Caractère de la
France. — Causes de l'esprit des élections de 1815. — Chute de Fouché. — Son
exil en Allemagne. — Jugement sur sa vie. — Chute de M. de Talleyrand. —
Formation du ministère de M. de Richelieu. — Coup d'œil rétrospectif sur le
duc de Richelieu. — Sa vie en Russie. — Son caractère. — Négociations avec
les alliés. — Leurs exigences. — Traité du 20 novembre. — Lettre de M. de
Richelieu. — Traité de la Sainte-Alliance. — Ouverture des chambres. —
Discours du roi. M. Lainé, président de la chambre des députés. — Son
discours. — Adresses des deux chambres au roi. — Politique du duc de
Richelieu. — Esprit du conseil. — Lois contre les cris séditieux et la
liberté individuelle. — Loi des cours prévôtales. — Discussion et vote dans
les deux chambres. — Proposition du duc de Fitz-James. — Discours du comte
d'Artois. — Retour du duc d'Orléans. — Son entrevue avec Louis XVIII.
I Les
peuples sont comme les hommes ; ils en ont les passions, les retours, les
exaltations, les abattements, les repentirs, les hésitations, les
incertitudes d'esprit. Ce qu'on appelle l'opinion publique dans les
gouvernements libres n'est que l'aiguille mobile du cadran qui marque tour à
tour les variations de cette atmosphère des choses humaines. Cette
instabilité est plus soudaine et plus prodigieuse encore en France que dans
les autres contrées du monde, si l'on en excepte l'antique race athénienne. Elle
est devenue le proverbe de l'Europe. L'historien français doit confesser ce
vice de la nation dont il raconte les vicissitudes, comme il doit en signaler
les vertus. Cette mobilité même tient à une' qualité de cette grande race
française l'imagination elle fait partie de sa destinée. Dans ses guerres,
elle s'appelle élan ; dans ses arts, génie ; dans ses revers, abattement ;
dans ses abattements, inconstance ; dans son patriotisme, enthousiasme. C'est
le peuple moderne qui a le plus de feu dans l'âme. C'est le vent de la
mobilité qui nourrit ce feu. On ne peut expliquer que par ce caractère de la
race française ces délires qui semblent saisir à la fois toute la nation, à
quelques mois de distance, pour les principes, pour les hommes et pour les
gouvernements les plus opposés. Nous
touchons à une de ces étonnantes mobilités de l'opinion en France. Disons-en
les causes. II La
lueur des principes philosophiques dont l'ensemble compose ce qu'on a appelé
la révolution n'avait nulle part autant qu'en France, ébloui et réchauffé les
âmes à la fin du dernier siècle. A la voix de ses écrivains, de ses orateurs,
de ses tribuns, de ses guerriers, la France s'était mise la première à
l'œuvre, sans considérer ce qu'il lui en coûterait de fatigues, de fortune et
de sang pour renouveler ses institutions viciées par la vétusté des siècles,
en religion officielle, en législation, en civilisation, en gouvernement. Une
immense popularité s'était attachée dans le principe aux hommes qui avaient
sapé le vieil édifice de son Église, de son trône, de ses lois. Son roi
lui-même, pénétré jusque sur ce trône, à travers sa cour, de cet esprit
unanime de rénovation, s'était généreusement déclaré le premier novateur de
son royaume. Il avait commencé les réformes par celles de sa cour, les
sacrifices par ceux de son autorité. La noblesse avait été aussi généreuse en
renonçant à sa caste, à ses féodalités, à ses titres, à ses monopoles, pour
se confondre avec la nation. L'Église seule, se disant immuable même dans le
temporel au milieu d'une civilisation perfectible, s'était renfermée dans
l'inflexibilité des corps sans hérédité, sans famille et, par conséquent,
sans responsabilité dans la nation. Elle n'avait concédé de ses privilèges
temporels que ce qu'on lui avait arraché. Les guerres civiles avaient éclaté
à sa voix dans les provinces sur lesquelles elle conservait le plus
d'ascendant. Elle avait condamné la liberté et l'égalité modernes. Elle avait
agité les consciences témérairement atteintes par l'Assemblée constituante
dans la constitution civile du clergé constitution qui ne devait toucher qu'à
l'établissement temporel, et non à. la libre hiérarchie du sacerdoce. Elle
avait fanatisé les paysans ; les paysans avaient entraîné malgré eux leurs
nobles dans ces extrémités du royaume. III Le
reste de la nation, peu éclairé, avait rendu le roi, le clergé, la noblesse
responsables de ces séditions du passé contre le temps. La colère et les
soupçons du peuple avaient monté la persécution avait poussé à l'émigration,
l'émigration à la fureur, à la spoliation des familles, à la guerre nationale
contre l'Europe. Le trône s'était écroulé dans ce tumulte, abattu comme un
drapeau de contrerévolution élevé au milieu de la révolution. Des démagogues
effrénés avaient jeté au peuple les têtes du roi, de la reine, de sa famille,
de la noblesse, de la bourgeoisie, pour nourrir de sang leur popularité. Ils
avaient péri eux-mêmes par la main de leurs rivaux. La France, inondée du
sang de ses citoyens pendant dix-huit mois, avait été l'effroi du monde et
d'elle-même. Les idées s'étaient troublées dans sa tête. La mêlée des
événements, des guerres étrangères, des guerres civiles, des hommes, des
choses, avait tellement confondu tous les drapeaux, que nul ne reconnaissait
plus ses amis ni ses ennemis la révolution s'était noyée dans l'anarchie. Elle
commençait à se reconnaître, à s'épurer, à se constituer en démocratie
tolérante sous le gouvernement républicain du Directoire, lorsque Bonaparte,
personnifiant à la fois en lui l'usurpation de l'armée sur les lois et la
contre-révolution, était venu interrompre soudainement, au 18 brumaire, le
travail sourd de la civilisation nouvelle qui élaborait et triait les
éléments de l'ordre nouveau. Pour
distraire le peuple de sa révolution, il l'avait lancé dans la guerre et
conduit à la conquête de l'Europe ; il l'avait épuisé de population et de
sang pour l'empêcher de penser et de remuer sous lui ; il lui avait fait
apostasier par ses publicistes par son mutisme et par sa police tous les
principes de sa régénération de 1789. En chassant les rois de leurs trônes,
il s'était déclaré le vengeur et le restaurateur des sacerdoces et des
royautés. IV La
France avait respiré après sa première chute en 1814. La charte avait repris
l'œuvre de Louis XVI et promulgué les principes de l'Assemblée constituante.
La révolution avait remonté a ses premiers beaux jours. Elle n'avait plus à
craindre ni les ivresses de l'illusion, ni les résistances de l'Église, de la
cour, de la noblesse, ni les crimes de la démagogie. Le
second retour de Bonaparte, grâce a la complicité de l'armée, avait une
seconde fois interrompu cette ère de rénovation, de paix et d'espérance.
Cette violence à la nation et à l'Europe avait été punie par une seconde
invasion, qui humiliait, ruinait, décimait la France, et qui menaçait même de
la partager en lambeaux. Bonaparte, en quittant son armée après sa défaite à
Waterloo, et en abdiquant, avait emporté avec lui la responsabilité de ce
désastre ; mais il avait laissé derrière lui le ressentiment de la nation
contre l'armée, contre son parti, contre ses complices, contre son nom. Ce
malheur du temps avait besoin de retomber sur quelque chose. Il retombait
alors comme une imprécation presque unanime sur le bonapartisme. Royalistes,
libéraux, propriétaires, négociants, agriculteurs, artisans, débris des
assemblées de 89, restes de la noblesse et du clergé, royalistes de la
Vendée, du Midi, du Nord, constitutionnels ou républicains de l'est et du
centre de la France, bourgeoisie des villes, dont les vingt mille familles
avaient toutes un fils, un neveu, un frère dans la maison militaire du roi ;
ports de mer dont la guerre continentale emprisonnait depuis vingt ans les
navires, les expéditions, les produits dans les rades familles rurales qui
pleuraient chacune un, deux, et quelquefois trois enfants laissant leur place
vide au foyer, et sacrifiés en Espagne ou en Russie à l'ambition d'un
conquérant ; villes et villages occupés par les Russes, les Prussiens, les
Anglais, décimés par les réquisitions et les impôts ; tout le monde avait un
grief, un ressentiment, un deuil, une ruine à venger sur ce nom d'un homme.
L'accès de colère comprimé par la présence de l'armée, par la terreur de la
police impériale, et par l'espérance d'une seconde gloire dont il avait un
moment fasciné la France avant Waterloo, éclata dans tous les cœurs, excepté
dans celui de ses soldats,' aussitôt après sa chute. L'opinion
se jeta sans réflexion, sans prévoyance et sans mesure, au parti contraire
dans les élections. Ni les ménagements recommandés par M. de Talleyrand aux
commissaires du roi chargés d'aller présider et diriger les colléges
électoraux, ni les agents de Fouché favorisant autant qu'il le pouvait les
candidatures républicaines pour intimider la cour et le roi et maintenir
l'équilibre n'y purent rien. L'opinion irritée en France n'écoute ni les
tempéraments, ni les intrigues, ni les prudences ; elle va d'un bord à
l'autre, comme l'Océan dans ses flux et reflux. Là est toute l'explication
des élections de 1815, qui envoyèrent a la couronne une chambre plus
contre-révolutionnaire que l'Europe et plus royaliste que le roi. Elle
étonna ce prince lui-même par l'unanimité et par l'excès de sa colère contre
la révolution, de son animosité contre l'empire, de son exaltation pour les
Bourbons. Il sentit qu'il aurait plus de peine à contenir qu'à provoquer une
telle passion pour sa famille. Il craignit même que cette passion ne le
trouvât trop tiède dans sa propre cause, qu'elle ne lui reprochât
l'humiliante concession qu'il avait faite en plaçant M. de Talleyrand et
surtout un régicide dans ses conseils, et qu'elle ne fît du comte d'Artois,
son frère, le dominateur et peut-être le maître du règne. Il résolut de
prévenir les exigences que les noms d'une pareille représentation lui
présageaient, et de congédier lui-même son ministère avant l'ouverture des
chambres. V Il
éprouvait néanmoins un secret embarras à disgracier M. de Talleyrand, qui lui
avait tendu une main si protectrice en 1814, et dont l'ascendant sur la
pairie et les intelligences avec les cours étrangères lui paraissaient
mériter des ménagements et des prudences. Il le voyait avec une secrète joie,
quoique mêlée d'amertume pour lui-même, se dépopulariser dans Paris par sa
nonchalance, et échouer dans la négociation des conditions de paix par
l'inflexibilité de l'Autriche et de la Prusse. Il lui était doux de pouvoir
rejeter sur l'inhabileté de ce grand diplomate l'humiliation des ultimatum
des puissances que M. de Talleyrand était assez souple pour accepter, et que
lui, roi, était assez patriote pour ne pas consentir. Il voulait de plus se
servir d'abord de la main de M. de Talleyrand pour congédier Fouché de son
conseil. La ligue des mécontentements simultanés de ces deux hommes d'État
lui semblait dangereuse à sa sûreté. Il fallait les diviser avant de s'en
défaire. II croyait avoir besoin encore quelque temps de M. de Talleyrand ;
il pouvait désormais se passer de Fouché. Le zèle
et l'activité de son futur favori, M. Decazes, de jour en jour plus avant
dans sa confiance, le rassuraient sur les conspirations des bonapartistes. M.
