HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME QUATRIÈME

 

LIVRE TRENTE-DEUXIÈME.

 

 

Caractère de la France. — Causes de l'esprit des élections de 1815. — Chute de Fouché. — Son exil en Allemagne. — Jugement sur sa vie. — Chute de M. de Talleyrand. — Formation du ministère de M. de Richelieu. — Coup d'œil rétrospectif sur le duc de Richelieu. — Sa vie en Russie. — Son caractère. — Négociations avec les alliés. — Leurs exigences. — Traité du 20 novembre. — Lettre de M. de Richelieu. — Traité de la Sainte-Alliance. — Ouverture des chambres. — Discours du roi. M. Lainé, président de la chambre des députés. — Son discours. — Adresses des deux chambres au roi. — Politique du duc de Richelieu. — Esprit du conseil. — Lois contre les cris séditieux et la liberté individuelle. — Loi des cours prévôtales. — Discussion et vote dans les deux chambres. — Proposition du duc de Fitz-James. — Discours du comte d'Artois. — Retour du duc d'Orléans. — Son entrevue avec Louis XVIII.

 

I

Les peuples sont comme les hommes ; ils en ont les passions, les retours, les exaltations, les abattements, les repentirs, les hésitations, les incertitudes d'esprit. Ce qu'on appelle l'opinion publique dans les gouvernements libres n'est que l'aiguille mobile du cadran qui marque tour à tour les variations de cette atmosphère des choses humaines. Cette instabilité est plus soudaine et plus prodigieuse encore en France que dans les autres contrées du monde, si l'on en excepte l'antique race athénienne. Elle est devenue le proverbe de l'Europe. L'historien français doit confesser ce vice de la nation dont il raconte les vicissitudes, comme il doit en signaler les vertus. Cette mobilité même tient à une' qualité de cette grande race française l'imagination elle fait partie de sa destinée. Dans ses guerres, elle s'appelle élan ; dans ses arts, génie ; dans ses revers, abattement ; dans ses abattements, inconstance ; dans son patriotisme, enthousiasme. C'est le peuple moderne qui a le plus de feu dans l'âme. C'est le vent de la mobilité qui nourrit ce feu. On ne peut expliquer que par ce caractère de la race française ces délires qui semblent saisir à la fois toute la nation, à quelques mois de distance, pour les principes, pour les hommes et pour les gouvernements les plus opposés.

Nous touchons à une de ces étonnantes mobilités de l'opinion en France. Disons-en les causes.

 

II

La lueur des principes philosophiques dont l'ensemble compose ce qu'on a appelé la révolution n'avait nulle part autant qu'en France, ébloui et réchauffé les âmes à la fin du dernier siècle. A la voix de ses écrivains, de ses orateurs, de ses tribuns, de ses guerriers, la France s'était mise la première à l'œuvre, sans considérer ce qu'il lui en coûterait de fatigues, de fortune et de sang pour renouveler ses institutions viciées par la vétusté des siècles, en religion officielle, en législation, en civilisation, en gouvernement. Une immense popularité s'était attachée dans le principe aux hommes qui avaient sapé le vieil édifice de son Église, de son trône, de ses lois. Son roi lui-même, pénétré jusque sur ce trône, à travers sa cour, de cet esprit unanime de rénovation, s'était généreusement déclaré le premier novateur de son royaume. Il avait commencé les réformes par celles de sa cour, les sacrifices par ceux de son autorité. La noblesse avait été aussi généreuse en renonçant à sa caste, à ses féodalités, à ses titres, à ses monopoles, pour se confondre avec la nation. L'Église seule, se disant immuable même dans le temporel au milieu d'une civilisation perfectible, s'était renfermée dans l'inflexibilité des corps sans hérédité, sans famille et, par conséquent, sans responsabilité dans la nation. Elle n'avait concédé de ses privilèges temporels que ce qu'on lui avait arraché. Les guerres civiles avaient éclaté à sa voix dans les provinces sur lesquelles elle conservait le plus d'ascendant. Elle avait condamné la liberté et l'égalité modernes. Elle avait agité les consciences témérairement atteintes par l'Assemblée constituante dans la constitution civile du clergé constitution qui ne devait toucher qu'à l'établissement temporel, et non à. la libre hiérarchie du sacerdoce. Elle avait fanatisé les paysans ; les paysans avaient entraîné malgré eux leurs nobles dans ces extrémités du royaume.

 

III

Le reste de la nation, peu éclairé, avait rendu le roi, le clergé, la noblesse responsables de ces séditions du passé contre le temps. La colère et les soupçons du peuple avaient monté la persécution avait poussé à l'émigration, l'émigration à la fureur, à la spoliation des familles, à la guerre nationale contre l'Europe. Le trône s'était écroulé dans ce tumulte, abattu comme un drapeau de contrerévolution élevé au milieu de la révolution. Des démagogues effrénés avaient jeté au peuple les têtes du roi, de la reine, de sa famille, de la noblesse, de la bourgeoisie, pour nourrir de sang leur popularité. Ils avaient péri eux-mêmes par la main de leurs rivaux. La France, inondée du sang de ses citoyens pendant dix-huit mois, avait été l'effroi du monde et d'elle-même. Les idées s'étaient troublées dans sa tête. La mêlée des événements, des guerres étrangères, des guerres civiles, des hommes, des choses, avait tellement confondu tous les drapeaux, que nul ne reconnaissait plus ses amis ni ses ennemis la révolution s'était noyée dans l'anarchie.

Elle commençait à se reconnaître, à s'épurer, à se constituer en démocratie tolérante sous le gouvernement républicain du Directoire, lorsque Bonaparte, personnifiant à la fois en lui l'usurpation de l'armée sur les lois et la contre-révolution, était venu interrompre soudainement, au 18 brumaire, le travail sourd de la civilisation nouvelle qui élaborait et triait les éléments de l'ordre nouveau.

Pour distraire le peuple de sa révolution, il l'avait lancé dans la guerre et conduit à la conquête de l'Europe ; il l'avait épuisé de population et de sang pour l'empêcher de penser et de remuer sous lui ; il lui avait fait apostasier par ses publicistes par son mutisme et par sa police tous les principes de sa régénération de 1789. En chassant les rois de leurs trônes, il s'était déclaré le vengeur et le restaurateur des sacerdoces et des royautés.

 

IV

La France avait respiré après sa première chute en 1814. La charte avait repris l'œuvre de Louis XVI et promulgué les principes de l'Assemblée constituante. La révolution avait remonté a ses premiers beaux jours. Elle n'avait plus à craindre ni les ivresses de l'illusion, ni les résistances de l'Église, de la cour, de la noblesse, ni les crimes de la démagogie.

Le second retour de Bonaparte, grâce a la complicité de l'armée, avait une seconde fois interrompu cette ère de rénovation, de paix et d'espérance. Cette violence à la nation et à l'Europe avait été punie par une seconde invasion, qui humiliait, ruinait, décimait la France, et qui menaçait même de la partager en lambeaux. Bonaparte, en quittant son armée après sa défaite à Waterloo, et en abdiquant, avait emporté avec lui la responsabilité de ce désastre ; mais il avait laissé derrière lui le ressentiment de la nation contre l'armée, contre son parti, contre ses complices, contre son nom.

Ce malheur du temps avait besoin de retomber sur quelque chose. Il retombait alors comme une imprécation presque unanime sur le bonapartisme. Royalistes, libéraux, propriétaires, négociants, agriculteurs, artisans, débris des assemblées de 89, restes de la noblesse et du clergé, royalistes de la Vendée, du Midi, du Nord, constitutionnels ou républicains de l'est et du centre de la France, bourgeoisie des villes, dont les vingt mille familles avaient toutes un fils, un neveu, un frère dans la maison militaire du roi ; ports de mer dont la guerre continentale emprisonnait depuis vingt ans les navires, les expéditions, les produits dans les rades familles rurales qui pleuraient chacune un, deux, et quelquefois trois enfants laissant leur place vide au foyer, et sacrifiés en Espagne ou en Russie à l'ambition d'un conquérant ; villes et villages occupés par les Russes, les Prussiens, les Anglais, décimés par les réquisitions et les impôts ; tout le monde avait un grief, un ressentiment, un deuil, une ruine à venger sur ce nom d'un homme. L'accès de colère comprimé par la présence de l'armée, par la terreur de la police impériale, et par l'espérance d'une seconde gloire dont il avait un moment fasciné la France avant Waterloo, éclata dans tous les cœurs, excepté dans celui de ses soldats,' aussitôt après sa chute.

L'opinion se jeta sans réflexion, sans prévoyance et sans mesure, au parti contraire dans les élections. Ni les ménagements recommandés par M. de Talleyrand aux commissaires du roi chargés d'aller présider et diriger les colléges électoraux, ni les agents de Fouché favorisant autant qu'il le pouvait les candidatures républicaines pour intimider la cour et le roi et maintenir l'équilibre n'y purent rien. L'opinion irritée en France n'écoute ni les tempéraments, ni les intrigues, ni les prudences ; elle va d'un bord à l'autre, comme l'Océan dans ses flux et reflux. Là est toute l'explication des élections de 1815, qui envoyèrent a la couronne une chambre plus contre-révolutionnaire que l'Europe et plus royaliste que le roi.

Elle étonna ce prince lui-même par l'unanimité et par l'excès de sa colère contre la révolution, de son animosité contre l'empire, de son exaltation pour les Bourbons. Il sentit qu'il aurait plus de peine à contenir qu'à provoquer une telle passion pour sa famille. Il craignit même que cette passion ne le trouvât trop tiède dans sa propre cause, qu'elle ne lui reprochât l'humiliante concession qu'il avait faite en plaçant M. de Talleyrand et surtout un régicide dans ses conseils, et qu'elle ne fît du comte d'Artois, son frère, le dominateur et peut-être le maître du règne. Il résolut de prévenir les exigences que les noms d'une pareille représentation lui présageaient, et de congédier lui-même son ministère avant l'ouverture des chambres.

 

V

Il éprouvait néanmoins un secret embarras à disgracier M. de Talleyrand, qui lui avait tendu une main si protectrice en 1814, et dont l'ascendant sur la pairie et les intelligences avec les cours étrangères lui paraissaient mériter des ménagements et des prudences. Il le voyait avec une secrète joie, quoique mêlée d'amertume pour lui-même, se dépopulariser dans Paris par sa nonchalance, et échouer dans la négociation des conditions de paix par l'inflexibilité de l'Autriche et de la Prusse. Il lui était doux de pouvoir rejeter sur l'inhabileté de ce grand diplomate l'humiliation des ultimatum des puissances que M. de Talleyrand était assez souple pour accepter, et que lui, roi, était assez patriote pour ne pas consentir. Il voulait de plus se servir d'abord de la main de M. de Talleyrand pour congédier Fouché de son conseil. La ligue des mécontentements simultanés de ces deux hommes d'État lui semblait dangereuse à sa sûreté. Il fallait les diviser avant de s'en défaire. II croyait avoir besoin encore quelque temps de M. de Talleyrand ; il pouvait désormais se passer de Fouché.

Le zèle et l'activité de son futur favori, M. Decazes, de jour en jour plus avant dans sa confiance, le rassuraient sur les conspirations des bonapartistes. M. Decazes, profitant de l'indolence de Fouché, inhabile aux détails, et des audiences secrètes du roi, s'emparait insensiblement de tous les ressorts de la police. Il ne laissait à Fouché que le nom de ministre et les hautes intrigues dans lesquelles ce ministre se complaisait à jouer le rôle d'homme nécessaire à tous les partis. Déjà le roi disait en parlant de son jeune confident : « Je l'élèverai si haut qu'il fera envie aux plus grandes maisons de France ! » L'orgueil et l'amitié se confondent dans le cœur des rois.

