de ses complices et bientôt peut-être, leur trahison. «
Vous nous avez trompés, lui disaient ses trois compagnons de fuite dans le
vallon solitaire des Alpes où ils s'assirent pour la première fois à un foyer
de berger, vous nous avez trompés, Marie-Louise n'était pas à Eybens, et
aucun cri n'a répondu au cri de Vive l'empereur dans les murs de Grenoble !
— Eh bien sachez-le enfin, répondit le chef, si nous avions réussi, c'est au
duc d'Orléans que la France eût remis la couronne ! — Le duc d'Orléans !
s'écria Dussert, Bourbon pour Bourbon, j'aime autant Louis XVIII ! — Si la
France l'avait rejeté, répliqua Didier, tout était prévu, et nous aurions
proclamé la république ! » Cousseaux indigné l'abandonne. Dussert et Durif
poursuivent avec lui leur route à travers les montagnes. La gendarmerie
piémontaise, avertie par le gouvernement français, épiait déjà ses traces. Il
se dirigeait péniblement vers Saint-Jean de Maurienne, vallée qu'il fallait
nécessairement traverser pour se rendre à l'asile qu'il s'était sans doute
préparé en Italie ou en Suisse dans ses excursions du dernier printemps.
Arrivé à Saint-Sorlin d'Arve, village peu éloigné de Saint-Jean de Maurienne,
il se jeta, accablé de fatigue, sur un grabat de l'auberge, et s'endormit
profondément en attendant le repas qu'on lui préparait. Ses compagnons
Dussert et Durif l'abandonnèrent pendant son sommeil. Son hôte, nommé
Balmain, les suivit, et, soit indiscrétion de Durif et de Dussert, soit
soupçon, il courut avertir la gendarmerie de Saint-Jean de Maurienne, et
vendre un hôte dont il connaissait la mise à prix. A son
réveil, Didier s'étonne de ne plus voir autour du foyer ni ses amis ni son
hôte. Son cœur se trouble ; la femme de l'aubergiste rougit de la trahison
préméditée de son mari, tombe aux pieds du vieillard, lui révèle le piège,
lui donne du pain, panse ses pieds enflés par les blessures et par la route,
et lui montre les bois de sapins où il pourra se dérober à ses persécuteurs.
Didier se traîne jusqu'au sommet de la montagne, à travers les brumes, ne
sachant s'il y a plus de péril pour lui en France que dans les Alpes. Il
tombe de lassitude et de désespoir sur la terre froide, détrempée de neige,
et s'évanouit. Il revient de son évanouissement, redescend, entre dans un
chalet écarté du village, est secouru par la femme, repoussé, mais non trahi,
par le mari. On lui donne un enfant pour le conduire dans une grange déserte
et isolée, dans les clairières où les montagnards gardent leurs foins pour
leurs troupeaux ; il s'y abrite et se couche sur l'herbe du grenier. Cependant
son premier hôte, le traître Balmain, revient accompagné des gendarmes de
Saint-Jean de Maurienne, croyant leur livrer son hôte endormi. Sa femme lui
avoue qu'elle a voulu éviter cette honte à sa maison et cette richesse si mal
acquise par le sang vendu à ses enfants. Le cupide hôtelier insulte sa femme
et ses fils, guide les gendarmes, interroge les bergers de la montagne,
apprend de l'un d'eux qu'on a vu un vieillard harassé se traîner à travers
les sapins vers la grange déserte ; il y court avec les carabiniers, cerne le
chalet, enfonce la porte, découvre Didier étendu sur la paille, le livre aux
gendarmes, et mendie la récompense des délateurs. Didier, d'abord conduit à
Turin, est livré à la France et ramené à Grenoble sur le théâtre de son crime.
Le général Donnadieu le reçoit, l'interroge, prétend en avoir reçu des aveux
qui donneraient des importances et des ramifications mystérieuses à sa
conspiration. Mais Donnadieu était trop intéressé pour être impartial dans
l'interprétation de ces prétendues confidences. La vanité de Didier était
intéressée elle-même à grandir le complot dont il avait été le moteur. « A
quel péril avons-nous échappé s'écria le général en parlant au colonel
Vautré, après son entretien secret avec Didier. Le roi me ferait maréchal de
France, et toi lieutenant général, qu'il n'aurait rien fait encore pour le
service que nous lui avons rendu ! Il Paroles où s'échappe la moitié du
mystère de ce complot. Légèreté d'un côté, ambition de l'autre, crédulité
ici, exagération là, nuage partout. XXII A peine
Didier fut-il sans espoir qu'il redevint sincère, et ne chercha plus ni à
tromper les autres ni' se tromper lui-même sur la nature de l'acte qu'il
avait seul conçu, perpétré et accompli. Son âme légère et agitée retrouva
l'aplomb et le calme au bord du tombeau. Il se tourna vers Dieu et accepta,
en expiation de sa démence, la mort qu'il ne pouvait éviter. Il nourrit ses
dernières heures de la lecture de l'Imitation de Jésus-Christ, ce
manuel de la résignation et de la pénitence chrétiennes. Une épouse
inséparable, des enfants pieux pénétrèrent dans son cachot et s'interposèrent
nuit et jour entre la vengeance publique et lui. Il ne chercha ni à aggraver,
ni à pallier son crime. Il laissa entrevoir que la gloire du conspirateur
changeant par le mystère et par l'audace la face de son pays était le mobile
principal de sa conjuration. Il fit remarquer, et il sembla déplorer lui-même
la contradiction qui existait entre sa vie consacrée à la cause, à l'amour,
au service des Bourbons, et sa mort méritée par un attentat contre leur
famille. « Hélas ! dit-il, j'ai marché à reculons vers l'échafaud ! »
Puis il s'abîma dans une religieuse acceptation de son sort. L'arrêt mortel
ne parut ni l'étonner ni l'abattre. Reconduit dans son cachot, il y passa les
dernières heures adoucies par les bénédictions de la religion et les
tendresses de sa femme, qui s'ensevelissait d'avance dans le cercueil du
condamné. Jamais l'amour conjugal ne partagea plus complétement le supplice
pour n'en laisser que la moitié au mourant. Le général Donnadieu, poursuivant
le mystère politique qu'il espérait arracher à Didier jusque sur le bord de
l'échafaud, pénétra dans le cachot un instant avant l'heure de l'exécution. « Que
vous avouerai-je ? répondit Didier obsédé aux instances du général, dans une
heure je ne serai plus. » Et comme Donnadieu insistait encore « Eh bien dites
au roi que la seule preuve de reconnaissance que je puisse lui donner en
retour des bienfaits que j'en ai reçus est de lui conseiller d'éloigner de
lui, du trône et de la France, le duc d'Orléans et M. de Talleyrand. Ce
furent-là, écrivit le général, les dernières paroles d'un homme près d'entrer
dans l'éternité. » XXIII Livré
une minute après aux bourreaux, on lui lia les mains et on coupa ses cheveux
blancs recueillis et arrosés des larmes de sa femme. Cette épouse, vieillie
dans la douleur et forte dans le trépas, se préparait a l'accompagner jusque
sur l'échafaud pour recueillir aussi son sang et son corps. On fut obligé
d'employer une pieuse violence pour arracher son mari de ses bras. Didier
marcha au supplice la tête nue, le manteau de nuit jeté sur les épaules, sous
une pluie froide, à travers les rues désertes, au milieu du silence de la
mort. Son pas était ferme, son visage attentif aux édifices, aux fenêtres,
aux visages qu'il avait connus dans sa ville natale. Au moment où il
débouchait sur la place de l'exécution, une fenêtre s'ouvrit et se referma
tout à coup, et un cri de détresse déchira les airs et les cœurs. Adieu
suprême d'une épouse ou d'une fille échappée à la vigilance de la famille
pour jeter encore son âme au mourant. Didier
se retourna, et pâlit à ce cri auquel il allait répondre d'une autre vie.
Puis il reprit sa prière mentale, monta sans trébucher les degrés de
l'échafaud, écarta de la main le bourreau qui voulait inutilement ajuster sa
tête sous le couteau, s'y plaça lui-même, et reçut en martyr le coup qu'il
avait affronté en conjuré. XXIV Avec
lui s'évanouit une conjuration qu'il portait tout entière dans sa tête.
Malgré les efforts du général Donnadieu et des hommes qui avaient élevé la
conspiration de Grenoble jusqu'à l'importance d'une révolution pour rejeter
le crime tantôt sur M. Decazes, tantôt sur M. de Talleyrand, tantôt sur le
duc d'Orléans lui-même, aucun indice ne vint pendant trente ans justifier ces
soupçons. Les paroles mêmes de Didier mourant, vagues, extorquées, entendues
par un seul témoin intéressé, et interprétées par lui seul dans le sens de sa
propre importance ou de ses propres haines, étaient un avertissement plus
qu'une accusation. Il est vrai qu'après son avènement au trône, le duc
d'Orléans sembla faire de la cause de Didier sa propre cause, en élevant sa
famille aux emplois publics, en récompensant ses complices, en indemnisant
ses victimes. Mais on sait que les révolutions accomplies se portent presque
toujours héritières des révolutions tentées, bien qu'elles soient étrangères
à ces tentatives. Le successeur des Bourbons se voyait obligé d'accepter
comme versée pour lui chaque goutte de sang versée contre eux pendant leur
règne. Celui des vingt- cinq victimes de Grenoble avait eu un cri trop
sinistre pour le laisser oublier. Ce qui est certain, c'est que Didier, s'il
eût réussi, aboutissait inévitablement à un changement de dynastie, non en
faveur d'un enfant prisonnier à Vienne, mais en faveur d'un prince mûr,
habile, populaire, et présent en France. Ce conspirateur, en levant le
drapeau de Grenoble contre le roi, croyait flatter, servir à leur insu, et
entraîner, malgré eux peut-être, dans sa victoire, les partisans prématurés
de la maison d'Orléans. Ce prince ne conspirait pas et ne donnait à personne
le mandat de conspirer pour lui, nous le savons ; mais les murmures de cour,
les amertumes de langage, les accusations des partis, les inimitiés sourdes
de famille, éclataient trop près de lui parmi ses familiers et ses
serviteurs, pour qu'il ne parût pas responsable des inductions qu'un
conspirateur officieux pouvait tirer de ces apparences. Le duc d'Orléans,
innocent d'acte et de volonté pendant tout le cours de la restauration, était
coupable de situation, d'attitude et de silence ; Didier fut coupable de
vaine gloire cherchée dans le sang Donnadieu, de jactance ; M. Decazes,
de promptitude à devancer les reproches de la cour et de la chambre en
faisant un signe de mort aux bourreaux de Grenoble ; le roi, de complaisance
à son parti et d'implacabilité envers des vaincus sans lendemain. Cette
tragique intrigue, dénouée par les cadavres de tant de victimes, laissa une
tache sur cette triste époque. Le prix
de la tête de Didier, payé à son hôte Bulmain et à son dénonciateur Sert
; ne profita pas à la trahison. Sert, après avoir reçu les vingt mille francs
promis et un emploi dans un département éloigné, y fut poursuivi par la
renommée de son trafic de tête, isolé dans la foule, injurié dans le nom de
ses enfants, obligé de vendre à vil prix ses biens paternels, exclu. de tout
commerce avec les hommes et même avec Dieu, dont les temples se fermaient
devant lui. La maison de Balmain, l'hôte infidèle et vénal, fut marquée d'un
signe de réprobation et désertée des voyageurs. Sa femme mourut de honte de
porter son nom, ses enfants abandonnèrent le village ; le père, après avoir
mendié à Paris le prix du sang de Didier, perdit la raison en revenant dans
ses montagnes, mais sans pouvoir perdre le souvenir de sa trahison. Le
salaire de la délation ne profite ni à ceux qui le gagnent ni à ceux qui le
payent. C'est une loi de Dieu que les hommes se chargent eux-mêmes
d'exécuter. XXV Les
conspirations de Grenoble et de Lyon étaient à peine éventées que des
sociétés secrètes, puisant des ressentiments plus âpres dans des vengeances
plus implacables, tentaient de toutes parts d'autres soulèvements. Un ouvrier
en cuir nommé Plaignier, un écrivain public nommé Carbonneau, et un ciseleur
nommé Tolleron forment le noyau imaginaire d'une société de conspirateurs
connus sous le' nom de patriotes de 1816. Épiés par la police qui avait
introduit un de ses provocateurs dans leurs réunions, cet agent les
encouragea à tenter l'assaut des Tuileries en y faisant brèche par
l'explosion d'une mine introduite par un égout qui joint le fleuve au palais.
