HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME QUATRIÈME

 

LIVRE TRENTE-TROISIÈME.

 

 

La terreur de 1815. — État de Paris. — Situation du Midi. — Massacres de Marseille. — Assassinat du maréchal Brune à Avignon. — Massacres de Nîmes. — Les verdets. — Intervention du duc d'Angoulême. — Héroïsme du général Lagarde. — Assassinat du général Ramel à Toulouse. — Les jumeaux de la Réole. — Leur jugement. — Leur mort. — Labédoyère. — Son voyage à Paris. — Son arrestation. — Son jugement. — Sa mort.

 

I

Les opinions adverses, mais tempérées comme le climat et les mœurs, n'avaient rougi d'aucun sang la capitale pendant les nombreuses transformations politiques dont nous venons de faire le récit. Le spectacle des échafauds de la terreur pendant les dix-huit mois d'immolation de la Convention avait inspiré à Paris la satiété et l'horreur du sang. Les mœurs légères, les événements plus rapprochées de l'œil, devenus spectacle et aliment à la curiosité publique ; l'habitude de voir s'élever, tomber, se relever les partis et les hommes ; les distractions nombreuses qui évaporent les amours comme les colères des peuples ; la présence d'une force armée et d'une force civique imposant de près et à l'instant à la multitude, et, par-dessus tout, l'immensité d'une ville où les citoyens inconnus les uns aux autres ne nourrissent pas ces antipathies de clocher, de religion, d'opinion, et ces animosités personnelles qui ne s'éteignent que dans la mort, avaient préservé Paris de crimes.

 

II

Mais le Midi bouillonnait depuis 1814. Les âmes ont leur climat comme les terres. Le Midi est le foyer de l'imagination française. L'imagination est la mesure des impressions populaires. C'est par cet organe que la sensibilité plus molle ou plus active reçoit et renvoie, avec plus ou moins de passivité ou d'énergie, les contre-coups des événements qui abattent ou exaltent un peuple. Les populations méridionales de la France sont le mouvement et quelquefois ce vertige de la patrie. Aix avait enfanté Mirabeau en 89, Marseille avait envoyé ses enfants provoquer le 10 août en 92, Avignon avait égalé en 1793 les crimes de Rome sous ses proscripteurs, Toulon s'était jeté aux Anglais, Nîmes aux protestants, Lyon s'était armé et incendié contre la tyrannie de la révolution dont cette ville plébéienne avait été un des plus ardents foyers ; les Cévennes, saignantes encore des exécutions de Louis XIV, nourrissaient dans l'opposition héréditaire de deux cultes tour à tour persécutés et persécuteurs des levains de haine qui fomentaient les divisions politiques.

La Restauration avait fait trembler les protestants sur la conservation de la liberté de conscience ; ils avaient redouté l'inévitable alliance entre les descendants de Louis XIV bien que républicains d'opinion, ils avaient accueilli comme un salut le retour de Napoléon. Leur joie avait irrité les catholiques et les royalistes, qui brûlaient de se venger à leur tour des insultes qu'ils avaient subies et des triomphes momentanés de leurs antagonistes. La religion consacrait a leurs yeux leur haine. La nouvelle de la défaite de Waterloo et de l'abdication de Napoléon brisa le sceau qui les contenait encore. Le peuple du Midi bouillonnait d'impatience et de colère contre les soldats complices de l'usurpation de leur patrie.

Marseille, ville de premier mouvement, ne put retenir le cri de « Vive le roi ! » en face des troupes du général Verdier, qui criaient encore : « Vive l'empereur ! » Le général Verdier, vieux soldat des guerres d'Égypte et d'Espagne, mais inhabile au maniement des séditions, harangue en vain les groupes. On prend sa modération pour de la crainte. Le feu éclate le tocsin sonne ; les royalistes, en majorité immense dans les campagnes, accourent au son des cloches au secours des insurgés de la ville. Le général Verdier avait des forces suffisantes pour tout dominer ; mais, connaissant les nouvelles du désastre de t'empereur et ne voulant pas répandre en vain le sang français, il se retire sur Toulon, abandonnant Marseille et une partie de la Provence à l'entraînement de son royalisme. Cette humanité du général fut fatale aux impérialistes désignés, par leur emploi ou leur opinion, à la fureur sans répression du peuple. Le massacre commença par les restes innocents de ces mameluks que Napoléon avait ramenés autrefois d'Égypte, et qui achevaient paisiblement leur vie dans un quartier de Marseille où le soleil et la mer leur rappelaient l'Orient. Leur sang ; innocent rougit les flots du port. On n'épargna ni leurs femmes ni leurs enfants. Les égorgeurs forcenés, imitant les massacreurs de septembre, s'acharnent sur ces vieux compagnons de Napoléon, croyant, en les mutilant, mutiler la gloire odieuse dont ils étaient le témoignage vivant. Le peuple joignit à leurs cadavres précipités dans la mer les cadavres de quelques citoyens de la ville signalés par leur attachement a l'empereur. Le pillage succéda à l'assassinat. La bourgeoisie alarmée prit enfin les armes et refréna un mouvement qui, tout en flattant ses sentiments, menaçait ses familles, ses foyers et ses richesses.

 

III

Le maréchal Brune, qui commandait l'armée du Midi, apprit a Toulon les massacres de Marseille. Ses soldats voulaient les venger ; il les contint et remit le commandement au marquis de Rivière, commissaire envoyé par le roi pour gouverner et pacifier le Midi. Brune n'avait montré, pendant sa mission à Toulon, que la neutralité ferme d'attitude d'un général qui, en couvrant la patrie contre l'étranger, veut contenir en même temps la passion à l'intérieur. Les royalistes n'avaient eu a lui reprocher que son obéissance trop facile aux ordres de Napoléon. II s'était empressé de céder au destin et de faire reconnaître Louis XVIII une seconde fois par son armée pour éviter la guerre civile.

Ce devoir accompli, il quitta Toulon et prit la route de Paris. On lui conseillait en vain de s'embarquer pour se rendre avec moins de péril dans la capitale ; on lui représentait la témérité d'un voyage par terre à travers des populations soulevées, car son nom résumait une cause détestée et pouvait devenir le signal d'un crime. Brune se fia à son innocence et à son courage.

Il partit de Toulon dans la nuit du 31 juillet. En changeant de chevaux a Aix, il fut reconnu, et la fureur du peuple ameuté autour de lui laissa difficilement partir la voiture. Arrivé le 2 août au matin a Avignon, il s'arrêta dans une hôtellerie de la ville voisine du Rhône. Le bruit de sa présence se répandit à l'instant parmi cette population oisive qui couvre les quais, les rues et les places dans ce climat où l'on vit en plein air. Le moindre murmure produit une émotion et un rassemblement parmi ce peuple debout et mobile. Le nom du maréchal Brune, victime d'une odieuse calomnie, était resté synonyme d'un grand crime dans l'imagination du Midi. On avait répandu que ce maréchal, alors artisan et féroce révolutionnaire, avait participé aux massacres de septembre, en 1792, dans les prisons de Paris, et qu'il avait promené à travers les rues la tête sanglante de la belle et innocente princesse de Lamballe.

