HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME QUATRIÈME

 

LIVRE TRENTIÈME.

 

 

Jugement sur les cent-jours. — Entrée de Louis XVIII dans Paris. — Discours de M. de Chabrol. — Réponse de Louis XVIII. — Louis XVIII à Paris. — Acclamations de la population. — Situation politique du roi. — Attitude de Fouché. — Ordonnances de réorganisation de la pairie et de convocation de la chambre des députés. — L'armée de la Loire. — Ordres du jour du maréchal Davoust. — Soumission de l'armée à Louis XVIII. — L'armée prend le drapeau blanc. — Blücher veut faire sauter le pont d'Iéna. — Dévastation du musée et des bibliothèques. — Violences des Prussiens. — Réquisitions. — Enlèvement des préfets. — Impôts de guerre. — Occupation de Paris et de la France par les armées alliées. — Licenciement de l'armée de la Loire. — Remplacement du maréchal Davoust par le maréchal Macdonald. — Négociations diplomatiques chez lord Castlereagh. — Ultimatum des puissances. — Éloignement de Louis XVIII pour M. de Talleyrand. — Cour de Louis XVIII. — Sa famille. — Faveur de M. Decazes. — M. Decazes. — Son portrait. — Retour sur sa vie. — Son entrevue avec le roi. — Rapport de Fouché. — Proscriptions. — Faiblesse du roi.

 

I

Ainsi finirent les cent jours du second empire de Bonaparte, commencé par une descente, les armes à la main et en pleine paix, sur le rivage de la patrie, triomphant par l'embauchement et par la sédition de l'armée, flétri par la trahison de quelques chefs, poursuivi à travers l'humble soumission de la nation aux soldats, affaibli par l'indifférence ou la désaffection des bons citoyens, ruiné par la défaite de Waterloo et par l'anéantissement de cette armée héroïque, par l'hésitation de Napoléon et par son abdication trop tôt ou trop tard accordée à la pression des chambres, exploité et vendu aux Bourbons, sans conditions pour la liberté, par l'ambition de Fouché et par l'inertie de ses collègues ; terminé enfin par une seconde invasion de l'Europe et par l'asservissement temporaire du sol de la patrie à l'étranger.

Tel fut ce second empire. Tel fut pour la France le résultat de cet attentat de son ancien chef contre son repos, son indépendance et sa sûreté. Napoléon, en le tentant, montra peu de sollicitude pour lé sort de sa patrie compromise dans sa cause, peu de soin de sa renommée qui n'avait qu'à perdre, peu de connaissance de l'histoire qui ne se recommence jamais. Son débarquement à Cannes et sa marche sur Paris furent héroïques et triomphaux, mais c'était l'héroïsme de la personnalité et le triomphe de la sédition. Les préparatifs de guerre furent mous, indécis, embarrassés par cette hésitation entre le rôle de dictateur et le rôle de prince constitutionnel, restaurateur de la souveraineté du peuple. La campagne fut hardie, la bataille désespérée, mais successive, morcelée, sans unité et sans éclair de génie. En ne risquant pas tout, comme le conseillaient Ney et la circonstance, il perdit tout. La défaite le détrônait à la fois à la frontière et dans sa capitale. Ses menaces à l'Assemblée des représentants furent téméraires ses concessions, forcées ; sa résignation de l'empire, humiliante ; sa retraite à la Malmaison, inexplicable pour un homme qui connaissait la fortune ; ses offres de service comme général, puériles ; sa fuite vers la mer, tardive ; son embarquement, suspendu pour attendre l'impossible un pied sur l'Océan, chimérique sa reddition sur un vaisseau ennemi sans avoir fait ses conditions, folle ; sa captivité, écrite d'avance. Tout est marqué pour lui, pendant cette période de sa vie, d'un signe de décadence et d'aveuglement, excepté sa marche sur Paris, la plus intrépide et la plus personnelle de ses campagnes. Il se précipitait, sans regarder devant lui ni derrière lui, vers le trône. Dès qu'il l'eut atteint, il fut pris du vertige des difficultés qu'il avait affrontées, et il se précipita pour en descendre. Ce caprice d'ennui, d'héroïsme et d'ambition de Napoléon coûta à la France plus de deux milliards d'armements, de tributs, d'indemnités de guerre a l'Europe ; l'insurrection, premier et fatal exemple de son armée contre les lois ; l'honneur de ses généraux et de ses maréchaux oubliant leurs serments à la patrie pour leur concession à contrecœur à la popularité militaire d'un homme ; la dernière armée aguerrie qui lui restait après l'invasion de 1814 ; sa renommée de nation invincible sur le champ de bataille ; le prestige de sa gloire, ses frontières rétrécies par l'épée des vainqueurs, son sol envahi, ses villes à merci, sa capitale profanée, ses monuments spoliés par des représailles, ses provinces et ses places fortes occupées trois ans jusqu'à l'acquittement de sa rançon, enfin le licenciement et le désarmement des restes de Waterloo ! Il coûta de plus, au gouvernement des Bourbons qui allait succéder à ce désastre, l'indépendance, la liberté et la popularité du trône, qu'on accusa à tort des conséquences du crime de cette seconde invasion. Il fallait une grande soif ou un grand courage de régner dans le roi pour aborder un trône et un peuple ensevelis sous tant de ruines !

Jamais peut-être il n'y eut dans l'histoire de France une époque plus désespérée, plus humiliante et plus douloureuse pour la patrie que ces cent jours et l'époque qui les suivit immédiatement. Patrie, monarchie, liberté, probité de l'armée, patriotisme du peuple, caractère des chambres, fortune publique, gloire des armes ; tout souffrait, même l'honneur national. Leçon 'terrible aux soldats qui osent tout, et plus terrible aux peuples qui laissent tout oser contre eux à ces tribuns de gloire ? La France ne s'était pas fait respecter par son armée au 20 mars. L'armée et la France payaient leur faute, l'une par la perte de son sang et de sa domination, l'autre par la perte de sa dignité et de son indépendance. II n'y avait qu'à pleurer sur la patrie.

 

II

C'est dans ces lugubres circonstances que le roi rentrait dans Paris. Aussi, soit pudeur pour son peuple, soit crainte de ses ministres de susciter une émotion désespérée et de laisser courir au roi des dangers personnels par les balles ou par les poignards du dernier fanatique de l'empire, on ne fit annoncer son entrée dans la capitale, par le canon des forts et des troupes étrangères, qu'au moment où il traversait déjà les faubourgs et les boulevards pour se rendre à son palais. M. Decazes, redoutant le faubourg Saint-Denis, qui avait été, avec le faubourg Saint-Antoine, un des foyers les plus tumultueux des fédérés, avait conseillé au roi d'entrer par Clichy à la chute du jour.

« Non, répondit Louis XVIII faisant allusion à l'entrée nocturne de Napoléon le 20 mars, je veux traverser Paris en plein jour et au milieu de mon pays. Quand on voit son roi en France, il n'y a plus de ligueurs ! »

 

III

Le roi entra en effet au milieu du jour. Malgré les précautions du gouvernement pour dérouter la multitude, elle était immense sur son passage. Tous les dénouements sont des soulagements pour un peuple. Le parti de Napoléon, composé presque exclusivement d'hommes de cour et d'hommes des camps, avait disparu depuis quatre jours ; il avait suivi l'armée de la Loire, ou se tenait renfermé dans ses hôtels, attendant l'inévitable événement et négociant avec Fouché pour ses amnisties, ses dignités, ses fortunes. Le peuple, d'abord enthousiaste du retour miraculeux de son empereur et complice par ses acclamations de la sédition militaire du 20 mars, n'avait plus reconnu ni l'armée dans sa défaite, ni l'empereur dans son irrésolution, dans sa fuite sur Paris, dans son immobilité à l'Élysée, dans son abdication et dans sa retraite insouciante à la Malmaison. Sa popularité était usée, il ne restait dans les masses que le ressentiment de tant de déceptions, et la douleur de la patrie et de la capitale livrées par une seule bataille à l'étranger. Les nobles .et les bourgeois en masse, les premiers par amour des Bourbons et par représailles de leur défaite du 20 mars, les seconds par amour de la paix, de leurs industries, de leur sécurité, n'avaient qu'un cœur pour rappeler, pour voir, pour acclamer Louis XVIII.

Ce prince, sous son règne court et si malheureusement interrompu, n'avait pas eu le temps de dépopulariser son gouvernement. Ce règne avait été tranché par la violence des bonapartistes au commencement de ses espérances. Ces espérances renaissaient avec son retour. Une imprécation presque unanime accusait Napoléon seul, sa famille, ses courtisans, ses soldats, des calamités de la patrie. Ces imprécations, qui n'osaient pas encore se traduire en représailles contre les conspirateurs civils ou militaires des cent-jours, s'épanchaient en acclamations et en attendrissements pour les Bourbons. Le drapeau blanc, inauguré, dès le matin comme un signal de paix sur le pavillon des Tuileries, avait fait arborer en un clin d'œil un million de drapeaux aux couleurs royales à toutes les fenêtres des faubourgs, des rues et des places que le cortège devait parcourir. Paris entier sembla se pavoiser de lui-même de la bannière des lis. L'impulsion, cette fois, n'était ni donnée par quelques groupes ambulants de royalistes, ni favorisée par Fouché. Ce ministre, au contraire, désirait refroidir l'accueil pour exagérer aux yeux des Bourbons les répugnances et les irritations de Paris. Mais l'enthousiasme de la paix entraînait ces vaines prudences de l'astuce. Le roi revenait cette fois, plus encore qu'en 1814, comme une réparation pour les uns, comme un repentir pour les autres, comme un salut pour tous.

 

IV

La garde nationale, qui venait de passer sous le commandement du général Dessolles, ancien lieutenant de Moreau-, cher à l'armée, agréable aux Bourbons par l'antipathie des hommes de ce parti contre l'empire, hérissait de ses baïonnettes neutres et pacifiques les rues par lesquelles devait passer le cortège. D'innombrables cotonnes de bourgeoisie désarmée, de jeunesse royaliste et d'artisans, se succédaient dans le faubourg Saint-Denis, se précipitant spontanément au-devant de Louis XVIII, aux cris de : Vive le roi ! et au chant populaire de : Vive Henri IV ! Ce peuple, par son concours, par sa masse et par ses démonstrations, semblait vouloir dérober à ce prince et se dérober à soi-même l'aspect des armées étrangères dont la vue humiliait et attristait ce retour. Il voulait prouver qu'entre le roi et Paris il n'y avait eu qu'un homme et ses satellites, et qu'une fois cet homme disparu et son armée écartée, le peuple et le roi s'embrassaient par l'élan naturel d'un père vers ses enfants, des enfants vers leur père. La population de Paris, si froide, si muette et si absente au 20 mars, se vengeait de cette journée et protestait tardivement contre l'oppression que l'armée lui avait fait subir.

 

V

Le roi parut, à trois heures, à la barrière Saint-Denis. Il était entouré du comte d'Artois à cheval à la portière de sa voiture, du duc de Berry, son neveu, à l'autre portière des maréchaux Marmont, Oudinot, Victor, Macdonald, Gouvion Saint-Cyr, du duc de Feltre, des généraux Maison, Villate, Dessolles ; les uns compagnons de son court exil à Gand, les autres restés fidèles à leurs devoirs et à leurs serments pendant l'interrègne. La maison militaire du roi et des princes, les gardes du corps, les mousquetaires, les chevau-légers de la garde, les volontaires royaux ; les grenadiers de La Rochejacquelein, qui formaient la petite armée du prince à Alost, et qui s'étaient grossis et reformés sur la trace du roi depuis sa rentrée en France, marchaient à sa suite, saluant la garde nationale, composée de leurs amis, de leurs pères, de leurs frères, et salués par elle comme des hôtes impatiemment attendus au foyer de la patrie. Cette escorte toute française donnait du moins à ce retour une physionomie nationale. Ce n'était ni l'étranger ni la guerre civile qui triomphait dans cet embrassement de Paris et des Bourbons cette fois c'étaient des proscrits volontaires qui n'avaient pas tiré l'épée contre leur patrie, mais qui éloignés d'elle un moment par leur fidélité, en recevaient la récompense dans l'accueil libre et cordial du peuple affranchi de la compression des soldats. La réception du roi en 1814 avait été plus pleine de curiosité, celle-ci d'émotion et d'attendrissement. Les larmes coulaient sur beaucoup de visages. On avait été si malheureux des deux côtés, on était si pressé de réparer et d'oublier en commun le grand désastre Le roi cachait l'étranger on se réfugiait en lui pour retrouver la patrie dans un homme.