Decazes, profitant de l'indolence de Fouché, inhabile aux détails, et des
audiences secrètes du roi, s'emparait insensiblement de tous les ressorts de
la police. Il ne laissait à Fouché que le nom de ministre et les hautes
intrigues dans lesquelles ce ministre se complaisait à jouer le rôle d'homme
nécessaire à tous les partis. Déjà le roi disait en parlant de son jeune
confident : « Je l'élèverai si haut qu'il fera envie aux plus
grandes maisons de France ! » L'orgueil et l'amitié se confondent dans
le cœur des rois. VI Louis
XVIII perçait de l'œil ces intrigues transparentes de Fouché. Cet homme
d'État continuait depuis le retour du roi le double jeu qu'il avait joué
pendant les cent-jours. Il intimidait le roi et le conseil des ministres sur
des complots imaginaires et sur des périls exagérés. Il répandait lui-même,
sous la forme d'avertissements officiels, des rumeurs sinistres, afin de
propager l'agitation par les moyens mêmes qu'il feignait d'employer pour
l'assoupir. Il
écrivit plusieurs rapports au roi, semblables aux rapports qu'il avait
rédigés pour l'empereur après le 20 mars, il les livra secrètement à ses
agents, et il les fit circuler sourdement dans le public, comme des pièces
dérobées par l'indiscrétion à la confidence de son cabinet. « Sire,
disait l'astucieux ministre, les hommes énergiques qui ont renversé Bonaparte
n'ont cherché qu'à mettre un terme à la tyrannie. Une opposition de la même
nature agite et divise toutes les classes. Elle a son foyer dans les passions
les plus ardentes, dans l'effroi de voir triompher les anciennes opinions. Il
ne faut pas regarder Paris. La une opinion factice prend la face des opinions
réelles. » Il
voulait ainsi effacer de l'esprit du roi les témoignages d'adoration et de
joie dont la scène était sans cesse sous ses yeux, dans le jardin des
Tuileries et sur les boulevards, ivres de royaume. « Les
villes, ajoutait-il, sont opposées aux campagnes, dans l'Ouest même, ou l'on
vous flatte de trouver des soldats. Les acquéreurs de domaines nationaux y
résisteront à quiconque entreprendrait de les déposséder. Le royalisme du
Midi s'exhale en attentats. Des bandes armées parcourent les campagnes et
pénètrent dans les villes. Les pillages, les assassinats se multiplient. Dans
l'Est, l'horreur de l'invasion et les fautes des précédents ministres ont
aliéné les populations. Dans la majorité des départements on trouverait
seulement quelques poignées de royalistes à opposer à la masse du peuple. Le
repos sera difficile à l'armée. Une ambition démesurée l'a rendue
aventureuse. « Il
y a deux grandes factions de l'État. L'une défend les principes, l'autre
marche à la contre-révolution. D'un côté le clergé, les nobles, les anciens
possesseurs des biens nationaux aujourd'hui vendus, les membres des anciens
parlements, des hommes obstinés ne pouvant croire que leurs idées anciennes
soient en défaut et qui ne peuvent pardonner à une révolution qu'ils ont
maudite ; d'autres qui, fatigués de mouvement, cherchent le repos dans
l'ancien régime ; quelques écrivains passionnés, flatteurs des opinions
triomphantes. Du côté opposé, la presque totalité de la France, les
constitutionnels, les républicains, l'armée et le peuple, toutes les classes
de mécontents, une multitude de Français même attachés au roi, mais qui sont
convaincus qu'une tentative et que même une tendance à l'ancien régime serait
le signal d'une explosion semblable à celle de 1789. » VII Manuel,
cet orateur de la dernière Assemblée de plus en plus rapproché de Fouché et
cherchant à s'attacher au ministre, rédigeait avec lui ces rapports. Quelques
vérités s'y mêlaient a des exagérations intentionnelles. Manuel et Fouché, en
écrivant ces statistiques menaçantes au roi, oubliaient ou feignaient
d'oublier ces masses innombrables qui flottent entre les opinions réfléchies
et qui se précipitent où se montrent la fortune, la paix, la sécurité. Elles
étaient toutes en ce moment au roi. Les élections l'attestaient assez haut.
Mais Fouché voulait alarmer pour rassurer ensuite, en répondant de tout, par
son habileté personnelle. Le roi
et son conseil commençaient à s'offenser de ces tableaux sinistres et surtout
de la publicité coupable que leur donnait le ministre de la police. Cette
publicité ressemblait trop à une trahison pour que le roi la tolérât sans
ombrage. « Le ministre de la police, s'écria enfin un jour M. de
Talleyrand devant son collègue et devant le roi, prétend-il donc nous dominer
par sa popularité ? » Fouché s'excusa par de prétendues révélations
involontaires de ses manuscrits au public. On était habitué à ne pas croire à
ses paroles. L'irritation contre lui s'accroissait. Le duc et la duchesse
d'Angoulême, en revenant des provinces du Midi où ils étaient allés s'enivrer
de l'enthousiasme royaliste, et qui rentraient aux Tuileries avec le
sentiment d'une popularité passionnée pour leur cause, déclarèrent de nouveau
au roi qu'ils ne se rencontreraient jamais dans son palais avec le juge de
Louis XVI. Chaque
fois que Fouché paraissait au palais, le vide se faisait autour de lui. Les
hommes modérés ne dissimulaient pas leur répugnance, les royalistes leur
antipathie. Lui seul, aveuglé par le prodigieux succès de ses audaces et de
ses ruses pendant les derniers événements, et sûr de l'appui de lord
Wellington, se croyait encore certain de tout dominer. Il s'imaginait
intimider l'Assemblée par le roi, le roi par les révolutionnaires et les
bonapartistes, les puissances coalisées par le patriotisme irrité du pays, le
pays par les puissances. II était confiant comme le succès. Il oubliait
lui-même son passé, croyant ainsi le faire oublier aux autres. L'homme de la
Convention et t'homme de la cour de Louis XVIII étaient pour lui deux hommes
qui n'avaient plus rien de commun, pas même le nom. Son titre de duc
d'Otrante couvrait la mémoire de l'ancien Fouché. Il répudiait la révolution
comme un souvenir importun de sa jeunesse. « Quand on est jeune, disait-il
négligemment à ses familiers, les révolutions plaisent, elles remuent, elles
agitent, elles sont un spectacle auquel on aime à assister et a se mêler ;
mais à mon âge, elles ont moins de charme, on veut le repos, l'ordre, la
fixité, on veut jouir. » Le pouvoir lui semblait une de ces jouissances
nécessaires a son âge mûr comme l'agitation avait été nécessaire à sa
jeunesse. VIII Rien ne
manquait à la dignité extérieure de cette vie, qu'une famille à qui
transmettre après lui son immense fortune et ses titres, et une alliance avec
une des familles de la haute aristocratie française, pour légitimer sa
noblesse nouvelle dans la noblesse antique de ta cour et de Paris. On le
croyait encore si puissant, si inviolable aux disgrâces ; ses richesses, son
influence sur les derniers événements, son intervention décisive dans la
chute de Bonaparte et dans le rétablissement des Bourbons, exerçaient un tel
prestige sur cette noblesse accoutumée à tout accorder à la faveur des cours,
qu'il était presque certain, malgré son nom et ses taches, de s'enter sur la
souche d'une famille illustre par une union. Cette
âme agitée, mais non remplie par les ambitions et par les satiétés de la
fortune, n'avait pas été insensible à la séduction de la jeunesse et de la
beauté. Il avait connu, à Aix, pendant ses missions dans le Midi à la fin de
l'empire, mademoiselle de Castellane, jeune fille d'une maison renommée de
Provence, douée des dons les plus propres à captiver l'âme et les yeux. Il en
avait conservé un tendre souvenir et une sérieuse admiration. Cette jeune
personne elle-même, malgré la disproportion de nom, d'âge et d'existence,
avait été touchée du culte respectueux d'un homme puissant, spirituel,
célèbre, dont les titres, l'élévation, les services rendus à la cause royale,
couvraient le passé. Fouché la demanda en mariage et l'obtint de sa famille.
Il était si haut alors dans la faveur publique et dans l'apparente confiance
du roi, qu'on osa à peine murmurer dans l'aristocratie de Paris contre la
complaisance d'une grande race qui consentait à mêler son nom à celui de
l'ancien proconsul de la terreur. Il donna un grand éclat aux fêtes de son
mariage comme pour défier le murmure. Il croyait s'ouvrir pour toujours les
portes de cette noblesse dont il ne possédait que la richesse et les titres.
Ce fut l'apogée de son bonheur. Il n'allait pas tarder à en être précipité. IX Peu de
jours après les élections, dont la signification, quoique obscure encore,
frappait néanmoins le ministère d'inquiétude, M. de Talleyrand, qui voulait
mériter la faveur de la cour en la délivrant d'une humiliation, insinua
indirectement à Fouché, au conseil des ministres, la convenance ou la
nécessité de la retraite. Il parla négligemment de l'Amérique, où il avait
passé lui-même les plus douces années de son exil pendant la terreur. Il
vanta la liberté et la sûreté d'un séjour qui, en séparant l'homme d'un
continent orageux comme celui de l'Europe, le séparait de ses ennemis et de
ses périls. Il dit qu'aucune existence sur la terre ne lui avait jamais paru
supérieure à celle d'un ambassadeur représentant de la France dans ce pays
qui devait tout à la France. Puis, se tournant avec affectation du côté de
Fouché, comme s'il eût voulu provoquer de la bouche de son collègue un
acquiescement à ce bonheur qu'il aurait pu prendre pour une aspiration à le
goûter : « Cette existence, ajouta-t-il, je puis l'offrir en ce
moment, le poste de ministre du roi aux États-Unis est vacant. Ne seriez-vous
pas tenté par la dignité et par la sécurité de cet asile ? »
Fouché, que l'étonnement avait empêché de comprendre au premier mot, comprit
enfin, se troubla, et demanda, sans que personne lui répondît, si ses
services étaient donc désagréables au roi, et si l'on voulait se débarrasser
de lui. On
pouvait désormais s'expliquer davantage et le congédier sans danger. Les
élections le menaçaient par son nom, les royalistes rougissaient d'avoir eu
besoin de lui un jour. Le roi était humilié, la cour ingrate, les ministres
jaloux, M. de Talleyrand heureux de jeter un ancien rival à l'orage, les
républicains indifférents, les bonapartistes implacables. Le sol s'écroulait
enfin sous lui. Cet homme, qui venait de proscrire pour complaire, était
proscrit, quelques jours après, par ceux à qui il avait sacrifié ses
complices. Il allait les retrouver comme des remords vivants sur la terre
étrangère. X Seulement
on décora, cette proscription de l'apparence d'une mission à l'étranger.
Fouché, qui avait refusé la légation des États-Unis pour ne pas mettre trop
de distance entre l'exil et les retours de grandeur qu'il ne cessait pas
d'espérer, accepta le titre de ministre auprès de la petite cour disgraciée
de Saxe. Le roi colorait ainsi son ingratitude, Fouché son impuissance. Sa
fortune lui ouvrait le monde, il pouvait se retirer indépendant partout. Mais
il fallait à cet exilé l'ombre d'une cour, de l'importance et des affaires.
Il était si abandonné et si menacé en France le lendemain du jour où il
cessait d'y être tout-puissant, qu'il fit en silence ses préparatifs de
départ, et qu'il traversa la France sous un faux nom et sous un déguisement
pour tromper l'injure des uns, la vengeance des autres, le dédain de tous. Peu de
mois après son arrivée à Dresde, il fut révoqué, et le retour dans sa patrie
lui fut interdit. JI fut exilé en Autriche et vécut à Lintz, consolé par la
tendresse et par les vertus de sa jeune femme. Il sollicita souvent de M.
