HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME QUATRIÈME

 

LIVRE TRENTE-ET-UNIÈME.

 

 

Murat. — Sa fuite de Naples. — Son arrivée à l'île d'Ischia. — Son aide de camp, le duc Rocca Romana. — Son départ pour la France. — Il débarque à Cannes. — It offre ses services à l'empereur. — Refus de Napoléon. — Terreur dans le Midi. — Murat quitte les environs de Toulon et se cache. — Il demande un asile à Louis XVIII. — Il lui est accordé en Autriche. — Tentatives de fuite. — Il échoue. — Aventures. — Sa retraite. — Ses dangers. — It s'embarque pour la Corse. — Périls de la traversée. — Incidents. — Il est recueilli en mer. — Son arrivée en Corse. — Il se retire dans les montagnes. — Situation politique de la Corse. — Murat est sommé de se rendre par le gouverneur de l'île. — Refus. — Le gouverneur envoie une troupe chargée de l'arrêter. — Insuccès. — Projets de Murat. — Il part pour une expédition à Naples. — Sa marche vers Ajaccio. — Son entrée dans la ville. — Arrivée de Macerone. — Il lui envoie le passeport de l'Autriche. — Lettre de Murat. — Son départ pour Naples. — Traversée. — Désertion d'un de ses navires. — Incidents. — Il débarque au port du Pizzo. — Il essaye de soulever la population. — Son arrestation. — Ses derniers moments. — Sa condamnation. — Sa mort. — Jugement sur sa vie.

 

I

Mais avant d'entrer dans le récit de ces proscriptions ; de ces assassinats, de ces jugements, de ces supplices qui allaient consterner le second retour du roi, pages sinistres que les amis de la restauration voudraient pouvoir déchirer de leur histoire, revenons d'abord sur un de ses plus illustres proscrits, que l'événement des cent-jours entraîna dans sa ruine, et dont la fuite, la tentative et la mort ouvrirent cette période de vicissitudes, de vengeances et de sang. Nous voulons parler de Murat. Sa vie, comme celle de Napoléon, n'était pas achevée par la première chute de son trône et par l'abandon de son royaume aux Bourbons de Naples. Il semblait être dans la destinée de ce satellite de Napoléon de s'élever avec lui, de tomber avec lui, de se relever avec lui, et de faire après lui la parodie héroïque d'un second règne, mais pour retomber aussi comme lui non plus dans l'ostracisme, mais dans la tombe.

 

II

Nous l'avons laissé, dans les précédents volumes de cette histoire, vaincu, abattu, s'arrachant nuitamment aux embrassements de sa femme, sœur de Napoléon, et de ses enfants, qui allaient fuir sur un vaisseau anglais, se dérobant de son palais lui-même avec deux fidèles compagnons d'infortune, sous des habits empruntés, cherchant une barque de pêcheur sur la côte déjà envahie de son propre royaume, s'embarquant, à la faveur des ténèbres, au cap de Misène, et ramant vers la petite île d'Ischia, où son autorité existait nominalement encore, mais où son drapeau était déjà abattu.

En y arrivant, il coupa ses longs cheveux, auxquels on le reconnaissait parmi les hommes de son royaume et de son camp. Il ne s'y fit point connaître pour ce qu'il était, dans la crainte que l'île ne le livrât aux Autrichiens, déjà entrés dans Naples, ou aux Bourbons, qui s'approchaient, : pour mériter, par sa tête livrée à ses ennemis, le prix d'une trahison. Quelques-uns de ses officiers commandant dans les forts de l'île eurent seuls la confidence de son séjour. Il attendait du hasard un moyen de fuir jusqu'en France.

Le lendemain matin, en se promenant avec ses deux compagnons d'infortune sur la plage déserte de l'ile, entre la ville d'Ischia et les murs du jardin d'un de ses anciens palais de plaisance, il vit une felouque qui courait des bordées indécises entre le port et la plage où il errait, .et qui semblait, à ses manœuvres, n'avoir d'autre but que d'être remarquée et d'attendre des passagers à un rendez-vous de mer. Murat se douta que ce navire, frété par des amis inconnus, était peut-être un secours inespéré que lui envoyait sa fortune. Il fit des signaux, qui furent à l'instant répondus par les officiers du bord. Le navire s'approcha de la plage, envoya à terre son embarcation. Murat s'y précipita avec ses deux amis, et se trouva en quelques coups de rame sur le pont de la felouque, dans les bras de son aide de camp, le duc de Rocca Romana.

Le duc de Rocca Romana, qu'on appelait le Bayard, de l'armée de Naples, avait dans la physionomie et dans l'extérieur d'un paladin cette trempe du caractère antique et obstiné a l'amitié qu'on retrouve rarement dans l'Italie, amollie par la longue servitude, mais qui, dans les âmes où elle se rencontre, nobles ou plébéiennes, égale tout ce que l'antiquité ou la chevalerie ont d'héroïque et de surhumain. Tel était Rocca Romana, digne par son rang de la cour des Bourbons, digne par sa bravoure de combattre à côté dé Murat, digne par sa fidélité à l'infortune de son ancien général de l'estime des deux partis. Son image, en le peignant ainsi, est dans nos souvenirs et dans nos yeux.

 

III

Le duc de Rocca Romana, en apprenant par des confidences de camp et de palais que Murat avait pris la direction du cap Misène, conjectura que le roi était réfugié a Ischia. Il se hâta, de concert avec la duchesse de Conegliano, nièce de Murat, de s'embarquer sur une felouque calabraise appartenant à un des fermiers de ses domaines, qui se trouvait en ce moment dans le port de Naples, et il fit voile vers l'île pour chercher au hasard son maître, pour le recueillir et pour le sauver. Murat, Rocca Romana, le colonel napolitain Bonafoux, le marquis Giuliano et quelques autres serviteurs du roi firent voile vers Toulon. Le roi espérait que Napoléon, encore à Paris alors, lui accorderait son pardon, lui permettrait de se rendre auprès de lui, de combattre comme chef ou comme volontaire dans sa cavalerie, et qu'il rachèterait ses infidélités ambitieuses par son sang. Dans cette vague espérance, mais sans oser devancer à Paris le pardon qu'il se préparait à solliciter, il débarqua sur la même plage où Napoléon avait débarqué lui-même, à Cannes, le 28 mai, comme s'il eût voulu poser le pied sur toutes les traces des pas de son beau-frère. Il se réfugia dans un demi-mystère, pour attendre, aux environs de Toulon, dans une maison de campagne de l'amiral Lallemand appelée Plaisance.

Il écrivit de là à Fouché, ministre de la police, qui avait été longtemps son hôte à Naples, et le confident de, tous ses démêlés de famille et de politique avec l'empereur. Il ne pouvait 'choisir un plus puissant négociateur. Fouché se prêta, avec son obligeance naturelle, à ce rôle d'intermédiaire et de réconciliation entre les deux beaux-frères. Il aimait Murat et le croyait utile au prestige de l'armée. Mais, au premier mot qu'il dit sur ce sujet a l'empereur, celui-ci se rembrunit, et Napoléon jetant sur Fouché un regard qui semblait dire que le séjour, qu'il voulait bien ignorer, de Murat à Toulon était une assez grande indulgence : « Quel traité de paix que j'ignore, dit-il à Fouché, a donc été conclu entre le roi de Naples et la France ? » Fouché n'osa insister contre un ressentiment qui pouvait se changer en menace. Il informa Murat des mauvaises dispositions de son beau-frère, et lui conseilla d'attendre dans l'obscurité que la victoire eût rappelé la générosité, ou que les revers eussent ramené l'amitié dans le cœur de Napoléon. Murat obéit en frémissant d'impatience, et se rongea le cœur de remords et de douleur dans la solitude et dans l'oisiveté de sa retraite.

 

IV

Il ne fut réveillé de cette léthargie que par le bruit de la catastrophe de Waterloo, de l'abdication et de la fuite de l'empereur, de la rentrée des Bourbons, ses ennemis à Paris, à cause des souvenirs, bien injustes à son égard, de l'exécution du duc d'Enghien ; ses ennemis à Naples, à cause de la communauté d'intérêt et de sang. Les soulèvements royalistes de Marseille ; les assassinats du général Ramel a Toulouse, du général Lagarde à Nîmes, du maréchal Brune à Avignon la terreur qui changeait seulement de drapeau dans le Midi, et qui s'acharnait jusque dans Toulon sur tout ce qui tenait par le sang, par les fonctions. ou par les opinions à Bonaparte, le forcèrent de quitter la maison de l'amiral Lallemand où la police du marquis de Rivière, commissaire du roi dans le Midi, savait son séjour.

Il alla s'abriter dans une retraite ignorée de tous, excepté de quelques officiers de marine dévoués à son infortune et fidèles à son secret. De là, il se retourna vers la générosité des Bourbons, rentrés à Paris, pour en obtenir sûreté et asile en France. Il écrivit une lettre digne et touchante au roi, et une autre lettre a Fouché, seul survivant au pouvoir après la ruine des impérialistes. Cette lettre de la main de Murat était datée « Du fond de ma ténébreuse retraite, le 22 août 1815. »

La lumière du jour était, en effet, dérobée à l'infortuné roi de Naples dans sa retraite ; il ne respirait l'air et ne voyait le ciel que pendant la nuit. Il informait Fouché dans cette lettre que, n'osant traverser le Midi, teint du sang de Brune, pour aller se jeter aux pieds du roi, il allait s'embarquer pour le Havre sur un navire de commerce affrété par ses amis de Toulon, et que du Havre il se rendrait à Paris avec plus de sûreté pour ses jours. Il chargea en même temps un de ses anciens aides de camp, le colonel Macerone, confident et agent secret de Fouché à Paris, de négocier pour lui auprès des puissances étrangères un sauf-conduit et des sûretés qui lui assignassent un asile et une situation dans quelque État du continent.

Pendant cette correspondance lente et- entravée par l'ignorance où Murat voulait laisser Fouché et même Macerone du lieu de sa retraite, les événements se précipitaient, et la terreur qui épiait de Toulon son asile força encore Murat à prendre et à rejeter d'autres résolutions.

 

V

Cependant, Fouché, M. de Talleyrand, lord Wellington, M. de Metternich, cédant sans peine aux sollicitations de Murat et aux désirs exprimés par son aide de camp Macerone et le marquis Giuliano, un autre de ses compagnons de fuite, envoyé par Murat à Paris, remettaient à Macerone des lettres et des passeports du plénipotentiaire autrichien à Paris, M. de Metternich, autorisant l'ex-roi de Naples à rejoindre sa femme et ses enfants à Trieste, et à résider en sûreté dans les États de l'empereur d'Autriche.

Mais déjà le sort et les pensées de Murat avaient été changés par un de ces hasards funestes qui rompent les plans les mieux combinés, et qui rejettent les proscrits dans une anxiété pire qu'avant leurs tentatives d'évasion.

Murat aurait dû compter sur l'indulgence et sur la conscience secrète du marquis de Rivière, gouverneur de Toulon. A l'époque où ce gentilhomme, proscrit lui-même, rentré furtivement dans sa patrie pour y ourdir des trames contre Napoléon, avait été jugé et condamné à mort comme complice des conspirations de Polignac, de Pichegru et de Moreau, il avait dû sa grâce et la vie aux généreuses intercessions de Murat auprès du premier consul. C'était pour M. de Rivière une rare et sainte occasion de rendre générosité pour générosité, salut pour salut, à un fugitif livré à son tour par les vicissitudes du sort à sa merci. Le marquis de Rivière, expérimenté des proscriptions, était digne, assure-t-on, par le cœur, d'assumer sur lui la protection de son ancien intercesseur et la colère des royalistes. Mais, soit que la prudence de Murat ne lui laissât pas les moyens de faire parvenir jusque dans sa cachette les bonnes intentions du gouverneur du Midi, soit que le zèle et l'inquisition des agents secondaires ou volontaires de la police royaliste dépassassent les ordres de M. de Rivière, les alarmes causées à Murat et à ses amis par les embûches dont ils étaient poursuivis les obligeaient à changer souvent d'asile. Lassé de cette terreur continue qui assiégeait ses retraites et qui ne lui montrait plus de sécurité sur aucun point de la France, Murat fut forcé de renoncer à se rendre au Havre et à Paris, il résolut de passer en Corse, île pleine des parents, des partisans et des clients de la famille Bonaparte, mal soumise encore au nouveau gouvernement ; des Bourbons, dégarnie de troupes françaises, demeurée dans une sorte d'expectative et de neutralité entre les événements, et où les anses nombreuses, les routes impraticables, les forêts, les montagnes, l'hospitalité sacrée des habitants, assuraient mille moyens de fuite et de retraites inaccessibles ou de sécurité provisoire à un proscrit.

Par les soins du marquis Giuliano, de Macerone, du comte de Mosbourg et d'une femme de Paris qu'il avait aimée avant d'être roi, et qui lui conservait cette mémoire de l'amour, la plus tendre et la plus courageuse des amitiés, il avait reçu de Paris des vêtements, du linge, des bijoux, des armes et une somme de deux cent mille francs pour l'aider dans ses plans d'évasion. Il chargea le duc dé Rocca Romana, le colonel Bonafoux et le marquis Giuliano, ses aidés. de camp, moins inquiétés et moins suspects à Toulon à titre d'étrangers à nos discordes civiles, de, lui fréter un bâtiment léger pour la traversée de la côte de France à l'île de Corse. Ces fidèles amis, assistés par des officiers de la marine française dont nous avons déjà parlé, réussirent, sans trop de peine et en peu de jours, à combiner dans le plus grand secret ces préparatifs. Les trésors, les équipages, les armes, les serviteurs, et jusqu'aux vêtements du roi, furent embarqués à bord du bâtiment nolisé. On n'attendait plus que Murat lui-même.

 

VI

La vigilance de la police aux portes de Toulon ou dans le port de la ville, et les menaces sanguinaires dont sa tête était l'objet comme complice présumé du 20 mars, ne lui permettaient pas de s'embarquer dans le port, en même temps que ses officiers et ses gens. La main d'un sicaire ou une émotion du peuple pouvait le saisir et le frapper a son dernier pas sur le rivage de sa patrie. Il fut convenu que le bâtiment mettrait à la voile sans lui, qu'il courrait des bordées dans la rade, à une certaine distance de- Toulon, et que, se rapprochant de terre à un point convenu de la rade où le roi devait se trouver la nuit, le capitaine enverrait un canot à la plage et embarquerait le proscrit à la faveur de la solitude et des ténèbres.

Le jour du départ fixé au 2 août, tout ce qui concernait le bâtiment s'accomplit comme il avait été convenu. Le duc de Rocca Romana, le colonel Bonafoux, deux domestiques et les équipages du roi sortirent du port sans éveiller de soupçons, et le navire qui les portait croisa lentement jusqu'à la chute du jour dans la rade. Le canot se détacha du bord, aborda la plage au point convenu, et les marins qui en descendirent cherchèrent longtemps Murat et le marquis Giuliano parmi les oliviers et les rochers de la côte.