 

VI

Fouché avait rappelé à la préfecture de Paris M. de Chabrol, homme d'une grave popularité, le même qui avait présenté à Louis XVIII les clefs de Paris en 1814, et administré la ville pendant la première restauration. M. de Chabrol, quoique magistrat de l'empire, s'était assez respecté lui-même et avait assez respecté sa patrie pour se retirer avec les Bourbons au retour de l'empereur. Fouché désirait que M. de. Chabrol insinuât des conditions à Louis XVIII dans les paroles qu'il devait lui adresser au nom de la ville de Paris, et qu'il donnât des avis ou des avertissements au monarque. M. de Chabrol se refusa à cette inconvenance dans un pareil moment. La défection, la fuite, l'exil, le sang versé à Waterloo, la rentrée sur des provinces envahies et dans une capitale étreinte par quatre armées, étrangères, n'étaient-ils pas des avertissements assez éloquents par eux-mêmes, et convenait-il d'attrister encore cette réconciliation du roi et du peuple par des souvenirs ou par des pressentiments sinistres ? Fallait-il, d'ailleurs, intervertir ainsi les rôles, et donner au roi seul l'apparence de tous les torts, quand le peuple et l'armée en avaient eu au moins d'aussi reprochables ? Était-ce à ceux qui avaient laissé envahir la capitale et le trône par Napoléon de demander réparation à Louis XVIII, qu'ils avaient ainsi eux-mêmes abandonné, détrôné et proscrit ? M. de Chabrol se borna, au contraire, à énumérer les calamités que les cent jours de la présence de Bonaparte et de l'absence du gouvernement légitime avaient coûté à la patrie, et à solliciter pour tous les torts le pardon contenu dans l'âme d'un roi et d'un père, et pour tous les malheurs les oublis et les consolations nécessaires à tout réparer.

Louis XVIII, avec une convenance qui était le don de sa nature et l'inspiration de sa politique, répondit sans faire aucune allusion de reproche ou de vengeance à l'organe de la ville de Paris : « Je ne me suis éloigné de ma capitale qu'avec la plus vive douleur, j'y reviens avec attendrissement j'avais trop prévu les maux dont elle était menacée je viens pour les prévenir et les réparer. » Ces mots étaient la situation tout entière. Il y avait un reproche, mais attendri par la douleur une promesse d'intervenir entre la France et l'ennemi, pour tempérer, s'il était possible, la victoire une espérance de bon gouvernement.

Mais si Louis XVIII voulait adoucir l'expression des amertumes et des humiliations qu'un pareil retour au milieu des armées étrangères infligeait à la nation, il ne voulait pas dissimuler trop complaisamment au peuple la douleur sévère et le ressentiment patriotique qu'il éprouvait, en traversant sa capitale envahie et les provinces conquises par la, sédition des uns, par la faiblesse de tous. II referma promptement la glace de sa voiture, qu'il avait ouverte seulement pour prêter l'oreille au préfet de Paris, et il se composa pour tout le reste de la ville un visage majestueux et impassible où une teinte de colère se mêlait à une grande dignité. Il voulait que le peuple comprît qu'il rentrait sans haine, mais non sans souvenir de l'injure qui lui avait été faite. Il effaça toute larme de ses yeux, tout sourire de ses lèvres, toute banale paternité de ses gestes. On voyait qu'il ne voulait ni implorer l'accueil ni mendier le trône, mais reprendre avec un droit entier et avec une autorité sévère un règne interrompu par des factions. Ce sentiment, peint sur son visage, était compris du peuple, qui aime la fierté, même contre lui. Plus le roi montrait de réserve dans ses démonstrations, plus la foule multipliait et attendrissait les siennes. On eût dit que la population de Paris voulait arracher de son cœur la douleur qui le fermait et le .pardon qui devait en sortir.

 

VII

En approchant du palais par le Carrousel, l'entrée triomphale fut attristée davantage encore par la présence des troupes prussiennes qui campaient dans les cours et dans le jardin. Ce palais d'un peuple ressemblait à la prison de l'Europe. La garde nationale et la maison militaire du roi se hâtèrent de s'emparer des portes, des escaliers et des salles d'armes, pour masquer à la France et au prince cette douleur d'une habitation royale gardée au cœur de la capitale par des soldats du Nord. Le roi descendit de voiture sur le même perron d'où il était sorti, cent jours avant, à la lueur des torches de sa fuite, et où Napoléon avait été enlevé le lendemain et reporté au trône dans les bras de ses grenadiers. Il y fut reçu par ses serviteurs, qui, se précipitaient à ses genoux et qui arrosaient de larmes de joie le pan de son habit. Conduit par eux sur le balcon de la salle des Maréchaux qui ouvre sur le jardin des Tuileries, il y reçut, dans le cri unanime et passionné d'une multitude innombrable, le salut de son retour et la touchante réparation de son exil. Ce cri, renouvelé à chacun de ses gestes et prolongé autant que le jour, retint le roi et les princes jusqu'à la nuit tombante aux fenêtres de son palais. Le délire de cette foule d'élite, composée principalement de la population noble, riche', bourgeoise du quartier aristocratique, voisine du palais, s'exalta même jusqu'à l'oubli de toute convenance et de toute dignité nationale. Les joies d'un peuple ont leur cynisme comme ses fureurs. Les chants, les cris, les larmes, les gestes de cette multitude ne suffisant plus à exprimer son fanatisme, on vit, à l'exemple des peuplades sauvages, les femmes et les hommes des rangs les plus élevés et des noms les plus historiques de la France, former, comme les Israélites devant l'arche, des rondes et des bacchanales turbulentes, et danser les mains dans les mains, à la lueur des torches, devant le roi et sa cour. Toutes les fois que le prince, heureux mais las de ces démonstrations, se retirait du balcon pour conférer avec ses ministres et ses officiers, des vociférations fanatiques l'y rappelaient pour assister à de nouvelles démences de la joie publique. Le roi, entraîné lui-même par l'énergie de ces appels et par ces milliers de mains levées vers lui, fut forcé de descendre sur le perron du palais et de satisfaire de plus près cette soif insatiable de royalisme.

Cette joie attristait. Les âmes réfléchies ne reconnaissaient pas, à ces scandales d'amour de la société élégante et aristocratique de Paris, la convenance d'un peuple qui venait de périr dans son droit de souveraineté au 20 mars, dans sa gloire à Waterloo, dans son indépendance nationale la veille à Paris. Une résignation triste, un accueil tendre et réparateur, mais silencieux et réservé, eût été plus digne de la France devant son roi et devant l'Europe en armes. Mais il y avait des représailles dans ces délires. Le roi, qui en était témoin, dut réfléchir que les partis qui couvaient de telles joies pourraient bientôt couver d'autres vengeances, et lui demander des satisfactions de haines qu'il aurait de la peine à leur disputer.

 

VIII

Sa première nuit fut troublée jusqu'à l'aurore par les tumultes de ces folles manifestations. Il était plus roi que -jamais, car il 'était le roi du cœur de ce peuple. Mais ce peuple n'était plus à lui-même. Il était livré une seconde fois à l'invasion et aux vengeances de l'Europe armée. Il fallait à la fois apaiser, désarmer, congédier l'Europe et gouverner ce peuple, dans le sein duquel les cent-jours venaient de jeter les germes de division qui feraient de la seconde restauration non plus un règne seulement, mais un parti et un combat.

Le roi sentait profondément ces difficultés, mais il sentait aussi avec une intelligence très-pénétrante les avantages de sa seconde situation sur la première.

A son premier avènement, un an avant, il était inconnu de la France. Il se présentait au trône comme un candidat patronné par l'étranger. Il représentait dans l'imagination de la France un régime répudié et suranné, inconciliable peut-être avec les idées et les intérêts nés depuis son émigration. II succédait à un héros qui avait enivré la France de la gloire et de l'orgueil de ses conquêtes et qui venait de trébucher pour la première fois de la victoire et du trône. L'armée de ce conquérant, privée de son chef, mais intacte et prestigieuse encore, était un empire dans l'empire, un peuple prétorien avec lequel il fallait compter ou se retirer. Ses chefs, dignitaires, maréchaux, généraux, officiers, diplomates, sénateurs, courtisans même, étaient debout, unis, solidaires. Ils avaient fait leurs conditions avec la restauration et pouvaient la dominer ou la contraindre, s'ils ne la possédaient pas tout entière. Le parti ancien ou le parti du roi n'était reçu à sa suite qu'à titre de grâce et d'hospitalité jalouse par le parti survivant de l'empire. Ces deux partis se disputaient l'ascendant dans le palais, dans les faveurs, dans les emplois publics, dans l'armée. Faire prévaloir les royalistes, c'était désaffectionner les ambitieux de la cour, des camps, des administrations de Bonaparte ; faire prévaloir les bonapartistes, c'était désaffectionner les amis de la royauté antique et faire crier au scandale de l'ingratitude devant la haute noblesse, l'Église, l'émigration, l'Europe. Il y avait dans cette situation du roi, en 1814, des pièges et des abîmes qu'il était presque impossible d'éviter. Le roi n'était, en quelque sorte, que le fondé de pouvoirs de l'empire, le vice-roi de la révolution l'arbitre toléré entre les partis il n'était par lui-même qu'un conciliateur, un hôte du pays ; il n'était pas maître, il n'était pas roi.

 

IX

Le coup de foudre du 20 mars avait frappé son trône, il est vrai, mais il avait en même temps fait le jour dans la situation. Il avait nettement séparé, par une agression franche et irréconciliable, les éléments royalistes et napoléoniens. Il avait fait plus il avait rejeté du côté du roi, par réprobation contre l'attentat du 20 mars et par ressentiment contre les calamités nationales, suite de cet attentat, l'opinion des masses, indifférentes et indécises jusque-là. Le roi, qui n'avait été que subi ou accepté en 1814, était imploré et acclamé aujourd'hui par la presque unanimité de la nation. Lui seul pouvait se jeter utilement cette fois entre la France vaincue et l'Europe provoquée. Les services que seul il pouvait rendre le sacraient aux yeux de la nation. Il était innocent de ses malheurs ; il n'avait pas appelé Bonaparte, il n'avait pas appelé l'étranger. L'Europe s'était armée d'elle-même pour sa propre sûreté et non pour la cause de ce roi qui lui était indifférent. Il n'avait pas excité en France la guerre civile ; il ne s'était pas retiré dans la Vendée, soulevant derrière lui la moitié de son royaume contre l'autre. Il s'était abrité en Belgique, il était resté à la disposition des événements et de son peuple, spectateur affligé et impuissant, mais spectateur désarmé de la lutte de Bonaparte avec l'Europe. Bonaparte était retombé de lui-même sous le poids de sa propre faute et de sa propre impuissance. Un cri national de détresse avait rappelé Louis XVIII à Paris pour réparer les ruines accumulées par son antagoniste. L'armée avait renoncé à défendre la -nation, que son abandon avait livrée à l'étranger ; les chambres fermées ne représentaient plus rien qu'une faction vaincue et discréditée par sà défaite le pays se donnait au roi de sa pleine et libre volonté. C'était moins un règne qu'une dictature de salut public que cette situation faisait au roi. Il y trouvait le droit de retirer sa confiance aux hommes qui venaient de la tromper avec tant de déloyauté et tant d'éclat. Il pouvait être l'ami de ses amis, le roi de ses ennemis, l'arbitre absolu des partis et non plus le négociateur embarrassé entre les deux causes. En un mot, il avait transigé en 1814 ; en 1815 il allait régner. Trois mois de douleur et d'exil lui rendaient la plénitude du gouvernement dont il n'avait eu que l'ombre.

 

X

Seuls, deux dangers le menaçaient l'exigence, affranchie de toute pudeur, de l'Europe victorieuse, qui, en couvrant ses sévices et ses spoliations du nom du roi, associerait ainsi ce nom dans l'esprit du pays au ressentiment d'une nation conquise contre l'étranger ; et l'exigence, affranchie de toute mesure, du parti royaliste, impolitique et rétrograde de l'émigration, représenté dans sa cour par -le comte d'Artois, son frère, et servi dans les chambres et dans les provinces par une grande partie de la noblesse et du clergé, dont l'influence exclusive était redoutée du pays. Mais il espérait se tirer de la première de ces difficultés par le patronage de l'Angleterre, par l'amitié refroidie, mais facile à reconquérir, de l'empereur Alexandre, et par l'habileté consommée de M. de Talleyrand et il espérait prévenir la seconde par l'éloignement de M. de Blacas, par la confiance témoignée à Fouché, sacrifice dont la nation lui était témoin, et enfin par cette diplomatie personnelle et par cette sagesse proverbiale dont les années l'avaient doué. Il croyait fortement à sa propre habileté il avait l'instinct du gouvernement des temps difficiles, comme il en avait l'ambition naturelle dans un si haut rang. Spectateur et victime des révolutions, longtemps éprouvé et ballotté par elles, témoin des fautes et des ruines de Louis XVI, son frère, profondément convaincu de l'incapacité politique de son autre frère, le comte d'Artois dominant, par l'ascendant de l'esprit, de l'âge et du trône, ses deux neveux et sa nièce, il se croyait certain de faire sentir son inflexible supériorité à tous les partis, de contenir les uns en intimidant les autres.

Telle était l'opinion que Louis XVIII avait des autres et de lui-même, et cette opinion n'était pas sans excuse dans sa nature et dans son intelligence. Il avait la première condition d'un roi il affectait de croire dans la divinité de son droit, et il croyait véritablement en lui-même.

