Jugement sur les
cent-jours. — Entrée de Louis XVIII dans Paris. — Discours de M. de Chabrol.
— Réponse de Louis XVIII. — Louis XVIII à Paris. — Acclamations de la
population. — Situation politique du roi. — Attitude de Fouché. — Ordonnances
de réorganisation de la pairie et de convocation de la chambre des députés. —
L'armée de la Loire. — Ordres du jour du maréchal Davoust. — Soumission de
l'armée à Louis XVIII. — L'armée prend le drapeau blanc. — Blücher veut faire
sauter le pont d'Iéna. — Dévastation du musée et des bibliothèques. —
Violences des Prussiens. — Réquisitions. — Enlèvement des préfets. — Impôts
de guerre. — Occupation de Paris et de la France par les armées alliées. —
Licenciement de l'armée de la Loire. — Remplacement du maréchal Davoust par
le maréchal Macdonald. — Négociations diplomatiques chez lord Castlereagh. —
Ultimatum des puissances. — Éloignement de Louis XVIII pour M. de Talleyrand.
— Cour de Louis XVIII. — Sa famille. — Faveur de M. Decazes. — M. Decazes. —
Son portrait. — Retour sur sa vie. — Son entrevue avec le roi. — Rapport de
Fouché. — Proscriptions. — Faiblesse du roi.
I Ainsi
finirent les cent jours du second empire de Bonaparte, commencé par une
descente, les armes à la main et en pleine paix, sur le rivage de la patrie,
triomphant par l'embauchement et par la sédition de l'armée, flétri par la
trahison de quelques chefs, poursuivi à travers l'humble soumission de la
nation aux soldats, affaibli par l'indifférence ou la désaffection des bons
citoyens, ruiné par la défaite de Waterloo et par l'anéantissement de cette
armée héroïque, par l'hésitation de Napoléon et par son abdication trop tôt
ou trop tard accordée à la pression des chambres, exploité et vendu aux
Bourbons, sans conditions pour la liberté, par l'ambition de Fouché et par
l'inertie de ses collègues ; terminé enfin par une seconde invasion de
l'Europe et par l'asservissement temporaire du sol de la patrie à l'étranger. Tel fut
ce second empire. Tel fut pour la France le résultat de cet attentat de son
ancien chef contre son repos, son indépendance et sa sûreté. Napoléon, en le
tentant, montra peu de sollicitude pour lé sort de sa patrie compromise dans
sa cause, peu de soin de sa renommée qui n'avait qu'à perdre, peu de
connaissance de l'histoire qui ne se recommence jamais. Son débarquement à
Cannes et sa marche sur Paris furent héroïques et triomphaux, mais c'était
l'héroïsme de la personnalité et le triomphe de la sédition. Les préparatifs
de guerre furent mous, indécis, embarrassés par cette hésitation entre le
rôle de dictateur et le rôle de prince constitutionnel, restaurateur de la
souveraineté du peuple. La campagne fut hardie, la bataille désespérée, mais
successive, morcelée, sans unité et sans éclair de génie. En ne risquant pas
tout, comme le conseillaient Ney et la circonstance, il perdit tout. La
défaite le détrônait à la fois à la frontière et dans sa capitale. Ses
menaces à l'Assemblée des représentants furent téméraires ses concessions,
forcées ; sa résignation de l'empire, humiliante ; sa retraite à la
Malmaison, inexplicable pour un homme qui connaissait la fortune ; ses offres
de service comme général, puériles ; sa fuite vers la mer, tardive ; son embarquement,
suspendu pour attendre l'impossible un pied sur l'Océan, chimérique sa
reddition sur un vaisseau ennemi sans avoir fait ses conditions, folle ; sa
captivité, écrite d'avance. Tout est marqué pour lui, pendant cette période
de sa vie, d'un signe de décadence et d'aveuglement, excepté sa marche sur
Paris, la plus intrépide et la plus personnelle de ses campagnes. Il se
précipitait, sans regarder devant lui ni derrière lui, vers le trône. Dès
qu'il l'eut atteint, il fut pris du vertige des difficultés qu'il avait
affrontées, et il se précipita pour en descendre. Ce caprice d'ennui,
d'héroïsme et d'ambition de Napoléon coûta à la France plus de deux milliards
d'armements, de tributs, d'indemnités de guerre a l'Europe ; l'insurrection,
premier et fatal exemple de son armée contre les lois ; l'honneur de ses
généraux et de ses maréchaux oubliant leurs serments à la patrie pour leur
concession à contrecœur à la popularité militaire d'un homme ; la dernière
armée aguerrie qui lui restait après l'invasion de 1814 ; sa renommée de
nation invincible sur le champ de bataille ; le prestige de sa gloire, ses
frontières rétrécies par l'épée des vainqueurs, son sol envahi, ses villes à
merci, sa capitale profanée, ses monuments spoliés par des représailles, ses
provinces et ses places fortes occupées trois ans jusqu'à l'acquittement de
sa rançon, enfin le licenciement et le désarmement des restes de Waterloo !
