Murat. — Sa fuite de
Naples. — Son arrivée à l'île d'Ischia. — Son aide de camp, le duc Rocca
Romana. — Son départ pour la France. — Il débarque à Cannes. — It offre ses
services à l'empereur. — Refus de Napoléon. — Terreur dans le Midi. — Murat
quitte les environs de Toulon et se cache. — Il demande un asile à Louis
XVIII. — Il lui est accordé en Autriche. — Tentatives de fuite. — Il échoue.
— Aventures. — Sa retraite. — Ses dangers. — It s'embarque pour la Corse. —
Périls de la traversée. — Incidents. — Il est recueilli en mer. — Son arrivée
en Corse. — Il se retire dans les montagnes. — Situation politique de la
Corse. — Murat est sommé de se rendre par le gouverneur de l'île. — Refus. —
Le gouverneur envoie une troupe chargée de l'arrêter. — Insuccès. — Projets
de Murat. — Il part pour une expédition à Naples. — Sa marche vers Ajaccio. —
Son entrée dans la ville. — Arrivée de Macerone. — Il lui envoie le passeport
de l'Autriche. — Lettre de Murat. — Son départ pour Naples. — Traversée. —
Désertion d'un de ses navires. — Incidents. — Il débarque au port du Pizzo. —
Il essaye de soulever la population. — Son arrestation. — Ses derniers
moments. — Sa condamnation. — Sa mort. — Jugement sur sa vie.
I Mais
avant d'entrer dans le récit de ces proscriptions ; de ces assassinats, de
ces jugements, de ces supplices qui allaient consterner le second retour du
roi, pages sinistres que les amis de la restauration voudraient pouvoir
déchirer de leur histoire, revenons d'abord sur un de ses plus illustres
proscrits, que l'événement des cent-jours entraîna dans sa ruine, et dont la
fuite, la tentative et la mort ouvrirent cette période de vicissitudes, de
vengeances et de sang. Nous voulons parler de Murat. Sa vie, comme celle de
Napoléon, n'était pas achevée par la première chute de son trône et par
l'abandon de son royaume aux Bourbons de Naples. Il semblait être dans la
destinée de ce satellite de Napoléon de s'élever avec lui, de tomber avec
lui, de se relever avec lui, et de faire après lui la parodie héroïque d'un
second règne, mais pour retomber aussi comme lui non plus dans l'ostracisme,
mais dans la tombe. II Nous
l'avons laissé, dans les précédents volumes de cette histoire, vaincu,
abattu, s'arrachant nuitamment aux embrassements de sa femme, sœur de
Napoléon, et de ses enfants, qui allaient fuir sur un vaisseau anglais, se
dérobant de son palais lui-même avec deux fidèles compagnons d'infortune,
sous des habits empruntés, cherchant une barque de pêcheur sur la côte déjà
envahie de son propre royaume, s'embarquant, à la faveur des ténèbres, au cap
de Misène, et ramant vers la petite île d'Ischia, où son autorité existait
nominalement encore, mais où son drapeau était déjà abattu. En y
arrivant, il coupa ses longs cheveux, auxquels on le reconnaissait parmi les
hommes de son royaume et de son camp. Il ne s'y fit point connaître pour ce
qu'il était, dans la crainte que l'île ne le livrât aux Autrichiens, déjà
entrés dans Naples, ou aux Bourbons, qui s'approchaient, : pour mériter, par
sa tête livrée à ses ennemis, le prix d'une trahison. Quelques-uns de ses
officiers commandant dans les forts de l'île eurent seuls la confidence de
son séjour. Il attendait du hasard un moyen de fuir jusqu'en France. Le
lendemain matin, en se promenant avec ses deux compagnons d'infortune sur la
plage déserte de l'ile, entre la ville d'Ischia et les murs du jardin d'un de
ses anciens palais de plaisance, il vit une felouque qui courait des bordées
indécises entre le port et la plage où il errait, .et qui semblait, à ses
manœuvres, n'avoir d'autre but que d'être remarquée et d'attendre des
passagers à un rendez-vous de mer. Murat se douta que ce navire, frété par
des amis inconnus, était peut-être un secours inespéré que lui envoyait sa
fortune. Il fit des signaux, qui furent à l'instant répondus par les
officiers du bord. Le navire s'approcha de la plage, envoya à terre son
embarcation. Murat s'y précipita avec ses deux amis, et se trouva en quelques
coups de rame sur le pont de la felouque, dans les bras de son aide de camp,
le duc de Rocca Romana. Le duc
de Rocca Romana, qu'on appelait le Bayard, de l'armée de Naples, avait dans
la physionomie et dans l'extérieur d'un paladin cette trempe du caractère
antique et obstiné a l'amitié qu'on retrouve rarement dans l'Italie, amollie
par la longue servitude, mais qui, dans les âmes où elle se rencontre, nobles
ou plébéiennes, égale tout ce que l'antiquité ou la chevalerie ont d'héroïque
et de surhumain. Tel était Rocca Romana, digne par son rang de la cour des
Bourbons, digne par sa bravoure de combattre à côté dé Murat, digne par sa
fidélité à l'infortune de son ancien général de l'estime des deux partis. Son
image, en le peignant ainsi, est dans nos souvenirs et dans nos yeux. III Le duc
de Rocca Romana, en apprenant par des confidences de camp et de palais que
Murat avait pris la direction du cap Misène, conjectura que le roi était
réfugié a Ischia. Il se hâta, de concert avec la duchesse de Conegliano,
nièce de Murat, de s'embarquer sur une felouque calabraise appartenant à un
des fermiers de ses domaines, qui se trouvait en ce moment dans le port de
Naples, et il fit voile vers l'île pour chercher au hasard son maître, pour
le recueillir et pour le sauver. Murat, Rocca Romana, le colonel napolitain
Bonafoux, le marquis Giuliano et quelques autres serviteurs du roi firent
voile vers Toulon. Le roi espérait que Napoléon, encore à Paris alors, lui
accorderait son pardon, lui permettrait de se rendre auprès de lui, de
combattre comme chef ou comme volontaire dans sa cavalerie, et qu'il
rachèterait ses infidélités ambitieuses par son sang. Dans cette vague
espérance, mais sans oser devancer à Paris le pardon qu'il se préparait à
solliciter, il débarqua sur la même plage où Napoléon avait débarqué
lui-même, à Cannes, le 28 mai, comme s'il eût voulu poser le pied sur toutes
les traces des pas de son beau-frère. Il se réfugia dans un demi-mystère,
pour attendre, aux environs de Toulon, dans une maison de campagne de
l'amiral Lallemand appelée Plaisance. Il
écrivit de là à Fouché, ministre de la police, qui avait été longtemps son
hôte à Naples, et le confident de, tous ses démêlés de famille et de
politique avec l'empereur. Il ne pouvait 'choisir un plus puissant
négociateur. Fouché se prêta, avec son obligeance naturelle, à ce rôle
d'intermédiaire et de réconciliation entre les deux beaux-frères. Il aimait
Murat et le croyait utile au prestige de l'armée. Mais, au premier mot qu'il
dit sur ce sujet a l'empereur, celui-ci se rembrunit, et Napoléon jetant sur
Fouché un regard qui semblait dire que le séjour, qu'il voulait bien ignorer,
de Murat à Toulon était une assez grande indulgence : « Quel traité
de paix que j'ignore, dit-il à Fouché, a donc été conclu entre le roi de
Naples et la France ? » Fouché n'osa insister contre un ressentiment qui
pouvait se changer en menace. Il informa Murat des mauvaises dispositions de
son beau-frère, et lui conseilla d'attendre dans l'obscurité que la victoire
eût rappelé la générosité, ou que les revers eussent ramené l'amitié dans le
cœur de Napoléon. Murat obéit en frémissant d'impatience, et se rongea le
cœur de remords et de douleur dans la solitude et dans l'oisiveté de sa
retraite. IV Il ne
fut réveillé de cette léthargie que par le bruit de la catastrophe de
Waterloo, de l'abdication et de la fuite de l'empereur, de la rentrée des
Bourbons, ses ennemis à Paris, à cause des souvenirs, bien injustes à son
égard, de l'exécution du duc d'Enghien ; ses ennemis à Naples, à cause de la
communauté d'intérêt et de sang. Les soulèvements royalistes de Marseille ;
les assassinats du général Ramel a Toulouse, du général Lagarde à Nîmes, du
maréchal Brune à Avignon la terreur qui changeait seulement de drapeau dans
le Midi, et qui s'acharnait jusque dans Toulon sur tout ce qui tenait par le
sang, par les fonctions. ou par les opinions à Bonaparte, le forcèrent de
quitter la maison de l'amiral Lallemand où la police du marquis de Rivière,
commissaire du roi dans le Midi, savait son séjour. Il alla
s'abriter dans une retraite ignorée de tous, excepté de quelques officiers de
marine dévoués à son infortune et fidèles à son secret. De là, il se retourna
vers la générosité des Bourbons, rentrés à Paris, pour en obtenir sûreté et
asile en France. Il écrivit une lettre digne et touchante au roi, et une
autre lettre a Fouché, seul survivant au pouvoir après la ruine des
impérialistes. Cette lettre de la main de Murat était datée « Du fond de ma
ténébreuse retraite, le 22 août 1815. » La
lumière du jour était, en effet, dérobée à l'infortuné roi de Naples dans sa
retraite ; il ne respirait l'air et ne voyait le ciel que pendant la nuit. Il
informait Fouché dans cette lettre que, n'osant traverser le Midi, teint du
sang de Brune, pour aller se jeter aux pieds du roi, il allait s'embarquer
pour le Havre sur un navire de commerce affrété par ses amis de Toulon, et
que du Havre il se rendrait à Paris avec plus de sûreté pour ses jours. Il
chargea en même temps un de ses anciens aides de camp, le colonel Macerone,
confident et agent secret de Fouché à Paris, de négocier pour lui auprès des
puissances étrangères un sauf-conduit et des sûretés qui lui assignassent un
asile et une situation dans quelque État du continent. Pendant
cette correspondance lente et- entravée par l'ignorance où Murat voulait
laisser Fouché et même Macerone du lieu de sa retraite, les événements se
précipitaient, et la terreur qui épiait de Toulon son asile força encore
Murat à prendre et à rejeter d'autres résolutions. V Cependant,
Fouché, M. de Talleyrand, lord Wellington, M. de Metternich, cédant sans
peine aux sollicitations de Murat et aux désirs exprimés par son aide de camp
Macerone et le marquis Giuliano, un autre de ses compagnons de fuite, envoyé
par Murat à Paris, remettaient à Macerone des lettres et des passeports du
plénipotentiaire autrichien à Paris, M. de Metternich, autorisant l'ex-roi de
Naples à rejoindre sa femme et ses enfants à Trieste, et à résider en sûreté
dans les États de l'empereur d'Autriche. Mais
déjà le sort et les pensées de Murat avaient été changés par un de ces
hasards funestes qui rompent les plans les mieux combinés, et qui rejettent
les proscrits dans une anxiété pire qu'avant leurs tentatives d'évasion. Murat
aurait dû compter sur l'indulgence et sur la conscience secrète du marquis de
Rivière, gouverneur de Toulon. A l'époque où ce gentilhomme, proscrit
lui-même, rentré furtivement dans sa patrie pour y ourdir des trames contre
Napoléon, avait été jugé et condamné à mort comme complice des conspirations
de Polignac, de Pichegru et de Moreau, il avait dû sa grâce et la vie aux
généreuses intercessions de Murat auprès du premier consul. C'était pour M.
de Rivière une rare et sainte occasion de rendre générosité pour générosité,
salut pour salut, à un fugitif livré à son tour par les vicissitudes du sort
à sa merci. Le marquis de Rivière, expérimenté des proscriptions, était
digne, assure-t-on, par le cœur, d'assumer sur lui la protection de son
ancien intercesseur et la colère des royalistes. Mais, soit que la prudence
de Murat ne lui laissât pas les moyens de faire parvenir jusque dans sa
cachette les bonnes intentions du gouverneur du Midi, soit que le zèle et
l'inquisition des agents secondaires ou volontaires de la police royaliste
dépassassent les ordres de M. de Rivière, les alarmes causées à Murat et à
ses amis par les embûches dont ils étaient poursuivis les obligeaient à
changer souvent d'asile. Lassé de cette terreur continue qui assiégeait ses
retraites et qui ne lui montrait plus de sécurité sur aucun point de la
France, Murat fut forcé de renoncer à se rendre au Havre et à Paris, il
résolut de passer en Corse, île pleine des parents, des partisans et des
clients de la famille Bonaparte, mal soumise encore au nouveau gouvernement ;
des Bourbons, dégarnie de troupes françaises, demeurée dans une sorte
d'expectative et de neutralité entre les événements, et où les anses
nombreuses, les routes impraticables, les forêts, les montagnes,
l'hospitalité sacrée des habitants, assuraient mille moyens de fuite et de
retraites inaccessibles ou de sécurité provisoire à un proscrit. Par les
soins du marquis Giuliano, de Macerone, du comte de Mosbourg et d'une femme
de Paris qu'il avait aimée avant d'être roi, et qui lui conservait cette
mémoire de l'amour, la plus tendre et la plus courageuse des amitiés, il
avait reçu de Paris des vêtements, du linge, des bijoux, des armes et une
somme de deux cent mille francs pour l'aider dans ses plans d'évasion. Il
chargea le duc dé Rocca Romana, le colonel Bonafoux et le marquis Giuliano,
ses aidés. de camp, moins inquiétés et moins suspects à Toulon à titre
d'étrangers à nos discordes civiles, de, lui fréter un bâtiment léger pour la
traversée de la côte de France à l'île de Corse. Ces fidèles amis, assistés
par des officiers de la marine française dont nous avons déjà parlé,
réussirent, sans trop de peine et en peu de jours, à combiner dans le plus
grand secret ces préparatifs. Les trésors, les équipages, les armes, les
serviteurs, et jusqu'aux vêtements du roi, furent embarqués à bord du
bâtiment nolisé. On n'attendait plus que Murat lui-même. VI La
vigilance de la police aux portes de Toulon ou dans le port de la ville, et
les menaces sanguinaires dont sa tête était l'objet comme complice présumé du
20 mars, ne lui permettaient pas de s'embarquer dans le port, en même temps
que ses officiers et ses gens. La main d'un sicaire ou une émotion du peuple
pouvait le saisir et le frapper a son dernier pas sur le rivage de sa patrie.