 

XI

Mais, bien que la seconde chute de Napoléon et le second anéantissement de la France eussent immensément aplani pour le roi les difficultés de régner, et bien que la France n'eût alors à choisir pour se relever du 20 mars qu'entre les Bourbons ou la mort, quelque chose trahissait même dans leur rappel l'incompatibilité qui existait depuis 1789 entre la France nouvelle et la dynastie de l'ancien régime. Louis XVIII rentrait dans le palais de ses pères, mais il y rentrait appuyé d'une main sur un évêque sécularisé, marié, transfuge de son Église, négociateur de la révolution en 92, ministre, favori, complice peut-être de Napoléon et appuyé de l'autre main sur un régicide révolté la veille contre lui, et qui ne lui rouvrait les portes de son palais qu'à la condition d'en chasser les amis de sa jeunesse, et d'y faire régner encore la révolution sous son nom.

M. de Blacas éloigné, 'Talleyrand et Fouché jugés nécessaires par le roi pour y représenter les garants de la révolution dans son conseil disaient assez quel était le vainqueur, quel était le vaincu, de l'esprit ancien ou de l'esprit moderne, même sur un sol occupé et dominé par un million d'ennemis. Ces deux hommes, placés par la destinée comme une dérision vivante aux deux côtés du prince légitime, humiliaient le triomphe. Ils ressemblaient aux insulteurs antiques placés derrière les ovations de Rome pour rappeler au vainqueur qu'il était homme, et au roi qu'il était amnistié. Louis XVIII avait assez d'intelligence pour comprendre ce symbole, assez d'orgueil pour le ressentir, assez d'ambition pour le subir, assez de sagesse pour l'interpréter dans son nouveau règne. Son conseil s'ouvrit en sa présence le lendemain.

 

XII

Trois hommes conspiraient déjà dans ce conseil du gouvernement royal les' uns contre les autres, s'associant un moment par une nécessité qui simulait la concorde des idées M. de Talleyrand contre Fouché, Fouché contre M. de Talleyrand, et le roi contre tous les deux. M. de Talleyrand avait trop de pénétration naturelle pour ne pas comprendre qu'en introduisant Fouché dans le conseil du roi il avait pris ce ministre au piège de son ambition, et que le scandale de sa situation l'engloutirait avant peu de temps. Il chargeait le temps de le débarrasser de ce rival.

Fouché, en effet, avait eu, en se précipitant dans le ministère du roi après sa rentrée, une étourderie d'ambition qui attestait en lui plus de manie d'importance que de vrai génie des situations. Son rôle, de quelque façon qu'on le juge, devait être fini aussitôt qu'il aurait replacé le roi sur son trône. Une grande individualité reléguée des affaires et décorée de quelque vain titre sans fonction, ou une grande ambassade dans une cour lointaine, étaient le seul avenir qui lui fût désormais permis. Sa récompense était dans la satisfaction d'amour-propre que sa supériorité d'audace et d'intrigue lui avait donnée sur trois époques proconsul sous la Convention, ministre sous le destructeur de la république, arbitre de deux règnes et maître de deux révolutions sous le second empire, mauvais génie de Napoléon, modérateur de la crise du 20 mars, restaurateur de ces Bourbons qu'il avait dédaignés et proscrits, nécessaire au roi après lui avoir été terrible, homme retiré de la scène où il ne restait plus rien à jouer que l'histoire.

Mais, pour étonner l'histoire par une intrépidité d'inconséquence de plus., il avait voulu être le ministre des Bourbons sans transition d'époque et de circonstances Fouché du lendemain rejetant insolemment son costume révolutionnaire et se retournant dans le costume de cour contre le Fouché de la veille. Outre que ce cynisme de versatilité dégradait l'homme et ne laissait d'alternative en le regardant qu'entre le rire et l'indignation, la situation qu'abordait Fouché était impossible au génie même de l'insolence et de l'intrigue. Elle devait en peu de jours s'écrouler sous lui.

S'il se rendait agréable aux Bourbons en servant leurs ressentiments et en se faisant l'instrument de leur politique, il devenait le prescripteur de ses propres complices, et par là même il perdait toute popularité et toute importance dans le parti de la révolution ; et s'il ménageait la révolution, l'empire et ses complices de 1793 et du 20 mars, il devenait à l'instant suspect au roi et à son parti. Dans ces deux hypothèses, il était perdu. Il se flattait sans doute de se maintenir en équilibre sur les deux factions qui allaient se disputer la France, de dominer le parti de la cour par l'intimidation du parti de l'armée, et de gouverner le parti de l'armée par l'intimidation du parti de la cour, montrant aux uns la révolution prête à renaître, aux autres la vengeance des royalistes prête à les anéantir, et se donnant ainsi l'apparence- de tout contenir par sa seule dextérité. Ce rôle eût été possible en 1814 pour un homme d'État, quand les armées étrangères s'étaient retirées, et que le roi restait seul et inconnu en face de son peuple. Il ne l'était plus en 1815, quand les puissances étrangères, présentes et armées autour du trône et sur tous les points du sol, répondaient au roi de la soumission de son peuple et de l'immobilité de la révolution. Ces puissances ne permettaient pas aux royalistes de craindre les mouvements d'opinion ou de démonstration révolutionnaires pendant qu'elles étaient campées pour plusieurs années sur le territoire et elles brisaient ainsi le levier simulé de Fouché dans ses mains. Le roi ne l'avait évidemment pris que comme parlementaire d'un moment entre lui et les restes de l'insurrection bonapartiste, décidé à le congédier aussitôt qu'il serait entré dans sa capitale, qu'il aurait licencié l'armée, proscrit les coupables, et raffermi son trône sous ses pieds. Par quel aveuglement d'esprit un homme aussi intelligent d'instinct et aussi expérimenté des réactions que Fouché put-il croire à la reconnaissance des cours, à sa propre nécessité et a la solidité du pouvoir d'un juge de Louis XVI dans le palais même de ce roi, et au milieu de ses frères, de ses neveux de ses vengeurs ? Cela ne s'explique par aucune combinaison d'un esprit sain. On ne peut l'expliquer que par cet esprit de vertige qui saisit à certains moments les ambitieux comme les rois, qui dérobe à leurs yeux ce que tout le monde voit clairement à côté d'eux, qui les prend dans leurs propres pièges, et qui les punit par leurs propres succès. Les grands vices n'ont pas plus le privilége de l'infaillibilité que les grandes vertus. Les hommes, même quand ils sont pervers, sont des hommes. Ils trébuchent dans leurs intrigues, trompés par leur cupidité, comme les meilleurs trébuchent dans leur candeur, trompés quelquefois par leurs vertus. Tout finit pour tous par une décadence ou par une chute, c'est la loi des choses humaines. Seulement, la postérité relève les uns dans son estime, et laisse les autres illustres encore, mais illustres par son mépris. Tel fut Fouché.

 

XIII

L'orgueil de son triomphe l'enivrait. Il continuait à parler du roi avec une légèreté et un dédain que ce prince ne pouvait ignorer, comme s'il eût joui d'humilier son maître. « Tout ce qu'ont fait les Bourbons jusqu'ici n'a été que le contre-sens des intérêts et de la gloire de la France. Ils voulaient placer la contre-révolution sur le trône, ils le veulent toujours, mais je suis là Je m'y opposerai de tout mon pouvoir. On a parlé de leur substituer un prince étranger Eh bien cela est vrai prince étranger, d'Orléans, régence, il n'y a rien que le parti constitutionnel ne préférât accepter des puissances à eux en ce cas, du moins, on aurait exigé que les droits du peuple fussent reconnus. On parle de guerre civile Si elle éclatait, les Bourbons n'auraient dans soixante départements qu'une poignée de royalistes à opposer à la masse du peuple. Tirez de mes paroles les conséquences que vous voudrez, ajouta-t-il en défiant l'indiscrétion de ses interlocuteurs, cela m'est indifférent ! »

Il se croyait sûr de retrouver dans une chambre nouvelle une majorité, sinon révolutionnaire, au moins constitutionnelle, qui lui servirait de point d'appui contre la cour, chambre qu'il gouvernerait par ses intrigues et par ses affidés, comme il avait fait de la chambre des cent-jours, et qui l'aiderait à intimider le royalisme et à dominer la cour et le roi.

M. de Talleyrand, qui avait besoin du même point d'appui contre les disgrâces plus éloignées, mais certaines aussi, dont il se sentait menacé par l'esprit de cour, sans contre-poids dans l'opinion avait les mêmes espérances dans une représentation du pays. Ces deux ministres, d'accord par cet intérêt commun agitèrent immédiatement dans le conseil du roi la question de la prompte convocation des chambres. Le roi lui-même était pressé de mettre une Assemblée nationale face à face avec les exigences de l'étranger, pour ne pas porter seul la responsabilité et l'impopularité des sacrifices et des rançons de la patrie.

 

XIV

Conserver les chambres existantes, c'était capituler avec la révolution et avec l'empire. Rappeler les chambres existantes en 1814 et expulsées par le 20 mars, c'était reconnaître encore l'autorité de l'empire, d'où elles émanaient, et retrouver parmi les députés et les pairs beaucoup de partisans de Napoléon réélus après le 20 mars, et qui avaient fait acte de proscription contre les Bourbons. Le roi ne pouvait consentir à replacer de sa propre main ses ennemis dans le corps législatif et dans la chambre toute militaire et tout impérialiste des pairs. En l'absence des prescriptions de la charte, des ordonnances réglèrent tout, sauf à les faire régulariser et consacrer en lois de l'État par les chambres elles-mêmes aussitôt qu'elles seraient réunies.

La chambre des pairs de 1814 fut maintenue pour tous ceux de ses membres qui n'avaient pas siégé dans la chambre des pairs de Napoléon pendant les cent-jours. La chambre des députés de 1814 et la chambre des représentants de 1815 furent dissoutes. La pairie, à l'avenir, fut, malgré l'opposition du roi, déclarée héréditaire. Vaine institution de l'Angleterre aristocratique et féodale chez un peuple qui avait fait la révolution pour supprimer les castes, et qui rétablissait ainsi des privilèges dans une législature par droit de naissance, et non par droit d'élection royale et populaire et de capacité personnelle !

Fouché et M. de Talleyrand ne virent dans cette disposition qu'un moyen de lier d'avance les mains au roi, et d'empêcher les ministères futurs vendus à la cour de posséder la chambre des pairs par l'appât de la pairie transmise, à la volonté du roi des pères aux fils. Ils y virent surtout l'avantage pour eux de nommer eux-mêmes les nouveaux pairs, de les choisir parmi les hommes de la révolution ou de l'empire, et de se faire ainsi une clientèle puissante dans le corps politique le plus élevé après le roi. Le roi, qui tremblait sans motif devant l'ombre de la révolution et de la guerre civile dont Fouché et M. de Talleyrand l'effrayaient pendant les premiers jours de son règne encore contesté, céda tout. Il aliéna ainsi d'avance une partie de sa prérogative et de sa liberté.

D'autres ordonnances déterminèrent le mode de l'élection des députés. On divisa les électeurs en comices de département et en comices d'arrondissement. Les comices d'arrondissement présentaient les candidats aux comices de département, qui choisissaient parmi ces candidats la moitié des députés. Cette élection à deux degrés devait assurer une représentation à la fois plus locale et plus générale. C'était un gage de notoriété et de présomption de capacité demandé par la, loi aux représentants du pays. Mais la propriété et l'impôt étaient toujours le titre au droit d'élire et d'être élu. Trois cents francs d'impôts étaient exigés des électeurs de département. Les ministres, pour flatter l'armée et pour introduire un élément nouveau et supposé libéral dans l'élection, avaient admis dans les comices de département les hommes décorés de l'ordre de la Légion d'honneur, milice civile et militaire de l'empereur. Les chambres étaient convoquées pour le 24 septembre.

 

XV

L'armée, sous le commandement de Davoust, se retirait et se cantonnait en murmurant, mais pacifiquement, derrière la Loire. Elle semait dans tous les départements qu'elle traversait et qu'elle occupait le remords du patriotisme et du bonapartisme vaincus et proscrits en elle. Les populations plus éloignées du théâtre et plus indifférentes aux dangers qui avaient menacé Paris attribuaient au roi et aux royalistes les revers et les rigueurs dont ils étaient innocents.

En voyant ces beaux régiments encore intacts et dont la masse, les chevaux, l'artillerie avaient l'aspect d'une force indomptable, mais triste et condamnée à l'immobilité par la trahison, les villes et les campagnes ne comprenaient pas que ces milliers de soldats, intrépides phalanges ferventes encore du fanatisme pour l'empereur, eussent reculé d'elles-mêmes devant les armées dix fois supérieures en nombre de la coalition, et livré la capitale, le trône et le sol tt l'ennemi. Elles croyaient ou affectaient de croire que cette capitulation qui exilait l'armée dans leurs provinces était une lâche entente des Bourbons avec l'étranger, et une expiation de la gloire de la France imposée par ceux qui voulaient l'avilir, la rapetisser et la désarmer pour la posséder.

Des symptômes d'insurrection militaire et d'agitation civile éclataient sous les pas de cette armée dans vingt départements. Elle semblait à chaque instant prête à entraîner les populations ou à se laisser entraîner par elles et à renouveler la guerre. Les généraux étaient en correspondance avec Paris.