Il coûta de plus, au gouvernement des Bourbons qui allait succéder à ce
désastre, l'indépendance, la liberté et la popularité du trône, qu'on accusa
à tort des conséquences du crime de cette seconde invasion. Il fallait une
grande soif ou un grand courage de régner dans le roi pour aborder un trône
et un peuple ensevelis sous tant de ruines ! Jamais
peut-être il n'y eut dans l'histoire de France une époque plus désespérée,
plus humiliante et plus douloureuse pour la patrie que ces cent jours et
l'époque qui les suivit immédiatement. Patrie, monarchie, liberté, probité de
l'armée, patriotisme du peuple, caractère des chambres, fortune publique,
gloire des armes ; tout souffrait, même l'honneur national. Leçon 'terrible
aux soldats qui osent tout, et plus terrible aux peuples qui laissent tout
oser contre eux à ces tribuns de gloire ? La France ne s'était pas fait
respecter par son armée au 20 mars. L'armée et la France payaient leur faute,
l'une par la perte de son sang et de sa domination, l'autre par la perte de
sa dignité et de son indépendance. II n'y avait qu'à pleurer sur la patrie. II C'est
dans ces lugubres circonstances que le roi rentrait dans Paris. Aussi, soit
pudeur pour son peuple, soit crainte de ses ministres de susciter une émotion
désespérée et de laisser courir au roi des dangers personnels par les balles
ou par les poignards du dernier fanatique de l'empire, on ne fit annoncer son
entrée dans la capitale, par le canon des forts et des troupes étrangères,
qu'au moment où il traversait déjà les faubourgs et les boulevards pour se
rendre à son palais. M. Decazes, redoutant le faubourg Saint-Denis, qui avait
été, avec le faubourg Saint-Antoine, un des foyers les plus tumultueux des
fédérés, avait conseillé au roi d'entrer par Clichy à la chute du jour. « Non,
répondit Louis XVIII faisant allusion à l'entrée nocturne de Napoléon le 20
mars, je veux traverser Paris en plein jour et au milieu de mon pays. Quand
on voit son roi en France, il n'y a plus de ligueurs ! » III Le roi
entra en effet au milieu du jour. Malgré les précautions du gouvernement pour
dérouter la multitude, elle était immense sur son passage. Tous les
dénouements sont des soulagements pour un peuple. Le parti de Napoléon,
composé presque exclusivement d'hommes de cour et d'hommes des camps, avait
disparu depuis quatre jours ; il avait suivi l'armée de la Loire, ou se
tenait renfermé dans ses hôtels, attendant l'inévitable événement et
négociant avec Fouché pour ses amnisties, ses dignités, ses fortunes. Le
peuple, d'abord enthousiaste du retour miraculeux de son empereur et complice
par ses acclamations de la sédition militaire du 20 mars, n'avait plus
reconnu ni l'armée dans sa défaite, ni l'empereur dans son irrésolution, dans
sa fuite sur Paris, dans son immobilité à l'Élysée, dans son abdication et
dans sa retraite insouciante à la Malmaison. Sa popularité était usée, il ne
restait dans les masses que le ressentiment de tant de déceptions, et la
douleur de la patrie et de la capitale livrées par une seule bataille à
l'étranger. Les nobles .et les bourgeois en masse, les premiers par amour des
Bourbons et par représailles de leur défaite du 20 mars, les seconds par
amour de la paix, de leurs industries, de leur sécurité, n'avaient qu'un cœur
pour rappeler, pour voir, pour acclamer Louis XVIII. Ce
prince, sous son règne court et si malheureusement interrompu, n'avait pas eu
le temps de dépopulariser son gouvernement. Ce règne avait été tranché par la
violence des bonapartistes au commencement de ses espérances. Ces espérances
renaissaient avec son retour. Une imprécation presque unanime accusait
Napoléon seul, sa famille, ses courtisans, ses soldats, des calamités de la
patrie. Ces imprécations, qui n'osaient pas encore se traduire en
représailles contre les conspirateurs civils ou militaires des cent-jours,
s'épanchaient en acclamations et en attendrissements pour les Bourbons. Le
drapeau blanc, inauguré, dès le matin comme un signal de paix sur le pavillon