 

VI

Louis XVIII perçait de l'œil ces intrigues transparentes de Fouché. Cet homme d'État continuait depuis le retour du roi le double jeu qu'il avait joué pendant les cent-jours. Il intimidait le roi et le conseil des ministres sur des complots imaginaires et sur des périls exagérés. Il répandait lui-même, sous la forme d'avertissements officiels, des rumeurs sinistres, afin de propager l'agitation par les moyens mêmes qu'il feignait d'employer pour l'assoupir.

Il écrivit plusieurs rapports au roi, semblables aux rapports qu'il avait rédigés pour l'empereur après le 20 mars, il les livra secrètement à ses agents, et il les fit circuler sourdement dans le public, comme des pièces dérobées par l'indiscrétion à la confidence de son cabinet.

« Sire, disait l'astucieux ministre, les hommes énergiques qui ont renversé Bonaparte n'ont cherché qu'à mettre un terme à la tyrannie. Une opposition de la même nature agite et divise toutes les classes. Elle a son foyer dans les passions les plus ardentes, dans l'effroi de voir triompher les anciennes opinions. Il ne faut pas regarder Paris. La une opinion factice prend la face des opinions réelles. »

Il voulait ainsi effacer de l'esprit du roi les témoignages d'adoration et de joie dont la scène était sans cesse sous ses yeux, dans le jardin des Tuileries et sur les boulevards, ivres de royaume.

« Les villes, ajoutait-il, sont opposées aux campagnes, dans l'Ouest même, ou l'on vous flatte de trouver des soldats. Les acquéreurs de domaines nationaux y résisteront à quiconque entreprendrait de les déposséder. Le royalisme du Midi s'exhale en attentats. Des bandes armées parcourent les campagnes et pénètrent dans les villes. Les pillages, les assassinats se multiplient. Dans l'Est, l'horreur de l'invasion et les fautes des précédents ministres ont aliéné les populations. Dans la majorité des départements on trouverait seulement quelques poignées de royalistes à opposer à la masse du peuple. Le repos sera difficile à l'armée. Une ambition démesurée l'a rendue aventureuse.

« Il y a deux grandes factions de l'État. L'une défend les principes, l'autre marche à la contre-révolution. D'un côté le clergé, les nobles, les anciens possesseurs des biens nationaux aujourd'hui vendus, les membres des anciens parlements, des hommes obstinés ne pouvant croire que leurs idées anciennes soient en défaut et qui ne peuvent pardonner à une révolution qu'ils ont maudite ; d'autres qui, fatigués de mouvement, cherchent le repos dans l'ancien régime ; quelques écrivains passionnés, flatteurs des opinions triomphantes. Du côté opposé, la presque totalité de la France, les constitutionnels, les républicains, l'armée et le peuple, toutes les classes de mécontents, une multitude de Français même attachés au roi, mais qui sont convaincus qu'une tentative et que même une tendance à l'ancien régime serait le signal d'une explosion semblable à celle de 1789. »

 

VII

Manuel, cet orateur de la dernière Assemblée de plus en plus rapproché de Fouché et cherchant à s'attacher au ministre, rédigeait avec lui ces rapports. Quelques vérités s'y mêlaient a des exagérations intentionnelles. Manuel et Fouché, en écrivant ces statistiques menaçantes au roi, oubliaient ou feignaient d'oublier ces masses innombrables qui flottent entre les opinions réfléchies et qui se précipitent où se montrent la fortune, la paix, la sécurité. Elles étaient toutes en ce moment au roi. Les élections l'attestaient assez haut. Mais Fouché voulait alarmer pour rassurer ensuite, en répondant de tout, par son habileté personnelle.

Le roi et son conseil commençaient à s'offenser de ces tableaux sinistres et surtout de la publicité coupable que leur donnait le ministre de la police. Cette publicité ressemblait trop à une trahison pour que le roi la tolérât sans ombrage. « Le ministre de la police, s'écria enfin un jour M. de Talleyrand devant son collègue et devant le roi, prétend-il donc nous dominer par sa popularité ? » Fouché s'excusa par de prétendues révélations involontaires de ses manuscrits au public. On était habitué à ne pas croire à ses paroles. L'irritation contre lui s'accroissait. Le duc et la duchesse d'Angoulême, en revenant des provinces du Midi où ils étaient allés s'enivrer de l'enthousiasme royaliste, et qui rentraient aux Tuileries avec le sentiment d'une popularité passionnée pour leur cause, déclarèrent de nouveau au roi qu'ils ne se rencontreraient jamais dans son palais avec le juge de Louis XVI.

Chaque fois que Fouché paraissait au palais, le vide se faisait autour de lui. Les hommes modérés ne dissimulaient pas leur répugnance, les royalistes leur antipathie. Lui seul, aveuglé par le prodigieux succès de ses audaces et de ses ruses pendant les derniers événements, et sûr de l'appui de lord Wellington, se croyait encore certain de tout dominer. Il s'imaginait intimider l'Assemblée par le roi, le roi par les révolutionnaires et les bonapartistes, les puissances coalisées par le patriotisme irrité du pays, le pays par les puissances. II était confiant comme le succès. Il oubliait lui-même son passé, croyant ainsi le faire oublier aux autres. L'homme de la Convention et t'homme de la cour de Louis XVIII étaient pour lui deux hommes qui n'avaient plus rien de commun, pas même le nom. Son titre de duc d'Otrante couvrait la mémoire de l'ancien Fouché. Il répudiait la révolution comme un souvenir importun de sa jeunesse. « Quand on est jeune, disait-il négligemment à ses familiers, les révolutions plaisent, elles remuent, elles agitent, elles sont un spectacle auquel on aime à assister et a se mêler ; mais à mon âge, elles ont moins de charme, on veut le repos, l'ordre, la fixité, on veut jouir. » Le pouvoir lui semblait une de ces jouissances nécessaires a son âge mûr comme l'agitation avait été nécessaire à sa jeunesse.

 

VIII

Rien ne manquait à la dignité extérieure de cette vie, qu'une famille à qui transmettre après lui son immense fortune et ses titres, et une alliance avec une des familles de la haute aristocratie française, pour légitimer sa noblesse nouvelle dans la noblesse antique de ta cour et de Paris. On le croyait encore si puissant, si inviolable aux disgrâces ; ses richesses, son influence sur les derniers événements, son intervention décisive dans la chute de Bonaparte et dans le rétablissement des Bourbons, exerçaient un tel prestige sur cette noblesse accoutumée à tout accorder à la faveur des cours, qu'il était presque certain, malgré son nom et ses taches, de s'enter sur la souche d'une famille illustre par une union.

Cette âme agitée, mais non remplie par les ambitions et par les satiétés de la fortune, n'avait pas été insensible à la séduction de la jeunesse et de la beauté. Il avait connu, à Aix, pendant ses missions dans le Midi à la fin de l'empire, mademoiselle de Castellane, jeune fille d'une maison renommée de Provence, douée des dons les plus propres à captiver l'âme et les yeux. Il en avait conservé un tendre souvenir et une sérieuse admiration. Cette jeune personne elle-même, malgré la disproportion de nom, d'âge et d'existence, avait été touchée du culte respectueux d'un homme puissant, spirituel, célèbre, dont les titres, l'élévation, les services rendus à la cause royale, couvraient le passé. Fouché la demanda en mariage et l'obtint de sa famille. Il était si haut alors dans la faveur publique et dans l'apparente confiance du roi, qu'on osa à peine murmurer dans l'aristocratie de Paris contre la complaisance d'une grande race qui consentait à mêler son nom à celui de l'ancien proconsul de la terreur. Il donna un grand éclat aux fêtes de son mariage comme pour défier le murmure. Il croyait s'ouvrir pour toujours les portes de cette noblesse dont il ne possédait que la richesse et les titres. Ce fut l'apogée de son bonheur. Il n'allait pas tarder à en être précipité.

 

IX

Peu de jours après les élections, dont la signification, quoique obscure encore, frappait néanmoins le ministère d'inquiétude, M. de Talleyrand, qui voulait mériter la faveur de la cour en la délivrant d'une humiliation, insinua indirectement à Fouché, au conseil des ministres, la convenance ou la nécessité de la retraite. Il parla négligemment de l'Amérique, où il avait passé lui-même les plus douces années de son exil pendant la terreur. Il vanta la liberté et la sûreté d'un séjour qui, en séparant l'homme d'un continent orageux comme celui de l'Europe, le séparait de ses ennemis et de ses périls. Il dit qu'aucune existence sur la terre ne lui avait jamais paru supérieure à celle d'un ambassadeur représentant de la France dans ce pays qui devait tout à la France. Puis, se tournant avec affectation du côté de Fouché, comme s'il eût voulu provoquer de la bouche de son collègue un acquiescement à ce bonheur qu'il aurait pu prendre pour une aspiration à le goûter : « Cette existence, ajouta-t-il, je puis l'offrir en ce moment, le poste de ministre du roi aux États-Unis est vacant. Ne seriez-vous pas tenté par la dignité et par la sécurité de cet asile ? » Fouché, que l'étonnement avait empêché de comprendre au premier mot, comprit enfin, se troubla, et demanda, sans que personne lui répondît, si ses services étaient donc désagréables au roi, et si l'on voulait se débarrasser de lui.

On pouvait désormais s'expliquer davantage et le congédier sans danger. Les élections le menaçaient par son nom, les royalistes rougissaient d'avoir eu besoin de lui un jour. Le roi était humilié, la cour ingrate, les ministres jaloux, M. de Talleyrand heureux de jeter un ancien rival à l'orage, les républicains indifférents, les bonapartistes implacables. Le sol s'écroulait enfin sous lui. Cet homme, qui venait de proscrire pour complaire, était proscrit, quelques jours après, par ceux à qui il avait sacrifié ses complices. Il allait les retrouver comme des remords vivants sur la terre étrangère.

 

X

Seulement on décora, cette proscription de l'apparence d'une mission à l'étranger. Fouché, qui avait refusé la légation des États-Unis pour ne pas mettre trop de distance entre l'exil et les retours de grandeur qu'il ne cessait pas d'espérer, accepta le titre de ministre auprès de la petite cour disgraciée de Saxe. Le roi colorait ainsi son ingratitude, Fouché son impuissance. Sa fortune lui ouvrait le monde, il pouvait se retirer indépendant partout. Mais il fallait à cet exilé l'ombre d'une cour, de l'importance et des affaires. Il était si abandonné et si menacé en France le lendemain du jour où il cessait d'y être tout-puissant, qu'il fit en silence ses préparatifs de départ, et qu'il traversa la France sous un faux nom et sous un déguisement pour tromper l'injure des uns, la vengeance des autres, le dédain de tous.

Peu de mois après son arrivée à Dresde, il fut révoqué, et le retour dans sa patrie lui fut interdit. JI fut exilé en Autriche et vécut à Lintz, consolé par la tendresse et par les vertus de sa jeune femme. Il sollicita souvent de M. Decazes et du prince de Metternich un exil plus rapproché de la France ou le séjour d'une capitale comme Vienne. Nous avons sous les yeux sa correspondance dans ces années de solitude et d'éloignement elle respire quelquefois la résignation, quelquefois la révolte contre le sort et contre les injures de ses ennemis.