Mais ils le cherchèrent et l'attendirent en vain. Une bande de soldats et d'agents de police, rôdant à travers la campagne, autour de, l'asile du roi, l'avait empêché d'en sortir à l'heure fixée au rendez-vous qu'il avait assigné à ses amis. Le canot rejoignit le bâtiment. Les amis et les serviteurs consternés de Murat délibéraient entre eux dans une transe mortelle sur ce qu'il y avait de mieux à faire pour parer à ce funeste contre-temps les uns croyant que leur malheureux maître s'était trompé de plans et les attendait dans quelque anse plus éloignée ou plus rapprochée de Toulon, les autres qu'il s'était trompé d'heure ou de jour et qu'il paraîtrait sur la côte après que le bâtiment l'aurait quittée ; ceux-ci proposant de descendre à terre et de passer la nuit à le découvrir et à l'appeler de rocher en en rocher, ceux-là de croiser à portée du rivage et au risque d'être saisis par les gardes-côtes, jusqu'à ce que le roi fût en vue et que le canot pût de nouveau lui être envoyé sur une plage. Ils s'arrêtèrent à ce dernier parti, le plus sage de tous, et coururent quelques bordées vis-à-vis de la côte. Mais ces manœuvres suspectes ayant attiré l'attention de la même patrouille royaliste qui avait battu la campagne autour de la retraite du roi, ces hommes hélèrent le bâtiment, montèrent à bord, les armes à la main, vomirent de sanguinaires imprécations contre les bonapartistes et contre le roi de Naples, déclarèrent que s'ils l'avaient trouvé à bord, ils auraient vengé, sans jugement, ses crimes et jeté son corps à la mer. Ils ordonnèrent au capitaine, sous peine de saisir son navire, de s'éloigner à l'instant de la côte, et de poursuivre sa route vers la pleine mer, afin d'éviter le soupçon de chercher a embarquer quelques proscrits. Le duc de Rocca Romana, le colonel Bonafoux, les domestiques du roi et ses équipages, cachés pendant cette visite à fond de cale, derrière des ballots de marchandises destinées en apparence pour la Corse, avaient heureusement échappé à l'attention des sicaires.

 

VII

Le navire, forcé d'obéir sous peine d'autoriser des soupçons et des patrouilles inévitablement funestes au roi, feignit de reprendre le large après leur départ ; mais modérant de nouveau sa course pour donner à Murat le temps et l'occasion de le rejoindre encore, il stationna sous ses basses voiles à portée de la côte pendant les longues heures de la nuit. Rocca Romana, désespéré, voulait se livrer à ta mort, plutôt que d'échapper ainsi seul, à la place de -l'ami qu'il était venu sauver. Les bâtiments armés qui gardaient la côte et qui observaient le navire l'empêchèrent d'aborder de nouveau le rivage ou de s'en rapprocher de trop près.

Pendant ces événements de mer, les bandes qui surveillaient les approches de la retraite de Murat s'étaient éloignées, le roi sortit vers le milieu de la nuit-et se glissa. sans être aperçu, jusqu'au point du rivage où le navire devait l'attendre et l'embarquer. Il ne doutait pas de l'exactitude de ses compagnons d'armes à s'y trouver et de leur patience à l'attendre. Il savourait déjà d'avance ce sentiment. de sécurité anticipée dont il allait enfin jouir en Corse, après la longue oppression de douleur et de terreur sous laquelle il avait vécu depuis trois mois.

Vaine illusion de proscrit, que la fortune raille tour à tour dans ses joies ou dans ses craintes La plage était déserte et la mer vide. Le roi crut qu'il avait perdu ou devancé l'heure. Il ne se lassa pas d'espérer que le bâtiment allait paraître ou reparaître à chaque vague qui bruissait à ses pieds. Plus troublé cependant à mesure que la nuit s'écoulait et que de nouvelles étoiles se levaient ou se couchaient derrière les montagnes de la rade, il montait de rocher en rocher, pour apercevoir de plus haut une plus vaste étendue de mer. Il prenait l'écume pour une voile ; il ressaisissait et reprenait sans cesse l'espérance, avec cette obstination de l'homme qui cesse de vivre, s'il cesse d'espérer.

Enfin, les premières clartés du crépuscule du matin répandirent une clarté plus large que celle de la lune sur les vagues. Il aperçut et reconnut son navire au signalement qu'on lui en avait donné et aux signaux dont ses amis et lui étaient convenus à Toulon. Mais il ne le vit que pour reconnaître en même temps l'impossibilité absolue de l'atteindre. Aucun canot n'était à sa disposition sur la plage, et le navire, observé par des bâtiments gardes-côtes, voguait a toutes voiles vers la pleine mer.

Son dernier espoir et ses derniers amis s'éloignaient avec cette voile. Il tomba un moment anéanti sur le rocher d'un écueil, appelant ses amis ou la mort.

 

VIII

Mais il était de cette trempe d'hommes qui ne plient pas longtemps sous le poids des circonstances même les plus désespérées. Exercé par les hasards de sa jeunesse, par le jeu avec la destinée et par les dangers bravés ou évités du champ de bataille, à toutes les extrémités de la fortune, il ne les subissait, comme les grands cœurs, qu'après avoir employé toutes les ressources de sa présence d'esprit et toutes tes vigueurs de son courage à tes surmonter. Jamais vaincu avant la mort, l'énergie et la souplesse de son âme domptaient, même dans les plus sinistres surprises du sort, les défaillances et les pâleurs de visage, et sa physionomie conservait le sourire et la sérénité de son courage. Il se releva après quelques minutes données en vain au retour de plus en plus impossible de son vaisseau qui disparaissait à l'horizon sous les lames, et il s'enfonça dans les champs et sous les oliviers qui bordent la rade, ne sachant où porter ses pas et ne pouvant néanmoins rester immobile.

Le jour allait le découvrir à ceux qui l'avaient cherché la nuit. La certitude que son asile de la veille était soupçonné et circonvenu ne lui permettait pas d'y revenir, à moins de se livrer à ses bourreaux. Il craignait dans chaque toit qu'il apercevait dans la campagne de rencontrer un délateur ou un ennemi. Il marcha au hasard, évitant le voisinage des forts et les villages, s'éloignant des bords de la mer, ne suivant d'autres sentiers que ceux que son instinct lui montrait comme les plus cachés et les plus déserts, vingt fois tenté de frapper aux portes de quelques maisons isolées, vingt fois repoussé par la crainte d'y trouver un traître.

Il erra ainsi trois jours et quatre nuits sans autre nourriture que les régimes de maïs qu'il broyait sous ses dents pour soutenir ses forces, et n'ayant pas d'autre manteau que les feuilles des oliviers pour se couvrir la nuit pendant son sommeil contre les intempéries de l'air. Il ne s'éloignait néanmoins pas trop des bords de la rade, et il s'en rapprochait le soir, dans la vague espérance que ses amis, une fois délivrés de l'observation des bâtiments de guerre, débarqueraient aux alentours de la plage convenue et parviendraient à le découvrir et à le ramener au navire.

 

IX

Mais aucun de ces rêves ne s'était réalisé. Le quatrième jour vers midi, contraint par la faiblesse de ses membres et par la faim, il se décida à frapper à tout hasard à la porte de la première maisonnette isolée qui s'offrait à lui, et à tenter l'hospitalité ou la mort de la générosité ou de la trahison des habitants. Il se flattait même de n'être pas reconnu et de pouvoir sonder les sentiments et les opinions de ses hôtes, avant de se révéler ou de se dérober de nouveau de leur seuil.

Sa fortune le conduisit vers une maison de campagne pauvre et rustique, isolée des autres demeures éparses sur ces collines et appartenant à un ancien militaire retiré du service qui cultivait là le petit héritage de ses pères. Une servante âgée, gouvernante du ménage et du domaine, habitait seule cette maison avec son maître. Le maître était absent au moment où Murat s'approchait du seuil. Le roi frappa timidement. La vieille femme ouvrit, et voyant un homme d'une figure noble et douce, d'un costume moitié militaire, moitié civil, mais décent et même riche, elle pensa que c'était un des amis, compagnons d'armes de son maître, et le fit entrer avec confiance dans la maison. Le roi lui dit qu'il était un officier de la garnison de Toulon, nouveau dans le pays, et que s'étant égaré dans une longue promenade à travers ces campagnes inconnues, il s'était senti pressé par la fatigue et par la faim, et qu'il avait pensé qu'on serait assez hospitalier dans cette maison habitée pour lui permettre d'y prendre un peu de repos et de nourriture. La grâce et la noblesse de la figure du roi, la politesse de ses manières et la franchise honnête de son accent convainquirent et touchèrent la gouvernante.

Elle offrit au roi une place sur le banc de la table de la cuisine, et s'occupa à rallumer le feu, et à chercher des œufs pour lui préparer à dîner. Tout en s'occupant de ces détails de ménage, elle entretenait l'étranger avec cette familiarité domestique du Midi qui met moins de distance que dans l'intérieur de la France entre les serviteurs et les hôtes. Elle lui demanda pardon pour la rusticité des mets qu'elle allait lui offrir, et lui dit que, si son maître l'avait attendu, il l'aurait certainement reçu à une table mieux servie. Le roi, au nom de maître prononcé par la servante, trembla mais, cachant son impression sous une feinte indifférence ; il lui demanda négligemment qui était son maître, et s'il était absent pour longtemps de sa demeure, Elle répondit qu'il était sorti seulement pour visiter ses oliviers, et qu'il ne tarderait pas à rentrer. Le roi allait continuer ses interrogations, quand le maître lui-même rentra de sa promenade, et voyant un étranger de noble apparence dans sa maison, déjà assis et mangeant à sa table, il le salua avec une cordiale hospitalité, et s'asseyant vis-à-vis de son hôte, il lui dit qu'il était lui-même en appétit, et il ordonna à la gouvernante de lui préparer un autre plat d'œufs de ses poules et de lui apporter une autre bouteille de son vin. Le roi, en effet, affamé par son long jeûne dans les bois, avait déjà dévoré le pain et les mets qu'on avait mis sur la table, devant lui, avant l'arrivée du maître de la maison.

 

X

A peine les deux convives étaient-ils assis l'un vis-à-vis de l'autre, à la même table, que le maître de la maison, regardant de plus près et à un rayon de soleil plus direct l'hôte qui était devant lui, reconnut le roi de Naples à la ressemblance parfaite de ses effigies sur les monnaies du grand-duché de Berg et du royaume des Deux-Siciles se troubla, se leva en sursaut de son banc, et témoignant du regard, du geste et de l'attitude tout le respect et tout l'attendrissement dont il était saisi en face de tant de grandeur et de tant d'abaissement, lui demanda pardon de la familiarité involontaire dont il venait d'user avec un hôte si auguste et si inattendu. Il se hâta de le rassurer sur sa discrétion, et lui jura qu'il risquerait plutôt mille fois sa vie que de le trahir ; et que sa maison, sa fortune et sa personne étaient sans réserve, à son service. A cette soudaine exclamation de son maître et aux démonstrations chaudes de 'respect et de dévouement qu'il donnait à l'étranger, la vieille femme, qui était occupée à son foyer, se retourna avec étonnement, comprit que l'hôte qu'elle avait reçu était un roi, et laissant d'émotion tomber dans la cendre le plat qu'elle préparait pour son maître, se précipita toute tremblante aux genoux du Murat, et se confondit en excuses et en attendrissement devant lui.

 

XI

Murat bénit la Providence qui l'avait mieux dirigé que n'aurait fait le choix. Il passa quelques jours tranquille, heureux et inconnu sous ce toit de l'hospitalité. Mais le maître de cette maison étant un des militaires soupçonnés alors de souvenirs et de prédilections impérialistes, un de ceux sur lesquels la police de Toulon avait les yeux le plus ouverts, il ne crut pas prudent d'y prolonger son séjour au-delà du temps nécessaire pour s'en préparer un plus sûr. Par les soins de son hôte et d'officiers de marine, ses amis, qu'il avait fait informer de son aventure, il se réfugia dans une autre maison de la campagne de Toulon appartenant a un capitaine de vaisseau et inhabitée en ce moment.

Une seule femme fidèle, vigilante et sûre, fut mise dans la confidence et consacrée au service du roi dans cette maison que l'on croyait déserte. Les deux officiers de marine de Toulon, seuls confidents de son secret, veillaient de loin' sur sa sûreté et lui apportaient de temps en temps, pendant la nuit, les choses nécessaires à la vie et les espérances d'une meilleure fortune.

Mais le bruit répandu, parmi les exécuteurs des vengeances populaires dans le Midi, de la présence du roi de Naples caché dans les environs de Toulon, et des trésors, et des bijoux imaginaires, dépouille enviée de ceux qui le découvriraient, redoublait l'ardeur des investigations autour de lui. La femme qui le servait n'avait pas une heure de sécurité. Elle veillait toute la nuit pendant le sommeil du roi pour épier les pas et les bruits des patrouilles nocturnes dans la campagne, et pour faire évader son hôte, si les visiteurs armés s'approchaient de la maison.

 

XII

Malgré ces précautions et ces discrétions des amis de Murat, le silence et le mystère eux-mêmes semblaient révéler les proscrits. Dans la nuit du 13 août, une bande de soixante volontaires royalistes, dirigée et commandée par un des chefs les plus acharnés à la découverte du roi, entoura la maison de campagne où il reposait. Des fenêtres de l'habitation placée sur un monticule, on apercevait de très-loin, pendant le jour, tout ce qui s'approchait, et l'on avait le temps de se soustraire aux recherches ; mais à la faveur des ombres de la nuit et du silence imposé à la troupe, les proscripteurs pouvaient entourer et surprendre leur victime, sans lui donner ni le soupçon de leur recherche ni le temps de s'y dérober. Mais une lanterne portée dans un chemin creux par un des guides de la bande armée, pour les éclairer dans leur marche, ayant révélé par sa lueur a la gardienne de Murat, qui veillait près d'une fenêtre, l'approche d'une patrouille lointaine mon- tant le chemin vers la maison, elle éveilla en sursaut le roi, qui dormait tout habillé ses armes sous la main, et l'avertit du danger.

Il s'élança de son lit, s'enveloppa de son manteau, s'arma de son poignard et de ses pistolets, et sortant sans bruit par une porte de derrière, il s'enfonça dans les hautes vignes à soixante pas de la maison, et se recouvrit de fagots de pampres secs laissés par les vignerons dans leurs champs. La vieille femme referma soigneusement la porte de la maison après l'évasion de Murat, effaça toutes les traces qui pouvaient révéler la présence d'un étranger dans les chambres, et, feignant de se réveiller et de s'habiller lentement aux coups des visiteurs à la porte, elle ne leur ouvrit qu'après avoir donné au roi tout le temps de s'éloigner et de se cacher.