Il fut convenu que le bâtiment mettrait à la voile sans lui, qu'il courrait
des bordées dans la rade, à une certaine distance de- Toulon, et que, se
rapprochant de terre à un point convenu de la rade où le roi devait se
trouver la nuit, le capitaine enverrait un canot à la plage et embarquerait
le proscrit à la faveur de la solitude et des ténèbres. Le jour
du départ fixé au 2 août, tout ce qui concernait le bâtiment s'accomplit
comme il avait été convenu. Le duc de Rocca Romana, le colonel Bonafoux, deux
domestiques et les équipages du roi sortirent du port sans éveiller de
soupçons, et le navire qui les portait croisa lentement jusqu'à la chute du
jour dans la rade. Le canot se détacha du bord, aborda la plage au point
convenu, et les marins qui en descendirent cherchèrent longtemps Murat et le
marquis Giuliano parmi les oliviers et les rochers de la côte. Mais
ils le cherchèrent et l'attendirent en vain. Une bande de soldats et d'agents
de police, rôdant à travers la campagne, autour de, l'asile du roi, l'avait
empêché d'en sortir à l'heure fixée au rendez-vous qu'il avait assigné à ses
amis. Le canot rejoignit le bâtiment. Les amis et les serviteurs consternés
de Murat délibéraient entre eux dans une transe mortelle sur ce qu'il y avait
de mieux à faire pour parer à ce funeste contre-temps les uns croyant que
leur malheureux maître s'était trompé de plans et les attendait dans quelque
anse plus éloignée ou plus rapprochée de Toulon, les autres qu'il s'était
trompé d'heure ou de jour et qu'il paraîtrait sur la côte après que le
bâtiment l'aurait quittée ; ceux-ci proposant de descendre à terre et de
passer la nuit à le découvrir et à l'appeler de rocher en en rocher, ceux-là
de croiser à portée du rivage et au risque d'être saisis par les
gardes-côtes, jusqu'à ce que le roi fût en vue et que le canot pût de nouveau
lui être envoyé sur une plage. Ils s'arrêtèrent à ce dernier parti, le plus
sage de tous, et coururent quelques bordées vis-à-vis de la côte. Mais ces
manœuvres suspectes ayant attiré l'attention de la même patrouille royaliste
qui avait battu la campagne autour de la retraite du roi, ces hommes hélèrent
le bâtiment, montèrent à bord, les armes à la main, vomirent de sanguinaires
imprécations contre les bonapartistes et contre le roi de Naples, déclarèrent
que s'ils l'avaient trouvé à bord, ils auraient vengé, sans jugement, ses
crimes et jeté son corps à la mer. Ils ordonnèrent au capitaine, sous peine
de saisir son navire, de s'éloigner à l'instant de la côte, et de poursuivre
sa route vers la pleine mer, afin d'éviter le soupçon de chercher a embarquer
quelques proscrits. Le duc de Rocca Romana, le colonel Bonafoux, les
domestiques du roi et ses équipages, cachés pendant cette visite à fond de
cale, derrière des ballots de marchandises destinées en apparence pour la
Corse, avaient heureusement échappé à l'attention des sicaires. VII Le
navire, forcé d'obéir sous peine d'autoriser des soupçons et des patrouilles
inévitablement funestes au roi, feignit de reprendre le large après leur
départ ; mais modérant de nouveau sa course pour donner à Murat le temps et
l'occasion de le rejoindre encore, il stationna sous ses basses voiles à
portée de la côte pendant les longues heures de la nuit. Rocca Romana,
désespéré, voulait se livrer à ta mort, plutôt que d'échapper ainsi seul, à
la place de -l'ami qu'il était venu sauver. Les bâtiments armés qui gardaient
la côte et qui observaient le navire l'empêchèrent d'aborder de nouveau le
rivage ou de s'en rapprocher de trop près. Pendant
ces événements de mer, les bandes qui surveillaient les approches de la
retraite de Murat s'étaient éloignées, le roi sortit vers le milieu de la
nuit-et se glissa. sans être aperçu, jusqu'au point du rivage où le navire devait
l'attendre et l'embarquer. Il ne doutait pas de l'exactitude de ses
compagnons d'armes à s'y trouver et de leur patience à l'attendre. Il
savourait déjà d'avance ce sentiment. de sécurité anticipée dont il allait
enfin jouir en Corse, après la longue oppression de douleur et de terreur
sous laquelle il avait vécu depuis trois mois. Vaine
illusion de proscrit, que la fortune raille tour à tour dans ses joies ou
dans ses craintes La plage était déserte et la mer vide. Le roi crut qu'il
avait perdu ou devancé l'heure. Il ne se lassa pas d'espérer que le bâtiment
allait paraître ou reparaître à chaque vague qui bruissait à ses pieds. Plus
troublé cependant à mesure que la nuit s'écoulait et que de nouvelles étoiles
se levaient ou se couchaient derrière les montagnes de la rade, il montait de
rocher en rocher, pour apercevoir de plus haut une plus vaste étendue de mer.
Il prenait l'écume pour une voile ; il ressaisissait et reprenait sans cesse
l'espérance, avec cette obstination de l'homme qui cesse de vivre, s'il cesse
d'espérer. Enfin,
les premières clartés du crépuscule du matin répandirent une clarté plus
large que celle de la lune sur les vagues. Il aperçut et reconnut son navire
au signalement qu'on lui en avait donné et aux signaux dont ses amis et lui
étaient convenus à Toulon. Mais il ne le vit que pour reconnaître en même
temps l'impossibilité absolue de l'atteindre. Aucun canot n'était à sa
disposition sur la plage, et le navire, observé par des bâtiments
gardes-côtes, voguait a toutes voiles vers la pleine mer. Son
dernier espoir et ses derniers amis s'éloignaient avec cette voile. Il tomba
un moment anéanti sur le rocher d'un écueil, appelant ses amis ou la mort. VIII Mais il
était de cette trempe d'hommes qui ne plient pas longtemps sous le poids des
circonstances même les plus désespérées. Exercé par les hasards de sa
jeunesse, par le jeu avec la destinée et par les dangers bravés ou évités du
champ de bataille, à toutes les extrémités de la fortune, il ne les
subissait, comme les grands cœurs, qu'après avoir employé toutes les
ressources de sa présence d'esprit et toutes tes vigueurs de son courage à
tes surmonter. Jamais vaincu avant la mort, l'énergie et la souplesse de son
âme domptaient, même dans les plus sinistres surprises du sort, les
défaillances et les pâleurs de visage, et sa physionomie conservait le
sourire et la sérénité de son courage. Il se releva après quelques minutes
données en vain au retour de plus en plus impossible de son vaisseau qui
disparaissait à l'horizon sous les lames, et il s'enfonça dans les champs et
sous les oliviers qui bordent la rade, ne sachant où porter ses pas et ne
pouvant néanmoins rester immobile. Le jour
allait le découvrir à ceux qui l'avaient cherché la nuit. La certitude que
son asile de la veille était soupçonné et circonvenu ne lui permettait pas
d'y revenir, à moins de se livrer à ses bourreaux. Il craignait dans chaque
toit qu'il apercevait dans la campagne de rencontrer un délateur ou un
ennemi. Il marcha au hasard, évitant le voisinage des forts et les villages,
s'éloignant des bords de la mer, ne suivant d'autres sentiers que ceux que
son instinct lui montrait comme les plus cachés et les plus déserts, vingt
fois tenté de frapper aux portes de quelques maisons isolées, vingt fois
repoussé par la crainte d'y trouver un traître. Il erra
ainsi trois jours et quatre nuits sans autre nourriture que les régimes de
maïs qu'il broyait sous ses dents pour soutenir ses forces, et n'ayant pas
d'autre manteau que les feuilles des oliviers pour se couvrir la nuit pendant
son sommeil contre les intempéries de l'air. Il ne s'éloignait néanmoins pas
trop des bords de la rade, et il s'en rapprochait le soir, dans la vague
espérance que ses amis, une fois délivrés de l'observation des bâtiments de
guerre, débarqueraient aux alentours de la plage convenue et parviendraient à
le découvrir et à le ramener au navire. IX Mais
aucun de ces rêves ne s'était réalisé. Le quatrième jour vers midi, contraint
par la faiblesse de ses membres et par la faim, il se décida à frapper à tout
hasard à la porte de la première maisonnette isolée qui s'offrait à lui, et à
tenter l'hospitalité ou la mort de la générosité ou de la trahison des
habitants. Il se flattait même de n'être pas reconnu et de pouvoir sonder les
sentiments et les opinions de ses hôtes, avant de se révéler ou de se dérober
de nouveau de leur seuil. Sa
fortune le conduisit vers une maison de campagne pauvre et rustique, isolée
des autres demeures éparses sur ces collines et appartenant à un ancien
militaire retiré du service qui cultivait là le petit héritage de ses pères.
Une servante âgée, gouvernante du ménage et du domaine, habitait seule cette
maison avec son maître. Le maître était absent au moment où Murat
s'approchait du seuil. Le roi frappa timidement. La vieille femme ouvrit, et
voyant un homme d'une figure noble et douce, d'un costume moitié militaire,
moitié civil, mais décent et même riche, elle pensa que c'était un des amis,
compagnons d'armes de son maître, et le fit entrer avec confiance dans la
maison. Le roi lui dit qu'il était un officier de la garnison de Toulon,
nouveau dans le pays, et que s'étant égaré dans une longue promenade à
travers ces campagnes inconnues, il s'était senti pressé par la fatigue et
par la faim, et qu'il avait pensé qu'on serait assez hospitalier dans cette
maison habitée pour lui permettre d'y prendre un peu de repos et de
nourriture. La grâce et la noblesse de la figure du roi, la politesse de ses
manières et la franchise honnête de son accent convainquirent et touchèrent
la gouvernante. Elle
offrit au roi une place sur le banc de la table de la cuisine, et s'occupa à
rallumer le feu, et à chercher des œufs pour lui préparer à dîner. Tout en
s'occupant de ces détails de ménage, elle entretenait l'étranger avec cette
familiarité domestique du Midi qui met moins de distance que dans l'intérieur
de la France entre les serviteurs et les hôtes. Elle lui demanda pardon pour
la rusticité des mets qu'elle allait lui offrir, et lui dit que, si son
maître l'avait attendu, il l'aurait certainement reçu à une table mieux
servie. Le roi, au nom de maître prononcé par la servante, trembla mais,
cachant son impression sous une feinte indifférence ; il lui demanda
négligemment qui était son maître, et s'il était absent pour longtemps de sa
demeure, Elle répondit qu'il était sorti seulement pour visiter ses oliviers,
et qu'il ne tarderait pas à rentrer. Le roi allait continuer ses
interrogations, quand le maître lui-même rentra de sa promenade, et voyant un
étranger de noble apparence dans sa maison, déjà assis et mangeant à sa
table, il le salua avec une cordiale hospitalité, et s'asseyant vis-à-vis de
son hôte, il lui dit qu'il était lui-même en appétit, et il ordonna à la
gouvernante de lui préparer un autre plat d'œufs de ses poules et de lui
apporter une autre bouteille de son vin. Le roi, en effet, affamé par son
long jeûne dans les bois, avait déjà dévoré le pain et les mets qu'on avait
mis sur la table, devant lui, avant l'arrivée du maître de la maison. X A peine
les deux convives étaient-ils assis l'un vis-à-vis de l'autre, à la même
table, que le maître de la maison, regardant de plus près et à un rayon de
soleil plus direct l'hôte qui était devant lui, reconnut le roi de Naples à
la ressemblance parfaite de ses effigies sur les monnaies du grand-duché de
Berg et du royaume des Deux-Siciles se troubla, se leva en sursaut de son
banc, et témoignant du regard, du geste et de l'attitude tout le respect et
tout l'attendrissement dont il était saisi en face de tant de grandeur et de
tant d'abaissement, lui demanda pardon de la familiarité involontaire dont il
venait d'user avec un hôte si auguste et si inattendu. Il se hâta de le
rassurer sur sa discrétion, et lui jura qu'il risquerait plutôt mille fois sa
vie que de le trahir ; et que sa maison, sa fortune et sa personne étaient
sans réserve, à son service. A cette soudaine exclamation de son maître et
aux démonstrations chaudes de 'respect et de dévouement qu'il donnait à
l'étranger, la vieille femme, qui était occupée à son foyer, se retourna avec
étonnement, comprit que l'hôte qu'elle avait reçu était un roi, et laissant
d'émotion tomber dans la cendre le plat qu'elle préparait pour son maître, se
précipita toute tremblante aux genoux du Murat, et se confondit en excuses et
en attendrissement devant lui. XI Murat
bénit la Providence qui l'avait mieux dirigé que n'aurait fait le choix. Il
passa quelques jours tranquille, heureux et inconnu sous ce toit de
l'hospitalité. Mais le maître de cette maison étant un des militaires
soupçonnés alors de souvenirs et de prédilections impérialistes, un de ceux
sur lesquels la police de Toulon avait les yeux le plus ouverts, il ne crut
pas prudent d'y prolonger son séjour au-delà du temps nécessaire pour s'en
préparer un plus sûr. Par les soins de son hôte et d'officiers de marine, ses
amis, qu'il avait fait informer de son aventure, il se réfugia dans une autre
maison de la campagne de Toulon appartenant a un capitaine de vaisseau et
inhabitée en ce moment. Une
seule femme fidèle, vigilante et sûre, fut mise dans la confidence et
consacrée au service du roi dans cette maison que l'on croyait déserte. Les
deux officiers de marine de Toulon, seuls confidents de son secret,
veillaient de loin' sur sa sûreté et lui apportaient de temps en temps,
pendant la nuit, les choses nécessaires à la vie et les espérances d'une
meilleure fortune. Mais le
bruit répandu, parmi les exécuteurs des vengeances populaires dans le Midi,
de la présence du roi de Naples caché dans les environs de Toulon, et des
trésors, et des bijoux imaginaires, dépouille enviée de ceux qui le
découvriraient, redoublait l'ardeur des investigations autour de lui. La
femme qui le servait n'avait pas une heure de sécurité. Elle veillait toute
la nuit pendant le sommeil du roi pour épier les pas et les bruits des
patrouilles nocturnes dans la campagne, et pour faire évader son hôte, si les
visiteurs armés s'approchaient de la maison. XII Malgré
ces précautions et ces discrétions des amis de Murat, le silence et le
mystère eux-mêmes semblaient révéler les proscrits. Dans la nuit du 13 août,
une bande de soixante volontaires royalistes, dirigée et commandée par un des
chefs les plus acharnés à la découverte du roi, entoura la maison de campagne
où il reposait. Des fenêtres de l'habitation placée sur un monticule, on
apercevait de très-loin, pendant le jour, tout ce qui s'approchait, et l'on
avait le temps de se soustraire aux recherches ; mais à la faveur des ombres
de la nuit et du silence imposé à la troupe, les proscripteurs pouvaient
entourer et surprendre leur victime, sans lui donner ni le soupçon de leur
recherche ni le temps de s'y dérober. Mais une lanterne portée dans un chemin
creux par un des guides de la bande armée, pour les éclairer dans leur
marche, ayant révélé par sa lueur a la gardienne de Murat, qui veillait près
d'une fenêtre, l'approche d'une patrouille lointaine mon- tant le chemin vers
la maison, elle éveilla en sursaut le roi, qui dormait tout habillé ses armes
sous la main, et l'avertit du danger. Il
s'élança de son lit, s'enveloppa de son manteau, s'arma de son poignard et de
ses pistolets, et sortant sans bruit par une porte de derrière, il s'enfonça
dans les hautes vignes à soixante pas de la maison, et se recouvrit de fagots
de pampres secs laissés par les vignerons dans leurs champs. La vieille femme
referma soigneusement la porte de la maison après l'évasion de Murat, effaça
toutes les traces qui pouvaient révéler la présence d'un étranger dans les
chambres, et, feignant de se réveiller et de s'habiller lentement aux coups
des visiteurs à la porte, elle ne leur ouvrit qu'après avoir donné au roi
tout le temps de s'éloigner et de se cacher. Pendant
que les volontaires visitaient, avec une rage trompée, les appartements, les
caves, les greniers, les lieux les plus secrets de l'habitation, d'autres
rôdaient dans les cours, dans le jardin, et jusque dans les vignes voisines
de la ; maison. Ils passèrent plusieurs fois, leur lanterne à la main et le
sabre nu, à quelques pas des 'fagots de pampres qui recouvraient le proscrit,
et le roi les entendit se répandre en imprécations contre lui, et en
espérances de le découvrir enfin pour l'immoler à leur fureur et pour se
partager ses dépouilles. Pendant ces entretiens entre ses persécuteurs, qui
ne laissaient que quelques pas entre la mort et lui, Murat avait la main sur
son poignard et sur ses pistolets, décidé, raconta-t-il depuis, à tuer
d'abord les premiers qu'il pourrait frapper, et à réserver le feu de son'
dernier pistolet pour lui-même, afin de ne livrer qu'un cadavre à la férocité
de ses bourreaux. Cette recherche mystérieuse, trompée, dans la maison qu'il
habitait, la lui rendit plus sûre, et il ne chercha plus à en changer. Mais
sa tête était mise à prix à Marseille. On promettait mille louis à celui qui
le livrerait mort ou vif aux inquisiteurs du parti des Bourbons. Le sol de la