« Nous sommes dans un beau et riche pays et dans une jolie ville, dit-il, mais sans ressource de société et d'instruction. Il n'y a dans la monarchie autrichienne que la ville de Vienne où il y ait des lumières ; mais c'est la résidence du fils de Napoléon. Trouverait-on des inconvénients à me placer en Bavière, en Belgique ou en Angleterre ? On est bien sûr que je ne prêterai aucun secours aux partis qui vous divisent. En me rapprochant de la France, j'aurais l'avantage de voir quelquefois mes amis. J'ai signé l'ordonnance de proscription elle était et elle fut considérée alors comme le seul moyen de sauver le parti qui m'en accuse aujourd'hui. Elle l'enlevait à la fureur des royalistes et le mettait à l'abri dans l'exil. Je ne désire pas que les partis soient écrasés en France ; mais je forme des vœux ardents pour qu'ils soient contenus. Qu'on réduise les révolutionnaires à un rôle d'opposition raisonnable ; qu'on ne sépare pas le roi de la nation, en le faisant considérer comme son adversaire. — On est trop en garde contre les royalistes exagérés ; on ne l'est pas assez contre l'autre parti... Relisez l'histoire de la Pologne ; vous êtes menacés du même sort si vous ne vous rendez pas maîtres des passions. — Je lis une histoire de la campagne de 1813, par le général Gourgaud. Je ne suis point étonné du langage de son maître à mon égard ; il est commode à Napoléon d'excuser toutes ses sottises en soutenant qu'il a été trahi... Non, il n'y a eu de traîtres que ses flatteurs. »

Fouché mourut insulté ou oublié de tous les partis dans cet exil, incapable de repos, usé par l'oisiveté et l'inertie, non rassasié de rôle, cherchant à repousser l'écho tantôt vrai, tantôt calomnieux de sa vie, qui le poursuivait jusque dans sa retraite ; homme de tempêtes qui ne pouvait, comme l'oiseau de mer, vivre sur le bord.

 

XI

Il laissa une mémoire ambiguë, mais grande comme son rôle si divers dans les événements de sa patrie. Génie plus brouillon que pervers, mais véritable génie de l'intrigue, poursuivant sa trame à travers des révolutions si diverses ; terroriste d'attitude et de langage plus que de cœur et de main sous la Convention, suspect à Robespierre, menacé quelques jours avant le triomphe de la modération, reniant, un des premiers, la révolution aussitôt qu'elle décroît, et s'offrant à Bonaparte comme un négociateur nécessaire entre le jacobinisme et lui ; se servant de sa puissance sous l'empire pour se faire, par l'indulgence, des amis des royalistes et des républicains, cherchant à modérer le despotisme de Napoléon pour le faire durer à son profit, l'abandonnant dès qu'il décline pour se faire pardonner des Bourbons, les congédiant d'une main, les ramenant de. l'autre après le retour de l'île d'Elbe, avec une audace et une duplicité qui ne furent peut-être jamais égalées ; ne trahissant pas Napoléon, mais le laissant trahir par son génie et par les événements se préparant à le congédier de la scène et à l'empêcher d'incendier une troisième fois la France ; dominant en ce moment, par son interposition, une des transitions les plus compliquées et les plus hardies de l'histoire ; sauvant de grands malheurs à son pays, des flots de sang à l'Europe, peut-être le démembrement à la France ; triomphant deux jours et forçant la cour des. Bourbons à implorer la main d'un régicide dupe ensuite de sa propre habileté et englouti dans son triomphe par la colère des royalistes qu'il avait servis. Tel fut Fouché.

Si quelque chose de sinistre ne s'attachait pas a son nom avec les votes de sang de la Convention, ce serait un des grands rôles tour à tour comiques et sérieux que l'homme d'État étudierait avec le plus de complaisance, quand il se donne pour but le succès et non les principes. Acteur consommé sous les deux visages de l'homme de ruse ou de l'homme d'audace, il ne lui manque rien en habileté, peu en bon sens, tout en vertu. Ce mot le définit, mais ce mot le juge. On le regardera éternellement, on l'admirer à quelquefois, on ne l'estimera jamais.

 

XII

Revenons au lendemain de sa chute. Le roi n'était qu'à demi délivré par la disgrâce de Fouché. M. de Talleyrand et le reste du ministère subsistaient encore et s'obstinaient à affronter la chambre, croyant qu'elle serait apaisée par le sacrifice du ministre de la police. Mais M. de Talleyrand pesait peut-être plus au roi que Fouché lui-même. Le roi ne haïssait dans Fouché que le révolutionnaire, il haïssait dans M. de Talleyrand le protecteur. L'orgueil de l'homme de haute naissance et la supériorité de l'homme d'esprit consommé dans les affaires perçaient dans l'attitude et dans le ton de M. de Talleyrand devant le roi. Quoique souple avec les puissants, ce ministre se souvenait trop de son nom, de ses dignités de l'empire, de sa faveur auprès des souverains étrangers et de sa réputation d'homme d'État devant le roi. Il considérait ce prince comme un hôte étranger à la France, neuf aux affaires, passif dans son propre conseil, qu'il avait ramené par la main dans ce palais, à qui il faisait les honneurs de la France, et qui ne pouvait se passer de lui pour lui traduire les mœurs, les choses, les hommes du nouveau siècle.

Louis XVIII avait subi quelque temps cette subalternité politique dans les affaires par la nécessité qui lui imposait M. de Talleyrand mais sa dignité d'intelligence se sentait blessée. Il avait confié à M. Decazes le mécontentement qu'il éprouvait de son ministère, le désir qu'il avait de le remplacer et les négociations préliminaires et confidentielles, préludes nécessaires de ces changements d'administration. Ses entretiens avec M. Lainé et avec d'autres membres de la chambre arrivés à Paris, la lenteur et l'insuccès des négociations avec les puissances pour la paix générale, les murmures de la cour du comte d'Artois contre ce ministère, qu'il nommait à la fois paresseux, orgueilleux et malheureux, avaient secrètement décidé le roi. Mais il fallait une occasion et un prétexte pour rompre avec décence ce pacte avec M. de Talleyrand formé par la nécessité. « M. de Talleyrand, enivré de deux ans d'importance et se croyant inviolable, eut l'imprudence d'offrir lui-même au roi l'heure et la convenance de sa disgrâce.

 

XIII

Les journaux royalistes et les salons de l'aristocratie, exaltés par le mouvement passionné de l'opinion que les élections venaient de révéler, ne cessaient pas de menacer le ministre de la colère des chambres pour les ménagements lâches ou coupables qu'il montrait à la révolution et aux révolutionnaires. Ces rumeurs, préludes de luttes vives avec les chambres, alarmaient M. de Talleyrand. Il ne se sentait pas de force à dompter une assemblée par la parole il voulait l'intimider par l'autorité du roi. Il fallait pour cela compromettre le roi dans la cause des ministres et établir entre eux et lui une solidarité apparente, capable d'imposer aux royalistes.

M. de Talleyrand fit part de ce plan à ses collègues, entraîna facilement des hommes faibles et légers dans cet acte étourdi d'audace. Il somma le roi en plein conseil de donner un démenti aux bruits qui couraient de sa désaffection pour son ministère, en accordant à lui et à ses collègues quelque marque éclatante qui découragerait l'opposition naissante dans les chambres et qui imposerait silence à la cabale du comte d'Artois dans le palais. Il alla même, dit-on, jusqu'à faire envisager au roi l'éloignement du comte d'Artois de Paris comme une nécessité de gouvernement qui enlèverait un centre et un appui aux contradicteurs de sa politique. Il ajouta que si le roi ne témoignait pas à son ministère l'adhésion la plus ferme et la plus personnelle, les ministres affaiblis dans l'opinion ne se croiraient pas en mesure de pouvoir-aborder les chambres, et qu'ils se verraient obligés de se retirer.

 

XIV

M. de Talleyrand, en parlant ainsi, ne doutait pas que le roi, contraint par la nécessité de conserver sa confiance à l'homme qui traitait en ce moment de son royaume avec, les alliés et de sa popularité avec le parti de la révolution, ne cédât à son injonction et ne retrempât son autorité dans ses mains. Comme Fouché, M. de Talleyrand ne savait plus lire dans le cœur des rois ou des nations, il posait encore en homme nécessaire, et il n'avait plus de base, ni dans les événements, ni dans les opinions. Le roi, qu'il avait dominé, le dominait maintenant de toute la hauteur du trône sur la révolution.

Le roi sentait sa force, et.il crut la circonstance secourable à son embarras de congédier ses ministres. Après avoir écouté, avec l'apparence de l'impassibilité qui réfléchit, le langage insolemment respectueux de M. de Talleyrand :

« C'est donc leur démission, dit-il avec le ton d'un homme offensé, que mes ministres me donnent ? eh bien ! j'en nommerai d'autres. » Et d'un signe de tête, sans attendre les répliques, les repentirs, les explications, il les congédia.

« Vous pouvez rester en France, » dit le roi à M. de Talleyrand, comme s'il eût voulu faire souvenir son ministre de l'exil qui venait d'être imposé a Fouché, et des relégations loin de la cour auxquelles l'ancienne monarchie condamnait les ministres trop puissants. — « J'espère, répondit M. de Talleyrand avec une hardiesse d'amertume qu'il n'avait pas trouvée en pareille circonstance devant Napoléon irrité, j'espère que -je n'ai pas besoin 'd'autre chose que de la justice du roi pour résider sans crainte dans mon pays. » Il se retira.

« Nous sommes joués, » dit-il avec l'étonnement de la ruse trompée à ses collègues, en sortant du cabinet du roi. Il avait vu dans la précipitation de ce prince à le prendre au mot un parti pris d'avance, et il avait entendu dans ses paroles l'accent du maître et non du protégé. Subordonnant néanmoins sa colère à son intérêt et voulant se réserver ouverte pour l'avenir la porte d'un palais dont il connaissait les inconstances, il sollicita, comme réparation d'abord et bientôt comme grâce, la place de grand chambellan avec un traitement de cent mille francs, grâce accordée à la situation plus qu'à la personne, car la cour le ménageait encore, mais ne le craignait plus.

 

XV

Le ministère de M. de Talleyrand, depuis 1815, avait été passif, impuissant, malheureux. Cet homme d'État avait été mal servi cette fois par les circonstances, et il n'avait su ni les corriger ni les combattre. Nul à l'intérieur, joué par la Russie et par la Prusse à l'extérieur, ne pouvant ni traiter des conditions acceptables avec les puissances ni inspirer les élections qui avaient passé comme une marée de réaction par-dessus sa tête, ni dominer la cour, ni attendre les députés, ni couvrir contre l'indignation du pays les restes du parti révolutionnaire compromis dans les cent-jours, il disparaissait sans regrets dans aucun parti. Il n'avait obtenu qu'un succès, celui de persuader au roi de prendre Fouché dans ses conseils, et ce succès avait déshonoré la monarchie qu'il voulait servir.

Sa vie politique déclina, à dater de ce jour, malgré toutes les manœuvres qu'il ne cessa d'employer pour ressaisir une popularité qu'il avait justement diminuée lui-même par son insuffisance devant ces grandes conjonctures. Il ne la ressaisit en 1830 et il n'agrandit alors son nom qu'en désavouant sans dignité le principe de l'hérédité des trônes, dont il avait, fait, en 1814, le dogme des monarchies, et en se faisant le complice du succès contre le principe, avec la maison d'Orléans, dernier refuge de toutes ses ambitions.