Pendant que les volontaires visitaient, avec une rage trompée, les appartements, les caves, les greniers, les lieux les plus secrets de l'habitation, d'autres rôdaient dans les cours, dans le jardin, et jusque dans les vignes voisines de la ; maison. Ils passèrent plusieurs fois, leur lanterne à la main et le sabre nu, à quelques pas des 'fagots de pampres qui recouvraient le proscrit, et le roi les entendit se répandre en imprécations contre lui, et en espérances de le découvrir enfin pour l'immoler à leur fureur et pour se partager ses dépouilles. Pendant ces entretiens entre ses persécuteurs, qui ne laissaient que quelques pas entre la mort et lui, Murat avait la main sur son poignard et sur ses pistolets, décidé, raconta-t-il depuis, à tuer d'abord les premiers qu'il pourrait frapper, et à réserver le feu de son' dernier pistolet pour lui-même, afin de ne livrer qu'un cadavre à la férocité de ses bourreaux. Cette recherche mystérieuse, trompée, dans la maison qu'il habitait, la lui rendit plus sûre, et il ne chercha plus à en changer. Mais sa tête était mise à prix à Marseille. On promettait mille louis à celui qui le livrerait mort ou vif aux inquisiteurs du parti des Bourbons. Le sol de la France devait, tôt ou tard, s'ouvrir sous ses pas. Il reprit la pensée de se réfugier en Corse.

 

XIII

Les trois jeunes officiers de marine, qui n'avaient pas cessé de se dévouer secrètement a son salut', et qui étaient prêts à s'associer à ses hasards, MM. Donnadieu, Blaricard et Langlade, lui préparèrent de nouveau un moyen de fuite. Un bateau de pêche, sans cabine et sans pont, dans lequel ces jeunes gens s'embarquèrent eux-mêmes, attendit le roi par une nuit sombre et par une mer houleuse sur un autre point de la rade. Cette fois il parvint à s'y jeter, favorisé par la sécurité des gardes-côtes, qui croyaient la plage assez gardée dans une telle nuit par la tempête, et il se livra- aux lames et' aux vents moins cruels et moins acharnés que les partis politiques. La barque, qui ne pouvait contenir que quatre passagers, gouvernée par des bras intrépides, sortit de la rade, et vogua, au lever du jour, sur la haute mer, dans la direction de l'île de Corse. Mais la tempête, qui soulevait en' plein canal des vagues plus démesurées à la frêle embarcation que dans la rade abritée de Toulon ; le vent qui avait déchiré la voile et brisé la vergue ; les flots qui s'embarquaient a chaque rafale, menaçaient le roi et ses amis de 'leur creuser un tombeau entre chaque lame. Ils aperçurent un navire ponté qui cinglait vers la côte de France ; ils en approchèrent pour conjurer l'équipage de les recevoir a bord et de les conduire en Corse, offrant au capitaine pour prix de ce service une partie des sommes que le roi portait sur lui. Mais le capitaine et l'équipage, sourds aux supplications des passagers, manœuvrèrent sans pitié, au risque de faire sombrer la barque sous leur proue, et laissèrent Murat aux prises avec les éléments déchaînés., La nuit tombait, le vent mugissait, la barque faisait eau et chancelait à chaque coup de mer, quand une autre voile se montra sur les lames, à la lueur du crépuscule, voguant vers la Corse, dans la même direction que Murat, et près de l'atteindre et de le dépasser.

C'était le bateau-porte de Toulon en Corse, commandé par le capitaine Michaello Bonelli, de Bastia, qui portait des dépêches et des passagers vers l'île. Aux signaux de détresse, aux gestes et aux cris de Murat et de ses compagnons, le généreux capitaine, quoique menacé lui-même par le gros temps, n'hésita pas a carguer ses voiles et a attendre la barque. Il feignit d'ignorer quels étaient les passagers en perdition qu'il recevait sur son bord ; mais le capitaine de frégate Olessa, embarqué à Toulon sur le bateau-porte, avait reçu, avant de partir, la confidence du départ du roi. Il présumait que le vent et la mer n'auraient pas intimidé ce prince intrépide, qu'il le rencontrerait en mer luttant contre les flots, et il avait secrètement insinué au commandant du bateau, Michaello Bonelli, de surveiller l'horizon et de recueillir l'infortuné roi de Naples. Murât fut donc reçu sur le pont du bâtiment, moins en naufragé qu'en roi.

A peine était-il sur le pont, que sa barque, démâtée et disloquée par les coups de mer, sombra a la vue des passagers.

 

XIV

Indépendamment du capitaine de frégate Olessa, qui lui était dévoué, Murat trouva a bord du bateau corse des partisans de sa cause et des hommes qui fuyaient sinon la proscription, du moins la disgrâce. De ce nombre étaient des sénateurs, des généraux corses de haut rang, de la famille, de la cour ou de la haute faveur de Napoléon des Bacciocchi, des Casabianca, des Rossi, des Galvani. Ils accueillirent Murat avec toutes les marques de respectueuse considération et de déférence compatibles avec la réserve que commandaient les circonstances. Il fut convenu sur le bâtiment qu'on affecterait d'ignorer, en touchant au port, le nom et le titre du roi. Il avait pris le nom de Campo Meli, un des fiefs de son ancien royaume.

 

XV

Le roi, descendu sous ce nom à Bastia, fut bientôt reconnu et accueilli silencieusement par la popularité sourde qui s'attachait à sa personne, à ses exploits, à ses infortunes, que l'on confondait, dans l'ignorance de l'île, avec les revers de Napoléon. Toutefois, craignant que les agents et les partisans des Bourbons dans la ville, centre du gouvernement, ne prissent ombrage de son séjour, et n'exécutassent contre lui quelque ordre de sévérité apporté de Paris ou inspiré par leur propre zèle, il ne passa qu'une nuit dans la ville ; et dès le lendemain de son arrivée il partit avec quelques amis pour Vescovato, village situé dans un noyau de hautes montagnes de l'île, a douze lieues de Bastia.

La principale famille de Vescovato était la famille Colonna, antique et considérée dans ces montagnes où le peuple, comme en Orient, reconnaît des chefs naturels et héréditaires dans les chefs des vieilles tribus du pays. Murat avait été inspiré de se jeter à Vescovato par le souvenir du nom de cette famille Colonna, dont un de ses généraux les plus affidés, le général Franceschetti, avait épousé une fille. Il pensait que la reconnaissance et l'affection que ce général, comblé de sa faveur à Naples, avait communiquées à sa parenté lui seraient un gage d'hospitalité et de fidélité. Il ne se trompait pas. Les liens de la nature et du cœur sont plus sacrés en Corse que ceux de la politique et de l'opinion, comme dans tous les peuples primitifs où l'homme est au-dessus du sujet ou du citoyen. Le maire de Vescovato, Colonna Cecaldi, beau-père du général -Franceschetti, était le chef de cette famille. Il était royaliste, ennemi de Bonaparte, et dévoué aux Bourbons ; mais, avant tout, dévoué au sentiment de famille, au devoir de l'hospitalité envers ceux qui l'imploraient et aux mœurs antiques de son pays.

 

XVI

Murat en arrivant, comme un chef de bandes d'Ecosse ou du Liban, sur la place de Vescovato, descendit de cheval devant le seuil de ta maison du village qui présentait la plus imposante apparence c'était celle de Colonna Cecaldi. Le maître de la maison et le chef du pays, Colonna, sortit de sa demeure au bruit des chevaux de la suite du roi. Murat se nomma, lui fit connaître les motifs de sa descente dans l'île ; et lui demanda asile et protection parmi les siens, dans l'unique intention d'attendre en sûreté dans ces montagnes ce que le roi de France et les souverains alliés décideraient de lui.

Le vénérable chef des Colonna répondit au roi par le témoignage de la plus inviolable hospitalité. Il lui dit qu'il n'existait, à sa connaissance, aucun ordre du roi de France et aucune raison de conscience et d'honneur pour un fidèle partisan des Bourbons, qui autorisassent personne en Corse à traiter le roi de Naples, dépossédé, en fugitif et en ennemi.

Le roi vécut quelques jours en sécurité et en paix dans la maison de Colonna Cecaldi, où il ne tarda pas à être rejoint par le général napolitain Franceschetti, gendre de son hôte.

 

XVII

La Corse, comme nous l'avons dit plus haut, flottait alors dans une sorte d'interrègne, favorable aux anarchies des trois principaux partis qui la divisaient les bonapartistes, les partisans de l'Angleterre et les amis de la mai- son de Bourbon plus favorable encore aux entreprises personnelles qu'un chef illustre, remuant et populaire comme le roi de Naples, voudrait y tenter, soit pour dominer l'île, soit pour y recruter des adhérents et des instruments d'aventures et d'expédition .au dehors. Les faibles garnisons dé Calvi, de Bastia, d'Ajaccio, ne comptaient que quelques centaines de 'soldats ; nombre insuffisant pour imposer l'obéissance ou, même la paix aux trois partis debout, enracinés dans l'île, maîtres des montagnes, et toujours en armes et en observation pour profiter des hasards que les événements leur offraient.

Le drapeau blanc flottait sur le port et sur les clochers de l'île, seul signe de la soumission du pays au gouvernement de Louis XVIII. Le commandement militaire de l'île était exercé provisoirement et presque officieusement par le colonel de gendarmerie, Verrière.

 

XVIII

Aussitôt que ce commandant militaire de Bastia, averti de la descente du roi de Naples en Corse, et pressé par son propre zèle et par le zèle des royalistes de son parti d'agir contre le fugitif de Toulon, eut appris que Murat était à Vescovato, il lui adressa, par un parlementaire, une sommation de se remettre entre ses mains jusqu'à ce que le roi de France eût prononcé sur son sort. Murat, déjà garanti a Vescovato par l'inviolable hospitalité des Colonna, et bientôt entouré de paysans, de pasteurs et d'anciens soldats armés pour sa protection, refusa d'obéir, en alléguant, pour motiver son refus, l'absence d'autorité légale et souveraine dans l'île. En recevant cette réponse, le-colonel Verrière publia une proclamation qui déclarait le roi de Naples, Murat, ennemi du roi de France et perturbateur du repos public. Un détachement de quatre cents hommes, appuyé par un corps de gendarmes, marcha à Vescovato pour faire exécuter les ordres du gouvernement et pour s'emparer, de Murat.

Mais déjà Murat était une puissance inattaquable dans le noyau des hautes et belliqueuses montagnes où il s'était cantonné. Chez les uns, le dévouement héréditaire à la famille Colonna, dont il habitait le seuil ; chez les autres, les droits sacrés de l'hospitalité, qu'aucune opinion ne leur ferait oublier, ni trahir ; chez ceux-ci, la popularité aventurière du roi de Naples ; chez ceux-là, la mémoire des anciennes guerres dans lesquelles ils avaient servi sous ses ordres ; chez les plus ambitieux, l'espérance de partager ses périls et les dépouilles d'une expédition de cet ancien souverain pour conquérir son ancien royaume ; chez les cupides, la solde que Murat distribuait sur les sommes qu'il avait apportées ou qu'il escomptait sur Paris tout cela avait groupé à Vescovato, autour du roi de Naples, .un millier de défenseurs armés et- prêts à tout pour sauver, suivre ou venger ce proscrit populaire. Le détachement envoyé de Bastia, intimidé par le nombre, par la résolution de ses partisans et par la force naturelle des lieux, revint sans sa proie à Bastia.

 

XIX

Cette petite armée de Murat et l'attachement des montagnards le pressaient de lever l'étendard de l'indépendance de l'île en son propre nom, et de s'emparer de Bastia. il s'y refusait encore, affirmant toujours qu'il ne voulait rien entreprendre contre le roi de France, et qu'il se bornait à pourvoir à sa sûreté et à sa dignité sous la garde de ses hôtes belliqueux. Mais déjà ses partisans autour de lui faisaient violence à sa réserve affichée ou sincère, et recrutaient hardiment des hommes, des armes ; des munitions, des subsides pour sa cause. Il fermait les yeux et semblait flotter lui-même, indécis, entre une insurrection de l'île en sa faveur et une expédition sur les côtes de son ancien royaume.

La certitude d'échouer devant l'Europe après un succès momentané dans l'île de Corse, et la médiocrité de la conquête proportionnée au danger le détournèrent de la première idée et le précipitèrent dans la seconde. Le désespoir surtout et l'ambition d'imiter et de surpasser Napoléon, en rentrant à Naples et en s'y maintenant, le poussèrent en aveugle à ce pas funeste de sa vie. Ses ressources pécuniaires s'épuisaient, il ne pouvait supporter le poids de l'oisiveté, ni l'humiliation d'une vie privée et obscure après une vie de tumulte dans les camps ou de splendeur sur un trône. Des peines domestiques ajoutaient leur amertume secrète et leur incitation à ses revers politiques. Il adorait sa femme, jeune, belle, ambitieuse, avide de pouvoir et d'éclat. Il était jaloux de ses faveurs d'esprit présumées pour de jeunes généraux de sa, cour, dont elle avait semblé quelquefois préférer les conseils à sa propre politique. Il était humilié de l'avoir fait -descendre du trône où elle l'avait élevé par son union avec lui. Il était impatient de l'y replacer par l'audace de son génie et par la bravoure de son cœur ; il s'indignait du rang vulgaire où il allait laisser ses enfants, qu'il adorait comme leur mère. Son cœur troublait sa tête. Il prit le vertige de l'orgueil, de l'amour et du trône. Il se donna, pendant trois semaines de séjour dans ces montagnes, le délire ou les illusions dont il avait besoin pour justifier sa démence.