Decazes et du prince de Metternich un exil plus rapproché de la France ou le
séjour d'une capitale comme Vienne. Nous avons sous les yeux sa
correspondance dans ces années de solitude et d'éloignement elle respire
quelquefois la résignation, quelquefois la révolte contre le sort et contre
les injures de ses ennemis. « Nous
sommes dans un beau et riche pays et dans une jolie ville, dit-il, mais sans
ressource de société et d'instruction. Il n'y a dans la monarchie
autrichienne que la ville de Vienne où il y ait des lumières ; mais c'est la
résidence du fils de Napoléon. Trouverait-on des inconvénients à me placer en
Bavière, en Belgique ou en Angleterre ? On est bien sûr que je ne prêterai
aucun secours aux partis qui vous divisent. En me rapprochant de la France,
j'aurais l'avantage de voir quelquefois mes amis. J'ai signé l'ordonnance de
proscription elle était et elle fut considérée alors comme le seul moyen de
sauver le parti qui m'en accuse aujourd'hui. Elle l'enlevait à la fureur des royalistes
et le mettait à l'abri dans l'exil. Je ne désire pas que les partis soient
écrasés en France ; mais je forme des vœux ardents pour qu'ils soient
contenus. Qu'on réduise les révolutionnaires à un rôle d'opposition
raisonnable ; qu'on ne sépare pas le roi de la nation, en le faisant
considérer comme son adversaire. — On est trop en garde contre les royalistes
exagérés ; on ne l'est pas assez contre l'autre parti... Relisez l'histoire
de la Pologne ; vous êtes menacés du même sort si vous ne vous rendez pas
maîtres des passions. — Je lis une histoire de la campagne de 1813, par le
général Gourgaud. Je ne suis point étonné du langage de son maître à mon
égard ; il est commode à Napoléon d'excuser toutes ses sottises en soutenant
qu'il a été trahi... Non, il n'y a eu de traîtres que ses flatteurs. » Fouché
mourut insulté ou oublié de tous les partis dans cet exil, incapable de
repos, usé par l'oisiveté et l'inertie, non rassasié de rôle, cherchant à
repousser l'écho tantôt vrai, tantôt calomnieux de sa vie, qui le poursuivait
jusque dans sa retraite ; homme de tempêtes qui ne pouvait, comme l'oiseau de
mer, vivre sur le bord. XI Il
laissa une mémoire ambiguë, mais grande comme son rôle si divers dans les
événements de sa patrie. Génie plus brouillon que pervers, mais véritable
génie de l'intrigue, poursuivant sa trame à travers des révolutions si
diverses ; terroriste d'attitude et de langage plus que de cœur et de main
sous la Convention, suspect à Robespierre, menacé quelques jours avant le
triomphe de la modération, reniant, un des premiers, la révolution aussitôt
qu'elle décroît, et s'offrant à Bonaparte comme un négociateur nécessaire
entre le jacobinisme et lui ; se servant de sa puissance sous l'empire pour
se faire, par l'indulgence, des amis des royalistes et des républicains,
cherchant à modérer le despotisme de Napoléon pour le faire durer à son
profit, l'abandonnant dès qu'il décline pour se faire pardonner des Bourbons,
les congédiant d'une main, les ramenant de. l'autre après le retour de l'île
d'Elbe, avec une audace et une duplicité qui ne furent peut-être jamais
égalées ; ne trahissant pas Napoléon, mais le laissant trahir par son génie
et par les événements se préparant à le congédier de la scène et à l'empêcher
d'incendier une troisième fois la France ; dominant en ce moment, par son
interposition, une des transitions les plus compliquées et les plus hardies
de l'histoire ; sauvant de grands malheurs à son pays, des flots de sang à
l'Europe, peut-être le démembrement à la France ; triomphant deux jours et
forçant la cour des. Bourbons à implorer la main d'un régicide dupe ensuite
de sa propre habileté et englouti dans son triomphe par la colère des
royalistes qu'il avait servis. Tel fut Fouché. Si
quelque chose de sinistre ne s'attachait pas a son nom avec les votes de sang
de la Convention, ce serait un des grands rôles tour à tour comiques et
sérieux que l'homme d'État étudierait avec le plus de complaisance, quand il
se donne pour but le succès et non les principes. Acteur consommé sous les
deux visages de l'homme de ruse ou de l'homme d'audace, il ne lui manque rien
en habileté, peu en bon sens, tout en vertu. Ce mot le définit, mais ce mot
le juge. On le regardera éternellement, on l'admirer à quelquefois, on ne
l'estimera jamais. XII Revenons
au lendemain de sa chute. Le roi n'était qu'à demi délivré par la disgrâce de
Fouché. M. de Talleyrand et le reste du ministère subsistaient encore et
s'obstinaient à affronter la chambre, croyant qu'elle serait apaisée par le
sacrifice du ministre de la police. Mais M. de Talleyrand pesait peut-être
plus au roi que Fouché lui-même. Le roi ne haïssait dans Fouché que le
révolutionnaire, il haïssait dans M. de Talleyrand le protecteur. L'orgueil
de l'homme de haute naissance et la supériorité de l'homme d'esprit consommé
dans les affaires perçaient dans l'attitude et dans le ton de M. de
Talleyrand devant le roi. Quoique souple avec les puissants, ce ministre se
souvenait trop de son nom, de ses dignités de l'empire, de sa faveur auprès
des souverains étrangers et de sa réputation d'homme d'État devant le roi. Il
considérait ce prince comme un hôte étranger à la France, neuf aux affaires,
passif dans son propre conseil, qu'il avait ramené par la main dans ce
palais, à qui il faisait les honneurs de la France, et qui ne pouvait se
passer de lui pour lui traduire les mœurs, les choses, les hommes du nouveau
siècle. Louis
XVIII avait subi quelque temps cette subalternité politique dans les affaires
par la nécessité qui lui imposait M. de Talleyrand mais sa dignité
d'intelligence se sentait blessée. Il avait confié à M. Decazes le
mécontentement qu'il éprouvait de son ministère, le désir qu'il avait de le
remplacer et les négociations préliminaires et confidentielles, préludes
nécessaires de ces changements d'administration. Ses entretiens avec M. Lainé
et avec d'autres membres de la chambre arrivés à Paris, la lenteur et
l'insuccès des négociations avec les puissances pour la paix générale, les
murmures de la cour du comte d'Artois contre ce ministère, qu'il nommait à la
fois paresseux, orgueilleux et malheureux, avaient secrètement décidé le roi.
Mais il fallait une occasion et un prétexte pour rompre avec décence ce pacte
avec M. de Talleyrand formé par la nécessité. « M. de Talleyrand, enivré de
deux ans d'importance et se croyant inviolable, eut l'imprudence d'offrir
lui-même au roi l'heure et la convenance de sa disgrâce. XIII Les
journaux royalistes et les salons de l'aristocratie, exaltés par le mouvement
passionné de l'opinion que les élections venaient de révéler, ne cessaient
pas de menacer le ministre de la colère des chambres pour les ménagements
lâches ou coupables qu'il montrait à la révolution et aux révolutionnaires.
Ces rumeurs, préludes de luttes vives avec les chambres, alarmaient M. de
Talleyrand. Il ne se sentait pas de force à dompter une assemblée par la
parole il voulait l'intimider par l'autorité du roi. Il fallait pour cela
compromettre le roi dans la cause des ministres et établir entre eux et lui
une solidarité apparente, capable d'imposer aux royalistes. M. de
Talleyrand fit part de ce plan à ses collègues, entraîna facilement des
hommes faibles et légers dans cet acte étourdi d'audace. Il somma le roi en
plein conseil de donner un démenti aux bruits qui couraient de sa
désaffection pour son ministère, en accordant à lui et à ses collègues
quelque marque éclatante qui découragerait l'opposition naissante dans les
chambres et qui imposerait silence à la cabale du comte d'Artois dans le
palais. Il alla même, dit-on, jusqu'à faire envisager au roi l'éloignement du
comte d'Artois de Paris comme une nécessité de gouvernement qui enlèverait un
centre et un appui aux contradicteurs de sa politique. Il ajouta que si le
roi ne témoignait pas à son ministère l'adhésion la plus ferme et la plus
personnelle, les ministres affaiblis dans l'opinion ne se croiraient pas en
mesure de pouvoir-aborder les chambres, et qu'ils se verraient obligés de se
retirer. XIV M. de
Talleyrand, en parlant ainsi, ne doutait pas que le roi, contraint par la
nécessité de conserver sa confiance à l'homme qui traitait en ce moment de
son royaume avec, les alliés et de sa popularité avec le parti de la
révolution, ne cédât à son injonction et ne retrempât son autorité dans ses
mains. Comme Fouché, M. de Talleyrand ne savait plus lire dans le cœur des
rois ou des nations, il posait encore en homme nécessaire, et il n'avait plus
de base, ni dans les événements, ni dans les opinions. Le roi, qu'il avait
dominé, le dominait maintenant de toute la hauteur du trône sur la
révolution. Le roi
sentait sa force, et.il crut la circonstance secourable à son embarras de
congédier ses ministres. Après avoir écouté, avec l'apparence de
l'impassibilité qui réfléchit, le langage insolemment respectueux de M. de
Talleyrand : « C'est
donc leur démission, dit-il avec le ton d'un homme offensé, que mes ministres
me donnent ? eh bien ! j'en nommerai d'autres. » Et d'un signe de tête, sans
attendre les répliques, les repentirs, les explications, il les congédia. « Vous
pouvez rester en France, » dit le roi à M. de Talleyrand, comme s'il eût
voulu faire souvenir son ministre de l'exil qui venait d'être imposé a
Fouché, et des relégations loin de la cour auxquelles l'ancienne monarchie
condamnait les ministres trop puissants. — « J'espère, répondit M. de
Talleyrand avec une hardiesse d'amertume qu'il n'avait pas trouvée en
pareille circonstance devant Napoléon irrité, j'espère que -je n'ai pas
besoin 'd'autre chose que de la justice du roi pour résider sans crainte dans
mon pays. » Il se retira. « Nous
sommes joués, » dit-il avec l'étonnement de la ruse trompée à ses collègues,
en sortant du cabinet du roi. Il avait vu dans la précipitation de ce prince
à le prendre au mot un parti pris d'avance, et il avait entendu dans ses
paroles l'accent du maître et non du protégé. Subordonnant néanmoins sa
colère à son intérêt et voulant se réserver ouverte pour l'avenir la porte
d'un palais dont il connaissait les inconstances, il sollicita, comme
réparation d'abord et bientôt comme grâce, la place de grand chambellan avec
un traitement de cent mille francs, grâce accordée à la situation plus qu'à
la personne, car la cour le ménageait encore, mais ne le craignait plus. XV Le
ministère de M. de Talleyrand, depuis 1815, avait été passif, impuissant,
malheureux. Cet homme d'État avait été mal servi cette fois par les
circonstances, et il n'avait su ni les corriger ni les combattre. Nul à
l'intérieur, joué par la Russie et par la Prusse à l'extérieur, ne pouvant ni
traiter des conditions acceptables avec les puissances ni inspirer les
élections qui avaient passé comme une marée de réaction par-dessus sa tête,
ni dominer la cour, ni attendre les députés, ni couvrir contre l'indignation
du pays les restes du parti révolutionnaire compromis dans les cent-jours, il
disparaissait sans regrets dans aucun parti. Il n'avait obtenu qu'un succès,
celui de persuader au roi de prendre Fouché dans ses conseils, et ce succès
avait déshonoré la monarchie qu'il voulait servir. Sa vie
politique déclina, à dater de ce jour, malgré toutes les manœuvres qu'il ne
cessa d'employer pour ressaisir une popularité qu'il avait justement diminuée
lui-même par son insuffisance devant ces grandes conjonctures. Il ne la
ressaisit en 1830 et il n'agrandit alors son nom qu'en désavouant sans
dignité le principe de l'hérédité des trônes, dont il avait, fait, en 1814,
le dogme des monarchies, et en se faisant le complice du succès contre le
principe, avec la maison d'Orléans, dernier refuge de toutes ses ambitions. XVI Le roi,
qui s'était entretenu avec M. Decazes du duc de Richelieu, chargea son favori
de le voir et de lui offrir la présidence du conseil des ministres.