des Tuileries, avait fait arborer en un clin d'œil un million de drapeaux aux
couleurs royales à toutes les fenêtres des faubourgs, des rues et des places
que le cortège devait parcourir. Paris entier sembla se pavoiser de lui-même
de la bannière des lis. L'impulsion, cette fois, n'était ni donnée par
quelques groupes ambulants de royalistes, ni favorisée par Fouché. Ce
ministre, au contraire, désirait refroidir l'accueil pour exagérer aux yeux
des Bourbons les répugnances et les irritations de Paris. Mais l'enthousiasme
de la paix entraînait ces vaines prudences de l'astuce. Le roi revenait cette
fois, plus encore qu'en 1814, comme une réparation pour les uns, comme un
repentir pour les autres, comme un salut pour tous. IV La
garde nationale, qui venait de passer sous le commandement du général
Dessolles, ancien lieutenant de Moreau-, cher à l'armée, agréable aux
Bourbons par l'antipathie des hommes de ce parti contre l'empire, hérissait
de ses baïonnettes neutres et pacifiques les rues par lesquelles devait
passer le cortège. D'innombrables cotonnes de bourgeoisie désarmée, de
jeunesse royaliste et d'artisans, se succédaient dans le faubourg
Saint-Denis, se précipitant spontanément au-devant de Louis XVIII, aux cris
de : Vive le roi ! et au chant populaire de : Vive
Henri IV ! Ce peuple, par son concours, par sa masse et par ses
démonstrations, semblait vouloir dérober à ce prince et se dérober à soi-même
l'aspect des armées étrangères dont la vue humiliait et attristait ce retour.
Il voulait prouver qu'entre le roi et Paris il n'y avait eu qu'un homme et
ses satellites, et qu'une fois cet homme disparu et son armée écartée, le
peuple et le roi s'embrassaient par l'élan naturel d'un père vers ses
enfants, des enfants vers leur père. La population de Paris, si froide, si
muette et si absente au 20 mars, se vengeait de cette journée et protestait
tardivement contre l'oppression que l'armée lui avait fait subir. V Le roi
parut, à trois heures, à la barrière Saint-Denis. Il était entouré du comte
d'Artois à cheval à la portière de sa voiture, du duc de Berry, son neveu, à
l'autre portière des maréchaux Marmont, Oudinot, Victor, Macdonald, Gouvion
Saint-Cyr, du duc de Feltre, des généraux Maison, Villate, Dessolles ; les
uns compagnons de son court exil à Gand, les autres restés fidèles à leurs
devoirs et à leurs serments pendant l'interrègne. La maison militaire du roi
et des princes, les gardes du corps, les mousquetaires, les chevau-légers de
la garde, les volontaires royaux ; les grenadiers de La Rochejacquelein, qui
formaient la petite armée du prince à Alost, et qui s'étaient grossis et
reformés sur la trace du roi depuis sa rentrée en France, marchaient à sa suite,
saluant la garde nationale, composée de leurs amis, de leurs pères, de leurs
frères, et salués par elle comme des hôtes impatiemment attendus au foyer de
la patrie. Cette escorte toute française donnait du moins à ce retour une
physionomie nationale. Ce n'était ni l'étranger ni la guerre civile qui
triomphait dans cet embrassement de Paris et des Bourbons cette fois
c'étaient des proscrits volontaires qui n'avaient pas tiré l'épée contre leur
patrie, mais qui éloignés d'elle un moment par leur fidélité, en recevaient
la récompense dans l'accueil libre et cordial du peuple affranchi de la
compression des soldats. La réception du roi en 1814 avait été plus pleine de
curiosité, celle-ci d'émotion et d'attendrissement. Les larmes coulaient sur
beaucoup de visages. On avait été si malheureux des deux côtés, on était si
pressé de réparer et d'oublier en commun le grand désastre Le roi cachait
l'étranger on se réfugiait en lui pour retrouver la patrie dans un homme. VI Fouché
avait rappelé à la préfecture de Paris M. de Chabrol, homme d'une grave
popularité, le même qui avait présenté à Louis XVIII les clefs de Paris en
1814, et administré la ville pendant la première restauration. M. de Chabrol,
quoique magistrat de l'empire, s'était assez respecté lui-même et avait assez
respecté sa patrie pour se retirer avec les Bourbons au retour de l'empereur.