 

XX

« Je suis adoré à Naples, disait-il à ses confidents, et comment ne le serais-je pas ? je n'ai fait que du bien aux Napolitains, que j'ai gouvernés avec mon cœur, et dont j'ai relevé le nom militaire dans les camps en le couvrant de mes propres exploits. J'ai affranchi le peuple, j'ai relevé la noblesse, j'ai aguerri les soldats, j'ai aimé les paysans, j'ai policé, administré, enrichi le royaume. J'entends encore d'ici les acclamations de la multitude sur mon passage toutes les fois que je rentrais en triomphe dans ma capitale, de retour de nos campagnes avec la grande armée. Grand Dieu ! quels souvenirs ces applaudissements d'une nation éveillent dans mon âme ! Naples et mon peuple m'obsèdent de leur continuelle présence ! » Et fondant en larmes a ces tableaux : « C'en est trop, disait-il, je ne puis plus vivre et mourir que pour mon peuplé. Nous verrons Naples, nous verrons Naples, hâtons-nous de partir ! »

 

XXI

En vain quelques officiers généraux, plus calmes et plus fidèles à ses intérêts qu'a, ses illusions, lui représentaient les dangers de l'entreprise l'Europe debout, l'Autriche et ses armées sur ses frontières, les Bourbons de Sicile à peine rendus à leur royaume et n'ayant pas eu le temps encore d'épuiser l'enthousiasme et la popularité de ces retours, l'armée vaincue et disloquée, ses officiers rattachés aux Bourbons par les souvenirs de famille, le devoir, le serment, l'intérêt ; l'oubli si rapide qui suit la .disgrâce du sort et l'absence, une police vigilante, des sbires nombreux venus de Sicile et surveillant les sentiments et les émotions du peuple ; la difficulté de débarquer, le dénuement des ressources d'armes, de soldats, de munitions, l'absence de prétexte ou de raison pour soulever le peuple, une captivité certaine ou une mort tragique sur le sol d'un royaume qui ne pouvait porter deux rois. Rien ne l'ébranlait ; il avait le vertige du trône. Il était résolu à ne regarder des choses et des hommes que le côté qui souriait à ses désirs et qui lui renvoyait les fausses couleurs de sa vive et chaude imagination. Intelligent, mais irréfléchi comme les hommes du Midi, Murat avait eu toute sa vie besoin d'une tête qui pensât pour lui. Partout où il avait marché seul, il s'était égaré. Son esprit, quoique plein de feu, avait peu de lumière. Il servait moins à l'éclairer qu'à l'éblouir.

 

XXII

Ce fut au milieu de ces perplexités, mais quand son cœur, décidé avant son esprit, penchait déjà tout à fait vers un débarquement à Naples, que son ancien aide de camp, son correspondant et son négociateur à Paris, le colonel Macerone, arriva dans l'île avec l'autorisation du gouvernement, demanda à être conduit à Vescovato, pour apporter au roi les intentions et les sauf-conduits des puissances. Il était trop tard. Le roi répétait déjà tous les jours cet axiome dont il avait fait l'excuse héroïque de sa résolution « A un roi qui a perdu sa couronne, il ne reste que la mort du soldat. » Il était convaincu de plus, et il le redisait sans cesse à ses familiers, que, s'il se livrait à la générosité apparente de l'Europe, son tombeau ne tarderait pas à s'élever auprès de sa prison.

Macerone, avant de se rendre auprès de son ancien maître, confia au commandant de Bastia et à des agents anglais et napolitains, qui étaient dans ce port pour détourner Murat de son entreprise et pour dissuader ses adhérents, la mission dont il était chargé auprès de lui. Il vit entre autres les deux frères Carabelli, Corses de naissance, ayant servi autrefois dans l'armée britannique, et envoyés confidentiellement de Naples par le ministre de la police, Medici, non pour provoquer, comme on l'a cru, mais pour détourner Murat de-son entreprise. La cour de Naples avait déjà des soupçons. Elle craignait et elle surveillait ; mais elle n'avait pas besoin de tendre un piège de sang à un homme qui s'y précipitait de lui-même avec tant de vertige.

Macerone et les deux Carabelli, l'un dans l'intérêt du roi et du succès de sa négociation, les autres dans l'intérêt de. Naples et du ministre Medici qui les employait, se virent à Bastia, conférèrent avec le gouvernement militaire de la ville, et apprenant que Murat se rendait à Ajaccio par une route, ils s'y rendirent par une autre, pour l'arrêter par leurs conseils au dernier pas.

 

XXIII

Mais rien ne pouvait plus l'arrêter. Le 17 septembre il monta à cheval à Vescovato, entouré d'une petite armée de volontaires corses et de tous les clients de la famille Colonna. Il marchait sur Ajaccio, seconde capitale de l'île, aux cris de : « Vive le roi de Naples ! » et aux vœux de toutes les populations que sa grâce, sa familiarité, son éloquence martiale et sa renommée lui avaient conquises pendant son long séjour chez les Colonna. Cette armée était composée principalement des généraux Franceschetti et Natali, qui l'avaient rejoint en Corse, de sous-officiers et de soldats oisifs retrouvés dans l'île et accourus au bruit de son nom, autour de leur ancien général', de l'élite des condottieri les plus aguerris que les vengeances réciproques et éternelles des familles en guerre jettent dans les forêts et accoutument tous les jours au bivouac et aux coups de feu contre les troupes, et enfin de ces bergers des pâturages élevés de l'île et de cette jeunesse des villages, qui gardent leurs troupeaux ou qui labourent, le fusil à la main, et que l'habitude des armes aguerrit dès l'enfance. Murat, dans le costume de trône et de guerre dont il affectait de fasciner les yeux du soldat français, suivi des principaux chefs de la famille qui lui avait donné l'hospitalité et de ses généraux en uniforme ; derrière, les guides de' son avant-garde de montagnards, s'avança à la tête de cette colonne, escorte pour les uns, armée pour les autres, selon que les portes d'Ajaccio, où il avait pratiqué des intelligences, s'ouvriraient ou se fermeraient à son nom. Il montait un de ces petits étalons corses à longue crinière dont le pied sûr, l'œil de feu, le cœur ardent, l'oreille habituée au feu, font le cheval de bataille de ces guerres de montagne. Les roches, les ravins, les lisières des forêts étaient couverts de femmes et d'enfants groupés sur la route pour voir passer un héros et un roi.

La magnificence sauvage des paysages qu'il avait a parcourir ajoutait encore quelque chose de grandiose, de pittoresque et d'oriental à ce spectacle. Les sentiers abrupts par lesquels il avait a traverser le noyau granitique de l'île pour se rendre à Ajaccio s'élevaient, s'enfonçaient, serpentaient tour à tour à travers les montagnes, les ravins, les abîmes, les forêts séculaires de sapins, de chênes, de châtaigniers que leur élévation rend inaccessibles à la hache des hommes ; Alpes méridionales encadrées par une vaste mer où la splendeur profonde du ciel, la solitude, la rudesse et la majesté silencieuse de la nature impriment dans l'homme l'énergie, la hauteur et la profondeur des lieux.

 

XXIV

Tous les villages que Murat devait traverser/avertis de son passage, fiers de lui donner l'hospitalité et fanatisés d'avance pour sa cause par ses émissaires, allaient au-devant de lui avec leurs chefs, leurs magistrats et leurs prêtres. Il coucha la première nuit à Cotonne, chez le curé Galvani, dont un frère, commissaire général des guerres, suivait le roi dans son état-major. Il y séjourna le 18 pour y recruter de nouveaux soldats. Le 19, il déjeuna au hameau des Peselli-Danisani, dans la maison du principal habitant, Manuelli. Franchissant ensuite avec sa suite, grossie à chaque chaumière sur sa route, les hautes gorges de ta Serra, il campa le soir a Saint-Pierre de Venaco. Le curé de Vivaro, Pantalacci, lui donna l'hospitalité le 20, et l'escorta avec ses villageois le reste du jour à travers les forêts primitives de Vizzavona. En descendant Bococnano, il rencontra le lieutenant-colonel Bonelli, qui venait à sa rencontre avec tout son village. Il attendit là le reste de sa petite armée, qui avait marché plus lentement que lui, et il envoya, pour annoncer son approche et ses intentions, le général Franceschetti à Ajaccio, chargé de parlementer avec les principaux de la ville et avec les autorités royales. Il devait attendre à Bococnano le résultat de ses conférences.

 

XXV

Franceschetti se rendit d'abord chez les Arrighi, famille comblée des dons, des titres et des faveurs de Bonaparte. Il y trouva rassemblés tous les principaux membres de la famille de l'empereur, résidant ou réfugiés dans l'île. Le ressentiment de ces parents de Napoléon contre Murat, qu'ils accusaient d'avoir concouru à sa perte, et la prudence naturelle aux insulaires, qui leur faisait redouter plus qu'à d'autres de paraître tremper dans des complots contre les Bourbons, auxquels leur nom ne les rendait déjà que trop suspects, animaient ce conseil de famille d'une inflexible aversion contre la témérité compromettante du roi de Naples. Ils adressèrent à son général les reproches les plus amers et les plus injurieux contre un roi qui, après avoir été couronné par la main de leur famille et après l'avoir combattue avec la coalition, venait encore ta poursuivre de son ambition et la perdre jusque dans l'île où elle abritait ses malheurs. Ils conjurèrent sévèrement Franceschetti de détourner son maître d'entrer dans Ajaccio, et de donner ainsi à une ville soumise et calme l'apparence d'une ville insurgée contre le roi de France. Franceschetti revint rapporter au roi les mauvaises dispositions de ses parents. Mais Murat, entouré maintenant de son armée entière et appelé par l'enthousiasme moins réfléchi du peuple et des soldats de la garnison d'Ajaccio, n'écouta rien, et, remontant à cheval, il s'avança vers la ville.

 

XXVI

Son entrée fut un triomphe. Le peuple débordait ses autorités. Les magistrats civils et le commandant militaire continrent avec peine les cinq cents soldats français de la garnison dans la forteresse dont ils fermèrent les portes, pour les empêcher seulement de se mêler au peuple et à l'armée du roi. On les voyait, accoudés sans armes sur les parapets des fortifications, contempler l'entrée triomphale de l'ancien frère d'armes de leur empereur, applaudir aux démonstrations de la multitude et mêler leurs cris de : « Vive le roi de Naples ! » aux acclamations de l'armée, de la ville et, du port. Murat n'accepta pas le palais public où la foule le pressait d'entrer en signe de souveraineté. Il se fit conduire à une simple hôtellerie sur la place, et, avant de descendre de cheval, il harangua le peuple pressé autour de lui. Il dit au peuple qu'il ne venait demander à Ajaccio qu'une simple et inoffensive hospitalité, et que si sa présence devait être une cause de sédition ou d'inquiétude pour la ville, il en ressortirait à l'instant. Il envoya ses officiers porter aux autorités les mêmes assurances, satisfait de les avoir bravées, ne voulant pas pousser la victoire plus loin que son but, heureux seulement d'être protégé dans ses desseins par cet ascendant de sa popularité et par ce rôle de roi qu'il savourait pour la dernière fois dans l'île de son bienfaiteur et de son ennemi.

 

XXVII

« Sa Majesté le roi de Naples cherche un asile, fit-il écrire au maire d'Ajaccio par son chef d'état-major. Elle a donné la préférence au lieu où vit sa famille, elle croit être au milieu des siens quand elle est au milieu des habitants de cette ville. Elle y vivra en simple particulier, elle n'y réclame des autorités que la protection due à l'honneur et au malheur. »

L'officier de marine Blancard, qui faisait les fonctions de secrétaire de son cabinet, écrivit sous la dictée de Murat au colonel Verrière, commandant la division militaire, une longue dépêche destinée à la publicité et qui disait : « Le roi a lu avec indignation votre proclamation contre lui aux habitants de l'île et aux soldats cette proclamation est indécente et mensongère, elle dénonce au fer des assassins le roi et les personnes qui ont donné asile à un prince malheureux, a un capitaine que ses services, son rang, ses revers, rendent sacré chez toutes les nations civilisées. »

Murat jouissait avec ivresse de l'empire qu'il exerçait sur la population d'Ajaccio. Il en contemplait à chaque instant les démonstrations sous ses fenêtres, il les faisait remarquer a ses amis ; il y voyait l'augure de l'enthousiasme qu'il allait bientôt retrouver sur le sol de son royaume. Il pressait les préparatifs de son expédition, qui se nolisait et s'armait en liberté dans le port, sous les yeux des autorités impuissantes et des soldats de la garnison complices de cœur et de vœux. Il mit ses bijoux en gage pour se procurer les fonds nécessaires à l'équipement de sa petite escadre.

 

XXVIII

Cependant Macerone était arrivé avec les deux frères Carabelli. Cet officier fit demander audience à son ancien maître. Elle lui fut accordée à l'instant. L'hôtellerie habitée par le roi n'était désignée que par le drapeau des Deux-Siciles arboré sur la porte et par les sentinelles et les montagnards armés qui gardaient le seuil. Macerone, accueilli avec tendresse, mais avec embarras, par le roi, lui rendit compte du succès de sa négociation et lui remit une note du prince de Metternich, contenant les conditions auxquelles le roi de Naples serait admis a l'hospitalité de l'Autriche. Ces conditions portaient :

1° Que le roi prendrait un nom de simple particulier

2° Qu'il choisirait un séjour à la ville ou à la campagne, dans la Bohême ou dans la haute Autriche ;

3° Qu'il engagerait sa parole de ne pas quitter les États autrichiens sans le consentement de l'empereur, et qu'il s'y soumettrait aux lois du pays.

A ces conditions était joint un passeport pour Trieste, si le roi voulait en faire usage. Il prit le passeport et se réserva, quand il serait réuni à sa famille, à discuter les conditions. Cette réponse ambiguë rappelait l'ambiguïté de son attitude entre Napoléon et les alliés en 1814. Muni du passeport si le sort lui était contraire dans l'expédition qu'il allait tenter, libre des conditions qu'il n'acceptait pas s'il réussissait, il refusa, sous le prétexte de l'omission de son titre de roi dans les dépêches, l'offre que lui faisait, par écrit, le capitaine d'une frégate anglaise mise à sa disposition par le gouvernement britannique pour le conduire à Trieste.

Les deux frères Carabelli furent ensuite admis a son entretien, et s'efforcèrent de lui démontrer les dangers de son entreprise, sans réussir à le convaincre. Il les invita à sa table ainsi que Macerone. Les généraux Natali, Franceschetti, six colonels et ses principaux officiers assistaient à ce repas. On parla de Waterloo. « Ah ! s'écria le roi, si j'avais été là, j'ai la confiance que le sort du monde eût été changé. La cavalerie française a été engagée par la démence, on l'a sacrifiée en détail quand sa charge en masse au moment décisif aurait tout surmonté ! » Son esprit était libre, sa sérénité douce, sa conversation variée et comme indifférente.

Il amena Macerone dans son cabinet, après le dîner. Il lui dit que la première réponse ambiguë qu'il lui avait adressée le matin aux offres de l'Autriche avait un double sens peu séant à sa loyauté et à son rang qu'il se reprochait, et qu'il allait lui en remettre une autre plus franche et plus sincère sur, ses vraies intentions. Puis, s'asseyant devant son bureau, il écrivit de sa propre main une lettre qui contenait ses griefs et ses pensées sans réticence.