Ce bruit sinistre, démenti en vain par toute sa vie de soldat et par son absence même de Paris au moment du crime, circule dans la foule. On ajoute que ce séide de Bonaparte se rend, non à Paris, auprès du roi, mais a l'armée de la Loire pour en prendre le commandement et pour revenir châtier le Midi. A ces rumeurs fomentées par des voix accréditées dans le peuple, l'hôtel où le maréchal était descendu est assailli par une foule immense. En vain on ferme les portes et on les barricade ; en vain M. de Saint-Chamont, préfet d'Avignon, qui se trouvait par hasard dans le même hôtel, se fait reconnaître et dissipe une première fois les assaillants ils se reforment devant la mairie de la ville. M. Puy, M. de Saint-Chamont, M. de Balzac, accourent avec une poignée d'intrépides et généreux citoyens pour arracher leur victime à ces forcenés ils parviennent une seconde fois, a force de supplications et d'énergie, à dégager le maréchal. Sa voiture roule vers le Rhône mais, arrêté de nouveau dans ce court trajet, assailli de clameurs, couvert de pierres, menacé de couteaux, la voiture est ramenée une troisième fois dans la cour de l'hôtel.

Le préfet, le maire, les officiers, les aides de camp, le major Lambot, commandant le département, M. de Montagnat, chef de la garde nationale, M. Hughes, lieutenant-colonel en congé à Avignon, se rangent devant la porte, opposent leurs poitrines a l'irruption, et jurent au peuple qu'il faudra passer sur leurs cadavres avant de souiller la ville. du sang d'un maréchal, de France immolé sans défense, sans crime et sans jugement. Les cris du peuple s'élèvent alors contre ces magistrats et ces citoyens ; les uns sont forcés de se retirer pour ne pas redoubler l'irritation par leur présence, les autres sont renversés, foulés aux pieds de la multitude, traînés dans la poussière ; le major Lambot se relève, et charge avec Hughes a la baïonnette les assaillants ; ils fuient, la porte de l'hôtel reste libre, Brune va échapper encore. M. de Balzac, sous-préfet de la ville, fait tête aux furieux des derniers groupes. On respire mais, au moment où le calme se rétablit sur la place, une détonation mortelle retentit dans l'intérieur de l'hôtel, et la fumée de plusieurs coups de feu sort par la fenêtre de la chambre où le maréchal attendait son sort. Un des assassins, l'arme déchargée à la main, se montre au balcon et annonce au peuple son lâche triomphe et sa vengeance Brune, étendu sur le carreau, n'était plus. Une poignée de scélérats, renonçant à pénétrer par la porte, avaient escaladé les toits des maisons voisines sans être aperçus, et, rampant de là jusqu'aux lucarnes de l'hôtel, ils étaient entrés dans la chambre où Brune se croyait délivré. Il lisait en ce moment, pour se raffermir et se consoler de tant de haines, une lettre affectueuse et tendre de sa femme. Debout devant ses assassins, il ne pâlit pas et ne s'abaissa pas aux supplications. « Que me voulez-vous ? » leur dit-il d'une voix calme. Un premier coup de pistolet lui répond mais d'un geste il a détourné le canon, et la balle perdue va frapper à vide. Un second coup de carabine le frappe à la tête et l'étend mort aux pieds de ses meurtriers. Des hurlements de joie célèbrent ce crime dans les rangs de la multitude.

En vain les magistrats, pour dérober cette honte à la ville, déclarèrent-ils dans de fausses attestations que le maréchal, épouvanté par la colère du peuple, s'était donné la mort de lui-même. Le peuple démentit ce mensonge officieux par de nouvelles atrocités. Il poursuit jusque dans la mort le cadavre du maréchal, l'arrache du cercueil, le traîne par les pieds sur les pavés, le précipite du haut du pont dans les flots du Rhône et, comme si ce n'était pas assez d'un trépas, il poursuit le corps flottant sur les eaux de ses imprécations et de ses coups de feu. Le fleuve roula le cadavre, souvent repoussé de ses bords par la fureur des habitants, jusqu'à une anse isolée entre Arles et Tarascon. Les oiseaux de proie, attirés par la vue d'un corps mort sur la grève, s'abattirent en foule parmi les roseaux.

Leur vol attira l'attention d'un pauvre pêcheur et lui fit découvrir le corps du maréchal, dont le nom et la mort tragique étaient parvenus jusqu'à lui. Il l'ensevelit seul au milieu des ténèbres, craignant que sa piété même ne lui fût imputée à crime. Il ne révéla que deux ans après le mystère de cette sépulture. Ces funérailles rappelèrent celles de Pompée, sur la grève d'Égypte, par les mains d'un vieux soldat romain allumant la flamme du bûcher de son général.

Ce crime n'était pas celui du gouvernement, mais il était le crime de l'opinion royaliste fanatique dans le Midi. Il fut le signal d'autres crimes populaires qui consternèrent, déshonorèrent et ensanglantèrent pendant plusieurs mois ces provinces. A Nîmes, ville qui a conservé quelque chose de la majesté de Rome dans ses monuments, et de l'âpreté du caractère transtévérin dans ses mœurs, la fureur civile, redoublée par la fureur religieuse, égala les barbaries de 1793, a Avignon et a Paris. Les verdets, bandes organisées d'égorgeurs sous le drapeau profané de la religion et de la royauté, parcoururent les campagnes, les villages, les villes. Sous prétexte de venger sur les protestants la complicité avec les bonapartistes, ils assassinèrent en masse les familles désignées a leurs poignards. Après avoir saccagé le château de Vaquerville et brûlé vifs les habitants dans leurs maisons incendiées, autour desquelles ils dansaient des rondes aux cris des victimes, ils arrachèrent du tombeau le corps d'une jeune fille.de quinze ans ; après l'avoir foulée aux pieds, ils se livrèrent sur son cadavre aux plus brutales profanations. Des milliers de protestants, fuyant leurs toits saccagés, erraient dans les bois et sur les montagnes. La terreur ou la mort les chassait d'asile en asile. Ainsi traqués ils ne purent paraître aux élections pour revendiquer leur droit de citoyens, et pour implorer des patrons de leur secte persécutée pour les défendre auprès du gouvernement.

 

IV

Le roi gémissait de ces crimes commis au nom du zèle qui dévorait ses partisans dans ces provinces. Il n'osait sévir contre des amis, il rougissait de tolérer des scélérats. Il envoya à Nîmes le général comte de Lagarde, ancien aide de camp et ami du duc de Richelieu, homme de sens, de cœur et de vertu, homme assez diplomate aussi pour concilier avec habileté le sentiment royaliste dont il était lui-même animé avec le rétablissement impartial de l'ordre et la protection des victimes qui étaient l'objet de sa mission.

Le comte de Lagarde portait dans un corps faible un mâle courage. Il ne se dissimula point les dangers de sa mission. Il n'avait qu'une poignée de troupes. Il n'hésita pas, en arrivant à Nîmes, de faire arrêter le chef des agitateurs et des assassins, Trestaillon. A cet acte de généreuse audace, la fureur des catholiques et des royalistes déborde en menaces et en soulèvements. Les verdets et les volontaires fanatisés se rassemblent sous les ordres de Servan et de Truphémy, dignes vengeurs de leur complice Trestaillon. Les troupes sont inégales en nombre à ces fédérés du crime.

Le préfet, M. Darbaud de Jouque, homme modéré, mais ferme, choisi par M. Decazes pour refréner les passions sur ces rives du Rhône, pressent l'insuffisance de la répression militaire. II conjure le duc d'Angoulême, qui parcourait le Midi, de venir par sa présence satisfaire et intimider à la fois le délire de cette population. Le duc d'Angoulême, imprégné de la sagesse du roi, et qui n'hésitait jamais devant un devoir, se précipite entre les victimes et les bourreaux. Il exauça les protestants, il calma les catholiques. Il résista avec impassibilité aux instances du clergé, des femmes et des protecteurs influents de Trestaillon, qui osèrent lui demander l'élargissement de ce criminel. « Non, leur dit-il, je ne protégerai jamais contre la loi les assassins et les incendiaires, » Il ordonna l'ouverture des temples protestants, fermés par la terreur, et s'éloigna en laissant au général Lagarde le soin d'achever son œuvre et de pacifier lé pays.