On laissa monter cet échafaudage de puérilités, de perversités et
d'impossibilités jusqu'à la hauteur d'un crime d'État. Un jury passionné et
implacable, comme tous les tribunaux d'opinion dans les temps de parti,
condamna les trois premiers fondateurs de la réunion à la peine des
parricides, dix-sept autres complices inférieurs et jusqu'à des femmes à des
peines infamantes. La police retira ses agents de la cause, et la police n'y
trouva que les dupes recrutées par elle-même. Plaignier, Carbonneau et
Tolleron marchèrent à la mort, le visage couvert d'un voile noir, comme s'ils
avaient attenté à la vie de leur père. On leur coupa le poing avant de leur
trancher la tête. L'horreur de ces supplices pour des crimes si douteux et si
indécis accrut dans le peuple la haine, et en la comprimant la rendit plus
perverse. Les sociétés occultes s'entendirent par signes d'une extrémité du
royaume à l'autre. Le retentissement des condamnations contre les généraux
accusés de complicité avec Bonaparte pendant les cent-jours ajoutait des
tragédies à des tragédies. L'amiral Linois, le général Debelle, le général
Travot, étaient condamnés à la peine de mort. Drouot et Cambronne
n'échappaient à la même peine qu'à une faible majorité. Le général Chartron
était fusillé dans la citadelle de Lille ; le général Bonnaire était déporté,
son aide de camp Mietton exécuté le général Mouton-Duvernet immolé à Lyon ;
les généraux Lefebvre-Desnouettes, Rigaud, Gilly, Gruyer, Radet,
Drouet-d'Erlon, les deux Lallemand, Clausel, Brayer, Ameilh, les uns
emprisonnés, les autres fugitifs, expiaient en personne ou en effigie la
peine presque toujours capitale de leur défection. Les
procès de presse et les procès de propos séditieux suivaient partout ces
condamnations ou ces exécutions militaires. Les tribunaux correctionnels
rivalisaient de rigueur avec les jurys criminels et les conseils de guerre.
Le parti de la cour et des chambres, insatiable de sévérités, accusait, par
la plume de ses écrivains, la mollesse des répressions et la longanimité du
roi et de ses ministres. Il n'y a pas de tyran plus implacable qu'une passion
publique. Louis XVIII gémissait sans avoir la force de contenir. Il croyait
racheter, par ces sacrifices à la vengeance ou à la sûreté de son trône, la
confiance et la douceur qu'il avait commandées à sa famille et dont il avait
été puni par les bonapartistes, à son premier règne. Le duc de Richelieu,
exclusivement attentif à la libération du territoire, œuvre principale de son
ministère, croyait hâter l'évacuation du sol en montrant aux étrangers le
règne actuel partout vengé, craint ou obéi. XXVI M.
Decazes, malgré ses concessions aux clameurs de la cour du comte d'Artois, ne
se dissimulait pas que le gouvernement dérivait de sa ligne et allait être
emporté aux écueils des gouvernements de parti. Le premier débris que cette
réaction devait emporter, c'était lui. Homme jeune, il répugnait à cette cour
de l'émigration, aigrie dans la solitude des longs exils, désorientée dans
son propre pays ; homme nouveau, il déplaisait à cette aristocratie antique,
à qui l'habitude d'entourer le monarque faisait considérer le pouvoir comme
une propriété de son rang ; favori du roi, il inquiétait la famille royale
sur les concessions de principes et d'autorité qu'il inspirait à ce prince.
M. Decazes était, aux yeux de la cour du comte d'Artois, un Necker rajeuni,
recommençant, après les catastrophes révolutionnaires, les connivences avec
l'opinion publique qui les avaient précipitées. Le renvoi de NI. de Vaublanc,
ministre avoue de la faction du comte d'Artois et son témoin dans. le conseil
rendait déjà ces antipathies contre M. Decazes presque irréconciliables.
Cette faction, sourde mais turbulente, affectait par décence de situation le
dévouement le plus excessif à Louis XVIII, mais elle avait ses manœuvres
occultes dans le palais, son parti dans la chambre, ses comités dans les
provinces, ses congrégations sous le manteau de la religion dans l'Église,
ses ramifications dans les conseils des souverains étrangers, ses organes
avoués ou désavoués dans le journalisme. L'irritation croissante de la presse
royaliste, de la majorité de la chambre, de la pairie, faisait espérer à
cette faction intestine qu'au prochain retour des députés à Paris elle
parviendrait à dominer seule le conseil, à exclure les hommes nouveaux, à les
remplacer par ses agents les plus fanatiques, et à entraîner le roi à des
ruptures éclatantes avec l'esprit nouveau. Cependant la nécessité, dans toute
forme de gouvernement constitutionnel, de séduire l'opinion avant de la
dompter et de puiser dans une certaine popularité la force d'asservir le
peuple, obligeait les hommes les plus habiles de ce parti à affecter pour les
constitutions représentatives un zèle réel chez les uns, menteur chez les
autres, qui donnait au parti royaliste exagéré une apparence de libéralisme
jaloux. M. de Chateaubriand se signalait par son talent dans ce parti
nouveau. Dans un petit code de royalisme à la fois dogmatique et sentimental
intitulé la Monarchie selon la charte, ce grand écrivain s'efforçait,
avec autant d'habileté que d'éclat, de concilier la monarchie et la liberté.
Il se faisait, dans ce livre et dans des improvisations de plume jetées aux
journaux de la cour, le publiciste éloquent de la royauté à trois branches
calquée sur la constitution britannique et sur le type des idées de Mirabeau
en 1789. L'esprit ressuscité de l'Assemblée constituante semblait revivre en
lui et dans ses amis. On croyait relire dans leurs pages les discours des
Clermont-Tonnerre, des Mounier, des Cazalès, des Maury dans cette assemblée.
Les trois pouvoirs, pondérés imaginairement l'un par l'autre, se balançaient,
au souffle de M. de Chateaubriand, dans un équilibre dont les éléments, réels
en Angleterre, avaient disparu en France. Il n'y avait plus parmi nous qu'une
royauté d'habitude et une immense démocratie de fait. Aussi les idées de M.
de Chateaubriand tendaient-elles à reconstruire l'impossible, c'est-à-dire un
pouvoir constitutionnel, aristocratique et héréditaire dans une noblesse que
l'égalité des partages et la suppression de la féodalité n'admettaient plus.
C'était là l'erreur de M. de Chateaubriand et de son école. La répugnance
organique de la nation au rétablissement d'une caste privilégiée rendait les
avances de cet écrivain suspectes au parti libéral ; mais, quand on
consentait à passer sur cette impraticabilité radicale de son système, on
écoutait et on répétait avec complaisance les beaux accents de générosité et
de liberté qui vivifiaient ses écrits. Sa naissance, qui l'affiliait à la
haute aristocratie, ses élégies chrétiennes, qui en avaient fait depuis douze
ans le Jérémie de l'Église ; son style, qui le popularisait dans toutes les
imaginations vives et sensibles ; sa haine contre Napoléon et contre son
despotisme, dont il s'était fait le Tacite ; son adoration des Bourbons, gage
de sécurité pour les royalistes ; son ambition d'autant plus active
aujourd'hui qu'elle avait été plus ajournée et plus impatiente sous le
dernier règne, rendaient M. de Chateaubriand l'homme à la fois le plus
nécessaire et le plus dangereux à la nouvelle monarchie. Mécontent du roi,
qui n'appréciait pas à un assez haut prix ses services ; dévoué mais suspect
au comte d'Artois, qui voulait des serviteurs plus dociles, il flattait et
inquiétait tour à tour l'es deux influences qui se disputaient le palais
constitutionnel avec le roi, royaliste avec son frère, ne rompant encore
entièrement ni avec l'un ni avec l'autre, respectant en apparence M. de
Richelieu et M. Lainé, mais poursuivant déjà dans M. Decazes le favori qu'il
méditait de renverser. XXVII Le roi
et M. Decazes étaient trop clairvoyants pour ne pas voir dans le parti exalté
et arriéré de la cour et de la chambre les symptômes de l'orage qui se
formait contre eux. Ils cherchaient des contre-poids naturels dans les hommes
ralliés de cœur ou d'ambition à la monarchie, mais que leurs antécédents
rendirent incompatibles avec la renaissance de l'ancien régime. La plupart,
hommes de gouvernement plus qu'hommes de principes, appartenant par leurs
noms à la vieille royauté, ralliés à l'empire pendant ses prospérités, s'en
étant détachés les premiers à sa chute, ayant retrouvé en 1814 leur vieux
dévouement pour la famille des Bourbons, écartés des affaires ou hésitant en
1815, se rapprochant du trône depuis que le trône était relevé, recherchant
M. Decazes par similitude d'antécédents depuis que ce jeune ministre
possédait le cœur du monarque, et s'abritant sous cette influence pour
remonter les échelons brisés de leur fortune politique ; M. Pasquier, M.
Molé, M. de Barante, M. Mounier, M. Villemain, M. Guizot, M. Anglès, les uns
déjà rompus aux vicissitudes des gouvernements et modérés par lassitude, les
autres encore jeunes et modérés par force d'esprit ; ces hommes, presque tous
remarquables par leurs talents ou par leurs espérances, étaient le noyau d'un
parti intermédiaire destiné à beaucoup s'étendre et à beaucoup grandir, parce
qu'il se plaçait où le roi se plaçait lui-même et où va la foule après les
révolutions, entre tous les partis, offrant aux uns sécurité, aux autres
satisfaction, à tous des gages. Un homme supérieur à eux par les années et
par l'autorité, M. Royer-Collard, philosophe et politique à la fois, les
couvrait du mystère de ses conceptions, de la dignité de sa vie et du
prestige de ses aphorismes. Il était le Sieyès concentré et silencieux de ce
parti naissant. A toute religion, il faut un oracle. M. Royer-Collard était
l'oracle encore indécis de cette secte active et équivoque qu'on devait
appeler plus tard les doctrinaires. XXVIII M.
Decazes, qui avait besoin de faire un parti personnel au roi, prêta l'oreille
aux conseils de ces hommes et s'entoura d'eux pour fortifier sa propre
situation. C'est dans les entretiens de ces conseillers qu'il puisa l'idée et
l'audace du coup d'État auquel il voulait amener le roi. Outre
ministres, M. de Richelieu, M. Lainé, M. Decazes et M. Corvetto, convaincus
que les rênes du gouvernement seraient arrachées des mains du roi s'ils ne
prévenaient pas le retour de la chambre, prirent la résolution hardie de la
dissoudre avant qu'elle eût fait une loi d'élection, et d'en appeler au pays
de l'exagération et de la violence de ses représentants. Le roi, qu'il
fallait avant tout entraîner dans cette résolution courageuse, hésita
quelques jours, puis entra lui-même dans cette conspiration contre ses amis
exclusifs. Le secret de ce coup d'État, fidèlement gardé entre quelques
hommes, éclata le 5 septembre dans la nuit, sans que les collègues des
ministres et sans que le frère du roi lui-même eussent eu le pressentiment du
coup qui les frappait. On lut, le matin du jour suivant, dans les feuilles
publiques, l'ordonnance du roi qui, en confirmant de plus en plus sa volonté
de régner par la charte, prononçait la dissolution de la chambre de 1815, et
convoquait pour le 4 octobre les électeurs. Le roi,
qui voulait éviter les reproches de son frère sur un secret et sur un acte si
agressif contre lui, avait chargé le duc de Richelieu d'aller lui communiquer
l'ordonnance avant l'heure où elle serait, publique. Le comte d'Artois reçut
cette communication comme il aurait reçu le coup de mort à la monarchie. Il
prophétisa la ruine du trône privé de ses véritables appuis. Il vit dans
Louis XVIII un autre Louis XVI, ouvrant la brèche et frayant lui-même la
route à ses ennemis. Le château retentit de sa colère et de ses gémissements.
Ses amis osèrent accuser à haute voix M. Decazes de trahison. La duchesse
d'Angoulême refusa de recevoir les ministres de son oncle. Le duc
d'Angoulême, plus mûr que son père et plus modéré que sa femme, se confia
sans répugnance et sans murmure à la sagesse du roi. Le duc de Berri, que sa
jeunesse et ses goûts militaires laissaient entourer des jeunes officiers de
l'empire, et qui affectait dans l'intimité le mépris des vieilles
superstitions de l'ancien régime, s'écria que le roi avait bien fait de
s'affranchir du joug intolérable d'une chambre à la fois servile et révoltée.