 

XVI

Le roi, qui s'était entretenu avec M. Decazes du duc de Richelieu, chargea son favori de le voir et de lui offrir la présidence du conseil des ministres. Indépendamment de l'estime générale et méritée qui attirait la pensée du roi vers ce nom, et du prestige de ce nom en lui-même, qui semblait renouer son cabinet à la mémoire d'un des hommes d'État à qui la famille des Bourbons devait la terreur et l'omnipotence de la monarchie, le roi avait un instinct très-juste et très-habile en plaçant son 'gouvernement sous les auspices d'un si grand nom.

L'empereur de Russie avait été aliéné de M. de Talleyrand au congrès de Vienne, l'année précédente, par les manœuvres mal couvertes de ce diplomate, qui avait conclu une alliance secrète avec l'Autriche en dehors et contre les intérêts de la Russie. M. de Talleyrand en agissant ainsi avait suivi la politique lâche et mesquine du cardinal de Bernis, sous Louis XV. La France ne s'alliait ainsi qu'en se liant. Par le ressentiment sourd que l'empereur de Russie avait conçu de cette duplicité et de cette ingratitude du cabinet des Tuileries, qui lui devait tout, jusqu'au trône, il était moins disposé à avoir envers un ministère dirigé par M. de Talleyrand qu'envers tout autre les complaisances et les générosités que le roi avait à solliciter de lui pour adoucir les conditions des vainqueurs. Les exigences envers le roi pouvaient être des vengeances personnelles de ce souverain contre M. de Talleyrand. Un ministre qui garantirait à la Russie la loyauté et l'amitié du gouvernement des Bourbons obtiendrait peut-être de l'empereur Alexandre, arbitre de l'Europe, des adoucissements aux rigueurs du sort. M. de Richelieu semblait désigné par sa vie pour cette négociation sur le cœur d'Alexandre. C'était un de ces hommes prédestinés par la naissance, par le nom, par la nature et par les hasards même de leur existence, à se jeter comme médiateurs entre les événements, et à sauver leur patrie, quand tout semble conjuré pour la perdre.

 

XVII

Armand, duc de Richelieu, petit-neveu par les femmes du cardinal, était petit-fils du maréchal de Richelieu, l'Alcibiade français. Il faut omettre de cette généalogie illustre te duc de Fronsac, son père éclipse d'une génération dans une grande race. Le génie du gouvernement, le génie de la guerre et le génie de la cour semblaient ainsi se concentrer sur ce nom.

Le duc de Richelieu avait alors quarante-neuf ans. Jeune et impatient de gloire comme La Fayette avant 1789, il était allé chercher, dans la lutte des Russes contre les Turcs à cette époque, des occasions et des leçons de guerre sous l'aventureux général Souvarof. Il s'était fait remarquer par ce héros au fameux assaut d'Ismaïl, ce Saragosse de la Turquie. Il était accouru des frontières de l'empire ottoman à l'armée de Condé pour offrir son bras et son sang à la défense des Bourbons et du trône, ces deux devoirs de sa propre race. Après la dissolution de cette armée brave, mais répudiée à la fois par la France et par l'étranger, il avait poursuivi sa causé en Angleterre, où elle avait encore des défenseurs et des espérances. II y avait commandé jusqu'en 1794 un de ces corps d'émigrés que l'Angleterre entretenait à sa solde comme des auxiliaires de guerre civile, quand le continent s'ouvrirait aux princes inactifs de la maison de Bourbon. Cette oisiveté sans gloire pesait à l'âme élevée et noble du duc de Richelieu. La guerre civile répugnait à son patriotisme. Il retourna en Russie offrir ses services à l'empereur Paul Ier. Bien accueilli d'abord, disgracié ensuite par un des caprices de ce prince, généreux de cœur, mais ombrageux d'esprit, il avait été rappelé par l'empereur Alexandre, au moment de son avènement au trône. La conformité d'âge et de caractère avait lié d'une amitié plus intime et plus solide que la faveur des cours le jeune empereur et l'illustre proscrit. Mais la Russie était en paix. Le besoin de revoir sa patrie et les sollicitations de Napoléon, qui recherchait les noms illustres pour s'entourer de tous les -prestiges, avaient rappelé un moment le duc de Richelieu à Paris.

Respectueux envers le premier consul, il n'avait cependant pas consenti à désavouer, pour s'attacher à sa fortune, les traditions de sa maison et les attachements de sa jeunesse. Un éclat de ces sentiments dans son langage t'avait fait exiler. Ses souvenirs le rappelaient en Russie, où l'attendait l'amitié du czar. Alexandre, qui s'occupait alors de peupler, de civiliser, de bâtir, d'armer la belle partie de son vaste empire que baigne la mer Noire, lui avait donné le gouvernement général de toute la nouvelle Russie. Il avait créé, construit, agrandi Odessa, cette capitale territoriale et maritime de la Crimée. Il avait ébauché, en dix ans d'administration sage et prospère, un empire entre le Dniester et le Caucase. Il n'avait eu que des bienfaits à répandre, des végétations spontanées de peuple, de commerce, de navigation à seconder. Il avait compris la. nature, et la nature l'avait aidé. Son nom, comme celui d'un fondateur antique de colonie, semeur de races, grandi par le lointain et servi par les circonstances, était béni dans l'Orient, renommé dans l'Occident.

La guerre continentale l'avait ramené dans les camps, dans les conseils et dans l'intimité d'Alexandre.

On l'a vu, en 1814 et pendant les cent-jours, suivre ou représenter son souverain et son ami à Paris, à Vienne, à Gand. Sujet à la fois de deux princes, Louis XVIII et Alexandre, il était le lien qui cherchait à les unir pour les servir tous les deux. Sa réputation et son caractère inspiraient un sérieux respect au roi et aux princes français. Les armées et les diplomaties étrangères le considéraient comme un de ces hommes sans tache qui brillent, moins par leur éclat que par leur pureté. La noblesse française le citait avec orgueil, l'armée et le peuple avec estime. Étranger, par son long éloignement de France, à toutes les colères, à toutes les fautes, à toutes les ambitions des partis, il présentait à tous cette condition de neutralité dans les passions et d'impartialité dans les pensées, heureuse condition des hommes qui ont longtemps quitté leur patrie et qui y rentrent comme arbitres au-dessus des reproches et des lassitudes des temps de révolution.

Ce caractère moral du duc de Richelieu était relevé en lui par toutes les noblesses et toutes les grâces extérieures qui complètent les hautes vertus par les hautes popularités dans un homme en évidence. Son visage portait son nom. Son front était élevé, ses yeux limpides, son nez aquilin, sa bouche entr'ouverte. L'ovale grec de ses traits rappelait la beauté de son grand-père dans sa jeunesse ; mais son expression n'en avait ni la légèreté, ni l'audace, ni la vanité. On sentait qu'une révolution sérieuse et triste avait passé sur cette splendeur naturelle de sa race, et y avait empreint la réflexion, la maturité, la vertu des longues adversités. Le caractère dominant de sa figure comme de son âme était la modestie. C'était un homme qu'il fallait toujours convaincre de sa propre suffisance, et à qui on .ne pouvait faire accepter un honneur qu'en lui démontrant que c'était un devoir.

Il était adoré de sa famille. Deux sœurs qu'il avait laissées en France, et qui habitaient Paris, ne vivaient que de son souvenir et de son affection, la comtesse de Jumilhac et la marquise de Montcalm. La marquise de Montcalm, liée par l'intelligence et le cœur avec l'élite littéraire, aristocratique et politique de Paris, avait un salon ouvert à toutes les puissances et. à toutes les célébrités du temps. Femme gracieuse et éminente, dont l'âme et le visage retraçaient son frère, on ne la séduisait que par des vertus, et elle ne séduisait elle-même que par les dignités de l'esprit et la noblesse du cœur. Sa maison était le cercle des amis du duc de Richelieu. On y rencontrait la cour, le parlement, l'armée, la ville, la diplomatie .de l'Europe. On n'y intriguait pas ; on y mûrissait dans l'intimité les plus hautes pensées pour la réconciliation des partis, pour l'indépendance et la dignité de la France. M. Lainé en était le modeste et patriotique oracle. La conformité de nature et d'amour du bien avait attiré instinctivement l'un vers l'autre ces deux hommes qui ne se connaissaient que par leurs noms M. Lainé la vertu de la bourgeoisie ; M. de Richelieu, le patriotisme de la noblesse. Ils se complétaient en s'unissant.

 

XVIII

Il fallut de grands efforts pour vaincre cette modestie du duc de Richelieu et pour le contraindre à accepter, dans des circonstances si désespérées un gouvernement qui échappait aux mains les plus consommées. M. Decazes, M. Lainé, le roi, l'empereur Alexandre lui-même, eurent peine à triompher de sa timidité. Le patriotisme seul le subjugua. On lui démontra que lui seul pouvait prévenir le démembrement de la France, en arrachant à l'amitié de l'empereur Alexandre ce qu'aucun autre que lui ne pouvait se flatter d'obtenir, après l'insuccès de M. de Talleyrand. Les larmes et les supplications de ses sœurs amollirent enfin sa résistance. Il consentit à quitter la haute et paisible faveur d'un souverain, son ami, pour se précipiter dans les misères, dans les désastres, dans les intrigues et dans les orages d'opinion de ces partis intérieurs et de ces partis étrangers qui se disputaient sa patrie.

Le ministère fut ainsi composé le duc de Richelieu, ministre des affaires étrangères et président du conseil ; M. Corvetto, habile financier génois, aussi hardi et plus prudent que Law, ministre des finances ; M. de Vaublanc, homme nouveau aux affaires, quoique ancien membre des assemblées de la Révolution, ministre de l'intérieur c'était le gage donné dans l'administration au comte d'Artois, dont il avait conquis la confiance à Gand ; Clarke, duc de Feltre., ministre de la guerre ; Barbé Marbois, homme mixte, dont les années répondaient aux deux siècles, ministre de la justice M. Dubouchage, ancien officier de marine, gentilhomme d'une race antique du Dauphiné, ministre de la marine.

Le roi avait réservé pour son négociateur et son confident personnel, M. Decazes, le ministère qui lui paraissait en un tel moment le gouvernement tout entier, le ministère de la police, cette étude et ce gouvernement de l'opinion.

 

XIX

A peine le ministère était-il constitué, que le duc de Richelieu agissant sur l'empereur Alexandre, non plus par des notes diplomatiques, mais par le cœur et par la générosité, obtint de ce souverain l'intervention décisive qu'il sollicitait pour contraindre au silence les exigences obstinées des puissances secondaires et hostiles. L'Angleterre, bien disposée par lord Wellington, dont le bon sens ne voyait de repos que dans les Bourbons, et de monarchie des Bourbons possible qu'avec l'intégrité et l'indépendance de leur royaume, seconda dans les conférences l'empereur Alexandre. Les conditions du traité, malheureusement consenties au-delà de la nécessité par la mollesse dé M. de Talleyrand et par l'impatience du trône à tout prix de la cour, furent néanmoins adoucies jusqu'à des limites où un homme d'État pouvait non les admettre, mais les subir. M. de Richelieu, désespéré de ne pouvoir obtenir davantage, les trouvait encore trop sinistres et se refusait obstinément à les signer.