Indépendamment de l'estime générale et méritée qui attirait la pensée du roi
vers ce nom, et du prestige de ce nom en lui-même, qui semblait renouer son
cabinet à la mémoire d'un des hommes d'État à qui la famille des Bourbons
devait la terreur et l'omnipotence de la monarchie, le roi avait un instinct
très-juste et très-habile en plaçant son 'gouvernement sous les auspices d'un
si grand nom. L'empereur
de Russie avait été aliéné de M. de Talleyrand au congrès de Vienne, l'année
précédente, par les manœuvres mal couvertes de ce diplomate, qui avait conclu
une alliance secrète avec l'Autriche en dehors et contre les intérêts de la
Russie. M. de Talleyrand en agissant ainsi avait suivi la politique lâche et
mesquine du cardinal de Bernis, sous Louis XV. La France ne s'alliait ainsi
qu'en se liant. Par le ressentiment sourd que l'empereur de Russie avait
conçu de cette duplicité et de cette ingratitude du cabinet des Tuileries,
qui lui devait tout, jusqu'au trône, il était moins disposé à avoir envers un
ministère dirigé par M. de Talleyrand qu'envers tout autre les complaisances
et les générosités que le roi avait à solliciter de lui pour adoucir les
conditions des vainqueurs. Les exigences envers le roi pouvaient être des
vengeances personnelles de ce souverain contre M. de Talleyrand. Un ministre
qui garantirait à la Russie la loyauté et l'amitié du gouvernement des
Bourbons obtiendrait peut-être de l'empereur Alexandre, arbitre de l'Europe,
des adoucissements aux rigueurs du sort. M. de Richelieu semblait désigné par
sa vie pour cette négociation sur le cœur d'Alexandre. C'était un de ces
hommes prédestinés par la naissance, par le nom, par la nature et par les
hasards même de leur existence, à se jeter comme médiateurs entre les
événements, et à sauver leur patrie, quand tout semble conjuré pour la
perdre. XVII Armand,
duc de Richelieu, petit-neveu par les femmes du cardinal, était petit-fils du
maréchal de Richelieu, l'Alcibiade français. Il faut omettre de cette
généalogie illustre te duc de Fronsac, son père éclipse d'une génération dans
une grande race. Le génie du gouvernement, le génie de la guerre et le génie
de la cour semblaient ainsi se concentrer sur ce nom. Le duc
de Richelieu avait alors quarante-neuf ans. Jeune et impatient de gloire
comme La Fayette avant 1789, il était allé chercher, dans la lutte des Russes
contre les Turcs à cette époque, des occasions et des leçons de guerre sous
l'aventureux général Souvarof. Il s'était fait remarquer par ce héros au
fameux assaut d'Ismaïl, ce Saragosse de la Turquie. Il était accouru des
frontières de l'empire ottoman à l'armée de Condé pour offrir son bras et son
sang à la défense des Bourbons et du trône, ces deux devoirs de sa propre
race. Après la dissolution de cette armée brave, mais répudiée à la fois par
la France et par l'étranger, il avait poursuivi sa causé en Angleterre, où
elle avait encore des défenseurs et des espérances. II y avait commandé
jusqu'en 1794 un de ces corps d'émigrés que l'Angleterre entretenait à sa
solde comme des auxiliaires de guerre civile, quand le continent s'ouvrirait
aux princes inactifs de la maison de Bourbon. Cette oisiveté sans gloire
pesait à l'âme élevée et noble du duc de Richelieu. La guerre civile
répugnait à son patriotisme. Il retourna en Russie offrir ses services à
l'empereur Paul Ier. Bien accueilli d'abord, disgracié ensuite par un des
caprices de ce prince, généreux de cœur, mais ombrageux d'esprit, il avait
été rappelé par l'empereur Alexandre, au moment de son avènement au trône. La
conformité d'âge et de caractère avait lié d'une amitié plus intime et plus
solide que la faveur des cours le jeune empereur et l'illustre proscrit. Mais
la Russie était en paix. Le besoin de revoir sa patrie et les sollicitations
de Napoléon, qui recherchait les noms illustres pour s'entourer de tous les
-prestiges, avaient rappelé un moment le duc de Richelieu à Paris. Respectueux
envers le premier consul, il n'avait cependant pas consenti à désavouer, pour
s'attacher à sa fortune, les traditions de sa maison et les attachements de
sa jeunesse. Un éclat de ces sentiments dans son langage t'avait fait exiler.
Ses souvenirs le rappelaient en Russie, où l'attendait l'amitié du czar.
Alexandre, qui s'occupait alors de peupler, de civiliser, de bâtir, d'armer
la belle partie de son vaste empire que baigne la mer Noire, lui avait donné
le gouvernement général de toute la nouvelle Russie. Il avait créé,
construit, agrandi Odessa, cette capitale territoriale et maritime de la
Crimée. Il avait ébauché, en dix ans d'administration sage et prospère, un
empire entre le Dniester et le Caucase. Il n'avait eu que des bienfaits à
répandre, des végétations spontanées de peuple, de commerce, de navigation à
seconder. Il avait compris la. nature, et la nature l'avait aidé. Son nom,
comme celui d'un fondateur antique de colonie, semeur de races, grandi par le
lointain et servi par les circonstances, était béni dans l'Orient, renommé
dans l'Occident. La
guerre continentale l'avait ramené dans les camps, dans les conseils et dans
l'intimité d'Alexandre. On l'a
vu, en 1814 et pendant les cent-jours, suivre ou représenter son souverain et
son ami à Paris, à Vienne, à Gand. Sujet à la fois de deux princes, Louis
XVIII et Alexandre, il était le lien qui cherchait à les unir pour les servir
tous les deux. Sa réputation et son caractère inspiraient un sérieux respect
au roi et aux princes français. Les armées et les diplomaties étrangères le
considéraient comme un de ces hommes sans tache qui brillent, moins par leur
éclat que par leur pureté. La noblesse française le citait avec orgueil,
l'armée et le peuple avec estime. Étranger, par son long éloignement de
France, à toutes les colères, à toutes les fautes, à toutes les ambitions des
partis, il présentait à tous cette condition de neutralité dans les passions
et d'impartialité dans les pensées, heureuse condition des hommes qui ont
longtemps quitté leur patrie et qui y rentrent comme arbitres au-dessus des
reproches et des lassitudes des temps de révolution. Ce
caractère moral du duc de Richelieu était relevé en lui par toutes les
noblesses et toutes les grâces extérieures qui complètent les hautes vertus
par les hautes popularités dans un homme en évidence. Son visage portait son
nom. Son front était élevé, ses yeux limpides, son nez aquilin, sa bouche
entr'ouverte. L'ovale grec de ses traits rappelait la beauté de son
grand-père dans sa jeunesse ; mais son expression n'en avait ni la légèreté,
ni l'audace, ni la vanité. On sentait qu'une révolution sérieuse et triste
avait passé sur cette splendeur naturelle de sa race, et y avait empreint la
réflexion, la maturité, la vertu des longues adversités. Le caractère
dominant de sa figure comme de son âme était la modestie. C'était un homme
qu'il fallait toujours convaincre de sa propre suffisance, et à qui on .ne
pouvait faire accepter un honneur qu'en lui démontrant que c'était un devoir. Il
était adoré de sa famille. Deux sœurs qu'il avait laissées en France, et qui
habitaient Paris, ne vivaient que de son souvenir et de son affection, la
comtesse de Jumilhac et la marquise de Montcalm. La marquise de Montcalm,
liée par l'intelligence et le cœur avec l'élite littéraire, aristocratique et
politique de Paris, avait un salon ouvert à toutes les puissances et. à
toutes les célébrités du temps. Femme gracieuse et éminente, dont l'âme et le
visage retraçaient son frère, on ne la séduisait que par des vertus, et elle
ne séduisait elle-même que par les dignités de l'esprit et la noblesse du
cœur. Sa maison était le cercle des amis du duc de Richelieu. On y
rencontrait la cour, le parlement, l'armée, la ville, la diplomatie .de
l'Europe. On n'y intriguait pas ; on y mûrissait dans l'intimité les plus
hautes pensées pour la réconciliation des partis, pour l'indépendance et la
dignité de la France. M. Lainé en était le modeste et patriotique oracle. La
conformité de nature et d'amour du bien avait attiré instinctivement l'un
vers l'autre ces deux hommes qui ne se connaissaient que par leurs noms M.
Lainé la vertu de la bourgeoisie ; M. de Richelieu, le patriotisme de la
noblesse. Ils se complétaient en s'unissant. XVIII Il
fallut de grands efforts pour vaincre cette modestie du duc de Richelieu et
pour le contraindre à accepter, dans des circonstances si désespérées un
gouvernement qui échappait aux mains les plus consommées. M. Decazes, M.
Lainé, le roi, l'empereur Alexandre lui-même, eurent peine à triompher de sa
timidité. Le patriotisme seul le subjugua. On lui démontra que lui seul
pouvait prévenir le démembrement de la France, en arrachant à l'amitié de
l'empereur Alexandre ce qu'aucun autre que lui ne pouvait se flatter
d'obtenir, après l'insuccès de M. de Talleyrand. Les larmes et les
supplications de ses sœurs amollirent enfin sa résistance. Il consentit à
quitter la haute et paisible faveur d'un souverain, son ami, pour se
précipiter dans les misères, dans les désastres, dans les intrigues et dans
les orages d'opinion de ces partis intérieurs et de ces partis étrangers qui
se disputaient sa patrie. Le
ministère fut ainsi composé le duc de Richelieu, ministre des affaires
étrangères et président du conseil ; M. Corvetto, habile financier
génois, aussi hardi et plus prudent que Law, ministre des finances ; M. de
Vaublanc, homme nouveau aux affaires, quoique ancien membre des assemblées de
la Révolution, ministre de l'intérieur c'était le gage donné dans l'administration
au comte d'Artois, dont il avait conquis la confiance à Gand ; Clarke, duc de
Feltre., ministre de la guerre ; Barbé Marbois, homme mixte, dont les années
répondaient aux deux siècles, ministre de la justice M. Dubouchage, ancien
officier de marine, gentilhomme d'une race antique du Dauphiné, ministre de
la marine. Le roi
avait réservé pour son négociateur et son confident personnel, M. Decazes, le
ministère qui lui paraissait en un tel moment le gouvernement tout entier, le
ministère de la police, cette étude et ce gouvernement de l'opinion. XIX A peine
le ministère était-il constitué, que le duc de Richelieu agissant sur
l'empereur Alexandre, non plus par des notes diplomatiques, mais par le cœur
et par la générosité, obtint de ce souverain l'intervention décisive qu'il
sollicitait pour contraindre au silence les exigences obstinées des
puissances secondaires et hostiles. L'Angleterre, bien disposée par lord
Wellington, dont le bon sens ne voyait de repos que dans les Bourbons, et de
monarchie des Bourbons possible qu'avec l'intégrité et l'indépendance de leur
royaume, seconda dans les conférences l'empereur Alexandre. Les conditions du
traité, malheureusement consenties au-delà de la nécessité par la mollesse dé
M. de Talleyrand et par l'impatience du trône à tout prix de la cour, furent
néanmoins adoucies jusqu'à des limites où un homme d'État pouvait non les
admettre, mais les subir. M. de Richelieu, désespéré de ne pouvoir obtenir
davantage, les trouvait encore trop sinistres et se refusait obstinément à
les signer. Le roi,
qui voyait les chambres près de s'ouvrir, disposées à lui demander compte de
son intervention stérile pour pacifier le pays, et qui voyait d'un autre côté
l'Autriche, la Prusse, la Hollande, les puissances du Rhin écraser son peuple
sous les dévastations de huit cent mille hommes, envoya chercher le duc de
Richelieu, une nuit, par M. Decazes, et arrosant de ses larmes les mains de
son premier ministre, lui demanda le sacrifice qui coûte le plus à un homme
d'honneur, celui de son nom. Le duc de Richelieu sortit attendri et vaincu de
l'entretien de son malheureux maître. Il signa. On retrouve dans les lignes
écrites par lui un instant après, à sa sœur, madame-de Montcalm, pour être
communiquées à M. Lainé et à ses amis, le cri de douleur, qui éclate dans le
cœur d'un honnête homme forcé d'humilier sa patrie par patriotisme. « Tout
est consommé ! j'ai apposé plus mort que vif mon nom à ce fatal traité.