France devait, tôt ou tard, s'ouvrir sous ses pas. Il reprit la pensée de se
réfugier en Corse. XIII Les
trois jeunes officiers de marine, qui n'avaient pas cessé de se dévouer
secrètement a son salut', et qui étaient prêts à s'associer à ses hasards,
MM. Donnadieu, Blaricard et Langlade, lui préparèrent de nouveau un moyen de
fuite. Un bateau de pêche, sans cabine et sans pont, dans lequel ces jeunes
gens s'embarquèrent eux-mêmes, attendit le roi par une nuit sombre et par une
mer houleuse sur un autre point de la rade. Cette fois il parvint à s'y
jeter, favorisé par la sécurité des gardes-côtes, qui croyaient la plage
assez gardée dans une telle nuit par la tempête, et il se livra- aux lames
et' aux vents moins cruels et moins acharnés que les partis politiques. La
barque, qui ne pouvait contenir que quatre passagers, gouvernée par des bras
intrépides, sortit de la rade, et vogua, au lever du jour, sur la haute mer,
dans la direction de l'île de Corse. Mais la tempête, qui soulevait en' plein
canal des vagues plus démesurées à la frêle embarcation que dans la rade
abritée de Toulon ; le vent qui avait déchiré la voile et brisé la vergue ;
les flots qui s'embarquaient a chaque rafale, menaçaient le roi et ses amis
de 'leur creuser un tombeau entre chaque lame. Ils aperçurent un navire ponté
qui cinglait vers la côte de France ; ils en approchèrent pour conjurer
l'équipage de les recevoir a bord et de les conduire en Corse, offrant au
capitaine pour prix de ce service une partie des sommes que le roi portait
sur lui. Mais le capitaine et l'équipage, sourds aux supplications des
passagers, manœuvrèrent sans pitié, au risque de faire sombrer la barque sous
leur proue, et laissèrent Murat aux prises avec les éléments déchaînés., La
nuit tombait, le vent mugissait, la barque faisait eau et chancelait à chaque
coup de mer, quand une autre voile se montra sur les lames, à la lueur du
crépuscule, voguant vers la Corse, dans la même direction que Murat, et près
de l'atteindre et de le dépasser. C'était
le bateau-porte de Toulon en Corse, commandé par le capitaine Michaello
Bonelli, de Bastia, qui portait des dépêches et des passagers vers l'île. Aux
signaux de détresse, aux gestes et aux cris de Murat et de ses compagnons, le
généreux capitaine, quoique menacé lui-même par le gros temps, n'hésita pas a
carguer ses voiles et a attendre la barque. Il feignit d'ignorer quels
étaient les passagers en perdition qu'il recevait sur son bord ; mais le
capitaine de frégate Olessa, embarqué à Toulon sur le bateau-porte, avait
reçu, avant de partir, la confidence du départ du roi. Il présumait que le
vent et la mer n'auraient pas intimidé ce prince intrépide, qu'il le
rencontrerait en mer luttant contre les flots, et il avait secrètement
insinué au commandant du bateau, Michaello Bonelli, de surveiller l'horizon
et de recueillir l'infortuné roi de Naples. Murât fut donc reçu sur le pont
du bâtiment, moins en naufragé qu'en roi. A peine
était-il sur le pont, que sa barque, démâtée et disloquée par les coups de
mer, sombra a la vue des passagers. XIV Indépendamment
du capitaine de frégate Olessa, qui lui était dévoué, Murat trouva a bord du
bateau corse des partisans de sa cause et des hommes qui fuyaient sinon la
proscription, du moins la disgrâce. De ce nombre étaient des sénateurs, des
généraux corses de haut rang, de la famille, de la cour ou de la haute faveur
de Napoléon des Bacciocchi, des Casabianca, des Rossi, des Galvani. Ils
accueillirent Murat avec toutes les marques de respectueuse considération et
de déférence compatibles avec la réserve que commandaient les circonstances. Il
fut convenu sur le bâtiment qu'on affecterait d'ignorer, en touchant au port,
le nom et le titre du roi. Il avait pris le nom de Campo Meli, un des fiefs
de son ancien royaume. XV Le roi,
descendu sous ce nom à Bastia, fut bientôt reconnu et accueilli
silencieusement par la popularité sourde qui s'attachait à sa personne, à ses
exploits, à ses infortunes, que l'on confondait, dans l'ignorance de l'île,
avec les revers de Napoléon. Toutefois, craignant que les agents et les
partisans des Bourbons dans la ville, centre du gouvernement, ne prissent
ombrage de son séjour, et n'exécutassent contre lui quelque ordre de sévérité
apporté de Paris ou inspiré par leur propre zèle, il ne passa qu'une nuit
dans la ville ; et dès le lendemain de son arrivée il partit avec quelques
amis pour Vescovato, village situé dans un noyau de hautes montagnes de
l'île, a douze lieues de Bastia. La
principale famille de Vescovato était la famille Colonna, antique et
considérée dans ces montagnes où le peuple, comme en Orient, reconnaît des
chefs naturels et héréditaires dans les chefs des vieilles tribus du pays.
Murat avait été inspiré de se jeter à Vescovato par le souvenir du nom de
cette famille Colonna, dont un de ses généraux les plus affidés, le général
Franceschetti, avait épousé une fille. Il pensait que la reconnaissance et
l'affection que ce général, comblé de sa faveur à Naples, avait communiquées
à sa parenté lui seraient un gage d'hospitalité et de fidélité. Il ne se
trompait pas. Les liens de la nature et du cœur sont plus sacrés en Corse que
ceux de la politique et de l'opinion, comme dans tous les peuples primitifs
où l'homme est au-dessus du sujet ou du citoyen. Le maire de Vescovato,
Colonna Cecaldi, beau-père du général -Franceschetti, était le chef de cette
famille. Il était royaliste, ennemi de Bonaparte, et dévoué aux Bourbons ;
mais, avant tout, dévoué au sentiment de famille, au devoir de l'hospitalité
envers ceux qui l'imploraient et aux mœurs antiques de son pays. XVI Murat
en arrivant, comme un chef de bandes d'Ecosse ou du Liban, sur la place de
Vescovato, descendit de cheval devant le seuil de ta maison du village qui
présentait la plus imposante apparence c'était celle de Colonna Cecaldi. Le
maître de la maison et le chef du pays, Colonna, sortit de sa demeure au
bruit des chevaux de la suite du roi. Murat se nomma, lui fit connaître les
motifs de sa descente dans l'île ; et lui demanda asile et protection parmi
les siens, dans l'unique intention d'attendre en sûreté dans ces montagnes ce
que le roi de France et les souverains alliés décideraient de lui. Le
vénérable chef des Colonna répondit au roi par le témoignage de la plus
inviolable hospitalité. Il lui dit qu'il n'existait, à sa connaissance, aucun
ordre du roi de France et aucune raison de conscience et d'honneur pour un
fidèle partisan des Bourbons, qui autorisassent personne en Corse à traiter
le roi de Naples, dépossédé, en fugitif et en ennemi. Le roi
vécut quelques jours en sécurité et en paix dans la maison de Colonna
Cecaldi, où il ne tarda pas à être rejoint par le général napolitain
Franceschetti, gendre de son hôte. XVII La
Corse, comme nous l'avons dit plus haut, flottait alors dans une sorte
d'interrègne, favorable aux anarchies des trois principaux partis qui la
divisaient les bonapartistes, les partisans de l'Angleterre et les amis de la
mai- son de Bourbon plus favorable encore aux entreprises personnelles qu'un
chef illustre, remuant et populaire comme le roi de Naples, voudrait y
tenter, soit pour dominer l'île, soit pour y recruter des adhérents et des
instruments d'aventures et d'expédition .au dehors. Les faibles garnisons dé
Calvi, de Bastia, d'Ajaccio, ne comptaient que quelques centaines de 'soldats
; nombre insuffisant pour imposer l'obéissance ou, même la paix aux trois
partis debout, enracinés dans l'île, maîtres des montagnes, et toujours en
armes et en observation pour profiter des hasards que les événements leur
offraient. Le
drapeau blanc flottait sur le port et sur les clochers de l'île, seul signe
de la soumission du pays au gouvernement de Louis XVIII. Le commandement
militaire de l'île était exercé provisoirement et presque officieusement par
le colonel de gendarmerie, Verrière. XVIII Aussitôt
que ce commandant militaire de Bastia, averti de la descente du roi de Naples
en Corse, et pressé par son propre zèle et par le zèle des royalistes de son
parti d'agir contre le fugitif de Toulon, eut appris que Murat était à
Vescovato, il lui adressa, par un parlementaire, une sommation de se remettre
entre ses mains jusqu'à ce que le roi de France eût prononcé sur son sort.
Murat, déjà garanti a Vescovato par l'inviolable hospitalité des Colonna, et
bientôt entouré de paysans, de pasteurs et d'anciens soldats armés pour sa
protection, refusa d'obéir, en alléguant, pour motiver son refus, l'absence
d'autorité légale et souveraine dans l'île. En recevant cette réponse,
le-colonel Verrière publia une proclamation qui déclarait le roi de Naples,
Murat, ennemi du roi de France et perturbateur du repos public. Un
détachement de quatre cents hommes, appuyé par un corps de gendarmes, marcha
à Vescovato pour faire exécuter les ordres du gouvernement et pour s'emparer,
de Murat. Mais
déjà Murat était une puissance inattaquable dans le noyau des hautes et
belliqueuses montagnes où il s'était cantonné. Chez les uns, le dévouement
héréditaire à la famille Colonna, dont il habitait le seuil ; chez les
autres, les droits sacrés de l'hospitalité, qu'aucune opinion ne leur ferait
oublier, ni trahir ; chez ceux-ci, la popularité aventurière du roi de Naples
; chez ceux-là, la mémoire des anciennes guerres dans lesquelles ils avaient
servi sous ses ordres ; chez les plus ambitieux, l'espérance de partager ses
périls et les dépouilles d'une expédition de cet ancien souverain pour
conquérir son ancien royaume ; chez les cupides, la solde que Murat
distribuait sur les sommes qu'il avait apportées ou qu'il escomptait sur
Paris tout cela avait groupé à Vescovato, autour du roi de Naples, .un
millier de défenseurs armés et- prêts à tout pour sauver, suivre ou venger ce
proscrit populaire. Le détachement envoyé de Bastia, intimidé par le nombre,
par la résolution de ses partisans et par la force naturelle des lieux,
revint sans sa proie à Bastia. XIX Cette
petite armée de Murat et l'attachement des montagnards le pressaient de lever
l'étendard de l'indépendance de l'île en son propre nom, et de s'emparer de
Bastia. il s'y refusait encore, affirmant toujours qu'il ne voulait rien
entreprendre contre le roi de France, et qu'il se bornait à pourvoir à sa
sûreté et à sa dignité sous la garde de ses hôtes belliqueux. Mais déjà ses
partisans autour de lui faisaient violence à sa réserve affichée ou sincère,
et recrutaient hardiment des hommes, des armes ; des munitions, des subsides
pour sa cause. Il fermait les yeux et semblait flotter lui-même, indécis,
entre une insurrection de l'île en sa faveur et une expédition sur les côtes
de son ancien royaume. La
certitude d'échouer devant l'Europe après un succès momentané dans l'île de
Corse, et la médiocrité de la conquête proportionnée au danger le
détournèrent de la première idée et le précipitèrent dans la seconde. Le
désespoir surtout et l'ambition d'imiter et de surpasser Napoléon, en
rentrant à Naples et en s'y maintenant, le poussèrent en aveugle à ce pas
funeste de sa vie. Ses ressources pécuniaires s'épuisaient, il ne pouvait
supporter le poids de l'oisiveté, ni l'humiliation d'une vie privée et obscure
après une vie de tumulte dans les camps ou de splendeur sur un trône. Des
peines domestiques ajoutaient leur amertume secrète et leur incitation à ses
revers politiques. Il adorait sa femme, jeune, belle, ambitieuse, avide de
pouvoir et d'éclat. Il était jaloux de ses faveurs d'esprit présumées pour de
jeunes généraux de sa, cour, dont elle avait semblé quelquefois préférer les
conseils à sa propre politique. Il était humilié de l'avoir fait -descendre
du trône où elle l'avait élevé par son union avec lui. Il était impatient de
l'y replacer par l'audace de son génie et par la bravoure de son cœur ; il
s'indignait du rang vulgaire où il allait laisser ses enfants, qu'il adorait
comme leur mère. Son cœur troublait sa tête. Il prit le vertige de l'orgueil,
de l'amour et du trône. Il se donna, pendant trois semaines de séjour dans
ces montagnes, le délire ou les illusions dont il avait besoin pour justifier
sa démence. XX « Je
suis adoré à Naples, disait-il à ses confidents, et comment ne le serais-je
pas ? je n'ai fait que du bien aux Napolitains, que j'ai gouvernés avec mon
cœur, et dont j'ai relevé le nom militaire dans les camps en le couvrant de
mes propres exploits. J'ai affranchi le peuple, j'ai relevé la noblesse, j'ai
aguerri les soldats, j'ai aimé les paysans, j'ai policé, administré, enrichi
le royaume. J'entends encore d'ici les acclamations de la multitude sur mon
passage toutes les fois que je rentrais en triomphe dans ma capitale, de
retour de nos campagnes avec la grande armée. Grand Dieu ! quels souvenirs
ces applaudissements d'une nation éveillent dans mon âme ! Naples et mon
peuple m'obsèdent de leur continuelle présence ! » Et fondant en larmes a ces
tableaux : « C'en est trop, disait-il, je ne puis plus vivre et
mourir que pour mon peuplé. Nous verrons Naples, nous verrons Naples,
hâtons-nous de partir ! » XXI En vain
quelques officiers généraux, plus calmes et plus fidèles à ses intérêts qu'a,
ses illusions, lui représentaient les dangers de l'entreprise l'Europe
debout, l'Autriche et ses armées sur ses frontières, les Bourbons de Sicile à
peine rendus à leur royaume et n'ayant pas eu le temps encore d'épuiser
l'enthousiasme et la popularité de ces retours, l'armée vaincue et disloquée,
ses officiers rattachés aux Bourbons par les souvenirs de famille, le devoir,
le serment, l'intérêt ; l'oubli si rapide qui suit la .disgrâce du sort et
l'absence, une police vigilante, des sbires nombreux venus de Sicile et
surveillant les sentiments et les émotions du peuple ; la difficulté de
débarquer, le dénuement des ressources d'armes, de soldats, de munitions,
l'absence de prétexte ou de raison pour soulever le peuple, une captivité
certaine ou une mort tragique sur le sol d'un royaume qui ne pouvait porter
deux rois. Rien ne l'ébranlait ; il avait le vertige du trône. Il était
résolu à ne regarder des choses et des hommes que le côté qui souriait à ses
désirs et qui lui renvoyait les fausses couleurs de sa vive et chaude
imagination. Intelligent, mais irréfléchi comme les hommes du Midi, Murat
avait eu toute sa vie besoin d'une tête qui pensât pour lui. Partout où il
avait marché seul, il s'était égaré. Son esprit, quoique plein de feu, avait
peu de lumière. Il servait moins à l'éclairer qu'à l'éblouir. XXII Ce fut
au milieu de ces perplexités, mais quand son cœur, décidé avant son esprit,
penchait déjà tout à fait vers un débarquement à Naples, que son ancien aide
de camp, son correspondant et son négociateur à Paris, le colonel Macerone,
arriva dans l'île avec l'autorisation du gouvernement, demanda à être conduit
à Vescovato, pour apporter au roi les intentions et les sauf-conduits des
puissances. Il était trop tard. Le roi répétait déjà tous les jours cet
axiome dont il avait fait l'excuse héroïque de sa résolution « A un roi qui a
perdu sa couronne, il ne reste que la mort du soldat. » Il était convaincu de
plus, et il le redisait sans cesse à ses familiers, que, s'il se livrait à la
générosité apparente de l'Europe, son tombeau ne tarderait pas à s'élever
auprès de sa prison. Macerone,
avant de se rendre auprès de son ancien maître, confia au commandant de
Bastia et à des agents anglais et napolitains, qui étaient dans ce port pour
détourner Murat de son entreprise et pour dissuader ses adhérents, la mission
dont il était chargé auprès de lui. Il vit entre autres les deux frères
Carabelli, Corses de naissance, ayant servi autrefois dans l'armée
britannique, et envoyés confidentiellement de Naples par le ministre de la
police, Medici, non pour provoquer, comme on l'a cru, mais pour détourner
Murat de-son entreprise. La cour de Naples avait déjà des soupçons. Elle
craignait et elle surveillait ; mais elle n'avait pas besoin de tendre un
piège de sang à un homme qui s'y précipitait de lui-même avec tant de
vertige. Macerone
et les deux Carabelli, l'un dans l'intérêt du roi et du succès de sa
négociation, les autres dans l'intérêt de. Naples et du ministre Medici qui
les employait, se virent à Bastia, conférèrent avec le gouvernement militaire
de la ville, et apprenant que Murat se rendait à Ajaccio par une route, ils
s'y rendirent par une autre, pour l'arrêter par leurs conseils au dernier
pas. XXIII Mais
rien ne pouvait plus l'arrêter. Le 17 septembre il monta à cheval à
Vescovato, entouré d'une petite armée de volontaires corses et de tous les
clients de la famille Colonna. Il marchait sur Ajaccio, seconde capitale de
l'île, aux cris de : « Vive le roi de Naples ! » et aux vœux de toutes
les populations que sa grâce, sa familiarité, son éloquence martiale et sa
renommée lui avaient conquises pendant son long séjour chez les Colonna.