Davoust, quoique résolu à se soumettre à la nécessité, maintenait à peine ses lieutenants dans le devoir. Son quartier général était une sorte de gouvernement militaire négociant avec le gouvernement civil. Encouragé secrètement dans ses exigences par les insinuations de Fouché et de ses amis, il faisait ses conditions et celles de l'armée. Il adressait au gouvernement du roi des sommations par l'intermédiaire de trois négociateurs laissés par lui à Paris, en se retirant, pour traiter des intérêts de l'armée, comme il aurait traité des intérêts séparés d'une province ou d'un empire dans l'empire.

Ces trois généraux étaient Gérard, Kellermann, Haxo, tous trois renommés pour leurs talents et leur patriotisme. Ils transmettaient au gouvernement les vœux et l'opinion de l'armée, à l'armée les désirs plutôt que les ordres du gouvernement. On s'observait, on se craignait réciproquement. On négociait l'obéissance au lieu de l'imposer. Le maréchal Davoust ressemblait à ces généraux de Rome à la tête de légions indécises, n'obéissant qu'aux ordres qu'ils avaient imposés au sénat. Davoust cependant subissait en réalité ce rôle plus qu'il ne le briguait. Touché des malheurs de sa patrie et convaincu qu'un renouvellement de la guerre, bien que favorable à sa popularité et à son nom, ne serait qu'une prolongation de l'agonie de la France, il s'employait, en sauvant les apparences, mais avec une sincère abnégation, à pacifier l'esprit de l'armée et à dompter par les concessions sa colère.

 

XVI

Ses ordres du jour d'Orléans et de Tours attestaient ces efforts pour assoupir l'animation des chefs et des soldats. « Les commissaires, 'disait-il aux troupes, donnent l'assurance qu'une réaction ne sera pas à craindre, que les passions seront dominées, les hommes respectés, les principes sauvés qu'il n'y aura point de destitutions arbitraires dans l'armée, que son honneur sera à couvert. On en a pour gage, ajoutait-il, la nomination du maréchal Saint-Cyr au ministère de la guerre, celle de Fouché au ministère de la police. Ces conditions sont acceptables. L'intérêt national doit réunir franchement l'armée au roi. Cet intérêt exige quelques sacrifices, faisons-les avec une énergie modeste. L'armée intacte, l'armée unie, deviendra au besoin le centre de ralliement des Français et des royalistes eux-mêmes ! Unissons-nous, serrons-nous, ne nous séparons jamais, soyons Français ! Ce fut toujours, vous le savez, le sentiment qui domina mon âme. Il ne me quittera qu'avec mon dernier soupir ! »

De si nobles paroles étaient entendues de la masse de l'armée. Elle commençait à sentir sa faute et à s'affliger des malheurs qu'elle avait déversés sur la patrie. Elle y répondait par un grand acte de repentir et de soumission, remis par les chefs de corps aux commissaires et par les commissaires au maréchal pour être envoyé par le généralissime au roi.

« Sire, disait cette patriotique résignation de l'armée au trône, pleine de confiance dans votre générosité, résolue à prévenir, en se ralliant à vous, la guerre civile, et à ramener par son exemple ceux de vos sujets que les circonstances auraient éloignés de vous, l'armée se flatte que vous accueillerez sa soumission avec bonté, et que, jetant un voile sur ce qui s'est passé, vous ne fermerez votre cœur à aucun de vos enfants. »

Cet acte honora l'armée et attendrit le roi et la France. Le lendemain, le maréchal Davoust, osant davantage, imposa à l'armée soumise le changement spontané de ses drapeaux.

« Soldats, dit-il, il vous reste à compléter l'acte de soumission que vous venez de faire par un acte pénible, mais nécessaire, d'obéissance ! Arborez le drapeau blanc ! Je sais que je vous demande là un grand sacrifice ! Depuis vingt-cinq ans, nous tenons tous à ces couleurs que nous avons portées. Mais ce sacrifice, l'intérêt de la patrie nous le commande. Je suis incapable, soldats, de vous donner un ordre qui serait contraire à l'honneur. Conservez à la patrie une nombreuse et brave armée ! »

 

XVII

On comprenait, sans qu'il les achevât, les derniers mots du généralissime. Le roi était déjà opprimé et même insulté dans Paris par les insolentes représailles de Blücher.

Le pont d'Iéna, en face du champ de Mars, dénoncé par ce barbare à ses soldats, miné, chargé de poudre pour ensevelir avec le nom de ce monument le nom de la bataille qui avait anéanti la Prusse, n'avait été sauvé que par la supplication du roi à l'empereur Alexandre, et par l'affectation, plus théâtrale que sensée, que le roi avait affichée en menaçant d'aller se placer lui-même sur ce pont, à l'heure de l'explosion, afin de périr avec un monument de son royaume couvert de sa majesté et de sa vie.

Les monuments des arts, bronzes, marbres, tableaux, statues, chars antiques, dépouilles des nations, des capitales, des palais, des musées, des bibliothèques de l'Europe, accumulés dans le Louvre et sur nos places publiques par la victoire, étaient revendiqués et repris en plein jour, à main armée, par les soldats des peuples et des princes sur qui ils avaient été conquis. La conquête enlevait ce qu'avait enlevé la conquête. Ces trophées repassaient de Paris à Rome, à Florence, à Vienne, à Berlin, à Turin, à Madrid. Ce n'étaient pas des propriétés, c'étaient des dépouilles. La vicissitude du sort faisait tout le droit des possesseurs. L'impartiale équité ne pouvait accuser légitimement les anciens propriétaires de ces chefs-d'œuvre de les ressaisir et de rapporter à leurs capitales et à leur patrie les trésors qui leur avaient été ravis. L'épée avait été le seul titre, elle était à son tour, non un talion, -car on respectait les propriétés françaises et les monuments nationaux, mais la restitution violente des dépouilles. La conscience le sentait ; mais l'orgueil national murmurait jusqu'à faire craindre un soulèvement désespéré dans Paris.

Le génie aussi artiste que militaire de la France s'était attaché à ces toiles, à ces marbres, à ces bronzes, avec plus de passion et avec une passion plus noble qu'à des trésors et à des territoires. Il lui était moins amer et il lui semblait moins humiliant de céder des provinces et des royaumes que des tableaux ou des statues. Le peuple croyait qu'on lui saccageait. ses foyers, et que son mobilier national, troqué à l'encan entre des soldats barbares, allait attester à jamais à l'Europe sa défaite et son humiliation. Les peintres et les statuaires s'indignaient. La poésie pleura dans les élégies à la fois tristes et vengeresses de Casimir Delavigne, appelées Messéniennes, la dévastation du Louvre et l'émigration des déesses et des dieux de pierre.

M. de Talleyrand avait trop le sentiment de la situation et l'habitude de discuter les questions de droit public pour contester aux alliés cette restitution qu'ils se faisaient de leurs propres mains. Il n'aurait eu que des sophismes à opposer à des raisons. Il ferma les yeux pendant l'enlèvement de ces dépouilles. Il méprisa les murmures du peuple, et, comme s'il eût dédaigné de s'émouvoir pour si peu, il affecta de répondre à ceux qui venaient l'avertir de l'émotion de la capitale et le prier d'intervenir au nom de la France et du roi : « Ce n'est pas là mon affaire ! » Il avait raison ; résister était impossible, supplier était lâche, gémir était humiliant il n'y avait qu'a se taire et à détourner les yeux.

 

XVIII

Mais les alliés, une fois en masse dans Paris et couvrant successivement les provinces de leurs corps d'armée imposaient des subsides, frappaient les villes et les campagnes de réquisitions de toute nature, spoliaient pour l'usage de leurs corps les caisses publiques, opprimaient, épuisaient, dévastaient les foyers des riches et des pauvres. Les Prussiens surtout, soit qu'ils eussent plus à venger des démembrements et des spoliations de leur patrie, soit que ce peuple, plus soldatesque que les autres races germaniques, ait dans sa nature plus de cette âpreté de l'oppression et de l'exaltation qu'on contracte dans les camps, se signalaient, comme en 1814, par des sévices et par des brutalités qui rendaient leur occupation plus redoutée et leur nom plus odieux en France. Ils avaient imposé cent millions en argent à la ville de Paris le jour de leur entrée. Les préfets nommés par le roi, les maires des villes et des villages, ne pouvaient couvrir leurs départements, leurs villes et leurs villages, contre leurs exigences insatiables et leurs déprédations. Ils traitaient la France, quoique réconciliée par la convention de Saint-Cloud et par la présence du roi, en pays conquis. Ils ne voyaient pas en elle le royaume d'un roi leur allié, mais la dépouille de Napoléon, leur ennemi. Ils portèrent la main sur plusieurs préfets qui osèrent leur résister avec une courageuse indépendance ; ils les firent prisonniers et les enlevèrent a leurs provinces. Un cri unanime de douleur, de détresse et d'indignation, s'élevait vers le roi de toutes les provinces occupées par eux et par les Autrichiens moins acerbes, pour implorer sa protection ou pour menacer de l'insurrection du désespoir.

Le duc de Wellington, plus modeste dans la victoire et plus réservé dans l'occupation, contenait les Anglais hors de Paris dans une discipline respectueuse pour les foyers des citoyens et pour l'autorité du roi, qu'il voulait populariser en la rétablissant. Il agissait en allié avec Louis XVIII, après avoir agi en vainqueur avec Napoléon. Il n'outrageait pas, il consultait même souvent ; il soutenait le gouvernement du roi contre les brutalités de Blücher. Malgré ses observations, ce général menaçait de s'emparer des fonds du trésor et de porter la main sur les caisses publiques, si la ville de Paris ne lui payait pas les cent millions dont il l'avait frappée en y entrant. La présence de son roi et de l'empereur de Russie, arrivés enfin à Paris, contint les représailles du général prussien.

L'impôt de guerre à la Prusse fut réduit de dix millions sur Paris. Mais Blücher avait pillé les manufactures d'armes de Versailles ; et des maisons particulières de cette résidence royale avaient été saccagées par ses soldats.

 

XIX

Pendant cette concentration des généraux en chef et des souverains à Paris, l'Europe, que le 20 mars avait mise tout entière sous les armes et en mouvement, continuait à déborder de toutes les frontières sur le territoire. Nos provinces pouvaient à peine contenir' ce reflux des nations, pressées de venir, même après la lutte terminée, se venger de la terreur que le débarquement de Napoléon avait inspirée au monde. Les alliés se partageaient l'espace sur le sol. Les Anglais, les Belges, les Hollandais, les Hanovriens, s'étaient distribué toutes les villes et toutes les provinces qui s'étendent entre Paris et la frontière de Belgique. Les Prussiens campaient en masse dans Paris, et refluaient de là entre la Loire et l'Océan. Les Autrichiens, les Bavarois, les Wurtembergeois, étaient cantonnés dans la Bourgogne, le Nivernais, le Lyonnais, le Dauphiné. L'armée autrichienne et piémontaise d'Italie était descendue en Provence et dans le Languedoc. Les Russes couvraient de leurs nombreux corps d'armée la Lorraine et la Champagne les Saxons et les Badois, l'Alsace les Hongrois, les bords de la Méditerranée les Espagnols, les flancs des Pyrénées françaises, la Navarre et le Roussillon. Jamais, depuis les grandes invasions des barbares qui avaient refoulé les populations primitives en les remplaçant sur le sol, une telle inondation des nations en armes n'avait submergé le territoire français. Les plaintes du peuple s'élevaient de toutes parts contre l'homme dont l'impatience de reconquérir le trône avait rouvert ces écluses de peuples et donné au monde le prétexte de ce débordement universel.

 

XX

Le roi, avec un territoire ainsi envahi sous les pieds, avec sa capitale occupée par les armées étrangères, ainsi que tous ses grands centres d'énergie, comme Lyon, Strasbourg, Lille ; et avec un peuple divisé d'opinions ; épuisé d'or et de sang, désarmé, expulsé de ses forteresses, insurgé dans le Midi et dans l'Ouest pour sa cause, frémissant dans l'Est et derrière la Loire pour la cause de son ennemi, le roi ne pouvait que gémir et subir.

Un acte d'énergie désespéré pouvait, disait-on, le jeter lui-même au sein de l'armée de la Loire, qui, recrutée par les Vendéens et confondant en un seul patriotisme les deux drapeaux, aurait imposé respect et modération aux alliés. Mais ce plan, rêvé par quelques généraux de l'armée de la Loire et par quelques chefs vendéens pressés de prendre leur part de patriotisme dans les calamités de la France, n'était qu'une chimère qui s'évanouissait à la première réflexion. Abandonner Paris, c'était abandonner le trône. Après avoir quitté les trois quarts des provinces françaises et la capitale, il fallait les reconquérir sur plus d'un million d'étrangers, maîtres des places fortes, des armes, des trésors, des impôts. Avec quelle force le roi pouvait-il tenter une telle entreprise ? Avec quarante ou cinquante mille hommes, débris de l'armée de Napoléon, et avec quelques milliers de paysans bretons pour auxiliaires. Et à supposer un succès impossible, dans quel état le roi aurait-il retrouvé son royaume, ravagé et mis en pièces par ces millions d'ennemis ! La France entière eût été changée en un champ de bataille après la lutte. C'était lui proposer l'incendie de son royaume par sa propre main. Rien n'était possible pour le roi après Waterloo et la soumission de Paris, que de se retirer du trône pour ne pas assister à l'oppression de son royaume, ou de traiter en son propre nom et au nom de son peuple avec les alliés, pour réduire la rançon et adoucir les rigueurs inséparables de l'occupation rôle triste, mais nécessaire, dont la nation sentait la nécessité, excusait les rigueurs, et remerciait au fond de l'âme son malheureux roi.

