HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME QUATRIÈME

 

LIVRE TRENTE-QUATRIÈME.

 

 

Procès de Lavalette. — Sa condamnation et son évasion. — Fureurs de la chambre à cette nouvelle. — Arrestation du maréchal Ney, son transfert à Paris et son renvoi devant un conseil de guerre. — Noble conduite du maréchal Moncey. — Le conseil se déclare incompétent. — Renvoi devant la chambre des pairs. — Implacabilité des ministres. — Débats et incidents divers ; déposition de Bourmont. — Réquisitoire de M. Bellart arguties de la défense attitude du maréchal. — Sa condamnation. — Intrigues vindicatives des royalistes ; magnanime intercession de madame Hutchinson. — Ney dans sa prison ses derniers moments, — son entrevue avec sa famille. — Son exécution. — Réaction de l'opinion en sa faveur et contre les Bourbons.

 

I

Il y a des temps qui sont cruels, même quand les hommes sont cléments. La vengeance est un vice tellement naturel a l'espèce humaine, que les opinions triomphantes semblent se venger d'elles-mêmes, alors que les gouvernements voudraient pardonner. Les gouvernements qui résistent à cette basse passion du cœur humain et qui refusent cette satisfaction à la colère des temps méritent bien de la morale publique et de la postérité. Ceux qui cèdent des victimes aux circonstances se tachent à jamais de ces sévérités ou de ces complaisances, et, pour la courte et triste popularité du moment, ils renoncent à la seule popularité durable, la popularité du cœur humain. Ils sont comptables à l'histoire, non pas seulement du sang qu'ils demandent, mais du sang qu'ils accordent aux ressentiments de leur parti. Aujourd'hui que les opinions, brûlantes en 1815, ont repris leur sang-froid par la distance des événements qui les passionnaient, que les vainqueurs et les vaincus, Louis XVIII, Charles X, le Dauphin, la duchesse d'Angoulême, le duc de Berry, les Richelieu les Lainé, les Talleyrand, les Fouché, les Ney, les Labédoyère, les Lavalette, les membres les plus insatiables de justice, des. chambres et des sénats de 1815, dorment ensemble dans la même poussière, quel homme politique de cette époque se réveillerait avec les mêmes haines ou les mêmes fanatismes qui le possédaient alors ? Quel ami encore vivant des Bourbons ne voudrait racheter au prix de son sang les taches et les reproches dont ces supplices ont laissé l'empreinte sur le nom et sur la cause de la seconde restauration ? Ces supplices n'étaient pas seulement des rigueurs, ils étaient dès-fautes ces fautes ne préjudiciaient pas seulement à la réconciliation de la patrie avec elle-même, dont les jugements politiques perpétuaient et envenimaient les divisions elles faisaient des Bourbons les exécuteurs intéressés de la colère nationale, au lieu d'en faire les arbitres et les pacificateurs de tous les partis. Elles faisaient -plus, elles attristaient dans l'avenir un règne dont la des- tinée était d'être accepté comme un asile par ceux-là mêmes qui l'avaient combattu elles mêlaient aux douleurs et aux ressentiments des parents, des amis, des partisans des victimes, le nom du roi. et de sa famille, qui ne pouvaient retrouver et perpétuer leur légitimité que dans les bénédictions du pays. Tous les gouvernements tombent ; il n'y en a point de plus sûrs de se relever que ceux qui tombent dans leur innocence ou dans leur magnanimité.

 

II

Le jugement de M. de Lavalette suivit de près l'exécution de Labédoyère.

M. de Lavalette était un ancien aide de camp de Bonaparte en Italie et en Égypte, qui avait quitté les camps pour l'administration. Sous l'empire, il était directeur des postes, emploi de confiance et même d'intimité, sous un règne où les confidences les plus secrètes des citoyens étaient épiées comme des symptômes d'opinion et comme des éléments de gouvernement. On se souvient que, le 20 mars au matin, pendant l'interrègne de Paris, M. de Lavalette était allé prendre possession de l'administration des postes et avait envoyé des courriers à l'empereur et aux départements, annonçant la retraite du roi et l'enthousiasme prétendu de la capitale. Après l'abdication de Napoléon et la dispersion dé ses partisans, M. de Lavalette avait été arrêté. Prévenu indirectement d'avance par une indiscrétion volontaire des nombreux amis qu'il avait dans le cabinet du roi, il n'avait pas tenu compte de ces avertissements. La police avait dû obéir, quoiqu’avec répugnance, à, la cour. M. Pasquier, alors ministre de la justice, dans l'intention de donner, du temps au prisonnier et d'atténuer par ce temps l'irritation des esprits, avait arraché Lavalette au jugement des conseils de guerre. L'accusé, volontairement oublié dans sa prison, attendait la réunion du jury civil, tribunal plus arbitraire et plus dur en 'politique qu'un conseil de guerre. On aurait voulu l'oublier tout à fait. Mais à peine la chambre était-elle réunie, que le nom de M. de Lavalette ameuta les membres passionnés de cette assemblée fervente de zèle, et qui réclamait à grands cris les vengeances qu'elle appelait des justices. Après deux mois d'attente, Lavalette avait été condamné à mort.

Homme aimé et inoffensif, il inspirait un généreux intérêt à ceux-là mêmes qui n'avaient pas partagé sa faute. La princesse de Vaudemont, femme influente sur la cour et sur les partis par ses relations avec les deux camps M. de Vitrolles, homme ardent de zèle, mais secourable de cœur aux vaincus ; M. de Talleyrand, Fouché, M. Decazes lui-même, ministre de rigueur, mais homme d'indulgence, désiraient soustraire le condamné à l'exécution d'un arrêt qui n'avait pas même l'importance de la victime pour excuse. M. Pasquier, qui n'était déjà plus' ministre au moment du jugement, s'était honoré par une déposition courageuse en faveur de l'accusé. Le duc de Richelieu, par la seule impulsion de sa nature, répugnait à ce supplice pour cause non de trahison, mais de fidélité d'un ancien ami à sort général. Il sollicitait de Louis XVIII la grâce de Lavalette. Le roi désirait l'indulgence et n'osait l'accorder. Pressé entre les colères éclatantes de l'Assemblée et les colères sourdes de sa cour : « Lavalette est coupable, répondit-il à M. de Richelieu ; la chambre veut des exemples, je penche pour le pardon, et je ne vous refuserai pas la vie de Lavalette ; mais sachez que le lendemain du jour où l'on saura que vous avez obtenu de moi cet acte, vous serez brisé par la majorité, et que je serai forcé de vous sacrifier vous-même. » M. Decazes, plus puissant sur le cœur du roi, intervint dans le même sens. « Cherchez un moyen pour apaiser l'Assemblée et pour fermer la bouche aux vociférations de ses meneurs, leur répondit le roi, et vous aurez la grâce. Je n'en vois qu'un, répliqua M. Decazes, c'est que la duchesse d'Angoulême, si puissante sur les royalistes de l'Assemblée, intercède elle-même auprès de Votre Majesté, et prévienne ainsi les murmures de son propre parti. ».

La duchesse d'Angoulême, sollicitée à cette intercession par le duc de Richelieu, s'attendrit et versa des larmes. Elle promit d'intervenir et se souvint du Temple. On avertit madame de Lavalette de cette disposition favorable de la princesse. Le maréchal Marmont, capitaine des gardes, toujours empressé de racheter ses torts envers l'empereur par des services à ses, anciens compagnons d'armes, se chargea d'introduire lui-même la femme du condamné dans le château, en violant toutes les consignes qui fléchiraient devant son grade. Mais pendant que ce complot de générosité se tramait ainsi entre le roi, les ministres, Marmont et la princesse elle-même, quelques conseillers de malheur s'introduisaient auprès de la duchesse d'Angoulême, lui faisaient un remords de sa vertu et refermaient son cœur à la magnanimité, au nom de cette raison d'État, sophisme ordinaire des passions irritées. Quand Marmont parut, donnant le bras à la jeune femme éplorée du condamné, la duchesse si mal conseillée détourna les yeux de la suppliante, et, jetant sur le maréchal un regard irrité, disparut comme la dernière espérance trompée d'un mourant.

Une seule ressource restait l'évasion du prisonnier. La princesse de Vaudemont présida à tous les préparatifs de l'entreprise. On peut croire que les ministres, si portés d'eux-mêmes à la clémence, et amis de la princesse, fermèrent au moins les yeux sur une ruse qui servait si bien leurs désirs.

Quoi qu'il en soit, madame de Lavalette, accompagnée de ses enfants, pénétra dans la prison la veille du jour fixé pour le supplice, comme pour recevoir ses derniers adieux. Elle se dépouilla de ses vêtements de femme et en revêtit son mari. A l'heure nocturne où les cachots se referment après les visites aux prisonniers, Lavalette, couvert des habits de.sa femme, et le visage caché par un voile épais, sous lequel il affectait les sanglots, traversa inaperçu les rangs des geôliers, en trompant leur vigilance par leur pitié. Des amis l'attendaient à la porte, et le conduisirent, à travers de nombreux détours, a l'hôtel des affaires étrangères, où le duc de Richelieu lui avait fait préparer -un asile chez un des principaux officiers de son ministère. Lavalette, protégé ainsi par ceux-là mêmes qui le faisaient rechercher, attendit en sûreté que l'émotion de son évasion fût apaisée. De jeunes officiers anglais, H. Churchill, porteur d'un des noms les plus historiques de son pays, et sir Robert Wilson, à qui sa généreuse intervention valut plus tard une radiation des cadres de l'armée, le couvrirent de l'uniforme anglais, et le conduisirent eux-mêmes à la frontière. Des cris de rage s'élevèrent de la chambre des députés, au récit de l'évasion de Lavalette. Nous les rappelons pour la honte des partis pour l'honneur de la nature humaine, nous ne nommons pas ces vociférateurs. On eût dit que le salut de la monarchie tenait à la tête de ce prisonnier et au veuvage de cette femme. Le ressentiment de la colère trompée gronda de ce jour-là sur les ministres et sur le roi lui-même. Ce n'étaient plus des ministres qu'il- fallait à cette Assemblée, c'étaient des licteurs. Ces murmures intimidèrent l'indulgence dans le cœur du roi, la modération dans le conseil des ministres. Un grand sacrifice leur parut nécessaire à faire à l'apaisement de ces irritations de tribune. Il n'y manquait que la victime. Le malheur des circonstances venait de la jeter dans leurs mains. C'était le maréchal Ney.

 

III

Ce maréchal, après l'abdication de l'empereur, avait quitté Paris sous un nom d'emprunt. Il s'était dirigé vers la Suisse. Poursuivi par ses anxiétés d'esprit plus que par l'inimitié des Bourbons, il avait montré dans sa fuite autant d'hésitation que dans sa faute. Le fatal génie qui s'était emparé de lui à Lons-le-Saulnier, qui l'avait suivi depuis à Lille, à Waterloo, à la chambre des pairs, l'obsédait d'asile en asile. Ce n'était pas la mort qu'il craignait de rencontrer partout, c'était la réprobation de sa faiblesse. L'armée réfugiée derrière la Loire lui offrait encore une honorable et sûre retraite, mais l'armée était bonapartiste, et il avait maudit Bonaparte en répondant à Labédoyère dans les discussions de la chambre des pairs. Poursuivi ainsi par la désaffection de l'armée, par l'inimitié des étrangers, par la vengeance des royalistes, il ne lui restait de refuge que dans la mort. II semblait la chercher tout en la fuyant. Parvenu jusqu'à Lyon et près de franchir les Alpes, il avait craint, quoique muni d'un passeport du comte de Bubna, général de l'armée autrichienne, de tomber dans les mains de ses ennemis en entrant en Suisse. Il avait rétrogradé vers l'intérieur et passé quelques jours sans être reconnu aux bains de Saint-Amand, dans le département de la Loire. En apprenant à Saint-Amand que son nom était inscrit en tète des tables de proscription, il avait changé une seconde fois de nom, et il s'était réfugié dans les montagnes de l'Auvergne, au château de Bessonis, habitation d'une famille parente de sa femme. La solitude de cette demeure, la discrétion de ses hôtes, le nom d'une noble maison de l'Auvergne sous lequel il cachait le sien aux curiosités des serviteurs, le voisinage de l'armée de la Loire, qui préservait le pays des inquisitions de la police, tout lui garantissait le mystère. Plusieurs semaines s'étaient écoulées dans cet asile, quand une de ces imprudences qui sont les pièges de la sécurité vint faire soupçonner à la ville voisine, Aurillac, que le château de Bessonis renfermait quelque illustre proscrit.