J'avais juré de ne pas le faire, et je l'avais dit au roi. Ce malheureux
prince m'a conjuré en fondant, en larmes de ne pas l'abandonner ; je n'ai
plus hésité ! j'ai la confiance de croire que personne n'aurait obtenu autant
La France expirante, sous le poids de calamités qui l'accable, réclamait
impérieusement une prompte délivrance ! » Le
sentiment du duc de Richelieu était vrai. Le roi se consumait de douleur et
de honte ; la France demandait à tout prix le reflux de l'invasion, ramenée
sur son territoire par la guerre, et, sinon la fin, au moins la
régularisation des représailles. L'Europe n'aurait accordé à personne,
excepté au duc de Richelieu, ce qu'elle refusait à Louis XVIII. Il était en
ce moment l'intercesseur de sa patrie. Nous avons vu la carte où les bords de
la France étaient déchirés pour en attribuer les lambeaux aux puissances qui
se les distribuaient. «
Conservez cette carte, que je ne rétablis que pour vous seul, dit l'empereur
de « Russie à son ami ; elle sera dans l'avenir le témoignage de vos
services, de mon amitié pour la France, et le plus beau titre de noblesse de
votre maison. » Ses neveux, en effet, la gardent encore. XX Ce
traité laissait à la France ses frontières de 1790, sauf quelques enclaves de
peu d'importance et la Savoie, conquête de la révolution qu'avait respectée
le traité de 1814. Il imposait sept cents millions pour indemnité à l'Europe
de la dernière guerre intentée par Napoléon, une occupation armée de cent
cinquante mille hommes pendant cinq ans, dont le généralissime serait nommé
par les puissances coalisées, et les places de guerre remises à cette
garnison de sûreté. Cette occupation pouvait cesser dans trois ans, si
l'Europe jugeait la France suffisamment pacifiée pour lui offrir des
garanties morales de tranquillité. Les prisonniers de guerre devaient être
rendus. Les sept cents millions d'indemnité devaient être acquittés jour par
jour. Outre cette indemnité de guerre, la France reconnaissait le principe
des indemnités attribuées après liquidation à chaque puissance pour les
ravages, les réquisitions ou les confiscations que chacun de ces États avait
subis pendant les dernières guerres par l'occupation des armées françaises.
La France était chargée, de plus, des frais de solde et d'entretien des cent
cinquante mille garnisaires que les puissances laissaient sur son territoire.
L'amende nationale de la France pour le retour de Napoléon de l'île d'Elbe
était en argent d'environ un milliard et demi, en force nationale ses places
fortes, en sang répandu soixante mille hommes, en honneur le licenciement de
son armée, et une garnison étrangère pour garder à vue un empire enchaîné.
Voilà ce que la dernière aspiration de Bonaparte au trône et à la gloire
coûtait à sa patrie. Onze cent quarante mille soldats étrangers foulaient en
ce moment le sol français. XXI Les
puissances néanmoins, au moment où elles enchaînaient ainsi la France
conquérante, enchaînaient en même temps le roi au système constitutionnel
qu'elles lui avaient imposé par leurs conseils en 1814, et qu'elles jugeaient
une salutaire nécessité de la popularité du trône en France. Spectacle
étrange et bien propre à faire mesurer au regard de l'homme d'État le
triomphe graduel du principe de liberté en Europe C'était la
contre-révolution armée et victorieuse qui imposait elle-même des conditions
de gouvernement populaire à l'ancien régime. « Les cabinets alliés, disait
une des stipulations du traité, trouvent leurs garanties dans les principes
éclairés, les sentiments magnanimes et les vertus personnelles du roi. Le roi
a reconnu avec eux que dans un État déchiré pendant un quart de siècle par
les révolutions, ce n'est pas à la force seule de ramener le calme dans les
esprits, la confiance dans les âmes, l'équilibre dans le corps social. Loin
de craindre que le roi prête l'oreille à des conseils imprudents ou
passionnés, propres à renouveler les alarmes, à ranimer les haines ou les
divisions dans le pays, les puissances sont rassurées par les déclarations du
roi en 1814 et notamment depuis son retour. Ils savent que le roi opposera
aux ennemis du bien public son attachement aux lois constitutionnelles
promulguées sous ses auspices, et sa volonté bien prononcée de ne conserver
des temps passés que le bien que la Providence a fait sortir du sein même des
calamités publiques. Ce n'est qu'ainsi que les vœux formés par les cabinets
alliés pour la conservation de l'autorité constitutionnelle du roi seront
couronnés d'un succès complet, et que la France, rétablie sur ses anciennes
bases, reprendra la place éminente qui lui appartient dans le système
européen. » XXII Le même
jour ou l'Europe réunie signait ce pacte, avec la France et avec l'esprit
moderne, d'intervention des peuples dans leur gouvernement, l'empereur
Alexandre, inspiré par madame de Krudener, qui l'avait suivi à Paris, signait
le traité de la Sainte-Alliance, rêve de son âme pieuse, sorte de contrat
social des rois. Ce pacte faisait des grands principes fraternels du
christianisme le code d'un droit public nouveau entre les princes en
attendant que ces mêmes principes, promulgués plus tard par la France et
par.la révolution de 1848, devinssent le code des peuples entre eux. C'était
le nouveau droit public européen dont une femme mystique avait communiqué
l'inspiration au plus puissant monarque de la coalition, et dont Alexandre
avait voulu être l'apôtre couronné. Les puissances le signaient par
complaisance et par flatterie pour le chef de la ligue européenne.
L'Angleterre seule s'y refusait par respect pour la liberté des croyances
chrétiennes ou non chrétiennes, fondement de sa législation civile. Ce traité,
que les préventions et les suppositions du parti libéral ont cru longtemps le
gage mutuel de l'asservissement des peuples entre les rois, n'était en
principe qu'un acte de foi dans la Providence, promulgué par un prince
reconnaissant après la délivrance du continent, et un acte qui devait
substituer dans les transactions des empires la morale et l'équité à
l'arbitraire et à la force. Nous le conservons ici à la mémoire d'Alexandre. XXIII « Au
nom de la très-sainte et indivisible Trinité, « LL.
MM. l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse et l'empereur de Russie, par
suite des grands événements qui ont signalé en Europe le cours des trois
dernières années, et principalement des bienfaits qu'il a plu à la divine
Providence de répandre sur les États dont les gouvernements ont placé leur
confiance en elle seule, ayant acquis la conviction intime qu'il est
nécessaire d'asseoir la marche à adopter par les puissances, dans leurs
rapports mutuels, sur les vérités sublimes que nous enseigne l'éternelle
religion du Dieu sauveur, « Déclarent
solennellement que le présent acte n'a pour objet que de manifester à la face
de l'univers leur détermination inébranlable de ne prendre pour règle de leur
conduite, soit dans l'administration de leurs États respectifs, soit dans
leurs relations politiques avec tout autre gouvernement, que les préceptes de
cette religion sainte, préceptes de justice, de charité et de paix, qui, loin
d'être uniquement applicables à la vie privée, doivent au contraire influer
directement sur les résolutions des princes et guider toutes leurs démarches,
comme étant le seul moyen de consolider les institutions humaines et de
concourir à leurs perfectionnements. « En
conséquence, Leurs Majestés sont convenues des articles suivants « 1°
Conformément aux paroles des saintes Écritures, qui ordonnent à tous les
hommes de se regarder comme frères, les trois monarques contractants
demeureront unis par les liens d'une fraternité véritable et indissoluble ;
se considérant comme compatriotes, ils se prêteront en toute occasion, et en
tous lieux, assistance, aide et secours ; se regardant, envers leurs sujets
et armées, comme pères de famille, ils les dirigeront dans le même esprit de
fraternité dont ils sont animés, pour protéger la religion, la paix et la
justice. « 2°
En conséquence, le seul principe en vigueur, soit entre lesdits
gouvernements, soit entre leurs sujets, sera celui de se rendre
réciproquement service ; de se témoigner, par une bienveillance inaltérable,
l'affection mutuelle dont ils doivent être animés ; de ne se considérer que
comme membres d'une même nation chrétienne ; les trois princes alliés ne
s'envisageant eux-mêmes que comme délégués de la Providence pour gouverner
trois branches d'une même famille, savoir l'Autriche, la Prusse et la Russie
; confessant ainsi que la nation chrétienne, dont eux et leurs peuples font,
partie, n'a réellement d'autre souverain que Celui à qui seul appartient en
propriété la puissance, parce qu'en Lui seul se trouvent tous les trésors de
l'amour, de la science et de la sagesse infinie, c'est-à-dire Dieu, notre
divin sauveur Jésus-Christ, le Verbe du Très-Haut, la Parole de vie. Leurs
Majestés recommandent en conséquence, avec la plus tendre sollicitude, à
leurs peuples, comme unique moyen de jouir de cette paix qui naît de la bonne
conscience et qui seule est durable, de se fortifier chaque jour davantage
dans les principes et l'exercice des devoirs que le divin Sauveur a enseignés
aux hommes. « 3°
Toutes les puissances qui voudront solennellement avouer les principes sacrés
qui ont dicté le présent acte, et reconnaîtront combien il est important au
bonheur des nations, trop longtemps agitées, que ces vérités exercent
désormais sur les destinées humaines toute l'influence qui leur appartient,
seront reçues avec autant d'empressement que d'affection dans cette sainte
alliance. » XXIV Le roi
n'attendait que la signature du traité de pacification pour ouvrir la session
des chambres, Il reparut le 7 octobre devant elles accueilli sur son passage
et dans l'Assemblée par des acclamations frénétiques qui présageaient moins
l'amour pour sa personne que la haine contre ses ennemis. C'était la
vengeance des acclamations soldatesques qui l'avaient expulsé le 20 mars de
son trône et de son palais. L'Assemblée, presque entièrement composée
d'hommes de cour, d'émigrés, d'écrivains ou de journalistes de l'ancien
régime, de nobles de province, de royalistes des départements, chargés par la
colère publique de venger la France de la Révolution et de l'empire,
présentait le spectacle d'une autre France exhumée des cendres de l'invasion. Les
femmes de la cour, de la haute aristocratie et de la ville, toujours plus
passionnées que les hommes, remplissaient les tribunes, battaient des mains,
versaient des larmes, agitaient des mouchoirs blancs et répandaient sur cette
scène triste en elle-même l'agitation d'une joie sinistre qui demandait en ce
moment des acclamations et qui bientôt peut-être demanderait du sang. Dans
les rangs élevés de la société comme dans les rangs obscurs du peuple, les
femmes faibles et timides' deviennent facilement cruelles. Il faut des idoles
à leur amour et des victimes à leur haine. On pressentait dans l'accent de
cet enthousiasme des femmes du monde aristocratique dans les tribunes les
prochaines exigences de leur royalisme. Les yeux en étaient ravis, les cœurs
consternés. Le roi, dans l'expression à la fois heureuse, assombrie et
mélancolique de sa physionomie, semblait craindre cet excès d'amour tout en
le savourant. Son
frère rayonnait de confiance et encourageait du regard ces démonstrations. Il
se sentait, pour la première fois de sa vie, dans l'élément de ses opinions
contre-révolutionnaires. La chambre lui appartenait de cœur. Il voyait en
elle son parti et il croyait que ce parti était la France. Le duc de Berry
montrait la loyauté et l'insouciance d'un soldat. Le duc d'Angoulême, qui se
modelait sur le roi, son oncle, et qui venait de voir les fureurs du Midi,
paraissait triste, contenu et réservé. Ce prince, mal servi par son
extérieur, recouvrait sous sa timidité et sous sa modestie plus de sens
politique et plus de modération que sa famille. La cour le regardait avec
dédain, parce qu'il ne partageait pas ses passions ; le peuple avec respect,
parce qu'à travers les disgrâces de son visage il discernait en lui les
intuitions d'un Germanicus. Le roi l'aimait comme un élève, dans lequel il
versait sa tristesse et ses leçons. Il s'appuyait avec abandon sur son bras. XXV Quand
le silence eut enfin calmé les murmures et les curiosités de cette scène où
le roi proscrit par la sédition militaire allait ouvrir son âme à la
représentation libre et passionnée de son peuple, il parla ainsi : « Lorsque
l'année dernière je convoquai pour la première fois les chambres, je me
félicitai d'avoir, par un traité honorable, rendu la paix à la France. « Elle
commençait à en goûter les fruits ; toutes les sources de la prospérité
publique se rouvraient « Une
entreprise criminelle, secondée par la plus inconcevable défection, est venue
en arrêter le cours. « Les
maux que cette usurpation éphémère a causés à notre patrie m'affligent
profondément ; cependant je dois déclarer ici que, s'il eût été possible
qu'ils n'atteignissent que moi, j'en bénirais la Providence. « Les
marques d'amour que mon peuple m'a données dans les moments même les plus
critiques m'ont soulagé dans mes peines personnelles ; mais celles de mes
sujets, de mes enfants, pèsent sur mon cœur. « C'est
pour mettre un terme à cet état d'incertitude, plus accablant que la guerre
même, que j'ai dû conclure avec les puissances qui, après avoir renversé
l'usurpateur, occupent aujourd'hui une grande partie de notre territoire, une
convention qui règle nos rapports présents et futurs avec elles. « Elle
vous sera communiquée sans aucune restriction aussitôt qu'elle aura reçu sa
dernière forme. « Vous
connaîtrez, et la France entière connaîtra la profonde peine que j'ai dû
ressentir ; mais le salut même de mon royaume rendait cette grande
détermination nécessaire et quand je l'ai prise j'ai senti les devoirs
qu'elle m'imposait. « J'ai
ordonné que cette année il fût versé, du trésor de ma liste civile dans celui
de l'État, une portion considérable de mon revenu. Ma famille, à peine
instruite de ma résolution m'a offert un don proportionné. « J'ordonne
de semblables diminutions sur les traitements et les dépenses de tous mes
serviteurs, sans exception. Je serai toujours prêt à m'associer aux
sacrifices que de douloureuses circonstances imposent à mon peuple. « Les
états vous seront remis, et vous connaîtrez l'importance de l'économie que
j'ai commandée dans les départements de mes ministres et dans toutes les
parties de l'administration. « Heureux
si ces mesures pouvaient suffire aux charges de l'Étal ; ! Dans tous les cas,
je compte sur le dévouement de la nation et sur le zèle des deux chambres. « Mais
d'autres soins plus doux et non moins importants les réunissent aujourd'hui.