Cette armée était composée principalement des généraux Franceschetti et
Natali, qui l'avaient rejoint en Corse, de sous-officiers et de soldats
oisifs retrouvés dans l'île et accourus au bruit de son nom, autour de leur
ancien général', de l'élite des condottieri les plus aguerris que les
vengeances réciproques et éternelles des familles en guerre jettent dans les
forêts et accoutument tous les jours au bivouac et aux coups de feu contre
les troupes, et enfin de ces bergers des pâturages élevés de l'île et de
cette jeunesse des villages, qui gardent leurs troupeaux ou qui labourent, le
fusil à la main, et que l'habitude des armes aguerrit dès l'enfance. Murat,
dans le costume de trône et de guerre dont il affectait de fasciner les yeux
du soldat français, suivi des principaux chefs de la famille qui lui avait
donné l'hospitalité et de ses généraux en uniforme ; derrière, les guides de'
son avant-garde de montagnards, s'avança à la tête de cette colonne, escorte
pour les uns, armée pour les autres, selon que les portes d'Ajaccio, où il
avait pratiqué des intelligences, s'ouvriraient ou se fermeraient à son nom.
Il montait un de ces petits étalons corses à longue crinière dont le pied
sûr, l'œil de feu, le cœur ardent, l'oreille habituée au feu, font le cheval
de bataille de ces guerres de montagne. Les roches, les ravins, les lisières
des forêts étaient couverts de femmes et d'enfants groupés sur la route pour
voir passer un héros et un roi. La
magnificence sauvage des paysages qu'il avait a parcourir ajoutait encore
quelque chose de grandiose, de pittoresque et d'oriental à ce spectacle. Les
sentiers abrupts par lesquels il avait a traverser le noyau granitique de
l'île pour se rendre à Ajaccio s'élevaient, s'enfonçaient, serpentaient tour
à tour à travers les montagnes, les ravins, les abîmes, les forêts séculaires
de sapins, de chênes, de châtaigniers que leur élévation rend inaccessibles à
la hache des hommes ; Alpes méridionales encadrées par une vaste mer où la
splendeur profonde du ciel, la solitude, la rudesse et la majesté silencieuse
de la nature impriment dans l'homme l'énergie, la hauteur et la profondeur
des lieux. XXIV Tous
les villages que Murat devait traverser/avertis de son passage, fiers de lui
donner l'hospitalité et fanatisés d'avance pour sa cause par ses émissaires,
allaient au-devant de lui avec leurs chefs, leurs magistrats et leurs
prêtres. Il coucha la première nuit à Cotonne, chez le curé Galvani, dont un
frère, commissaire général des guerres, suivait le roi dans son état-major.
Il y séjourna le 18 pour y recruter de nouveaux soldats. Le 19, il déjeuna au
hameau des Peselli-Danisani, dans la maison du principal habitant, Manuelli.
Franchissant ensuite avec sa suite, grossie à chaque chaumière sur sa route,
les hautes gorges de ta Serra, il campa le soir a Saint-Pierre de Venaco. Le
curé de Vivaro, Pantalacci, lui donna l'hospitalité le 20, et l'escorta avec
ses villageois le reste du jour à travers les forêts primitives de Vizzavona.
En descendant Bococnano, il rencontra le lieutenant-colonel Bonelli, qui
venait à sa rencontre avec tout son village. Il attendit là le reste de sa
petite armée, qui avait marché plus lentement que lui, et il envoya, pour
annoncer son approche et ses intentions, le général Franceschetti à Ajaccio,
chargé de parlementer avec les principaux de la ville et avec les autorités
royales. Il devait attendre à Bococnano le résultat de ses conférences. XXV Franceschetti
se rendit d'abord chez les Arrighi, famille comblée des dons, des titres et
des faveurs de Bonaparte. Il y trouva rassemblés tous les principaux membres
de la famille de l'empereur, résidant ou réfugiés dans l'île. Le ressentiment
de ces parents de Napoléon contre Murat, qu'ils accusaient d'avoir concouru à
sa perte, et la prudence naturelle aux insulaires, qui leur faisait redouter
plus qu'à d'autres de paraître tremper dans des complots contre les Bourbons,
auxquels leur nom ne les rendait déjà que trop suspects, animaient ce conseil
de famille d'une inflexible aversion contre la témérité compromettante du roi
de Naples. Ils adressèrent à son général les reproches les plus amers et les
plus injurieux contre un roi qui, après avoir été couronné par la main de
leur famille et après l'avoir combattue avec la coalition, venait encore ta
poursuivre de son ambition et la perdre jusque dans l'île où elle abritait
ses malheurs. Ils conjurèrent sévèrement Franceschetti de détourner son
maître d'entrer dans Ajaccio, et de donner ainsi à une ville soumise et calme
l'apparence d'une ville insurgée contre le roi de France. Franceschetti
revint rapporter au roi les mauvaises dispositions de ses parents. Mais
Murat, entouré maintenant de son armée entière et appelé par l'enthousiasme
moins réfléchi du peuple et des soldats de la garnison d'Ajaccio, n'écouta
rien, et, remontant à cheval, il s'avança vers la ville. XXVI Son
entrée fut un triomphe. Le peuple débordait ses autorités. Les magistrats
civils et le commandant militaire continrent avec peine les cinq cents
soldats français de la garnison dans la forteresse dont ils fermèrent les
portes, pour les empêcher seulement de se mêler au peuple et à l'armée du
roi. On les voyait, accoudés sans armes sur les parapets des fortifications,
contempler l'entrée triomphale de l'ancien frère d'armes de leur empereur,
applaudir aux démonstrations de la multitude et mêler leurs cris de : « Vive
le roi de Naples ! » aux acclamations de l'armée, de la ville et,
du port. Murat n'accepta pas le palais public où la foule le pressait
d'entrer en signe de souveraineté. Il se fit conduire à une simple hôtellerie
sur la place, et, avant de descendre de cheval, il harangua le peuple pressé
autour de lui. Il dit au peuple qu'il ne venait demander à Ajaccio qu'une
simple et inoffensive hospitalité, et que si sa présence devait être une
cause de sédition ou d'inquiétude pour la ville, il en ressortirait à
l'instant. Il envoya ses officiers porter aux autorités les mêmes assurances,
satisfait de les avoir bravées, ne voulant pas pousser la victoire plus loin
que son but, heureux seulement d'être protégé dans ses desseins par cet
ascendant de sa popularité et par ce rôle de roi qu'il savourait pour la
dernière fois dans l'île de son bienfaiteur et de son ennemi. XXVII « Sa
Majesté le roi de Naples cherche un asile, fit-il écrire au maire d'Ajaccio
par son chef d'état-major. Elle a donné la préférence au lieu où vit sa
famille, elle croit être au milieu des siens quand elle est au milieu des
habitants de cette ville. Elle y vivra en simple particulier, elle n'y
réclame des autorités que la protection due à l'honneur et au malheur. » L'officier
de marine Blancard, qui faisait les fonctions de secrétaire de son cabinet,
écrivit sous la dictée de Murat au colonel Verrière, commandant la division
militaire, une longue dépêche destinée à la publicité et qui disait : «
Le roi a lu avec indignation votre proclamation contre lui aux habitants de
l'île et aux soldats cette proclamation est indécente et mensongère, elle
dénonce au fer des assassins le roi et les personnes qui ont donné asile à un
prince malheureux, a un capitaine que ses services, son rang, ses revers,
rendent sacré chez toutes les nations civilisées. » Murat
jouissait avec ivresse de l'empire qu'il exerçait sur la population
d'Ajaccio. Il en contemplait à chaque instant les démonstrations sous ses
fenêtres, il les faisait remarquer a ses amis ; il y voyait l'augure de
l'enthousiasme qu'il allait bientôt retrouver sur le sol de son royaume. Il
pressait les préparatifs de son expédition, qui se nolisait et s'armait en
liberté dans le port, sous les yeux des autorités impuissantes et des soldats
de la garnison complices de cœur et de vœux. Il mit ses bijoux en gage pour
se procurer les fonds nécessaires à l'équipement de sa petite escadre. XXVIII Cependant
Macerone était arrivé avec les deux frères Carabelli. Cet officier fit
demander audience à son ancien maître. Elle lui fut accordée à l'instant.
L'hôtellerie habitée par le roi n'était désignée que par le drapeau des
Deux-Siciles arboré sur la porte et par les sentinelles et les montagnards
armés qui gardaient le seuil. Macerone, accueilli avec tendresse, mais avec
embarras, par le roi, lui rendit compte du succès de sa négociation et lui
remit une note du prince de Metternich, contenant les conditions auxquelles
le roi de Naples serait admis a l'hospitalité de l'Autriche. Ces conditions
portaient : 1° Que
le roi prendrait un nom de simple particulier 2°
Qu'il choisirait un séjour à la ville ou à la campagne, dans la Bohême ou
dans la haute Autriche ; 3°
Qu'il engagerait sa parole de ne pas quitter les États autrichiens sans le
consentement de l'empereur, et qu'il s'y soumettrait aux lois du pays. A ces
conditions était joint un passeport pour Trieste, si le roi voulait en faire
usage. Il prit le passeport et se réserva, quand il serait réuni à sa
famille, à discuter les conditions. Cette réponse ambiguë rappelait
l'ambiguïté de son attitude entre Napoléon et les alliés en 1814. Muni du
passeport si le sort lui était contraire dans l'expédition qu'il allait
tenter, libre des conditions qu'il n'acceptait pas s'il réussissait, il
refusa, sous le prétexte de l'omission de son titre de roi dans les dépêches,
l'offre que lui faisait, par écrit, le capitaine d'une frégate anglaise mise
à sa disposition par le gouvernement britannique pour le conduire à Trieste. Les
deux frères Carabelli furent ensuite admis a son entretien, et s'efforcèrent
de lui démontrer les dangers de son entreprise, sans réussir à le convaincre.
Il les invita à sa table ainsi que Macerone. Les généraux Natali,
Franceschetti, six colonels et ses principaux officiers assistaient à ce
repas. On parla de Waterloo. « Ah ! s'écria le roi, si j'avais été
là, j'ai la confiance que le sort du monde eût été changé. La cavalerie
française a été engagée par la démence, on l'a sacrifiée en détail quand sa
charge en masse au moment décisif aurait tout surmonté ! » Son
esprit était libre, sa sérénité douce, sa conversation variée et comme
indifférente. Il
amena Macerone dans son cabinet, après le dîner. Il lui dit que la première
réponse ambiguë qu'il lui avait adressée le matin aux offres de l'Autriche
avait un double sens peu séant à sa loyauté et à son rang qu'il se
reprochait, et qu'il allait lui en remettre une autre plus franche et plus
sincère sur, ses vraies intentions. Puis, s'asseyant devant son bureau, il
écrivit de sa propre main une lettre qui contenait ses griefs et ses pensées
sans réticence. « J'apprécie
ma liberté, disait cette lettre, au-dessus de tous les biens de ce monde. La
captivité ou la mort sont pour moi une même chose. Quel traitement puis-je
espérer de ceux qui ont payé à Marseille des assassins contre moi ? J'ai
sauvé la vie du marquis de Rivière, il était condamné a périr sur l'échafaud.