 

V

Mais à peine le prince était-il parti que l'audace revient aux royalistes. Les catholiques, ameutant la populace au nom de Dieu et du roi, entourent, pendant les cérémonies du culte, le principal temple protestant de Nîmes. Les portes sont enfoncées, les fidèles dispersés, le ministre traîné sur les pavés du sanctuaire, les hommes renversés, les femmes déshonorées par d'ignominieux supplices. Le général Lagarde accourt à la tête d'un régiment, s'élance seul, a cheval, au milieu des furieux, tente de leur arracher leurs victimes et de les ramener par la persuasion à l'humanité et à la tolérance. Sans égards et sans pitié pour cette magnanimité d'un homme de guerre désarmé qui se livre lui-même afin de préserver le sang des deux partis, les verdets et les volontaires entourent Lagarde, le couvrent de huées, d'insultes et de pierres. Un garde national, nommé Boivin, saisit d'une main la bride du cheval du général, et de l'autre main, appuyant le pistolet sur sa poitrine, fait feu et laboure de plomb le sein de Lagarde. Quoique blessé presque mortellement, Lagarde se maintient par l'énergie de sa volonté sur la selle de son cheval ; d'une voix affaiblie par son sang qui coule à flots, il ordonne, au milieu de cent glaives levés sur lui, au régiment de charger sur ses assassins. Le régiment fond sur cette foule et la disperse. On emporte le général mourant sur un brancard de baïonnettes.

Le duc d'Angoulême, instruit de ces massacres, revient sur ses pas et livre Trestaillon et ses complices à la justice. La justice, partiale ou intimidée, manque ou craint. La magistrature de Nîmes absout les coupables. Le peuple, toujours enthousiaste pour celui qui sert ses démences, porte en triomphe Trestaillon. Boivin, l'assassin du général, qui avoue son crime et qui s'en glorifie, est absous par le jury, sous-prétexte qu'il n'a fait feu que pour se défendre. Le royalisme, la foi et la justice sont déshonorés à la fois par de tels arrêts.

 

VI

Toulouse imitait les agitations et les frénésies de Nîmes ; mais l'opinion seule y soufflait les fureurs civiles. La foi en Languedoc n'ajoutait pas autant le conflit des consciences a celui des dynasties ; mais la fougue des caractères méridionaux y passionnait également tous les mouvements politiques.

Le roi avait donné le commandement de Toulouse au général Ramel, ancien volontaire de 1792, élevé de grade en grade par son courage et ses services. Chargé du commandement de la garde du conseil en 1797, déporté à la suite du 18 fructidor, avec Pichegru et Carnot, dont on l'avait à tort réputé complice ; évadé de la Guyane sur une chaloupe, rentré en France pendant les dernières années de l'empire, il avait été employé par Napoléon en Espagne, mais il était toujours suspect d'inclination pour les Bourbons. Depuis son exil avec Pichegru, Ramel, soldat de fortune, avait refusé de servir pendant les cent-jours. Cette réserve, rare dans une armée si mobile, avait valu à Ramel la confiance des royalistes. Il s'efforçait de contenir sur les rives de la Garonne les animosités sanguinaires du peuple contre les restes fugitifs de l'armée licenciée de Napoléon, qui traversait ces provinces. Quelques-uns de ces officiers proscrits, et obligés de se dérober aux ressentiments du peuple, avaient reçu un généreux asile dans la maison même du général. Cette pitié lui était imputée à crime par les royalistes. Le nom de trahison était donné à la magnanimité du soldat. Les volontaires royalistes, altérés du sang de ces proscrits ; insultaient ouvertement Ramel. Il annonça la résolution de les braver et de les dissoudre.

A ce bruit ils se réunissent par groupes dans les lieux publics et conspirent a haute voix la mort du général. Ils appellent à eux dans la ville les chefs et les bandes des campagnes. Ils forment dans la rue de sinistres cortèges chan- tant des strophes cyniques et vociférant des cris sanguinaires contre l'homme qui les contient seul. Ils mêlent à ces cris celui de : « Vive le roi ! » pour couvrir la sédition d'un prétexte de fidélité.

Le 15 août au soir, pendant que ces colonnes en délire tournoient à ces chants féroces sur la place des Carmes, un détachement, recruté, concerté et armé d'avance pour ce dessein, se sépare tout à coup de la ronde de populace dont il fait partie, s'élance d'un bond vers l'hôtel du général, surprend et désarme la garde, viole le seuil, monte les degrés et se trouve en face de Ramel.

« Que voulez-vous ? leur dit-il d'une voix menaçante et d'un visage impassible. — Te tuer, et tuer en toi un ennemi du roi, » répond un des assassins en visant la poitrine de Ramel. Une sentinelle se précipite sur l'arme et détourne le coup. Ramel tire son épée, résolu de mourir en brave, non en victime. Mais pendant ce mouvement, qui fait reculer les égorgeurs, un autre coup part et traverse le corps du général ; il s'affaisse sur le palier, à côté du corps de la sentinelle égorgée en cherchant à le couvrir. Ses aides de camp et ses officiers sortent de ses appartements le sabre à la main, enjambent les deux mourants, frappent et poursuivent les volontaires jusque dans la place. On transporte Ramel sur son lit, un médecin accourt, sonde sa blessure et la trouve mortelle. Il annonce par la fenêtre ce sinistre présage à la foule ameutée qui rugit sur la place, espérant ainsi calmer sa rage en l'assouvissant. « Tant mieux ! lui répondent des voix implacables, mais nous allons l'achever, ce sera plus sûr. »

A ces mots, la foule démolit un arc de triomphe élevé sur la place pour la réception récente du duc d'Angoulême. Elle se sert des poutres et traverses comme de béliers pour briser les grilles de l'hôtel. Les portes cèdent ; les soldats qui gardent le vestibule sont immolés. Les assassins montent et parviennent jusqu'à la chambre du mourant. Le médecin qui le soigne se jette à leurs pieds pour les supplier d'épargner ses dernières minutes ses aides de camp couvrent son lit de leurs corps et de leurs épées nues. Ramel, au contraire, tend les bras à ses meurtriers et les conjure de l'achever pour abréger l'agonie qui déchire ses entrailles. Un des assassins, joignant la dérision au crime et le sarcasme au coup, le frappe au visage d'un coup de sabre. « C'est pour obéir au général, » dit en souriant ce, scélérat. Les autres l'imitent et plongent tL l'envi leurs baïonnettes dans le corps de Ramel en répétant la sanguinaire raillerie. Ramel n'est plus qu'un tronçon sans membres. Les égorgeurs se disputent l'honneur de tremper leurs armes dans son sang. Ils défilent avec des chants de triomphe autour de cette couche sanglante.

La nuit seule et l'ivresse de la populace mirent fin a cette scène digne de la Saint-Barthélemy et des journées de septembre. Les troupes envoyées par le maréchal Pérignon, gouverneur de la province, n'arrivèrent que pour ensevelir la victime. La justice, comme a Nîmes, refusa de la venger. Elle laissa s'éteindre l'indignation contre les bourreaux par des lenteurs ; elle acquitta les chefs et ne condamna les exécuteurs qu'à des peines indulgentes, sous prétexte qu'ils n'avaient frappé qu'un cadavre.

 

VII

Telle fut, pendant de longs mois, la vengeance du Midi contre les partis suspects ou de complicité avec les soldats de l'empereur, ou de tiédeur pour les Bourbons, ou de dissidence avec la foi fanatique du peuple. On vit que la vengeance était une passion de tous les partis dans ce climat voisin de l'Espagne et de l'Italie, terres des passions et des vengeances.