Le parti de la cour bouillonna jusqu'à la démence. La masse immense de
l'opinion, lasse déjà des agitations et des fureurs de la représentation
qu'elle avait nommée l'année précédente, répondit au coup d'État du .5
septembre par une unanime acclamation de joie. A l'exception des partisans
exclusifs du trône, la France entière, en un seul jour, devint royaliste. Le
pays semblait avoir reconquis son roi, le roi son pays. Le
ministère triomphant fut attaqué violemment par M. de Chateaubriand dans une
phrase ajoutée à une de ses brochures. Le roi le destitua de son titre de
ministre d'État en lui conservant ses pensions. La lutte s'ouvrit entre l'e
gouvernement et les royalistes. M. de Richelieu, qui voulait affranchir le
roi de ses amis sans le livrer à ses ennemis, recommanda aux agents de
l'administration de n'exclure des candidatures à la chambre que les hommes
rebelles aux sages inspirations du roi, mais d'en écarter énergiquement les
révolutionnaires et les bonapartistes. M. Lainé parla le même langage dans
ses instructions. Le roi lui-même parla en père aux présidents des colléges
électoraux qui venaient prendre ses ordres avant leur départ pour les
provinces. « Dites aux Français que c'est un vieillard qui leur demande
de rendre ses derniers jours heureux par le spectacle de la réconciliation et
du bonheur de ses enfants. » Les élections inspirées par cet esprit
ratifièrent en majorité le coup d'État du 5 septembre, en excluant les
députés violents du parti rétrograde et en accroissant la force du parti du
roi et de la modération. M. de Vitrolles lui-même, âme des conseils du comte
d'Artois, fut répudié par les électeurs. Il en fut de même de M. Laborie,
satellite remuant de M. de Chateaubriand, de M. de Sesmaisons, de M. de
Béthisy, de M. de Polignac. Presque tous les hommes qui s'étaient dénoncés
eux-mêmes. à l'opinion pendant la session dernière, soit par des motions de
vengeance, soit par des aspirations au rétablissement de l'ancien régime,
soit par des intrigues sourdes dans les intimités de la maison royale, furent
réprouvés pour leur zèle, pour leurs systèmes ou pour leurs manœuvres. La
nation se déclara pour elle-même et pour le roi contre les excès du royalisme
et contre les agitations révolutionnaires. Des orateurs éminents par le
souvenir de leur modération et de leurs talents pendant les phases du dernier
régime, tels que Camille Jordan, Ravez, ami de M. Lainé, Courvoisier ;
Mortier, duc de Trévise, Chabrol, Jacquinot de Pampelune, remplacèrent ces
députés violents et vinrent recruter de nombre, d'éloquence et de
considération, ce centre de la nouvelle représentation, où le roi, M. de
Richelieu, M. Lainé et M. Decazes voulaient se placer avec la majorité du pays.
Des hommes rompus aux affaires, tels que M. Pasquier, M. Siméon, M. Roy, M.
Beugnot, orateurs diserts, se disposaient à les seconder. M. de
Villèle et M. de Corbière groupèrent autour d'eux les restes de la chambre de
1815, en les modérant. Parti d'observation parlementaire plutôt que
d'opposition, ils semblèrent attendre les actes du gouvernement avant de se
décider, soit à l'appuyer, soit a le combattre. Quelques hommes plus trempés
dans les souvenirs de 1789, tels que Camille Jordan et ses amis professaient
l'accord des principes régénérateurs et de la royauté constitutionnelle. Deux
hommes presque isolés, M. Laffitte et M. d'Argenson, se signalaient par une
tendance plus républicaine qu'impérialiste M. Laffitte, banquier populaire,
jouissant d'un crédit fondé sur sa fortune noblement prodiguée et sur un
esprit ambitieux d'importance ; M. d'Argenson, grand seigneur philosophe et
bienfaisant, que l'inflexibilité inapplicable de ses systèmes populaires
rendait irréconciliable avec toutes les oppositions et tous les
gouvernements. Le roi, en ouvrant la session, parla avec attendrissement des
souffrances que la disette des grains faisait éprouver à son peuple ; de ses
négociations avec le pape pour un concordat qui maintiendrait la liberté des
-consciences, tout en accroissant les subsides de l'État au clergé ; enfin,
de sa ferme résolution de soutenir la charte, traité de paix plus important
encore entre le passé et le présent il donna en témoignage de cette volonté
énergique son coup d'État du 5 septembre. Le premier acte de l'Assemblée
démontra aux royalistes exaltés la décroissance de leur opinion dans les
votes. Les deux membres qui réunirent le plus de suffrages pour la
candidature à.la présidence furent M. Pasquier et M. de Serre. M. Pasquier,
inspirateur confidentiel de la dissolution de la chambre de 1815 M. de Serre,
ancien émigré, ayant déposé les armes pour rentrer depuis douze ans dans sa
patrie, passé de l'armée royale dans la magistrature, homme que
l'universalité de ses aptitudes, l'élévation de son âme et la splendeur de
son éloquence plaçaient au-dessus des partialités et des intrigues de son
temps. Le roi donna la présidence à M. Pasquier. Ce fut une faute du
ministère. Les antécédents impérialistes de cet homme d'État, ses fonctions
de préfet de police longtemps exercées sous Bonaparte et sous Savary, sa
surprise et son emprisonnement inhabiles par trois conspirateurs sans autre
force que leur audace, à l'époque du complot de Mallet, devaient désigner M.
Pasquier à la défiance, au ressentiment et aux sarcasmes du parti royaliste
dans la chambre. M. de Serre aurait rapproché, M. Pasquier éloignait. En le
désignant, M. Decazes pensait plus à sa reconnaissance personnelle qu'à la
concorde entre le roi et l'Assemblée. Cependant les deux chambres, dans leur
réponse au discours du roi, se bornèrent à une paraphrase respectueuse des
volontés de la couronne. Les royalistes désavoués par l'opinion se
réfugièrent dans des intrigues occultes dont le foyer était dans le palais du
roi. XXIX Une loi
d'élection, première réparation que le roi devait aux chambres offensées par
le coup d'État électoral du 5 septembre, fut présentée par le ministère. Elle
affectait le droit d'électorat à tout propriétaire qui payait trois cents
francs de contribution directe. On avait cru rencontrer à cette limite
précise de la propriété le point central où l'aristocratie et la démocratie
se touchaient assez pour exprimer à la fois le vœu national et la
responsabilité sur gage matériel de tout citoyen dans le sort de l'État. Les
royalistes, par l'organe de M. de Villèle, demandaient l'élection à deux
degrés, qui, plus populaire à la base, devenait plus aristocratique à son
sommet. M. Royer-Collard défendit le ministère et les élections à un seul
degré. Il signala les assemblées tumultueuses du peuple réuni en assemblée
primaire, comme la cause du sang versé pendant la première révolution. M. de
La Bourdonnaie, orateur amer et injurieux de l'ultraroyalisme irrité dans
l'Assemblée, qualifia le ministère du titre de Directoire, modifié par
l'introduction de M. Lainé dans le conseil du roi, espérant ainsi humilier la
couronne, et montrer aux royalistes un roi dégradé dans un conseil plus
souverain que lui. Deux jeunes écrivains à qui la tribune manquait, mais qui
servaient de leur plume le ministre, M. Guizot et M. de Barante, écrivirent
sous son inspiration contre l'élection à plusieurs degrés. Là loi fut plutôt
arrachée qu'obtenue de la chambre des députés. A la
chambre des pairs, le parti du comte d'Artois, M. de Chateaubriand, M. de
Fontanes, M. de Polignac, M. de Fitz-James, combattirent en vain cette
mesure, de concert avec MM. de Villèle, de Corbière et de La Bourdonnaie. Le
roi sollicitait lui-même des voix dans sa cour pour ses ministres ; il
triompha plus par déférence que par conviction. La loi fut sanctionnée. Elle
constituait une France électorale de cent mille grands et moyens
propriétaires. Elle les réunissait pour élire leurs représentants dans le
chef-lieu du département. Elle dépaysait ainsi les patronages conservateurs
et les clientèles locales. Elle détrônait la considération privée pour lui
substituer la renommée banale. Elle excluait le peuple, et elle constituait
la cabale politique. Deux erreurs qui devaient enfanter bientôt leurs
conséquences l'opposition croissante dans les masses, et l'agitation
ambitieuse dans les assemblées. XXX Des
discussions acerbes sur la presse et sur la liberté individuelle encore
suspendues et la discussion du budget remplirent le reste de la session.
Malgré les efforts de M. de Chateaubriand et de M. de Fitz-James à la chambre
des pairs, le ministère y triompha dans toutes les questions, comme il avait
triomphé de M. de Villèle et de M. de La Bourdonnaie à la chambre des
députés. La France, quoiqu’encore partiellement agitée par des séditions
suscitées par la disette, aspirait au calme. Les dernières convulsions du
bonapartisme expiraient partout dans des conspirations sans âme et sans but.
Les royalistes exaltés agitaient seuls, non le pays, mais la cour et les
journaux. Ce
calme fut un moment troublé à Lyon par l'éclat d'une conspiration a laquelle
le zèle et les ombrages des autorités royalistes du département donnèrent
plus d'importance et plus de corps que le complot n'en avait eh réalité. Le
général Canuel, ancien collègue du général Rossignol dans les guerres
républicaines contre les Vendéens, converti au royalisme depuis, avide de
renommée dans sa nouvelle cause, commandait le département. Ce général ne
cessait, par inquiétude d'esprit et par émulation de fidélité, de dénoncer au
gouvernement et au commissaire général de police à Lyon, M. de Sainneville,
des périls imaginaires, inventés ou grossis par les espions militaires ou par
les espions officieux de son entourage. M. de Sainneville, après avoir
quelquefois sévi contre les hommes déclarés suspects par le général, croyant
la tranquillité assurée, était parti pour Paris, laissant pour quelques jours
la ville à la police militaire. Quelques officiers à demi-solde des villages
voisins de Lyon, enrôlés dans une conjuration par un capitaine de la légion
de l'Yonne, nommé Ledoux, se concertent à sa voix pour soulever leurs cantons
et pour marcher sur Lyon le 8 juin. Ledoux leur promet le concours d'une
partie des troupes et du peuple, à la tête desquels il doit les rejoindre.
Quelques-uns des conjurés attendent en effet Ledoux. Étonnés de son retard et
de la solitude des rues, ils vont le chercher dans sa demeure. Il n'y était
plus. Ils épient son retour. La journée s'écoule à la chute du jour ils
voient le capitaine Ledoux rentrer dans la ville, ils le suivent inaperçus.