 

XXI

Mais la présence de cette armée de Napoléon, quoique soumise maintenant au roi, réunie sur un seul point du royaume, derrière un grand fleuve, adossée à des provinces belliqueuses, comme la Bretagne et l'Auvergne, alarmait néanmoins encore les puissances. Le conseil des souverains exigea du roi son licenciement.

« Le traité d'alliance conclu à Vienne entre les puissances ; écrivit le plénipotentiaire russe, M. de Nesselrode, à M. de Talleyrand, a été conclu contre Bonaparte et ses adhérents, et surtout contre l'armée française, dont l'ambition désordonnée et la soif insatiable de con- quêtes ont plusieurs fois troublé l'Europe. Déterminés par le besoin de la paix universelle, l'empereur de Russie et ses alliés font une condition impérative du licenciement de cette armée, autant dans l'intérêt du roi de France que dans l'intérêt du repos des peuples. »

Le roi, qui ne pouvait voir dans l'armée de Bonaparte qu'un reste de prétoriens où se perpétuerait le fanatisme de son compétiteur au trône, et l'opposition à sa race et à son règne, devait désirer vivement lui-même le licenciement de cette armée, et sa transformation en une armée territoriale et royaliste. Il se hâta d'obtempérer à l'injonction des puissances, conforme en tout à ses propres intérêts. Le licenciement de l'armée de la Loire fut prononcé. Les régiments furent organisés en quatre-vingt-six légions départementales de trois bataillons, et en cinquante-deux régiments de cavalerie et d'artillerie. Pour détruire l'esprit de corps, cette tradition inextirpable des troupes qui survit aux hommes, et qui revit dans le drapeau et dans le nom des cadres armés, chacune des légions dut être composée de soldats nés dans le département dont la légion portait le nom, moyen excellent d'étouffer le bonapartisme dans ces corps et de lui substituer l'esprit de la contrée à laquelle ils appartenaient. C'était un moyen habile d'avoir des légions royalistes au moins dans le Midi et dans l'Ouest, mais un élément certain aussi de guerre civile en cas de conflit d'opinion entre les différentes parties de la France ; une institution funeste encore sous un autre rapport, parce qu'elle était dans son essence plus fédérative que nationale, et parce qu'en créant l'esprit de province dans les membres de l'armée, elle tendait à affaiblir l'esprit d'unité nationale, qui en fait la force contre les factions et contre l'étranger.

Le maréchal Macdonald fut chargé du licenciement et de la réorganisation de l'armée.

 

XXII

Il était urgent avant tout de fixer dans un traité de paix définitif la situation de la France et du roi devant les puissances. Jusqu'à ce que ce traité fût discuté et signé, la France n'existait qu'à l'état de pays conquis, le roi n'existait qu'à l'état de commissaire officieux entre son peuple et l'Europe. M. de Talleyrand, heureux d'échapper aux difficultés du gouvernement intérieur laissé à Fouché, s'absorba tout entier dans cette négociation, principale préoccupation du roi. On reprit à Paris le congrès de Vienne, interrompu par le 20 mars et aggravé par Waterloo.

Les conférences diplomatiques entre M. de Talleyrand et les plénipotentiaires européens s'ouvrirent chez lord Castlereagh, principal ministre de l'Angleterre, à qui la déférence des souverains pour le vainqueur de Waterloo laissait la direction prépondérante des négociations. M. de Talleyrand, le duc de Wellington, lord Castlereagh, M. de Metternich, M. de Weissemberg, M. de Hardenberg, M. de Humboldt, le prince llasoumowski, M. de Nesselrode, M. Capo d'Istria, M. de Gentz, publiciste allemand, M. Pozzo di Borgo, et quelques-uns des généraux les plus versés dans le secret politique de leurs cabinets respectifs s'y réunissaient plusieurs heures chaque jour.

On commença par régulariser par des conventions les exigences arbitraires jusque-là, et les départements assignés aux différents corps d'armée sur le territoire. On délibéra ensuite sur le sort de Napoléon, qui était encore alors en indécision dans les rades britanniques. Il fut déclaré prisonnier de guerre de l'Europe, sa garde remise à l'Angleterre, son séjour fixé à l'île Sainte-Hélène. La paix entre la France et l'Angleterre fut à l'instant rétablie. La Grande-Bretagne n'ayant déclaré la guerre qu'à Napoléon seul, il emportait avec lui la cause de guerre.

M. de Talleyrand, pour caresser un noble sentiment d'humanité dont l'Angleterre avait pris l'initiative sous l'inspiration religieuse de Wilberforce et de ses philosophes, admit, au nom de la France, le principe de l'abolition de l'infâme commerce des noirs.

 

XXIII

On se demanda ensuite si les alliés avaient fait la guerre pour la conquête ou pour le rétablissement pur et simple de l'ordre européen, troublé par Napoléon. Les grandes puissances, plus généreuses, consentirent à admettre ce principe. Les petites, plus envieuses et plus ambitieuses, le contestèrent. Les Pays-Bas demandaient la restitution de l'Alsace, de la Lorraine, de la Flandre et dé l'Artois à leurs anciens possesseurs. « La conquête, disaient-ils, à le droit de revenir sur la conquête. »

La Prusse appuya les Pays-Bas par l'organe de M. de Humboldt. Elle exigeait la cession de Montmédy, Metz, Sarrelouis, Thionville,

M. de Metternich demandait au nom de l'Autriche une indemnité territoriale, une garantie de sécurité permanente, une forme de gouvernement conciliable avec les gouvernements limitrophes, des mesures de police militaire momentanées pour réprimer les tentatives de l'armée. Le roi de Sardaigne revendiquait la Savoie, laissée à la France par le traité de 1814. L'Angleterre et la Russie ne demandaient rien.

On se réduisit, sur leur représentation amicale, à exiger la démolition d'Huningue, une indemnité de six cents millions pour frais .de guerre, de deux cents millions pour construire des places fortes nouvelles contre les agressions futures de la France, une occupation pendant sept ans d'une zone française par cent cinquante mille hommes de la coalition, entretenus aux frais de la France, et commandés par un général nommé de concert par les alliés ; enfin un démembrement important du côté du Nord, au profit des Pays-Bas, par la cession de Condé, Philippeville, Givet et Maubeuge.

 

XXIV

M. de Talleyrand s'appuyait sur la bienveillance impartiale de lord Wellington pour combattre l'exagération inique et injurieuse de ces conditions. Le roi agissait lui-même personnellement dans des entretiens particuliers auprès de l'empereur d'Autriche, du roi de Prusse, de l'empereur Alexandre surtout, le plus généreux et le plus influent des princes de la coalition. Il faisait agir de plus sur le cœur de ce prince l'influence mystique de madame de Krudener, cette sibylle chrétienne, qui remplaçait dans l'âme de l'empereur de Russie les ambitions humaines par des aspirations religieuses à la fondation d'un ordre intellectuel et moral en Europe.

Lord Wellington et l'empereur Alexandre intercédèrent noblement pour que l'Europe n'abusât pas trop sévèrement de la victoire contre un prince innocent de l'attentat de Napoléon, et contre une nation subjuguée par son armée, qui avait subi plus que conspiré cet attentat. L'ultimatum des puissances, auquel la Russie et l'Angleterre crurent devoir adhérer par égard pour leurs alliés plus que par exigence contre la France, fut couvé entre elles, et caché, pendant plus d'un mois, à M. de Talleyrand et au roi. Il éclata enfin au commencement de septembre. Il était écrasant pour le roi. C'étaient les conditions à peine adoucies que nous avons énumérées plus haut un démembrement partiel, une amende d'un milliard, une occupation de sept ans, la France rachetée du partage par le désarmement, la ruine, la honte, et le rachat signé par un roi qui, en rachetant son pays, semblait ainsi racheter son trône aux dépens de son peuple.

Louis XVIII versa en secret des larmes amères. Il cacha mal son désespoir à ses familiers. « Ma place, s'écriait-il souvent, serait à Hartwell ou à l'armée de la Loire. Mes alliés me perdent en affectant de me sauver. » Si ce prince eût écouté ce noble désespoir de son âme, et s'il eût remis aux alliés un trône trop cher au prix qu'on lui demandait, il eût perdu ce trône pour quelques jours peut-être mais l'Europe embarrassée et la France émue lui auraient rendu son royaume à de plus dignes conditions. Les inspirations de l'honneur sont les seules sûres dans des extrémités semblables. Se déclarer prisonniers de l'Europe valait mieux pour Louis XVIII et pour sa famille que de paraître complices dans l'avilissement et dans la spoliation de leur pays.

 

XXV

Au lieu de s'irriter contre lui-même, il conçut un profond ressentiment de l'impuissance ou de l'inhabileté de M. de Talleyrand. L'insuccès est facilement un crime pour les hommes d'État comme pour les hommes de guerre. D'ailleurs M. de Talleyrand pesait secrètement sur l'amour-propre et sur la dignité de Louis XVIII. Cet homme d'État était une nécessité, mais une nécessité onéreuse et importune. La supériorité de M. de Talleyrand se déguisait trop peu dans le conseil pour ne pas offusquer un peu la supériorité du roi.

M. de Talleyrand était d'une haute naissance ; il y avait du grand seigneur dans le ministre et de la condescendance dans ses services. Il se souvenait et il faisait souvenir le roi que c'était par sa main qu'il était monté au trône. Les avis qu'il donnait au conseil étaient brefs et impérieux. Il ne discutait pas, il prescrivait. Plus expérimenté des hommes et des choses modernes que Louis XVIII, plus accrédité auprès des souverains étrangers et de leurs ministres que le roi, il exerçait, par son ascendant imposé, plutôt un patronage qu'un ministère. Les pouvoirs étaient dans son nom plus que dans son titre de président du conseil. Le roi, obligé de le ménager à cause de sa capacité présumée dans les affaires, n'était pas fâché de trouver cette capacité en faute de rejeter aux yeux de la foule les malheurs de la négociation sur le négociateur, et de paraître forcé par l'intérêt de l'État de congédier un ministre qui rappelait trop un maire du palais.

 

XXVI

D'ailleurs, il faut en convenir, M. de Talleyrand, si utile au congrès de Vienne comme négociateur, n'avait montré ni en 1814, ni depuis le second retour du roi en 1815, comme ministre, aucune de ces hautes aptitudes qui font l'homme d'État dans les pays constitutionnels. Il n'avait ni l'initiative, ni l'activité, ni la parole, ces trois nécessités des gouvernements parlementaires. Le laisser-faire, l'indolence superbe, le silence intelligent, étaient sa nature, son habileté, sa tactique. Or, ces trois vertus de la paresse d'esprit, excellentes dans les temps où le vaisseau de l'État orienté vogue de lui-même, étaient insuffisantes dans ces temps d'orage où il faut trouver la route et manœuvrer souvent entre les écueils et contre les vents. Il y a des moments où il faut saisir le temps et entraîner les opinions de vive force. M. de Talleyrand aimait à dormir et à compter sur cette force occulte des choses, qui fait beaucoup, mais qui ne fait pas tout. Les bénéfices du temps indolemment attendus et habilement recueillis étaient, au moins pour la moitié, dans sa renommée d'habileté.

Aucun homme n'avait plus dérobé sa renommée à la Providence. Lorsque le temps agissait pour lui par la main active de Napoléon, c'était bien. Mais depuis que l'esprit de cour dans le palais et l'esprit de faction dans les partis décomposaient l'esprit national sous les yeux et sous la main d'un gouvernement assoupi, c'était mal. Le ministre assistait à la décadence du trône et du peuple, et en n'imprimant aucun mouvement décisif au gouvernement, il le lais-. sait inévitablement submerger par des vices intestins qui corrompaient tout, et par des difficultés extrêmes qui montaient toujours. La nature ne l'avait pas non plus doué du courage de la tribune et du don de la parole devant les hommes rassemblés. Il avait toujours eu besoin d'un homme devant lui, souffleur plus qu'acteur dans les grands drames politiques auxquels il avait assisté. Sans foyer dans l'âme, sans chaleur de discours et sans passion, comment aurait-il brûlé, échauffé, passionné une réunion d'hommes ? L'impartialité n'est jamais éloquente, car l'éloquence n'est que le contre-coup de la conviction. La tribune n'aurait donc fait que poser plus haut son infériorité devant les oppositions ou devant les partis. Or, l'heure de la tribune allait sonner, les élections se préparaient, les brigues se formaient, la France allait recouvrer la voix. Le roi sentait que celle de M. de Talleyrand serait muette devant les interpellations qui ne pouvaient manquer de s'élever. M. de Talleyrand, lui-même, devait être intimidé du nouveau rôle que les chambres allaient lui imposer. Ce rôle, il n'avait pas pu l'aborder dans la vigueur de sa jeunesse et de son ambition à l'Assemblée constituante. Il s'était effacé derrière Mirabeau. Comment l'aborderait-il aujourd'hui ? de quel prestige n'allait-il pas s'exposer à déchoir ? Il aimait mieux tomber à propos par le mécontentement du roi que de tomber quelques jours plus tard devant sa propre insuffisance.