« J'apprécie ma liberté, disait cette lettre, au-dessus de tous les biens de ce monde. La captivité ou la mort sont pour moi une même chose. Quel traitement puis-je espérer de ceux qui ont payé à Marseille des assassins contre moi ? J'ai sauvé la vie du marquis de Rivière, il était condamné a périr sur l'échafaud. J'ai arraché sa grâce à l'empereur. Exécrable vérité, cependant il a provoqué des misérables contre moi, il a mis ma tête à prix Errant dans les bois et dans les montagnes, j'ai confié mes jours à la généreuse fidélité de trois officiers français, ils m'ont amené en Corse, au péril de leur vie. Des misérables disent que j'ai emporté des trésors de Naples ? J'y ai dépensé au profit de mon royaume, au contraire, toutes les richesses que je rapportais de ma principauté de Berg. Je ne puis accepter les conditions que vous me présentez, monsieur Macerone ! C'est mon abdication, on me permet seulement de vivre. Est-ce là le respect que l'on doit à un infortuné souverain reconnu par l'Europe entière, et qui, dans un moment critique, décida de la campagne de 1815 en faveur de ces mêmes puissances qui le poursuivent de leur haine et de leur ingratitude aujourd'hui ?... Je n'ai pas abdiqué ! J'ai le droit de recouvrer ma couronne, si Dieu m'en donne .la force et les moyens Ma présence sur la terre de Naples ne peut plus abuser personne, je ne puis correspondre avec Napoléon captif à Sainte-Hélène ! Quand vous recevrez cette lettre je serai déjà en mer, m'avançant vers ma destinée. Ou je réussirai, ou je terminerai ma vie avec mon entreprise. J'ai affronté mille fois la mort en combattant pour mon pays, ne me sera-t-il pas permis de l'affronter une fois pour ma propre cause ?... Je n'ai qu'un souci, le sort de ma famille !... »

Après avoir remis ces lignes à un secrétaire pour les faire copier, il les signa et congédia, en l'embrassant, son ancien aide de camp.

 

XXIX

Un coup de canon retentissant à une heure du matin, dans le silence de la nuit, éveilla en sursaut Macerone et lui apprit que le signal de l'embarquement était donné par le roi à ses compagnons de hasards et de guerre. Il venait, en effet, de s'embarquer avec eux. Ce coup de canon fut, quelques minutes après, suivi de plusieurs autres partant des embrasures du fort d'Ajaccio. C'était le vain simulacre d'opposition a l'expédition du roi de Naples, obtenu, avec peine et supplications, de leurs soldats par les officiers de la garnison. Les canonniers, favorisant en secret la cause aventureuse de Murat et contenus par la seule discipline dans une apparente neutralité, avaient chargé les pièces comme pour tirer sur l'escadre, mais ils avaient visé à dessein sur la mer vide. Ces décharges, perdues dans les flots, étaient moins une hostilité qu'une salve. Le roi et son armée -voguaient déjà en liberté vers les côtes de l'Italie.

Six bâtiments légers, barques pontées, felouques ou bombardes, composaient toute la flottille du roi. Le bâtiment monté par le roi était commandé par le baron Barbara, capitaine de frégate au service de Naples ; Courand commandait le second, ayant sous lui le capitaine Pernice et le lieutenant Maltedo ; Ettore le troisième, Mattei le quatrième, Semidei le cinquième. La sixième barque plus rapide et plus maniable encore servait d'aviso, et était commandée par un simple pilote nommé Ceconi.

Les officiers et les deux cent cinquante sous-officiers et soldats qui formaient toute l'armée de débarquement du roi étaient distribués sur ces frêles embarcations à proportion de leur petitesse ou de leur grandeur. La flottille était sous voile en vue de la Corse, au lever du jour, le 28 septembre. Le 29, elle vogua lentement faute de vent. Le 30, une rafale la jeta sous .la côte de Sardaigne, où elle faillit échouer. Les navires trop chargés s'abritèrent tout un jour sur une anse de l'île inhabitée de Tavolora, vaste écueil de la forme d'un autel antique détaché de la Sardaigne. Ils déployèrent de nouveau la voile le second jour d'octobre, luttèrent péniblement contre les lames pendant cinq jours, et quatre nuits, et s'élevèrent seulement à la nuit tombante du 6 à la hauteur des côtes de la Calabre et en vue des montagnes de Paolo. La terre se montrait à trois lieues de la proue des navires alors réunis.

 

XXX

Le commandant de la flotte, Barbara, ordonna d'éteindre tous les feux sur les ponts et sous les ponts, de peur de révéler la présence de voiles inconnues à la côte. Il fut convenu que les bâtiments marchant de conserve se feraient les signaux par la seule étincelle de pierres à feu frappées par l'acier, afin que les vigies du rivage pussent confondre ces lueurs fugitives avec les phosphorescences de la mer dans ces nuits d'été. Le vent soufflait des montagnes de la Calabre comme si la Providence eût voulu repousser le roi de sa perte. Les bâtiments, obligés de louvoyer péniblement sur une mer creuse pour atterrir au fond de la rade de Paolo, furent séparés dans les ténèbres les uns des autres par un coup de vent tombé, après le lever de la lune, des gorges orageuses de la Calabre citérieure. Écarté de son premier but par la mer et par le vent, le roi entra à l'aube du jour dans la rade déserte de San Lucido avec deux de ses navires seulement pour y attendre les autres barques dispersées.

 

XXXI

Il fit jeter l'ancre, à quelque distance de la grève, et il ordonna au chef de bataillon, Ottaviani, de descendre à terre avec un seul matelot pour sonder l'opinion des paysans, et pour lui rapporter des indices. Ottaviani et le matelot ne revinrent pas. Ils furent arrêtés à quelques pas de la plage par les habitants. Ce mauvais signe troubla les compagnons de Murat. Déjà, depuis la veille, un silence et des hésitations de timide augure se remarquaient dans les équipages. On eût dit que la vue de la côte leur avait présenté tout à coup la terreur de l'entreprise qu'ils allaient tenter, et qui de loin avait disparu dans leurs âmes sous les illusions de la distance. Le rivage leur envoyait ces pressentiments.

Ces hommes n'avaient ni cause personnelle, ni cause de devoir, de patrie ou d'honneur, dans ce débarquement, aucun des motifs qui animent le véritable héroïsme et qui soutiennent la constance. Aventuriers cherchant la fortune facile et la gloire capricieuse d'une aventure où ils étaient au fond désintéressés, le moindre doute sur le succès pouvait les abattre, le moindre obstacle les décourager. Ils commencèrent à entrevoir leur témérité et à regarder, sans oser se l'avouer, derrière eux.

 

XXXII

Le jour s'achevait, le roi ne voyait point reparaître ses navires. Le pilote Ceconi, commandant de la barque qui servait d'aviso, et qui seule était mouillée à côté de celle du roi, dans la rade de San Lucido, fut envoyé par Murat à la fin du jour pour découvrir en mer, ou derrière les caps voisins, les autres barques, et pour les rallier autour de lui. Ceconi découvrit le bâtiment monté par Courand et le ramena. Courand, interrogé par le roi sur le sort des autres navires, répondit qu'il les avait perdus de vue pendant le coup de vent de la veille. Deux officiers des troupes de terre montés sur le navire de ce capitaine confièrent à Murat leurs soupçons sur les intentions de Courand, qu'ils croyaient comploter avec son équipage la désertion en mer et l'abandon du roi. Murat fit appeler Courand à son bord, lui rappela les bienfaits dont il l'avait comblé à Naples, et feignit en lui plus de confiance pour lui enlever l'idée de le tromper.

Cependant le roi, par prudence, ordonna au capitaine Barbara, chef de la flottille, de prendre à la remorque le bâtiment de Courand pour ôter à ce marin tout prétexte de se séparer de l'escadre. Ce bâtiment portait cinquante hommes d'élite, sous-officiers ou soldats les plus aguerris et les plus aventureux de toute l'expédition.

A minuit, les trois navires du roi levèrent l'ancre en silence, et la flottille fit voile vers une autre anse de la côte, espérant rencontrer en mer les autres bâtiments. Mais avant que le jour pût éclairer sa fuite, le capitaine Courand ayant fait descendre les soldats qu'il portait sous le pont pour les dérober, disait-il, à l'œil des vigies de la côte, coupa pendant leur sommeil le câble qui l'attachait à la poupe de l'aviso, et, se perdant dans la brume, fit route vers la Corse, disant au réveil aux soldats que le roi avait renoncé a l'entreprise et lui avait ordonné de le précéder à Trieste.

 

XXXIII

Le roi, à la première lueur du jour, fut consterné de la désertion de Courand, qui avait servi sept ans dans sa garde, et qui manquait au moment suprême à son bienfaiteur. N'ayant plus avec lui que son propre équipage et la poignée d'hommes embarqués sur la barque du pilote Ceconi, il chancela dans sa résolution. Il appela le commandant de sa flottille, Barbara, et lui ordonna de tourner la proue vers Trieste. Barbara affirma que ses bataillons étaient hors d'état de supporter la longueur d'une, navigation dans la mer Adriatique dans le dénuement de vivres et de matelots où ils étaient, et il proposa au roi d'aller de sa personne descendre dans le petit port voisin du Pizzo, d'y affréter un bâtiment plus solide, de prendre des marins et des vivres, et de revenir joindre en mer le roi, qui attendrait son retour sur l'aviso. Mais, pour cela, il fallait que le roi confiât à Barbara ses passeports de l'Autriche pour Trieste, seules pièces qui pussent couvrir le débarquement, la personne et les transactions de Barbara sur la terre ferme. Le roi refusa de se dessaisir de ces sauf-conduits qu'il se réservait sans doute comme dernière ressource de fuite en cas de désastre. Barbara s'obstina à ne pas descendre a terre sans cette garantie indispensable à sa sûreté. Une aigre altercation s'éleva entre le roi et le marin.

« Vous l'entendez, s'écria Murat indigné, en s'adressant à ses officiers ; on refuse de m'obéir ! Eh bien, je débarquerai moi-même ! Ma mémoire est fraîche dans le cœur des Napolitains, ils me reconnaîtront, eux ! ».

Il ordonna alors à tous ses officiers de revêtir leurs uniformes. Le général Natali, seul, n'ayant pas ses habits militaires, le roi murmura tout haut de cette négligence ou de cette prudence de son lieutenant. « Ce n'était pas, lui dit-il, pour me suivre au danger, qu'il fallait oublier l'habit de combat ! »

Pendant ces altercations, ces murmures et ces reproches à bord, le vent frais poussait rapidement, sur une mer vive et sous un soleil éclatant, les deux navires vers la plage de Calabre, où blanchissaient à mi-côte le château, les maisons en étage et le petit port du Pizzo. C'était le 8 octobre, à onze heures du matin. Le ciel souriait comme une lueur sur un piège.

 

XXXIV

Au moment où les deux bâtiments jetaient l'ancre à une encâblure d'une plage déserte, et à une courte distance du port de Pizzo, les généraux et les officiers voulurent le devancer à terre. Le roi les retint du geste, et les faisant rentrer derrière lui sur le pont « C'est à moi, dit-il, de descendre le premier sur ce champ de gloire ou sur ce champ de mort, le pas m'appartient comme la responsabilité. » Et il s'élança résolument sur le sable. Les deux généraux, Franceschetti et Natali, accompagnés de vingt-cinq officiers, sous-officiers, soldats ou serviteurs de sa personne, descendirent après lui, et, se groupant derrière le roi, suivirent ses pas, ses mouvements et ses gestes.

La présence de ces voiles inconnues dans la rade solitaire, le nombre et le costume des passagers, l'ancre jetée sans attendre la visite des gardes-côtes, le tumulte, la rapidité, le bruit du débarquement, avaient éveillé l'attention des marins du port. La plage où le roi était descendu se couvrait de groupes peu nombreux, étonnés, indécis, et se tenant à une certaine distance du roi et de sa suite. Un poste de canonniers de marine de quinze soldats, sortis d'une tour isolée qui leur servait de corps de garde, s'avança au bruit, mais avec irrésolution vers le roi. Ils portaient encore l'uniforme de son armée.

« Voilà mes soldats, s'écria Murat en marchant à eux. Enfants ! reconnaissez votre roi ! » A ces mots, ôtant son chapeau, relevant fièrement devant les soldats sa belle tête éclairée par le soleil, et agitant ses longs cheveux flottants sur le cou, pour bien imprimer dans leurs yeux cette figure martiale qui s'était gravée tant de fois dans leur mémoire, aux revues ou aux camps : « Oui, c'est moi je suis votre roi Joachim. Dites si vous me reconnaissez, et si vous voulez me suivre et me servir encore, moi, l'ami des soldats, le frère des Napolitains ! »

Les compagnons de Murat appuyaient ces paroles et ces gestes de leur chef, en élevant leurs chapeaux en l'air, en criant : « Vive le roi Joachim ! » et en tendant la main aux soldats et aux Calabrais qui se groupaient à ce spectacle autour d'eux. Les soldats sans chef, pétrifiés par cette soudaine apparition d'un roi aimé, dont l'imagination de ces populations poétiques conservait l'image comme celle de son héros, abaissèrent leurs armes devant lui. Quelques-uns répondirent machinalement par le cri de : « Vive le roi Joachim ! » comme un peuple mobile qui fait écho à tout cri. Quelques autres s'éloignèrent et se turent pour attendre l'événement. Cinq ou six répondirent qu'ils étaient prêts à le suivre et à combattre sous lui pour reconquérir son trône et pour délivrer le royaume de la tyrannie des Autrichiens.

 

XXXV

Pendant ces colloques, les habitants du Pizzo, informés par la rumeur publique du débarquement d'hommes armés proclamant le roi Joachim, et ayant ce prince proscrit a leur tête, accouraient, incrédules d'abord, sur la plage où les haranguait Murat. Puis, voyant le petit nombre de ces adhérents, ces deux barques démantelées sur la mer, cette poignée de sous-officiers et de soldats sardes, corses, génois, hâlés par le soleil, pâlis par la mer, leurs habits souillés d'écume et de sable, plus semblables à une bande de pirates qu'à l'escorte d'un roi, ils passaient de l'incrédulité à l'étonnement, de l'étonnement au mépris, du mépris à l'indignation et à la colère. Les uns entouraient le roi à une distance qui témoignait plus de répulsion que de respect les autres, déjà résolus à l'outrage, retournaient en murmurant vers la ville pour prendre leurs fusils et pour combattre, au nom de leur roi légitime, l'usurpateur et le proscrit qui venait tenter leur fidélité.

Les Calabres étaient le point de débarquement le plus malheureusement choisi par Murat pour opérer un soulèvement au nom de la popularité des Français. Ces provinces, les plus fanatiques et les plus belliqueuses du royaume, voisines de la Sicile, où l'ancienne cour les entretenait toujours dans la haine de la domination française, soulevées en 1790 par le cardinal Ruffo, qu'elles avaient proclamé à. la fois leur général et leur pontife, avaient été sans cesse remuées depuis par des conspirations bourboniennes. Contenues enfin par la terreur, pacifiées mais opprimées, décimées, fusillées au premier symptôme d'agitation par le général français Marchès, elles avaient été soulevées de nouveau par l'annonce des premiers désastres des Français dans la basse Italie.