Ledoux entre chez le général Canuel comme s'il allait lui faire un rapport
secret au moment où il en ressort, ses complices, qui le soupçonnent de les
avoir trahis, l'étendent mort d'un coup de feu. A la même heure le tocsin
sonne dans onze villages populeux des rives de la Saône et du Rhône un petit
nombre de conjurés, anciens militaires, et des masses de paysans, confuses,
étonnées, se rassemblent au bruit du tocsin, les uns croyant aux rumeurs
d'une révolution accomplie à Lyon, les autres croyant que la cloche les
appelle à l'incendie. Quelques gendarmes et un faible détachement de troupes
suffisent à les disperser sans lutte. La conjuration puérile ou imaginaire
s'évanouit avec le jour. Sept ou huit officiers et sous-officiers licenciés
et quelques paysans, complices de ce complot soldatesque, sont seuls
coupables de démence plus que de sédition. Mais le général Canuel, le préfet
et le maire de Lyon, les uns par jactance, les autres par crédulité ou par panique,
font retentir dans toute "la France le bouillonnement de ces villages
comme l'explosion d'une révolution. Le ministre y croit ou affecte d'y
croire, pour complaire à ses ennemis, qui l'accusent déjà d'indulgence ou de
complicité. M. de Sainneville est renvoyé à Lyon. Il témoigne en vain des
doutes sur la réalité des dangers connus. Le préfet et le maire les
attestent. Deux ou trois cents suspects sont jetés dans les cachots. La cour
prévôtale s'assemble, divise la cause, juge séparément les accusés de la
ville et de chaque village, comme pour aggraver l'importance du crime par la
multiplicité des foyers de complot. Dix têtes tombent sur l'échafaud dans la
ville, onze dans les villages ; cent dix accusés n'échappent à la peine
capitale que par des condamnations à la déportation ou aux galères. Des
colonnes mobiles de troupes et de gendarmes lancées dans les campagnes sèment
partout la terreur et la délation, pendant que des agents perfides provoquent
à de nouvelles insurrections pour avoir à rendre d'autres services. Cependant
le commissaire général de police, M. de Sainneville, témoin de ces excès,
revient à Paris et les dénonce aux ministres. Un doute sinistre s'élève à sa
voix dans l'âme du duc de Richelieu, de M. Lainé, de M. Decazes, du roi. Ils
cherchent la vérité dans ce dédale de crimes réels, de crimes supposés, de
supplices incessants. Ils font partir pour Lyon le maréchal Marmont, investi
du titre de lieutenant du roi dans ces provinces. Le colonel Fabvier, son
chef d'état-major, accompagne le maréchal. Leur présence à Lyon fait éclater
enfin le jour véritable sur cette énigme de faux zèle, de trames confuses, de
paniques réciproques, de police, de terreur et d'iniquités. Les accusateurs
s'accusent eux-mêmes, les témoins se démentent, les agents à double langue se
dévoilent, le fantôme des prétendus dangers, l'importance des services
exagérés s'évanouissent. Le maréchal Marmont suspend au nom du roi les
procédures encore pendantes, les amnisties individuelles adoucissent ou
annulent les peines. Le préfet et le général sont rappelés. Marmont et
Fabvier reviennent a Paris ils laissent d'amers ressentiments contre eux dans
l'âme des royalistes humiliés. Le complot de Lyon, exploité par les deux
partis, et devenu pendant plusieurs années un texte d'accusations mutuelles,
reste un de ces mystères des temps agités, où la lumière ne descend jamais
jusqu'au fond. XXXI Cependant
le ministère, séparé de tout alliage avec le parti opposé au coup d'État du 5
septembre, avait admis successivement dans le conseil M. Pasquier à la tête
de la justice, M. Molé à la tête de la flotte, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr
à la tête de l'armée. Ces hommes, tous les trois de capacités diverses, mais
éminentes, fortifiaient le conseil du roi. Ils attestaient dans le jeune
ministre qui les avait inspirés à son maître un zèle exempt de jalousie pour
son service. M. Decazes en ce moment cherchait évidemment plus à servir qu'à
dominer, car il se donnait dans ses nouveaux collègues, comme il s'était
donné dans M. Lainé, des rivaux et même des supérieurs dans les affaires. M.
de Serre présidait la chambre M. Guizot, M. de Barante, M. le duc de Broglie,
M. Villemain, homme d'espérance, formaient, à titres divers, autour du
ministre favori, non-seulement une familiarité, mais une opinion. Tous versés
dans l'étude de l'histoire constitutionnelle de l'Angleterre, tous ayant
senti en naissant le poids humiliant du despotisme de Napoléon sur la pensée
et sur la dignité de l'âme, tous étrangers ou par leur naissance ou par leur
jeunesse aux superstitions de la cour de l'ancien régime, ils tendaient de
bonne foi à réconcilier la France nouvelle et la vieille monarchie, en
mûrissant l'une, rajeunissant l'autre. Doués d'un esprit plus érudit que
créateur, ils avaient assez de perspicacité pour comprendre les analogies
entre la révolution de 1688 et celle de 1789, pas assez de génie pour en
comprendre les différences. Leurs doctrines n'étaient que des imitations ils
voulaient constituer en France, sans en avoir les éléments, un parti
parlementaire entre le roi, la noblesse et le peuple, s'emparant du
gouvernement par droit de supériorité d'intelligence ou d'ambition, opposant
le peuple au roi, le roi au peuple, l'esprit plébéien à la noblesse, et
fonder ainsi une caste de gouvernement indépendant de toutes ces formes
sociales, subsistant et se maintenant par le talent, le manège des affaires,
la plume, la tribune, comme ces races étrangères, mais dominatrices, qui
s'imposent et se maintiennent dans l'Orient entre le peuple et le souverain.
Tous les hommes usés, mais non lassés, des vieux partis révolutionnaires ou
impérialistes, tous les jeunes gens qui se sentaient une supériorité
quelconque d'esprit, de parole, de caractère ou même d'ambition, se
ralliaient à eux. L'estime d'eux-mêmes et le dédain du vulgaire étaient les
caractères dominants de leur école. Insinuants comme une intrigue,
intolérants comme un dogme, ils ressemblaient déjà de loin à ces sectes
religieuses qui flattaient le monde pour l'asservir. Quelques esprits
supérieurs, tels que M. de Serre et M. Royer-Collard, acceptaient le
patronage que ces jeunes sectaires leur décernaient pour le décorer de leur
considération. Le roi et M. Decazes récompensaient et encourageaient leur
zèle, afin d'intimider par eux le parti de la cour et de dominer par eux le
parti révolutionnaire. Poids mobile que le ministre de la police, jeune comme
eux, pouvait tour à tour porter de tel ou tel côté de l'opinion, pour
constituer ce gouvernement d'équilibre qu'il voulait créer au profit du roi.
Ces hommes sans racines profondes et sans lien avec le fond du pays étaient
éminemment propres à ce rôle la première de leurs doctrines, c'était leur
propre importance, et ils n'avaient rien à refuser au despotisme ministériel
de M. Decazes, pourvu que ce ministre ne leur refusât rien à eux-mêmes en
influence et en ascendant. M. de Richelieu ne comprenait pas ce nouveau
parti. Accoutumé à la servilité grecque des cours absolues du Nord, il ne
voyait dans ces jeunes ambitieux que des serviteurs habiles et dévoués à la
cour. M. Lainé, républicain de caractère et royaliste par loyauté, discernait
par instinct l'esprit d'intrigue qui corrompait ce parti de la jeunesse. Il
n'acceptait tant de zèle qu'avec une secrète répugnance ; M. Pasquier le
caressait comme un instrument de règne, M. Molé comme un élément utile du
principe d'autorité royale, quel que fût le prince ; M. Decazes s'en laissait
entièrement circonvenir, sans y adhérer toutefois par ses convictions ni par
sa nature il réservait son cœur au roi et sa politique aux circonstances. Le
roi, fier et flatté de rajeunir dans ce parti, né sous son règne et destiné à
servir sa pensée personnelle, comblait de sourires, .de confidences et de
faveurs les amis de son ministre favori. M.
Decazes conquérait de plus en plus ce titre en apparence si contradictoire
avec la nature d'un gouvernement constitutionnel, où l'amitié personnelle du
roi ne compte pour rien dans son conseil. Mais la monarchie constitutionnelle
était si récente et si indécise encore en France à cette époque de 1817, que
nul, excepté les rivaux de cour, ne songeait à disputer au roi le droit
d'avoir des amitiés, et que tout le monde s'inclinait devant la faveur. Cette
faveur, qui avait eu assez de puissance pour décider le roi à rompre avec le
passé par le coup d'État contre ses amis exagérés, était devenue en ce moment
une sorte de toute-puissance qui tenait dans ses mains le sort de toutes les
idées. M. Decazes était l'arbitre des royalistes et des libéraux. Les premiers
l'adulaient comme le confident de la couronne, les seconds le servaient comme
le modérateur de la monarchie et le conservateur de la charte. Le roi
l'aimait jusque dans sa famille. Il s'entourait de tout ce qui lui rappelait
son ministre. Une sœur jeune et belle de M. Decazes, mariée à Bordeaux, avait
été appelée à Paris pour jouir de la faveur de son frère et pour tempérer,
par la grâce des femmes, ces réceptions officielles qui sont en France une
décoration obligée du pouvoir. Le roi avait voulu la voir. La figure, la
candeur, l'étonnement respectueux de cette sœur de son favori, lui avaient
plu. Il l'avait admise et comme contrainte à une sorte de familiarité
d'entretien avec lui. Ces délassements d'esprit d'un prince valétudinaire
dans l'intimité d'une femme sans ambition et sans intrigue prêtèrent à la
jalousie dans le palais des interprétations odieuses. Ces interprétations
tombèrent devant la modestie et devant le désintéressement de la nouvelle
favorite du roi. La sœur du ministre ne profita pas même pour sa fortune de
cette intimité du hasard avec le prince. Entrée pure de tout déshonneur dans
le palais, elle en sortit pure après la chute de son frère. Le roi,
qui voulait donner à la fortune de son ministre intime une base plus
permanente que son amitié, s'occupait lui-même de le faire adopter par une de
ces familles dont l'adoption naturalise les hommes nouveaux dans les races
antiques, M. de Saint-Aulaire, marié en premières noces avec une fille du
prince de Nassau-Saarbrück, marié depuis avec une femme jeune et belle que sa
grâce et son esprit faisaient régner dans les salons aristocratiques et
littéraires de Paris, avait eu de son premier mariage une fille. Cette fille
était héritière du nom de son père, de la fortune princière d'une branche de
Nassau, de l'empire de sa seconde mère sur le monde lettré et politique des
salons. Le roi écrivit de sa propre main à M. de Saint-Aulaire pour lui
demander la main de sa fille pour son ministre. M. de Saint-Aulaire, trop
homme de cour-pour résister au vœu du roi, ami politique de son gendre futur,
hôte habituel de ce parti nouveau, dont sa maison et celle de M. de Broglie
étaient le foyer, accéda au désir du roi. M. Decazes, plébéien répudié par
les royalistes, entra par la faveur dans l'aristocratie. Cette fortune de
l'heureux ministre irrita l'aristocratie sans la subjuguer. On accusa M.
Decazes de vanité, M. de Saint-Aulaire de complaisance, le roi de profanation
de sa noblesse. La haine contre le favori s'accrut de son élévation. XXXII Les
élections de la chambre et le calme du pays permettant au duc de Richelieu de
s'absenter, il se proposa de se rendre au congrès d'Aix-la-Chapelle, où les
ministres des grandes cours allaient se réunir à l'appel de l'empereur
Alexandre et à l'instigation du roi pour délibérer sur l'évacuation anticipée
de la France par les corps d'occupation. Mais le parti désespéré qui venait
d'être détrôné par l'ordonnance du 5 septembre voyait avec terreur la main de
l'Europe se retirer de nos affaires, et livrer la France à la seule
domination du roi et à la politique de son ministère. Le duc de Richelieu,
l'ambassadeur de Russie Pozzo di Borgo et lord Wellington, condescendant au
désir passionné du roi, agissaient de concert pour abréger l'humiliation de
la France et pour décider la coalition à lui rendre sa nationalité et son
indépendance mais des hommes, plus amoureux de servitude que leurs ennemis
eux-mêmes n'étaient jaloux d'une plus longue oppression, ourdissaient à
Paris, dans les conciliabules de la faction rétrograde, une intrigue
apocryphe pour mendier l'intervention de l'étranger dans les affaires du
pays. Cette intrigue, plus digne du nom de complot, qui continuait dans une
partie du palais les trames de l'émigration, éclata tout à coup par la
publication d'un mémoire adressé secrètement aux cours étrangères et qui
reçut de ce mystère le nom de note secrète. Explosion sourde des colères du
parti rétrograde, émanation des terreurs simulées des familiers du comte
d'Artois, résumé des griefs d'ambition de quelques hommes que la sagesse du
roi, avait rejetés dans l'ombre, cette note d'une diplomatie occulte et à
double entente, était plus coupable encore dans son esprit que dans ses
termes. Elle ne disait pas formellement à l'Europe de continuer et d'aggraver
sa surveillance armée sur la France, elle étalait même le patriotisme dans
les mots. Mais, en dépeignant aux yeux des étrangers la France comme une
nation en décomposition sociale où le gouvernement ne se soutient que par la
présence des armées étrangères, et en concluant à une pression décisive sur
le roi pour le forcer à changer de système et de ministère, la note secrète
indiquait péremptoirement aux cours étrangères la nécessité, sous peine de
conflagration universelle, de perpétuer encore l'occupation de la patrie.
C'était la première révolution authentique de ce gouvernement ou de ce
contre-gouvernement occulte composé d'hommes sincèrement mais aveuglément
convaincus de la perte de la monarchie entre les mains du roi, et d'autres
hommes intéressés à agiter la cour et pressés d'exploiter au profit de leur
ambition remuante le règne du prince qu'ils égaraient. On soupçonna M. de
Chateaubriand d'être le rédacteur de cette dénonciation de la France au
monde, parce qu'elle exprimait quelques-unes de ses doctrines et qu'elle
respirait son inimitié contre les ministres. M. de Chateaubriand avait alors
en effet des relations avec les hommes occultes de la cour du frère du roi.