 

IV

Le maréchal avait reçu autrefois en présent de Napoléon un sabre turc, dépouille d'Égypte, dont la forme et la richesse de décoration attiraient les yeux. Il portait cette arme avec lui comme un souvenir et un témoin de sa gloire. L'ayant fait admirer une fois à ses hôtes, il oublia de le remporter dans sa chambre et le laissa par négligence sur un meuble de salon. Un voisin de campagne, en visite au château, aperçut l'arme et resta frappé de sa magnificence. Sans aucune intention de nuire, il parla, quelques jours après, à la ville, du sabre turc qu'il avait vu, et il le décrivit avec complaisance. Un des oisifs qui l'écoutaient, et qui avait le goût et la science des belles armes, s'écria qu'il n'y avait au monde que, deux sabres pareils celui de Murat et celui du maréchal Ney. Cet entretien, qui avait des témoins, éveilla les conjectures. Il parvint aux oreilles du préfet. Le préfet, instruit des rapports de parenté entre la famille de Bessonis et la famille de Ney, ne douta plus que l'hôte inconnu du château ne fût le maréchal. Il envoya un détachement de gendarmerie sous le commandement d'un officier pour surprendre le château, au lever du jour, et pour enlever l'hôte suspect. Les gouvernements, quels qu'ils soient, ont toujours des hommes empressés à leur livrer leur proie. Ce qu'on sert le mieux dans les princes et dans les partis, c'est leur haine. Si le préfet d'Aurillac avait eu plus de zèle pour l'honneur du roi que pour la colère des royalistes, il aurait laissé au proscrit le temps d'échapper à ses recherches. Que pouvait Ney contre les Bourbons ? Il s'était perdu dans tous les partis. Sa fuite assurée par le préfet, M. Locard, ne sauvait qu'un homme ; son arrestation embarrassait et flétrissait tout un règne. Le préfet d'Aurillac ne fit pas ces réflexions. A l'aube du jour, les gendarmes cernaient le château le commandant du détachement et dix-huit hommes de sa brigade entraient dans la cour. Le pas des chevaux, le bruit des armes, la rumeur des habitants de la maison, éveillèrent le maréchal. Il pouvait fuir encore en s'évadant dans les bois par les jardins, il était las de se disputer lui-même à son sort il parut à sa fenêtre, et s'adressant au commandant de la gendarmerie il se déclara à haute voix, ordonna qu'on ouvrît les portes, et ouvrant lui-même celle de sa chambre : « Je suis Michel Ney, » dit-il aux gendarmes ; et il les suivit sans résistance à Aurillac.

 

V

Il y fut traité avec égards par le préfet. On lui enleva ses gardes, on lui demanda sa parole de ne pas s'évader, et on le dirigea sur Paris sous la surveillance de deux officiers. En traversant les cantonnements de l'armée de la Loire, il pouvait se laisser enlever par ses soldats. Le général Excelmans lui proposa de le délivrer. Il refusa, pour ne pas manquer à la foi promise. Il arriva à Paris au moment même où son compagnon de guerre et de défection, Labédoyère, tombait sous les balles de son supplice.

Interrogé longuement par M. Decazes, il fut envoyé devant un conseil de guerre composé de maréchaux et de généraux témoins de sa valeur et purs de ses fautes. C'étaient Masséna, Moncey, Augereau, Mortier Moncey refusa de juger son ancien compagnon de gloire. Sa lettre au roi fut un modèle de courage civique, de fermeté dans le respect, de dignité d'âme dans le langage « Je ne sais pas, je ne veux pas savoir, disait Moncey au roi, si Ney est coupable ou innocent, votre justice et l'équité des juges en répondront à la postérité, qui pèse dans la même balance les rois et les sujets. Ah Sire, si vos conseillers ne voulaient que le bien, ils vous diraient que l'échafaud ne fit jamais des amis à une cause...

« Sont-ce les alliés qui exigent que la France immole ses plus illustres citoyens ? Qui ? moi ! je prononcerais sur le sort du maréchal Ney ? Où étaient donc ses accusateurs pendant qu'il se signalait sur tant de champs de bataille ? Si la Russie et la coalition ne peuvent pardonner au prince de la Moskowa, la France peut-elle oublier, elle, le héros de la Bérézina ?... Et j'enverrais à la mort celui à qui tant de Français doivent la vie ; tant de familles leurs fils, leurs époux, leurs pères ? Non, Sire, s'il ne m'est pas donné de sauver mon pays ni ma vie, je sauverai du moins l'honneur ! Qui d'entre nous ne serait pas forcé de regretter de n'avoir pas trouvé la mort à Waterloo ?... Excusez, Sire, la franchise d'un vieux soldat qui, toujours éloigné des intrigues, n'a jamais connu que son métier et la patrie. Il a cru que la même voix qui a blâmé les guerres d'Espagne et de Russie pouvait aussi parler le langage de la vérité au meilleur des rois. Je ne me dissimule pas qu'auprès de tout autre monarque ma démarche serait dangereuse, mais en descendant dans la tombe je puis m'écrier avec un de vos illustres aïeux Tout est perdu fors l'honneur. Et alors je mourrai content ! »

 

VI

Pendant, qu'un vieux maréchal faisait entendre un accent d'indépendance et de délicatesse de cœur, si rare dans ceux à qui leur métier défend de discuter l'obéissance, un homme qui avait été naguère un tribun de la liberté, et qui avait plus tard composé avec la tyrannie au 20 mars, Benjamin Constant, écrivait à M. Decazes des lettres confidentielles destinées à influencer dans le sens de l'indulgence les conseils du roi. Mais l'opinion publique du moment était tellement implacable contre le maréchal Ney, qu'en invoquant l'amnistie pour tous les coupables, Benjamin Constant lui-même semblait abandonner le plus illustre et le plus coupable de tous, le héros de la Bérézina. Il est vrai qu'à l'époque où ces lettres étaient écrites pour sauver la tête de Labédoyère, le maréchal Ney n'était pas encore arrêté, ou qu'on ignorait encore son arrestation. Benjamin Constant, en concédant cet homme à la vengeance, croyait ne concéder qu'un nom. Cependant, ces lettres expriment trop bien, sous la plume de Benjamin Constant, le trouble et l'altération de justice du moment pour ne pas rester comme monument à l'histoire.

« M. de Labédoyère, disait Benjamin Constant dans ces lettres, M. de Labédoyère est très-coupable ; mais il a été rendu tel par le parti qui depuis quinze ans déjoue toutes les intentions du roi et tient notre pays dans un état de crise continuelle. . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand le roi est revenu l'année dernière, tous les cœurs étaient à lui. L'armée elle-même était facile à reconquérir, le roi l'aurait fait ; mais autour de lui circulaient des projets de renversement. On a pris ces projets pour l'intention secrète du roi ; et quand un homme s'est présenté, l'on a vu un abri contre les persécutions et une garantie pour les intérêts. . . . . . . . . . . . . . . . .

J'affirme que cette sévérité n'est pas le moyen de salut que les circonstances demandent ; que si l'on veut être sévère il ne faut frapper qu'une seule tète, et que M. de Labédoyère, quelque coupable qu'il soit, n'est pas la tête qu'il faut frapper, si l'on en veut une. Je ne me pardonnerais jamais, a moi qui n'ai pas cette fatale mission, de désigner une victime, et je sens que je ne puis tracer les mots qui l'indiqueraient. Mais M. de Labédoyère peut alléguer l'emportement, la non-préméditation, la franchise, la jeunesse. Je m'arrête, car ma main tremble en pensant que cette insinuation est déjà trop claire, et que je ne dois pas, en plaidant pour la vie de l'un, recommander la mort de l'autre. Je reviens à M. de Labédoyère.

« Le fait est sans excuse. M. de Labédoyère ne peut qu'être condamné. Il le sera ; je dirai même qu'il doit l'être. Il m'a parlé de sa défense. . . . . . . . . . Légalement aucune défense ne peut le servir. . . . . . . . . . Je pense que, cette plaine de Grenelle n'ayant été rougie du sang d'aucun homme durant les trois mois de Bonaparte, il serait heureux qu'elle ne le fût pas sous le roi. Je pense enfin que, s'il faut une victime, ce n'est pas celle-là qu'il faut. »

L'auteur de ces lettres dut pleurer amèrement ces concessions, qui n'étaient que des concessions de paroles au moment où il les écrivait, et qui devinrent des concessions et des excuses de rigueur quand le maréchal fut tombé dans les mains de ses ennemis. Même pour préserver une vie, l'homme d'État ne doit jamais en accorder une autre à la dureté de cœur des partis.

 

VII

Le courage du maréchal Moncey fut puni comme une faute grave contre la discipline. Le gouvernement l'exila au château de Ham. Il y entra triste de désobéir ; il en sortit heureux d'avoir désobéi.

Cependant Ney languissait dans les cachots de la Conciergerie, témoins de l'agonie des royalistes, des Girondins et de la reine Marie-Antoinette, pendant les proscriptions de la terreur. Sa femme et ses enfants, qu'il avait embrassés un moment à quelques lieues de-Paris, en arrivant à son dernier séjour, ne pénétraient plus jusqu'à lui. Il habitait un de ces caveaux voûtés, humides et sombres qui sont construits dans les fondations de l'édifice, et qui ne reçoivent de jour et d'air que par des lucarnes à demi ouvertes sur un étroit préau. Ce jour, insuffisant pour éclairer un livre aux yeux, semblait le préparer à l'éternelle nuit dont il sentait l'approche. Il n'avait pour entretien que ses pensées, et pour distraction que sa flûte. Il en tirait des airs tantôt tristes comme son âme, tantôt gais comme ses souvenirs d'enfance, et qui contrastaient, par leur accent pastoral et serein, avec la nuit de son cachot et avec les angoisses de ses heures présentes.

Un de ses compagnons de captivité séparé de lui par l'épaisseur des murailles, Lavalette, écoutait de loin, sans pouvoir y répondre, la flûte mélancolique du héros. Lavalette raconta qu'après-son évasion et après le supplice du maréchal, il entendit par hasard un jour, dans son exil au-delà du Rhin, un des airs que jouait le prisonnier dans sa prison, et que ces notes, retentissant dans une fête champêtre de l'Allemagne, lui remémorant le même air modulé autrefois par l'infortuné captif au fond de son cachot, lui serrèrent le cœur et le firent fondre en larmes. Si l'homme mesurait la souffrance de l'homme a sa propre souffrance, il sévirait sans torturer. On n'est cruel que parce qu'on n'est pas assez réfléchi. La formation du conseil de guerre et la réunion à Paris des témoins nécessaires au procès firent languir trois mois le prisonnier à la Conciergerie.

Il comparut enfin devant le tribunal de ses pairs. Des considérations timides de légistes lui avaient fait prendre la résolution de ne pas accepter ce jugement militaire de soldats sur un soldat, et de demander un jugement politique devant la chambre des pairs. Le seul bénéfice qu'il pût attendre de ce refus de jugement par ses compagnons d'armes, c'était du temps ; mais ce temps accordé à sa procédure coûtait a sa gloire et n'assurait pas sa tête. Les maréchaux et les généraux pouvaient se souvenir de ses exploits les pairs ne connaîtraient que son crime. Son destin, depuis qu'il n'avait pas obéi au conseil de l'honneur à Lons-le-Saulnier, était de flotter entre tous les plus funestes conseils, du remords à la rechute, et de l'imprudence à la faiblesse. Livrer noblement sa vie était le seul moyen de l'honorer ou même de la sauver. Les chicanes du juriste sont indignes du soldat.