Fouché désirait que M. de. Chabrol insinuât des conditions à Louis XVIII dans
les paroles qu'il devait lui adresser au nom de la ville de Paris, et qu'il
donnât des avis ou des avertissements au monarque. M. de Chabrol se refusa à
cette inconvenance dans un pareil moment. La défection, la fuite, l'exil, le
sang versé à Waterloo, la rentrée sur des provinces envahies et dans une
capitale étreinte par quatre armées, étrangères, n'étaient-ils pas des
avertissements assez éloquents par eux-mêmes, et convenait-il d'attrister
encore cette réconciliation du roi et du peuple par des souvenirs ou par des
pressentiments sinistres ? Fallait-il, d'ailleurs, intervertir ainsi les
rôles, et donner au roi seul l'apparence de tous les torts, quand le peuple
et l'armée en avaient eu au moins d'aussi reprochables ? Était-ce à ceux qui
avaient laissé envahir la capitale et le trône par Napoléon de demander
réparation à Louis XVIII, qu'ils avaient ainsi eux-mêmes abandonné, détrôné
et proscrit ? M. de Chabrol se borna, au contraire, à énumérer les calamités
que les cent jours de la présence de Bonaparte et de l'absence du
gouvernement légitime avaient coûté à la patrie, et à solliciter pour tous
les torts le pardon contenu dans l'âme d'un roi et d'un père, et pour tous
les malheurs les oublis et les consolations nécessaires à tout réparer. Louis
XVIII, avec une convenance qui était le don de sa nature et l'inspiration de
sa politique, répondit sans faire aucune allusion de reproche ou de vengeance
à l'organe de la ville de Paris : « Je ne me suis éloigné de ma capitale
qu'avec la plus vive douleur, j'y reviens avec attendrissement j'avais trop
prévu les maux dont elle était menacée je viens pour les prévenir et les
réparer. » Ces mots étaient la situation tout entière. Il y avait un
reproche, mais attendri par la douleur une promesse d'intervenir entre la
France et l'ennemi, pour tempérer, s'il était possible, la victoire une
espérance de bon gouvernement. Mais si
Louis XVIII voulait adoucir l'expression des amertumes et des humiliations
qu'un pareil retour au milieu des armées étrangères infligeait à la nation,
il ne voulait pas dissimuler trop complaisamment au peuple la douleur sévère
et le ressentiment patriotique qu'il éprouvait, en traversant sa capitale
envahie et les provinces conquises par la, sédition des uns, par la faiblesse
de tous. II referma promptement la glace de sa voiture, qu'il avait ouverte
seulement pour prêter l'oreille au préfet de Paris, et il se composa pour
tout le reste de la ville un visage majestueux et impassible où une teinte de
colère se mêlait à une grande dignité. Il voulait que le peuple comprît qu'il
rentrait sans haine, mais non sans souvenir de l'injure qui lui avait été
faite. Il effaça toute larme de ses yeux, tout sourire de ses lèvres, toute
banale paternité de ses gestes. On voyait qu'il ne voulait ni implorer
l'accueil ni mendier le trône, mais reprendre avec un droit entier et avec
une autorité sévère un règne interrompu par des factions. Ce sentiment, peint
sur son visage, était compris du peuple, qui aime la fierté, même contre lui.