Mais une telle dénonciation de sa patrie à l'Europe offensait le patriotisme
de ce grand écrivain. Il rejeta loin de lui le soupçon comme une' injure. Il
était incapable d'emprunter les armes de l'étranger pour combattre à
l'intérieur le parti même qu'il détestait. L'auteur de la note secrète était,
dit-on, M. de Vitrolles. Il l'avait rédigée à l'instigation du comte
d'Artois, ou communiquée du moins à ce prince avant de la faire parvenir aux
ministres des puissances. Le duc de Richelieu, informé de l'existence de
cette pièce étrange par ses agents diplomatiques en Allemagne, fut consterné.
Il gémit de tant d'efforts et de tant de sacrifices pour l'émancipation de sa
patrie, perdus ou contrariés par une conspiration si antinationale, dont
ceux-là mêmes qu'il servait avec dévouement avaient reçu la triste
confidence. Il écrivit a l'empereur de Russie, que ces manœuvres commençaient
à influencer, pour le ramener à son ancienne confiance en lui et à sa
constante générosité pour la France. Pozzo di Borgo et le duc de Wellington,
indignés, quoique étrangers, de cette intrigue contre ce gouvernement d'honnête
homme et de cette perversité des partis, assistèrent puissamment le duc de
Richelieu auprès des souverains pour effacer de leur esprit les ombrages
artificieux de la diplomatie occulte. Le congrès s'ouvrit sous de meilleurs
auspices le 20 septembre. Le prince de Metternich, suivi de ce cortège de
généraux et de publicistes de la cour de Vienne, animés de son esprit, qui
dominaient alors l'Allemagne ; M. de Nesselrode et M. Capo d'Istria,
confidents politiques de l'empereur Alexandre ; le duc de Wellington,
généralissime européen lord Castlereagh et M. Canning, hommes d'État de
l'Angleterre ; M. de Richelieu enfin, avaient désarmé les souverains. M. de
Richelieu avait amené avec lui à ces conférences deux jeunes amis de sa
personne et de sa politique, pour l'assister de leurs conseils et de leur
parole dans" les transactions de ce traité. L'un était M. de Rayneval,
nourri dès son enfance dans les traditions de la haute diplomatie française,
que son père avait dirigée sous trois règnes l'autre était M. Mounier, fils
du président de l'Assemblée nationale en 1789, devenu depuis secrétaire
intime de Napoléon pendant l'empire, rattaché, après la chute de l'empire, à
cette monarchie constitutionnelle rêvée par son père, hommes tous deux dont
la modération de cœur garantissait la solidité d'esprit, et à qui on pouvait
confier les plus hautes affaires de l'Europe. -sans craindre ni un excès de
zèle, ni une indiscrétion, ni un entraînement de probité. La grâce sérieuse
de M. de Rayneval, l'autorité naturelle de M. Mounier, l'intelligence rapide
et supérieure de l'un et de l'autre, étaient éminemment propres à tout voir,
à tout simplifier et a tout résoudre sous la direction d'un premier ministre
qui était en même temps leur ami. Ces choix, approuvés de M. Lainé, étaient
des préliminaires heureux de succès. XXXIII La
présence de l'empereur de Russie et son amitié pour le duc de Richelieu
imposèrent la condescendance des autres cabinets aux désirs du roi de France.
« Votre nation est brave et loyale, dit Alexandre aux plénipotentiaires
français ; elle supporte ses infortunes avec une résignation courageuse ; me
répondez-vous d'elle ? La croyez-vous mûre pour l'évacuation ? Pensez-vous
que son gouvernement soit solidement affermi ? Parlez franchement ; je suis
l'admirateur et l'ami de votre nation ; je ne demande que votre parole. Je ne
crains pas, ajouta-t-il, le développement des principes libéraux en France,
je suis libéral moi-même ; je voudrais même que votre souverain rattachât
plus fortement, par quelque acte éclatant, les intérêts nouveaux à son trône.
Je crains les Jacobins (nom révolutionnaire des démagogues) je les hais ;
prenez garde à ne pas vous jeter dans leurs bras ; l'Europe ne veut plus du
jacobinisme. Il n'y a qu'une sainte alliance fondée sur la morale et sur la
religion qui puisse sauver l'ordre social. Au nom du ciel, monsieur de
Richelieu, sauvons l'ordre social ! » On sentait dans ces paroles et
dans la présence de cette pensée divine, dont les revers et les triomphes
avaient pénétré le jeune souverain de tant de millions d'hommes, le
libérateur du continent, et maintenant le modérateur du monde. De pareils
sentiments, inspirés ou commandés autour de lui par l'empereur de Russie,
déblayèrent promptement les difficultés secondaires que le duc de Richelieu
devait rencontrer dans les prétentions et dans les ambitions des autres
cours. L'évacuation de la France fut proclamée, et les comptes définitifs
d'indemnités pour cause de guerre furent réglés à deux cent soixante-cinq
millions par les commissaires français et étrangers. L'histoire doit
consigner, à l'honneur du caractère de ces liquidateurs d'une si forte dette,
que le duc de Richelieu en sortant du ministère fut honoré, à cause de sa
modicité de fortune, d'un subside personnel de son pays ; que M. de Rayneval
mourut dans la gêne, ne laissant que son nom pour héritage, et qu'après la
mort de M. Mounier, sa femme et son fils ne vécurent que du plus modique
salaire de l'État dans une fonction publique, à l'extrémité de la France. La
France, réconciliée ainsi avec l'Europe, entrait par des articles secrets
dans la confraternité des rois et dans l'esprit de la Sainte-Alliance.
L'empereur Alexandre, après la signature de cet acte, voulut apporter
lui-même au roi, à Paris, l'expression de son respect pour son âge et de son alliance
avec ses pensées. Il aimait à jouir une dernière fois de la popularité qu'il
s'était acquise en France. Louis XVIII, dans un écrit confidentiel de sa
main, inédit jusqu'à ce jour, raconte ainsi lui-même l'impression qu'il reçut
de cette visite, de cette émancipation de son peuple opérée par sa sagesse,
et des services du duc de Richelieu. Ces confidences échappées du cœur sont
des témoins trop rares et trop précieux des événements pour qu'on ne les
recueille pas avec avidité. Les acteurs de ces grandes scènes en sont
toujours les meilleurs historiens. Le dernier mot des événements est dans
l'âme des acteurs. « Décembre 1818. « Qui vidit, testimonium perhibuit, et verum est
testimonium ejus. S. JEAN, XV. « Un
des moments les plus heureux de ma vie a été celui qui a suivi la visite de
l'empereur de Russie. Sans parler de la grâce extrême qu'il a mise à ne venir
que pour me voir et à retracer ainsi, mais bien noblement, ce que la plus
basse flatterie fit faire au duc de la Feuillade à l'égard de Louis XIV, il
était difficile de né pas être satisfait de son entretien. Non-seulement il
était entré dans toutes mes pensées, mais il me les avait dites avant que
j'eusse eu le temps de les émettre. Il avait hautement approuvé le système de
gouvernement et la ligne de conduite que je suis depuis que je me suis
déterminé à rendre l'ordonnance du 5 septembre 1816 (je ne puis m'empêcher de
remarquer que c'était le moment des élections de Paris, et que l'empereur
partit persuadé que Benjamin Constant serait élu). Enfin ce prince m'avait
fait l'éloge de mes ministres, et particulièrement du comte Decazes, pour
lequel je ne crains point d'avouer une amitié fondée sur les qualités à la
fois les plus solides et les plus aimables, et sur un attachement dont il
faut être l'objet pour en sentir tout le prix. Je voyais donc l'évacuation de
la France certaine, à des conditions modérées, la tranquillité extérieure
assurée pour longtemps, et rien ne me semblait menacer la paix intérieure. « Quelques-unes
des élections me déplurent, comme celles de la Sarthe, de la Vendée, du
Finistère ; mais ce sont de ces contrariétés attachées à une constitution
comme la nôtre, et la masse était bonne. Je remarquai avec peine dans les
lettres du duc de Richelieu qu'il en était plus affecté que moi, mais je me
flattais que, de retour ici, ce serait en se serrant de plus en plus à ses
collègues qu'il chercherait le remède au mal produit par la Minerve et, soit
dit en passant, aggravé par le Conservateur. » Je me trompais, il en avait à
mon insu cherché et cru trouver d'autres. Ces mots à mon insu pourront
étonner ceux qui les liront. En les traçant, je ne me dissimule pas les idées
qu'ils peuvent faire naître sur mon compte, mais je veux faire connaître la vérité
il faut donc dire celle-là. Reprenons d'un peu plus haut. « Depuis
longtemps, tout le monde était bien persuadé que si les ultraroyalistes,
convaincus de l'impossibilité de faire réussir leur système d'exagération, en
faisant taire les haines contre les personnes, embrassaient franchement le
système de modération, les ultralibéraux n'oseraient lever la tête. Les
ministres avaient, tout le monde le sait, travaillé à ce rapprochement, mais
on connaît aussi le peu de succès de la négociation. On sait, que les
ultraroyalistes avaient demandé des concessions de principes, des garanties
personnelles qu'il était impossible d'accorder on sait que, loin de se
rapprocher du ministère, qu'ils ne cessaient d'insulter par leurs écrits,
leurs chefs avaient, dans la session de 1815, combattu dans les rangs des
ultralibéraux. On sait plus mais rien n'a été juridiquement prouvé. Mes
ministres et moi nous n'en sentions pas moins la nécessité d'un rapprochement
c'était aussi l'avis des étrangers les plus éclairés. Le duc de Wellington
m'en avait parlé à son retour d'Aix-la-Chapelle : « Il faut, m'avait-il
dit, que les. » ultraroyalistes reviennent au ministère ; mais ; avait-il »
ajouté, sans condition. » « L'aspect
de la session qui allait s'ouvrir n'avait rien de menaçant ce ministère, que
les partisans de l'exagération d'un côté comme de l'autre cherchaient tant à
décrier, avait cependant partout rétabli l'ordre et la confiance la France
était respectée au dehors ; le crédit seul avait été ébranlé, encore
n'était-ce que celui de la Banque ; car, tandis que le cinq pour cent
baissait, les bons royaux se maintenaient à la même hauteur. J'ai déjà dit
que la masse des élections était bonne ainsi, quoiqu'on dût s'attendre à des
débats très-vifs, il était fort probable que, dans la chambre des députés, la
majorité en faveur du ministère serait au moins ce qu'elle avait été dans la
dernière session ; celle de la chambre des pairs était bien moindre, mais
enfin elle existait. Tel était à mes yeux l'état des choses au retour du duc
de Richelieu le 28 novembre. « Avant
d'aller plus loin, il faut que je parle de la situation où se trouvait le
comte Decazes. Son ministère, si important pendant que la loi du 29 octobre
était en vigueur, avait beaucoup déchu à la cessation de cette loi ; il était
au moment de perdre la seule et faible arme qui lui restât, la censure des
journaux. Les ennemis du comte Decazes, après avoir, en attaquant sa
conduite, retracé la fable du serpent et de la lime, avaient changé de
batteries. Ce n'était plus le ministre, c'était le ministère qu'ils
attaquaient, en le dépeignant comme anticonstitutionnel, comme arbitraire,
comme source d'une dépense superflue. Avec de telles expressions, on est
toujours sûr de capter les suffrages de la multitude. Aussi réussirent-ils
complétement, et les choses en vinrent au point qu'il n'était nullement sûr
que, dans la session qui allait s'ouvrir, le budget de la police générale
passât. Mais eût-il passé, qu'est-ce qu'un ministre sans pouvoir, sans
attributions, et cependant chargé de la même responsabilité que lorsqu'il les
avait ? Le comte Decazes le sentit si bien, qu'il proposa la suppression de
son ministère et, par une conséquence naturelle, sa sortie du conseil. A ce
mot, tous ses collègues se récrièrent, les uns parce qu'ils sentaient combien
sa bonne tête, son sang-froid dans les circonstances les plus critiques et
son habileté dans les affaires le rendaient nécessaire à l'État ; d'autres
peut-être parce qu'ils croyaient que mon amitié pour lui en faisaient un
intermédiaire au ministère, utile entre celui-ci et moi. Le duc de Richelieu,
qui était incontestablement du nombre des premiers, essaya un moyen de le
conserver en proposant à M. Lainé de lui céder le ministère de l'intérieur en
prenant celui de la justice. J'offris de faciliter cet arrangement, auquel M.