 

VIII

Le conseil de guerre, heureux de se décharger de la responsabilité de sa vie ou de sa mort, se déclara incompétent. Le maréchal et ses avocats triomphèrent, le peuple et l'armée s'étonnèrent, la cour et le gouvernement s'irritèrent. Les ministres, pour précipiter le dénouement, n'attendirent pas un jour ; ils déférèrent le jugement à la chambre des pairs. La clameur des royalistes, qui reprochaient au roi chaque heure de vie du maréchal comme une faiblesse et comme une complicité avec la révolte, troubla jusqu'à l'âme de M. de Richelieu. Il prit, en parlant devant la chambre des pairs, l'accent de l'accusateur impatient, au lieu de l'accent du ministre affligé et impassible. Ce ne fut plus l'homme, ce fut l'ennemi qui parla. Seule faute de cette nature, faute du temps plus que du caractère. Il sembla demander non justice, mais condamnation, et la demander non-seulement au nom de la patrie, mais au nom de l'étranger.

« Ce n'est pas au nom du roi seulement, dit M. de Richelieu, que nous remplissons cet office, c'est au nom de la France depuis longtemps indignée et maintenant stupéfaite c'est au nom de l'Europe que nous venons vous conjurer et vous requérir à la fois de juger le maréchal -Ney. Nous osons dire que la chambre des pairs doit au monde une éclatante réparation ; elle doit être prompte, et il importe de contenir l'indignation qui de toutes parts se soulève. Vous ne souffrirez pas qu'une plus longue impunité engendre de nouveaux fléaux. Les ministres du roi sont obligés de vous dire que cette décision du conseil de guerre devient un triomphe pour les factieux il importe que leur joie soit courte pour qu'elle ne soit pas funeste. »

Le ministère tout entier avait signé ces paroles écrites du duc de Richelieu, afin que l'acte parlementaire eût le caractère d'un acte diplomatique et d'une déclaration du gouvernement. La seule excuse, s'il y en a dans de telles paroles, était dans ce soulèvement de l'opinion dont parlait le ministre. Mais ce soulèvement de l'opinion royaliste n'était que la colère et le malheur du temps. Était-ce à un gouvernement de s'en faire la voix et la main ?

 

IX

La chambre des pairs obéit à l'impulsion des ministres avec la célérité d'un corps qui craint qu'on ne lui ravisse la satisfaction de ses ressentiments. En trois jours elle s'était constituée en cour judiciaire, ou plutôt en tribunal d'État, qui crée à la fois les formalités et les peines. Le procès s'ouvrit le 21 novembre. Les spectateurs, presque tous ennemis, plusieurs étrangers, au nombre desquels on remarquait avec peine le prince de Metternich les membres du corps diplomatique, témoins odieux dans une causé où ils étaient partis, remplissaient les tribunes. Le duc de Wellington eut la décence de n'y pas paraître. Le champ de bataille est le tribunal des guerriers. Le procès avait été jugé entre le maréchal Ney et le général anglais à Waterloo. Wellington aurait flétri son caractère et déshonoré sa victoire en regardant les angoisses de cet adversaire supplicié par son propre pays.

Il était neuf heures du matin.

L'accusé avait été transféré, la veille, de la Conciergerie au Luxembourg, avec une escorte et une précipitation qui témoignaient des inquiétudes du gouvernement sur un enlèvement ou sur un mouvement du peuple. Un corps d'armée stationnait autour du palais, changé en citadelle. Une salle basse transformée en prison, munie de grilles de fer, de guichets et de verrous, servait de cachot au prisonnier. Il pouvait contempler de la fenêtre les jardins de ce palais du Sénat et de la pairie où il avait, si peu de jours auparavant, élevé la voix pour s'accuser lui-même en confessant les désastres de Napoléon.

A onze heures on vint le chercher pour le conduire devant ses juges. Il avait dépouillé son uniforme et revêtu un habit bleu sans broderies, signe de deuil ou de modestie séant a un accusé devant sa patrie. Quatre grenadiers à cheval de la garde royale marchaient à ses côtés. Un murmure d'émotion, de curiosité, de pitié, parcourut la salle et les tribunes à son aspect. Son attitude était dans une triste convenance avec sa situation. Son visage, pâli par quatre mois de séjour à l'ombre des prisons, était calme, attendri et triste. Son front élevé roulait des remords et des pressentiments. Ses yeux regardaient la destinée en face. Sa bouche fermée contenait les impressions de son âme. Rien en lui ne suppliait ni ne défiait ses juges ; on sentait qu'il allait plaider plutôt l'excuse que la justification de sa conduite, et qu'il se livrait à l'appréciation plus qu'à la conscience de ses anciens collègues. Il parcourut d'un regard les bancs où siégeaient ses juges, cherchant parmi ces visages connus quelques traces d'amitié, de douleur ou d'espérance. Tous les regards se baissaient pour ne pas rencontrer le sien. Il salua l'assemblée, et, tendant familièrement la main au plus éloquent de ses défenseurs, M. Dupin, il s'assit entre ses conseils.

On lut l'acte d'accusation au nom des ministres. C'était l'histoire des hésitations, des faiblesses et de la défection du maréchal, telle que nous l'avons racontée dans le cours de ce récit. L'accusation n'avait pas eu besoin d'altérer ou de colorer les faits pour inventer le crime militaire. Ney l'écouta sans protester d'un geste ou d'un mot. Quand la lecture fut terminée, le chancelier d'Ambray adressa quelques mots tristes mais rassurants à l'accusé. « Ce n'est pas ici, lui dit-il, que vous devez craindre d'être précédé par une prévention, par la malveillance ou par la partialité. Nous avons plutôt a nous défendre d'anciens souvenirs, et de l'intérêt qu'inspire à son pays un guerrier qui fut longtemps sa gloire, et que nous aimions à compter au nombre de nos collègues. Vous pouvez parler sans crainte. »

L'accusé, cédant une seconde fois aux conseils de ses avocats, leur permit de contester misérablement les formes de la procédure, et de demander du temps en invoquant la nécessité d'une loi préalable là où il ne fallait demander que de l'équité et de la conscience. La chambre des pairs rejeta ces demandes, aussi indignes de.la circonstance que de l'homme. La dignité du guerrier souffrit de l'obstination des légistes. L'intérêt même qui s'attachait à son rôle en fut atteint. Dans de telles conjonctures, l'admiration pour l'accusé fait partie de la commisération qu'il inspire à l'opinion et aux juges.

 

X

La séance, close après ces débats, fut remise au 23 novembre. Cette séance renouvela le spectacle de la première. Les conseils de l'accusé accumulèrent d'autres objections de forme contre le jugement immédiat. M. Dupin lui-même, orateur consommé au barreau, ne parut pas se souvenir qu'il défendait le caractère plus que la vie même de son client. Il s'attacha et s'abaissa à ces sophismes de palais qui embarrassent l'esprit sans émouvoir l'âme ; le procureur général Bellart, homme habitué par sa profession à voir une victime dans tout accusé, répondit en avocat plus qu'en magistrat l'un voulant tout absoudre, l'autre tout incriminer dans l'homme qu'ils défendent ou qu'ils poursuivent. Lutte funeste dans tout procès d'État, où l'accusateur doit penser a la vie et le défenseur à la mémoire de l'accusé.

La chambre des pairs, lasse de ces chicanes, accorda seulement quelques jours aux défenseurs pour concerter leur défense. Le procès continua le 4 décembre. Mais à l'ouverture de cette séance le maréchal voulut se couvrir de la capitulation de Paris et du traité du 20 novembre qui en avait été la suite. Ce moyen désespéré de défense, qu'on aurait pu opposer devant un tribunal de la coalition, était sans force et sans application devant un tribunal national. La capitulation de Paris, convention purement militaire entre les généraux des alliés et les chefs de l'armée de Paris, n'engageait que les alliés, et ne protégeait les partisans de Bonaparte que contre les représailles des armées étrangères. Elle laissait aux gouvernements présents ou à venir de la France tous les droits justes ou injustes de clémence ou de poursuite qui appartiennent aux gouvernements d'un pays indépendant. La présentation d'un pareil moyen de défense plaçait l'accusé comme dans un asile antique, sous la garantie, non de ses pairs et de ses compatriotes, mais des étrangers. Le tribunal ne s'arrêta pas à ces objections. On interrogea l'accusé.

Ses réponses furent plus nobles que ses défenses. C'était son âme qui parlait par sa propre bouche, et non plus par les subterfuges de ses avocats. Il confessa, avec l'accent du repentir, qu'il avait vu le roi, qu'il avait dit que l'entreprise de Napoléon était si folle que cet homme méritait, s'il était pris, d'être ramené dans une cage de fer ; il jura qu'il n'avait pas parlé de le ramener lui-même dans cet instrument de supplice ; qu'il était parti de Paris avec des intentions loyales de servir le roi qu'arrivé à Besançon, et voyant l'ébranlement des troupes, on lui avait assuré que l'entreprise de Napoléon était concertée avec l'Autriche et l'Angleterre qu'il avait craint alors d'être le moteur d'une guerre civile ; qu'il avait pris de bonne foi la main du roi dans la sienne en prenant congé de ce prince ; que les sentiments de respect manifestés en ce moment par lui étaient dans son cœur ; qu'il n'avait rien dissimulé ; qu'il avait pu être égaré, jamais perfide.

L'accent de la vérité et les regrets de la loyauté blessée éclataient dans ses réponses. Quand on en vint à la scène de défection de Lons-le-Saulnier, il redoubla d'émotion, d'épanchement et de franchise. « J'étais troublé, dit-il, j'avais besoin de bons conseils ; je n'en trouvai point ; je sommai les généraux Lecourbe et Bourmont de m'aider de leurs lumières et de leur appui ; je n'en obtins rien. Un seul colonel me montra une noble résistance à mes ordres, c'est M. Dubalen ; je lui dois cet éloge, lui seul me donna sa démission. »

Il se tut, on était ému. Les témoins parurent. Le duc de Duras et le prince de Poix, témoins de l'entrevue du maréchal et du roi, attestèrent tous les deux que le maréchal avait promis de ramener Bonaparte dans une cage de fer. L'accusé contesta peu cette circonstance, qui semblait peser le plus sur son esprit. « Je croyais avoir dit, reprit-il, que Bonaparte méritait d'être emprisonné dans une cage de fer. -Cependant il se pourrait que, dans le trouble où m'avaient jeté les événements et la présence du roi, ce mot me fût échappé. Je n'ai nulle raison de mettre en défiance les assertions de M. le duc de Duras. » Il se disculpa victorieusement de l'accusation d'avoir touché à Besançon des sommes destinées à payer sa fidélité au roi.

Un autre témoin, M. de Faverney, tout en évitant de charger l'accusé, rendit à la fidélité du général Lecourbe un hommage qui rejaillissait en contraste sur le maréchal. Lecourbe était mort depuis le 20 mars.

Enfin le général Bourmont parut. C'était le plus intime et cependant le plus accusateur des témoins. Commandant sous le maréchal à Lons-le-Saulnier, Bourmont avait assisté presque seul à toutes les angoisses d'esprit, à tous les entraînements de son chef. Bourmont était, pour ainsi dire, la comparution de la conscience du maréchal devant ses juges. Mais la conscience de cet accusateur elle-même était-elle sans reproches, impartiale, désintéressée d'ambition ? N'accusait-elle pas pour s'excuser elle-même ? Les spectateurs des débats se le demandaient. Les débats allaient répondre.