J'ai arraché sa grâce à l'empereur. Exécrable vérité, cependant il a provoqué
des misérables contre moi, il a mis ma tête à prix Errant dans les bois et
dans les montagnes, j'ai confié mes jours à la généreuse fidélité de trois
officiers français, ils m'ont amené en Corse, au péril de leur vie. Des
misérables disent que j'ai emporté des trésors de Naples ? J'y ai dépensé au
profit de mon royaume, au contraire, toutes les richesses que je rapportais
de ma principauté de Berg. Je ne puis accepter les conditions que vous me
présentez, monsieur Macerone ! C'est mon abdication, on me permet seulement
de vivre. Est-ce là le respect que l'on doit à un infortuné souverain reconnu
par l'Europe entière, et qui, dans un moment critique, décida de la campagne
de 1815 en faveur de ces mêmes puissances qui le poursuivent de leur haine et
de leur ingratitude aujourd'hui ?... Je n'ai pas abdiqué ! J'ai le droit
de recouvrer ma couronne, si Dieu m'en donne .la force et les moyens Ma
présence sur la terre de Naples ne peut plus abuser personne, je ne puis
correspondre avec Napoléon captif à Sainte-Hélène ! Quand vous recevrez cette
lettre je serai déjà en mer, m'avançant vers ma destinée. Ou je réussirai, ou
je terminerai ma vie avec mon entreprise. J'ai affronté mille fois la mort en
combattant pour mon pays, ne me sera-t-il pas permis de l'affronter une fois
pour ma propre cause ?... Je n'ai qu'un souci, le sort de ma famille !... » Après
avoir remis ces lignes à un secrétaire pour les faire copier, il les signa et
congédia, en l'embrassant, son ancien aide de camp. XXIX Un coup
de canon retentissant à une heure du matin, dans le silence de la nuit,
éveilla en sursaut Macerone et lui apprit que le signal de l'embarquement
était donné par le roi à ses compagnons de hasards et de guerre. Il venait,
en effet, de s'embarquer avec eux. Ce coup de canon fut, quelques minutes
après, suivi de plusieurs autres partant des embrasures du fort d'Ajaccio.
C'était le vain simulacre d'opposition a l'expédition du roi de Naples,
obtenu, avec peine et supplications, de leurs soldats par les officiers de la
garnison. Les canonniers, favorisant en secret la cause aventureuse de Murat
et contenus par la seule discipline dans une apparente neutralité, avaient
chargé les pièces comme pour tirer sur l'escadre, mais ils avaient visé à
dessein sur la mer vide. Ces décharges, perdues dans les flots, étaient moins
une hostilité qu'une salve. Le roi et son armée -voguaient déjà en liberté
vers les côtes de l'Italie. Six
bâtiments légers, barques pontées, felouques ou bombardes, composaient toute
la flottille du roi. Le bâtiment monté par le roi était commandé par le baron
Barbara, capitaine de frégate au service de Naples ; Courand commandait le
second, ayant sous lui le capitaine Pernice et le lieutenant Maltedo ; Ettore
le troisième, Mattei le quatrième, Semidei le cinquième. La sixième barque
plus rapide et plus maniable encore servait d'aviso, et était commandée par
un simple pilote nommé Ceconi. Les
officiers et les deux cent cinquante sous-officiers et soldats qui formaient
toute l'armée de débarquement du roi étaient distribués sur ces frêles
embarcations à proportion de leur petitesse ou de leur grandeur. La flottille
était sous voile en vue de la Corse, au lever du jour, le 28 septembre. Le
29, elle vogua lentement faute de vent. Le 30, une rafale la jeta sous .la
côte de Sardaigne, où elle faillit échouer. Les navires trop chargés
s'abritèrent tout un jour sur une anse de l'île inhabitée de Tavolora, vaste
écueil de la forme d'un autel antique détaché de la Sardaigne. Ils
déployèrent de nouveau la voile le second jour d'octobre, luttèrent
péniblement contre les lames pendant cinq jours, et quatre nuits, et
s'élevèrent seulement à la nuit tombante du 6 à la hauteur des côtes de la
Calabre et en vue des montagnes de Paolo. La terre se montrait à trois lieues
de la proue des navires alors réunis. XXX Le
commandant de la flotte, Barbara, ordonna d'éteindre tous les feux sur les
ponts et sous les ponts, de peur de révéler la présence de voiles inconnues à
la côte. Il fut convenu que les bâtiments marchant de conserve se feraient
les signaux par la seule étincelle de pierres à feu frappées par l'acier,
afin que les vigies du rivage pussent confondre ces lueurs fugitives avec les
phosphorescences de la mer dans ces nuits d'été. Le vent soufflait des
montagnes de la Calabre comme si la Providence eût voulu repousser le roi de
sa perte. Les bâtiments, obligés de louvoyer péniblement sur une mer creuse
pour atterrir au fond de la rade de Paolo, furent séparés dans les ténèbres
les uns des autres par un coup de vent tombé, après le lever de la lune, des
gorges orageuses de la Calabre citérieure. Écarté de son premier but par la
mer et par le vent, le roi entra à l'aube du jour dans la rade déserte de San
Lucido avec deux de ses navires seulement pour y attendre les autres barques
dispersées. XXXI Il fit
jeter l'ancre, à quelque distance de la grève, et il ordonna au chef de
bataillon, Ottaviani, de descendre à terre avec un seul matelot pour sonder
l'opinion des paysans, et pour lui rapporter des indices. Ottaviani et le
matelot ne revinrent pas. Ils furent arrêtés à quelques pas de la plage par
les habitants. Ce mauvais signe troubla les compagnons de Murat. Déjà, depuis
la veille, un silence et des hésitations de timide augure se remarquaient
dans les équipages. On eût dit que la vue de la côte leur avait présenté tout
à coup la terreur de l'entreprise qu'ils allaient tenter, et qui de loin
avait disparu dans leurs âmes sous les illusions de la distance. Le rivage
leur envoyait ces pressentiments. Ces
hommes n'avaient ni cause personnelle, ni cause de devoir, de patrie ou
d'honneur, dans ce débarquement, aucun des motifs qui animent le véritable
héroïsme et qui soutiennent la constance. Aventuriers cherchant la fortune
facile et la gloire capricieuse d'une aventure où ils étaient au fond
désintéressés, le moindre doute sur le succès pouvait les abattre, le moindre
obstacle les décourager. Ils commencèrent à entrevoir leur témérité et à
regarder, sans oser se l'avouer, derrière eux. XXXII Le jour
s'achevait, le roi ne voyait point reparaître ses navires. Le pilote Ceconi,
commandant de la barque qui servait d'aviso, et qui seule était mouillée à
côté de celle du roi, dans la rade de San Lucido, fut envoyé par Murat à la
fin du jour pour découvrir en mer, ou derrière les caps voisins, les autres
barques, et pour les rallier autour de lui. Ceconi découvrit le bâtiment
monté par Courand et le ramena. Courand, interrogé par le roi sur le sort des
autres navires, répondit qu'il les avait perdus de vue pendant le coup de
vent de la veille. Deux officiers des troupes de terre montés sur le navire
de ce capitaine confièrent à Murat leurs soupçons sur les intentions de
Courand, qu'ils croyaient comploter avec son équipage la désertion en mer et
l'abandon du roi. Murat fit appeler Courand à son bord, lui rappela les
bienfaits dont il l'avait comblé à Naples, et feignit en lui plus de
confiance pour lui enlever l'idée de le tromper. Cependant
le roi, par prudence, ordonna au capitaine Barbara, chef de la flottille, de
prendre à la remorque le bâtiment de Courand pour ôter à ce marin tout
prétexte de se séparer de l'escadre. Ce bâtiment portait cinquante hommes
d'élite, sous-officiers ou soldats les plus aguerris et les plus aventureux
de toute l'expédition. A
minuit, les trois navires du roi levèrent l'ancre en silence, et la flottille
fit voile vers une autre anse de la côte, espérant rencontrer en mer les
autres bâtiments. Mais avant que le jour pût éclairer sa fuite, le capitaine
Courand ayant fait descendre les soldats qu'il portait sous le pont pour les
dérober, disait-il, à l'œil des vigies de la côte, coupa pendant leur sommeil
le câble qui l'attachait à la poupe de l'aviso, et, se perdant dans la brume,
fit route vers la Corse, disant au réveil aux soldats que le roi avait
renoncé a l'entreprise et lui avait ordonné de le précéder à Trieste. XXXIII Le roi,
à la première lueur du jour, fut consterné de la désertion de Courand, qui
avait servi sept ans dans sa garde, et qui manquait au moment suprême à son
bienfaiteur. N'ayant plus avec lui que son propre équipage et la poignée
d'hommes embarqués sur la barque du pilote Ceconi, il chancela dans sa
résolution. Il appela le commandant de sa flottille, Barbara, et lui ordonna
de tourner la proue vers Trieste. Barbara affirma que ses bataillons étaient
hors d'état de supporter la longueur d'une, navigation dans la mer Adriatique
dans le dénuement de vivres et de matelots où ils étaient, et il proposa au
roi d'aller de sa personne descendre dans le petit port voisin du Pizzo, d'y
affréter un bâtiment plus solide, de prendre des marins et des vivres, et de
revenir joindre en mer le roi, qui attendrait son retour sur l'aviso. Mais,
pour cela, il fallait que le roi confiât à Barbara ses passeports de
l'Autriche pour Trieste, seules pièces qui pussent couvrir le débarquement,
la personne et les transactions de Barbara sur la terre ferme. Le roi refusa
de se dessaisir de ces sauf-conduits qu'il se réservait sans doute comme
dernière ressource de fuite en cas de désastre. Barbara s'obstina à ne pas
descendre a terre sans cette garantie indispensable à sa sûreté. Une aigre
altercation s'éleva entre le roi et le marin. « Vous
l'entendez, s'écria Murat indigné, en s'adressant à ses officiers ; on refuse
de m'obéir ! Eh bien, je débarquerai moi-même ! Ma mémoire est fraîche
dans le cœur des Napolitains, ils me reconnaîtront, eux ! ». Il
ordonna alors à tous ses officiers de revêtir leurs uniformes. Le général
Natali, seul, n'ayant pas ses habits militaires, le roi murmura tout haut de
cette négligence ou de cette prudence de son lieutenant. « Ce n'était pas,
lui dit-il, pour me suivre au danger, qu'il fallait oublier l'habit de combat !
» Pendant
ces altercations, ces murmures et ces reproches à bord, le vent frais
poussait rapidement, sur une mer vive et sous un soleil éclatant, les deux
navires vers la plage de Calabre, où blanchissaient à mi-côte le château, les
maisons en étage et le petit port du Pizzo. C'était le 8 octobre, à onze
heures du matin. Le ciel souriait comme une lueur sur un piège. XXXIV Au
moment où les deux bâtiments jetaient l'ancre à une encâblure d'une plage
déserte, et à une courte distance du port de Pizzo, les généraux et les
officiers voulurent le devancer à terre. Le roi les retint du geste, et les
faisant rentrer derrière lui sur le pont « C'est à moi, dit-il, de descendre
le premier sur ce champ de gloire ou sur ce champ de mort, le pas
m'appartient comme la responsabilité. » Et il s'élança résolument sur le
sable. Les deux généraux, Franceschetti et Natali, accompagnés de vingt-cinq
officiers, sous-officiers, soldats ou serviteurs de sa personne, descendirent
après lui, et, se groupant derrière le roi, suivirent ses pas, ses mouvements
et ses gestes. La
présence de ces voiles inconnues dans la rade solitaire, le nombre et le
costume des passagers, l'ancre jetée sans attendre la visite des
gardes-côtes, le tumulte, la rapidité, le bruit du débarquement, avaient
éveillé l'attention des marins du port. La plage où le roi était descendu se
couvrait de groupes peu nombreux, étonnés, indécis, et se tenant à une
certaine distance du roi et de sa suite. Un poste de canonniers de marine de
quinze soldats, sortis d'une tour isolée qui leur servait de corps de garde,
s'avança au bruit, mais avec irrésolution vers le roi. Ils portaient encore
l'uniforme de son armée. « Voilà
mes soldats, s'écria Murat en marchant à eux. Enfants ! reconnaissez votre
roi ! » A ces mots, ôtant son chapeau, relevant fièrement devant les soldats
sa belle tête éclairée par le soleil, et agitant ses longs cheveux flottants
sur le cou, pour bien imprimer dans leurs yeux cette figure martiale qui
s'était gravée tant de fois dans leur mémoire, aux revues ou aux camps :
« Oui, c'est moi je suis votre roi Joachim. Dites si vous me reconnaissez, et
si vous voulez me suivre et me servir encore, moi, l'ami des soldats, le
frère des Napolitains ! » Les
compagnons de Murat appuyaient ces paroles et ces gestes de leur chef, en
élevant leurs chapeaux en l'air, en criant : « Vive le roi Joachim !
» et en tendant la main aux soldats et aux Calabrais qui se groupaient à ce
spectacle autour d'eux. Les soldats sans chef, pétrifiés par cette soudaine
apparition d'un roi aimé, dont l'imagination de ces populations poétiques
conservait l'image comme celle de son héros, abaissèrent leurs armes devant
lui. Quelques-uns répondirent machinalement par le cri de : « Vive le
roi Joachim ! » comme un peuple mobile qui fait écho à tout cri. Quelques
autres s'éloignèrent et se turent pour attendre l'événement. Cinq ou six
répondirent qu'ils étaient prêts à le suivre et à combattre sous lui pour
reconquérir son trône et pour délivrer le royaume de la tyrannie des
Autrichiens. XXXV Pendant
ces colloques, les habitants du Pizzo, informés par la rumeur publique du
débarquement d'hommes armés proclamant le roi Joachim, et ayant ce prince
proscrit a leur tête, accouraient, incrédules d'abord, sur la plage où les
haranguait Murat. Puis, voyant le petit nombre de ces adhérents, ces deux
barques démantelées sur la mer, cette poignée de sous-officiers et de soldats
sardes, corses, génois, hâlés par le soleil, pâlis par la mer, leurs habits
souillés d'écume et de sable, plus semblables à une bande de pirates qu'à
l'escorte d'un roi, ils passaient de l'incrédulité à l'étonnement, de
l'étonnement au mépris, du mépris à l'indignation et à la colère. Les uns
entouraient le roi à une distance qui témoignait plus de répulsion que de
respect les autres, déjà résolus à l'outrage, retournaient en murmurant vers
la ville pour prendre leurs fusils et pour combattre, au nom de leur roi
légitime, l'usurpateur et le proscrit qui venait tenter leur fidélité. Les
Calabres étaient le point de débarquement le plus malheureusement choisi par
Murat pour opérer un soulèvement au nom de la popularité des Français. Ces
provinces, les plus fanatiques et les plus belliqueuses du royaume, voisines
de la Sicile, où l'ancienne cour les entretenait toujours dans la haine de la
domination française, soulevées en 1790 par le cardinal Ruffo, qu'elles
avaient proclamé à. la fois leur général et leur pontife, avaient été sans
cesse remuées depuis par des conspirations bourboniennes. Contenues enfin par
la terreur, pacifiées mais opprimées, décimées, fusillées au premier symptôme
d'agitation par le général français Marchès, elles avaient été soulevées de
nouveau par l'annonce des premiers désastres des Français dans la basse Italie. Présenter
à ces provinces, rentrées si récemment sous le gouvernement de leur ancienne
famille royale et de leurs prêtres, le drapeau d'une royauté française,
c'était leur présenter le drapeau de la tyrannie, de l'usurpation, de l'irréligion
et de la trahison. Les Calabres étaient pour Murat ce qu'un débarquement dans
la Vendée eût été pour Napoléon, son modèle, trois mois après la restauration
vendéenne des princes de la maison de Bourbon. Plus
près de Naples et des provinces du centre du royaume, Murat aurait eu
peut-être plus de hasards et plus d'opinions populaires pour lui. Déjà le
peuple se rassemblait, s'interrogeait, s'encourageait à la fidélité et
s'armait à la voix des principaux habitants de la ville, sur la place du
Pizzo. Murat perdait des minutes à attendre un mouvement vers lui qui ne se
prononçait pas. La plage devenait déserte, le vide se faisait fatal indice !