Pasquier consentit sans conditions, en faisant celui-ci ministre de ma maison
avec entrée au conseil. M. Lainé refusa de permuter et offrit sa démission,
que j'étais loin d'accepter, d'autant plus que le duc de Richelieu avait
déclaré qu'il ne resterait pas sans lui. M. Decazes consentit à porter
jusqu'à la fin de la session le fardeau sans allégement de son ministère à
l'agonie, et le conseil demeura tel qu'il était. « Qu'on
se rappelle que j'ai dit plus haut que le duc de Richelieu avait à mon insu
cherché et cru trouver le remède au mal qu'il appréhendait. En me retraçant
ce fait, quelque peu éloigné qu'il soit, en le consignant ici, je crois faire
un rêve pénible plutôt que me ressouvenir de la vérité. Jamais la postérité
ne croira qu'un ministre, quel qu'il soit, ait pu concevoir mais surtout
mettre à exécution un plan dont l'effet inévitable était de changer en entier
la marche du gouvernement sans en dire un seul mot au roi. On le croira
encore moins quand on saura que le ministre était le duc de Richelieu,
l'homme le plus loyal qui fut jamais, et le roi, ce Louis XVIII accusé de
faiblesse, mais non pas d'indiscrétion, et que par conséquent on devait
croire qu'il était facile, sans compromettre le secret du plan, d'essayer au
moins de faire changer d'opinion. Eh bien, malgré tant d'invraisemblance, la
chose est de toute vérité, et il m'importe d'autant plus qu'on le sache, que
ceux qui penseront autrement pourront, je le sens fort bien, m'accuser
d'avoir tenu pendant cet étonnant mois de décembre 1818 une marche bien
tortueuse. En me défendant ainsi, j'ai l'air d'accuser le duc de Richelieu.
Je ne puis, il est vrai, le disculper du mystère dont il a usé à mon égard ;
mais je suis persuadé — et on verra plus loin si j'ai tort — qu'il ignorait
lui-même où on le conduisait. Il voulait rallier les ultra-royalistes au
ministère en changeant la loi d'élection, et il ne sentit pas que c'était le
ministère qu'il mettait a la discrétion des ultraroyalistes. Qui avait conçu
le plan ? qui en avait fait le succès ? Je l'ignore et je ne veux rapporter
ici que des faits à ma pleine connaissance, en me permettant tout au plus d'y
ajouter mes réflexions lorsqu'elles me sembleront plausibles. « Quoi
qu'il en soit, on avait travaillé à détacher de ce centre, qui jusqu'alors
avait fait dans les deux chambres la force du ministère, un nombre de membres
assez considérable pour assurer la majorité aux ultraroyalistes. L'intrigue
avait été conduite avec un secret que je louerais dans une autre cause elle
avait échappé même aux yeux vigilants de M. Decazes. Le succès avait été
complet dans la chambre des pairs ; il était plus douteux dans celle des
députés. La première connaissance que j'en eus fut par le chancelier, qui,
peu de jours avant l'ouverture de la session, vint me raconter les noms de
ceux que la réunion des membres ministériels portait au secrétariat de la
chambre des pairs, en ajoutant qu'il n'était pas bien sûr que ceux-là
passassent, attendu qu'il y avait une contre-réunion qui en porterait
d'autres. Comme il ne s'expliqua pas davantage, je crus qu'il parlait d'une
réunion d'ultraroyalistes, chose qui avait toujours existé, et je ne m'en mis
pas en peine. Mais bientôt je fus plus instruit par M. de Brezé, qui vint me
dire qu'en effet il s'était formé, d'après une idée du duc de Doudeauville,
une réunion de membres ministériels pour opérer un rapprochement avec le côté
droit. En même temps il me fit voir une liste arrêtée par cette réunion, tant
pour le bureau que pour la commission d'adresse en réponse à mon discours. La
première portait les noms de Doudeauville, de M. de Vérac, du duc de Bellune
et de M. Dubouchage Je ne trouvai rien à redire aux deux premiers ; j'allais
faire des observations sur les deux autres, lorsque, jetant les yeux sur la
seconde liste, j'y vis en tête les noms du marquis de Talaru et du vicomte de
Montmorency, tous deux ultraroyalistes forcenés et auteurs nommés du
Conservateur. Alors, j'éclatai : je reprochai à M. de Brezé d'être d'une
société qui faisait de pareils choix je lui citai ce vers d'Athalie : Rompez, rompez tout pacte avec l'impiété. « Je
ne sais ce que je lui dis encore, tant j'étais animé. Il se défendit en me
nommant des gens fort honnêtes, quoiqu’un peu faibles, qui faisaient partie
de l'association. Enfin il m'apprit qu'elle se tenait chez le cardinal de
Beausset. La foudre tombant à mes côtés m'eût moins frappé que ce nom.
Jusque-là, de même que le peuple qui, jadis, quand on l'opprimait, s'écriait
dans sa douleur : « Oh ! si notre bon roi le savait ! » je me
disais : « Ah ! quand le duc de Richelieu le saura ! » Ce n'était
pas qu'il ne m'eût instruit d'une conférence qu'il devait avoir avec M. de
Villèle mais, comme il n'avait parlé de son résultat ni à aucun de ses
collègues ni à moi-même, je croyais qu'il avait été nul comme celui des
conférences précédentes. Mais le nom du cardinal de Beausset me tira d'erreur
il- a trop d'esprit, et il est trop lié avec le duc de Richelieu pour avoir
pris une aussi grande mesure sans son aveu. Je me refroidis à l'instant, je
congédiai M. de Brezé, et je me livrai à mes réflexions. « Elles
furent tristes, on peut le croire je me voyais dans la fâcheuse alternative
ou d'approuver, sans la connaître, une marche qui ne pouvait guère qu'être
opposée à celle que je suivais depuis deux ans, et que je crois la seule
bonne, ou de rompre avec le duc de Richelieu. Le premier parti était peu
glorieux et même dangereux. Le second avait mille inconvénients plus graves
encore. Sans doute, la mesure prise par le duc de Richelieu à mon insu était
un tort auquel on ne saurait donner de nom ; je ne veux point la justifier,
je ne la conçois même pas mais ce que tout le monde peut concevoir, c'est
l'existence du coupable appelé au ministère dans les plus terribles
circonstances où jamais un État se soit trouvé ; il n'avait pas hésité à s'en
charger, il avait fait bien plus il avait signé la convention du 20 novembre
1815. Oui, je le dis hardiment, c'est l'acte dont la postérité lui saura le
plus de gré. Que l'on considère la position où était alors la France. Onze
cent mille étrangers venus, j'aime à le croire, avec bonne intention, mais
enflés par la victoire, mais en qui l'ardeur du pillage allait croissant tous
les jours, couvrirent la moitié de notre sol. Les souverains réunis à Paris
me traitaient, il est vrai, avec de grands égards, mais la générosité en
montre toujours aux cheveux blancs, et la verge du pouvoir ne s'en faisait
pas moins sentir. Deux préfets — ceux de la Sarthe et du Loiret — avaient été
arrachés à leurs fonctions et traînés en captivité. M. Decazes, alors préfet
de police, avait failli subir le même sort. Les chefs-d'œuvre des arts dont
le traité du 30 mai 1814 garantissait la possession à la France avaient été,
sous mes yeux, enlevés à main armée de ma demeure. Dans le midi de la France,
sans le courage héroïque du duc d'Angoulême qui, sans arme, sans moyen, avait
su en imposer au général Castaños, les Espagnols seraient venus, sans avoir
eu part à la victoire, prendre la leur au butin. Mais le danger n'était que
suspendu. Quelles étaient nos ressources ? Aucune, il faut le dire. L'armée
de la Loire, qui, je crois, en eût été une bien faible, était licenciée, et s'il
restait de l'énergie en France, elle ne se faisait remarquer que par des
ferments de guerre civile. Nous ne pouvions espérer même la triste gloire qui
honora les derniers moments de Carthage. Les étrangers exigeaient, il est
vrai, des conditions bien dures mais on vient de voir si nous étions en état
de les refuser ; et, indépendamment des dégâts causés par eux, leur présence
seule coûtait par jour à la France plus d'un million en pure perte. Dans de
pareilles circonstances, l'homme vertueux, l'ami de son pays, dédaigne de
vaines clameurs, et va droit à son but. Ce fut ce que fit le duc de
Richelieu, et c'est ce que sentira la postérité, dont les suffrages, le
vengeront de la fausse honte qu'on a voulu répandre sur lui à cette occasion.
Depuis ce moment, une extrême loyauté lui avait non-seulement acquis chez
l'étranger une considération telle que bien peu de ministres en ont eu, mais
à l'intérieur même elle avait réduit les adversaires les plus prononcés de
notre système à médire de ses talents, n'osant s'attaquer à sa personne.
Enfin il venait de signer ces fameux actes d'Aix-la-Chapelle, qui ont libéré
la France et l'ont replacée au rang qui lui appartient. A ces considérations
s'en joignirent d'autres très-puissantes tous mes ministres m'auraient
quitté, surtout le comte Decazes, qui m'avait souvent déclaré (et en cela
j'avais été de son avis) que, si, au retour d'Aix-la-Chapelle, le duc de
Richelieu suivait son projet de retraite, il l'imiterait. Or, s'ils s'étaient
résolus à suivre une retraite volontaire, qu'eussent-ils fait si elle eût été
forcée ? Enfin, moi-même, où aurais-je pris la force nécessaire pour un acte
de vigueur, moi qui, malgré l'inconcevable silence du duc de Richelieu,
malgré d'autres souvenirs bien plus pénibles, regrette encore de n'avoir plus
près de moi un homme que de mauvais conseils peuvent égarer, entraîner même à
des mesures tout à fait hors de son caractère, mais dont la droiture
naturelle le fait bientôt rentrer dans la bonne voie avec d'autant plus de
facilité que jamais son cœur ne fut coupable. Je résolus donc de paraître
ignorer ce qu'on me taisait et de rester fidèle à ma ligne de conduite, ce
qui m'était d'autant plus aisé que le duc de Richelieu me disait — et, j'en
suis sûr, avec sincérité — n'avoir point changé de système. Aucune apparence
de scission ne se montrait d'ailleurs dans le ministère. Mon discours
d'ouverture fut discuté, unanimement adopté, sauf un petit nombre de phrases,
qu'au moment de le prononcer le duc de Richelieu me proposa d'y ajouter, et
dont l'idée appartenait à M. Decazes — entre autres celle-ci : « Le prince
vient de recouvrer son indépendance, sans laquelle il n'y a ni roi, ni nation
». « Cette
union apparente ne fut pas longue. L'ouverture avait eu lieu le 10, et, dès
le 12, le conseil des ministres délibéra sur la marche à suivre dans les
circonstances présentes. Le garde des sceaux, qui parla le premier, peignit
fort bien leur gravité, mais sans conclure précisément à rien. M. Roy fit de
même. Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr et M. Decazes opinèrent pour rester ferme
dans la ligne suivie jusque-là. MM. Molé, Lainé et le duc de Richelieu furent
d'avis de se rapprocher du côté droit et, par conséquent, de proposer un
changement dans la loi d'élection. Il n'y eut, comme on voit, point de
majorité prononcée, et la délibération fut remise au 14. Elle eut, en effet,
lieu sans plus de résultat ; mais on jugea la matière assez éclaircie pour me
la soumettre au conseil prochain. « Bien
des choses arrivèrent dans l'intervalle. La chambre des pairs nomma son
bureau, qui fut celui que M. de Brezé m'avait fait connaître, excepté M. de
Pastoret, qu'on substitua à M. Dubouchage, et cela, dirent les meneurs, par
égard pour moi, attendu que M. Dubouchage ayant été mon ministre, il pourrait
m'être peu agréable de le voir souvent chez moi. Ils oubliaient que, l'année
précédente, les ultraroyalistes, profitant d'un malentendu des ministériels,
avaient porté au secrétariat le duc de Feltre, sorti du ministère après M.