Bourmont, jeune et intrépide combattant des guerres de la Vendée, avait signalé de bonne heure sa bravoure et ses talents contre les armées de la république. Homme de guerre civile, il avait passé, après la pacification de la Vendée, dans les rangs de l'armée de Napoléon. Napoléon l'avait élevé de grade en grade, rapidement, comme pour montrer aux armées royalistes que le mérite militaire faisait une place aussi large aux braves soldats dans les camps de la patrie que dans les forêts du Bocage. Les Bourbons, à leur retour, avaient retrouvé Bourmont dans les cadres de l'armée de Napoléon. Ses opinions royalistes et ses services militaires dans la nouvelle armée avaient été pour lui un double titre à la faveur de ces princes. Son ambition devait tout attendre, ou de leur reconnaissance comme Vendéen, ou de leur justice comme soldat de la France.

 

XI

Telle était la situation de Bourmont quand le débarquement de Napoléon, la prise de Grenoble, l'occupation de Lyon, l'ébranlement visible de l'armée de Ney, la perplexité de ce maréchal, l'imminence d'une nouvelle catastrophe des Bourbons, d'une nouvelle usurpation de Napoléon, vinrent faire lutter dans le cœur du général son ancienne et sa récente fidélité, son ancienne et sa nouvelle fortune. Depuis les événements de Lons-le-Saulnier qu'il avait à expliquer devant les juges, la conduite de Bourmont avait porté l'empreinte de cette lutte de ses pensées dans son âme. Elle avait été perplexe, hésitante, contradictoire, suivant les oscillations des événements, résistant au vainqueur au premier moment, se donnant à lui après la victoire, puis se rétractant a la dernière heure par une désertion sous le feu, comme pour donner à son retour à la cause royale plus de prix, et à son abandon de l'empereur plus de préméditation. Il avait suivi Ney à l'heure et à l'acte de la défection sur la place d'armes de Lons-le-Saulnier. Il avait quitté ensuite l'armée pour venir rapporter son épée au roi à Paris. Devancé par l'empereur aux Tuileries, il avait sollicité de nouveau du service dans sa cause, par l'intermédiaire de ses anciens compagnons d'armes, qui avaient témérairement répondu de lui à Napoléon. Investi d'un commandement à l'armée du Nord, il avait passé à l'ennemi pour rejoindre le roi à Gand. Un tel homme était mieux placé pour demander des témoins dans sa propre cause que pour servir de témoin désintéressé dans la cause de son ancien général. Ney, en se justifiant dans ses interrogatoires et devant le conseil de guerre, avait rejeté une part de sa faiblesse sur Bourmont. Bourmont, ainsi inculpé en face de ses nouveaux maîtres, était irrité de ces inculpations du maréchal. Sa situation était délicate devant le maréchal, louche devant les royalistes, réprouvée devant les partisans de Napoléon. S'il se taisait, il était suspect ; s'il accusait, il était ingrat ; s'il n'accusait pas, il était perdu. Le nœud de ce drame était dans la confrontation de ces deux hommes, qui avaient failli tous deux et qui ne pouvaient s'excuser l'un et l'autre qu'en s'accusant mutuellement. Tous les regards sondaient leur cœur sur leurs visages. Ils évitaient eux-mêmes de se regarder.

 

XII

« J'ai été déjà interrogé à Lille sur ces événements, dit Bourmont. Je m'étais abstenu de charger l'accusé. Je fus retenu par la commisération qui s'attache à une grande infortune. Mais aujourd'hui qu'il m'attaque, qu'il m'accuse d'avoir approuvé sa proclamation et sa conduite, de lui avoir insinué qu'il ferait bien de quitter le parti du roi pour celui de Bonaparte, je parlerai, et si je l'inculpe davantage, qu'il ne s'en prenne qu'à lui ! »

Bourmont alors raconta que le maréchal, d'abord affligé a Besançon des progrès de Napoléon, avait dit plus tard à Lons-le-Saulnier, à Lecourbe et a lui, ses deux lieutenants', que tout était arrangé depuis trois mois pour le retour et pour cet entraînement de l'armée, que le roi n'était déjà plus à Paris, qu'on n'en voulait pas à sa personne, qu'on désirait seulement qu'il s'embarquât pour l'Angleterre, qu'il fallait alors rejoindre l'empereur, qu'on en serait bien traité qu'à ces paroles Lecourbe avait répondu « Je n'ai reçu de Bonaparte que des injustices, des Bourbons que des bienfaits d'ailleurs j'ai de l'honneur, je ne veux pas manquer à mes serments. Et moi aussi, j'ai de l'honneur, avait répondu Ney à Lecourbe selon la déposition de Bourmont, et c'est pour cela que je veux rejoindre l'empereur. Je ne veux plus voir ma femme rentrer en pleurant le soir de toutes les humiliations subies dans la journée. » Ces humiliations de femme faisaient allusion à une certaine supériorité familière mais non offensante de la duchesse d'Angoulême. Cette princesse, en parlant de madame la maréchale Ney devant sa cour intime, se souvenait, dit-on, que cette femme, belle, imposante et illustre alors par son rang, sortait d'une famille attachée au service intérieur de Marie-Antoinette.

 

XIII

Bourmont poursuivit. « Le général Lecourbe, dit-il, voulait se retirer dans sa terre du Jura. Le maréchal insista pour le retenir. Il nous lut la proclamation qu'il allait adresser aux soldats. Lecourbe et moi nous la blâmions, mais nous crûmes qu'en cas de résistance on avait pris contre nous des mesures et que l'influence du maréchal était irrésistible sur l'esprit des troupes. Nous allâmes sur la place d'armes pour juger de l'effet que cette lecture allait produire. Nous étions tristes et abattus les officiers nous serraient la main et nous disaient « Si nous avions su cela, nous ne serions pas venus ! »

Le maréchal ne put contenir plus longtemps sa récrimination à ces paroles. « Il paraît, dit-il, que M. Bourmont a fait son plan depuis longtemps et qu'il a préparé depuis huit mois ses accusations à Lille. Il s'était flatté peut-être que nous ne nous verrions jamais il a cru que je serais traité ici comme le fut Labédoyère. Il est fâcheux que le général Lecourbe ne soit plus. Mais je l'invoque dans un autre lieu, je l'interpelle contre ces témoignages dans un tribunal plus élevé. Ici M. Bourmont m'accable, là nous serons jugés l'un et l'autre.

« Cependant je fis venir ces deux officiers chez moi je les sommai, au nom de l'honneur, de me dire leur pensée. M. Bourmont me dit : « Je suis de l'avis de la proclamation. » Lecourbe me dit : « Cela vous a été envoyé. » Je ne répondis point ; mais j'insistai pour m'éclairer de leurs lumières : nulle réponse. Quelqu'un m'a-t-il dit : « Où allez-vous ? Vous allez risquer l'honneur et votre réputation pour une cause funeste ! » Je n'ai trouvé que des hommes qui m'ont poussé dans le précipice.

« Je les invitai à rester chez moi ils se retirèrent. Ce fut le général Bourmont qui fit rassembler les troupes il eut deux heures pour réfléchir. S'il jugeait ma conduite criminelle, ne pouvait-il pas me faire arrêter ? J'étais seul, je n'avais pas un homme avec moi, pas un cheval de selle pour échapper. Il s'éloigna il se réfugia chez M. le marquis de Vaulchier, formant ensemble des coteries pour être en garde contre les événements, et s'ouvrir, dans tous les cas, une porte de derrière. Enfin tous les officiers rassemblés vinrent me prendre, et me conduisirent sur la place d'armes jusqu'au milieu du carré. »

 

XIV

Après ces paroles, que l'accent, la solennité de l'heure et l'approche de la mort devaient faire croire sincères, et que le mourant ne démentit pas devant Dieu en marchant au supplice, le dialogue entre l'accusé, l'accusateur, le président et l'auditoire devint plus direct, plus pressé et plus écrasant. Les vérités et les démentis éclatèrent en interpellations et en reproches.

« Qui avait donné l'ordre de réunir les troupes ? demanda le président. — Moi, avoua Bourmont, mais sur l'ordre du maréchal. — Il les a réunies, reprit l'accusé, après avoir connu par moi ma proclamation. — Comment se fait-il, dit le président, interprète du mouvement intérieur des juges et en s'adressant au témoin, qu'après avoir désapprouvé votre chef, vous l'ayez cependant suivi sur le terrain ? — Je voulais voir, répondit le témoin, s'il se manifesterait quelque opposition dans les troupes. Quant à neutraliser l'ascendant du maréchal sur elles, il n'y avait qu'un moyen c'était de le tuer lui-même ! — Vous avez dit, s'écria l'accusé, que je portais à Lons-le-Saulnier la décoration à l'effigie de Napoléon cela est faux vous me supposez donc un misérable ? J'aurais donc emporté de Paris la pensée de trahir le roi ! Je suis fâché qu'un homme d'esprit emploie des moyens aussi faux et aussi petits Il y a vraiment de l'infamie à déposer de pareilles suppositions ! M. de Bourmont a contribué à me pousser à la défection. »

Bourmont parut s'embarrasser dans l'explication de quelques ordres de détail donnés à l'armée par le maréchal ou par lui. « Permettez, dit avec une insistance accusatrice un des défenseurs ; M. de Bourmont prétend avoir été conduit sur la place d'armes par un sentiment de pure curiosité, qu'il dise si c'est aussi la curiosité qui l'amenait au banquet donné à l'état-major par le maréchal après la proclamation ? — Il fallait, répondit Bourmont, écarter le soupçon et empêcher qu'on ne m'arrêtât. Le maréchal était inquiet de moi il envoyait souvent des officiers s'informer du parti que j'allais prendre. — Je n'ai fait arrêter personne, interrompit le maréchal. J'ai laissé tout le monde libre. Vous ne m'avez fait aucune objection. Personne ne m'en a fait. Un colonel seul me donna sa démission. Vous aviez un grand commandement, vous pouviez me faire arrêter vous auriez bien fait, ajouta-t-il avec l'accent d'un regret ou d'un remords qui déborde de l'âme. Oui, si vous m'aviez tué, vous m'auriez rendu un grand service, et peut-être était-ce votre devoir !... »

Ce reproche d'un chef infidèle à un subordonné, de l'avoir épargné avant la faute, fit frissonner la salle. Toute la révélation de l'honneur torturé dans l'âme du maréchal était dans cette exclamation. On comprit ce qu'il avait souffert en entendant ce regret de la mort éclater en lui. « Est-ce vous, continua-t-il en apostrophant son accusateur, qui auriez pu résister à l'entraînement des troupes ? Je ne vous crois ni assez de fermeté ni assez de talent pour cela ! On n'arrête pas l'Océan avec la main, » avait-il déjà dit dans ses interrogatoires.

M. Dupin, autre conseil du maréchal, embarrassa de nouveau M. de Bourmont dans des interrogations que chaque réponse du témoin rendait accusatrices pour lui-même. « Quel effet produisirent sur l'armée la lettre et la proclamation du maréchal ? demanda M. Berryer, père du célèbre orateur de ce nom. — Les soldats crièrent « Vive l'empereur ! » répondit Bourmont ; les officiers étaient stupéfaits. — Qu'on demande au témoin, reprit M. Berryer avec une double intention qui n'échappait à personne, si lui-même il a crié alors : « Vive le roi ! »

L'auditoire comprit cette interrogation justificatrice pour le maréchal, accusatrice contre le témoin. Quelques-uns murmurèrent de l'audace de l'avocat, quelques autres se réjouirent de l'embarras de Bourmont. Il y eut un mouvement, puis un silence. Bourmont se retira des débats en laissant dans les âmes la pénible impression d'un homme qui pouvait atténuer en s'immolant et qui aggravait en se justifiant lui-même.