Tels étaient les motifs qui faisaient désirer au roi la retraite de son premier ministre et qui alanguissaient M. de Talleyrand lui-même. Il y en avait un autre, encore inaperçu dans la cour, mais déjà puissant sur le cœur du roi. C'était le goût subit, vif et profond qu'il prenait depuis quelques jours pour un nouveau favori, car on ne peut donner un autre nom au sentiment qui l'entraînait vers un jeune homme à peine entrevu, déjà nécessaire. Ce jeune homme était M. Decazes.

 

XXVII

Louis XVIII, comme les princes nés près du trône, élevés dans les lisières, dans les mollesses d'éducation et dans les étiquettes des cours qui séparent l'homme des rudes contacts de la vie commune, avait quelque chose de féminin dans le caractère. La virilité de tendresse que les infirmités enlevaient à son corps manquait à son âme. II n'en avait pas assez pour l'amour, ce luxe de force des grandes natures ; il en avait assez pour l'amitié. Ses amitiés, par leur concentration et par leur fidélité, allaient facilement jusqu'à la passion et au favoritisme. Il les honorait par sa constance.

Après quelques femmes qu'il avait cultivées plus qu'aimées dans sa jeunesse et, entre autres, la marquise de Balby, femme éblouissante d'esprit plus encore que de beauté, M. d'Avaray et M. de Blacas avaient été des témoignages de cette obstination dans ses amitiés. M. d'Avaray, qui justifiait ce sentiment par sa grâce et par sa douceur, M. de Blacas qui le justifiait par sa fidélité, lui avaient été enlevés, l'un par la mort, l'autre par l'impopularité à laquelle il avait fallu le sacrifier, à moins de renoncer au trône.

Madame de Balby existait encore, mais elle avait vieilli, et des ressentiments intimes, nés dans l'émigration, semblaient l'avoir éloignée pour toujours de la cour et du cœur du roi. Il n'avait donc aucune amitié domestique dans ce palais où il avait autrefois répandu son âme et son esprit sur des confidents aimés, de ses peines de cœur, de ses ambitions politiques, de ses travaux littéraires. Il ne pouvait pas retrouver dans la famille dont il était entouré ces amitiés, ces sûretés de confidences, ces épanchements. Il croyait être et il était en effet très-supérieur d'intelligence et de vues aux membres de sa maison.

Il aimait beaucoup sa nièce, madame la duchesse d'Angoulême, mais elle était froide, réservée, contenue et élevée dans l'horreur, bien naturelle à la fille de tant de chères victimes, contre ces pactes et ces transactions avec la révolution et les hommes de la révolution que le roi était forcé de justifier par la politique et de subir. Sa présence lui était souvent un reproche muet, surtout depuis qu'il avait MM. de Talleyrand et Fouché dans ses conseils. On n'aime pas longtemps ce que l'on redoute.

Son neveu, le duc d'Angoulême, lui était plus agréable par la gravité modeste, l'attitude de disciple respectueux de sa sagesse sur le trône, la douceur et l'obéissance de son caractère. C'était, disait-il, son Germanicus. Mais l'intelligence du duc d'Angoulême, moins élevée que son âme, était trop inférieure à celle de son oncle pour que le roi pût faire de ce neveu une société d'esprit.

Le duc de Berry, son autre neveu était spirituel et brave ; mais léger, brusque, emporté, par la passion de son âge et par l'oisiveté de sa vie, vers les plaisirs. Le roi le laissait jouer avec ses goûts militaires et avec ses caprices de cœur ; il en faisait, disait-il, l'Alcibiade de sa dynastie, il le livrait à l'admiration et à la malignité de la jeunesse.

Les princes de la maison de Condé étaient, ou surannés. ou nuls, relégués avec quelques vieillards et avec quelques femmes dans leur cour posthume, dans leurs chasses et dans leurs festins de Chantilly.

Le duc d'Orléans aurait eu plus de conformité de vues, plus d'égalité d'esprit avec le roi, plus d'attrait pour ses opinions ; mais il était pour la maison royale un souvenir vivant de son père si funeste à la famille de Louis XVI, et, de plus, il était suspect de caresser l'espérance d'une usurpation personnelle. On n'aime pas un rival, on ne se confie pas à un compétiteur de la couronne. Le duc d'Orléans était pardonné, comblé de grâces, doté d'apanages, de faveurs et de richesses ; mais il était tenu à distance, autant par le soin de sa propre popularité que par la prudence politique du roi.

 

XXVIII

Restait le comte d'Artois, frère et successeur éventuel du roi sur le trône ; le roi l'aimait, malgré son infériorité d'intelligence, et peut-être à cause de cette infériorité même qui l'empêchait de le craindre. Il y avait de l'amitié dans la parenté. Sûr du cœur de ce frère qui avait partagé ses exils et ses mauvais jours, il voyait en lui un témoin de ses premières splendeurs, un survivant de l'ancienne cour, un compagnon des mêmes adversités ; mais il n'avait avec le comte d'Artois que ces liens de sang, de cœur, de souvenirs, de communauté, de fortune. Les opinions séparaient les deux frères ; si l'on peut appeler opinion chez le comte d'Artois des habitudes d'esprit, reçues toutes faites de la naissance, nourries par le préjugé et l'irréflexion de la première jeunesse, conservées dans l'âge mûr par la fréquentation exclusive des exilés de la noblesse et de l'Église les plus irréconciliables avec l'esprit nouveau, et rapportées de l'exil dans le palais pour être exploitées par tous les flatteurs de vétustés et tous les artisans d'intrigues.

 

XXIX

Ce prince, depuis son retour de Gand, bien qu'il n'eût pas murmuré trop haut à Arnouville contre ta prostration de Louis XVIII, contre la nécessité de Fouché, avait repris, aussitôt après la rentrée du roi aux Tuileries, l'entourage de meneurs royalistes et les habitudes d'opposition sourde au gouvernement de son frère, qui faisaient de lui la consolation de la vieille cour, l'espérance des ambitions de l'aristocratie ou de l'Église, l'instrument involontaire des hommes indifférents à ces deux causes, mais qui les flattaient pour se grandir.

L'aile droite du château des Tuileries, appelée le pavillon Marsan, était l'habitation du comte d'Artois et le foyer de cette petite cour émigrée au milieu du pays de la révolution. L'homme politique de cette faction intestine du palais était de nouveau M. de Vitrolles. M. de Vitrolles avait-servi en 1814 à porter les paroles de M. de Talleyrand au comte d'Artois. Il avait noué avec plus de zèle que d'utilité réelle les fils de quelques intelligences entre les bonapartistes désaffectionnés, les diplomates étrangers et le prince, pour une restauration qui ne dépendait pas du succès de ces petites trames, mais de la défaite ou de la victoire de Napoléon. Il s'était de nouveau insinué après Waterloo dans la confidence de Fouché, et il avait été le négociateur officiel ou officieux des avances de ce ministre au roi et aux princes. Ce dernier service avait semblé lui donner un titre de plus à la confiance et à la reconnaissance du comte d'Artois. M. de Vitrolles n'avait évidemment d'autre politique que son esprit insinuant et son zèle royaliste car il avait été le premier à mêler la cause de la monarchie pure à l'intrigue pleine de concessions constitutionnelles du parti de M. de Talleyrand, dont il était l'agent volontaire en 1814, et il venait de mêler en 1815 la cause de la monarchie pure à l'intrigue pleine de concessions révolutionnaires et de compromissions avec le cabinet de Fouché, dont il avait également reçu, porté et rapporté les confidences.

Mais M. de Vitrolles avait sur tous ces hommes anciens, qui entouraient le comte d'Artois au pavillon Marsan, l'avantage d'un homme jeune, actif, resté en France, mêlé à tout, sur des hommes dépaysés qui ne savent sur qui s'appuyer dans un pays politique inconnu. Le prince avait besoin de lui pour lui servir d'œil, de langue, de main dans ces ténèbres du monde révolutionnaire qu'il avait la prétention de sonder et de percer. A peine M. de Talleyrand et Fouché régnèrent-ils seuls dans le cabinet formé par le roi à Arnouville, que cet entourage du comte d'Artois, relégué dans l'inactivité et mécontent de son annulation politique, conspira contre le ministère et commença a ourdir des plans politiques et à désigner des ministères, par lesquels ce parti d'hommes anciens ou d'hommes nouveaux fervents d'intrigues sauverait, disait-il, la monarchie contre le roi.

 

XXX

Les hommes principaux de cette opposition naissante de palais, dont M. de Vitrolles était l'âme et le mouvement, comptaient parmi eux dans cette cour M. d'Ambray, chancelier inactif de 1814 ; M. Ferrand, renommée factice que le royalisme avait créée pour se simuler un publiciste à lui, bien que Bonaparte eût également pris à son compte et à sa solde les principes de despotisme superstitieux de M. Ferrand ;

M. de Fontanes, plus éclairé, mais brûlant de se faire pardonner ses faiblesses pour l'empereur par la pureté et par l'ardeur de son royalisme ;

Le duc de Lévis, homme d'ancienne cour, esprit honnête, délicat, studieux, lettré, mais de constitution trop frêle pour porter le poids d'une politique ;

M. Bourrienne, transfuge spirituel du cabinet de l'empereur dans celui des princes, ses ennemis, ayant le zèle désespéré des transfuges ;

M. Alexis de Noailles, jeune homme d'un grand nom, d'un généreux courage, d'une activité qui égalait son zèle, qui s'était signalé par la témérité de sa foi contre les persécutions de l'Église et de son pontife par l'empereur, et qui s'était jeté, un des premiers, les armes à la main, en 1814, au-devant du comte d'Artois et de la monarchie de ses pères ;

Enfin M. de Chateaubriand, revenu mécontent de Gand, se sentant par son génie au niveau des grands rôles politiques, ne dédaignant pâs la fortune dans l'ambition, exclu des affaires par l'horreur qu'il avait osé témoigner contre Fouché, par l'indifférence de M. de Talleyrand, qui ne l'appréciait pas assez haut, et par la répulsion instinctive de Louis XVIII, qui ne l'aimait pas. Les princes, grandeurs de convention, sont jaloux, à leur insu, du génie, grandeur de la nature. On ne peut trouver d'autre motif à cette aversion de Louis XVIII pour M. de Chateaubriand, qui s'était dévoué à ce prince jusqu'à la calomnie contre Bonaparte, et qui ne demandait qu'à se river à lui par tout son dévouement et toutes ses ambitions de renommée et de pouvoir.

 

XXXI

Dans ce camp d'opposition se trouvaient encore d'autres hommes inférieurs en renommée, tels que M. Laborie, le collègue et l'ami des MM. Bertin au Journal des Débats, homme universel pour flairer une intrigue et pour rapprocher les fils qui doivent la nouer

M. de La Maisonfort, esprit léger, mais étincelant, qui jouait au besoin la gravité, suspect d'intrigue pendant l'émigration, aux yeux de Louis XVIII, avec Fauche-Borel, et d'autres agents officieux de négociations supposées pour se donner de l'importance. M. de La Maisonfort s'était confié au comte d'Artois, plus crédule, plus enveloppé d'entremetteurs. Il avait écrit, en 1814, une brochure royaliste, qui avait disputé avec celle de M. de Chateaubriand l'enthousiasme des amis des Bourbons. Rentré en France avec les princes, et inconnu aux hommes nouveaux, on le croyait un oracle politique il n'était qu'un esprit enjoué, un courtisan de la cour de Charles II

MM. de Polignac, élevés dans la cour du comte d'Artois, souvenirs vivants de sa jeunesse, hommes d'honneur et de dévouement jusqu'au fanatisme, trop jeunes encore pour qu'on pût préjuger leur importance politique ; M. de Juigné, M. de Bruges, M. de Boisgelin. Aucun des hommes de cette cour et de ces opinions n'était de nature à offrir à Louis XVII le favori dans lequel il pût reposer à la fois sa politique, son esprit et son cœur. Le hasard le lui présenta.

 

XXXII

Nous avons raconté que, la veille de l'entrée du roi dans Paris, le conseil des ministres, cherchant un préfet de police audacieux, intelligent et sûr pour dissoudre les chambres, apaiser les murmures du peuple, aplanir et assurer la route de Louis XVIII d'Arnouville aux Tuileries, avait nommé à ces fonctions M. Decazes. Nous avons dit avec quelle ardeur de servir et avec quelle résolution d'esprit et de main ce jeune homme avait brigué de Fouché, son supérieur à la police, l'honneur et la responsabilité de ce hasard. Depuis ce jour, M. Decazes avait redoublé de zèle, éclairé le gouvernement, déjoué les restes des factions, bien mérité du ministère, et plus encore du roi et des royalistes.