Dubouchage, ou plutôt ils voulaient se parer aux yeux du public d'un prétendu
respect pour moi, plus insultant qu'un outrage direct. Quand, sur la
commission pour l'adresse, ils avaient fait au duc de. Richelieu l'honneur de
lui demander qui il désirait qui fût nommé ; à cette question, se livrant à
son mouvement naturel, il avait répondu « Des ministériels. Mais on lui fit
bien voir qu'on n'avait prétendu lui faire qu'une vaine politesse, car on lui
déclara que cela ne se pouvait pas. Je ne concevrai jamais comment, à ce mot,
les écailles ne lui tombèrent pas des yeux, comment il ne vit pas qu'il était
l'esclave du parti qu'il avait imprudemment favorisé, et qui ne prétendait
faire de lui qu'une de ces idoles des gentils, qui ont des yeux et qui ne
voient pas, et enfin comment il ne fit pas un effort généreux pour essayer au
moins de briser sa chaîne. Rien de tout cela n'arriva, et il se borna à
répliquer avec humeur : « Eh bien ! des gens raisonnables ! »
Ces gens raisonnables furent MM. de Talaru, le vicomte de Montmorency, de
Fontanes, de Pastoret et de Rosambo, non moins ultraroyalistes que les deux
premiers. Je fus, on peut le croire, encore plus blessé de cette nomination
que de celle du bureau ; mais, persuadé qu'un roi ne saurait faire une plus
grande faute que de manifester un courroux qu'il ne peut satisfaire, je me
contentai de dire intérieurement avec amertume : Attale, était-ce ainsi que régnaient tes ancêtres ? « Mais
la peine que j'en ressentais était bien légère en comparaison avec celle dont
je vais parler. Le duc de Richelieu, qui de tout temps s'était si hautement
et si noblement montré l'ami du comte Decazes, qui, peu de jours avant de
quitter Aix-la-Chapelle, lui mandait, au sujet d'une affaire qui
l'intéressait personnellement et qui avait mal réussi, « qu'il était au
désespoir d'échouer dans la seule » négociation qui le touchât véritablement
; » le duc de Richelieu, dis-je, semblait s'être brouillé avec lui ; il ne le
voyait plus, il ne répondait même pas à ses lettres. Préparé depuis longtemps
à la retraite de M. Decazes, dont je voyais trop bien que le ministère ne
pouvait subsister, mon amitié pour lui me faisait souhaiter qu'au moins il
sortît de la place avec les honneurs de la guerre, et je sentais trop bien
l'avantage qu'auraient ses ennemis si sa sortie avait lieu à la suite d'une
rupture avec le duc de Richelieu. D'autre part, et indépendamment de ce qui
regardait le comte Decazes, rien n'était plus précaire que le ministère. M.
Lainé avait annoncé son inébranlable résolution de se retirer. Le duc de
Richelieu déclarait qu'il ne resterait pas une seconde après lui, et les
démarches très-pressantes que j'avais faites auprès du premier n'avaient eu
qu'un succès fort équivoque. « M'est-il
permis de parler ici de l'état où se trouvait alors ma santé, non pour être
plaint, mais pour servir d'excuse aux fautes que je puis avoir faites dans
des conjonctures aussi difficiles ? Le 12, je sentis une attaque de goutte
elle fut si légère pendant trois jours, que je crus que ce ne serait rien
mais le 15 au soir les douleurs devinrent très-vives, et le 16 commença
l'invasion que je vais décrire en peu de mots : grande souffrance, peu de
sommeil, point d'appétit, de la fièvre et prostration des forces physiques et
morales. Tel fut mon état pendant plus de huit jours. « Cependant
l'horizon sembla s'éclaircir un moment. Les ministres qui étaient membres de
la chambre des députés étant obligés de s'y trouver le mercredi 16, jour de
l'élection des candidats pour la présidence, le conseil fut remis au jeudi.
Le mercredi au soir, le duc de Richelieu parut inopinément à l'assemblée du
comte Decazes, y fut fort obligeant pour lui, et le lendemain il vint le
voir. Il y eut entre eux une explication, à la fin de laquelle ils
s'embrassèrent, et il fut convenu qu'au conseil la grande question serait
plutôt effleurée qu'approfondie. « Le
conseil s'assembla, en effet, le 17. Le garde des sceaux y parla le premier,
comme il avait fait chez le duc de Richelieu, c'est-à-dire fort disertement,
mais sans rien conclure. Le maréchal Gouvion fut d'avis de ne rien changer,
de ne pas même essayer de modifier la loi d'élection. M. Molé déclara qu'il
ne croyait pas possible de rester dans la ligne suivie jusqu'à ce moment il
fut d'avis de pencher vers les ultraroyalistes, sans se dissimuler que
c'était se donner des maîtres, mais parce que de deux maux il faut choisir le
moindre. M. Lainé pensa qu'il fallait planter le drapeau ministériel, et
tendre la main à droite et à gauche. M. Roy parla à peu près dans le même
sens. M. Decazes développa le danger qu'il voyait à essayer de changer ou, pour
mieux dire, de détruire la loi d'élection, qu'il peignit comme populaire au
suprême degré, et il en conclut à rester fermes dans notre ligne. Le duc de
Richelieu parla le dernier. Il fut facile de voir qu'il inclinait vers l'avis
de M. Molé mais il ne conclut pas davantage que le garde des sceaux et M.
Roy. Enfin, je pris la parole, et me saisissant de l'idée de M. Lainé
Plantons, dis-je, notre drapeau sur l'ordonnance du 5 septembre 1816.
Continuons à suivre la ligne qui nous a réunis jusqu'à présent. Tendons
toujours la main à droite et à gauche, en disant avec César : « Celui
qui n'est pas contre moi est avec moi. » Ainsi se termina ce conseil J'eus la
bonhomie de croire que toute discussion dans le ministère allait cesser on
verra combien je me faisais illusion. « Le
16, M. Ravez avait obtenu le nombre de voix nécessaire pour être candidat à
la présidence M. de Serre en avait eu presque autant que lui ; néanmoins, il
m'était impossible de ne pas nommer M. Ravez. J'eus le tort de me trop
presser de le dire, ou le duc de Richelieu celui de l'annoncer à M. Ravez
avant que l'affaire eût été délibérée au conseil. Cette double imprudence fit
triompher les ultraroyalistes, qui, voyant les choix qu'avait faits la
chambre des pairs et celui-là — car, il faut le dire, M. Ravez était de ceux
qui s'étaient laissé entraîner —, ne doutèrent plus de la victoire. Leur joie
fut de courte durée. Parmi les vice-présidents, un seul, M. Blanquart de
Bailleul, qui était dans. le même cas que M. Ravez, put leur donner quelque
espoir. Mais le choix des secrétaires, et surtout celui de M. de
Saint-Aulaire, beau-père du comte Decazes, prouva bien que les anciens
ministériels n'étaient pas encore vaincus. J'avoue que je ne pus m'empêcher
d'en ressentir de la joie ; mais elle ne dura guère, car le duc de Richelieu
en conçut de l'humeur à tel point, que, pour la première fois de sa vie, le
dimanche suivant (les élections s'étaient faites le vendredi et le samedi),
il me parla avec amertume de M. Decazes, l'accusant à peu près d'avoir été
l'âme de ces choix. Je sentis bien alors que la scission était faite sans
remède. J'en gémis profondément ; mais, par les motifs que j'ai exposés plus
haut, je me déterminai, quoi qu'il pût m'en coûter, à tout immoler à
l'avantage de conserver le duc de Richelieu au ministère. J'en étais là
lorsque, le lundi au soir et le mardi matin, je reçus les lettres ci-annexées
du duc de Richelieu[2], de M. Molé[3], de M. Lainé[4], de M. Pasquier[5], de M. Decazes[6]. « De
ces lettres, je ne répondis qu'à celle du duc de Richelieu, auquel je mandai
que, dans le trouble où sa démarche inopinée me jetait, il m'était impossible
de lui faire une réponse précise, et que je désirais le revoir avant qu'il
prît un parti définitif. Il vint en effet dans l'après-midi du mardi. Je ne
lui dissimulai rien de la peine que je ressentais, et je le priai de
considérer qu'outre mon chagrin de me séparer de lui, je me voyais réduit à
la triste nécessité d'avoir recours à ***. Il m'écouta avec l'air aussi
affligé que moi. Nous nous séparâmes sans rien conclure, et le lendemain
matin je reçus de lui la lettre suivante : « Votre
Majesté peut imaginer dans quelle pénible situation m'a laissé l'entretien
d'hier, et tout ce que j'ai souffert en voyant le chagrin que je causais à
Votre Majesté. Je connais trop bien mon insuffisance dans des circonstances
aussi difficiles et pour un genre d'affaires auquel il est impossible d'être
moins propre que je ne le suis, pour ne pas vous répéter, Sire, ce que j'ai
eu l'honneur de vous dire hier. Ma mission a été finie au moment où les
grandes affaires avec les étrangers ont été terminées. Celles de l'intérieur
ainsi que la conduite des chambres me sont tout à fait étrangères, et je n'y
ai ni aptitude ni capacité. Il est de mon devoir de dire à Votre Majesté,
dans toute la sincérité de mon cœur, qu'en me retenant, elle fait le plus
grand tort à ses affaires et au pays, et que ce sentiment qu'elle avait la
bonté d'appeler hier modestie n'est que le résultat d'une connaissance plus
approfondie de moi-même. Penser autrement ne serait pour moi qu'une
inexcusable présomption. « Après
avoir fait à Votre Majesté cette profession de foi, à laquelle je la supplie
de réfléchir bien sérieusement, je dois lui dire que, si elle persiste à me
retenir malgré les puissantes raisons que je lui donne, je ne puis ni ne dois
m'y refuser ; mais que, pour que mes services ne soient pas dès l'abord rendus
inutiles, il faut rétablir dans le ministère une unité d'opinions qui
n'existe plus. Votre Majesté sait si j'aime et estime M. Decazes. Ces
sentiments sont et seront toujours les mêmes. Mais, d'un côté, outragé sans
raison par un parti dont les imprudences ont causé tant de maux, il lui est
impossible de se rapprocher de lui ; de l'autre, poussé vers un côté dont les
doctrines nous menacent encore davantage, tant qu'il ne sera pas fixé hors de
France par des fonctions éminentes, tous les hommes opposés au ministère le
considéreront comme le but de leurs espérances, et il deviendra, bien malgré
lui, sans doute, un obstacle à la marche du gouvernement. Il m'en coûte de
devoir tenir ce langage au roi. Certes, l'intrigue, l'ambition et les moyens
qu'elles emploient ordinairement me sont bien étrangers ; mais je dois la
vérité à Votre Majesté, telle au moins que je la crois. Je sens combien le
sacrifice dont je parle est pénible pour le roi, pour M. Decazes, et, si
j'ose le dire, pour moi-même ; mais je le crois nécessaire, si je dois rester
dans les affaires. L'ambassade de Naples ou de Pétersbourg, et un départ
annoncé dans une semaine tels sont, selon moi, les préalables indispensables,
je ne dis pas au succès, mais à la marche de l'administration. Votre Majesté
sait combien il me siérait mal d'imposer de pareilles conditions. L'état où
j'ai mis le roi hier et le désespoir qu'il m'a causé ont pu seuls me décider
à les déposer dans son sein. Votre Majesté en fera l'usage qu'elle jugera
convenable. « Dans
le cas où Votre Majesté exigerait impérieusement que je restasse, j'oserais
la supplier d'employer tous les moyens qui sont en son pouvoir pour retenir
M. Lainé, sans lequel je ne puis absolument rester au ministère, et M. Roy ;
si vous voulez bien y mettre cette séduction à laquelle rien ne résiste, je
crois qu'il ne sera pas difficile de vaincre leur opposition. Après vous
avoir exposé ma pensée, souffrez, Sire, que je me jette aux pieds de Votre
Majesté pour lui demander avec les plus vives instances de m'accorder la
liberté ; je le répète, je n'ai ni la capacité, ni les talents nécessaires
pour me démêler du labyrinthe du gouvernement des chambres. Rien ne m'a
préparé à cette vie, et bien sûrement je n'y réussirai pas. Votre Majesté est
prévenue d'avance qu'elle ne s'expose pas à la douleur de voir bientôt ces
pronostics vérifiés... » « Je
m'étais, je l'ai dit, résigné à voir M. Decazes sortir du ministère, mais un
pareil éloignement m'était, on peut le croire, bien plus sensible. Je lui
écrivis à l'instant, mais je n'eus pas, je l'avoue, le courage de lui faire
connaître in extenso la lettre que je viens de transcrire, et je lui en dis
seulement le point essentiel. Il se flatta que son éloignement de Paris
suffirait, et dans sa réponse il m'offrit de partir sur-le-champ pour aller
passer à Libourne trois mois dans le sein de sa famille. Toute raisonnable,
je puis même dire toute généreuse qu'était cette offre, je ne me flattais
guère qu'elle fût acceptée cependant je résolus de le tenter, et le duc de
Richelieu étant venu chez moi un peu avant le conseil, je lui en fis
l'ouverture en l'accompagnant de tout ce que je crus capable de conjurer
l'orage. Mais celle séduction d laquelle rien ne résiste manqua son effet. Le
duc de Richelieu, dominé par une impulsion étrangère, fut tout à fait hors de
son caractère. Il fut insensible à la situation de madame Decazes, âgée de
seize ans, délicate, alors grosse de quatre mois. Il persista à faire d'un
départ pour la Russie la condition sine qua non de la continuation de son
ministère, et exigea qu'après le conseil je demandasse au comte Decazes son
dernier mot. Résolu de tout sacrifier pour conserver le duc de Richelieu, je
me chargeai de la commission, et je la remplis ; mais, je l'avoue, en
prononçant à mon ami un arrêt si cruel pour lui, si pénible pour moi-même, ma
fermeté m'abandonna, et je fondis en larmes. Ma victime ne songea qu'à
adoucir ma douleur, ne me parla que de sa résignation. Cependant, un moment
après, la pensée des fatigues, des dangers même qu'allait courir celle qu'il
aime avec tant de raison lui revint à l'esprit, et s'écriant : « Oh ! ma
pauvre petite ! » il répandit à son tour des pleurs. Bientôt il reprit tout
son courage, et me quitta pour aller écrire au duc de Richelieu qu'il
acceptait tout. « Le
même jour, environ -trois heures après cette scène si déchirante, je reçus
l'adresse des deux chambres en réponse à mon discours d'ouverture, et je fus
obligé de leur montrer un visage calme, serein, satisfait même, car, après
tout, les adresses étaient bonnes. Et l'on nous porte envie « Le
lendemain 24, le duc de Richelieu, revenant à son caractère, soit de
lui-même, soit par l'avis de M. Lainé qui, dit-on, lui représenta avec force
la dureté de son exigence, se borna à accepter le voyage de Libourne.