Le préfet du Jura, M. de Vaulchier, homme de zèle, mais de conscience, incapable de se grandir lui-même par la condamnation d'un ennemi, fut entendu. En relation à toute heure avec le maréchal pour les mesures à concerter dans sa province, il dépeignit d'abord la fidélité active de Ney, puis ses doutes sur le succès de la lutte dont la cour l'avait chargé, puis la dégradation successive, involontaire et rapide de cette fidélité à mesure que les événements changeaient de face et que les troupes se livraient au courant de popularité grossi par l'approche de Napoléon. Un autre témoin, M. Cappelle, fit le même tableau de la situation d'esprit de l'accusé. Conduit devant le maréchal après sa défection sur la place d'armes, il fut engagé par Ney a se rallier a Napoléon. « Rien ne pourra m'y décider, répondit M. Cappelle, j'ai juré fidélité au roi. — Et moi aussi, répliqua Ney, j'aurais voulu rester fidèle aux Bourbons, mais malheureusement les événements ne l'ont pas permis. Du reste, aucun mal ne sera fait à ces princes ils se retireront dans un apanage qui leur sera donné. Malheur à qui oserait porter atteinte au respect qui leur est dû » Le comte de Grivel, inspecteur des gardes nationales du Jura, qui avait seul répondu à la proclamation par le cri de : « Vive le roi ! » sur la place d'armes et brisé son épée devant les troupes de ligne, avait été protégé par le maréchal contre leur sédition. Homme de cœur et de courage, il raconta sans aggraver.

« Pourquoi, demanda le président au maréchal, n'avez-vous pas pris telle ou telle mesure pour prévenir l'embauchage de vos soldats ? Comment vos résolutions, si loyales la veille, ont-elles été si coupables le lendemain ? — Après la tempête, répondit tristement l'accusé, il est facile de raisonner sur l'orage. Je le répète, j'ai été circonvenu, entraîné comme par enchantement ; on me persuada que tout était concerté avec les alliés l'idée d'une guerre civile dans mon pays me fit horreur, je n'y pus résister ! »

Le duc de Maillé confirma noblement ces aveux de l'accusé par une déposition tout à sa décharge, et dans laquelle il lavait le maréchal de toute préméditation de trahison. Cette déposition d'un homme de cœur, dont le dévouement aux Bourbons était héréditaire, consola l'accusé et releva l'espérance dans le cœur de ses amis. Le général Philippe de Ségur, qui porta depuis un immortel témoignage à la gloire de Ney dans son Histoire de la guerre de Russie, parla avec la même délicatesse de cœur, et certifia la même loyauté d'intention dans le maréchal au moment où il partit pour son commandement.

Après ces débats entre les témoins et l'accusé, que les observations de quelques pairs cherchaient odieusement à envenimer, on entendit le maréchal Davoust sur l'interprétation de la convention de Paris, qui, selon les défenseurs de Ney, couvrait sa vie et sa liberté contre toute recherche de ses actes. Davoust prétendit qu'il avait entendu cette convention dans le sens d'une amnistie complète pour tous les actes de l'interrègne, et que si cette convention n'avait pas eu cette signification dans sa pensée, il aurait combattu et il pouvait vaincre encore. « Oui, s'écria l'accusé, qui avait si témérairement placé son espoir dans cette capitulation, c'est sur la foi de cette convention que je me suis reposé sans cela, peut-on croire que j'eusse balancé à périr le sabre à la main plutôt que de comparaître ici sur le banc des accusés ! »

 

XV

Cette dernière controverse épuisée, M. Bellart prit la parole comme accusateur public pour résumer et aggraver le crime. Ses premières paroles dégradaient l'accusé de sa gloire avant de le dégrader de son innocence et de sa vie. On y sentait cette déclamation antique qui songe à l'écho et qui oublie le contre-coup de l'accusation dans le cœur de l'accusé. Rôle implacable de ces magistrats qui demandent au nom de la politique une tête, mais qui devraient du moins né demander que la vie. M. Bellart était de cette espèce d'hommes que la nature n'a pas faits cruels, mais que la profession fait implacables. Son cœur s'attendrissait en lui pendant que son accent s'endurcissait pour ce qu'il appelait son devoir. Consulté, dit-on, quelques mois auparavant par la famille de l'accusé, il avait donné avec une commisération sincère les conseils les plus propres à le sauver. Son rôle était de le frapper de sa parole, et il le frappait.

« Messieurs les pairs, lorsqu'au fond des déserts, autrefois couverts de cités populeuses, le voyageur philosophe qu'y conduit cette insatiable curiosité, attribut caractéristique de notre espèce, aperçoit les tristes restes de ces monuments célèbres, construits dans des âges reculés dans le fol espoir de braver la faux du temps, et qui ne sont plus aujourd'hui que des débris informes et de la poussière, il ne peut s'empêcher d'éprouver une mélancolie profonde en songeant ce que deviennent l'orgueil humain et ses ouvrages. Combien est plus cruel encore, pour celui qui aime les hommes, le spectacle des ruines de la gloire tombée dans la ruine par sa propre faute, et qui prit soin de flétrir elle-même les honneurs dont elle fut d'abord comblée !

« Quand ce malheur arrive, il y a en nous quelque chose qui combat contre la conscience pour la routine de respect longtemps attachée à cette illustration a présent déchue. Notre instinct s'irrite de ce caprice de la fortune, et nous voudrions, par une contradiction irréfléchie, continuer d'honorer ce qui brilla d'un si grand éclat, en même temps que détester et mépriser celui qui causa de si épouvantables malheurs a l'État.

« Telle est, messieurs les pairs, la double et contraire impression qu'éprouvent, ils ne s'en défendent pas, les commissaires du roi, à l'occasion de ce déplorable procès. Plût à Dieu qu'il y eût deux hommes dans l'illustre accusé qu'un devoir rigoureux nous ordonne de poursuivre ; mais il n'y en a qu'un Celui qui pendant un temps se couvrit de gloire militaire est celui-là même qui devint le plus coupable des citoyens.

« Qu'importe à la patrie sa funeste gloire il l'a éteinte tout entière dans une funeste trahison, suivie pour notre malheureux pays d'une catastrophe sur laquelle nous osons à peine faire reposer notre attention. Qu'importe qu'il ait servi l'État, si c'est lui qui contribue puissamment à le perdre ? Il n'y a rien que n'efface un tel forfait. Il n'y a pas de sentiment qui ne doive céder à l'horreur qu'inspire cette grande trahison.

« Brutus oublia qu'il fut père pour ne voir que la patrie. Ce qu'un père fit au prix de la révolte même de la nature, le ministère, protecteur de la sûreté publique, a bien plus le devoir de le faire, malgré les murmures d'une vieille admiration qui s'est trompée d'objet ; ce devoir, il va le remplir avec droiture, mais avec simplicité. On peut du moins épargner à l'accusé d'affligeantes déclamations. Qu'en est-il besoin à côté d'une conviction puisée dans une si incontestable évidence Je les lui épargnerai donc. C'est un dernier hommage que je veux lui rendre. Il conserve sans doute encore assez de fierté d'âme pour en sentir le prix, pour se juger lui-même, et pour distinguer dans ceux qui sont chargés de la douloureuse mission de le poursuivre ce mélange vraiment pénible de regrets qui sont de l'homme, et des impérieuses obligations qui sont de la charge. »

Après ces ménagements oratoires, plus propres à enlever aux juges les scrupules de l'admiration et de la pitié qu'à honorer la victime, Bellart outra l'accusation jusqu'à soutenir qu'un crime de faiblesse était un crime de préméditation. Tout protestait dans le caractère et dans les fautes mêmes du maréchal contre une trahison préconçue. Mais dans les habitudes des légistes toute accusation paraît insuffisante s'ils ne l'élèvent jusqu'à la calomnie. C'est ainsi que le jugement lui-même perd de sa sainteté et de son respect parmi les hommes.

Après le discours de M. Berryer, un incident tragique, dont on n'avait pas connu jusqu'ici la véritable cause et le véritable caractère, émut l'auditoire et les juges, plus émus mille fois s'ils avaient su alors ce que nous allons raconter ici.

 

XVI

Dès le commencement du procès, les défenseurs de l'accusé, aussi soigneux de son honneur devant l'avenir que de sa justification devant le temps, s'étaient préoccupés entre eux du caractère qu'ils donneraient à la défense. Fallait-il penser davantage à la justification de l'accusé qu'à l'éclat de la cause et à son retentissement dans la postérité ? Devaient-ils sacrifier quelque chose au désir de la vie, ou tout sacrifier à la dignité du soldat et à la majesté du nom ? Ce n'était pas à eux de résoudre une question si personnelle à celui qu'ils allaient défendre. Ils crurent devoir s'en entretenir d'abord loyalement avec lui. M. Dupin demanda donc avant tout au maréchal s'il voulait vivre ou s'il voulait mourir à tout prix ; s'il fallait diriger la défense dans le sens de la conservation de ses jours, ou s'il fallait dans la défense abandonner le soin de ses jours, et ne s'occuper que de la grandeur et de la décoration de sa mort. La première chose pour prendre une si délicate détermination était de savoir du maréchal lui-même s'il désirait vivre. Les défenseurs lui posèrent donc, avec une discrète réserve, ce problème terrible sur lequel son propre sentiment pouvait seul prononcer.

« Je vous l'avoue, répondit sans faiblesse comme sans jactance leur client, je ne crains pas la mort ; je l'ai vue mille fois sous toutes les formes, sur les champs de bataille et dans les neiges de la Russie, et je crois avoir entouré mon nom d'assez de renommée pour effacer un jour d'erreur, et pour retrouver, avec l'indulgence, la gloire de mon nom dans la mémoire de mon pays. Cependant, ajouta-t-il avec une compassion impartiale sur lui-même, et comme un homme qui pèse les raisons de mourir et les excuses de vivre, cependant j'ai quarante-deux ans ! Quarante-deux ans répétait-il en paraissant compter en lui-même combien de jours innombrables sa nature forte et vivace lui réservait encore dans le cours naturel des choses. Quarante-deux ans !... Et qui sait si, après un éloignement et une expiation de quelques années, les événements, la patrie, le roi lui-même, les révolutions, la guerre, ne me rappelleront pas au secours de la France et ne m'offriront pas l'occasion d'un de ces dévouements et d'une de ces victoires qui rachètent dans la vie d'un soldat, comme dans celle de Turenne et de Condé, des erreurs et des fautes recouvertes à jamais par l'immensité du service ? Vivre encore pour recouvrer une de ces occasions d'innocenter une vie, c'est vivre deux fois. Et puis il faut vous ouvrir mes affections dans leur dernier repli de nature ou de faiblesse, comme on voudra les interpréter ! J'ai une femme jeune, belle et que j'aime avec la tendresse de mes premiers jours d'union ; j'ai des enfants a peine sortis du berceau à élever, à protéger, à aimer pour de longs jours. Tout cela m'attache et me retient à l'existence plus que je ne le voudrais moi-même toutes ces tendresses sont des liens qui serrent le cœur plus fort que la raison ne le voudrait et indépendamment de nous, car je vis dans tous ces êtres si chers, ils vivent en moi, et c'est aussi leur propre existence qui crie et qui se déchire prématurément avec la mienne ! Je vous l'avoue donc sans honte et sans faiblesse, quoique résigné à la mort, je regrette et je désire la vie ! Défendez donc ma vie, si vous croyez pouvoir la défendre, et par tous les moyens légaux qui peuvent la disputer à mes ennemis !