Présenter à ces provinces, rentrées si récemment sous le gouvernement de leur ancienne famille royale et de leurs prêtres, le drapeau d'une royauté française, c'était leur présenter le drapeau de la tyrannie, de l'usurpation, de l'irréligion et de la trahison. Les Calabres étaient pour Murat ce qu'un débarquement dans la Vendée eût été pour Napoléon, son modèle, trois mois après la restauration vendéenne des princes de la maison de Bourbon.

Plus près de Naples et des provinces du centre du royaume, Murat aurait eu peut-être plus de hasards et plus d'opinions populaires pour lui.

Déjà le peuple se rassemblait, s'interrogeait, s'encourageait à la fidélité et s'armait à la voix des principaux habitants de la ville, sur la place du Pizzo. Murat perdait des minutes à attendre un mouvement vers lui qui ne se prononçait pas. La plage devenait déserte, le vide se faisait fatal indice ! Là où est la fortune, là accourent les hommes.

 

XXXVI

Les parentés de la maison royale de Naples et de la maison royale d'Espagne, et la double domination des deux royaumes par une même dynastie, ont laissé dans les provinces de Sicile ou de Naples d'immenses fiefs aux grandes familles espagnoles. Le duc de l'Infantado possédait des territoires considérables autour du Pizzo. L'agent du duc avait, sur la population de la ville, l'influence et l'autorité que donne une généreuse suzeraineté sur un peuple de vassaux. Cet agent, populaire au Pizzo, était fidèle à la maison de Bourbon, dont son maître servait héroïquement la cause en Espagne. Apprenant le débarquement de Murat, il descendit sur la place, se mêla aux rassemblements qui interrogeaient sa pensée, et démontrant au peuple le crime et la démence d'un soulèvement contre le roi légitime, et l'honneur et le prix d'une courageuse fidélité, il entraîna sans peine tous les cœurs déjà frémissants contre la complicité avec Murat. On répondit à l'agent du duc de l'Infantado par le cri « Aux armes ! par des imprécations et par des menaces de mort contre Murat. On n'attendait pour marcher contre lui que des bras plus nombreux et des armes mieux chargées.

 

XXXVII

Deux jeunes gens de Monteleone, ville voisine et capitale de la Calabre, témoins de cette fermentation du peuple et paraissant prendre intérêt pour les débarqués, vinrent à la plage, s'approchèrent du roi, lui rapportèrent ce qui se passait dans la ville, l'avertirent du danger qu'il courait en restant sur la côte et lui conseillèrent de se jeter résolument sur la route de Monteleone, où l'opinion plus favorable et la garnison plus séductible lui ouvriraient la porte de son royaume. Ils s'offrirent à lui servir de guides. Murat, sans avoir le temps de réfléchir, et rougissant de se rembarquer quand il le pouvait encore, prit ce conseil pour une inspiration. Il accepta les deux Calabrais pour guides, fit signe aux siens de se lever et ordonna aux canonniers de le suivre. Quelques-uns de ces soldats le suivirent en effet, plutôt par habitude d'obéir que par entraînement vers sa cause, tant l'uniforme et le commandement imposent aux soldats.

 

XXXVIII

La faible colonne, composée en tout de quarante à cinquante personnes, dont plusieurs curieux, quelques-uns ennemis, gravit, sur les pas des guides et de Murat, la route rapide qui escalade les collines. Cette route se dirige vers Monteleone en laissant le Pizzo sur sa droite et la mer à ses pieds. Les uniformes et les fusils de l'escorte du roi brillaient de loin, à travers les troncs des oliviers, presque au sommet de la montée, près du plateau ou ta route s'adoucit, tandis qu'une colonne plus épaisse, plus confuse et plus sombre, armée de longues carabines et coiffée des longs chapeaux des Calabrais, commençait à se formera la porte de la ville sur la plage. On ne pouvait discerner, des bâtiments à l'ancre, si elle se formait pour suivre ou pour combattre la colonne du roi.

Murat ne le savait pas bien lui-même comme tous les hommes qui tentent l'impossible, il avait le goût et le besoin des illusions. Malgré l'avertissement de ses guides et la froideur du spectacle de son débarquement, il se flattait que la popularité de son nom, la certitude de sa présence, la hardiesse de sa marche, entraînaient ce peuple indécis sur ses pas. Harassé de lassitude et de chaleur par la pente escarpée qu'il venait de gravir, les jambes déshabituées du mouvement par les huit jours qu'il venait de passer en mer sur un bâtiment dont la dimension refusait l'exercice a ses membres, il s'assit, au sommet de la rampe, sur la racine d'un olivier, pour essuyer sa sueur, pour respirer un moment et pour réfléchir. Il semblait attendre avec impatience la colonne populaire, qu'il contemplait de cette hauteur sur la plage, sans se rendre compte de ses intentions. Il demanda au groupe de canonniers qui le suivaient où étaient leurs camarades. Ces soldats les lui montrèrent du geste, commençant à monter la côte, confondus avec le peuple. Murat, pour les mieux voir, se leva, quitta le grand chemin et monta dans un champ d'oliviers, d'où l'œil embrassait comme d'un promontoire la ville, la mer, la plage et les sinuosités de la rampe. Il s'obstina là, malgré les instances de ses guides, à attendre le second détachement de canonniers et la foule qui les entourait.

 

XXXIX

A ce moment, un colonel de gendarmerie royale, à cheval 'et en uniforme, parut sur la route, à la hauteur du monticule où le roi reposait en observant les mouvements de la plage. C'était un chef de bandes calabraises, fameux dans les guerres de partisans de ces provinces contre les Français, agent de la reine Caroline et du cardinal Ruffo, longtemps aventurier des montagnes et devenu commandant des sbires réguliers de Monteleone depuis la restauration du roi Ferdinand. Son nom était Trenta Capelli. Le colonel s'arrêta au milieu du groupe d'officiers et de soldats qui stationnaient en attendant le roi sur la route.

Murat l'appela et le somma de se joindre à lui. Le sang de trois frères de Trenta Capelli, versé sur les échafauds par les Français dans les insurrections des Calabres, lui défendait de se joindre aux meurtriers de sa famille. Il ne témoigna, néanmoins, aucune répulsion trop vive aux insinuations du roi, et se contenta de lui dire, en lui montrant de la main le drapeau des Deux-Siciles sur le château du Pizzo « Mon roi est celui dont les couleurs flottent sur le royaume ! » Murat, au lieu de le retenir par force, causa avec lui et le laissa continuer son chemin vers la ville.

 

XL

Trenta Capelli avait à peine abordé le peuple et les canonniers montant vers le roi, qu'il revint avec eux, s'avança à quelques pas devant sa troupe, interpella Murat et l'engagea respectueusement à le suivre au Pizzo. Mura,t, encore trompé, ou feignant de l'être, sur les intentions de la foule armée qui s'avançait vers les siens, redescendit avec Trenta Capelli sur la route, entouré des généraux Franceschetti, Natali, de ses officiers, qui le conjuraient, en vain de se dérober a ce peuple et de marcher sur Monteleone.

« Mes enfants, dit-il à la foule, ne tirez pas sur votre ancien roi Je ne suis pas débarqué dans les Calabres pour vous combattre, mais pour me rendre à Monteleone, et pour y demander l'assistance des autorités afin de poursuivre ma navigation vers Trieste, où je dois rejoindre ma femme et mes enfants Si vous aviez voulu m'entendre sur la plage du Pizzo, vous auriez vu que j'ai des sauf-conduits pour les États autrichiens que votre roi Ferdinand lui-même doit reconnaître et respecter. »

La foule ne répondant que par ses cris, ses fusils en joue et son élan accéléré aux paroles perdues de Murat, il se rejeta rapidement au milieu de ses vingt-huit soldats restés à quelques pas en arrière pour intimider la multitude par leur contenance. Une décharge confuse de la foule et des canonniers éclate sur le groupe du roi, renversé mort à ses pieds le capitaine Maltedo, blesse le lieutenant Pernice et plusieurs autres soldats de sa suite. Murat n'y répond qu'en élevant son chapeau, en saluant le peuple et en le conjurant de l'écouter. Une seconde décharge décime ses rangs. La multitude armée s'accumule sur la route et s'étend sur les flancs pour couper au roi le retour vers la mer.

Il n'a déjà plus d'autre asile sur cette terre qu'il voulait conquérir, que les bâtiments qui l'y ont apporté. Il s'élance, suivi de Franceschetti, de Natali, de huit ou dix sous-officiers, à travers champs vers le rivage. Il reçoit, sans être atteint, le feu de quelques carabines, et parvient, a travers les tirailleurs intimidés, jusqu'à la plage. Du haut d'un écueil qui s'avance dans la mer, il appelle à grands cris : « Barbara, Barbara ! » conjurant ce commandant de son bâtiment de lui envoyer une embarcation et de se rapprocher du rivage. Mais déjà le bâtiment, qui avait levé l'ancre aux coups de feu retentissant sur la rade, fuyait vers la pleine mer, emportant avec les proclamations, les armes, l'or et les munitions du roi, son dernier refuge et sa vie !

 

XLI

Murat et ses quatre ou cinq compagnons de course n'avaient été poursuivis à travers les vignes et les oliviers., dans leur fuite vers la plage, que par quelques hommes sans armes, que la crainte de voir les fugitifs se retourner tenait à distance. Le colonel Trenta Capelli, les canonniers et les hommes en armes du Pizzo étaient occupés au sommet des collines à tirer sur les vingt-quatre soldats de Murat, à les désarmer, à les faire prisonniers, a les traîner dans leur sang vers la ville. Le roi et ses amis avaient donc le temps d'échapper à la captivité ou à la mort, si Barbara et Ceconi eussent viré de bord à leurs cris et envoyé un canot au rivage. Mais Murat voyait redescendre derrière lui les soldats et les volontaires de Trenta Capelli, et s'éloigner son seul secours.

Dans cette perplexité, le roi, voyant des barques de pêcheurs amarrées a quelque distance de lui sur la grève, se jette dans l'eau pour s'emparer d'une de ces embarcations et pour mettre la mer entre lui et ses ennemis. Mais la barque échouée, manquant d'eau sous la quille, résiste aux efforts du roi pour la mettre à flot. Pendant ces inutiles tentatives, la multitude, qui s'aperçoit de son dessein, appelle par ses gestes les sbires de Trenta Capelli, entoure le roi de plus près sans oser néanmoins, soit respect, soit pitié, soit crainte, tirer sur lui ou lever la main sur sa personne.

Murat, renonçant à ébranler la grande barque, se jette seul à quelques pas de là dans un petit canot de pêcheur qui flottait à l'ancre, sur une eau plus profonde. A peine en a-t-il escaladé le bord, qu'il s'efforce de retirer à lui le câble à l'extrémité duquel était nouée la grosse pierre qui servait d'ancre à ce frêle canot. Il était près d'.y parvenir, quand le pauvre pêcheur à qui appartenait ce canot, tremblant de voir le roi emmener avec lui sa seule fortune, se jette à la mer pour disputer sa barque au fugitif. Le roi le renverse d'un coup de rame à ses pieds, et continue à tirer le câble et à soulever la pierre. Mais la foule des marins et des pêcheurs, accourant aux cris de leur camarade renversé, se précipitent dans la mer, retiennent le câble de leurs mains réunies, s'élancent dans le canot, renversent à leur tour le roi, le désarment de sa rame, déchirent ses habits, meurtrissent son visage, et, l'entraînant vaincu et sanglant sur le sable, le remettent, accablé d'injures et d'outrages, aux hommes armés de Trenta Capelli. Ceux-ci se disputent les uns aux autres le roi prisonnier, le frappent au visage de la crosse de leurs carabines, le collètent, lui arrachent les insignes précieux qu'il portait sur son chapeau et sur sa poitrine, et le traînent avec les cadavres de Pernice, de Giovanni, et avec sept autres de ses officiers ou de ses serviteurs blessés ou baignés dans leur sang, à travers la multitude, qui insulte tout ce qui tombe. Ils les jettent pêle-mêle dans les casemates du petit château en ruine du Pizzo.

 

XLII

Deux fois, pendant le trajet de la plage à la prison, la fureur du peuple menaça le roi, et la hache fut levée sur sa tête. Trenta Capelli et l'agent du duc de l'Infantado, satisfaits d'une si illustre proie et ne voulant pas souiller leur succès par un crime, le protégèrent contre les poignards de la populace, firent rougir les assassins de leur lâcheté, et placèrent des volontaires et des soldats aux portes du château pour préserver les victimes.

Le roi fut jeté sur, un peu de paille dans la même salle voûtée où ses compagnons morts ou blessés jonchaient de leur sang les dalles du vaste cachot. Trenta Capelli fit fouiller ses vêtements. On s'empara de ses passeports, de ses diamants, de l'or qu'il portait sur lui, d'une lettre de crédit d'un million et demi qu'il avait sur un banquier de Naples, et de la proclamation imprimée qu'il avait rédigée à Vescovato et qu'il comptait répandre dans le royaume. Cette proclamation, longue, diffuse, pleine de sophismes auxquels le peuple est peu accessible, respirait plus-le diplomate que le soldat. C'était plutôt une justification de son entreprise devant l'Europe qu'un appel sympathique aux -Napolitains. On n'y retrouvait le cœur humain que dans quelques phrases faisant allusion aux vicissitudes de sa destinée.

« Je vivais solitaire, disait-il, dans un de ces modestes asiles que l'on trouve plus souvent chez les pauvres vertueux là, je bravais le poignard des assassins du Midi, de ces cannibales qui, dans toutes les époques de la révolution française, se sont baignés dans le sang de leurs compatriotes. J'étais décidé à attendre dans ma retraite la fin de cette fièvre contre-révolutionnaire qui dévore la France, pour venir chercher dans vos cœurs un asile contre mes disgrâces et contre la persécution la plus inouïe, la plus injuste, quand je fus forcé de m'éloigner !... » Cette proclamation finissait par la promesse d'un règne de paix et d'une constitution, résipiscence ordinaire et tardive de tous les princes qui ont fatigué le monde de guerre et de tyrannie.

 

XLIII

Des insultes et des menaces retentissaient encore dans les cours du château et dans le cachot des prisonniers, dans la bouche de quelques fanatiques de vengeance et de sang : mais le plus grand nombre des soldats et des volontaires respectaient l'infortune après la victoire, et témoignaient au roi les égards et les respects compatibles avec la captivité.