C'est pour donner plus.de poids à vos délibérations, c'est pour en recueillir
moi-même plus de lumières, que j'ai créé de nouveaux pairs, et que le nombre
des députés des départements a été augmenté. « J'espère
avoir réussi dans mon choix ; et l'empressement des députés, dans des
conjonctures difficiles, est aussi une preuve qu'ils sont animés d'une
sincère affection pour ma personne et d'un ardent amour de la patrie. « C'est
donc avec une douce joie et une pleine confiance que je vous vois rassemblés
autour de moi, certain que vous ne perdrez jamais de vue les bases
fondamentales de la félicité de l'État union franche et loyale des chambres
avec le roi et le respect pour la charte constitutionnelle. « Cette
charte, que j'ai méditée avec soin avant de la donner, à laquelle la
réflexion m'attache tous les jours davantage, que j'ai juré de maintenir, et
à laquelle vous tous, à commencer par ma famille, allez jurer d'obéir, est
sans doute, comme toutes les institutions humaines, susceptible de
perfectionnement ; mais aucun de nous ne doit oublier qu'auprès de l'avantage
d'améliorer est le danger d'innover. « Assez
d'autres objets importants s'offrent à vos travaux. « Faire
refleurir la religion, épurer les mœurs, fonder la liberté sur le respect des
lois, les rendre de plus en plus analogues à ces grandes vues, donner de la
stabilité au crédit, recomposer l'armée, guérir des blessures qui n'ont que
trop déchiré le sein de notre patrie, assurer enfin la tranquillité
intérieure, et par là faire respecter la France au dehors, voilà où doivent
tendre tous nos efforts. « Je
ne me flatte pas que tant de bien puisse être l'ouvrage d'une session ; mais
si, à la fin de la présente législature, on s'aperçoit que nous en ayons
approché, nous devons être satisfaits de nous. Je n'y épargnerai rien ; et,
pour y parvenir, je compte, messieurs, sur votre coopération la plus active.
» XXVI La
tristesse, la consternation, l'espérance, la résignation, l'amour et la
colère avaient tour à tour assombri, abattu, épanoui, attendri ou irrité les
physionomies et les attitudes de l'Assemblée et des tribunes aux différents
paragraphes du discours du roi. Des larmes roulaient dans les yeux des
députés des départements et des villes qui allaient être retranchées du
territoire. La patrie, même malheureuse, voulait retenir tous ses enfants. On
ignorait encore dans le public la mesure des sacrifices imposés au cœur de la
France. On tremblait de les apprendre. Les engagements que le roi et sa
famille prenaient de nouveau envers la charte soulevèrent, sinon des
murmures, au moins des chuchotements dans les tribunes. Tout ce qui bornait
la royauté bornait leur enthousiasme et rappelait un pacte avec la
révolution. Le règne, selon les salons de cette époque, ne devait être que le
triomphe sur les choses et sur les hommes qui leur rappelaient des souvenirs
détestés. Le
passé devait renaître avec le roi, sans mélange et sans condition avec
l'avenir. Les concessions leur paraissaient faiblesse, la sagesse lâcheté. Il
n'y a rien de si impatient de régner sans modération que les partis sans
force qui viennent de défaillir d'impuissance. Ils croient effacer leur
humiliation par leur insolence. Telle
était alors cette partie de l'aristocratie irritée, revenue au mont Aventin
de la noblesse, qu'on appelait le faubourg Saint-Germain. La colère et
l'espérance lui donnaient le délire. Le génie de l'émigration se vengeait en
paroles de la France. Après avoir été proscrite elle voulait proscrire, elle
cherchait dans le roi non un modérateur, mais un instrument. Elle jetait au
comte d'Artois et aux nombreux députés de son parti des acclamations, des
sourires, des signes d'intelligence qui disaient : « Régnez d'avance,
notre cœur est avec vous ! » XXVII Le roi,
aussi soigneux de sa renommée de prince lettré que de roi législateur, avait
rédigé et écrit de sa propre main ce discours d'une convenance parfaite à la
situation et aux événements. Il avait le tact des solennités et le sentiment
de l'opinion publique. Avant de le prononcer, il l'avait lu à son conseil des
ministres et à sa famille ; il avait exigé que le comte d'Artois, le prince
de Condé, le duc d'Angoulême, le duc de Berry, tous les princes de sa maison
renouvelassent comme lui, au retour de leur second exil, le serment à la
charte qu'ils avaient prononcé le 18 mars. Cet engagement, pris aujourd'hui
en toute liberté et sous la protection de douze cent mille baïonnettes qui
garantissaient la conscience de toute pression populaire, paraissait au roi
un acte de haute dignité morale et de généreuse politique. Il avait de plus
l'ambition, la seule permise à ses années et à sa nature, de laisser dans
l'histoire la renommée d'un monarque fondateur 'd'institutions. Il voulait
que ses héritiers prissent en face de la nation et de l'Europe l'engagement
de respecter ses institutions. Le
comte d'Artois avait hésité un moment. Des royalistes invétérés et quelques
évêques exaltés dont il était entouré lui déconseillaient un serment à une
charte qui admettait des limites humaines à l'autorité divine, coulant avec
le sang des rois dans ses veines, avec l'huile du sacre sur sa tête. La
partie du clergé rebelle au concordat, et qui voulait restaurer avec l'unité
de puissance l'unité de culte, lui faisait un scrupule d'une charte où les
cultes dissidents étaient tolérés. Le prince de Condé affaissé par l'âge et
qui n'avait jamais reconnu la révolution sur les champs de bataillé que pour
la combattre, se refusait également à proférer le serment à cette révolution.
Les vieux courtisans et les femmes dont il était entouré lui conseillaient de
motiver son absence sur ses infirmités. Ces
princes cédèrent enfin moins aux instances du roi qu'aux injonctions de
l'Europe. Ils levèrent la main sur les promesses de leur chef parlant au nom
de sa dynastie. Cependant ces scrupules et ces murmures de leur conscience se
trahirent par leurs amis dans les deux chambres, au moment où le duc de
Richelieu prononçait devant le roi les noms des pairs et des députés pour
leur demander le serment. Le comte Jules de Polignac, jeune homme de la cour
la plus intime et de la faveur la plus paternelle du comte d'Artois, refusa
de jurer. M. de La Bourdonnaie, le cardinal de Périgord, le maréchal de
Vioménil, ne répondirent que par leur silence à l'appel de leur nom. Un
député de Montauban, nommé Domingon, se leva et demanda la parole pour
expliquer son refus. Le duc de Richelieu, également embarrassé de refuser la
parole à la conscience d'un député et de laisser entendre au roi une
réclamation qui pouvait être une offense, regarda le roi, prit conseil de son
geste, et répondit que les usages immémoriaux de la monarchie interdisaient à
des sujets de parler devant le prince sans son autorisation. Ces
signes de révolte du cœur contre l'esprit de la charte suffirent au comte
d'Artois et à sa cour. Ils contenaient une protestation tacite ou des
réserves que le temps pouvait couver sous la ruine de ces libertés. Le roi
vit dans leur petit nombre une ratification de sa sagesse par la presque
unanimité de la nation. Son retour aux Tuileries fut un triomphe populaire
qui le vengeait assez des froideurs ou des murmures de sa propre cour. Une
partie de l'aristocratie et de l'Église avait protesté, la nation en en masse
consentait et applaudissait. Déjà ce prince, plus ferme en ses desseins qu'on
ne le reconnaissait alors, échappait avec une énergie obstinée aux obsessions
de famille, de caste et de sacerdoce, pour chercher son point d'appui dans la
raison publique, et sa popularité dans l'avenir. La famille lui était amère,
l'émigration rebelle, l'Église mécontente, son peuple doux et reconnaissant. XXVIII La
chambre présenta, selon les rites parlementaires, trois candidats parmi
lesquels le roi désignerait lui-même le président de l'Assemblée. M. Lainé,
couvert du courage civique qu'il avait deux fois montré en quinze mois
jusqu'à affronter la mort, était le plus grand citoyen de la nation.