« Mais, reprit-il avec le geste d'un homme d'honneur qui se refuse à toute bassesse, ne la défendez pas à tout prix non, pas de la vie elle-même à tout prix ni pour moi, ni pour mon nom, ni pour ma femme, ni pour mes enfants, une vie rachetée par le moindre opprobre Vous savez maintenant, ajouta-t-il, toute ma pensée la vie si on peut la conserver avec l'honneur, la mort plutôt qu'une vie qui tacherait plus tard d'une seconde tache mon caractère et ma mémoire ! Ainsi, c'est à vous, plus calmes et plus expérimentés que moi dans l'étude des tribunaux, de bien observer l'âme sur le visage de mes juges ; et si, après avoir tenté tout ce qui sera décent pour me sauver la vie, vous voyez au dernier moment que ma cause est désespérée et que ma condamnation est arrêtée dans leur pensée, avertissez-moi, afin que je tombe noblement devant eux et devant la postérité C'est ma mémoire, c'est mon nom que je vous confie ! Veillez-y pour moi, et comme des médecins pieux qui ne craignent pas de faire connaître au mourant le danger pour qu'il y prépare son âme, avertissez-moi sans ménagements, au moment convenable, de ce que je devrai faire et de ce que je devrai dire pour rompre convenablement avec l'espérance et avec la vie ! »

Les défenseurs le lui promirent. Or le moment fatal prévu par le maréchal était arrivé. On avait épuisé tous les moyens dilatoires et tous les moyens de sentiment fournis aux avocats par une telle cause. Aucun n'avait convaincu ou amolli la résolution des juges. Leurs visages, leurs regards, leurs murmures ou leur silence, signifiaient évidemment une condamnation déjà portée dans leurs cœurs. M. Dupin, défenseur du maréchal, se penche vers l'oreille de son client et lui dit à voix basse : « C'est le moment tout espoir est perdu ! il n'y a plus que la chute à illustrer et que la mémoire à sauver en tombant patriotiquement et noblement devant la France ! — Je vous entends, » répondit le maréchal et feignant d'avoir besoin de respirer un moment l'air extérieur et de prendre du repos, il sortit accompagné de ses deux défenseurs pour concerter son attitude et son langage avec eux. Ils lui confirmèrent, avec une pénible mais nécessaire franchise, l'inflexibilité des pairs et la certitude de l'arrêt. « Mais nous vous avons réservé, lui dit M. Dupin, un moyen d'intervenir vous-même par de suprêmes et nobles paroles dans le dénouement de votre procès et de votre vie. Nous allons rentrer, je demanderai à vous défendre à mon tour, je commencerai à plaider votre qualité d'étranger à la France qui vous soustrait à son jugement par votre naissance à Sarrelouis, ville aujourd'hui détachée de notre territoire à mes premiers mots indiquant l'intention de vous couvrir ainsi de la qualité d'étranger, vous vous lèverez, vous me couperez la parole avec un éclat d'indignation et avec un mouvement de patriotisme que vous n'aurez pas besoin de feindre, et vous m'interdirez de chercher à sauver vos jours au prix de l'abdication de votre glorieuse nationalité ! »

Le maréchal remercia ses défenseurs et concerta avec eux le peu de mots qu'il avait à dire pour interrompre M. Dupin et pour revendiquer sa patrie. Il les écrivit sur une feuille de papier pour que l'émotion du drame ne lui en fît pas perdre la mémoire, et il les roula dans ses doigts comme une de ces notes que les orateurs burinent au hasard pour fixer une motion ou une idée.

On rentra dans la salle des séances. Les avocats se levèrent pour parler. Dans son discours, M. Berryer père justifia son client, non de ses torts, mais de la trahison préméditée. Son discours, fortifié par tous les témoignages entendus dans les séances précédentes, ne laissait de doutes qu'à la haine ou à la prévention. M. Dupin, reprenant alors la parole après son collègue, feignit de vouloir arracher le maréchal à la vindicte de la France, en soutenant qu'il n'était plus Français puisqu'il était né à Sarrelouis, et que les traités de 1815 venaient de retrancher cette ville du territoire de la France. Le maréchal alors, comme soulevé d'une noble honte en entendant plaider ce sophisme, qui, pour le dérober à l'échafaud, lui enlevait sa patrie, se leva en sursaut pour la réclamer et pour protester contre cet excès de défense. « Non, monsieur, je suis Français, s'écria-t-il en posant la main sur sa poitrine, et je saurai mourir en Français. Je remercie mes généreux défenseurs de ce qu'ils ont fait et de ce qu'ils voudraient faire, mais je les prie de cesser plutôt de me défendre que de me défendre imparfaitement. J'aime mieux n'être pas défendu du tout que de n'avoir qu'un simulacre de défense. Je suis accusé contre la foi des traités et on ne veut pas que je les invoque ? Je fais comme Moreau, j'en appelle à l'Europe et à la postérité ! » L'émotion fut immense. L'instant, l'accent, le geste, le regard de l'accusé, y ajoutèrent ce que la préparation n'avait pas prévu. La nature, comme toujours, dépassa toute prévision.

Ces mots fermèrent le débat. On enleva à l'accusé le refuge qu'il avait consenti à chercher dans la capitulation de Paris. Selon la lettre du traité on avait ce droit, mais l'histoire doit admettre que si, dans les premiers jours de la Restauration, Ney ne s'était pas cru à couvert par cette capitulation, il lui eût été facile de se mettre en sûreté au-delà de la frontière ; l'arrestation de Labédoyère et de Lavalette l'avertit trop tard de son danger. Son accusateur conclut à le déclarer coupable de haute trahison. Les pairs se réunirent en séance secrète pour se poser à eux-mêmes les questions de conviction du crime, de nature du crime et de peine à appliquer au crime. Ils étaient au nombre de cent soixante et un votants. Quelques-uns s'étaient abstenus, d'autres récusés pour ne pas tremper dans un acte que le temps ou la postérité pouvait leur reprocher selon les passions du moment ou les passions de l'avenir. Le jeune duc de Broglie revendiqua le droit de siéger dont le dispensait sa jeunesse, afin de protester par ses votes contre une immolation politique aussi contraire à la reconnaissance qu'à l'honneur de son pays. Fidèle en cela aux traditions de l'âme de madame de Staël, dont il épousa la fille, femme qui sanctifiait le génie des lettres par le génie de la pitié.

Divisés sur la préméditation, presque unanimes sur le crime et sur sa qualification en crime de haute trahison, ils délibérèrent individuellement et à haute voix sur la peine. Le tribunal n'était pas militaire, mais politique ; il pouvait apprécier les circonstances, évaluer l'homme, se souvenir des services, prévoir l'odieux des ingratitudes d'État, arbitrer la réparation, graduer le supplice, épargner le sang. L'ostracisme et l'exil étaient la peine commandée par un crime d'entraînement, inspirée par l'humanité, ratifiée par la politique et par l'intérêt bien compris des Bourbons. La tête de son chef le plus peuple et le plus soldat jetée à l'armée était un défi à la réconciliation, un grief implacable dans le cœur des braves presque tous plus ou moins complices de sa faute. Le coupable avouait lui-même ses torts, honorait le roi, n'élevait d'autre drapeau que celui du repentir et du deuil en opposition au drapeau de la Restauration. Il n'était plus dangereux que dans un tombeau sanglant. Son fantôme seul était désormais à craindre tout commandait de le réprouver et de le sauver. Dix-sept pairs seulement dans cette élite des hommes d'État et des hommes de cour de la France eurent le courage de refuser cette victime à la colère des temps et de voter pour l'exil. Nous inscrivons leurs noms, pour que l'estime publique ait aussi ses tables où l'histoire retrouve et rémunère les cœurs inflexibles aux calculs ou aux passions des partis.

Ce furent : le duc de Broglie, le duc de Montmorency, Bertholet, Chasseloup-Laubat, Chollet, Collaud, Fontanes, Gouvion-Saint-Cyr, Herwyn, Klein, Lanjuinais, Lemercier, Lenoir-Laroche, Malleville, Richebourg, Curial, Lally-Tollendal.

Cinq pairs, MM. de Choiseul, de Sainte-Suzanne, de Brigode, d'Aligre, de Nicolaï, moins convaincus ou moins courageux, s'abstinrent de voter. Neutralité clémente, mais timide, qui ne frappe pas, qui ne sauve pas, mais qu'il n'est jamais permis de garder entre le glaive et la victime. Quant a ceux qui votèrent en masse la mort, les uns par une conviction consciencieuse de la proportion de la peine au crime, les autres par le sentiment imprévoyant, de la nécessité de l'exemple ; ceux-ci par dévouement à une cause à laquelle ils ne voulaient rien refuser, pas même une tête de héros ; ceux-là par émulation de zèle et de gages donnés à leur royalisme, suspect et récent ; les cruels par vengeance, les lâches par faiblesse, les flatteurs par adulation, les ambitieux par anticipation du compte qui leur serait tenu de ce sacrifice à la servilité nous tairons leurs noms par respect pour leur mémoire et par piété pour leurs familles. La postérité doit avoir ses amnisties comme la politique les annales des nations ne sont pas des tables perpétuelles de ressentiments et de divisions entre les fils dont les pères furent coupables ou malheureux. Pardonner aux victimes et pardonner même aux juges est la loi de la vraie justice pour des êtres aussi faillibles que nous. Pardonner, c'est oublier. Oublions !

 

XVII

Il faut dire, à la décharge de ces cent trente noms qui prononcèrent la mort, que, dans la pensée de plusieurs, la mort n'était qu'une satisfaction nominale donnée à la rigueur de leur conviction, mais qu'ils la votaient à la condition tacite de la commutation de peine par le gouvernement. « L'arrêt, dit l'historien le plus exact et le plus sévère contre ce vote, M. de Vaulabelle, était à peine prononcé que le duc de Richelieu, présent à cette séance nocturne, fut entouré par un grand nombre de votants qui le conjurèrent de demander au roi l'exil en Amérique au lieu de l'échafaud pour le condamné. »

Le cœur du duc de Richelieu était assez grand pour contenir à la fois la justice et la clémence. Pendant que les juges, encore enfermés dans le Luxembourg, se livraient a ces entretiens à demi-voix qui suivent les grands actes accomplis dans les assemblées, les uns attendant l'inflexibilité, les autres l'attendrissement de la colère de la cour, le premier ministre était accouru aux Tuileries, et il implorait l'homme après avoir servi le prince. Le roi était doux de nature et magnanime par calcul. Sa longue étude des vicissitudes humaines dans l'histoire, qui enseigne l'inutilité des supplices autant que la déception des bienfaits, avait imprégné l'âme de ce prince d'une philosophie qui ressemblait à l'indifférence. Il ne haïssait pas, parce qu'il aimait peu. Mais il régnait généralement en perspective de la postérité il citait Henri IV, il aspirait à l’imiter : il ne voulait à aucun prix laisser une mémoire sinistre à l'avenir. S'il eût été seul et vraiment roi il aurait certainement pardonné. Mais, bien qu'il affectât l'indépendance dans son gouvernement et la supériorité dédaigneuse de sa famille dans son palais, il comptait avec les alliés et il cédait a ses alentours. Les représentants des alliés et surtout lord Wellington auraient pu encourager ses dispositions secrètes à la clémence. Dominés à leur insu par la partie ultraroyaliste de la société de Paris dont ils étaient entourés, ils trempaient involontairement dans ses passions.

 

XVIII

La nation anglaise ne fut complice, dans cette occasion, ni de cette impassibilité, ni de cette approbation tacite à une exécution militaire que des soldats pouvaient trouver juste, mais que les cœurs généreux trouvaient cruelle. Madame Hutchinson, femme d'un membre du parlement, parente de lord Wellington, qui se trouvait alors à Paris, et qui réunissait dans ses salons les officiers les plus libéraux de l'armée anglaise, intercéda avec supplications auprès de lord Wellington pour obtenir de lui une intervention décisive pour le salut du maréchal Ney. Elle le conjura, au nom de sa propre gloire et de la gloire de son pays, d'écarter par cette démarche le reproche qui pèserait sur sa mémoire si cet odieux sacrifice s'accomplissait sous ses yeux et en apparence avec sa participation morale. On dit que, dans son invocation ardente et éloquente à la magnanimité du généralissime anglais, madame Hutchinson se précipita aux genoux de lord Wellington, pour lui arracher par la prière ce qu'elle ne pouvait par les plus hautes considérations. Le duc, 'évidemment combattu entre le désir d'exaucer une si touchante sollicitation et l'impossibilité où il croyait être de peser sur la décision libre du roi et de violer peut-être des engagements préalables de neutralité entre le prince et les sujets, pris dans des correspondances ou des entretiens pendant la campagne, répondit qu'il était enchaîné par des considérations obligatoires, et que, quels que fussent ses sentiments personnels d'intérêt et de commisération pour un adversaire malheureux, son devoir était de se taire, de dédaigner les faux jugements du temps sur son caractère, et de tout livrer au jugement plus éclairé et plus impartial de la postérité.