Plus le roi montrait de réserve dans ses démonstrations, plus la foule
multipliait et attendrissait les siennes. On eût dit que la population de
Paris voulait arracher de son cœur la douleur qui le fermait et le .pardon
qui devait en sortir. VII En
approchant du palais par le Carrousel, l'entrée triomphale fut attristée
davantage encore par la présence des troupes prussiennes qui campaient dans
les cours et dans le jardin. Ce palais d'un peuple ressemblait à la prison de
l'Europe. La garde nationale et la maison militaire du roi se hâtèrent de
s'emparer des portes, des escaliers et des salles d'armes, pour masquer à la
France et au prince cette douleur d'une habitation royale gardée au cœur de
la capitale par des soldats du Nord. Le roi descendit de voiture sur le même
perron d'où il était sorti, cent jours avant, à la lueur des torches de sa
fuite, et où Napoléon avait été enlevé le lendemain et reporté au trône dans
les bras de ses grenadiers. Il y fut reçu par ses serviteurs, qui, se
précipitaient à ses genoux et qui arrosaient de larmes de joie le pan de son
habit. Conduit par eux sur le balcon de la salle des Maréchaux qui ouvre sur
le jardin des Tuileries, il y reçut, dans le cri unanime et passionné d'une
multitude innombrable, le salut de son retour et la touchante réparation de
son exil. Ce cri, renouvelé à chacun de ses gestes et prolongé autant que le
jour, retint le roi et les princes jusqu'à la nuit tombante aux fenêtres de
son palais. Le délire de cette foule d'élite, composée principalement de la
population noble, riche', bourgeoise du quartier aristocratique, voisine du
palais, s'exalta même jusqu'à l'oubli de toute convenance et de toute dignité
nationale. Les joies d'un peuple ont leur cynisme comme ses fureurs. Les
chants, les cris, les larmes, les gestes de cette multitude ne suffisant plus
à exprimer son fanatisme, on vit, à l'exemple des peuplades sauvages, les
femmes et les hommes des rangs les plus élevés et des noms les plus
historiques de la France, former, comme les Israélites devant l'arche, des
rondes et des bacchanales turbulentes, et danser les mains dans les mains, à
la lueur des torches, devant le roi et sa cour. Toutes les fois que le
prince, heureux mais las de ces démonstrations, se retirait du balcon pour
conférer avec ses ministres et ses officiers, des vociférations fanatiques
l'y rappelaient pour assister à de nouvelles démences de la joie publique. Le
roi, entraîné lui-même par l'énergie de ces appels et par ces milliers de
mains levées vers lui, fut forcé de descendre sur le perron du palais et de
satisfaire de plus près cette soif insatiable de royalisme. Cette
joie attristait. Les âmes réfléchies ne reconnaissaient pas, à ces scandales
d'amour de la société élégante et aristocratique de Paris, la convenance d'un
peuple qui venait de périr dans son droit de souveraineté au 20 mars, dans sa
gloire à Waterloo, dans son indépendance nationale la veille à Paris. Une
résignation triste, un accueil tendre et réparateur, mais silencieux et
réservé, eût été plus digne de la France devant son roi et devant l'Europe en
armes. Mais il y avait des représailles dans ces délires. Le roi, qui en
était témoin, dut réfléchir que les partis qui couvaient de telles joies
pourraient bientôt couver d'autres vengeances, et lui demander des
satisfactions de haines qu'il aurait de la peine à leur disputer. VIII Sa
première nuit fut troublée jusqu'à l'aurore par les tumultes de ces folles
manifestations. Il était plus roi que -jamais, car il 'était le roi du cœur
de ce peuple. Mais ce peuple n'était plus à lui-même. Il était livré une
seconde fois à l'invasion et aux vengeances de l'Europe armée. Il fallait à
la fois apaiser, désarmer, congédier l'Europe et gouverner ce peuple, dans le
sein duquel les cent-jours venaient de jeter les germes de division qui
feraient de la seconde restauration non plus un règne seulement, mais un
parti et un combat. Le roi
sentait profondément ces difficultés, mais il sentait aussi avec une
intelligence très-pénétrante les avantages de sa seconde situation sur la
première. A son
premier avènement, un an avant, il était inconnu de la France. Il se
présentait au trône comme un candidat patronné par l'étranger. Il
représentait dans l'imagination de la France un régime répudié et suranné,
inconciliable peut-être avec les idées et les intérêts nés depuis son
émigration. II succédait à un héros qui avait enivré la France de la gloire
et de l'orgueil de ses conquêtes et qui venait de trébucher pour la première
fois de la victoire et du trône. L'armée de ce conquérant, privée de son chef,
mais intacte et prestigieuse encore, était un empire dans l'empire, un peuple