Les royalistes de Paris, embarrassés et honteux de ces attentats, aimaient mieux les nier que les excuser ou les poursuivre. Un homme courageux par humanité, M. d'Argenson, osa seul faire entendre le cri de tant de victimes a la tribune de la chambre des députés. Au mot de massacres, prononcé par l'orateur, la chambre, feignant une incrédulité de convention, se leva avec fureur contre lui et lui ferma la bouche comme à un calomniateur ; il n'était permis a personne de dire ce que tout le monde savait. Dénoncer le crime, c'était le souverain crime. Le parti passionné des Bourbons poussait le zèle pour leur cause non jusqu'à l'approbation, mais jusqu'au silence, cette amnistie tacite des plus odieux attentats.

 

VIII

Bordeaux fermentait des mêmes passions que Marseille, Nîmes, Avignon et Toulouse.

Deux frères jumeaux, César et Constantin Faucher, habitant la petite ville de la Réole, avaient suivi ensemble la carrière des armes jusqu'au grade de général. Coupables d'avoir salué le retour de Napoléon comme un souvenir de leur vie de soldats, et d'avoir exercé, pendant les cent-jours, des fonctions civiles et militaires dans la Gironde, on les accusait d'entretenir un foyer de bonapartisme dans leur patrie. Cernés trois jours dans leur maison par un détachement de volontaires de Bordeaux et de soldats espagnols, ils avaient refusé d'ouvrir leur porte aux sommations illégales de cette troupe. Cette attitude redoubla contre eux l'animosité du parti royaliste. Arrêtés et conduits au fort du Hâ, on les jeta dans le cachot des plus abjects scélérats. Les orateurs du barreau de Bordeaux, M. Ravez lui-même, intimidés ou indifférents, refusèrent de les défendre ; ils se défendirent l'un l'autre, se prêtant tour à tour devant le conseil de guerre le secours fraternel de leur parole inhabile, mais pathétique. Ils furent condamnés à mourir.

Une jeune nièce, qui composait à elle seule leur famille, parcourait en vain la ville, arrosant de ses pieuses larmes le seuil de leurs accusateurs, de leurs ennemis et de leurs juges. En vain chacun des deux jumeaux voulut séparer sa cause de celle de son coaccusé, prendre sur lui tout le crime et disputer l'échafaud à son frère. Confondus dans la même haine, ils furent confondus dans le même arrêt. Ils marchèrent pendant plus d'une heure au milieu de la foule, moitié injurieuse, moitié émue, en se tenant par la main pour aller chercher à la Chartreuse le lieu de leur supplice.

Debout devant le peloton qui les visait, ils voulurent recevoir, encore enlacés par les bras, le coup de la délivrance, unis dans la mort comme dans la vie. César commanda le feu. Les deux jumeaux tombèrent à la fois, atteints mais non foudroyés par la décharge. Constantin, se relevant sur ses genoux et sur ses mains mutilées, se traîna vers son frère expirant pour l'embrasser encore. Il plaça sa tête sur le visage de César comme sur un billot de paix et d'amour, et reçut, dans cette attitude, le second feu dans te front, qui affranchit du même coup ces deux âmes.

Nous taisons les noms des accusateurs et des juges, nous ne disons que les noms des victimes ; car les unes ont pour héritage la pitié et l'histoire, les autres n'ont que les remords et le mépris.

 

IX

Pendant que les vengeances privées et les vengeances juridiques ensanglantaient ainsi le midi de la France, le gouvernement répugnait à des justices politiques et à des exécutions qui devaient donner une couleur sinistre à un règne de repentir et de paix, et que repoussaient également lu caractère indulgent de Louis XVIII, la hauteur d'âme du duc de Richelieu et la jeunesse naturellement généreuse du favori, M. Decazes. Mais les passions politiques veulent des complices dans les gouvernements, et quand ces gouvernements ne consentent pas à être leurs instruments, elles en font promptement leurs victimes.

Les grandes amnisties sont les actes les plus nécessaires et en même temps les plus difficiles à faire accepter aux partis qui viennent de se sentir opprimés. Ce pardon donné magnanimement par le pouvoir et imposé énergiquement aux vainqueurs est l'héroïsme des restaurations. Louis XVIII, le duc de Richelieu, M. Decazes, manquèrent non de cette conviction, mais de cette intrépidité contre la soif de représailles qui dévorait les amis du roi. La cour, les salons, les journaux, la tribune, les temples et les chaires sacrées elles-mêmes retentissaient d'accusations et d'imprécations contre l'impunité des conspirateurs vrais ou supposés du 20 mars. On attribuait à l'excessive indulgence de Louis XVIII et à sa confiance dans les hommes de l'empire la chute du trône, l'exil des Bourbons, la dévastation et l'occupation de la patrie par les armées étrangères. Les uns demandaient des vengeances, les autres imploraient des gages. Ces gages et ces vengeances étaient du sang. Louis XVIII voulait en épargner des flots, mais il ne croyait pouvoir réussir à modérer les ressentiments de son parti qu'en en accordant quelques gouttes. Il bornait, dans sa pensée, à quelques illustres coupables le petit nombre de victimes qu'il faudrait inévitablement sacrifier à la justice politique. Ces coupables, il ne désirait pas les saisir il leur avait laissé le temps de s'abriter ou de fuir. Mais le zèle inintelligent de ses partisans et l'âpreté des haines de parti le servaient au-delà de ses désirs. On lui amena, malgré lui, deux de ces grandes victimes dont la présence dans les cachots de Paris ne lui laissait plus de choix qu'entre une clémence qui le ferait accuser de faiblesse et de trahison contre lui-même, et une sévérité qui consternerait son règne devant la postérité refroidie.

Ces deux hommes étaient Labédoyère et le maréchal Ney.

 

X

Après l'occupation de Paris, Labédoyère avait suivi l'armée au-delà de la Loire. Nul n'était plus menacé que lui, car nul avant lui n'avait donné le signal et l'exemple d'une défection préméditée sous les armes. En entraînant son régiment, il avait entraîné l'armée entière. Napoléon lui devait son second trône, les Bourbons lui devaient leur second exil. Familier assidu de la reine Hortense, et commensal de l'empereur à la Malmaison jusqu'au dernier jour, son attachement de cœur à sa famille et à une patrie qui ne pouvait plus lui offrir qu'un tombeau l'avait empêché de suivre Napoléon à Rochefort et à Sainte-Hélène. Au lieu de profiter d'un passeport que la reine Hortense lui avait obtenu de Fouché pour fuir ce sol brûlant, Labédoyère avait laissé partir l'empereur pour son exil, et il avait suivi l'armée française au-delà de la Loire.

Les généraux Excelmans et Flahaut, ses amis, qu'il rejoignit à Riom, le firent nommer chef d'état-major du corps d'armée cantonné dans cette ville. Il avait appris à Riom la proscription de tous les chefs marquants des cent-jours. Nul plus que lui ne devait croire à ces avertissements. Il les négligea. Ce vertige qui entraîne les âmes troublées à leur perte l'avait saisi. Son cœur était à Paris, l'attrait pour cette ville lui- voilait le péril d'y reparaître. On ne peut expliquer autrement la fatalité qui l'y poussait. Les généraux Excelmans et Flahaut combattirent en vain cette aberration d'esprit. Labédoyère avait vingt-neuf ans, âge où les témérités disparaissent devant les désirs. Il n'écouta pas ses amis. Il se procura un passeport sous un nom d'emprunt, et, se dérobant à la surveillance amicale d'Excelmans, il monta dans la voiture publique de Riom à Paris.

 

XI

Les routes qui conduisaient de la capitale à l'armée étaient attentivement surveillées alors par les espions du gouvernement royal et des puissances alliées. Le moindre mouvement de ces troupes pouvait compromettre la paix et déchirer la France en deux patries. Les relations des généraux avec les foyers d'opinion dans la capitale étaient trop importantes pour ne pas être éclairées.