Madame Hutchinson se retira dans les larmes, sans avoir pu ébranler l'homme de guerre ni l'homme d'État. Le gouvernement, informé des tentatives de cette suppliante pour arracher sa proie à la rigueur du jugement, et de l'amertume des reproches qu'elle élevait dans son intimité contre l'implacabilité des juges, l'éloigna de Paris pour le crime d'avoir également compati au sort de Lavalette et d'avoir ourdi dans sa maison la trame généreuse de l'évasion de ce condamné. Touchée des efforts de cette famille pour sauver un époux et un père à la sienne, la veuve du maréchal Ney offrit à madame Hutchinson, comme une relique du cœur, le sabre que le maréchal portait à Waterloo, après avoir fait graver sur la lame l'acte et la reconnaissance.

Vingt ans après ces tristes événements, un fils de la victime, voyageant en Italie pour y retrouver les traces de son père, s'arrêta à Livourne dans une villa habitée par madame Brennier, femme du consul de France en Toscane l'entretien étant tombé sur la mort du maréchal, le jeune homme s'étonna de voir les larmes couler sur les joues d'une étrangère, au récit des malheurs de sa famille. L'étrangère, mère de madame Brennier, était madame Hutchinson. La pitié et la reconnaissance s'étaient rencontrées ainsi sans se connaître. Si la cruauté a ses expiations et ses remords, la générosité a ses hasards et ses bonheurs, comme si la Providence se les réservait à ses moments pour ne pas décourager les nobles cœurs.

 

XIX

Les passions de cour dans ce moment à Paris étaient implacables. La vie accordée au héros de la Bérézina semblait un larcin fait au droit des représailles. On s'ameutait dans les salons de l'aristocratie autour des ministres du roi, pour demander ce sang comme pour arracher une faveur personnelle. Des femmes du plus haut rang, jeunes, belles riches, comblées de dons, de faveurs, de titres, de dignités par la cour, oubliaient leurs familles, leurs plaisirs, leur mollesse, leurs amours, sortaient dès l'aurore, couraient tout le jour, intriguaient toute la nuit, pour enlever parmi les juges une voix à l'indulgence, pour en conquérir une au supplice, pour maudire et inculper d'avance ceux dont la lâcheté ou la perfidie disputerait cette condamnation à leur opinion. Nous avons vu nous-même, avec étonnement et tristesse, les courses, les supplications, les mains jointes, les sourires de ces femmes mendier des concessions qu'elles imploraient pour la satisfaction de leurs haines. Nous en rougissons encore. Qui s'étonnera des férocités brutales des multitudes, quand le rang, la fortune, les cours ont de telles irréflexions d'inhumanité, de tels vertiges de colère, de tels courants de sang aux jours de vengeance ?

 

XX

Toutes ces colères des sociétés royalistes avaient leur contre-coup et leur ressentiment aux Tuileries. On croyait flatter en endurcissant les cœurs autour des princes par cette âpreté de haine contre les ennemis communs ; on se promettait ; d'avance d'être inexorable et de correspondre à ces dévouements de ses amis par le sacrifice de toute faiblesse humaine dans son propre cœur. Ces promesses faites, on n'osait revenir sur le sang promis.

Telles étaient les dispositions de la cour et des princes, quand le duc de Richelieu, forçant les consignes et pénétrant à une heure après minuit dans la chambre du roi, vint lui apporter la nouvelle du jugement et lui insinuer la clémence. « Jamais ma famille ne me pardonnerait cette grâce, répondit le roi attristé, et la chambre, sans laquelle je ne puis gouverner, briserait demain mon gouvernement. Les alliés eux-mêmes m'accuseraient de compromettre de nouveau la sécurité de l'Europe par des indulgences dont j'aurais l'honneur et dont ils auraient les dangers. Il y a des circonstances où les rois ne peuvent que ce que leurs partisans leur permettent. Nos sentiments mêmes sont asservis à nos devoirs d'État je plains Ney, je n'ai point de haine contre lui je voudrais conserver un père à ses enfants, un héros à la France ; mais je suis roi constitutionnel je ne puis, sans compromettre mon union avec les chambres, suspendre ou détourner la justice que mon peuple exige pour gage de sa sécurité. » Le duc de Richelieu, qui connaissait les dispositions et les exigences de la cour, de la chambre, de l'entourage des princes et de la princesse, n'espérait plus rien de ce côté. La duchesse d'Angoulême seule aurait pu prendre sur elle la colère du parti royaliste et mettre ses larmes en balance contre le sang du héros. Le roi son oncle ne pouvait rien refuser a cette suppliante. Peut-être désirait-il ardemment qu'elle vînt offrir ce prétexte à sa clémence, cette autorité de famille à sa faiblesse. Elle ne vint pas de fatales inspirations de sévérité prévalurent autour d'elle sur le rôle naturel que semblait lui assigner la Providence. Un cœur de femme aux Tuileries, interposé entre toutes ces représailles, et asile de tous les vaincus, était la seule, popularité qui manquât aux Bourbons pour reconquérir tous les partis. Elle laissa fermer ce cœur par la main de ses funestes conseillers. Celui de la France se ferma à son tour. Elle enleva ainsi à sa famille, à sa cause et à elle-même la plus irrésistible des politiques, la politique du sentiment. C'était plus qu'une dureté, c'était une erreur qui condamnait sa dynastie à une courte existence. Car les restaurations par leur nature n'ont qu'un de ces deux rôles. ; la magnanimité ou la vengeance. Du jour où elles cessent de pardonner, elles sont condamnées à se venger. Se venger d'un peuple, c'est le désaffectionner sans l'anéantir. Le sang qu'on arrachait ainsi à la Restauration écrivait d'avance le second divorce de la France et des Bourbons.

 

XXI

Pendant que la grâce 'ou la mort se balançaient ainsi dans l'ombre du palais et que le premier ministre consterné en ressortait sans rapporter l'espérance, le condamné était rentré dans sa prison du Luxembourg, d'où il pouvait entendre la sourde rumeur des conversations de ses juges, attendant eux-mêmes la résolution du château. Incertain lui-même, et presque indifférent, à force de lassitude et de tristesse, sur son sort, il avait pris un peu de nourriture et il s'était couché tout habillé sur son lit, comme un soldat qui s'attend à être réveillé par la mort. L'excès de fatigue et d'agitation d'esprit, depuis l'ouverture de ce long procès, avait enfin fermé ses yeux aussitôt que son honneur et sa vie avaient été remis entre les mains de ses juges. Le sommeil que trouble l'espérance est le compagnon du désespoir. Il dormait sur le bord de la destinée. Les gardes pieux et attendris qui veillaient dans sa chambre retenaient leur parole et leur respiration, de peur d'interrompre ce dernier repos. Ce n'étaient pas, comme on l'a dit, des séides masqués en gendarmes et choisis, à la férocité et à la rudesse de leur inimitié, parmi les gardes du corps, pour torturer l'âme du prisonnier et pour t'immoler dans le cas d'une évasion à main armée. C'étaient de braves et jeunes gentilshommes, élite de leurs compagnies, incorruptibles par honneur, mais incapables de crime sur un homme désarmé et d'outrages envers un captif, dont ils déploraient le sort et dont ils admiraient la gloire. Ils avaient revêtu, quoique officiers, l'uniforme de simples cavaliers des grenadiers à cheval de la garde royale. Mêlés sous ce costume aux gendarmes et aux autres surveillants du prisonnier, c'étaient eux qui le gardaient à vue dans sa chambre et qui s'entretenaient le plus habituellement avec lui non pour aggraver, mais pour distraire et consoler sa solitude. Ils encourageaient en lui l'espérance, et ils se flattaient eux-mêmes que le maréchal, condamné et pardonné par le roi les reconnaîtrait dans de meilleurs temps pour les consolateurs de ses mauvais jours. C'est de leur propre bouche que nous reçûmes alors ces confidences de leur mission.

 

XXII

A trois heures du matin le secrétaire de la chambre dos pairs se présenta à la porte de la chambre du condamné pour lui lire authentiquement sa sentence. Les gardes, émus de ce sommeil paisible qu'il fallait interrompre, comme si la mort eût été jalouse d'un peu de repos, hésitèrent longtemps à le réveiller. Ils obéirent enfin à la nécessité ils touchèrent de la main, appelèrent d'une voix sourde le maréchal profondément endormi. Il se leva sur son séant, aperçut a la lueur des flambeaux le cortège de la chambre et le secrétaire, M. Cauchy, dont le visage, connu de lui, présageait la tristesse et la pitié de son âme. Il s'élança de son lit, s'avança vers M. Cauchy, et se disposa à écouter un arrêt trop prévu d'avance. Avant de lire le papier qu'il tenait à la main, le secrétaire de la chambre pria le prisonnier de séparer son rôle officiel des sentiments personnels de respect et d'admiration dont il était pénétré, et de le plaindre d'un devoir qui répugnait à son cœur. « Je suis touché et reconnaissant, monsieur, répondit le maréchal, des sentiments qui vous agitent, et je les comprends mais nous avons tous nos devoirs en ce monde. Accomplissez le vôtre, je ferai le mien. » Puis lui rappelant du geste le papier qu'il tenait à la main « Lisez, » dit-il d'un accent résigné et doux. Le secrétaire lut d'une voix qui semblait demander pardon pour les mots, et comme il lisait textuellement et sacramentellement la longue énumération des noms, titres, grades et dignités dont l'arrêt qualifiait le condamné : « Au fait, au fait ! dit le maréchal avec un accent d'impatience et avec une expression de dédain pour ces hochets de la vie tout à l'heure anéantis par la mort, dites simplement Michel Ney, et bientôt un peu de poussière ! »

La lecture achevée, le secrétaire de la chambre annonça au condamné que le curé de Saint-Sulpice était venu lui offrir les consolations que la religion donne aux mourants, et que la consigne l'autorisait à le recevoir. « Je n'ai besoin de personne pour savoir mourir, répondit le maréchal. — A quelle heure demain ? ajouta-t-il avec une physionomie interrogative qui achevait le sens suspendu de la question. — A neuf heures, répondit M. Cauchy en s'inclinant comme pour rougir de la brièveté du temps qu'on mesurait à ses préparatifs. — Et ma femme ? et mes enfants ? reprit le condamné, pourrai-je au moins les embrasser une dernière fois ? » M. Cauchy était autorisé à le lui promettre. « Eh bien ! dit Ney, faites avertir la maréchale pour cinq heures du matin mais qu'elle ignore surtout ma condamnation, qu'elle ne l'apprenne que de moi-même qui peux seul lui en adoucir l'horreur. » On lui promit d'avoir ces ménagements pour sa famille il demanda alors à demeurer seul pour le reste de la nuit. Il se recoucha sur son lit, s'enveloppa la tête de con manteau et se rendormit comme au bivouac entre deux alertes. La nature, plus clémente que les juges, lui voilait l'agonie par le sommeil.

A cinq heures, la maréchale, entourée de sa sœur et de ses quatre fils, fut introduite dans sa prison. La nuit, fixée pour cette entrevue, lui disait assez que c'était l'entrevue de la suprême séparation. Le maréchal, qui adorait cette jeune et charmante compagne de ses jours, la reçut évanouie entre ses bras, et ne put la ranimer qu'à peine sous ses baisers et sous ses larmes. Puis prenant ses quatre fils en bas âge sur ses genoux et les groupant contre son cœur, il leur dit à voix basse ces paroles suprêmes par lesquelles un père transvase le plus pur de son âme dans la mémoire de ses fils. Sa belle-sœur, se multipliant pour courir du père à la mère et de la mère aux petits enfants, priait à haute voix à travers les sanglots de ces chers groupes. Le maréchal, qui avait retrempé son cœur dans la vue et dans l'adieu de tout ce qu'il aimait, conserva assez de sang-froid pour tromper sa femme en lui communiquant, pour l'arracher au spectacle de son agonie, une espérance qu'il n'avait pas lui-même. Il la flatta de l'illusion d'une violence faite au cœur du roi par le spectacle de sa douleur et l'énergie de ses prières. Il parvint ainsi à s'arracher de ses bras noués autour de lui. Les suppliants se firent conduire dans les ténèbres aux portes du palais où dormaient le roi et la duchesse d'Angoulême.