Là où est la fortune, là accourent les hommes. XXXVI Les
parentés de la maison royale de Naples et de la maison royale d'Espagne, et
la double domination des deux royaumes par une même dynastie, ont laissé dans
les provinces de Sicile ou de Naples d'immenses fiefs aux grandes familles
espagnoles. Le duc de l'Infantado possédait des territoires considérables
autour du Pizzo. L'agent du duc avait, sur la population de la ville,
l'influence et l'autorité que donne une généreuse suzeraineté sur un peuple
de vassaux. Cet agent, populaire au Pizzo, était fidèle à la maison de
Bourbon, dont son maître servait héroïquement la cause en Espagne. Apprenant
le débarquement de Murat, il descendit sur la place, se mêla aux
rassemblements qui interrogeaient sa pensée, et démontrant au peuple le crime
et la démence d'un soulèvement contre le roi légitime, et l'honneur et le
prix d'une courageuse fidélité, il entraîna sans peine tous les cœurs déjà
frémissants contre la complicité avec Murat. On répondit à l'agent du duc de
l'Infantado par le cri « Aux armes ! par des imprécations et par des menaces
de mort contre Murat. On n'attendait pour marcher contre lui que des bras
plus nombreux et des armes mieux chargées. XXXVII Deux
jeunes gens de Monteleone, ville voisine et capitale de la Calabre, témoins
de cette fermentation du peuple et paraissant prendre intérêt pour les
débarqués, vinrent à la plage, s'approchèrent du roi, lui rapportèrent ce qui
se passait dans la ville, l'avertirent du danger qu'il courait en restant sur
la côte et lui conseillèrent de se jeter résolument sur la route de
Monteleone, où l'opinion plus favorable et la garnison plus séductible lui
ouvriraient la porte de son royaume. Ils s'offrirent à lui servir de guides.
Murat, sans avoir le temps de réfléchir, et rougissant de se rembarquer quand
il le pouvait encore, prit ce conseil pour une inspiration. Il accepta les
deux Calabrais pour guides, fit signe aux siens de se lever et ordonna aux
canonniers de le suivre. Quelques-uns de ces soldats le suivirent en effet,
plutôt par habitude d'obéir que par entraînement vers sa cause, tant
l'uniforme et le commandement imposent aux soldats. XXXVIII La
faible colonne, composée en tout de quarante à cinquante personnes, dont
plusieurs curieux, quelques-uns ennemis, gravit, sur les pas des guides et de
Murat, la route rapide qui escalade les collines. Cette route se dirige vers
Monteleone en laissant le Pizzo sur sa droite et la mer à ses pieds. Les
uniformes et les fusils de l'escorte du roi brillaient de loin, à travers les
troncs des oliviers, presque au sommet de la montée, près du plateau ou ta
route s'adoucit, tandis qu'une colonne plus épaisse, plus confuse et plus
sombre, armée de longues carabines et coiffée des longs chapeaux des
Calabrais, commençait à se formera la porte de la ville sur la plage. On ne
pouvait discerner, des bâtiments à l'ancre, si elle se formait pour suivre ou
pour combattre la colonne du roi. Murat
ne le savait pas bien lui-même comme tous les hommes qui tentent
l'impossible, il avait le goût et le besoin des illusions. Malgré
l'avertissement de ses guides et la froideur du spectacle de son
débarquement, il se flattait que la popularité de son nom, la certitude de sa
présence, la hardiesse de sa marche, entraînaient ce peuple indécis sur ses
pas. Harassé de lassitude et de chaleur par la pente escarpée qu'il venait de
gravir, les jambes déshabituées du mouvement par les huit jours qu'il venait
de passer en mer sur un bâtiment dont la dimension refusait l'exercice a ses
membres, il s'assit, au sommet de la rampe, sur la racine d'un olivier, pour
essuyer sa sueur, pour respirer un moment et pour réfléchir. Il semblait
attendre avec impatience la colonne populaire, qu'il contemplait de cette
hauteur sur la plage, sans se rendre compte de ses intentions. Il demanda au
groupe de canonniers qui le suivaient où étaient leurs camarades. Ces soldats
les lui montrèrent du geste, commençant à monter la côte, confondus avec le
peuple. Murat, pour les mieux voir, se leva, quitta le grand chemin et monta
dans un champ d'oliviers, d'où l'œil embrassait comme d'un promontoire la
ville, la mer, la plage et les sinuosités de la rampe. Il s'obstina là,
malgré les instances de ses guides, à attendre le second détachement de
canonniers et la foule qui les entourait. XXXIX A ce
moment, un colonel de gendarmerie royale, à cheval 'et en uniforme, parut sur
la route, à la hauteur du monticule où le roi reposait en observant les
mouvements de la plage. C'était un chef de bandes calabraises, fameux dans
les guerres de partisans de ces provinces contre les Français, agent de la
reine Caroline et du cardinal Ruffo, longtemps aventurier des montagnes et
devenu commandant des sbires réguliers de Monteleone depuis la restauration
du roi Ferdinand. Son nom était Trenta Capelli. Le colonel s'arrêta au milieu
du groupe d'officiers et de soldats qui stationnaient en attendant le roi sur
la route. Murat
l'appela et le somma de se joindre à lui. Le sang de trois frères de Trenta
Capelli, versé sur les échafauds par les Français dans les insurrections des
Calabres, lui défendait de se joindre aux meurtriers de sa famille. Il ne
témoigna, néanmoins, aucune répulsion trop vive aux insinuations du roi, et
se contenta de lui dire, en lui montrant de la main le drapeau des
Deux-Siciles sur le château du Pizzo « Mon roi est celui dont les couleurs
flottent sur le royaume ! » Murat, au lieu de le retenir par force,
causa avec lui et le laissa continuer son chemin vers la ville. XL Trenta
Capelli avait à peine abordé le peuple et les canonniers montant vers le roi,
qu'il revint avec eux, s'avança à quelques pas devant sa troupe, interpella
Murat et l'engagea respectueusement à le suivre au Pizzo. Mura,t, encore
trompé, ou feignant de l'être, sur les intentions de la foule armée qui
s'avançait vers les siens, redescendit avec Trenta Capelli sur la route,
entouré des généraux Franceschetti, Natali, de ses officiers, qui le
conjuraient, en vain de se dérober a ce peuple et de marcher sur Monteleone. « Mes
enfants, dit-il à la foule, ne tirez pas sur votre ancien roi Je ne suis pas
débarqué dans les Calabres pour vous combattre, mais pour me rendre à
Monteleone, et pour y demander l'assistance des autorités afin de poursuivre
ma navigation vers Trieste, où je dois rejoindre ma femme et mes enfants Si
vous aviez voulu m'entendre sur la plage du Pizzo, vous auriez vu que j'ai
des sauf-conduits pour les États autrichiens que votre roi Ferdinand lui-même
doit reconnaître et respecter. » La
foule ne répondant que par ses cris, ses fusils en joue et son élan accéléré
aux paroles perdues de Murat, il se rejeta rapidement au milieu de ses
vingt-huit soldats restés à quelques pas en arrière pour intimider la
multitude par leur contenance. Une décharge confuse de la foule et des
canonniers éclate sur le groupe du roi, renversé mort à ses pieds le
capitaine Maltedo, blesse le lieutenant Pernice et plusieurs autres soldats
de sa suite. Murat n'y répond qu'en élevant son chapeau, en saluant le peuple
et en le conjurant de l'écouter. Une seconde décharge décime ses rangs. La
multitude armée s'accumule sur la route et s'étend sur les flancs pour couper
au roi le retour vers la mer. Il n'a
déjà plus d'autre asile sur cette terre qu'il voulait conquérir, que les
bâtiments qui l'y ont apporté. Il s'élance, suivi de Franceschetti, de
Natali, de huit ou dix sous-officiers, à travers champs vers le rivage. Il
reçoit, sans être atteint, le feu de quelques carabines, et parvient, a
travers les tirailleurs intimidés, jusqu'à la plage. Du haut d'un écueil qui
s'avance dans la mer, il appelle à grands cris : « Barbara, Barbara ! »
conjurant ce commandant de son bâtiment de lui envoyer une embarcation et de
se rapprocher du rivage. Mais déjà le bâtiment, qui avait levé l'ancre aux
coups de feu retentissant sur la rade, fuyait vers la pleine mer, emportant
avec les proclamations, les armes, l'or et les munitions du roi, son dernier
refuge et sa vie ! XLI Murat
et ses quatre ou cinq compagnons de course n'avaient été poursuivis à travers
les vignes et les oliviers., dans leur fuite vers la plage, que par quelques
hommes sans armes, que la crainte de voir les fugitifs se retourner tenait à
distance. Le colonel Trenta Capelli, les canonniers et les hommes en armes du
Pizzo étaient occupés au sommet des collines à tirer sur les vingt-quatre
soldats de Murat, à les désarmer, à les faire prisonniers, a les traîner dans
leur sang vers la ville. Le roi et ses amis avaient donc le temps d'échapper
à la captivité ou à la mort, si Barbara et Ceconi eussent viré de bord à
leurs cris et envoyé un canot au rivage. Mais Murat voyait redescendre
derrière lui les soldats et les volontaires de Trenta Capelli, et s'éloigner son
seul secours. Dans
cette perplexité, le roi, voyant des barques de pêcheurs amarrées a quelque
distance de lui sur la grève, se jette dans l'eau pour s'emparer d'une de ces
embarcations et pour mettre la mer entre lui et ses ennemis. Mais la barque
échouée, manquant d'eau sous la quille, résiste aux efforts du roi pour la
mettre à flot. Pendant ces inutiles tentatives, la multitude, qui s'aperçoit
de son dessein, appelle par ses gestes les sbires de Trenta Capelli, entoure
le roi de plus près sans oser néanmoins, soit respect, soit pitié, soit
crainte, tirer sur lui ou lever la main sur sa personne. Murat,
renonçant à ébranler la grande barque, se jette seul à quelques pas de là
dans un petit canot de pêcheur qui flottait à l'ancre, sur une eau plus
profonde. A peine en a-t-il escaladé le bord, qu'il s'efforce de retirer à
lui le câble à l'extrémité duquel était nouée la grosse pierre qui servait
d'ancre à ce frêle canot. Il était près d'.y parvenir, quand le pauvre
pêcheur à qui appartenait ce canot, tremblant de voir le roi emmener avec lui
sa seule fortune, se jette à la mer pour disputer sa barque au fugitif. Le
roi le renverse d'un coup de rame à ses pieds, et continue à tirer le câble
et à soulever la pierre. Mais la foule des marins et des pêcheurs, accourant
aux cris de leur camarade renversé, se précipitent dans la mer, retiennent le
câble de leurs mains réunies, s'élancent dans le canot, renversent à leur
tour le roi, le désarment de sa rame, déchirent ses habits, meurtrissent son
visage, et, l'entraînant vaincu et sanglant sur le sable, le remettent,
accablé d'injures et d'outrages, aux hommes armés de Trenta Capelli. Ceux-ci
se disputent les uns aux autres le roi prisonnier, le frappent au visage de
la crosse de leurs carabines, le collètent, lui arrachent les insignes
précieux qu'il portait sur son chapeau et sur sa poitrine, et le traînent
avec les cadavres de Pernice, de Giovanni, et avec sept autres de ses
officiers ou de ses serviteurs blessés ou baignés dans leur sang, à travers
la multitude, qui insulte tout ce qui tombe. Ils les jettent pêle-mêle dans
les casemates du petit château en ruine du Pizzo. XLII Deux
fois, pendant le trajet de la plage à la prison, la fureur du peuple menaça
le roi, et la hache fut levée sur sa tête. Trenta Capelli et l'agent du duc
de l'Infantado, satisfaits d'une si illustre proie et ne voulant pas souiller
leur succès par un crime, le protégèrent contre les poignards de la populace,
firent rougir les assassins de leur lâcheté, et placèrent des volontaires et
des soldats aux portes du château pour préserver les victimes. Le roi
fut jeté sur, un peu de paille dans la même salle voûtée où ses compagnons
morts ou blessés jonchaient de leur sang les dalles du vaste cachot. Trenta
Capelli fit fouiller ses vêtements. On s'empara de ses passeports, de ses
diamants, de l'or qu'il portait sur lui, d'une lettre de crédit d'un million
et demi qu'il avait sur un banquier de Naples, et de la proclamation imprimée
qu'il avait rédigée à Vescovato et qu'il comptait répandre dans le royaume.
Cette proclamation, longue, diffuse, pleine de sophismes auxquels le peuple
est peu accessible, respirait plus-le diplomate que le soldat. C'était plutôt
une justification de son entreprise devant l'Europe qu'un appel sympathique
aux -Napolitains. On n'y retrouvait le cœur humain que dans quelques phrases
faisant allusion aux vicissitudes de sa destinée. « Je
vivais solitaire, disait-il, dans un de ces modestes asiles que l'on trouve
plus souvent chez les pauvres vertueux là, je bravais le poignard des
assassins du Midi, de ces cannibales qui, dans toutes les époques de la
révolution française, se sont baignés dans le sang de leurs compatriotes.
J'étais décidé à attendre dans ma retraite la fin de cette fièvre
contre-révolutionnaire qui dévore la France, pour venir chercher dans vos
cœurs un asile contre mes disgrâces et contre la persécution la plus inouïe,
la plus injuste, quand je fus forcé de m'éloigner !... » Cette
proclamation finissait par la promesse d'un règne de paix et d'une
constitution, résipiscence ordinaire et tardive de tous les princes qui ont
fatigué le monde de guerre et de tyrannie. XLIII Des
insultes et des menaces retentissaient encore dans les cours du château et
dans le cachot des prisonniers, dans la bouche de quelques fanatiques de
vengeance et de sang : mais le plus grand nombre des soldats et des
volontaires respectaient l'infortune après la victoire, et témoignaient au
roi les égards et les respects compatibles avec la captivité. Murat
n'avait pas semé de haine personnelle contre lui pendant son règne aussi
humain dans la paix que brave et généreux dans la guerre. Il n'avait versé de
sang que dans les combats. Être admiré et être aimé, c'était toute sa vie.