Le roi, qui voyait les chambres près de s'ouvrir, disposées à lui demander compte de son intervention stérile pour pacifier le pays, et qui voyait d'un autre côté l'Autriche, la Prusse, la Hollande, les puissances du Rhin écraser son peuple sous les dévastations de huit cent mille hommes, envoya chercher le duc de Richelieu, une nuit, par M. Decazes, et arrosant de ses larmes les mains de son premier ministre, lui demanda le sacrifice qui coûte le plus à un homme d'honneur, celui de son nom. Le duc de Richelieu sortit attendri et vaincu de l'entretien de son malheureux maître. Il signa. On retrouve dans les lignes écrites par lui un instant après, à sa sœur, madame-de Montcalm, pour être communiquées à M. Lainé et à ses amis, le cri de douleur, qui éclate dans le cœur d'un honnête homme forcé d'humilier sa patrie par patriotisme.

« Tout est consommé ! j'ai apposé plus mort que vif mon nom à ce fatal traité. J'avais juré de ne pas le faire, et je l'avais dit au roi. Ce malheureux prince m'a conjuré en fondant, en larmes de ne pas l'abandonner ; je n'ai plus hésité ! j'ai la confiance de croire que personne n'aurait obtenu autant La France expirante, sous le poids de calamités qui l'accable, réclamait impérieusement une prompte délivrance ! »

Le sentiment du duc de Richelieu était vrai. Le roi se consumait de douleur et de honte ; la France demandait à tout prix le reflux de l'invasion, ramenée sur son territoire par la guerre, et, sinon la fin, au moins la régularisation des représailles. L'Europe n'aurait accordé à personne, excepté au duc de Richelieu, ce qu'elle refusait à Louis XVIII. Il était en ce moment l'intercesseur de sa patrie. Nous avons vu la carte où les bords de la France étaient déchirés pour en attribuer les lambeaux aux puissances qui se les distribuaient.

 

« Conservez cette carte, que je ne rétablis que pour vous seul, dit l'empereur de « Russie à son ami ; elle sera dans l'avenir le témoignage de vos services, de mon amitié pour la France, et le plus beau titre de noblesse de votre maison. » Ses neveux, en effet, la gardent encore.

 

XX

Ce traité laissait à la France ses frontières de 1790, sauf quelques enclaves de peu d'importance et la Savoie, conquête de la révolution qu'avait respectée le traité de 1814. Il imposait sept cents millions pour indemnité à l'Europe de la dernière guerre intentée par Napoléon, une occupation armée de cent cinquante mille hommes pendant cinq ans, dont le généralissime serait nommé par les puissances coalisées, et les places de guerre remises à cette garnison de sûreté. Cette occupation pouvait cesser dans trois ans, si l'Europe jugeait la France suffisamment pacifiée pour lui offrir des garanties morales de tranquillité. Les prisonniers de guerre devaient être rendus. Les sept cents millions d'indemnité devaient être acquittés jour par jour. Outre cette indemnité de guerre, la France reconnaissait le principe des indemnités attribuées après liquidation à chaque puissance pour les ravages, les réquisitions ou les confiscations que chacun de ces États avait subis pendant les dernières guerres par l'occupation des armées françaises. La France était chargée, de plus, des frais de solde et d'entretien des cent cinquante mille garnisaires que les puissances laissaient sur son territoire. L'amende nationale de la France pour le retour de Napoléon de l'île d'Elbe était en argent d'environ un milliard et demi, en force nationale ses places fortes, en sang répandu soixante mille hommes, en honneur le licenciement de son armée, et une garnison étrangère pour garder à vue un empire enchaîné. Voilà ce que la dernière aspiration de Bonaparte au trône et à la gloire coûtait à sa patrie. Onze cent quarante mille soldats étrangers foulaient en ce moment le sol français.

 

XXI

Les puissances néanmoins, au moment où elles enchaînaient ainsi la France conquérante, enchaînaient en même temps le roi au système constitutionnel qu'elles lui avaient imposé par leurs conseils en 1814, et qu'elles jugeaient une salutaire nécessité de la popularité du trône en France. Spectacle étrange et bien propre à faire mesurer au regard de l'homme d'État le triomphe graduel du principe de liberté en Europe C'était la contre-révolution armée et victorieuse qui imposait elle-même des conditions de gouvernement populaire à l'ancien régime. « Les cabinets alliés, disait une des stipulations du traité, trouvent leurs garanties dans les principes éclairés, les sentiments magnanimes et les vertus personnelles du roi. Le roi a reconnu avec eux que dans un État déchiré pendant un quart de siècle par les révolutions, ce n'est pas à la force seule de ramener le calme dans les esprits, la confiance dans les âmes, l'équilibre dans le corps social. Loin de craindre que le roi prête l'oreille à des conseils imprudents ou passionnés, propres à renouveler les alarmes, à ranimer les haines ou les divisions dans le pays, les puissances sont rassurées par les déclarations du roi en 1814 et notamment depuis son retour. Ils savent que le roi opposera aux ennemis du bien public son attachement aux lois constitutionnelles promulguées sous ses auspices, et sa volonté bien prononcée de ne conserver des temps passés que le bien que la Providence a fait sortir du sein même des calamités publiques. Ce n'est qu'ainsi que les vœux formés par les cabinets alliés pour la conservation de l'autorité constitutionnelle du roi seront couronnés d'un succès complet, et que la France, rétablie sur ses anciennes bases, reprendra la place éminente qui lui appartient dans le système européen. »

 

XXII

Le même jour ou l'Europe réunie signait ce pacte, avec la France et avec l'esprit moderne, d'intervention des peuples dans leur gouvernement, l'empereur Alexandre, inspiré par madame de Krudener, qui l'avait suivi à Paris, signait le traité de la Sainte-Alliance, rêve de son âme pieuse, sorte de contrat social des rois. Ce pacte faisait des grands principes fraternels du christianisme le code d'un droit public nouveau entre les princes en attendant que ces mêmes principes, promulgués plus tard par la France et par.la révolution de 1848, devinssent le code des peuples entre eux. C'était le nouveau droit public européen dont une femme mystique avait communiqué l'inspiration au plus puissant monarque de la coalition, et dont Alexandre avait voulu être l'apôtre couronné. Les puissances le signaient par complaisance et par flatterie pour le chef de la ligue européenne. L'Angleterre seule s'y refusait par respect pour la liberté des croyances chrétiennes ou non chrétiennes, fondement de sa législation civile. Ce traité, que les préventions et les suppositions du parti libéral ont cru longtemps le gage mutuel de l'asservissement des peuples entre les rois, n'était en principe qu'un acte de foi dans la Providence, promulgué par un prince reconnaissant après la délivrance du continent, et un acte qui devait substituer dans les transactions des empires la morale et l'équité à l'arbitraire et à la force. Nous le conservons ici à la mémoire d'Alexandre.

 

XXIII

« Au nom de la très-sainte et indivisible Trinité,

« LL. MM. l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse et l'empereur de Russie, par suite des grands événements qui ont signalé en Europe le cours des trois dernières années, et principalement des bienfaits qu'il a plu à la divine Providence de répandre sur les États dont les gouvernements ont placé leur confiance en elle seule, ayant acquis la conviction intime qu'il est nécessaire d'asseoir la marche à adopter par les puissances, dans leurs rapports mutuels, sur les vérités sublimes que nous enseigne l'éternelle religion du Dieu sauveur,

« Déclarent solennellement que le présent acte n'a pour objet que de manifester à la face de l'univers leur détermination inébranlable de ne prendre pour règle de leur conduite, soit dans l'administration de leurs États respectifs, soit dans leurs relations politiques avec tout autre gouvernement, que les préceptes de cette religion sainte, préceptes de justice, de charité et de paix, qui, loin d'être uniquement applicables à la vie privée, doivent au contraire influer directement sur les résolutions des princes et guider toutes leurs démarches, comme étant le seul moyen de consolider les institutions humaines et de concourir à leurs perfectionnements.

« En conséquence, Leurs Majestés sont convenues des articles suivants

« 1° Conformément aux paroles des saintes Écritures, qui ordonnent à tous les hommes de se regarder comme frères, les trois monarques contractants demeureront unis par les liens d'une fraternité véritable et indissoluble ; se considérant comme compatriotes, ils se prêteront en toute occasion, et en tous lieux, assistance, aide et secours ; se regardant, envers leurs sujets et armées, comme pères de famille, ils les dirigeront dans le même esprit de fraternité dont ils sont animés, pour protéger la religion, la paix et la justice.

« 2° En conséquence, le seul principe en vigueur, soit entre lesdits gouvernements, soit entre leurs sujets, sera celui de se rendre réciproquement service ; de se témoigner, par une bienveillance inaltérable, l'affection mutuelle dont ils doivent être animés ; de ne se considérer que comme membres d'une même nation chrétienne ; les trois princes alliés ne s'envisageant eux-mêmes que comme délégués de la Providence pour gouverner trois branches d'une même famille, savoir l'Autriche, la Prusse et la Russie ; confessant ainsi que la nation chrétienne, dont eux et leurs peuples font, partie, n'a réellement d'autre souverain que Celui à qui seul appartient en propriété la puissance, parce qu'en Lui seul se trouvent tous les trésors de l'amour, de la science et de la sagesse infinie, c'est-à-dire Dieu, notre divin sauveur Jésus-Christ, le Verbe du Très-Haut, la Parole de vie. Leurs Majestés recommandent en conséquence, avec la plus tendre sollicitude, à leurs peuples, comme unique moyen de jouir de cette paix qui naît de la bonne conscience et qui seule est durable, de se fortifier chaque jour davantage dans les principes et l'exercice des devoirs que le divin Sauveur a enseignés aux hommes.

« 3° Toutes les puissances qui voudront solennellement avouer les principes sacrés qui ont dicté le présent acte, et reconnaîtront combien il est important au bonheur des nations, trop longtemps agitées, que ces vérités exercent désormais sur les destinées humaines toute l'influence qui leur appartient, seront reçues avec autant d'empressement que d'affection dans cette sainte alliance. »

 

XXIV

Le roi n'attendait que la signature du traité de pacification pour ouvrir la session des chambres, Il reparut le 7 octobre devant elles accueilli sur son passage et dans l'Assemblée par des acclamations frénétiques qui présageaient moins l'amour pour sa personne que la haine contre ses ennemis. C'était la vengeance des acclamations soldatesques qui l'avaient expulsé le 20 mars de son trône et de son palais. L'Assemblée, presque entièrement composée d'hommes de cour, d'émigrés, d'écrivains ou de journalistes de l'ancien régime, de nobles de province, de royalistes des départements, chargés par la colère publique de venger la France de la Révolution et de l'empire, présentait le spectacle d'une autre France exhumée des cendres de l'invasion.

Les femmes de la cour, de la haute aristocratie et de la ville, toujours plus passionnées que les hommes, remplissaient les tribunes, battaient des mains, versaient des larmes, agitaient des mouchoirs blancs et répandaient sur cette scène triste en elle-même l'agitation d'une joie sinistre qui demandait en ce moment des acclamations et qui bientôt peut-être demanderait du sang. Dans les rangs élevés de la société comme dans les rangs obscurs du peuple, les femmes faibles et timides' deviennent facilement cruelles. Il faut des idoles à leur amour et des victimes à leur haine. On pressentait dans l'accent de cet enthousiasme des femmes du monde aristocratique dans les tribunes les prochaines exigences de leur royalisme. Les yeux en étaient ravis, les cœurs consternés. Le roi, dans l'expression à la fois heureuse, assombrie et mélancolique de sa physionomie, semblait craindre cet excès d'amour tout en le savourant.