Labédoyère rencontra dans la voiture un de ces agents de la surveillance du gouvernement, qui s'y trouvait, soit par hasard, soit par intention, et qui cachait sous l'insouciance apparente d'un voyageur affairé la mission d'observation dont il était chargé. La figure martiale, mélancolique, fière et pensive du jeune général contenait trop de préoccupation et de mystère pour échapper au regard scrutateur d'un homme dont la profession était de lire dans la physionomie des hommes. Plus le visage se voile, plus il révèle l'énigme de l'âme et provoque a la deviner. Le silence même de Labédoyère et ses lèvres fermées sollicitaient davantage la curiosité de son compagnon de voyage, qui parut laisser éclater lui-même, comme malgré lui, quelques exclamations involontaires contre les Bourbons et leurs ministres, quelques larmes sur la patrie livrée, sur l'armée proscrite ; puis, comme s'il eût été saisi de crainte et de repentir de s'être ainsi trahi lui-même, il conjura Labédoyère d'oublier ce qu'il venait d'entendre, et feignît un royalisme hypocrite en laissant bien percer l'hypocrisie de cette seconde profession de foi. Labédoyère continuait à se taire.

L'espion, prenant alors un autre détour, raconta à son compagnon de route l'arrestation de Lavalette, qui n'était pas encore connue dans l'armée. Lavalette était l'ami de cœur et le complice de cause de Labédoyère. Le général ne put dissimuler son émotion et sa pâleur en écoutant les détails de l'arrestation de son ami. Ces symptômes le trahirent. Il se laissa arracher, son nom par l'habile espion. Celui-ci, après quelques légers reproches sur la témérité qui faisait braver à Labédoyère un retour si dangereux dans Paris, lui offrit les services de l'amitié et s'insinua assez dans sa confiance pour que le général, à son arrivée, permît à son obligeant protecteur de l'accompagner jusqu'à la porte de l'asile où il allait s'abriter. Cet asile était la maison d'une personne attachée à Labédoyère dans un des faubourgs de l'est. Le jour commençait à peine. Le fugitif devait attendre la nuit dans cette retraite, avant de se hasarder dans les rues. Entouré de la vigilance de l'amitié, caché et barricadé dans une chambre haute d'une maison non suspecte, il s'était jeté sur son lit et s'abandonnait au sommeil, en attendant les embrassements de sa femme et de son enfant.

 

XII

Cependant l'espion, sûr désormais de sa proie, était allé l'offrir à M. Decazes, alors préfet de police. Les Prussiens, avertis par M. Decazes, firent cerner la maison par un bataillon de leurs troupes. Labédoyère surpris renonça à se défendre, et se remit aux agents de police, qui le conduisirent à M. Decazes. Le magistrat lui adressa cent questions dont chacune ne pouvait avoir pour réponse que l'aveu de sa culpabilité. Fouché, encore ministre de la police à cette époque, parut gémir de l'imprudence de cette victime que le gouvernement n'avait pas cherchée, et qui venait d'elle-même le forcer à la rigueur. Le ministre de la guerre Gouvion-Saint-Cyr nomma un conseil de guerre. La vengeance des royalistes, la faveur des bonapartistes, la récrimination des étrangers maîtres de Paris, la passion ou la curiosité de tous, imprimaient à ce procès militaire et politique la solennité d'une justice, l'âpreté d'une colère, l'intérêt d'un drame. Les journaux et les salons devançaient l'arrêt par des imprécations qui demandaient du sang et qui déshonoraient même la justice. Quelques femmes du plus haut rang étaient implacables dans leurs propos. Il semble que la générosité est compagne de la force, et que plus le sexe est faible plus il est sans pitié. L'histoire doit le dire pour le flétrir. La haute naissance, la grande fortune, l'éducation littéraire, ne préservèrent pas, dans cette circonstance et dans beaucoup d'autres, quelques femmes de l'aristocratie de Paris et de la cour de ces soifs de vengeance et de ces joies sanguinaires que les femmes des plus abjectes conditions avaient été respirer, sous le régime de la terreur, aux portes des tribunaux révolutionnaires. L'élévation du rang, dans de pareils scandales du sentiment, ne fait qu'élever plus haut le vice du cœur. Il y avait dans le langage, dans le geste et dans les yeux de quelques femmes de la société élégante de Paris autant de feu de colère et autant de soif de vengeance que dans les auditoires féminins de la Convention. Les écrivains politiques, comme toujours, servaient et alimentaient ces viles passions par leurs diatribes, adulateurs gagés de toutes les opinions assez riches pour payer ces complaisances de haine et de sang.

 

XIII

Le procès s'ouvrit le 14 août. Le prétoire, rempli depuis le matin de femmes de la cour, de généraux et de princes étrangers, vainqueurs que la pudeur même de la victoire devait éloigner d'une telle scène, ressemblait à un amphithéâtre préparé pour un combat du cirque. On attendait Labédoyère, les uns avec cette impatience cruelle qui aspire à l'humiliation d'un ennemi et qui se réjouit d'avance de l'espérance d'être vengée, les autres avec cette curiosité qui commence par l'indifférence et qui finit en présence de la victime par un involontaire attendrissement. Il y avait dans cet accusé de quoi émouvoir à la fois ce double sentiment.

Il était le plus coupable et le plus intéressant des hommes des cent-jours. Né d'une famille antique, entouré, dès le berceau, des superstitions et des fidélités monarchiques ; n'ayant dans ses ancêtres, dans sa famille paternelle, dans la famille de sa femme, dans cette jeune femme elle-même, que des conseils et des exemples de fidélité aux Bourbons ; obligé de lutter avec sa propre nature et avec l'amour conjugal pour soutenir ses opinions- nouvelles contre les penchants, les habitudes, les relations domestiques du patricien criminel à ses propres yeux et aux yeux de tous, mais criminel pardonnable par sa jeunesse, par son enthousiasme, par son fanatisme de gloire, de séduction, de patrie, d'ambition même, vice ennobli dans le soldat par le sacrifice de sa vie, il ne pouvait pas se défendre devant le serment abjuré, devant la discipline violée, devant les ruines de la patrie étalées sous ses yeux, et qui l'accusaient plus haut que ses accusateurs. Mais il devait susciter l'indulgence, remuer le pardon, arracher les larmes. Il parut.

 

XIV

Son costume, composé d'une redingote verte, sans épaulettes et sans décoration, mais où l'on retrouvait la coupe de l'uniforme, annonçait qu'il s'était fait justice à lui-même avant d'invoquer l'indulgence de sa patrie, et qu'il avait dépouillé d'avance les insignes de son grade et les récompenses de sa valeur. Sa taille, dessinée par ce simple vêtement du prisonnier, était élevée, noble et ferme comme celle d'un soldat accoutumé a se redresser devant le feu. Ses traits, quoique fermes et beaux, avaient la gravité d'une pensée souffrante et la pâleur d'un homme dont le sang a reflué vers le cœur, sous l'impression et l'insomnie de l'âme et de la réflexion dans les cachots. Cette grâce avait contribué à son crime elle l'avait exposé aux séductions des femmes de la cour impériale, qui lui avaient montré la gloire sous les traits de la défection. Leur héros était devenu leur victime. On comprenait, en contemplant cette beauté martiale, qu'il eût été le héros de cette conspiration d'aides de camp et de femmes, qui mettaient la popularité de leurs salons et l'enivrement de leur enthousiasme au prix de la défection aux Bourbons. Le conseil de guerre, plus impartial que l'auditoire, s'émut a l'aspect de ce jeune guerrier qu'il allait juger par la loi, mais qu'il ne pouvait s'empêcher de plaindre par la confraternité des camps. On lui demanda son nom, son âge, son grade, et s'il avait reçu ce grade de Louis XVIII.