Le préfet de police, par la nature importante, mais subordonnée de ses fonctions, ne voyait pas le roi. Il remettait son travail au ministre de la police, qui entretenait le prince au conseil. Mais une tentative imaginaire d'empoisonnement de l'empereur Alexandre ayant alarmé un instant les aides de camp de ce prince à l'Élysée, et M. Decazes ayant, en sa qualité de directeur de la police, à approfondir cette affaire et à en démontrer la puérilité, le roi, inquiet des rumeurs que cet événement soulevait dans Paris, et voulant témoigner à l'empereur Alexandre toute la sollicitude qu'il prenait à la sûreté d'un hôte si auguste, fit appeler M. Decazes pour recevoir de sa bouche les détails de cet événement.

La figure du jeune préfet de police, son attitude à la fois timide et empressée, son élocution fine et nette, le son de sa voix où l'on sentait du cœur sous le respect, frappèrent au premier abord le roi. Il se plut à prolonger l'audience, afin de prolonger l'agrément de l'entretien et d'étudier l'homme. M. Decazes lui plaisait. Plaire aux rois, c'est bientôt régner sous leur nom. Le goût est la dernière raison de cette faveur des princes. Cette impression était justifiée par beaucoup de dons de la nature et du caractère.

 

XXXIII

M. Decazes était fils d'un magistrat de Libourne, dans le département de la Gironde, contrée de la France qui produit plus qu'aucune autre ces fortunes inespérées, ces élévations rapides, fruits de l'ambition hardie, de l'aptitude méridionale, et de la souplesse insinuante du caractère dans ces populations qui boivent les eaux des Pyrénées. Il avait les grâces, les bonheurs et les habiletés naturelles de cette race, qu'on retrouve partout dans notre histoire, dans nos camps, dans nos cours, dans nos ministères, dans nos assemblées publiques, depuis Henri IV jusqu'à Murat ou à Barrère, fidèle au succès, versatile autant que la fortune, surnageant comme les choses légères à tous les naufrages des gouvernements, des institutions et des dynasties, race aventureuse de la France. La Gironde, la Garonne, le Lot, semblent lui communiquer quelque chose de la mobilité et de la précipitation de leurs ondes. Ces fleuves donnent une ivresse de parole et d'ambition à ce qui vit sur leurs bords.

Destiné par son père à d'humbles magistratures de sa province, M. Decazes vint à Paris vers les dernières années de l'empire ; il y fit ses études de droit, et parvint par quelques protections à entrer comme scribe dans les bureaux du ministère de la justice. Quelques années après, M. Muraire, premier président de la cour de cassation, lui accorda la main de sa fille, éprise du jeune légiste. Ce mariage lui ouvrit les portes d'autres faveurs. Il fut nommé juge dans un des tribunaux inférieurs de Paris. Puis il entra comme secrétaire des commandements de la mère de l'empereur de Napoléon dans les avenues de la cour impériale il passa de là, au même titre, dans la cour plus initiée aux affaires et aux intrigues du palais du roi de Hollande et de la reine Hortense, remarqué des hommes, agréable aux femmes, bienvenu partout où il était introduit.

Une mort prématurée lui enleva sa première femme. Il fit éclater une douleur, une fidélité passionnée à sa mémoire et à sa famille, qui lui firent dans le monde politique une célébrité de dévouement. Il poursuivit pendant quelques années, sous les auspices de son beau-père, sa double carrière de magistrature et' de cour. Sa fortune ne suivit pas, en 1814, celle de ses protecteurs tombant du trône et des degrés du trône. Il se retourna avec le Midi tout entier aux princes nouveaux. Il présenta à Louis XVIII les députations de son département, il le harangua au nom de sa ville natale, il reçut pour prix de son empressement une décoration de la main du roi. Mais, confondu alors dans la foule des présentations fugitives qui assiégeaient le palais, il fut récompensé sans être remarqué.

 

XXXIV

Le retour de Napoléon de l'île d'Elbe ne fit illusion ni à sa conscience, ni à son jugement précoce il n'y vit qu'un attentat et une folie. Il prit les armes en courageux citoyen à la tête des jeunes étudiants des écoles de Paris, et proposa au gouvernement une levée en masse de la jeunesse volontaire pour opposer les enfants de la patrie aux prétoriens de l'île d'Elbe. Après l'entrée de Bonaparte a Paris, il s'opposa seul, dans la réunion de ses collègues du tribunal, à la proposition, faite par le président, de porter l'hommage de son corps et le serment de fidélité au vainqueur. Je n'ai jamais appris de mes maîtres, ni de moi, que la légitimité du pouvoir fût le prix de la course. » Ce mot de mauvais exemple pour les cours le désigna à la colère de l'empereur, qui le fit exiler à quarante lieues de Paris. Le jeune proscrit n'obéit pas, courut à Bordeaux, s'associa aux intrépides protestations de M. Lainé, réchauffa pendant les cent-jours, avec ce citoyen d'une vertu vraiment antique, le feu de l'indépendance des âmes et de la fidélité au roi légitime dans cette partie du Midi. Ce courage civique, rare alors, et cette fidélité désintéressée au droit le servirent mieux que n'eussent fait la versatilité et l'ambition. Au retour de Louis XVIII, on recherchait les hommes a la fois nouveaux et dévoués, on se souvint de son nom et de ses actes. Nous avons vu comment la main de M. de Talleyrand et celle de Fouché tombèrent par hasard sur lui.

 

XXXV

M. Decazes avait alors trente-cinq ans. Il paraissait de dix ans plus jeune que ses contemporains. Sa taille élancée et souple, l'élégance de sa démarche, la pose fière de sa tête, la noblesse naturelle de son attitude, tenaient plus du diplomate ou du militaire que du magistrat. Son front élevé, ses cheveux d'un blond clair, ses yeux bleus d'une eau limpide et vive, sa bouche où la grâce du sourire dépliait la sévérite des lèvres, l'ovale un peu allongé du visage, le teint légèrement féminin de l'homme d'étude, relevé par le coloris du sang du Midi, une physionomie générale de tous ces traits et de toutes ces teintes, qu'on ne pouvait contempler sans impression et sans attrait, faisaient de M. Decazes, à cette époque de sa vie, le portrait vivant du favori prédestiné par la nature à l'engouement d'une cour, un Cinq-Mars ou un Leicester, selon qu'il faudrait enchaîner le cœur d'une reine ou fasciner l'esprit d'un roi.

Son cœur et son esprit répondaient à ces symptômes, par lesquels la nature trompe rarement les yeux. Il était aimant ; dévoué, fidèle, capable des attachements et des générosités de l'âme, incapable de trahisons ou de bassesses, propre à flatter, sans doute, mais moins par intérêt que par enthousiasme se faisant illusion à lui-même sur le génie ou sur les vertus de ses protecteurs pour se justifier ses adorations. Courtisan par nature, et non par servilité, d'autant plus propre à plaire qu'on lui plaisait plus facilement et plus sincèrement à lui-même.

Son intelligence, sans s'élever alors jusqu'au génie des affaires, avait une justesse qui est l'instinct des situations et le grand chemin des hommes d'État. Il sentait plus qu'il n'inventait une politique. Homme nouveau, désirant servir une cause ancienne, il comprenait la France par sa propre disposition d'esprit. Faire accepter le roi par la France nouvelle et la France nouvelle par le roi, c'était toute la restauration selon le bon sens et selon M. Decazes ; contre-révolution si le roi n'acceptait pas la France, révolution si la France n'acceptait pas le roi. Deux abîmes traçaient la route, et il n'y avait pas besoin d'une haute supériorité pour la voir, ni d'une haute initiative d'idée pour la suivre. La sagesse et la modération y suffisaient. La bonne volonté était tout le génie nécessaire à une pareille œuvre et à un pareil moment.

Il y fallait de plus un attachement personnel, exclusif, inflexible au roi, qui, seul dans son palais, comprenait cette politique. Il y fallait enfin une aptitude au maniement des hommes, afin de repousser les fanatiques de la France ancienne sans trop les aliéner au roi, et d'attirer les capacités de la France nouvelle sans trop leur livrer la Restauration, qu'ils n'aimaient pas assez pour qu'on osât la leur confier tout entière avec sécurité pour le roi. M. Decazes était capable de ces trois diplomaties du règne. Il ne tenait à rien dans le passé. Toute sa fortune pouvait être dans le cœur du prince qui se l'attacherait. Il n'avait aucun fanatisme de révolution ou de contre-révolution qui fût de nature a embarrasser son esprit et à l'empêcher de se plier aux sinuosités de la grande routine des gouvernements. Il avait assez de franchise pour inspirer confiance aux hommes des deux partis, assez de finesse pour deviner leurs ambitions sous leurs principes, assez de conception pour les séduire, assez de sûreté de caractère pour les retenir après les avoir séduits.

Nul peut-être n'était plus capable, par ses qualités comme par ses faiblesses, de faire, avec tous ces débris de partis dont la France était couverte, un parti personnel au roi à la fois contre sa famille, contre ses amis et contre ses ennemis. Il parlait sans haute éloquence, mais suffisamment bien ; il comprenait mieux, il agissait toujours. Infatigable au travail, à l'intrigue politique, à la société, au plaisir, pourvu que la société et le plaisir fussent encore des moyens de gouvernement, il avait des liaisons avec tous les camps qui pouvaient recruter celui du roi. Trop nouveau pour inspirer des ombrages aux grandes ambitions de cour, trop mêlé aux choses de l'empire et de la révolution pour être suspect aux bonapartistes, aux constitutionnels convertis à la restauration il joignait à tous ces dons de la nature, de la naissance et des circonstances, des goûts littéraires et une universalité de conversation, qui correspondaient aux goûts sédentaires et lettrés du roi. Enfin il était jeune, et ce prince voulait moins un ministre qu'un élève dans son intimité. Le hasard servait donc mieux que le choix le prince et le futur favori dans cette première rencontre qui commençait leur attachement réciproque. On voit que le cœur a ses destinées et ses influences sur la politique, même dans l'intérieur des palais et dans le secret des cours.

 

XXXVI

Le roi, après avoir provoqué longtemps l'entretien du jeune homme sur les circonstances du temps, lui dit « Je suis charmé d'avoir un préfet de police aussi intelligent et aussi sûr ; vous viendrez désormais me rendre compte personnellement dans mon cabinet des affaires importantes de ma capitale. » M. Decazes parut décliner modestement cette faveur inusitée pour que le roi se prononçât davantage. Il lui représenta qu'il avait reçu de M. de Vitrolles, au nom du roi et du comte d'Artois, l'ordre de transmettre par écrit à la cour les rapports de police qu'il adressait d'abord à Fouché, et que cette communication, motivée sur les ombrages que le caractère de Fouché donnait a la cour, devait suffire au roi. « Non, répliqua vivement le prince, qui se défiait de l'entourage de son frère autant que de Fouché ; non, je vous le répète, point d'intermédiaire désormais entre vous et moi quand vous aurez une affaire grave, vous me le ferez savoir et je vous recevrai. n Puis, le retenant encore après les affaires terminées, il s'informa avec une curiosité bienveillante de son nom, de sa patrie, de sa famille, de ses antécédents. Il parut intéressé par tout ce qui touchait à son interlocuteur. Il employa toutes ses séductions à le conquérir, il étala son esprit, il déploya sa mémoire, il insinua sa politique, il dévoila son cœur. Le roi cherchait un ami. « Vous ai-je .jamais vu avant ce jour ? dit-il à M. Decazes. Je ne le pense pas, votre figure et votre voix m'auraient frappé. Oui, Sire, lui répondit le préfet de police, j'ai eu l'honneur de vous présenter en 1814 les délégués de mon département et même de porter la parole en leur nom devant Votre Majesté. C'est étonnant, dit le roi, mais c'est qu'alors je voyais tant de monde que je ne fixais rien dans ma mé moire. Revenez, revenez souvent, vous me plaisez. Le prince avait pressenti un remplaçant de M. d'Avaray dans son cœur, et sa politique était d'accord avec ses goûts. Il lui fallait un homme à lui.

 

XXXVII

Fouché s'alarmait et semblait maladroitement se complaire à alarmer tous les jours davantage le roi par des rapports exagérés ou sinistres qu'il lisait au conseil, qu'il remettait au roi et qu'il laissait ensuite déloyalement transpirer par de prétendues indiscrétions dans le public comme pour faire appel et signe à l'opinion du dehors de le soutenir par une pression de popularité au dedans, manœuvre fourbe et lâche, renouvelée de la lettre du ministre Roland à Louis XVI en 17 92.

« Le moment approche, disait-il ; déjà l'esprit national prend cette affreuse direction une fusion se forme entre les partis les plus opposés, la Vendée elle-même rapproche ses drapeaux de ceux de l'armée. Dans cet excès de calamités, quel autre parti restera-t-il à Votre Majesté que celui de s'éloigner ? Les magistrats quitteront d'eux-mêmes leurs fonctions, et les armées des souverains seront alors aux prises avec des individus affranchis de tous liens sociaux. Un peuple de trente millions d'habitants pourra disparaître de la terre ; mais dans cette guerre d'homme à homme, plus d'un tombeau renfermera, à côté les uns des autres ; les opprimés et les oppresseurs.