D'autres embarras lui survinrent bientôt. Il avait compté qu'excepté M.
Decazes — et peut-être le maréchal Gouvion — le conseil resterait tel qu'il
était ; mais M. Lainé, tout en désirant un changement à la loi d'élection,
déclara formellement que jamais il n'en présenterait une qui renversât celle
qui était son ouvrage et qu'il avait défendue avec tant de succès. M. Roy
signifia qu'il ne resterait pas sans M. Decazes, et les autres refusèrent
également. Le 25, M. le duc de Richelieu et M. Lainé, ayant rencontré M.
Decazes chez moi, après la messe, lui proposèrent de former lui-même un
ministère, et, sur son refus absolu, ils vinrent me prier de l'y engager.
Quoique j'approuvasse sa résolution, je répondis que je lui parlerais, mais
que j'étais d'avance bien certain de ne pas avoir plus de succès qu'ils n'en
avaient obtenu. En effet, je l'envoyai chercher, et sa réponse fut telle que
je l'avais prévue. Alors le duc de Richelieu résolut de former un ministère
entièrement nouveau, et voici la composition qu'il voulut lui donner justice,
M. Siméon ; guerre, le général Lauriston ; marine, M. de Villèle ; intérieur,
M. Cuvier ; finances, M. Mollien ; direction générale de la police sous
l'autorité du président du conseil, M. de Tournon, préfet de la Gironde. De
tous ces noms, un seul me déplaisait ; mais j'avais résolu de ne faire de
difficultés sur rien, et d'ailleurs, après avoir fait le plus grand des
sacrifices, pouvais-je être arrêté par un bien moindre ? Le 25 au soir, le
duc de Richelieu se croyait sûr du succès ; mais bientôt d'insurmontables
difficultés s'offrirent M. Cuvier fit la même objection que M. Lainé ; M.
Mollien (engagé, dit-on, ailleurs) refusa absolument. M. Lauriston seul avait
accepté. J'en fus indirectement informé dans la journée du 26, et le soir je
reçus du duc de Richelieu la lettre suivante : « J'ai
encore fait d'inutiles efforts pour essayer de composer un ministère qui pût
présenter à Votre Majesté et à la France quelques garanties dans la crise où
nous nous trouvons. M. Roy, que je croyais indispensable aux finances, s'est
refusé à toutes mes sollicitations ; mes autres collègues n'ont pu s'accorder
sur les mesures à prendre, et je me vois de nouveau dans la nécessité de
supplier Votre Majesté de me décharger d'une tâche qu'il m'est impossible de
remplir avec succès. J'ai fait preuve, Sire, du dévouement le plus absolu en
essayant deux fois de reformer un ministère, et Votre Majesté reconnaîtra ce
que j'ai eu l'honneur de lui dire à mon départ d'Aix-la-Chapelle et ce que
j'ai pris la liberté de lui répéter de bouche et par écrit depuis mon retour,
que je n'étais point propre à la conduite des affaires intérieures, et que ma
mission était finie du moment de la conclusion des négociations avec les
étrangers. Mais pourquoi Votre Majesté regarderait-elle comme indispensable
d'appeler à mon défaut ? N'existe-t-il donc que lui et moi dans son royaume
qui puisse être à la tête du conseil, et si nous manquions tous » les deux,
faudrait-il que l'État pérît ? Je ne puis le croire. Il existe des maréchaux,
des pairs de France qui certainement pourraient nous remplacer. Sans en
nommer d'autres, les maréchaux Macdonald et Marmont ne pourraient-ils pas
être choisis ? Ils connaissent le pays et l'armée ; ils n'imposeraient aucune
méfiance aux puissances étrangères. Je le répète au roi je ne puis plus me
charger d'une tâche que je suis incapable de remplir après des es» sais aussi
infructueux. C'est donc avec douleur, mais avec une résolution positive, que
je supplie le roi d'agréer ma démission, et d'agréer en même temps l'hommage,
etc. » « Cette
lettre était trop positive, et la résolution du duc de Richelieu trop
commandée par les circonstances, pour qu'il me fût possible d'essayer de le
retenir plus longtemps. Aussi, avec le plus sincère regret, j'acceptai sa
démission. Sa lettre avait été pour moi un coup de lumière, en ce qu'elle
m'avait fait voir la possibilité de me passer de ***. Mais je n'en étais pas
moins dans l'embarras, car ni l'un ni l'autre des maréchaux dont parlait le
duc de Richelieu n'était, à mon avis, en état de le remplacer. Le garde des
sceaux vint chez moi au moment où je venais d'expédier ma réponse au duc de
Richelieu je m'ouvris à lui sur la position des affaires. Il alla
sur-le-champ trouver le comte Decazes, et celui-ci conçut l'idée de confier
le timon au général Dessolles. Je goûtai cette idée, et le chargeai d'y
donner suite en lui désignant MM. de Jaucourt et de Serre. Le lendemain matin
(dimanche 27), il vit le général et lui fit la proposition, qui fut acceptée.
Le comte Decazes était aux anges il ne prévoyait pas les difficultés qui
allaient naître. Le marquis Dessolles, voulant, comme de raison, former
lui-même son ministère, jeta d'abord les yeux sur M. de Serre pour la
justice, et le baron Louis pour les finances. Il leur en parla, et tous trois
tombèrent d'accord d'accepter, mais avec la condition sine qua non que le
comte Decazes ferait partie du ministère. Lorsqu'ils lui en firent la
proposition, il la rejeta avec force et même avec larmes ; enfin le marquis
Dessolles vint me prier de vaincre sa résistance. « Si
je n'avais consulté que mon propre sentiment, j'aurais désiré que M. Decazes,
unissant, comme il en avait toujours eu l'intention, son sort a celui du duc
de Richelieu, sortît du ministère avec lui. Mais, 1° si le duc de Richelieu
en sortait, ce n'était pas parce qu'il lui préférait le repos, mais parce que
la vie ministérielle était éteinte en lui ; 2° il avait séparé son sort de
celui du comte Decazes en exigeant sa retraite, tandis qu'il conservait tous
ses autres collègues ; 3° enfin le comte Decazes se trouvait en quelque sorte
dans la même situation que lorsque je lui avais proposé l'ambassade de Russie
dans les deux cas, de son acceptation dépendait l'existence du ministère, et
s'il y avait immolé son bonheur, ne devait-il pas aussi y sacrifier des
scrupules désormais vains ? Ces considérations déterminèrent mon jugement. Le
comte Decazes s'y soumit, et le ministère fut formé. Je dois ajouter que ce
ministère eut le plein assentiment du duc de Richelieu, qui me le dit la
première fois que je le revis, et qui, redevenu lui-même, n'a cessé en
personne, tant qu'il est resté à Paris, et depuis par ses lettres, de
témoigner au comte Decazes cette amitié qui les avait toujours unis. « Si ce petit ouvrage trouve quelques lecteurs, fût-ce l'opposant le plus décidé, il y verra sans doute des événements singuliers, mais j'ose croire qu'il verra aussi que toutes les intrigues qu'on a prétendu les avoir accompagnés n'ont jamais existé et ne sont que la pure invention de l'esprit de parti, si fertile en ce genre. » |
[1]
Le hasard nous rendit alors nous-même témoin de ces conversations, dont nous
n'empruntons le souvenir qu'à nous seul.
[2]
C'est avec un extrême regret, mais avec une détermination irrévocable que je
supplie Votre Majesté d'agréer la démission du poste que j'occupe, que je viens
mettre à vos pieds. La conviction intime où je suis de ne pouvoir plus être
d'aucune utilité à votre service, Sire, ni au bien du pays, me détermine à
cette démarche. J'espère que Votre Majesté voudra bien me faire dire à qui je
dois remettre le portefeuille des affaires étrangères. Les circonstances dans
lesquelles je l'ai accepté et tout ce qui s'est passé depuis trois ans doivent
prouver à Votre Majesté que, si je la supplie de me permettre de me retirer
aujourd'hui, ce n'est faute ni de dévouement ni de courage.
Signé : RICHELIEU.
[3]
La situation du ministère ne me laissant aucun espoir d'être utile à Votre
Majesté et de justifier sa confiance en continuant à la servir, je viens la
prier de recevoir ma démission, et de me faire connaître à qui il lui plaît que
le portefeuille de la marine soit remis.
Signé : MOLÉ.
[4]
Je supplie Votre Majesté d'agréer ma démission, et de me faire indiquer à qui
je dois remettre le portefeuille du ministère de l'intérieur. Permettez-moi ;
Sire, de vous demander la grâce de me laisser rentrer tout à fait dans la
condition privée. Comme député, j'essayerai de servir mon roi et mon pays de
tout mon dévouement.
Signé : LAINÉ.
[5]
J'apprends que M. le duc de Richelieu vient d'offrir sa démission au roi ; si
Votre Majesté se déterminait à l'accepter, je la supplierais de permettre que
je mette aussi la mienne à ses pieds. Je sais trop que dans de telles
circonstances ma présence dans les affaires serait plus nuisible qu'utile au
service du roi. Sa Majesté connaît mon dévouement sans bornes. Si je perds le
bonheur de la servir comme ministre, il me restera au moins la consolation de
manifester en toutes occasions comme député les sentiments et les principes qui
ne cesseront d'être au fond de mon cœur.
Signé : PASQUIER.
[6]
Une lettre de M. le comte Molé à M. le baron Pasquier m'apprend que M. le duc
de Richelieu a prié Votre Majesté d'agréer sa démission. Cette détermination,
si elle pouvait être irrévocable et avoir l'assentiment du roi, me forcerait à
mettre à ses pieds le portefeuille qu'il a bien voulu me confier depuis trois
ans. Rien au monde ne pourrait m'engager à rester un instant au ministère après
M. le duc de Richelieu. Votre Majesté, qui connaît ma résolution à cet égard, a
bien voulu souvent l'approuver. Je le dois d'autant plus que la divergence
d'opinion sur quelques points ou plutôt sur un point entre les ministres, et
particulièrement entre M. le duc de Richelieu et moi, a seule pu causer cette
détermination. Du moment que cette divergence a commencé à paraître, j'ai
manifesté' au roi et à M. le duc de Richelieu l'intention de me retirer. Je
dois l'exécuter aujourd'hui et ne pas priver le roi des services de M. le duc
de Richelieu, bien sûr que Votre Majesté est certaine, et aussi M. le duc de
Richelieu lui-même, que tous les deux me trouveront toujours prêt, hors du
ministère comme dedans, à faire tout ce qui sera utile au service de Votre
Majesté et au succès de son gouvernement, auquel j'appartiendrai toujours de
vœux et d'intention, comme j'appartiendrai de cœur et d'âme à Votre Majesté
tant que j'aurai une goutte de sang dans les veines. » Du reste, je vais chez
M. le duc de Richelieu pour lui donner une dernière preuve de l'abnégation de
moi-même que j'apporterai toujours au service de Votre Majesté.
Signé : DECAZES.