Il répondit, avec une contenance modeste et avec une franchise qui s'accusait elle-même, qu'il avait reçu, en effet, du roi le commandement de son régiment ; qu'il avait marché de Chambéry a Grenoble par l'ordre du général Marchand, commandant de cette place ; qu'il avait entraîné ses soldats au cri de « Vive l'empereur !» au-devant de Napoléon ; qu'il avait résisté aux reproches et aux objurgations du général de Villier, son chef immédiat, cherchant à le rappeler au devoir et à la discipline ; qu'il avait cru voir l'intérêt supérieur de la patrie effacer en ce moment le devoir du soldat ; qu'il demandait pour toute justification qu'on fit comparaître les témoins de cette heure fatale de sa vie, afin que le tribunal jugeât non la faute seulement, mais l'entraînement des circonstances et des émotions qui avaient précédé et accompagné la faute.

Ces témoins comparurent ; leur récit, conforme à celui de l'histoire, n'innocentait pas, mais n'aggravait pas la défection. On sentait dans l'accent de ces témoins, ses chefs ou ses compagnons d'armes, la tristesse d'hommes qui gémissent d'accuser, mais qui ne peuvent pas absoudre. Il était trop vrai que le jeune colonel avait prémédité à Chambéry le rôle de transfuge ; qu'il avait pressenti ses officiers, harangué ses soldats, remplacé le drapeau blanc par les aigles arborées au bout d'une branche de saule, distribué les cocardes tricolores trouvées dans la caisse d'un tambour ou préparées pour une heure d'explosion, repoussé la voix, les ordres, les supplications de son général, marché au-devant de l'empereur, embrassé et ramené en triomphe celui qu'il allait combattre, appelé du pied des remparts les régiments de Grenoble à l'insubordination, enfoncé avec ses bataillons les portes de la ville, et donné le premier une place d'armes, une armée, un peuple, une route sur Paris à Napoléon.

 

XV

Ses accusateurs n'avaient plus à rechercher le crime ainsi attesté et avoué. Ils se bornèrent à demander que, pour l'exemple de ces armées qui ont le privilége des armes, le double devoir du patriotisme et de la discipline, et qui tiennent de la confiance des gouvernements le sort des nations dans leur épée, Labédoyère subît la condamnation militaire que la conscience publique portait contre lui. Ils ne dissimulèrent ni leur douleur ni leur pitié ; ils n'outragèrent pas l'homme en accusant le soldat.

Labédoyère, après avoir écouté avec résignation ces paroles de l'organe du conseil de guerre, se leva et prononça sa défense. Sa voix avait l'accent de sa conscience, une conviction triste de sa faute, une fermeté martiale en face des conséquences qu'il allait subir, une réparation patriotique et chrétienne offerte volontairement au roi, à son pays, à sa famille, en expiation des malheurs, du sang, des larmes qu'il leur avait coûté. On sentait que tes traditions héréditaires avaient repris a ces derniers moments leur empire sur ses opinions, que sa jeune femme avait fait pénétrer dans sa prison ses adjurations au repentir, ses espérances de grâce, de vie rachetée, de long bonheur encore sur la terre, et que la religion de sa mère introduite dans sa solitude lui avait persuadé, au nom de la mort, l'aveu de son erreur que la tendresse conjugale lui insinuait au nom de l'amour.

Il ne plaida pas son innocence, mais son honneur : « S'il ne s'agissait que de ma vie, dit-il, je ne vous retiendrais pas ; savoir mourir, c'est mon métier. Mais une femme modèle de toutes les vertus, un fils au berceau, me demanderaient un jour compte de mon silence. Le nom que je leur laisse est leur héritage, je dois le leur laisser malheureux, non flétri. J'ai pu me tromper sur les véritables intérêts de la France ; égaré par des souvenirs ou des illusions de l'honneur des camps, j'ai pu prendre des chimères pour les accents de la patrie. Mais la grandeur des sacrifices que je faisais en rompant les liens les plus chers de-rang et de famille prouve du moins qu'aucun vil motif d'intérêt personnel n'a influé sur ma conduite... Je ne nie rien, mais je sais que je n'ai pas conspiré ; quand j'ai reçu le commandement de mon régiment, je ne croyais pas que l'empereur pût jamais revenir en France ; de tristes pressentiments pesaient cependant sur moi au moment où je partis pour Chambéry. Cette vague tristesse tenait à l'impression de l'esprit public sur moi. » Ici, faisant un tableau politique de la première chute de Napoléon, de l'impopularité générale qui le repoussait de la France, de l'enthousiasme justifié par les vertus de Louis XVIII qui aplanissait la route du trône aux. Bourbons, il montrait ces prémices de règne s'assombrissant peu à peu sous les fautes du gouvernement du roi, et préparant la voie à un retour prochain de l'empereur. Il allait expliquer sans doute comment cette désaffection du peuple pour les Bourbons l'avait fait désespérer de la patrie, et avait tourné sa pensée vers un autre salut public dans le règne de Napoléon, abdiquant le despotisme pour devenir le génie protecteur du territoire et de la liberté. On l'interrompit a cette excursion sur des fautes qui, dans sa bouche, pouvaient prendre le caractère d'une accusation au lieu de l'accent d'une excuse. Ce n'était pas son intention, il n'insista pas, et reprit sa défense. « Oui, je dois me borner, dit-il, à l'aveu d'une erreur ; je le confesse avec douleur, en jetant mes regards sur ma patrie, mon tort est d'avoir méconnu les intentions du roi, et son retour a bien dessillé mes yeux ! Tous les actes émanés de son autorité royale sont marqués au coin de la sagesse et de la modération. Je vois toutes les promesses remplies, toutes les garanties consacrées, la constitution perfectionnée, et les étrangers verront, je l'espère, une grande nation de Français réunis autour de leur roi... Peut-être ne suis-je pas destiné à jouir de ce spectacle, mais j'ai versé mon sang pour ma patrie, et j'aime à me persuader que ma mort précédée de l'abjuration de mes erreurs pourra être utile à la France, que mon souvenir ne sera pas en horreur, et qu'à l'époque où mon fils sera à l'âge de servir son pays, on ne lui reprochera pas mon nom. »

L'émotion mâle mais sensible de la physionomie, du -geste et de la voix compléta le pathétique de ces paroles. Les indifférents pleurèrent, ses ennemis mêmes ne pouvaient endurcir leur cœur que les passions du jour fermaient à la compassion.