Son frère rayonnait de confiance et encourageait du regard ces démonstrations. Il se sentait, pour la première fois de sa vie, dans l'élément de ses opinions contre-révolutionnaires. La chambre lui appartenait de cœur. Il voyait en elle son parti et il croyait que ce parti était la France. Le duc de Berry montrait la loyauté et l'insouciance d'un soldat. Le duc d'Angoulême, qui se modelait sur le roi, son oncle, et qui venait de voir les fureurs du Midi, paraissait triste, contenu et réservé. Ce prince, mal servi par son extérieur, recouvrait sous sa timidité et sous sa modestie plus de sens politique et plus de modération que sa famille. La cour le regardait avec dédain, parce qu'il ne partageait pas ses passions ; le peuple avec respect, parce qu'à travers les disgrâces de son visage il discernait en lui les intuitions d'un Germanicus. Le roi l'aimait comme un élève, dans lequel il versait sa tristesse et ses leçons. Il s'appuyait avec abandon sur son bras.

 

XXV

Quand le silence eut enfin calmé les murmures et les curiosités de cette scène où le roi proscrit par la sédition militaire allait ouvrir son âme à la représentation libre et passionnée de son peuple, il parla ainsi :

« Lorsque l'année dernière je convoquai pour la première fois les chambres, je me félicitai d'avoir, par un traité honorable, rendu la paix à la France.

« Elle commençait à en goûter les fruits ; toutes les sources de la prospérité publique se rouvraient

« Une entreprise criminelle, secondée par la plus inconcevable défection, est venue en arrêter le cours.

« Les maux que cette usurpation éphémère a causés à notre patrie m'affligent profondément ; cependant je dois déclarer ici que, s'il eût été possible qu'ils n'atteignissent que moi, j'en bénirais la Providence.

« Les marques d'amour que mon peuple m'a données dans les moments même les plus critiques m'ont soulagé dans mes peines personnelles ; mais celles de mes sujets, de mes enfants, pèsent sur mon cœur.

« C'est pour mettre un terme à cet état d'incertitude, plus accablant que la guerre même, que j'ai dû conclure avec les puissances qui, après avoir renversé l'usurpateur, occupent aujourd'hui une grande partie de notre territoire, une convention qui règle nos rapports présents et futurs avec elles.

« Elle vous sera communiquée sans aucune restriction aussitôt qu'elle aura reçu sa dernière forme.

« Vous connaîtrez, et la France entière connaîtra la profonde peine que j'ai dû ressentir ; mais le salut même de mon royaume rendait cette grande détermination nécessaire et quand je l'ai prise j'ai senti les devoirs qu'elle m'imposait.

« J'ai ordonné que cette année il fût versé, du trésor de ma liste civile dans celui de l'État, une portion considérable de mon revenu. Ma famille, à peine instruite de ma résolution m'a offert un don proportionné.

« J'ordonne de semblables diminutions sur les traitements et les dépenses de tous mes serviteurs, sans exception. Je serai toujours prêt à m'associer aux sacrifices que de douloureuses circonstances imposent à mon peuple.

« Les états vous seront remis, et vous connaîtrez l'importance de l'économie que j'ai commandée dans les départements de mes ministres et dans toutes les parties de l'administration.

« Heureux si ces mesures pouvaient suffire aux charges de l'Étal ; ! Dans tous les cas, je compte sur le dévouement de la nation et sur le zèle des deux chambres.

« Mais d'autres soins plus doux et non moins importants les réunissent aujourd'hui. C'est pour donner plus.de poids à vos délibérations, c'est pour en recueillir moi-même plus de lumières, que j'ai créé de nouveaux pairs, et que le nombre des députés des départements a été augmenté.

« J'espère avoir réussi dans mon choix ; et l'empressement des députés, dans des conjonctures difficiles, est aussi une preuve qu'ils sont animés d'une sincère affection pour ma personne et d'un ardent amour de la patrie.

« C'est donc avec une douce joie et une pleine confiance que je vous vois rassemblés autour de moi, certain que vous ne perdrez jamais de vue les bases fondamentales de la félicité de l'État union franche et loyale des chambres avec le roi et le respect pour la charte constitutionnelle.

« Cette charte, que j'ai méditée avec soin avant de la donner, à laquelle la réflexion m'attache tous les jours davantage, que j'ai juré de maintenir, et à laquelle vous tous, à commencer par ma famille, allez jurer d'obéir, est sans doute, comme toutes les institutions humaines, susceptible de perfectionnement ; mais aucun de nous ne doit oublier qu'auprès de l'avantage d'améliorer est le danger d'innover.

« Assez d'autres objets importants s'offrent à vos travaux.

« Faire refleurir la religion, épurer les mœurs, fonder la liberté sur le respect des lois, les rendre de plus en plus analogues à ces grandes vues, donner de la stabilité au crédit, recomposer l'armée, guérir des blessures qui n'ont que trop déchiré le sein de notre patrie, assurer enfin la tranquillité intérieure, et par là faire respecter la France au dehors, voilà où doivent tendre tous nos efforts.

« Je ne me flatte pas que tant de bien puisse être l'ouvrage d'une session ; mais si, à la fin de la présente législature, on s'aperçoit que nous en ayons approché, nous devons être satisfaits de nous. Je n'y épargnerai rien ; et, pour y parvenir, je compte, messieurs, sur votre coopération la plus active. »

 

XXVI

La tristesse, la consternation, l'espérance, la résignation, l'amour et la colère avaient tour à tour assombri, abattu, épanoui, attendri ou irrité les physionomies et les attitudes de l'Assemblée et des tribunes aux différents paragraphes du discours du roi. Des larmes roulaient dans les yeux des députés des départements et des villes qui allaient être retranchées du territoire. La patrie, même malheureuse, voulait retenir tous ses enfants. On ignorait encore dans le public la mesure des sacrifices imposés au cœur de la France. On tremblait de les apprendre. Les engagements que le roi et sa famille prenaient de nouveau envers la charte soulevèrent, sinon des murmures, au moins des chuchotements dans les tribunes. Tout ce qui bornait la royauté bornait leur enthousiasme et rappelait un pacte avec la révolution. Le règne, selon les salons de cette époque, ne devait être que le triomphe sur les choses et sur les hommes qui leur rappelaient des souvenirs détestés.

Le passé devait renaître avec le roi, sans mélange et sans condition avec l'avenir. Les concessions leur paraissaient faiblesse, la sagesse lâcheté. Il n'y a rien de si impatient de régner sans modération que les partis sans force qui viennent de défaillir d'impuissance. Ils croient effacer leur humiliation par leur insolence.

Telle était alors cette partie de l'aristocratie irritée, revenue au mont Aventin de la noblesse, qu'on appelait le faubourg Saint-Germain. La colère et l'espérance lui donnaient le délire. Le génie de l'émigration se vengeait en paroles de la France. Après avoir été proscrite elle voulait proscrire, elle cherchait dans le roi non un modérateur, mais un instrument. Elle jetait au comte d'Artois et aux nombreux députés de son parti des acclamations, des sourires, des signes d'intelligence qui disaient : « Régnez d'avance, notre cœur est avec vous ! »

 

XXVII

Le roi, aussi soigneux de sa renommée de prince lettré que de roi législateur, avait rédigé et écrit de sa propre main ce discours d'une convenance parfaite à la situation et aux événements. Il avait le tact des solennités et le sentiment de l'opinion publique. Avant de le prononcer, il l'avait lu à son conseil des ministres et à sa famille ; il avait exigé que le comte d'Artois, le prince de Condé, le duc d'Angoulême, le duc de Berry, tous les princes de sa maison renouvelassent comme lui, au retour de leur second exil, le serment à la charte qu'ils avaient prononcé le 18 mars. Cet engagement, pris aujourd'hui en toute liberté et sous la protection de douze cent mille baïonnettes qui garantissaient la conscience de toute pression populaire, paraissait au roi un acte de haute dignité morale et de généreuse politique. Il avait de plus l'ambition, la seule permise à ses années et à sa nature, de laisser dans l'histoire la renommée d'un monarque fondateur 'd'institutions. Il voulait que ses héritiers prissent en face de la nation et de l'Europe l'engagement de respecter ses institutions.

Le comte d'Artois avait hésité un moment. Des royalistes invétérés et quelques évêques exaltés dont il était entouré lui déconseillaient un serment à une charte qui admettait des limites humaines à l'autorité divine, coulant avec le sang des rois dans ses veines, avec l'huile du sacre sur sa tête. La partie du clergé rebelle au concordat, et qui voulait restaurer avec l'unité de puissance l'unité de culte, lui faisait un scrupule d'une charte où les cultes dissidents étaient tolérés. Le prince de Condé affaissé par l'âge et qui n'avait jamais reconnu la révolution sur les champs de bataillé que pour la combattre, se refusait également à proférer le serment à cette révolution. Les vieux courtisans et les femmes dont il était entouré lui conseillaient de motiver son absence sur ses infirmités.

Ces princes cédèrent enfin moins aux instances du roi qu'aux injonctions de l'Europe. Ils levèrent la main sur les promesses de leur chef parlant au nom de sa dynastie. Cependant ces scrupules et ces murmures de leur conscience se trahirent par leurs amis dans les deux chambres, au moment où le duc de Richelieu prononçait devant le roi les noms des pairs et des députés pour leur demander le serment. Le comte Jules de Polignac, jeune homme de la cour la plus intime et de la faveur la plus paternelle du comte d'Artois, refusa de jurer. M. de La Bourdonnaie, le cardinal de Périgord, le maréchal de Vioménil, ne répondirent que par leur silence à l'appel de leur nom. Un député de Montauban, nommé Domingon, se leva et demanda la parole pour expliquer son refus. Le duc de Richelieu, également embarrassé de refuser la parole à la conscience d'un député et de laisser entendre au roi une réclamation qui pouvait être une offense, regarda le roi, prit conseil de son geste, et répondit que les usages immémoriaux de la monarchie interdisaient à des sujets de parler devant le prince sans son autorisation.

Ces signes de révolte du cœur contre l'esprit de la charte suffirent au comte d'Artois et à sa cour. Ils contenaient une protestation tacite ou des réserves que le temps pouvait couver sous la ruine de ces libertés. Le roi vit dans leur petit nombre une ratification de sa sagesse par la presque unanimité de la nation. Son retour aux Tuileries fut un triomphe populaire qui le vengeait assez des froideurs ou des murmures de sa propre cour. Une partie de l'aristocratie et de l'Église avait protesté, la nation en en masse consentait et applaudissait. Déjà ce prince, plus ferme en ses desseins qu'on ne le reconnaissait alors, échappait avec une énergie obstinée aux obsessions de famille, de caste et de sacerdoce, pour chercher son point d'appui dans la raison publique, et sa popularité dans l'avenir. La famille lui était amère, l'émigration rebelle, l'Église mécontente, son peuple doux et reconnaissant.

 

XXVIII

La chambre présenta, selon les rites parlementaires, trois candidats parmi lesquels le roi désignerait lui-même le président de l'Assemblée. M. Lainé, couvert du courage civique qu'il avait deux fois montré en quinze mois jusqu'à affronter la mort, était le plus grand citoyen de la nation. L'Assemblée, alors juste encore, parce qu'elle était neuve, donna l'unanimité de ses suffrages à M. Lainé. Le roi fut heureux de choisir l'homme de la liberté contre la tyrannie, et du droit contre l'insurrection. M. Lainé personnifiait en lui une charte libérale. Nul ne pouvait mieux représenter le peuple devant son roi, le roi libéral devant un peuple libre. C'était le citoyen dans le sujet fidèle, le sujet fidèle dans le citoyen, l'homme des deux temps. Ce choix fut applaudi de toutes les consciences. C'était mieux qu'une déclaration, c'était un symbole.