Une fois qu'on l'avait désarmé, on ne pouvait plus le haïr. L'agent des
Infantato, Alcalas, envoya au château un repas pour le roi, des secours pour
les blessés, des matelas, du linge, des vêtements, des rafraîchissements et
des consolations de toute espèce. Il honora la nation espagnole et ses
maîtres par la générosité de ses égards envers un roi enchaîné. XLIV Cependant,
sur le bruit du débarquement et de la défaite d'une bande de factieux qui
venaient provoquer le royaume à l'insurrection, le général napolitain
Nunziante, qui commandait dans les Calabres, se hâta d'envoyer au Pizzo le
capitaine Stratti, Grec de naissance, et étranger aux dernières années de
Naples, avec un détachement pour veiller sur les prisonniers, pour constater
leurs noms et leurs qualités, et pour empêcher à la fois l'évasion et
l'immolation des captifs. On ignorait encore à Monteleone la présence du roi
Joachim parmi cette poignée d'aventuriers. Stratti, en arrivant au château
sans passer par la ville et sans avoir approfondi les rumeurs vagues qui
parlaient du roi arrêté, fit comparaître sur-le-champ les prisonniers devant
lui dans la cour pour les interroger et pour en dresser la liste. Un sergent
et un soldat corses passèrent et répondirent les premiers a l'appel. « Qui
êtes-vous ? dit Stratti au troisième. — Joachim Murat, roi de Naples, »
répondit avec dignité le roi. Stratti, troublé par cette présence d'un roi à
laquelle il ne croyait pas encore, saisi de respect et de compassion devant
son prisonnier, baissa les yeux, et donnant pour la dernière fois au roi le
titre de Majesté comme par une suprême ironie du sort, il le fit conduire,
avec les égards et les bienveillances d'un soldat qui respecte un héros dans
une chambre plus isolée et plus décente, où le roi put, du moins, recueillir
son âme sans avoir sous les yeux la ruine, le sang et les cadavres de ses
amis. XLV Sur le
rapport de Stratti, qui confirmait les bruits répandus à Monteleone, le
général Nunziante accourut, lui-même, avant la nuit. Il envoya des courriers
à Naples pour informer la cour et les ministres de ce prodigieux événement,
qui avait en une heure menacé et sauvé la couronne de Ferdinand et la paix du
royaume ; et il se présenta devant Murat. Le
général Nunziante n'était pas un de ces satellites des camps qui passent d'un
service à l'autre, comme leur épée passe de main en main, ne conservant dans
leur nouvelle cause ni le respect d'eux-mêmes, ni le respect de ceux qu'ils
ont précédemment servis, espèce d'hommes aussi communs dans les camps que
dans les cours, que la discipline et la cupidité d'avancement façonnent à
l'adulation, à la bassesse, à la cruauté. C'était un homme de tête et de
cœur, fidèle à son pays et à son prince, mais fidèle aussi à la
reconnaissance et à la gloire envers celui qui avait été son roi homme de
guerre, sachant concilier en lui les devoirs de la nature et les devoirs de
la situation. Il honorait Murat. Il l'aborda en roi déchu du trône, mais non
déchu du respect et de l'affection de ses anciens subordonnés. Il plaignit le
roi, il réprouva les indignités et les outrages dont il avait été flétri par
la populace du Pizzo. Il s'excusa de la nécessité où il était de le laisser
encore dans une demeure dévastée, indigne de lui, par le soin de sa sûreté
qui avait besoin de murailles et de soldats pour être à l'abri d'insultes.
Des chirurgiens appelés de Monteleone donnèrent des secours aux blessés. La
nuit se passa entre les gémissements des mourants et les silencieuses réflexions
du roi sur son sort. Le
lendemain, le général Nunziante le conduisit dans un appartement du château,
séparé des prisons et préparé plus convenablement pour le recevoir. Le visage
du général témoignait plus d'anxiété que celui de son captif. Il commençait à
pressentir en secret les ordres sinistres partis de Naples. Il prenait ses
repas à la table du roi avec les deux généraux Franceschetti et Natali,
compagnons volontaires du roi dans sa nouvelle prison. L'entretien roulait
sur les guerres passées, sur l'état du royaume et de l'Europe, sur les
résolutions probables que prendrait le roi Ferdinand à l'égard de son
compétiteur et de son captif. Le roi affectait la confiance dans la
générosité de son ennemi et dans l'inviolabilité de sa propre vie, désormais
sans danger pour le royaume. Nunziante n'osait lui révéler toutes ses
appréhensions soigneux, néanmoins, de ne-pas lui laisser une sécurité trop
entière, dont la chute serait trop subite et trop cruelle pour son âme. Il
lui parla avec inquiétude d'une première dépêche télégraphique interrompue
par les brumes et par la nuit, qu'il avait reçue dans la matinée. Cette
dépêche portait : « Une dépêche m'annonce... Vous le consignerez... » XLVI La
journée s'écoula dans l'attente d'une dépêche ou d'un courrier achevant
l'ordre tronqué de la veille. Le roi reçut la visite d'un capitaine de
frégate anglais, qui proposait a Nunziante de transporter son prisonnier à
Tropea, petite ville de la côte, où il serait logé plus décemment et gardé
plus sévèrement contre les émotions de la populace qu'au Pizzo. Nunziante
n'osa confier le captif dont il répondait, sans une autorisation de sa cour,
à un vaisseau anglais et au hasard de la mer. Le soir il témoigna, en dînant
avec le roi, de nouvelles inquiétudes sur le sens de la dépêche suspendue :
« J'espère cependant, dit-il au roi, que le sens était de remettre Votre
Majesté à la flottille anglaise, et de la faire transporter à Messine pour y
attendre la décision des puissances alliées. « —
Mais, général, dit Murat avec un sourire qui préjugeait d'avance la réponse,
si cependant une dépêche télégraphique vous ordonnait de me remettre à une
commission militaire, le feriez-vous ? » Nunziante
répondit qu'il n'obéirait a un pareil ordre que s'il l'avait reçu du roi
Ferdinand lui-même, par un courrier porteur de sa volonté écrite mais que de
pareils ordres n'étaient pas à redouter de la bonté de cœur et de la
générosité de Ferdinand. Murat, rassuré et serein, se leva de table, se
coucha avec tranquillité d'esprit, et se fit lire avant le sommeil, par
Natali, une tragédie de Métastase dont le dénouement avait quelque analogie
avec sa situation ; puis il s'endormit d'un profond sommeil. Le
lendemain, à son réveil et à sa table, il s'entretint gaiement avec ses
gardiens et avec Nunziante de la facilité d'un arrangement amical entre
Ferdinand et lui, par lequel il céderait la Sicile aux Bourbons, et les
Bourbons le reconnaîtraient souverain de Naples. Les illusions de grandeur ne
le quittaient pas plus que les illusions de la vie. Le retard des
instructions de Naples lui fit croire à des délibérations d'où sortirait un
arrêt plus doux. XLVII Cependant
la cour de Naples avait reçu, d'abord par le télégraphe de Monteleone, puis
par un courrier de Nunziante, la nouvelle du débarquement et de l'arrestation
de Joachim au Pizzo. L'ombre même de Murat, l'écho seul de son nom, populaire
encore dans l'armée, prestigieux pour la capitale, provocateur pour les
provinces et pour l'Italie, avait jeté la cour et le gouvernement dans un
trouble précurseur de lâches et sinistres résolutions. Dans les cours, dans
les partis, comme dans le peuple, la peur pousse aux férocités. L'âme des
rois, des ministres, des grands, est faite comme celle de la populace la
panique la jette dans le sang. Le cœur
de Ferdinand n'était pas cruel. Souverain emmaillotté dès son enfance dans
les indolences, dans les voluptés, dans les superstitions populaires de ces
trônes du Midi ; familier jusqu'à la trivialité avec les lazzaroni de la
plage de Naples ; passionné pour la pêche, pour la chasse, pour les femmes
gouverné jusqu'alors par une reine impérieuse et vindicative qui venait de
mourir livré à des maîtresses, intimidé par le clergé, servi par des
ministres plus rois que lui ; homme d'esprit cependant, mais de cet esprit
trivial et inactif qui joue avec les choses et qui rit de soi-même, il était
sur le trône depuis soixante ans. Son peuple le méprisait et l'aimait à la
fois. Ses infortunes, ses longs exils en Sicile, son âge et ses 'bonnes
intentions, le, rendaient cher en ce moment aux Napolitains. De grandes
cruautés avaient signalé son règne en 1799 ; mais ce sang, attribué à sa
femme, au cardinal Ruffo, à l'amiral Nelson, à lady Hamilton, favorite de la
reine et maîtresse de ce grand soldat, ne retombait pas sur le roi. Rien de
sinistre ne pouvait émaner de cette âme sans ressort pour le crime, comme
sans constance pour la vertu. XLVIII Mais il
était plus accessible à la crainte qu'à la vertu. Sa cour trembla autour de
lui. Ses ministres, et surtout Medici, âme jeune, éclairée, philosophique,
penchèrent d'abord pour la magnanimité, seule vraie prudence contre les
factions déconcertées. Mais pour complaire aux peurs de la cour, de qui ils
dépendaient, ils en témoignèrent eux-mêmes au-delà de l'événement. On
craignit ou on affecta de croire à des ramifications du complot dans la
capitale et dans les provinces. On doubla les postes du palais, on sillonna
les rues de patrouilles, on fit marcher un corps d'armée sur Naples et sur
les Calabres. L'imagination du roi et de ses familiers s'assombrit comme dans
un péril suprême. On ne voulut pas voir qu'une tentative de cette nature,
échouée à son premier pas, contre la fidélité du peuple lui-même et contre le
bon sens public, était la meilleure garantie de sécurité pour le royaume, et,
pour le roi, la plus belle occasion de grandeur d'âme et de défi à
l'usurpation sans péril. Les
conseils succédèrent aux conseils, les résolutions aux résolutions. Quand la
cour tremblait, nul n'osait se montrer rassuré. L'ordre féroce et inutile
d'immoler un prisonnier sans défense partit du palais du roi le 9 octobre
dans la nuit, vingt-quatre, heures après que le roi détrôné, jeté presque
malgré lui à la côte par la mer, avait mis le pied sur le sol du royaume,
vaincu, insulté, enchaîné par le peuple qu'il venait provoquer. Honte
gratuite sur la cour de Naples et sur ses conseillers ! En dérobant une
goutte de sang au hasard qui la leur livrait, les conseils déshonoraient deux
trônes, ensanglantaient la main d'un vieillard dans Ferdinand, contestaient
le retour naturel de l'antique dynastie dans ses États, donnaient au vieux
droit monarchique, qui se défend par sa paternité, l'apparence d'une force
révolutionnaire, tuaient un héros désarmé et jetaient un intérêt de peur sur
sa tombe. On eût dit dans ce siècle que le roi avait juré de se détrôner,
tantôt par la faiblesse, tantôt par la folie, tantôt par la vengeance ! Quoi
qu'il en soit, l'ordre partit, et le prince de Canosa, instrument implacable
des conjurations, des polices, des réactions, des émigrés de la cour de
Sicile, partit en même temps, chargé de surveiller, de purifier ou de
fanatiser la Calabre, où il avait des intelligences dans les conciliabules de
la contre-révolution. Cet ordre portait : « Le
général Murat sera traduit devant une commission militaire dont les membres
seront nommés par notre ministre de la guerre. « Il
ne sera accordé au condamné qu'une demi-heure pour recevoir les secours de la
religion. « FERDINAND. » Ainsi
l'ordre du jugement n'admettait pas même l'hypothèse d'un acquittement. Les
conditions de l'exécution devançaient l'arrêt. Le jugement du Pizzo rappelait
celui de Vincennes contre le duc d'Enghien. Ce fut
une consolation pour Murat, à cette heure suprême, de ne pas reconnaître une
représaille de la Providence dans les formes du décret de Ferdinand, et
d'avoir protesté contre l'assassinat du fils des Condé, aussi malheureux et
plus innocent que lui ! XLIX Nunziante,
qui avait reçu ce décret dans la nuit du 12, ne voulut pas retrancher des
heures qui restaient au roi le sommeil qui abrégeait du moins son agonie. Il
entra, s'assit au pied du lit de son prisonnier, pleura silencieusement sur
lui, et attendit que Murat s'éveillât de lui-même. Le soleil éclairait déjà
depuis longtemps la tête assoupie du prisonnier. En ouvrant les yeux, Murat
aperçut le visage en pleurs du général. Il comprit sans paroles. Cependant
Nunziante, après lui avoir serré tendrement la main, lui révéla, à voix
basse, la nature de l'ordre de la cour arrivé pendant la nuit, afin que le
roi eût le temps de préparer un cœur d'homme et un visage de roi au coup
qu'il allait recevoir en public. Un instant après : « Eh bien puisqu'il
en est ainsi, ». dit Murat en se résignant à un arrêt qu'il était loin de
prévoir aussi irrévocable, « je suis perdu L'ordre de mon jugement est celui
de ma mort ! » Quelques larmes montèrent à ses yeux. L'homme le plus
courageux a du moins un attendrissement sur lui-même. Toute vie crie en se
déchirant dans le cœur d'un héros. Nunziante
le laissa à ses réflexions, et se retira à pas muets. On fit sortir de
l'appartement du roi ses deux généraux et le dernier de ses serviteurs, son
valet de chambre, Armand, qui avait voulu suivre son maître jusque dans sa
témérité. Le
capitaine Stratti entra bientôt, accompagné de sept officiers de l'armée,
dans la chambre où Murat les attendait debout. Stratti, compatissant comme
Nunziante, baissait la tête et n'osait regarder la victime. Il rangea, à
droite et à gauche, un peu en arrière de lui, ses collègues de tous grades,
en face du roi. Ces sept juges militaires, désignés, par ordre de la cour,
par le général commandant les Calabres, étaient tous des officiers longtemps
sujets, puis compagnons des campagnes du roi Murat, et promus par lui-même à
leurs différents grades dans l'armée. Aucun d'eux n'eut le courage de se
refuser à une mission de meurtre. Le courage de ces hommes de camp est dans
le bras plus que dans le cœur. Ils allaient juger et condamner leur ancien
général et leur bienfaiteur comme ils auraient jugé et condamné, cinq mois
auparavant, ses ennemis. Machines humaines, qu'on dirait presque privées d'âme
par la constante subordination et dociles à la main de tout ce qui règne. Loin de
se plaindre, ils remercièrent le roi Ferdinand d'une confiance qui les
honorait, disaient-ils, et qui mettait à l'épreuve leur récente fidélité à
leur nouveau roi. L Stratti
lut enfin, en balbutiant, à son prisonnier l'ordre qui le traduisait devant
une commission militaire. Il ajouta que cette commission allait se réunir à
l'instant dans une salle contiguë, que la loi militaire donnait un défenseur
à l'accusé, que le général Nunziante lui proposait pour ce dernier office le
capitaine sicilien Starace, homme d'honneur, aussi dévoué à l'humanité qu'à
son devoir. « Dites
au tribunal, répondit Murat en élevant la tête avec dignité, que je refuse de
comparaître devant lui. Des hommes tels que moi n'ont de compte à rendre de
leurs actes qu'à Dieu Que le tribunal décide de moi je subirai mon sort, je
ne reconnaîtrai pas de juges ! » Stratti
et ses collègues se retirèrent pour aller préparer des formalités du conseil
de guerre. Le général Nunziante vint apporter lui-même au prisonnier l'encre
et le papier pour exprimer ses dernières volontés, ou pour écrire ses
derniers adieux à sa famille. Murat, demeuré seul, écrivit, -en arrosant le
papier de larmes, cette lettre sublime où son âme et son sort, son amour
d'époux, sa passion de père, sa conscience de roi, sa fermeté de soldat, se
résumaient en quelques lignes dans les dernières palpitations de son cœur. Il
les adressait à sa jeune femme, amour et gloire de sa jeunesse, délices,
orgueil, et quelquefois tourment de sa vie, mais toujours perpétuel souci de
son âme. « Pizzo, 13 octobre 1815. « Ma
chère Caroline ! ma dernière heure est arrivée ! Dans quelques instants,
j'aurai cessé de vivre dans quelques instants, tu n'auras plus d'époux... Ne
m'oublie jamais !... je meurs innocent. Ma vie ne fut tachée d'aucune
injustice ! Adieu, mon Achille ! adieu, ma Lætitia ! adieu, mon Lucien !