L'Assemblée, alors juste encore, parce qu'elle était neuve, donna l'unanimité
de ses suffrages à M. Lainé. Le roi fut heureux de choisir l'homme de la
liberté contre la tyrannie, et du droit contre l'insurrection. M. Lainé
personnifiait en lui une charte libérale. Nul ne pouvait mieux représenter le
peuple devant son roi, le roi libéral devant un peuple libre. C'était le
citoyen dans le sujet fidèle, le sujet fidèle dans le citoyen, l'homme des
deux temps. Ce choix fut applaudi de toutes les consciences. C'était mieux
qu'une déclaration, c'était un symbole. XXIX « Messieurs,
dit M. Lainé en prenant possession de la présidence, le sentiment dominant
des Français, celui qui absorbe vos âmes, celui des malheurs de la patrie,
fait taire en moi-même la reconnaissance. Qui pourrait, en effet, au milieu
des calamités communes, former d'autres vœux, avoir d'autres pensées que
d'adoucir les maux qui, depuis huit mois, accablent le roi et la France ? Une
grande espérance nous est pourtant donnée. Le serment solennel prêté dans
cette enceinte permet de croire que les débats sur les questions politiques
vont enfin se taire devant une charte qui rallie les opinions et rassure les
intérêts. Montrons qu'un malheur commun élève les caractères !...
Laissons à Dieu, qui afflige ce peuple, à juger les rois ; mais entourons le
nôtre de toute la force dont il a besoin pour éteindre les passions, étouffer
les discordes, faire respecter la France et protéger la liberté ! » La
chambre, peu digne d'entendre ces paroles et incapable de les comprendre,
répondit au discours du roi avec un accent de pénible résignation à la
clémence, qui indiquait, dès le premier acte, qu'elle imposerait ses
ressentiments et ses représailles à la couronne, et qu'elle ne respecterait
son gouvernement qu'à la condition de le dominer, « Au
milieu des vœux de concorde, disait la chambre, c'est notre devoir de
solliciter votre justice contre ceux qui ont mis le trône en péril votre
clémence a été sans bornes, nous ne venons pas vous prier de la rétracter,
mais nous vous supplions au nom du peuple même, victime des malheurs dont le
poids l'accable, de faire enfin que la justice marche là où la clémence est
arrêtée. Que ceux qui, aujourd'hui encore, encouragés par l'impunité, ne
craignent pas de faire parade de leur rébellion, soient livrés à la juste
sévérité des tribunaux. La chambre concourra avec zèle à la confection des
lois nécessaires à l'accomplissement de ce vœu. Ne confiez qu'à des mains
pures votre autorité ! » On
sentait dans ce premier vœu l'impatience de sévir, dans le second
l'impatience de s'emparer du pouvoir royal. Ces mains pures, allusion
à Fouché et à Talleyrand, étaient une offense au prince lui-même, sous la
forme de l'avertissement. Le roi la ressentit jusqu'au fond du cœur. Il
commença à craindre davantage de ses amis que de ses ennemis. La
chambre des pairs, dans laquelle M. de Talleyrand avait introduit des hommes
plus modérés, plus expérimentés aux révolutions, mais plus serviles, n'eut le
courage ni de contredire, ni de ratifier le langage de la chambre des
députés. Elle cherchait le vent pour le suivre. Elle balbutia, dans une
adresse obscure où les formes de la paraphrase couvraient le vide des idées,
sa réponse au discours du roi. XXX Les
dispositions de la chambre des députés, toutes conformes aux opinions et aux
colères du comte d'Artois et du gouvernement en expectative qui entourait ce
prince, dominèrent bientôt le gouvernement du roi et le forcèrent à donner,
par des lois sévères, satisfaction à la passion des chefs du parti royaliste. Le duc
de Richelieu, absorbé dans les conférences et dans les négociations avec les
puissances pour la libération du territoire, ne pouvait refuser aux cabinets
étrangers ces rigueurs qu'on appelait des prudences. Il laissait d'ailleurs à
ses collègues de la guerre, de l'intérieur, de la justice et de la police,
l'initiative des mesures et des lois, et la direction des chambres. Rendre
l'indépendance à la France ; maintenir l'harmonie entre les différents
membres de la famille royale par des concessions d'influence dans le cabinet,
propres à prévenir les factions dans le palais ; créer au roi une armée
personnelle qui l'affranchît plus tard des prétoriens de Napoléon modérer le
zèle imprudent et déjà cruel du royalisme, tout en comprimant l'esprit de
sédition dans le parti révolutionnaire ; rétablir dans le Midi troublé
l'empire des lois à la place de la turbulence sanguinaire des factions ;
conserver l'accord entre le gouvernement et les chambres autant que cet
accord ne coûterait pas de lâchetés ou de crimes au gouvernement ; caresser
les émigrés en les contenant, pacifier le peuple, restaurer les finances
ruinées par la guerre et par le prix dont il avait fallu payer la paix ;
relever le crédit public et lui demander la rançon de la patrie, en faisant
porter sur l'avenir une partie du poids du présent ; pour tout le reste,
laisser beaucoup au roi, à son frère, au temps, aux événements, au libre jeu
des opinions dans les chambres, à l'apaisement graduel des passions, a cette
lassitude qui suivent dans les périodes humaines les grandes convulsions des
peuples telle était la pensée dominante du duc de Richelieu. Sa nature, ses
facultés, ses habitudes ne le portaient ni aux détails de l'administration,
ni aux manœuvres de l'intrigue, ni aux adulations de cour, ni aux luttes de
paroles dans les tribunes avec les partis. C'était un esprit plus clairvoyant
qu'exercé, plus généralisateur qu'actif. Il avait besoin dans le conseil de
mains pour le servir, de voix pour l'expliquer. Il s'abandonnait à ces mains
et à ces voix. Il se livrait surtout à M. Decazes. XXXI Le
conseil, quoiqu’unanimement royaliste, se classait en deux nuances distinctes
d'opinion. M. de Vaublanc, le duc de Feltre, M. Dubouchage, appartenaient,
par l'exagération de leur zèle, au parti du comte d'Artois ils servaient les
violences de ce parti dans toutes leurs circulaires, dans toutes leurs
opérations ; M. de Richelieu, M. Decazes, M. de Barbé-Marbois et M. Corvetto,
au parti du roi. Mais ces deux opinions se confondaient au conseil dans un
zèle commun pour, l'affermissement du trône. Le roi
lui-même, quoique plus éclairé que son frère, et plus modéré que son propre
parti, rapportait de son second exil un certain repentir de sa mansuétude en
1814, et une certaine âpreté de règne, naturels à un homme qui venait de
subir de telles trahisons et de tels outrages. L'étranger, la nation, sa
race, lui demandaient des sûretés contre le retour des calamités qui pesaient
sur tous. On accusait, à haute voix, sa mollesse. Il tenait à prouver qu'il
était fort. Une rivalité de royalisme régnait en ce moment entre sa cour et
lui. Il ne voulait pas rester trop en arrière de ses partisans, de peur
qu'ils ne cherchassent dans son frère une personnification du trône qui
s'élèverait dans sa propre cour contre lui. II paraissait donc céder avec
complaisance aux provocations, à la rigueur que les tribunes les journaux,
les salons et les réunions des députés royalistes ne cessaient d'adresser à
ses ministres. Trois
projets de lois dans ce sens furent concertés dans le sein du. gouvernement
et présentés à la chambre. Une loi contre les cris séditieux, une loi qui
suspendait les garanties de la liberté individuelle des citoyens, enfin une
loi qui constituait les anciennes cours prévôtales, sorte de tribunal
révolutionnaire de la monarchie. XXXII La
première de ces lois infligeait de longs emprisonnements aux auteurs de
clameurs séditieuses. Le préambule, injuriait des expressions les plus
acerbes les partis hostiles à la restauration. La chambre l'accueillit avec
froideur, comme une pâle effigie de ses ressentiments. La seconde, qui
respirait la haine et la menace contre la révolution, arracha les
applaudissements aux partis parlementaires, dont elle satisfaisait les
exigences. C'était la dictature temporaire de la police sur la liberté des
citoyens. Le gouvernement la jugeait lui-même trop absolue ; mais les
violences privées qui ensanglantaient le Midi faisaient en ce moment une
nécessité aux ministres de prendre l'arbitraire entre les mains du
gouvernement pour l'arracher aux individus. Il y avait même de l'humanité
déguisée sous l'apparence de cette rigueur. On voulait sauver des victimes de
l'assassinat par les prisons. La discussion, timide du côté de l'opposition,
était implacable du côté des royalistes exaltés. M. d'Argenson, ayant eu le courage
de parler du sang des protestants qui coulait dans le Midi, fut rappelé par
des vociférations à l'ordre, comme si dénoncer le crime eût été un crime aux
oreilles qui ne voulaient rien entendre. « Croyez-vous
donc être encore ici au champ de mai ? » lui cria-t-on. M. de Vaublanc
combattit, non avec l'autorité calme du ministre, mais avec la déclamation
passionnée du néophyte de cour, les objections de M. d'Argenson. « Il
faut un pouvoir extraordinaire qui veille au salut de l'État. L'immense
majorité de la France veut son roi ! » s'écria-t-il. Des acclamations de :
« Vive le roi ! » lui répondent de tous les bancs monarchiques. On ne
discutait plus par des discours, mais par des gestes et par des cris. La loi
fut votée ; cinquante voix à peine protestèrent contre l'excès de ces
précautions. La liberté des citoyens fut à la merci de la police. XXXIII Dans la
discussion de la loi, les royalistes, trouvant la peine de la déportation
trop miséricordieuse, demandèrent à grands cris la mort. « La mort
contre les misérables qui cherchèrent à lutter contre le gouvernement
légitime, » vota M. Humbert de Sesmaisons. « La mort contre ceux qui
arboreront un autre drapeau que le drapeau blanc, » vota M. Piet. « Les
travaux forcés à perpétuité, reprit M. Josse de Beauvoir ; depuis le
retour du roi on caresse le crime au lieu de le flageller ! — Non, non, la
mort ! la mort ! » revendiqua M. de Sesmaisons. « La peine des parricides !
» ajouta M. Bouin. Ces fureurs s'élevaient les unes sur les autres comme une
rivalité de gages donnés à la royauté. Chacun semblait vouloir jeter avec son
vote son nom à l'histoire, comme un défi à l'humanité. On ne cachait pas sa
colère, on s'en faisait un titre devant l'avenir, une gloire devant son
parti. L'avenir a conservé en effet ces titres, et il les juge aujourd'hui. XXXIV Le 17
novembre, on discuta la loi des cours prévôtales, cette juridiction sans
garantie comme l'arbitraire, sans appel comme la passion, sans merci comme la
mort. Chaque département devait avoir un de ces tribunaux, composé du prévôt,
ou juge principal, et de quatre assesseurs. Ils jugeaient tous les crimes
politiques les complots, les agitations, les cris injurieux au roi ou à sa
famille. Les peines étaient aussi larges que le Code, depuis les amendes
jusqu'à la mort. Le chef du tribunal recherchait et dénonçait le crime, on
instruisait dans les vingt-quatre heures, on prononçait sans ajournement, on
frappait sans recours de personne. La
suspicion était érigée en criminalité. La pente du sang était si glissante,
et la colère publique avait si peu le pressentiment du remords que de telles
lois éveillent plus tard dans l'âme des peuples, que deux hommes illustres
depuis par les lumières, l'élévation et la modération de leur caractère, M.