 

XXIX

« Messieurs, dit M. Lainé en prenant possession de la présidence, le sentiment dominant des Français, celui qui absorbe vos âmes, celui des malheurs de la patrie, fait taire en moi-même la reconnaissance. Qui pourrait, en effet, au milieu des calamités communes, former d'autres vœux, avoir d'autres pensées que d'adoucir les maux qui, depuis huit mois, accablent le roi et la France ? Une grande espérance nous est pourtant donnée. Le serment solennel prêté dans cette enceinte permet de croire que les débats sur les questions politiques vont enfin se taire devant une charte qui rallie les opinions et rassure les intérêts. Montrons qu'un malheur commun élève les caractères !... Laissons à Dieu, qui afflige ce peuple, à juger les rois ; mais entourons le nôtre de toute la force dont il a besoin pour éteindre les passions, étouffer les discordes, faire respecter la France et protéger la liberté ! »

La chambre, peu digne d'entendre ces paroles et incapable de les comprendre, répondit au discours du roi avec un accent de pénible résignation à la clémence, qui indiquait, dès le premier acte, qu'elle imposerait ses ressentiments et ses représailles à la couronne, et qu'elle ne respecterait son gouvernement qu'à la condition de le dominer,

« Au milieu des vœux de concorde, disait la chambre, c'est notre devoir de solliciter votre justice contre ceux qui ont mis le trône en péril votre clémence a été sans bornes, nous ne venons pas vous prier de la rétracter, mais nous vous supplions au nom du peuple même, victime des malheurs dont le poids l'accable, de faire enfin que la justice marche là où la clémence est arrêtée. Que ceux qui, aujourd'hui encore, encouragés par l'impunité, ne craignent pas de faire parade de leur rébellion, soient livrés à la juste sévérité des tribunaux. La chambre concourra avec zèle à la confection des lois nécessaires à l'accomplissement de ce vœu. Ne confiez qu'à des mains pures votre autorité ! »

On sentait dans ce premier vœu l'impatience de sévir, dans le second l'impatience de s'emparer du pouvoir royal. Ces mains pures, allusion à Fouché et à Talleyrand, étaient une offense au prince lui-même, sous la forme de l'avertissement. Le roi la ressentit jusqu'au fond du cœur. Il commença à craindre davantage de ses amis que de ses ennemis.

La chambre des pairs, dans laquelle M. de Talleyrand avait introduit des hommes plus modérés, plus expérimentés aux révolutions, mais plus serviles, n'eut le courage ni de contredire, ni de ratifier le langage de la chambre des députés. Elle cherchait le vent pour le suivre. Elle balbutia, dans une adresse obscure où les formes de la paraphrase couvraient le vide des idées, sa réponse au discours du roi.

 

XXX

Les dispositions de la chambre des députés, toutes conformes aux opinions et aux colères du comte d'Artois et du gouvernement en expectative qui entourait ce prince, dominèrent bientôt le gouvernement du roi et le forcèrent à donner, par des lois sévères, satisfaction à la passion des chefs du parti royaliste.

Le duc de Richelieu, absorbé dans les conférences et dans les négociations avec les puissances pour la libération du territoire, ne pouvait refuser aux cabinets étrangers ces rigueurs qu'on appelait des prudences. Il laissait d'ailleurs à ses collègues de la guerre, de l'intérieur, de la justice et de la police, l'initiative des mesures et des lois, et la direction des chambres. Rendre l'indépendance à la France ; maintenir l'harmonie entre les différents membres de la famille royale par des concessions d'influence dans le cabinet, propres à prévenir les factions dans le palais ; créer au roi une armée personnelle qui l'affranchît plus tard des prétoriens de Napoléon modérer le zèle imprudent et déjà cruel du royalisme, tout en comprimant l'esprit de sédition dans le parti révolutionnaire ; rétablir dans le Midi troublé l'empire des lois à la place de la turbulence sanguinaire des factions ; conserver l'accord entre le gouvernement et les chambres autant que cet accord ne coûterait pas de lâchetés ou de crimes au gouvernement ; caresser les émigrés en les contenant, pacifier le peuple, restaurer les finances ruinées par la guerre et par le prix dont il avait fallu payer la paix ; relever le crédit public et lui demander la rançon de la patrie, en faisant porter sur l'avenir une partie du poids du présent ; pour tout le reste, laisser beaucoup au roi, à son frère, au temps, aux événements, au libre jeu des opinions dans les chambres, à l'apaisement graduel des passions, a cette lassitude qui suivent dans les périodes humaines les grandes convulsions des peuples telle était la pensée dominante du duc de Richelieu. Sa nature, ses facultés, ses habitudes ne le portaient ni aux détails de l'administration, ni aux manœuvres de l'intrigue, ni aux adulations de cour, ni aux luttes de paroles dans les tribunes avec les partis. C'était un esprit plus clairvoyant qu'exercé, plus généralisateur qu'actif. Il avait besoin dans le conseil de mains pour le servir, de voix pour l'expliquer. Il s'abandonnait à ces mains et à ces voix. Il se livrait surtout à M. Decazes.

 

XXXI

Le conseil, quoiqu’unanimement royaliste, se classait en deux nuances distinctes d'opinion. M. de Vaublanc, le duc de Feltre, M. Dubouchage, appartenaient, par l'exagération de leur zèle, au parti du comte d'Artois ils servaient les violences de ce parti dans toutes leurs circulaires, dans toutes leurs opérations ; M. de Richelieu, M. Decazes, M. de Barbé-Marbois et M. Corvetto, au parti du roi. Mais ces deux opinions se confondaient au conseil dans un zèle commun pour, l'affermissement du trône.

Le roi lui-même, quoique plus éclairé que son frère, et plus modéré que son propre parti, rapportait de son second exil un certain repentir de sa mansuétude en 1814, et une certaine âpreté de règne, naturels à un homme qui venait de subir de telles trahisons et de tels outrages. L'étranger, la nation, sa race, lui demandaient des sûretés contre le retour des calamités qui pesaient sur tous. On accusait, à haute voix, sa mollesse. Il tenait à prouver qu'il était fort. Une rivalité de royalisme régnait en ce moment entre sa cour et lui. Il ne voulait pas rester trop en arrière de ses partisans, de peur qu'ils ne cherchassent dans son frère une personnification du trône qui s'élèverait dans sa propre cour contre lui. II paraissait donc céder avec complaisance aux provocations, à la rigueur que les tribunes les journaux, les salons et les réunions des députés royalistes ne cessaient d'adresser à ses ministres.

Trois projets de lois dans ce sens furent concertés dans le sein du. gouvernement et présentés à la chambre. Une loi contre les cris séditieux, une loi qui suspendait les garanties de la liberté individuelle des citoyens, enfin une loi qui constituait les anciennes cours prévôtales, sorte de tribunal révolutionnaire de la monarchie.

 

XXXII

La première de ces lois infligeait de longs emprisonnements aux auteurs de clameurs séditieuses. Le préambule, injuriait des expressions les plus acerbes les partis hostiles à la restauration. La chambre l'accueillit avec froideur, comme une pâle effigie de ses ressentiments. La seconde, qui respirait la haine et la menace contre la révolution, arracha les applaudissements aux partis parlementaires, dont elle satisfaisait les exigences. C'était la dictature temporaire de la police sur la liberté des citoyens. Le gouvernement la jugeait lui-même trop absolue ; mais les violences privées qui ensanglantaient le Midi faisaient en ce moment une nécessité aux ministres de prendre l'arbitraire entre les mains du gouvernement pour l'arracher aux individus. Il y avait même de l'humanité déguisée sous l'apparence de cette rigueur. On voulait sauver des victimes de l'assassinat par les prisons. La discussion, timide du côté de l'opposition, était implacable du côté des royalistes exaltés. M. d'Argenson, ayant eu le courage de parler du sang des protestants qui coulait dans le Midi, fut rappelé par des vociférations à l'ordre, comme si dénoncer le crime eût été un crime aux oreilles qui ne voulaient rien entendre.

« Croyez-vous donc être encore ici au champ de mai ? » lui cria-t-on. M. de Vaublanc combattit, non avec l'autorité calme du ministre, mais avec la déclamation passionnée du néophyte de cour, les objections de M. d'Argenson. « Il faut un pouvoir extraordinaire qui veille au salut de l'État. L'immense majorité de la France veut son roi ! » s'écria-t-il. Des acclamations de : « Vive le roi ! » lui répondent de tous les bancs monarchiques. On ne discutait plus par des discours, mais par des gestes et par des cris. La loi fut votée ; cinquante voix à peine protestèrent contre l'excès de ces précautions. La liberté des citoyens fut à la merci de la police.

 

XXXIII

Dans la discussion de la loi, les royalistes, trouvant la peine de la déportation trop miséricordieuse, demandèrent à grands cris la mort. « La mort contre les misérables qui cherchèrent à lutter contre le gouvernement légitime, » vota M. Humbert de Sesmaisons. « La mort contre ceux qui arboreront un autre drapeau que le drapeau blanc, » vota M. Piet. « Les travaux forcés à perpétuité, reprit M. Josse de Beauvoir ; depuis le retour du roi on caresse le crime au lieu de le flageller ! — Non, non, la mort ! la mort ! » revendiqua M. de Sesmaisons. « La peine des parricides ! » ajouta M. Bouin. Ces fureurs s'élevaient les unes sur les autres comme une rivalité de gages donnés à la royauté. Chacun semblait vouloir jeter avec son vote son nom à l'histoire, comme un défi à l'humanité. On ne cachait pas sa colère, on s'en faisait un titre devant l'avenir, une gloire devant son parti. L'avenir a conservé en effet ces titres, et il les juge aujourd'hui.

 

XXXIV

Le 17 novembre, on discuta la loi des cours prévôtales, cette juridiction sans garantie comme l'arbitraire, sans appel comme la passion, sans merci comme la mort. Chaque département devait avoir un de ces tribunaux, composé du prévôt, ou juge principal, et de quatre assesseurs. Ils jugeaient tous les crimes politiques les complots, les agitations, les cris injurieux au roi ou à sa famille. Les peines étaient aussi larges que le Code, depuis les amendes jusqu'à la mort. Le chef du tribunal recherchait et dénonçait le crime, on instruisait dans les vingt-quatre heures, on prononçait sans ajournement, on frappait sans recours de personne.

La suspicion était érigée en criminalité. La pente du sang était si glissante, et la colère publique avait si peu le pressentiment du remords que de telles lois éveillent plus tard dans l'âme des peuples, que deux hommes illustres depuis par les lumières, l'élévation et la modération de leur caractère, M. Cuvier, illustre à jamais dans la science, M. Royer-Collard, type de philosophie dans les affaires, soutinrent cette loi comme une nécessité du jour. Un membre même, emporté par la fougue de son royalisme qui ne lui laissait voir de justice que dans sa cause, demanda que l'on supprimât une partie des autres tribunaux et qu'on suspendît pendant un an l'inamovibilité des juges, afin de laisser peser sur leurs jugements la crainte d'une destitution.

C'était porter la terreur jusque dans l'âme des juges où la sagesse a fait protéger partout l'impartialité par l'indépendance du gouvernement. Une foule de propositions de cette nature enchérissaient sur la passion.