« Les malheurs de la France sont à leur comble ; on ruine, on dévaste, on détruit, comme s'il n'y avait pour nous ni paix, ni composition à espérer. Les habitants prennent la fuite devant les soldats indisciplinés ; les forêts se remplissent de malheureux qui vont y chercher un dernier asile. Les moissons vont périr dans les champs. Bientôt le désespoir n'entendra la voix d'aucune autorité ; et cette guerre, entreprise pour assurer le triomphe de la justice, égalera la barbarie de ces déplorables et trop célèbres invasions dont l'histoire se rappelle le souvenir avec horreur. »

 

XXXVIII

Pendant que Fouché agitait ainsi l'opinion, M. de Talleyrand déplaisait et chancelait au ministère, le comte d'Artois mur murait, le Midi, les provinces de l'Ouest, l'étranger même, criaient vengeance contre les bonapartistes, auteurs de ces calamités. Le peuple, foulé par sept cent mille soldats, gémissait sans pouvoir accuser d'autres que lui-même des conséquences de sa faiblesse devant le retour de Napoléon. L'armée ancienne se décomposait derrière la Loire ; les officiers, renvoyés à demi-solde dans leurs provinces, rapportaient, en rentrant dans leurs foyers, l'imprécation contre lé vainqueur, les ressentiments de leur importance déchue, les amertumes de leur médiocrité présente dans les familles rurales, comparée avec leur omnipotence soldatesque sous l'empire, qui leur livrait en proie les avancements, en dotations la France et l'Europe. Ils s'unissaient, par une coalition contre nature, mais de circonstance, avec les constitutionnels et les amis de la révolution et de la liberté, redevenus hostiles aux Bourbons.

L'étranger imposait des conditions inacceptables à la couronne, les réactions populaires des royalistes et des catholiques du Midi vengeaient honteusement dans le sang des bonapartistes et des protestants les injures et les outrages qu'ils avaient eux-mêmes subis, quelques mois auparavant, de ces factions ou de ces cultes ennemis. Une clameur croissante et bientôt fanatique accusait, par la bouche des royalistes et par la plume de M. de Chateaubriand lui-même, la faiblesse et la longanimité du roi, qui refusait l'expiation a l'attentat du 20 mars.

Les élections faites sous l'empire de ce désespoir de la nation et de ce retour de colère contre les auteurs des calamités récentes du pays écartaient partout les hommes modérés et nommaient tous les hommes extrêmes, comme si, dans les maux publics, la passion et la fureur étaient le génie désespéré des peuples.

Ces élections menaçaient le roi dans l'indépendance de sa politique et se promettaient de faire de lui le roi d'un parti au lieu du prince pacificateur de la France. Il espérait trouver dans l'empereur Alexandre, offensé par M. de Talleyrand au congrès de Vienne par son traité secret avec l'Angleterre et l'Autriche, un soutien contre les exigences des coalisés. Il espérait trouver dans le duc de Richelieu, ami de ce souverain, un remplaçant de M. de Talleyrand mieux écouté que ce ministre. Enfin il 'pressentait dans M. Decazes un successeur de Fouché, arrachant la police à cet homme suspect, et un autre Blacas aussi agréable à son cœur, mais moins impopulaire que le premier.

Il méditait en silence le renouvellement du ministère. « Jusqu'ici, disait-il bien bas à ses plus intimes confidents, M. de Talleyrand a eu sur moi l'avantage que les événements lui ont donné et que j'ai su, en roi habile, reconnaître et subir ; sa maladresse et son inertie me rendent l'avantage. Je lui garde ma revanche, et je vais gouverner à mon tour. »

 

XXXIX

Mais, avant de congédier Fouché et M. de Talleyrand — les proscrits —, il voulait laisser sur leurs mains t'odieux des premières représailles que le cri public de sa cour et que sa propre politique lui imposaient. L'opinion irritée désignait, à tort ou à droit, quelques hommes comme auteurs ou fauteurs principaux du retour de Bonaparte, de l'expulsion des Bourbons et des désastres qui affligeaient à 'la fois le trône et la patrie. Les soulèvements spontanés de Marseille, de Nîmes, de plusieurs autres villes du Midi ; les assassinats qui avaient devancé les jugements, choisi au hasard les victimes et substitué de sanguinaires vengeances personnelles à des justices légales ; les frénésies des journaux royalistes demandant vengeance comme on demande honneur et sûreté ; les plaintes répétées de la petite cour du comte d'Artois, rendues plus impératives par l'autorité de la famille tout semblait commander au roi de ne pas attendre les chambres pour donner satisfaction aux colères des uns, aux prudences des autres, de s'armer par raison d'État d'une apparente rigueur, et d'écarter quelques têtes par une proscription arbitraire temporaire et non sanglante, afin de n'avoir pas plus tard les laisser frapper par le glaive de la justice ou de la passion du parti royaliste.

« N'y a-t-il pas des bornes à la clémence ? écrivaient en France et à l'Étranger les publicistes acharnés à l'expiation. N'existe-t-il pas des crimes que l'intérêt de la France et de l'Europe ne permet pas de laisser impunis ? Faut-il que la loyauté et la fidélité seules aient à subir les conséquences des désastres provoqués par des traîtres ? La fermeté et la sévérité sont-elles des crimes ? Le juge se condamne lui-même en acquittant les coupables. Combien de sang et de trésors une magnanimité mal entendue n'a-t-elle pas déjà coûtés à l'Europe ? »

Une double proscription fut résolue dans le conseil l'une indiquant les noms des hommes les plus notoirement coupables, qui seraient arrêtés et livrés à des conseils de guerre ; l'autre qui désignerait les noms des hommes réputés dangereux et qui leur imposerait l'exil. Fouché fut chargé, en qualité de ministre de la police, de dresser ces tables de proscription-et de les soumettre au conseil et au roi, qui y ajouteraient ou qui en retrancheraient des noms, selon la colère ou la faveur de la cour. Il avait une occasion naturelle et digne de se retirer, en emportant du moins la pudeur de son propre nom et en refusant de proscrire ceux qu'il avait provoqués ou suivis dans la complicité des cent-jours et à qui il avait tant de fois promis l'amnistie. Il n'en fit rien. L'ambition, qui lui avait fait accepter comme une gloire les apparences de la trahison, lui fit accepter comme une nécessité le rôle de proscripteur de ses complices. Il sentit qu'il n'y avait déjà plus de retraite possible derrière lui et plus d'asile que dans le pouvoir. Son passé l'entourait de toutes parts et le condamnait à ne plus rien refuser aux royalistes proscripteur pour eux, ou proscrit par eux ; il prêta sa main.

 

XL

Il apporta au conseil, le lendemain, une liste de cent dix noms choisis, une partie par la clameur publique, l'autre partie parmi des hommes que l'insignifiance ou l'obscurité de leurs crimes protégeait contre l'honneur de la proscription. Toutefois il n'avait montré dans ce premier choix aucune faiblesse personnelle. Tous ses complices des cent-jours, bonapartistes, orléanistes, ministres, collègues, représentants de son parti, égaux ou subordonnés, généraux, maréchaux, agents de sa police, exécuteurs de ses ordres, y étaient. Lanjuinais, Diesbach, Flaugergues, Carnot et Caulaincourt fermaient la liste. Il s'était libéralement exécuté. Il n'y manquait que son nom.

Le roi et les ministres n'eurent qu'à rabattre des rigueurs de Fouché et à éliminer des noms que l'innocence, l'indulgence ou la faveur désignaient au pardon. Louis XVIII effaça de sa main celui de Benjamin Constant, l'empereur Alexandre celui de Caulaincourt. La liste ainsi limitée aux noms les plus notoirement compromis fut réduite d'abord à quatre-vingts, puis à trente-sept.

Pendant ce ballottage, qui dura plusieurs jours, Fouché, autorisé autant par le roi que par sa propre répugnance à saisir ceux qu'il désignait, les fit avertir, en vit un grand nombre, et leur distribua ou leur offrit les déguisements, les passe-ports, les moyens d'évasion, et même les sommes nécessaires -CL leur séjour à l'étranger. Cinq ou six cent mille francs.de la caisse de la police furent distribués par lui à ceux qu'il voulait moins proscrire que sauver. Les plus obstinés ou les plus téméraires seuls tombèrent plus tard dans les mains des exécuteurs de ces ordres.

La raison d'État seule avait écrit par la main du roi et par la main du ministre le mot proscription. Le vrai but du conseil était l'éloignement des proscrits pour donner satisfaction non à la vengeance, mais à la clameur publique. Le roi ne voulait pas de victimes, l'Europe ne demandait pas de sang.

 

XLI

L'acte de proscription portait :

« Voulant, par la punition d'un attentat sans exemple, mais en graduant la peine et en limitant le nombre des coupables, concilier l'intérêt de nos peuples, la dignité de notre couronne et la tranquillité de l'Europe avec ce que nous devons à la justice et à l'entière sécurité de tous les autres citoyens sans distinction, avons déclaré et déclarons, ordonné et ordonnons ce qui suit :

« Art. 1er. Les généraux et officiers qui ont trahi le roi avant le 23 mars ou qui ont attaqué la France et le gouvernement à main armée, et ceux qui, par violence, se sont emparés du pouvoir, seront arrêtés et traduits devant les conseils de guerre compétents dans leurs divisions respectives, savoir Ney, Labédoyère, Lallemand aîné, Lallemand jeune, Drouet d'Erlon, Lefebvre-Desnouettes, Ameil, Brayer, Gilly, Mouton-Duvernet, Grouchy, Clausel, Laborde, Debelle, Bertrand, Drouot, Cambronne, Lavalette, Rovigo.

« Art. 2. Les individus dont les noms suivent, savoir Soult, Alix, Excelmans, Bassano, Marbot, Félix Lepelletier, Boulaydela Meurthe, Méhée, Fressinet, Thibaudeau, Carnot, Vandamme, Lamarque (général), Lobau, Harel, Piré, Barrère, Arnault, Pommereul, Regnault de Saint-Jean d'Angély, Arrighi de Padoue, Dejean fils, Garrau, Réal, Bouvier-Dumolard, Merlin (de Douai), Durback, Dirat, Defermon, Bory de Saint-Vincent, Félix Desportes, Garnier (de Saintes), Hullin, Mellinet, Cluys, Courtin, Forbin-Janson fils aîné, Lelorgne d'Ideville, sortiront dans trois jours de la ville de Paris, et se retireront dans l'intérieur de la France dans les lieux que notre ministre de la police générale indiquera, et où ils resteront sous sa surveillance, en attendant que les chambres statuent sur ceux d'entre eux qui devront ou sortir du royaume, ou être livrés à la poursuite des tribunaux. » Art. 3. Les individus qui seront condamnés à sortir du royaume auront la faculté de vendre leurs biens et propriétés dans le délai d'un an, d'en disposer et d'en transporter le produit hors de France et d'en recevoir pendant ce temps le revenu dans les pays étrangers, en fournissant néanmoins la preuve de leur obéissance à la présente ordonnance.

« Art. 4. Les listes de tous les individus auxquels les articles 1er et 2 pourraient être applicables sont et demeureront closes par les désignations nominales contenues dans ces articles, et ne pourront jamais être étendues à d'autres pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce puisse être, autrement que dans les formes et suivant les lois constitutionnelles auxquelles il n'est expressément dérogé que pour ce cas seulement.

« Signé LOUIS.

« Par le roi,

« Le ministre secrétaire d'État au département de la police,

« DUC D'OTRANTE. »

 

XLII

Ainsi s'ouvrait en France, malgré le roi et malgré le ministre, mais sous le pressentiment de la chambre, qui allait arriver pleine de vengeances, l'ère des proscriptions de 1815, concessions funestes non du cœur, mais de la faiblesse du prince qui, avec l'intelligence et la volonté de la clémence, se donnait l'apparence de la rigueur. Louis XVIII ne sentit pas assez dans cette circonstance sa force contre l'étranger ; contre son propre parti et contre son frère, comme il ne l'avait pas assez sentie à Arnouville en prostituant l'autorité royale à Fouché. Le roi était l'homme nécessaire pour l'Europe, pour la France, pour les royalistes eux-mêmes. Il devait le comprendre, et il n'avait pour le démontrer à tous qu'à se refuser à des concessions qui le diminuaient comme homme sans le fortifier comme roi.

En concédant la nomination de Fouché, pour entrer dans Paris, à la révolution, il avait amoindri sa dignité personnelle devant les royalistes en concédant ce commencement de proscription à contre-cœur à son parti et à l'étranger, a l'ouverture de son règne, il amoindrissait sa popularité de roi pacificateur et médiateur aux yeux de la révolution. Son caractère fléchissait des deux côtés en quelques semaines. Il avait donné aux deux partis le secret de sa faiblesse. Les royalistes et les libéraux allaient l'entraîner successivement plus loin qu'il ne voulait aller. Il n'avait pas marqué avec assez de résolution le point fixe où il lui convenait de maintenir son caractère et son règne, la dignité de sa race, l'impartialité de son intelligence, l'arbitrage souverain de son cœur entre les partis. Une restauration ne peut jamais être qu'une amnistie. Le pardon n'est pas seulement sa vertu, il est sa loi.