Murat n'avait pas semé de haine personnelle contre lui pendant son règne aussi humain dans la paix que brave et généreux dans la guerre. Il n'avait versé de sang que dans les combats. Être admiré et être aimé, c'était toute sa vie. Une fois qu'on l'avait désarmé, on ne pouvait plus le haïr. L'agent des Infantato, Alcalas, envoya au château un repas pour le roi, des secours pour les blessés, des matelas, du linge, des vêtements, des rafraîchissements et des consolations de toute espèce. Il honora la nation espagnole et ses maîtres par la générosité de ses égards envers un roi enchaîné.

 

XLIV

Cependant, sur le bruit du débarquement et de la défaite d'une bande de factieux qui venaient provoquer le royaume à l'insurrection, le général napolitain Nunziante, qui commandait dans les Calabres, se hâta d'envoyer au Pizzo le capitaine Stratti, Grec de naissance, et étranger aux dernières années de Naples, avec un détachement pour veiller sur les prisonniers, pour constater leurs noms et leurs qualités, et pour empêcher à la fois l'évasion et l'immolation des captifs. On ignorait encore à Monteleone la présence du roi Joachim parmi cette poignée d'aventuriers. Stratti, en arrivant au château sans passer par la ville et sans avoir approfondi les rumeurs vagues qui parlaient du roi arrêté, fit comparaître sur-le-champ les prisonniers devant lui dans la cour pour les interroger et pour en dresser la liste. Un sergent et un soldat corses passèrent et répondirent les premiers a l'appel. « Qui êtes-vous ? dit Stratti au troisième. — Joachim Murat, roi de Naples, » répondit avec dignité le roi. Stratti, troublé par cette présence d'un roi à laquelle il ne croyait pas encore, saisi de respect et de compassion devant son prisonnier, baissa les yeux, et donnant pour la dernière fois au roi le titre de Majesté comme par une suprême ironie du sort, il le fit conduire, avec les égards et les bienveillances d'un soldat qui respecte un héros dans une chambre plus isolée et plus décente, où le roi put, du moins, recueillir son âme sans avoir sous les yeux la ruine, le sang et les cadavres de ses amis.

 

XLV

Sur le rapport de Stratti, qui confirmait les bruits répandus à Monteleone, le général Nunziante accourut, lui-même, avant la nuit. Il envoya des courriers à Naples pour informer la cour et les ministres de ce prodigieux événement, qui avait en une heure menacé et sauvé la couronne de Ferdinand et la paix du royaume ; et il se présenta devant Murat.

Le général Nunziante n'était pas un de ces satellites des camps qui passent d'un service à l'autre, comme leur épée passe de main en main, ne conservant dans leur nouvelle cause ni le respect d'eux-mêmes, ni le respect de ceux qu'ils ont précédemment servis, espèce d'hommes aussi communs dans les camps que dans les cours, que la discipline et la cupidité d'avancement façonnent à l'adulation, à la bassesse, à la cruauté. C'était un homme de tête et de cœur, fidèle à son pays et à son prince, mais fidèle aussi à la reconnaissance et à la gloire envers celui qui avait été son roi homme de guerre, sachant concilier en lui les devoirs de la nature et les devoirs de la situation. Il honorait Murat. Il l'aborda en roi déchu du trône, mais non déchu du respect et de l'affection de ses anciens subordonnés. Il plaignit le roi, il réprouva les indignités et les outrages dont il avait été flétri par la populace du Pizzo. Il s'excusa de la nécessité où il était de le laisser encore dans une demeure dévastée, indigne de lui, par le soin de sa sûreté qui avait besoin de murailles et de soldats pour être à l'abri d'insultes. Des chirurgiens appelés de Monteleone donnèrent des secours aux blessés. La nuit se passa entre les gémissements des mourants et les silencieuses réflexions du roi sur son sort.

Le lendemain, le général Nunziante le conduisit dans un appartement du château, séparé des prisons et préparé plus convenablement pour le recevoir. Le visage du général témoignait plus d'anxiété que celui de son captif. Il commençait à pressentir en secret les ordres sinistres partis de Naples. Il prenait ses repas à la table du roi avec les deux généraux Franceschetti et Natali, compagnons volontaires du roi dans sa nouvelle prison. L'entretien roulait sur les guerres passées, sur l'état du royaume et de l'Europe, sur les résolutions probables que prendrait le roi Ferdinand à l'égard de son compétiteur et de son captif. Le roi affectait la confiance dans la générosité de son ennemi et dans l'inviolabilité de sa propre vie, désormais sans danger pour le royaume. Nunziante n'osait lui révéler toutes ses appréhensions soigneux, néanmoins, de ne-pas lui laisser une sécurité trop entière, dont la chute serait trop subite et trop cruelle pour son âme. Il lui parla avec inquiétude d'une première dépêche télégraphique interrompue par les brumes et par la nuit, qu'il avait reçue dans la matinée. Cette dépêche portait : « Une dépêche m'annonce... Vous le consignerez... »

 

XLVI

La journée s'écoula dans l'attente d'une dépêche ou d'un courrier achevant l'ordre tronqué de la veille. Le roi reçut la visite d'un capitaine de frégate anglais, qui proposait a Nunziante de transporter son prisonnier à Tropea, petite ville de la côte, où il serait logé plus décemment et gardé plus sévèrement contre les émotions de la populace qu'au Pizzo. Nunziante n'osa confier le captif dont il répondait, sans une autorisation de sa cour, à un vaisseau anglais et au hasard de la mer. Le soir il témoigna, en dînant avec le roi, de nouvelles inquiétudes sur le sens de la dépêche suspendue : « J'espère cependant, dit-il au roi, que le sens était de remettre Votre Majesté à la flottille anglaise, et de la faire transporter à Messine pour y attendre la décision des puissances alliées.

« — Mais, général, dit Murat avec un sourire qui préjugeait d'avance la réponse, si cependant une dépêche télégraphique vous ordonnait de me remettre à une commission militaire, le feriez-vous ? »

Nunziante répondit qu'il n'obéirait a un pareil ordre que s'il l'avait reçu du roi Ferdinand lui-même, par un courrier porteur de sa volonté écrite mais que de pareils ordres n'étaient pas à redouter de la bonté de cœur et de la générosité de Ferdinand. Murat, rassuré et serein, se leva de table, se coucha avec tranquillité d'esprit, et se fit lire avant le sommeil, par Natali, une tragédie de Métastase dont le dénouement avait quelque analogie avec sa situation ; puis il s'endormit d'un profond sommeil.

Le lendemain, à son réveil et à sa table, il s'entretint gaiement avec ses gardiens et avec Nunziante de la facilité d'un arrangement amical entre Ferdinand et lui, par lequel il céderait la Sicile aux Bourbons, et les Bourbons le reconnaîtraient souverain de Naples. Les illusions de grandeur ne le quittaient pas plus que les illusions de la vie. Le retard des instructions de Naples lui fit croire à des délibérations d'où sortirait un arrêt plus doux.

 

XLVII

Cependant la cour de Naples avait reçu, d'abord par le télégraphe de Monteleone, puis par un courrier de Nunziante, la nouvelle du débarquement et de l'arrestation de Joachim au Pizzo. L'ombre même de Murat, l'écho seul de son nom, populaire encore dans l'armée, prestigieux pour la capitale, provocateur pour les provinces et pour l'Italie, avait jeté la cour et le gouvernement dans un trouble précurseur de lâches et sinistres résolutions. Dans les cours, dans les partis, comme dans le peuple, la peur pousse aux férocités. L'âme des rois, des ministres, des grands, est faite comme celle de la populace la panique la jette dans le sang.

Le cœur de Ferdinand n'était pas cruel. Souverain emmaillotté dès son enfance dans les indolences, dans les voluptés, dans les superstitions populaires de ces trônes du Midi ; familier jusqu'à la trivialité avec les lazzaroni de la plage de Naples ; passionné pour la pêche, pour la chasse, pour les femmes gouverné jusqu'alors par une reine impérieuse et vindicative qui venait de mourir livré à des maîtresses, intimidé par le clergé, servi par des ministres plus rois que lui ; homme d'esprit cependant, mais de cet esprit trivial et inactif qui joue avec les choses et qui rit de soi-même, il était sur le trône depuis soixante ans. Son peuple le méprisait et l'aimait à la fois. Ses infortunes, ses longs exils en Sicile, son âge et ses 'bonnes intentions, le, rendaient cher en ce moment aux Napolitains. De grandes cruautés avaient signalé son règne en 1799 ; mais ce sang, attribué à sa femme, au cardinal Ruffo, à l'amiral Nelson, à lady Hamilton, favorite de la reine et maîtresse de ce grand soldat, ne retombait pas sur le roi. Rien de sinistre ne pouvait émaner de cette âme sans ressort pour le crime, comme sans constance pour la vertu.

 

XLVIII

Mais il était plus accessible à la crainte qu'à la vertu. Sa cour trembla autour de lui. Ses ministres, et surtout Medici, âme jeune, éclairée, philosophique, penchèrent d'abord pour la magnanimité, seule vraie prudence contre les factions déconcertées. Mais pour complaire aux peurs de la cour, de qui ils dépendaient, ils en témoignèrent eux-mêmes au-delà de l'événement. On craignit ou on affecta de croire à des ramifications du complot dans la capitale et dans les provinces. On doubla les postes du palais, on sillonna les rues de patrouilles, on fit marcher un corps d'armée sur Naples et sur les Calabres. L'imagination du roi et de ses familiers s'assombrit comme dans un péril suprême. On ne voulut pas voir qu'une tentative de cette nature, échouée à son premier pas, contre la fidélité du peuple lui-même et contre le bon sens public, était la meilleure garantie de sécurité pour le royaume, et, pour le roi, la plus belle occasion de grandeur d'âme et de défi à l'usurpation sans péril.

Les conseils succédèrent aux conseils, les résolutions aux résolutions. Quand la cour tremblait, nul n'osait se montrer rassuré. L'ordre féroce et inutile d'immoler un prisonnier sans défense partit du palais du roi le 9 octobre dans la nuit, vingt-quatre, heures après que le roi détrôné, jeté presque malgré lui à la côte par la mer, avait mis le pied sur le sol du royaume, vaincu, insulté, enchaîné par le peuple qu'il venait provoquer. Honte gratuite sur la cour de Naples et sur ses conseillers ! En dérobant une goutte de sang au hasard qui la leur livrait, les conseils déshonoraient deux trônes, ensanglantaient la main d'un vieillard dans Ferdinand, contestaient le retour naturel de l'antique dynastie dans ses États, donnaient au vieux droit monarchique, qui se défend par sa paternité, l'apparence d'une force révolutionnaire, tuaient un héros désarmé et jetaient un intérêt de peur sur sa tombe. On eût dit dans ce siècle que le roi avait juré de se détrôner, tantôt par la faiblesse, tantôt par la folie, tantôt par la vengeance !

Quoi qu'il en soit, l'ordre partit, et le prince de Canosa, instrument implacable des conjurations, des polices, des réactions, des émigrés de la cour de Sicile, partit en même temps, chargé de surveiller, de purifier ou de fanatiser la Calabre, où il avait des intelligences dans les conciliabules de la contre-révolution. Cet ordre portait :

« Le général Murat sera traduit devant une commission militaire dont les membres seront nommés par notre ministre de la guerre.

« Il ne sera accordé au condamné qu'une demi-heure pour recevoir les secours de la religion.

« FERDINAND. »

 

Ainsi l'ordre du jugement n'admettait pas même l'hypothèse d'un acquittement. Les conditions de l'exécution devançaient l'arrêt. Le jugement du Pizzo rappelait celui de Vincennes contre le duc d'Enghien.

Ce fut une consolation pour Murat, à cette heure suprême, de ne pas reconnaître une représaille de la Providence dans les formes du décret de Ferdinand, et d'avoir protesté contre l'assassinat du fils des Condé, aussi malheureux et plus innocent que lui !

 

XLIX

Nunziante, qui avait reçu ce décret dans la nuit du 12, ne voulut pas retrancher des heures qui restaient au roi le sommeil qui abrégeait du moins son agonie. Il entra, s'assit au pied du lit de son prisonnier, pleura silencieusement sur lui, et attendit que Murat s'éveillât de lui-même. Le soleil éclairait déjà depuis longtemps la tête assoupie du prisonnier. En ouvrant les yeux, Murat aperçut le visage en pleurs du général. Il comprit sans paroles. Cependant Nunziante, après lui avoir serré tendrement la main, lui révéla, à voix basse, la nature de l'ordre de la cour arrivé pendant la nuit, afin que le roi eût le temps de préparer un cœur d'homme et un visage de roi au coup qu'il allait recevoir en public. Un instant après : « Eh bien puisqu'il en est ainsi, ». dit Murat en se résignant à un arrêt qu'il était loin de prévoir aussi irrévocable, « je suis perdu L'ordre de mon jugement est celui de ma mort ! » Quelques larmes montèrent à ses yeux. L'homme le plus courageux a du moins un attendrissement sur lui-même. Toute vie crie en se déchirant dans le cœur d'un héros.

Nunziante le laissa à ses réflexions, et se retira à pas muets. On fit sortir de l'appartement du roi ses deux généraux et le dernier de ses serviteurs, son valet de chambre, Armand, qui avait voulu suivre son maître jusque dans sa témérité.

Le capitaine Stratti entra bientôt, accompagné de sept officiers de l'armée, dans la chambre où Murat les attendait debout. Stratti, compatissant comme Nunziante, baissait la tête et n'osait regarder la victime. Il rangea, à droite et à gauche, un peu en arrière de lui, ses collègues de tous grades, en face du roi. Ces sept juges militaires, désignés, par ordre de la cour, par le général commandant les Calabres, étaient tous des officiers longtemps sujets, puis compagnons des campagnes du roi Murat, et promus par lui-même à leurs différents grades dans l'armée. Aucun d'eux n'eut le courage de se refuser à une mission de meurtre. Le courage de ces hommes de camp est dans le bras plus que dans le cœur. Ils allaient juger et condamner leur ancien général et leur bienfaiteur comme ils auraient jugé et condamné, cinq mois auparavant, ses ennemis. Machines humaines, qu'on dirait presque privées d'âme par la constante subordination et dociles à la main de tout ce qui règne.

Loin de se plaindre, ils remercièrent le roi Ferdinand d'une confiance qui les honorait, disaient-ils, et qui mettait à l'épreuve leur récente fidélité à leur nouveau roi.

 

L

Stratti lut enfin, en balbutiant, à son prisonnier l'ordre qui le traduisait devant une commission militaire. Il ajouta que cette commission allait se réunir à l'instant dans une salle contiguë, que la loi militaire donnait un défenseur à l'accusé, que le général Nunziante lui proposait pour ce dernier office le capitaine sicilien Starace, homme d'honneur, aussi dévoué à l'humanité qu'à son devoir.