 

XXXV

La chambre des pairs fit entendre, dans la discussion de ces lois, des murmures de conscience et des protestations par la bouche des mêmes hommes qui avaient bravé, sous la Convention, le glaive des autres partis. L'héroïsme des révolutions n'est pas dans les hommes d'excès, mais dans les hommes de modération. Lanjuinais se retrouva dans la chambre des pairs tel qu'il avait été devant la terreur. Il osa dire la vérité à ses amis, comme il l'avait dite à ses ennemis.

« Votre loi est injuste, parce qu'elle fait du soupçon un crime, parce qu'elle envoie le suspect devant des juges dépendants de l'accusateur ! C'est la loi de 1793, mieux combinée encore pour intimider toutes les imaginations, pour asservir toutes les consciences ! Rome et l'Angleterre même dans les dangers publics n'eurent pas de telles lois. » Les pairs, victimes et instruments tour à tour de l'arbitraire qu'on implorait d'eux, s'irritèrent à la voix de Lanjuinais comme la passion s'irrite quand on la trouble par une vérité.

Boissy d'Anglas, Marmont, Lenoir-Laroche, sans nier la nécessité de lois rigoureuses, cherchèrent à atténuer l'arbitraire et l'irresponsabilité de ces tribunaux. Fontanes, esprit cultivé et doux, mais amateur du despotisme sous tous les noms, les défendit par cet éternel motif qui justifie toutes les dictatures que le premier besoin de toutes les sociétés, c'est l'ordre et non la liberté, axiome vrai pour les temps et pour les hommes qui séparent l'ordre du droit, inséparables dans les civilisations perfectionnées et morales. Le duc de Brissac, élevé à la même école de l'empire, les trouva indulgentes. Les avis les plus âpres, sous la Restauration, furent presque toujours conseillés par les hommes assouplis à la domination et complices du régime impérial de Napoléon.

La loi fut votée par cette assemblée avec le regret non déguisé de n'avoir pas à en voter de plus absolues et de plus efficaces. Il fut évident que la chambre des pairs n'opposerait ni tempérament ni obstacle aux violences de la chambre des députés. M. de Talleyrand et Fouché, en introduisant dans ce sénat les débris vivants de tous les gouvernements révolutionnaires et de toutes les cours, n'y avaient introduit ni le courage civique, ni l'indépendance, ni la dignité des caractères. La chambre des députés avait les passions du temps, la chambre des pairs en avait les servilités. C'était le dépôt de trente ans de révolutions, où les courtisans d'Hartwell, les séides de Napoléon, les révolutionnaires de 89, les législateurs de l'empire, les hommes de guerre fatigués, ne se rencontraient que dans une lassitude commune et dans leur complaisance banale pour tous les pouvoirs protégeant leurs titres, leur fortune, leurs dignités et leur repos. De rares exceptions y faisaient contraste plutôt qu'opposition à l'esprit général de souplesse et d'adulation. L'aristocratie nationale n'existait plus. Le cardinal de Richelieu l'avait tuée elle ne pouvait être remplacée en France dans un sénat que par l'aristocratie de cour, faite pour servir, non pour résister.

 

XXXVI

Le duc de Fitz-James, descendant des Stuarts, attaché au comte d'Artois, homme léger de tête, chaud de cœur, noble d'âme, éloquent de nature, plus propre qu'aucun des amis du prince à prendre un rôle dans le parlement et à rappeler la voix et les doctrines de Cazalès, essaya de populariser le duc d'Angoulême en faisant voter des félicitations à ce prince pour avoir préservé le Midi de l'invasion des Espagnols. Le prince méritait ces éloges.

Le comte d'Artois les écarta avec une convenance et une modestie paternelles qui émurent la France : « Pardonnez, dit-il en montant pour la première fois de sa vie à la tribune, à l'émotion d'un père qui entend l'éloge d'un fils digne de tout son amour et de celui de la France. Il est absent, et c'est à moi d'être son interprète. S'il avait eu le bonheur de déployer contre les ennemis extérieurs de la France le courage que vous voulez honorer en lui, une telle récompense mettrait le comble à ma satisfaction et à sa gloire. Mais Français, prince français, mon fils peut-il oublier que c'est contre des Français égarés qu'il a été forcé de combattre ? Permettez que je refuse pour mon fils des remercîments acquis à ce titre ! »

L'Assemblée obéit a ce scrupule de l'héritier du trône, et le duc de Fitz-James, en retirant sa proposition., fit recueillir à son maître l'honneur de ce refus. Cet hommage au deuil de la patrie ramena des cœurs au comte d'Artois.

Le roi ne vit pas sans ombrage les princes de sa maison monter à la tribune ou juger dans la chambre des pairs. L'opposition eût été funeste. La popularité même était dangereuse dans des rangs si rapprochés du trône. Le roi, en félicitant son frère sur son succès oratoire, ne pouvait oublier le duc d'Orléans, dont le rôle de tribun à la chambre des pairs, si ce prince voulait le prendre, agiterait l'empire et menacerait même le trône.

 

XXXVII

Le duc d'Orléans, dont nous avons vu la conduite à la fois irréprochable et ambiguë depuis 1814, les caresses à l'armée pendant sa présence à Lille, les réminiscences flatteuses au drapeau tricolore, le départ pour l'Angleterre ; le séjour à Londres pendant les cent-jours, l'affectation habile à séparer sa cause de celle de Gand, venait de rentrer en France. Son attitude suspecte en Angleterre, où les membres les plus libéraux de l'opposition le recherchaient et le présentaient comme le contraste a l'impopularité de sa race ; les rumeurs qui avaient couru en France, pendant les cent-jours, d'un complot orléaniste dont il n'était pas le complice, mais dont il était le drapeau ; la marche interrompue sur Paris des généraux Lallemand et de leur corps d'armée, énigme dont il était à son insu le vrai mot ; son caractère obséquieux à la cour ; ses opinions transparentes par tous ses actes, quoique voilées par ses paroles dans le public ; son rang., qui commandait le respect pendant que son indépendance lui permettait la popularité ses talents très-distingués, quoique de cet ordre secondaire qui attire la considération sans éveiller l'envie ; les souvenirs de la Révolution qui l'entouraient d'un double intérêt ; homme de 1792 pour les patriotes, émigré pour les royalistes ; complice pour les uns, victime pour les autres ; citoyen pour ceux-ci, prince pour ceux-là, considérable pour tous tout cela faisait du duc d'Orléans à la fois une force et une menace pour la monarchie. Le roi était justement offensé de l'isolement affecté dans lequel ce prince s'était tenu de lui et des autres princes de sa maison pendant l'interrègne de Gand. Le duc d'Orléans, après la défaite de Waterloo, avait laissé répandre, pour se justifier, que c'était par ordre exprès du roi qu'il s'était abstenu de prendre les armes contre son pays. Le roi, qui savait le contraire, lui pardonnait mal une duplicité de rôles et de paroles dont ce prince profitait, s'il ne la consentait pas. Cependant il ne s'était point opposé à son retour en France après le rétablissement de son trône.

La duchesse d'Orléans, mère de ce prince, fille du duc de Penthièvre, veuve de Philippe-Égalité, avait été chargée par son fils de négocier auprès du roi son retour, sa réconciliation, la restitution des immenses domaines, apanages de sa maison, et tous les titres et grâces royales qui étaient l'objet de son ambition. Cette princesse, victime de la révolution, épouse vertueuse d'un mari corrompu, veuve irréprochable, mère tendre, dévouée par son nom, par ses malheurs, par ses exils, par ses sentiments, à la maison royale, était un intermédiaire naturel et vénéré auprès de la cour. Elle avait répondu de son fils, et obtenu facilement de Louis XVIII l'oubli de ses ombrages et toutes les faveurs propres à rattacher le duc d'Orléans par la reconnaissance à la famille royale. Le roi lui avait parlé avec la haute sincérité d'un chef de race qui ne craint rien pour lui-même et qui combat les ambitions suspectes du pays par l'intérêt bien entendu.

« Vous êtes mon cousin, avait-il dit au prince ; vous êtes le prince du sang le plus rapproché du trône après le duc de Berry. Vous avez plus de candidature à la couronne par le droit que par l'usurpation. Je crois ainsi autant à votre bon esprit qu'a votre bon cœur. Je suis tranquille, vous êtes dans une de ces heureuses situations où la vertu profite plus à la grandeur qu'à l'ambition. »

Le roi avait confirmé ces paroles par la sanction légale et irrévocable des riches domaines de son apanage que le duc d'Orléans ne possédait jusque-là qu'en vertu d'une parole révocable du roi.

Le prince avait juré son innocence, sa reconnaissance, son inaltérable fidélité. Il avait été appelé a siéger avec les princes de la famille royale à la chambre des pairs. Mais, bien qu'il fût muet en public, révérencieux à la cour, ses sourires à l'opinion, ses caresses à l'opposition naissante, sa cour presque exclusivement formée des débris de l'empire et de l'armée démentaient tacitement au dehors l'attitude qu'il avait dans le palais. La générosité de Louis XVIII n'était pas trompée, mais elle était justement vigilante. Il fit savoir aux princes de sa maison que leur assistance aux séances de la chambre des pairs lui serait désagréable. Il colora cette injonction de l'inconvenance qu'il y aurait pour des membres de sa famille de combattre par leur parole ou par leur vote les actes de son ministère, et de l'inconvenance plus grande encore qu'il y aurait à des princes si rapprochés du trône de voter dans les grands procès politiques qui allaient se juger dans la chambre des pairs, changée en tribunal d'État. Les princes obéirent.

 

XXXVIII

Les discours et les votes sur les trois lois de rigueur proposées par le ministère ne furent pas moins sinistres dans la chambre des pairs que dans la chambre des députés. Le même esprit soufflait sur les deux corps. Les meilleurs en subirent la triste influence. M. de Rougé demanda la peine de mort contre ceux qui arboreraient un autre drapeau que le drapeau blanc. « N'est-ce pas un drapeau arboré à Grenoble qui a été la cause de nos derniers malheurs ! » dit-il. M. de Chateaubriand s'indigna à propos de l'article du projet de loi qui portait une peine contre ceux qui menaceraient la légitimité de la possession des biens nationaux. « Disposition barbare, dit-il, qui atteindra le malheureux émigré dépouillé qu'un acquéreur jaloux de son foyer aura surpris versant quelques larmes, exhalant quelques regrets sur la tombe de son père Comment imposer un silence que rompraient au besoin les pierres mêmes qui servent de borne aux héritages dont on veut rassurer les possesseurs ?

« — Pour quel crime réserverez-vous la mort, dit M. de Frondeville avons-nous des îles pour y reléguer de pareils monstres ? C'est un des malheurs de notre temps que cette philosophie froide qui, à côté des horreurs les plus atroces, place les peines les plus douces. Menaçons le parricide de la mort, et nous préviendrons le parricide ! »

Ainsi la peine qui tue était substituée à la peine qui corrige, et l'humanité même devenait crime aux yeux de ces vengeurs de l'humanité qui revenaient eux-mêmes de l'exil et qui avaient leur sang sous tous les échafauds de la révolution. Le défenseur de Louis XVI, de Sèze lui-même, qui avait disputé avec tant de gloire une tête auguste à la hache politique, demandait aujourd'hui aux lois la mort. Tout respirait les représailles de la contre-révolution. Le sang ne pouvait tarder à couler. Il coulait déjà par la main du peuple dans les provinces passionnées de la France. Les lois allaient arracher le glaive aux mains du peuple, non pour le désarmer, mais pour l'imiter.