Cuvier, illustre à jamais dans la science, M. Royer-Collard, type de
philosophie dans les affaires, soutinrent cette loi comme une nécessité du
jour. Un membre même, emporté par la fougue de son royalisme qui ne lui
laissait voir de justice que dans sa cause, demanda que l'on supprimât une
partie des autres tribunaux et qu'on suspendît pendant un an l'inamovibilité
des juges, afin de laisser peser sur leurs jugements la crainte d'une
destitution. C'était
porter la terreur jusque dans l'âme des juges où la sagesse a fait protéger
partout l'impartialité par l'indépendance du gouvernement. Une foule de
propositions de cette nature enchérissaient sur la passion. XXXV La
chambre des pairs fit entendre, dans la discussion de ces lois, des murmures
de conscience et des protestations par la bouche des mêmes hommes qui avaient
bravé, sous la Convention, le glaive des autres partis. L'héroïsme des
révolutions n'est pas dans les hommes d'excès, mais dans les hommes de
modération. Lanjuinais se retrouva dans la chambre des pairs tel qu'il avait
été devant la terreur. Il osa dire la vérité à ses amis, comme il l'avait
dite à ses ennemis. « Votre
loi est injuste, parce qu'elle fait du soupçon un crime, parce qu'elle envoie
le suspect devant des juges dépendants de l'accusateur ! C'est la loi de
1793, mieux combinée encore pour intimider toutes les imaginations, pour
asservir toutes les consciences ! Rome et l'Angleterre même dans les dangers
publics n'eurent pas de telles lois. » Les pairs, victimes et instruments
tour à tour de l'arbitraire qu'on implorait d'eux, s'irritèrent à la voix de
Lanjuinais comme la passion s'irrite quand on la trouble par une vérité. Boissy
d'Anglas, Marmont, Lenoir-Laroche, sans nier la nécessité de lois
rigoureuses, cherchèrent à atténuer l'arbitraire et l'irresponsabilité de ces
tribunaux. Fontanes, esprit cultivé et doux, mais amateur du despotisme sous
tous les noms, les défendit par cet éternel motif qui justifie toutes les
dictatures que le premier besoin de toutes les sociétés, c'est l'ordre et non
la liberté, axiome vrai pour les temps et pour les hommes qui séparent
l'ordre du droit, inséparables dans les civilisations perfectionnées et
morales. Le duc de Brissac, élevé à la même école de l'empire, les trouva
indulgentes. Les avis les plus âpres, sous la Restauration, furent presque
toujours conseillés par les hommes assouplis à la domination et complices du
régime impérial de Napoléon. La loi
fut votée par cette assemblée avec le regret non déguisé de n'avoir pas à en
voter de plus absolues et de plus efficaces. Il fut évident que la chambre
des pairs n'opposerait ni tempérament ni obstacle aux violences de la chambre
des députés. M. de Talleyrand et Fouché, en introduisant dans ce sénat les
débris vivants de tous les gouvernements révolutionnaires et de toutes les
cours, n'y avaient introduit ni le courage civique, ni l'indépendance, ni la
dignité des caractères. La chambre des députés avait les passions du temps,
la chambre des pairs en avait les servilités. C'était le dépôt de trente ans
de révolutions, où les courtisans d'Hartwell, les séides de Napoléon, les
révolutionnaires de 89, les législateurs de l'empire, les hommes de guerre fatigués,
ne se rencontraient que dans une lassitude commune et dans leur complaisance
banale pour tous les pouvoirs protégeant leurs titres, leur fortune, leurs
dignités et leur repos. De rares exceptions y faisaient contraste plutôt
qu'opposition à l'esprit général de souplesse et d'adulation. L'aristocratie
nationale n'existait plus. Le cardinal de Richelieu l'avait tuée elle ne
pouvait être remplacée en France dans un sénat que par l'aristocratie de
cour, faite pour servir, non pour résister. XXXVI Le duc
de Fitz-James, descendant des Stuarts, attaché au comte d'Artois, homme léger
de tête, chaud de cœur, noble d'âme, éloquent de nature, plus propre qu'aucun
des amis du prince à prendre un rôle dans le parlement et à rappeler la voix
et les doctrines de Cazalès, essaya de populariser le duc d'Angoulême en
faisant voter des félicitations à ce prince pour avoir préservé le Midi de
l'invasion des Espagnols. Le prince méritait ces éloges. Le
comte d'Artois les écarta avec une convenance et une modestie paternelles qui
émurent la France : « Pardonnez, dit-il en montant pour la première
fois de sa vie à la tribune, à l'émotion d'un père qui entend l'éloge d'un
fils digne de tout son amour et de celui de la France. Il est absent, et
c'est à moi d'être son interprète. S'il avait eu le bonheur de déployer
contre les ennemis extérieurs de la France le courage que vous voulez honorer
en lui, une telle récompense mettrait le comble à ma satisfaction et à sa
gloire. Mais Français, prince français, mon fils peut-il oublier que c'est
contre des Français égarés qu'il a été forcé de combattre ? Permettez que je
refuse pour mon fils des remercîments acquis à ce titre ! » L'Assemblée
obéit a ce scrupule de l'héritier du trône, et le duc de Fitz-James, en
retirant sa proposition., fit recueillir à son maître l'honneur de ce refus.
Cet hommage au deuil de la patrie ramena des cœurs au comte d'Artois. Le roi
ne vit pas sans ombrage les princes de sa maison monter à la tribune ou juger
dans la chambre des pairs. L'opposition eût été funeste. La popularité même
était dangereuse dans des rangs si rapprochés du trône. Le roi, en félicitant
son frère sur son succès oratoire, ne pouvait oublier le duc d'Orléans, dont
le rôle de tribun à la chambre des pairs, si ce prince voulait le prendre,
agiterait l'empire et menacerait même le trône. XXXVII Le duc
d'Orléans, dont nous avons vu la conduite à la fois irréprochable et ambiguë
depuis 1814, les caresses à l'armée pendant sa présence à Lille, les
réminiscences flatteuses au drapeau tricolore, le départ pour l'Angleterre ;
le séjour à Londres pendant les cent-jours, l'affectation habile à séparer sa
cause de celle de Gand, venait de rentrer en France. Son attitude suspecte en
Angleterre, où les membres les plus libéraux de l'opposition le recherchaient
et le présentaient comme le contraste a l'impopularité de sa race ; les
rumeurs qui avaient couru en France, pendant les cent-jours, d'un complot
orléaniste dont il n'était pas le complice, mais dont il était le drapeau ;
la marche interrompue sur Paris des généraux Lallemand et de leur corps
d'armée, énigme dont il était à son insu le vrai mot ; son caractère
obséquieux à la cour ; ses opinions transparentes par tous ses actes, quoique
voilées par ses paroles dans le public ; son rang., qui commandait le respect
pendant que son indépendance lui permettait la popularité ses talents
très-distingués, quoique de cet ordre secondaire qui attire la considération
sans éveiller l'envie ; les souvenirs de la Révolution qui l'entouraient d'un
double intérêt ; homme de 1792 pour les patriotes, émigré pour les royalistes
; complice pour les uns, victime pour les autres ; citoyen pour ceux-ci,
prince pour ceux-là, considérable pour tous tout cela faisait du duc
d'Orléans à la fois une force et une menace pour la monarchie. Le roi était
justement offensé de l'isolement affecté dans lequel ce prince s'était tenu
de lui et des autres princes de sa maison pendant l'interrègne de Gand. Le
duc d'Orléans, après la défaite de Waterloo, avait laissé répandre, pour se
justifier, que c'était par ordre exprès du roi qu'il s'était abstenu de
prendre les armes contre son pays. Le roi, qui savait le contraire, lui
pardonnait mal une duplicité de rôles et de paroles dont ce prince profitait,
s'il ne la consentait pas. Cependant il ne s'était point opposé à son retour
en France après le rétablissement de son trône. La
duchesse d'Orléans, mère de ce prince, fille du duc de Penthièvre, veuve de
Philippe-Égalité, avait été chargée par son fils de négocier auprès du roi
son retour, sa réconciliation, la restitution des immenses domaines, apanages
de sa maison, et tous les titres et grâces royales qui étaient l'objet de son
ambition. Cette princesse, victime de la révolution, épouse vertueuse d'un
mari corrompu, veuve irréprochable, mère tendre, dévouée par son nom, par ses
malheurs, par ses exils, par ses sentiments, à la maison royale, était un
intermédiaire naturel et vénéré auprès de la cour. Elle avait répondu de son
fils, et obtenu facilement de Louis XVIII l'oubli de ses ombrages et toutes
les faveurs propres à rattacher le duc d'Orléans par la reconnaissance à la famille
royale. Le roi lui avait parlé avec la haute sincérité d'un chef de race qui
ne craint rien pour lui-même et qui combat les ambitions suspectes du pays
par l'intérêt bien entendu. « Vous
êtes mon cousin, avait-il dit au prince ; vous êtes le prince du sang le plus
rapproché du trône après le duc de Berry. Vous avez plus de candidature à la
couronne par le droit que par l'usurpation. Je crois ainsi autant à votre bon
esprit qu'a votre bon cœur. Je suis tranquille, vous êtes dans une de ces
heureuses situations où la vertu profite plus à la grandeur qu'à l'ambition.
» Le roi
avait confirmé ces paroles par la sanction légale et irrévocable des riches
domaines de son apanage que le duc d'Orléans ne possédait jusque-là qu'en
vertu d'une parole révocable du roi. Le
prince avait juré son innocence, sa reconnaissance, son inaltérable fidélité.
Il avait été appelé a siéger avec les princes de la famille royale à la
chambre des pairs. Mais, bien qu'il fût muet en public, révérencieux à la
cour, ses sourires à l'opinion, ses caresses à l'opposition naissante, sa
cour presque exclusivement formée des débris de l'empire et de l'armée
démentaient tacitement au dehors l'attitude qu'il avait dans le palais. La
générosité de Louis XVIII n'était pas trompée, mais elle était justement
vigilante. Il fit savoir aux princes de sa maison que leur assistance aux
séances de la chambre des pairs lui serait désagréable. Il colora cette
injonction de l'inconvenance qu'il y aurait pour des membres de sa famille de
combattre par leur parole ou par leur vote les actes de son ministère, et de
l'inconvenance plus grande encore qu'il y aurait à des princes si rapprochés
du trône de voter dans les grands procès politiques qui allaient se juger
dans la chambre des pairs, changée en tribunal d'État. Les princes obéirent. XXXVIII Les
discours et les votes sur les trois lois de rigueur proposées par le
ministère ne furent pas moins sinistres dans la chambre des pairs que dans la
chambre des députés. Le même esprit soufflait sur les deux corps. Les
meilleurs en subirent la triste influence. M. de Rougé demanda la peine de
mort contre ceux qui arboreraient un autre drapeau que le drapeau blanc. «
N'est-ce pas un drapeau arboré à Grenoble qui a été la cause de nos derniers
malheurs ! » dit-il. M. de Chateaubriand s'indigna à propos de l'article du
projet de loi qui portait une peine contre ceux qui menaceraient la
légitimité de la possession des biens nationaux. « Disposition barbare,
dit-il, qui atteindra le malheureux émigré dépouillé qu'un acquéreur jaloux
de son foyer aura surpris versant quelques larmes, exhalant quelques regrets
sur la tombe de son père Comment imposer un silence que rompraient au besoin
les pierres mêmes qui servent de borne aux héritages dont on veut rassurer
les possesseurs ? « —
Pour quel crime réserverez-vous la mort, dit M. de Frondeville avons-nous des
îles pour y reléguer de pareils monstres ? C'est un des malheurs de notre
temps que cette philosophie froide qui, à côté des horreurs les plus atroces,
place les peines les plus douces. Menaçons le parricide de la mort, et nous
préviendrons le parricide ! » Ainsi la peine qui tue était substituée à la peine qui corrige, et l'humanité même devenait crime aux yeux de ces vengeurs de l'humanité qui revenaient eux-mêmes de l'exil et qui avaient leur sang sous tous les échafauds de la révolution. Le défenseur de Louis XVI, de Sèze lui-même, qui avait disputé avec tant de gloire une tête auguste à la hache politique, demandait aujourd'hui aux lois la mort. Tout respirait les représailles de la contre-révolution. Le sang ne pouvait tarder à couler. Il coulait déjà par la main du peuple dans les provinces passionnées de la France. Les lois allaient arracher le glaive aux mains du peuple, non pour le désarmer, mais pour l'imiter. |