 

XVI

Les historiens du parti de Napoléon ont eu besoin de dénaturer les faits pour glorifier les complices des cent-jours. Il leur fallait, dans l'image de Labédoyère, une couleur de stoïcité romaine et d'implacable défi aux Bourbons, afin de présenter au peuple en lui, non un homme de la nature, mais un héros et un martyr d'opposition. Ils ont tu ces paroles touchantes du mourant. Nous les rétablissons. Sans doute ce n'est pas à l'accusé de flatter son juge, et la justice, même dans la bouche d'un accusé coupable, devient suspecte quand l'éloge s'adresse à un souverain qui tient dans son cœur la grâce ou la mort. A ce point de vue, Labédoyère, même repentant, aurait peut-être mieux fait de garder le silence sur les vertus et sur la magnanimité du roi. Mais si la réflexion avait en effet ramené cet esprit impressionnable à une appréciation plus équitable du caractère et du rôle de Louis XVIII, revenant d'un second exil apporter une liberté constitutionnelle monarchique ; si le ministre de la religion introduit dans la prison par les soins de la famille du prisonnier lui avait inspiré, avec le sentiment vrai de sa faute, l'aveu qui devait la racheter devant Dieu ; si le patriotisme avait réellement convaincu Labédoyère que le ralliement de tous les Français autour d'un trône de nécessité était la seule sauvegarde de la patrie devant les étrangers ; ou si enfin les larmes de sa femme et les sourires de son enfant avaient arraché de lui la promesse de ne pas décourager une grâce qu'ils invoquaient pour lui et qui leur conserverait un époux et un père, faudrait-il accuser ce jeune homme d'un repentir de conscience, d'un acte de religion ou d'un attendrissement de cœur, et travestir en obstination farouche ce qui ne fut en lui que remords, piété ou amour ? Non, l'histoire ne doit pas être un faux témoin arrangeant ou déguisant, selon les convenances de parti, les dernières paroles des mourants. Elle doit peindre l'homme tel qu'il fut et répéter fidèlement à la postérité ce qu'elle a entendu. Elle est ainsi plus touchante et plus instructive à la fois ; elle est plus sublime aussi, car la nature, quoi qu'elle dise, a des accents que l'esprit de système n'atteindra jamais.

 

XVII

Les paroles de Labédoyère, perdues pour son acquittement, ne furent pas perdues pour l'âme des spectateurs. Pendant que le tribunal délibérait, ils restèrent immobiles, silencieux et attendris, cloués par l'anxiété de l'attente à leurs places.

L'accusé fut condamné à la peine de mort. Il eut vingt-quatre heures pour en appeler à un tribunal de révision. Ces vingt-quatre heures étaient plutôt données aux instances de sa famille pour arracher sa grâce au roi qu'à un nouvel examen de sa culpabilité pour les juges. Il avait tout avoué. Un jeune orateur du barreau de Paris, déjà célèbre comme avocat politique, plus célèbre depuis comme homme de tribune, M. Mauguin, défendit cette cause désespérée devant le conseil de révision. Il toucha les juges, il émut l'opinion, il ne pouvait les convaincre. Un second arrêt de mort confirma le, premier. Labédoyère, encore incertain si les influences de sa noble famille n'obtiendraient pas de la cour une prison perpétuelle au lieu d'un tombeau, fortifia son âme dans sa prison par la résolution du soldat, par la résignation du chrétien et par la prière du mourant : prêt à la vie ou à la mort, selon ce que le cœur ouvert ou fermé du roi décidait en ce moment de son sort. Sa mère et sa femme assiégeaient le seuil des Tuileries mais, tremblant que la raison d'État ne prévalût dans les conseils du palais contre la nature et la magnanimité des princes de la maison royale, elles rassemblaient une somme de cent mille francs en or pour payer au geôlier de la prison la rançon du condamné. Ces offres, soupçonnées par le gouvernement, furent refusées par le concierge de l'Abbaye. Il ne restait plus à mesdames de Labédoyère que la supplication désespérée. Les consignes les plus sévères interdisaient aux gardes du palais de laisser pénétrer ces suppliantes, pour sauver à la cour l'embarras d'une implacable sévérité. Ces gardes cependant furent moins impitoyables que les courtisans. Ils laissèrent fléchir leurs baïonnettes devant ces deux femmes éplorées. Au moment où Louis XVIII, soutenu par les bras de ses familiers, descendait le grand escalier et traversait le vestibule où il montait dans sa voiture pour sa promenade quotidienne, la jeune épouse du condamné, femme de dix-neuf ans, son enfant dans ses bras, ses cheveux épars, ses vêtements en deuil, ses yeux fondus de larmes et d'angoisses, se précipita entre le prince et le marchepied, en criant d'une voix étouffée : « Grâce ! grâce ! » Le roi recula, à la fois mécontent et attendri mais la crainte de refuser une satisfaction à son parti et d'encourir ces reproches de faiblesse dont il était assiégé dans son propre palais prévalut sur le spectacle de cette suppliante qui lui demandait tant de vies dans une. Il s'arma de son impassibilité de visage, et s'inclinant, avec une apparente bonté qui contrastait avec sa rigueur, vers la jeune femme

« Madame, lui dit-il, je connais vos sentiments et ceux de votre famille pour ma maison ; il m'en coûte de refuser une grâce à de si fidèles serviteurs. Si votre mari n'avait offensé que moi, son pardon serait accordé d'avance ; mais je dois satisfaction à la France, sur laquelle il a attiré tous les fléaux de la sédition et de la guerre. Mon devoir de roi me lie les mains. Je ne puis rien que prier pour l'âme de celui que la justice a condamné et assurer ma protection à vous et à son enfant. » Le roi, à ces mots, fut porté dans sa voiture et fit refermer les glaces.

La jeune femme resta évanouie sur la trace des roues.

 

XVIII

Cependant Labédoyère, suspendu entre le désespoir de laisser sa femme veuve, son fils orphelin, sa mère inconsolée sur la terre, et les dernières lueurs d'espérance que les rapports de sa famille avec la cour faisaient pénétrer dans son cachot, employait ces heures suprêmes à répandre son âme dans des lettres à sa mère, à sa femme, au roi. Il n'implorait pas pour mendier sa vie, il reconnaissait ses torts pour décharger sa conscience, afin de n'emporter devant le grand juge ni le sophisme, ni l'obstination de l'homme de parti. Il ne voulait pas laisser par orgueil un exemple fatal a la loyauté du soldat et à l'indiscipline de ses compagnons d'armes. Sa faute n'avait jamais été sans remords et sans agitation. Le malheur lui avait rendu la lumière morale et la paix. Il avait accueilli avec une piété de famille les exhortations d'un ministre de la religion de sa mère. Il sanctifiait son agonie et ses larmes par la prière et par l'acceptation de son supplice. Chaque minute, en s'écoulant, diminuait le court espace de temps laissé à la grâce. Ce jour était le dernier, et le soir s'avançait sans qu'aucun bruit à la porte de sa prison lui annonçât un message de miséricorde.

Après l'évanouissement de sa jeune épouse sous les roues du carrosse du roi, sa mère, plus forte de sa vieillesse et de sa piété, s'était obstinée à la supplication sans espoir. Vêtue de deuil, couverte sous un voile épais, cachée par l'indulgence désobéissante de quelques courtisans et de quelques officiers de sa famille dans l'ombre du vestibule, elle attendait dans une anxiété mortelle le retour du roi, résolue à embrasser ses genoux quand il descendrait de voiture, et à se laisser fouler à ses pieds plutôt que de lui laisser, sans un dernier assaut, la vie de son fils. Mais le roi, qui s'attendait à de nouveaux déchirements de cœur, et qui voulait les éviter, avait ordonné qu'on écartât de lui toute suppliante. Un rempart de valets, de gardes et de courtisans l'entoura au moment où il toucha le seuil de son palais, et sépara de lui la pauvre mère. Ses cris et ses sanglots de femme parvinrent seuls aux oreilles du roi. Il en étouffa l'écho dans son cœur, de peur de manquer à la politique en cédant à la nature.

Devoir cruel et mal compris des rois, qui lutte avec l'instinct du sentiment, cette voix infaillible de Dieu lui-même, et qui croit que l'effet de la vengeance sur les hommes est plus efficace que la magnanimité On emporta madame de Labédoyère au sein d'une famille décimée et couverte d'un deuil inconsolable par ces princes, mêmes au retour desquels les membres de cette famille avaient aspiré et soupiré toute leur vie ! Le triomphe de leur opinion devenait ainsi, par une cruelle dérision du sort, le supplice de leur cœur et le deuil de leur maison.