adieu, ma Louise ! — tous noms de ces enfants à qui il voulait laisser
cet embrassement nominal pour qu'il retentît plus personnellement dans le
cœur de chacun d'eux avec leur nom de familiarité domestique ; montrez-vous
au monde dignes de moi Je vous laisse sans royaume et sans biens au milieu de
mes nombreux ennemis... soyez constamment unis ! montrez-vous supérieurs à
l'infortune ; pensez à ce que vous êtes et à ce que vous avez été, et Dieu
vous bénira ! Ne maudissez point ma mémoire !... sachez que ma plus
grande peine dans les derniers moments de ma vie est de mourir loin de mes
enfants Recevez la bénédiction paternelle recevez mes embrassements et mes
larmes ayez toujours présent à votre mémoire votre malheureux père ! » LI Cette
lettre uniquement dictée par la nature, en face de l'éternelle séparation, à
trois pas du tribunal qui attendait pour juger, des soldats qui chargeaient
leurs armes pour briser cette poitrine et pour interrompre les palpitations
de ce cœur, attestait plus encore que toute une vie le génie de l'âme de
Murat, la bonté ! Il savait combattre et il savait aimer. C'était mieux qu'un
roi, c'était plus qu'un héros, c'était un homme. Ce dernier cri témoignait, à
son insu, pour sa mémoire, mieux que toutes les déclamations et tous les
manifestes n'ont pu faire depuis pour celle de Napoléon. L'un adressait ses
adieux au monde, l'autre à sa femme et à ses enfants ; l'un mourait en scène,
l'autre en famille. La mort de Murât l'emporte en pathétique comme la nature
l'emporte sur l'orgueil. L'adieu de Murat arrachera des larmes à la postérité
la plus reculée. Si on n'y sent pas la victime et le martyr, on y sent
l'amant, le père et le héros. Il se rendait à lui-même un vrai témoignage.
Léger et fougueux, il avait eu les enivrements de la fortune et les erreurs
de la politique ; il n'avait jamais eu les perversités de l'ambition, ni les
cruautés du pouvoir suprême. Son règne avait été généreux et doux comme son
cœur. Après
avoir arrosé ce papier de ses larmes et y avoir déposé autant de fois ses
lèvres qu'il avait de baisers à envoyer ainsi à sa femme et à ses quatre
enfants, il demanda des ciseaux, coupa une des boucles de ses longs cheveux,
l'embrassa aussi pour que sa famille y retrouvât l'impression de sa bouche,
et enfermant les cheveux humides dans la lettre, il la remit avec la plus
ardente recommandation à Nunziante. LII Le
capitaine Starace, qu'on lui avait désigné pour défenseur officieux, entra,
déguisant mal une émotion qui se révélait par ses larmes. Il conjura Murat de
lui permettre de le défendre devant la commission militaire. Murat reprit, à
ces mots, le langage et l'attitude martiale de son rôle de roi. « Non, ce
sont mes sujets, ce ne sont pas mes juges, dit-il à Starace ; les rois ne
sont pas justiciables de leurs sujets, pas même des autres rois, car les
trônes rendent égaux les rois entre eux Veut-on me juger à d'autres titres ?
Comme maréchal de France ? Il faut un conseil de maréchaux. Comme général ? Il
faut un conseil de généraux. Avant de me contraindre à reconnaître un
tribunal comme celui qu'on m'impose, il faudrait arracher bien des pages à
l'histoire de l'Europe ! Vous ne pouvez pas sauver ma vie Ceux qui vont
prononcer sur mon sort ne sont pas mes juges, mais mes bourreaux. Sauvons du
moins en moi l'honneur de la royauté ! » Starace fut contraint d'obéir à
l'inflexible volonté de son client. L'officier
rapporteur se présenta pour interroger l'accusé. « Vous n'aurez de moi qu'une
réponse, dit l'accusé je suis Joachim Napoléon, roi des Deux-Siciles Sortez !
» Délivré
des soins de sa défense et de la présence de ses juges, qui délibéraient de
l'autre côté de la muraille et qui rédigeaient sa condamnation, il
s'entretint avec une impassible liberté d'esprit avec les officiers commis-à
sa garde et debout à, la porte de sa chambre. « J'aurais cru, dit-il
avec dédain, le roi Ferdinand plus grand. Si le sort l'avait mis à ma place,
et moi à la sienne, et s'il avait débarqué dans mes provinces, je n'aurais
pas abusé du sort des armes en le faisant immoler ! » Puis, remontant par la
pensée le cours de sa carrière, il parlait avec satisfaction de la douceur et
de, la prospérité de son règne à Naples, des grâces qu'il avait accordées, du
sang qu'il avait épargné, des améliorations de tout genre dont il s'était
efforcé de doter le royaume ; de l'armée, de la gloire qu'il avait répandue
sur elle en l'associant aux exploits de l'armée française ; des sacrifices
personnels qu'il avait fait de ses trésors rapportés d'Allemagne pour
l'embellissement.de sa capitale, et du dénuement absolu de fortune dans
lequel il laissait les siens après lui !... « C'est
là ma gloire c'est là ma consolation à mes derniers moments, disait-il ; je
jure que j'ai fait tout le bien qu'il était en ma puissance de faire au pays,
jamais le mal qu'aux méchants ! Au Pizzo, cependant, on se réjouit de mon
malheur, on me liait Qu'ai-je donc fait pour être haï ? » Puis, remontant
plus haut encore pour rechercher la cause de l'animadversion des hommes
contre lui, et se rappelant le meurtre du duc d'Enghien, dont on l'avait si
injustement accusé d'avoir été complice : « Est-ce la tragédie du
duc d'Enghien, s'écria-t-it comme en sursaut, que Ferdinand venge sur moi
maintenant par une semblable tragédie ! Je jure à présent ici, par le Dieu
devant qui je vais paraître dans un moment, que je ne pris aucune part à ce
meurtre. » Il
demanda enfin à rester seul quelques instants pour résigner et fortifier son
âme, car ses paroles à ses gardiens comme sa lettre à ses enfants attestent
que la pensée de Dieu assistait à son départ de la terre. Un
prêtre du Pizzo, qu'on lui avait offert et qu'il avait accepté pour consoler
et bénir sa mort, s'enferma avec lui dans sa chambre. « Sire, lui dit le
prêtre respectueux et miséricordieux en l'abordant, ce n'est pas la première fois
que je parais devant Votre Majesté. Lorsque vous vîntes, il y a cinq ans, au
Pizzo en visitant vos provinces, j'implorai un secours de Votre Majesté pour
les besoins de cette église, et vous me fîtes un don généreux. Ma voix, qui
eut assez d'empire alors sur votre cœur pour vous inspirer un bienfait, sera
donc pour vous un souvenir de miséricorde. Puisse ce souvenir de bon augure
contribuer aujourd'hui à vous faire agréer des prières qui n'ont plus d'autre
objet que le repos éternel de votre âme ! » Murat
accomplit les rites du mourant, et, sur la requête du prêtre, lui remit pour
l'exigence de sa sépulture.ces mots écrits et signés de sa main : « Je
déclare mourir en bon chrétien. » Il chargea le prêtre de remettre sa montre,
qui n'avait plus d'heures à lui marquer ici-bas, à son fidèle serviteur
Armand. Il demanda à faire ses adieux aux généraux Natali, Franceschetti et
aux pauvres soldats entraînés dans son malheur. On le lui refusa, non par
cruauté, mais par commisération, pour épargner un déchirement de plus à son
cœur. LIII Pendant
ces rapides préparatifs de la dernière scène, le tribunal qui siégeait à sa
porte le condamnait à la mort, comme fauteur d'une insurrection contre le
royaume, en vertu d'une loi qu'il avait promulguée lui-même, dix ans avant,
pour intimider les révoltes dans les Calabres, mais qu'il n'avait jamais fait
exécuter jusqu'à la mort par l'indulgente commisération de son caractère. On
lui lut solennellement son arrêt. Il l'écouta comme il aurait entendu le
canon d'une bataille de plus pendant sa vie martiale, sans émotion comme sans
bravade. Il ne demanda ni grâce, ni délai, ni appel. Il fit remercier le
général Nunziante, les officiers et le prêtre, des égards et des sensibilités
à son sort qu'ils lui avaient témoignés pendant sa courte captivité dans ces
murs. Il
s'avança de lui-même vers la porte, comme pour aller plus vite au terme.
Cette porte ouvrait sur une étroite esplanade encaissée entre les tours du
château et les murs extérieurs, toute semblable au château de Vincennes. Mais
le dernier et splendide soleil éclairait du moins le dernier pas et le
dernier regard du héros. Douze soldats, les armes chargées, l'attendaient.
L'espace resserré ne leur permettait pas de se tenir à la distance qui dérobe
son horreur à la mort. Murat, en franchissant le seuil de sa chambre, se
trouva face à face avec eux. Il refusa de se laisser bander les yeux, et
regardant les soldats avec un ferme et bienveillant sourire : « Mes
amis, leur dit-il, ne me faites pas souffrir en visant mal l'espace rétréci
vous force naturellement à appuyer presque le canon de vos fusils contre ma
poitrine, ne tremblez pas, ne frappez pas au visage, visez au cœur, le voilà !
» En
parlant ainsi il plaça sa main droite sur son habit pour indiquer la place du
cœur. Il tint dans sa main gauche un petit médaillon qui contenait en un seul
bloc d'amour l'image de sa femme et de ses quatre enfants. On eût dit qu'il
voulait les faire assister ainsi à sa dernière heure, ou qu'il voulait avoir
leur image dans son dernier regard comme dans sa dernière pensée. Il baissa
les yeux sur ce portrait et reçut le coup sans le sentir, absorbé dans la
contemplation de ce qu'il aimait ! Son corps, percé de si près par douze
balles, tomba les bras ouverts et la face contre terre, comme embrassant
encore ce royaume qu'il avait possédé et qu'il ne venait reconquérir que pour
son sépulcre. On jeta son manteau sur le cadavre, et on l'inhuma dans la
cathédrale du Pizzo, où ses dons avaient acheté d'avance l'hospitalité de la
sépulture. Ses
compagnons d'infortune furent amnistiés, relâchés et rendus à leur patrie. Le
peuple, qui l'avait outragé vivant, le pleura mort. On ne pouvait le haïr
qu'en le combattant. Il avait éprouvé la pitié, il la recueillit sur sa
tombe. LIV Ainsi
finit le plus chevaleresque des soldats de l'époque impériale, figure non la
plus grande, mais la plus héroïque parmi les compagnons du nouvel Alexandre.
Sorti des montagnes des Pyrénées comme un soldat qui cherche aventure,
signalé à l'armée par sa bravoure, offert au premier consul par le hasard,
devenu cher et utile par le zèle et par l'amitié, élevé à la main de la sœur
de Bonaparte par sa beauté et par son amour, porté aux grands commandements
par la faveur, au trône par l'intérêt de sa famille, à l'infidélité par
l'ambition de sa femme et par la faiblesse du père pour ses enfants,
précipité par le contrecoup de la chute de l'empiré, disgracié à la fois par
Napoléon et par ses ennemis, incapable de l'obscurité et de la médiocrité
après tant d'éclat et tant de fortune, se jetant de désespoir dans
l'impossible et de l'imprévoyance dans la mort, mais tombant, jeune encore,
avec toute sa renommée, emportant, sinon l'estime entière, au moins tout
l'intérêt et toute la compassion des contemporains, laissant à .la postérité
un de ces noms qui éblouissent les âges, ou l'on trouvera des ombres sans
doute, mais pas de crimes ! tel fut Murat Deux patries le revendiqueront, la
France qu'il servit, l'Italie qu'il gouverna. Mais il appartient, avant tout,
au monde de l'imagination et de la poésie ; homme de la fable par ses
aventures, homme de la chevalerie par son caractère, homme de l'histoire par
son époque. Il mérita plus que tout autre des hommes de guerre et des hommes
politiques de sa période l'épitaphe rarement méritée par ceux qui servent ou
qui gouvernent les cours homme de cœur, dans toute la grandeur et dans toute
la sensibilité du mot. Aussi l'histoire, qui aura de l'enthousiasme et des
reproches, aura surtout des larmes pour lui. LV Sa
mort, si elle ne fut pas un crime, fut du moins une bassesse de cœur dans ses
meurtriers. Ils avaient le droit extrême de le tuer, ils n'en avaient pas la
nécessité. Maîtres de sa personne, ne pouvant plus craindre d'un ennemi
captif aucune de ces entreprises et de ces compétitions qui troublent un
empire ou qui font trembler une dynastie, il y avait plus de vengeance que de
prudence dans son exécution. Cette exécution flétrissait le règne de
Ferdinand, elle ne t'assurait pas. La grandeur d'âme, cette justice de la
victoire, manqua à la cour de Sicile, où les traditions tragiques de
Conradin, de la reine Jeanne, de l'Italie de Machiavel, avaient laissé les
exemples sinistres des luttes à mort et des échafauds entre les prétendants.
En immolant un héros qui n'avait ni ancêtres avant lui, ni dynastie après lui
pour revendiquer non un droit, mais une aventure sur son trône, la cour de
Sicile ne relevait pas sa gloire, elle dégradait son caractère. Ce supplice
d'un compétiteur désarmé sentait la peur. L'envie aussi paraissait
l'inspirer. Ce n'était pas tant la rivalité de droits que la supériorité de
renommée qui offusquait dans Murat la maison de Naples. On craignait moins sa
compétition que la popularité de ses exploits. En abattant le héros, on
voulait abattre sa mémoire. On ne réussit qu'à donner au drame de sa vie le
pathétique et la pitié qui s'attachent aux dénouements sanglants des grandes
vies. Sa mort rappelait celle de Pompée. La maison de Naples ne conquérait
par cette mort qu'une tache de sang de plus sur ses annales et un cadavre
mutilé dans un cimetière de sa plage. Malheur aux lâches ! On n'est jamais cruel que faute d'être assez courageux. |