« Dites au tribunal, répondit Murat en élevant la tête avec dignité, que je refuse de comparaître devant lui. Des hommes tels que moi n'ont de compte à rendre de leurs actes qu'à Dieu Que le tribunal décide de moi je subirai mon sort, je ne reconnaîtrai pas de juges ! »

Stratti et ses collègues se retirèrent pour aller préparer des formalités du conseil de guerre. Le général Nunziante vint apporter lui-même au prisonnier l'encre et le papier pour exprimer ses dernières volontés, ou pour écrire ses derniers adieux à sa famille. Murat, demeuré seul, écrivit, -en arrosant le papier de larmes, cette lettre sublime où son âme et son sort, son amour d'époux, sa passion de père, sa conscience de roi, sa fermeté de soldat, se résumaient en quelques lignes dans les dernières palpitations de son cœur. Il les adressait à sa jeune femme, amour et gloire de sa jeunesse, délices, orgueil, et quelquefois tourment de sa vie, mais toujours perpétuel souci de son âme.

 

« Pizzo, 13 octobre 1815.

« Ma chère Caroline ! ma dernière heure est arrivée ! Dans quelques instants, j'aurai cessé de vivre dans quelques instants, tu n'auras plus d'époux... Ne m'oublie jamais !... je meurs innocent. Ma vie ne fut tachée d'aucune injustice ! Adieu, mon Achille ! adieu, ma Lætitia ! adieu, mon Lucien ! adieu, ma Louise ! — tous noms de ces enfants à qui il voulait laisser cet embrassement nominal pour qu'il retentît plus personnellement dans le cœur de chacun d'eux avec leur nom de familiarité domestique ; montrez-vous au monde dignes de moi Je vous laisse sans royaume et sans biens au milieu de mes nombreux ennemis... soyez constamment unis ! montrez-vous supérieurs à l'infortune ; pensez à ce que vous êtes et à ce que vous avez été, et Dieu vous bénira ! Ne maudissez point ma mémoire !... sachez que ma plus grande peine dans les derniers moments de ma vie est de mourir loin de mes enfants Recevez la bénédiction paternelle recevez mes embrassements et mes larmes ayez toujours présent à votre mémoire votre malheureux père ! »

 

LI

Cette lettre uniquement dictée par la nature, en face de l'éternelle séparation, à trois pas du tribunal qui attendait pour juger, des soldats qui chargeaient leurs armes pour briser cette poitrine et pour interrompre les palpitations de ce cœur, attestait plus encore que toute une vie le génie de l'âme de Murat, la bonté ! Il savait combattre et il savait aimer. C'était mieux qu'un roi, c'était plus qu'un héros, c'était un homme. Ce dernier cri témoignait, à son insu, pour sa mémoire, mieux que toutes les déclamations et tous les manifestes n'ont pu faire depuis pour celle de Napoléon. L'un adressait ses adieux au monde, l'autre à sa femme et à ses enfants ; l'un mourait en scène, l'autre en famille. La mort de Murât l'emporte en pathétique comme la nature l'emporte sur l'orgueil. L'adieu de Murat arrachera des larmes à la postérité la plus reculée. Si on n'y sent pas la victime et le martyr, on y sent l'amant, le père et le héros. Il se rendait à lui-même un vrai témoignage. Léger et fougueux, il avait eu les enivrements de la fortune et les erreurs de la politique ; il n'avait jamais eu les perversités de l'ambition, ni les cruautés du pouvoir suprême. Son règne avait été généreux et doux comme son cœur.

Après avoir arrosé ce papier de ses larmes et y avoir déposé autant de fois ses lèvres qu'il avait de baisers à envoyer ainsi à sa femme et à ses quatre enfants, il demanda des ciseaux, coupa une des boucles de ses longs cheveux, l'embrassa aussi pour que sa famille y retrouvât l'impression de sa bouche, et enfermant les cheveux humides dans la lettre, il la remit avec la plus ardente recommandation à Nunziante.

 

LII

Le capitaine Starace, qu'on lui avait désigné pour défenseur officieux, entra, déguisant mal une émotion qui se révélait par ses larmes. Il conjura Murat de lui permettre de le défendre devant la commission militaire. Murat reprit, à ces mots, le langage et l'attitude martiale de son rôle de roi. « Non, ce sont mes sujets, ce ne sont pas mes juges, dit-il à Starace ; les rois ne sont pas justiciables de leurs sujets, pas même des autres rois, car les trônes rendent égaux les rois entre eux Veut-on me juger à d'autres titres ? Comme maréchal de France ? Il faut un conseil de maréchaux. Comme général ? Il faut un conseil de généraux. Avant de me contraindre à reconnaître un tribunal comme celui qu'on m'impose, il faudrait arracher bien des pages à l'histoire de l'Europe ! Vous ne pouvez pas sauver ma vie Ceux qui vont prononcer sur mon sort ne sont pas mes juges, mais mes bourreaux. Sauvons du moins en moi l'honneur de la royauté ! » Starace fut contraint d'obéir à l'inflexible volonté de son client.

L'officier rapporteur se présenta pour interroger l'accusé. « Vous n'aurez de moi qu'une réponse, dit l'accusé je suis Joachim Napoléon, roi des Deux-Siciles Sortez ! »

Délivré des soins de sa défense et de la présence de ses juges, qui délibéraient de l'autre côté de la muraille et qui rédigeaient sa condamnation, il s'entretint avec une impassible liberté d'esprit avec les officiers commis-à sa garde et debout à, la porte de sa chambre. « J'aurais cru, dit-il avec dédain, le roi Ferdinand plus grand. Si le sort l'avait mis à ma place, et moi à la sienne, et s'il avait débarqué dans mes provinces, je n'aurais pas abusé du sort des armes en le faisant immoler ! » Puis, remontant par la pensée le cours de sa carrière, il parlait avec satisfaction de la douceur et de, la prospérité de son règne à Naples, des grâces qu'il avait accordées, du sang qu'il avait épargné, des améliorations de tout genre dont il s'était efforcé de doter le royaume ; de l'armée, de la gloire qu'il avait répandue sur elle en l'associant aux exploits de l'armée française ; des sacrifices personnels qu'il avait fait de ses trésors rapportés d'Allemagne pour l'embellissement.de sa capitale, et du dénuement absolu de fortune dans lequel il laissait les siens après lui !...

« C'est là ma gloire c'est là ma consolation à mes derniers moments, disait-il ; je jure que j'ai fait tout le bien qu'il était en ma puissance de faire au pays, jamais le mal qu'aux méchants ! Au Pizzo, cependant, on se réjouit de mon malheur, on me liait Qu'ai-je donc fait pour être haï ? » Puis, remontant plus haut encore pour rechercher la cause de l'animadversion des hommes contre lui, et se rappelant le meurtre du duc d'Enghien, dont on l'avait si injustement accusé d'avoir été complice : « Est-ce la tragédie du duc d'Enghien, s'écria-t-it comme en sursaut, que Ferdinand venge sur moi maintenant par une semblable tragédie ! Je jure à présent ici, par le Dieu devant qui je vais paraître dans un moment, que je ne pris aucune part à ce meurtre. »

Il demanda enfin à rester seul quelques instants pour résigner et fortifier son âme, car ses paroles à ses gardiens comme sa lettre à ses enfants attestent que la pensée de Dieu assistait à son départ de la terre.

Un prêtre du Pizzo, qu'on lui avait offert et qu'il avait accepté pour consoler et bénir sa mort, s'enferma avec lui dans sa chambre. « Sire, lui dit le prêtre respectueux et miséricordieux en l'abordant, ce n'est pas la première fois que je parais devant Votre Majesté. Lorsque vous vîntes, il y a cinq ans, au Pizzo en visitant vos provinces, j'implorai un secours de Votre Majesté pour les besoins de cette église, et vous me fîtes un don généreux. Ma voix, qui eut assez d'empire alors sur votre cœur pour vous inspirer un bienfait, sera donc pour vous un souvenir de miséricorde. Puisse ce souvenir de bon augure contribuer aujourd'hui à vous faire agréer des prières qui n'ont plus d'autre objet que le repos éternel de votre âme ! »

Murat accomplit les rites du mourant, et, sur la requête du prêtre, lui remit pour l'exigence de sa sépulture.ces mots écrits et signés de sa main : « Je déclare mourir en bon chrétien. » Il chargea le prêtre de remettre sa montre, qui n'avait plus d'heures à lui marquer ici-bas, à son fidèle serviteur Armand. Il demanda à faire ses adieux aux généraux Natali, Franceschetti et aux pauvres soldats entraînés dans son malheur. On le lui refusa, non par cruauté, mais par commisération, pour épargner un déchirement de plus à son cœur.

 

LIII

Pendant ces rapides préparatifs de la dernière scène, le tribunal qui siégeait à sa porte le condamnait à la mort, comme fauteur d'une insurrection contre le royaume, en vertu d'une loi qu'il avait promulguée lui-même, dix ans avant, pour intimider les révoltes dans les Calabres, mais qu'il n'avait jamais fait exécuter jusqu'à la mort par l'indulgente commisération de son caractère. On lui lut solennellement son arrêt. Il l'écouta comme il aurait entendu le canon d'une bataille de plus pendant sa vie martiale, sans émotion comme sans bravade. Il ne demanda ni grâce, ni délai, ni appel. Il fit remercier le général Nunziante, les officiers et le prêtre, des égards et des sensibilités à son sort qu'ils lui avaient témoignés pendant sa courte captivité dans ces murs.

Il s'avança de lui-même vers la porte, comme pour aller plus vite au terme. Cette porte ouvrait sur une étroite esplanade encaissée entre les tours du château et les murs extérieurs, toute semblable au château de Vincennes. Mais le dernier et splendide soleil éclairait du moins le dernier pas et le dernier regard du héros. Douze soldats, les armes chargées, l'attendaient. L'espace resserré ne leur permettait pas de se tenir à la distance qui dérobe son horreur à la mort. Murat, en franchissant le seuil de sa chambre, se trouva face à face avec eux. Il refusa de se laisser bander les yeux, et regardant les soldats avec un ferme et bienveillant sourire : « Mes amis, leur dit-il, ne me faites pas souffrir en visant mal l'espace rétréci vous force naturellement à appuyer presque le canon de vos fusils contre ma poitrine, ne tremblez pas, ne frappez pas au visage, visez au cœur, le voilà ! »

En parlant ainsi il plaça sa main droite sur son habit pour indiquer la place du cœur. Il tint dans sa main gauche un petit médaillon qui contenait en un seul bloc d'amour l'image de sa femme et de ses quatre enfants. On eût dit qu'il voulait les faire assister ainsi à sa dernière heure, ou qu'il voulait avoir leur image dans son dernier regard comme dans sa dernière pensée. Il baissa les yeux sur ce portrait et reçut le coup sans le sentir, absorbé dans la contemplation de ce qu'il aimait ! Son corps, percé de si près par douze balles, tomba les bras ouverts et la face contre terre, comme embrassant encore ce royaume qu'il avait possédé et qu'il ne venait reconquérir que pour son sépulcre. On jeta son manteau sur le cadavre, et on l'inhuma dans la cathédrale du Pizzo, où ses dons avaient acheté d'avance l'hospitalité de la sépulture.

Ses compagnons d'infortune furent amnistiés, relâchés et rendus à leur patrie. Le peuple, qui l'avait outragé vivant, le pleura mort. On ne pouvait le haïr qu'en le combattant. Il avait éprouvé la pitié, il la recueillit sur sa tombe.

 

LIV

Ainsi finit le plus chevaleresque des soldats de l'époque impériale, figure non la plus grande, mais la plus héroïque parmi les compagnons du nouvel Alexandre. Sorti des montagnes des Pyrénées comme un soldat qui cherche aventure, signalé à l'armée par sa bravoure, offert au premier consul par le hasard, devenu cher et utile par le zèle et par l'amitié, élevé à la main de la sœur de Bonaparte par sa beauté et par son amour, porté aux grands commandements par la faveur, au trône par l'intérêt de sa famille, à l'infidélité par l'ambition de sa femme et par la faiblesse du père pour ses enfants, précipité par le contrecoup de la chute de l'empiré, disgracié à la fois par Napoléon et par ses ennemis, incapable de l'obscurité et de la médiocrité après tant d'éclat et tant de fortune, se jetant de désespoir dans l'impossible et de l'imprévoyance dans la mort, mais tombant, jeune encore, avec toute sa renommée, emportant, sinon l'estime entière, au moins tout l'intérêt et toute la compassion des contemporains, laissant à .la postérité un de ces noms qui éblouissent les âges, ou l'on trouvera des ombres sans doute, mais pas de crimes ! tel fut Murat Deux patries le revendiqueront, la France qu'il servit, l'Italie qu'il gouverna. Mais il appartient, avant tout, au monde de l'imagination et de la poésie ; homme de la fable par ses aventures, homme de la chevalerie par son caractère, homme de l'histoire par son époque. Il mérita plus que tout autre des hommes de guerre et des hommes politiques de sa période l'épitaphe rarement méritée par ceux qui servent ou qui gouvernent les cours homme de cœur, dans toute la grandeur et dans toute la sensibilité du mot. Aussi l'histoire, qui aura de l'enthousiasme et des reproches, aura surtout des larmes pour lui.

 

LV

Sa mort, si elle ne fut pas un crime, fut du moins une bassesse de cœur dans ses meurtriers. Ils avaient le droit extrême de le tuer, ils n'en avaient pas la nécessité. Maîtres de sa personne, ne pouvant plus craindre d'un ennemi captif aucune de ces entreprises et de ces compétitions qui troublent un empire ou qui font trembler une dynastie, il y avait plus de vengeance que de prudence dans son exécution. Cette exécution flétrissait le règne de Ferdinand, elle ne t'assurait pas. La grandeur d'âme, cette justice de la victoire, manqua à la cour de Sicile, où les traditions tragiques de Conradin, de la reine Jeanne, de l'Italie de Machiavel, avaient laissé les exemples sinistres des luttes à mort et des échafauds entre les prétendants. En immolant un héros qui n'avait ni ancêtres avant lui, ni dynastie après lui pour revendiquer non un droit, mais une aventure sur son trône, la cour de Sicile ne relevait pas sa gloire, elle dégradait son caractère. Ce supplice d'un compétiteur désarmé sentait la peur. L'envie aussi paraissait l'inspirer. Ce n'était pas tant la rivalité de droits que la supériorité de renommée qui offusquait dans Murat la maison de Naples. On craignait moins sa compétition que la popularité de ses exploits. En abattant le héros, on voulait abattre sa mémoire. On ne réussit qu'à donner au drame de sa vie le pathétique et la pitié qui s'attachent aux dénouements sanglants des grandes vies. Sa mort rappelait celle de Pompée. La maison de Naples ne conquérait par cette mort qu'une tache de sang de plus sur ses annales et un cadavre mutilé dans un cimetière de sa plage.

Malheur aux lâches ! On n'est jamais cruel que faute d'être assez courageux.