Grâce au duc de Duras, premier gentilhomme du roi, la famille parvint jusque dans les salles qui précèdent les appartements royaux. La maréchale, à la fois inquiète et rassurée, y attendait le réveil du prince. Elle ne doutait pas que la permission de pleurer si près de leurs cœurs ne fût une promesse tacite de miséricorde. Les premières clartés et les premiers bruits du jour, en pénétrant dans le palais, lui donnaient à la fois plus de terreurs et plus d'espoir. Sa mère avait été dans la familiarité domestique de la duchesse d'Angoulême. La fille laisserait-elle sortir la fille. veuve et les petits-fils orphelins de ce palais où elle était plus que reine ? Ce groupe, éploré dans l'ombre d'une antichambre, attendit en vain jusqu'à l'heure irréparable. La princesse ne sut rien, n'entendit rien. Quelle heure perdue pour la nature et pour la monarchie !

 

XXIII

Le maréchal ne s'était plus recouché depuis les derniers embrassements de sa femme et les sanglots de ses enfants. Il avait essuyé ses propres larmes pour ne plus penser qu'à la dignité de sa mort. Il écrivit son testament ; puis, se relevant de son siège, il se promena dans sa chambre en échangeant avec une grande liberté d'esprit quelques paroles avec ses gardiens. Un de ces gardes du corps déguisés en grenadiers de la garde, dont nous avons parlé tout à l'heure, avait conçu pour le héros cette tendresse involontaire d'admiration et de pitié que la familiarité de la prison, l'infortune et la mort prochaine font naître dans les nobles cœurs. C'était un gentilhomme royaliste du Dauphiné nommé M. de V***. Sa belle figure, son caractère martial, son accent de libre mais respectueuse franchise, avaient trompé le prisonnier lui-même, qui croyait voir dans M. de V*** un des anciens sous-officiers de ses grandes guerres. Il s'entretenait volontiers avec ce garde dans les longues heures de son oisive captivité. « Voilà mon dernier soleil, camarade, dit-il en se rapprochant de M. de V***. Ce monde est fini pour moi. Ce soir je coucherai dans une autre étape. Je ne suis pas une femme, mais je crois à Dieu et à une autre vie, et je me sens une âme immortelle. On m'a parlé de préparation à la mort, de consolations de la religion, d'entretien avec un prêtre charitable. Est-ce la mort d'un soldat ? Voyons, que feriez-vous à ma place ? Monsieur le maréchal, répondit M. de V*** nous espérons encore que le roi sera digne d'Henri IV, et qu'il ne souffrira pas qu'on prive la France d'un de ses plus glorieux serviteurs, pour un jour d'oubli ; mais la mort est la mort pour tout le monde, et celui qui la vit de si près sur tant de champs de bataille n'a pas peur qu'on lui parle d'elle dans un cachot. Jamais la voix d'un dernier ami n'a fait de peine à un soldat à l'ambulance. A votre place je laisserais entrer le curé de Saint-Sulpice, et je préparerais mon âme à tout événement. Je crois que vous avez raison, répliqua en souriant amicalement le maréchal. Eh bien faites entrer le prêtre. » Le curé de Saint-Sulpice, qui attendait patiemment l'heure de Dieu dans une salle du Luxembourg, fut introduit, et s'entretint pieusement dans un coin de la chambre avec le maréchal. L'heure, qui n'apportait point la grâce, sonna pour le supplice. Le condamné, qui avait lu dans les visages et entendu dans les murmures de la chambre des pairs la vengeance inexorable des partis, n'attendait rien des larmes de sa femme et de ses enfants. C'était pour elle et pour eux qu'il avait simulé l'espérance. Il s'habilla pour paraître décemment devant le dernier feu. Une redingote militaire recouvrit .sa poitrine. Le bruit des soldats qu'on échelonnait depuis la porte du Luxembourg jusqu'à la grille de l'avenue de l'Observatoire et le roulement d'une voiture dans les cours l'avertirent du départ et de la route. Il crut qu'on allait le conduire dans la plaine de Grenelle, sur la place marquée par le sang de Labédoyère, lieu ordinaire des exécutions. On ouvrit sa porte ; il comprit. Il descendit le pied ferme, le front serein, le regard élevé, la bouche presque souriante, mais sans aucune affectation théâtrale, à travers les soldats rangés en haie sur les marches de l'escalier et dans les vestibules du palais, comme un homme heureux de revoir l'uniforme, les armes, les troupes, sa vieille famille. Arrivé au pied du perron où la voiture l'attendait, le marchepied baissé, la portière ouverte, il s'arrêta au lieu de monter, par un retour de politesse pour le prêtre qui l'accompagnait, et prenant par le bras le curé de Saint-Sulpice, qui voulait lui céder le pas : « Non, non, dit-il avec un enjouement triste et souriant, allusion mélancolique au but du voyage, montez le premier, monsieur le curé j'arriverai encore avant vous là-haut. » Et du regard il indiqua le ciel.

 

XXIV

La voiture roula au pas dans les larges allées du Luxembourg, entre les files muettes des soldats. Une brume glacée rampait sur le sol et ne laissait qu'entrevoir les bras dépouillés des grands arbres du jardin royal. Le prêtre murmurait a côté du soldat les résignations et les confiances surnaturelles de la mort. Le maréchal l'écoutait avec une mâle attention, et croyait l'écouter longtemps encore. Tout à coup la voiture s'arrêta à moitié chemin de la grille du Luxembourg et de l'Observatoire, en face d'un long mur de clôture noir et fétide qui borde la contre-allée de cette avenue. Le gouvernement, mal inspiré jusque dans le choix du lieu du supplice, semblait avoir voulu le rendre plus dédaigneux et plus abject en faisant abattre cet illustre ennemi, comme un animal immonde, dans un carrefour et à quatre pas d'un palais dont son cadavre assombrirait à jamais le souvenir.

Ney s'étonna et chercha des yeux la cause de cette halte à moitié chemin. La portière s'ouvrit, on l'invita à descendre. Il comprit qu'il ne remonterait plus. Il remit au prêtre qui l'accompagnait les derniers objets à son usage qu'il portait sur lui, avec ses dernières recommandations pour sa famille. Il vida ses poches de quelques pièces d'or qu'il possédait, pour les pauvres du quartier ; il embrassa le prêtre, ami suprême qui remplace les amis absents à cette dernière heure, et marcha au mur vers la place que lui indiquait un peloton de vétérans. L'officier qui commandait ce peloton s'avança vers lui et lui demanda la permission de lui bander les yeux. « Ne savez- vous pas, répondit le soldat, que, depuis vingt-cinq ans, j'ai l'habitude de regarder les balles et les boulets en face ? » L'officier, troublé, hésitant, indécis, s'attendant peut-être à un cri de grâce ou craignant de commettre un sacrilège de gloire en commandant le feu contre son général, restait muet entre le héros et son peloton. Le maréchal profita de cette hésitation et de cette immobilité des fusiliers pour jeter un dernier reproche à sa destinée : « Je proteste devant Dieu et devant la patrie, s'écria-t-il, contre le jugement qui me condamne j'en appelle aux hommes, à la postérité, à Dieu ! »

Ces paroles et le visage, consacré dans leur mémoire, du héros des camps ébranlant la consigne des soldats, « Faites votre devoir ! » cria le commandant de Paris a l'officier plus troublé que la victime. L'officier reprit en trébuchant sa place à côté de son peloton. Ney s'avança de quelques pas, leva son chapeau de la main gauche, comme il avait l'habitude de l'élever dans les charges désespérées pour animer ses troupes. Il plaça la main droite sur sa poitrine pour bien marquer la place de la vie à ses meurtriers : « Soldats, dit-il, visez droit au cœur ! » Le peloton, absous par sa voix et commandé par son geste, l'ajusta. On n'entendit qu'un seul coup : Ney tomba comme sous la foudre, sans une convulsion et sans un soupir. Treize balles avaient percé le buste où battait le cœur du héros et mutilé le bras droit qui avait si souvent agité l'épée de la France. Les soldats, les officiers et les assistants détournèrent la vue du cadavre comme du témoignage d'un crime. Pendant le quart d'heure où il devait, d'après les règlements militaires, rester exposé sur le lieu de l'exécution, nuls témoins, excepté quelques rares passants et quelques femmes matinales des maisons voisines, ne contemplèrent les restes du supplicié et ne mêlèrent leurs larmes à son sang. Les groupes se demandaient à voix basse quel était ce criminel abandonné sur la voie publique et fusillé par des soldats de la grande armée. Nul n'avait le courage de répondre que c'était le cadavre du brave des braves, du héros de la Bérézina. Après l'heure de l'exposition légale, des sœurs hospitalières d'un hospice voisin réclamèrent son corps pour lui rendre obscurément les honneurs funèbres, le firent transporter dans leur chapelle et veillèrent autour de son cercueil en se relevant pour prier pour lui.

 

XXV

Quand Paris apprit à son réveil que le maréchal Ney était exécuté, une grande honte saisit les âmes. Le parti de la cour se réjouit stupidement d'être vengé. Mais pour un' ennemi héroïque, désarmé et repentant qu'il avait immolé, il fit des milliers d'ennemis nouveaux de tous ceux qui attendaient une clémence commandée par tant de services rendus à la patrie et par tant de renommée acquise à la France. Un sentiment plus dangereux que la colère, parce qu'il est plus durable, couva dans les cœurs de la jeunesse impartiale, de l'armée outragée, du peuple reconnaissant. Ce fut le dégoût pour la pusillanimité de cette cour qui n'avait pas combattu et qui laissait répandre pour sa cause un sang populaire et glorieux en libation à l'étranger sur un sol foulé encore par nos ennemis. Il faut le dire a la décharge du roi, des ministres et de la masse immense des royalistes, ils répugnaient par modération, par honneur et par sensibilité à ce sacrifice inutile cruel et honteux. Ney, à leurs yeux comme aux yeux du monde impartial, était un grand coupable, mais c'était une grande vie. Sa faute était de celles qu'on accuse et qu'on pardonne il avait trébuché dans sa faiblesse, non dans sa préméditation. Il s'était jugé et condamné lui-même. Il avait racheté d'avance son crime militaire par des exploits qui seront l'éternel entretien des camps français. Comme chef politique il n'était plus à craindre. En le relevant, on ne relevait pas un factieux, mais un soldat. L'amnistie indispensable à jeter sur l'armée ne pouvait avoir une plus haute occasion que son nom. Henri IV l'aurait embrassé, ses petits-fils le tuèrent. Combien de fois depuis n'ont-ils pas gémi sur cette fatale condescendance aux passions vindicatives de leur cour et de leur chambre qui leur commandaient ce meurtre ! Quelle force populaire ne leur aurait pas donnée contre l'opposition, aux jours critiques de leur dynastie, ce sang plébéien épargné et réservé à la patrie, cette arme reconquise par la magnanimité à leur propre cause Injuriés quelques jours par de lâches conseillers de peur, dans l'ombre de leur palais, ils auraient été vengés et adoptés par le peuple, qui ne reconnaît la grandeur des races royales qu'à la grandeur d'âme. Ils seraient tombés peut-être à l'heure de leur chute, mais l'histoire n'aurait pas ce reproche à adresser à leur souvenir, et au lieu d'une tache de sang sur leur règne, il y aurait à côté du nom de Ney une larme d'admiration. Au lieu de régner, ils obéirent. La cour fut cruelle, le roi faible, les ministres complaisants, la chambre des députés implacable, l'Europe incitatrice, la chambre des pairs lâche comme un sénat des mauvais jours de Rome. Que chacun prenne sa part du sang d'un héros ; la France n'en veut pas.

 

FIN DU QUATRIÈME VOLUME