 

XIX

II était six heures du soir ; une voiture, escortée de gendarmes, emportait au même moment Labédoyère au lieu du supplice, sous un mur de jardin de cette même plaine de Grenelle qu'il avait disputée quelques jours auparavant à l'ennemi. Il était accompagné d'un prêtre qui lui récitait à voix basse les prières de l'agonie. En descendant de voiture, il aperçut, au milieu d'un petit groupe de curieux -attirés par le bruit de l'exécution, un ami fidèle dont la visite l'avait souvent consolé dans la solitude de sa prison, César de Nervaux. La présence de ce témoin, ami à cette heure où tout est ennemi sur la terre, et la consolation de mourir en laissant au moins une image et une larme dans les yeux d'un dernier répondant, jetèrent un éclair de triste joie sur la physionomie de Labédoyère ; il s'avança vers M. de Nervaux. Les deux compagnons d'armes s'embrassent étroitement. Ils échangent quelques mots rapides et entrecoupés a voix basse. Des historiens ont assuré que M. de Nervaux promit au mourant de le venger. Mais la' vengeance, sentiment tout humain, n'était déjà plus dans l'âme de Labédoyère, pleine d'une religieuse acceptation et d'une divine impartialité. M. de Nervaux ne promit à son ami que de le venger de l'oubli par la fidélité et par la tendresse de sa mémoire. Leurs mains s'arrachèrent lentement l'une de l'autre.

Labédoyère, se rapprochant des soldats commandés pour son supplice et partant du mur en marchant à eux, parut mesurer lentement le nombre de pas qui le séparait de ses exécuteurs. Il s'arrêta un moment à la place qu'il semblait avoir choisie pour mourir. Puis, comme saisi d'une -pensée soudaine qui le faisait retourner à la vie pour réparer un oubli, il revint rapidement vers le prêtre, lui dit des paroles à l'oreille, l'embrassa et, reprenant sa place préméditée devant le peloton, attendit le coup. L'officier qui commandait les vétérans l'aborda pour lui bander les yeux, afin de lui éviter, selon la pitié ordinaire du supplice, la sensation du dernier regard sur les armes dirigées contre lui. D'un geste il refusa ce dernier égard, inutile à ceux qui comme lui ont été exercés à la mort sur tant de champs de bataille. Il jeta son chapeau à terre, et, détachant sa cravate, il pria un des soldats de la recevoir en présent d'un mourant et de la garder en mémoire de lui. Le soldat, ému, refusa en alléguant les lois militaires qui interdisent de recevoir aucune gratification particulière à celui qui reçoit la solde de la patrie. Labédoyère insista. « Eh bien ! je prends le mouchoir, lui dit le militaire, mais ce sera pour couvrir respectueusement votre visage après la mort. »

 

XX

Satisfait de cette condescendance pieuse du soldat, Labédoyère lui remit le mouchoir, s'avança encore de quelques pas vers le peloton jusqu'à ce que l'extrémité des fusils touchât presque sa poitrine. L'émotion non de la crainte, mais de l'adieu, pâlissait son visage, sans rien enlever de la fermeté de leur expression aux traits de sa figure et de l'intrépidité de son regard. Il tourna instinctivement la tête du côté où M. de Nervaux priait pour lui, comme pour faire porter son dernier regard sur des yeux amis. Il découvrit sa poitrine et dit, d'un accent qui ne tremblait pas, aux vétérans : « Tirez, mes amis ! » Le feu répondit à sa voix ; il chancela et tomba percé d'une poignée de balles. Le nuage de fumée de la poudre couvrit un moment le cadavre et les soldats. Quand le vent eut dissipé ce nuage, le prêtre qui avait assisté à l'exécution s'approcha du corps étendu sur le rebord du fossé ; il s'agenouilla et trempant un mouchoir dans le sang de la poitrine du mort, il rougit le linge de ce sang encore chaud qu'il avait promis de rapporter comme une relique à sa femme, et s'éloigna.

Telle fut la fin de ce troisième martyr des cent-jours, premier acte de la loi après les vengeances populaires de l'assassinat. Il était impossible de l'excuser, plus impossible de ne pas le plaindre. L'intérêt ou l'ambition n'avait pas motivé ou avili son crime, il avait cédé à cette popularité des camps, à cette séduction, à cet entraînement de la jeunesse vers l'empereur. Ces sentiments lui avaient montré le patriotisme dans la défection, la gloire dans l'indiscipline. Le fanatisme des grandes nouveautés avait fasciné et incriminé son âme. La faute à peine commise, il en avait été bourrelé. Avant d'expier dans sa vie il avait expié dans son honneur. Dieu et les hommes étaient satisfaits ; la royauté des Bourbons devait-elle seule exiger davantage ? Non. La joie cruelle qu'elle donnait ainsi a ses partisans était une concession à leur colère. Les concessions de cette nature n'apaisent pas les partis, elles les attisent d'autres soifs ; elles contristent un règne, elles rétrécissent l'âme d'un peuple, elles lèguent des ressentiments qui ne s'éteignent plus.

Louis XVIII, par cette inflexibilité contraire à son caractère, croyait prendre rang parmi les hommes d'État. Il sacrifiait son cœur à une vaine politique. Roi désarmé, conciliateur et pacifique, sa force, sa grandeur étaient dans le pardon. Napoléon ne lui avait laissé de supériorité à conquérir que celle de la magnanimité. Il devait du moins garder celle-là. Ce n'était pas avec des supplices qu'il pouvait rivaliser avec des batailles, c'était dans son âme qu'il devait chercher son génie. Les royalistes dans sa cour et les étrangers dans sa capitale lui demandaient impérieusement de se venger et de les venger. Cela est vrai. Le sang de Labédoyère était offert en satisfaction au parti du roi et en réparation à l'Europe. Mais, s'il faisait ce sacrifice à sa cour, Louis XVIII n'était plus roi, et s'il le faisait aux puissances étrangères, il n'était plus Français. Dans le premier cas, instrument de l'animosité des uns ; dans le second cas, instrument de la passion des autres, il s'abaissait au dedans et au dehors ; il manquait de plus au rôle qu'il s'était sagement dessiné à lui-même, dans la solitude et dans le recueillement de son long exil, de souverain pacificateur ; car pacifier c'est pardonner. Quand on veut réconcilier un peuple, ce n'est pas du sang qu'il faut jeter entre les partis, c'est de l'indulgence et de la miséricorde. Le supplice de Labédoyère fut la première tache de ce règne qui allait se ternir et s'attrister par d'autres supplices.

Cet horizon, si serein en 1814, s'assombrissait. On n'entendait, à la cour et dans les chambres, que des cris de vengeance. Un hasard livrait au même moment aux Bourbons la plus illustre de ces victimes, le maréchal Ney. Ce fut le mauvais génie de la Restauration qui leur fit ce fatal présent. En leur présentant des coupables, il les tentait de leur sang. Ce sang, justement ou injustement répandu, devait rejaillir sur leur mémoire et leur enlever le plus beau prestige que leur race avait puisé dans la révolution, le prestige du martyre pardonné, de l'innocence proscrite réhabilitée, et du retour magnanime dans leur patrie.

Jusqu'à ce jour ils avaient été la providence visible de leur pays ; arrivant dans ses détresses, écartant de lui le démembrement, le couvrant de leur légitimité devant l'Europe, le réconciliant avec tous les peuples et avec lui-même. De ce jour, ils descendaient de ce rang sublime au rang des princes asservis aux passions du moment, obéissant aux ressentiments de leur parti au lieu de confondre tous les partis, même les partis coupables, dans l'impartialité de leur pardon, et oubliant qu'après des luttes intestines, surtout quand elles sont compliquées de luttes patriotiques avec l'étranger, et quand les égarements ont l'excuse d'illustres exploits et d'une grande gloire, il n'y a qu'une justice, c'est l'amnistie.