prétorien avec lequel il fallait compter ou se retirer. Ses chefs,
dignitaires, maréchaux, généraux, officiers, diplomates, sénateurs,
courtisans même, étaient debout, unis, solidaires. Ils avaient fait leurs
conditions avec la restauration et pouvaient la dominer ou la contraindre,
s'ils ne la possédaient pas tout entière. Le parti ancien ou le parti du roi
n'était reçu à sa suite qu'à titre de grâce et d'hospitalité jalouse par le
parti survivant de l'empire. Ces deux partis se disputaient l'ascendant dans
le palais, dans les faveurs, dans les emplois publics, dans l'armée. Faire
prévaloir les royalistes, c'était désaffectionner les ambitieux de la cour,
des camps, des administrations de Bonaparte ; faire prévaloir les
bonapartistes, c'était désaffectionner les amis de la royauté antique et
faire crier au scandale de l'ingratitude devant la haute noblesse, l'Église,
l'émigration, l'Europe. Il y avait dans cette situation du roi, en 1814, des pièges
et des abîmes qu'il était presque impossible d'éviter. Le roi n'était, en
quelque sorte, que le fondé de pouvoirs de l'empire, le vice-roi de la
révolution l'arbitre toléré entre les partis il n'était par lui-même qu'un
conciliateur, un hôte du pays ; il n'était pas maître, il n'était pas roi. IX Le coup
de foudre du 20 mars avait frappé son trône, il est vrai, mais il avait en
même temps fait le jour dans la situation. Il avait nettement séparé, par une
agression franche et irréconciliable, les éléments royalistes et
napoléoniens. Il avait fait plus il avait rejeté du côté du roi, par
réprobation contre l'attentat du 20 mars et par ressentiment contre les
calamités nationales, suite de cet attentat, l'opinion des masses,
indifférentes et indécises jusque-là. Le roi, qui n'avait été que subi ou
accepté en 1814, était imploré et acclamé aujourd'hui par la presque
unanimité de la nation. Lui seul pouvait se jeter utilement cette fois entre
la France vaincue et l'Europe provoquée. Les services que seul il pouvait
rendre le sacraient aux yeux de la nation. Il était innocent de ses malheurs
; il n'avait pas appelé Bonaparte, il n'avait pas appelé l'étranger. L'Europe
s'était armée d'elle-même pour sa propre sûreté et non pour la cause de ce
roi qui lui était indifférent. Il n'avait pas excité en France la guerre
civile ; il ne s'était pas retiré dans la Vendée, soulevant derrière lui la
moitié de son royaume contre l'autre. Il s'était abrité en Belgique, il était
resté à la disposition des événements et de son peuple, spectateur affligé et
impuissant, mais spectateur désarmé de la lutte de Bonaparte avec l'Europe.
Bonaparte était retombé de lui-même sous le poids de sa propre faute et de sa
propre impuissance. Un cri national de détresse avait rappelé Louis XVIII à
Paris pour réparer les ruines accumulées par son antagoniste. L'armée avait
renoncé à défendre la -nation, que son abandon avait livrée à l'étranger ;
les chambres fermées ne représentaient plus rien qu'une faction vaincue et
discréditée par sà défaite le pays se donnait au roi de sa pleine et libre
volonté. C'était moins un règne qu'une dictature de salut public que cette
situation faisait au roi. Il y trouvait le droit de retirer sa confiance aux
hommes qui venaient de la tromper avec tant de déloyauté et tant d'éclat. Il
pouvait être l'ami de ses amis, le roi de ses ennemis, l'arbitre absolu des
partis et non plus le négociateur embarrassé entre les deux causes. En un
mot, il avait transigé en 1814 ; en 1815 il allait régner. Trois mois de
douleur et d'exil lui rendaient la plénitude du gouvernement dont il n'avait
eu que l'ombre. X Seuls,
deux dangers le menaçaient l'exigence, affranchie de toute pudeur, de
l'Europe victorieuse, qui, en couvrant ses sévices et ses spoliations du nom
du roi, associerait ainsi ce nom dans l'esprit du pays au ressentiment d'une
nation conquise contre l'étranger ; et l'exigence, affranchie de toute mesure,
du parti royaliste, impolitique et rétrograde de l'émigration, représenté
dans sa cour par -le comte d'Artois, son frère, et servi dans les chambres et
dans les provinces par une grande partie de la noblesse et du clergé, dont
l'influence exclusive était redoutée du pays. Mais il espérait se tirer de la
première de ces difficultés par le patronage de l'Angleterre, par l'amitié
refroidie, mais facile à reconquérir, de l'empereur Alexandre, et par
l'habileté consommée de M. de Talleyrand et il espérait prévenir la seconde
par l'éloignement de M. de Blacas, par la confiance témoignée à Fouché,
sacrifice dont la nation lui était témoin, et enfin par cette diplomatie
personnelle et par cette sagesse proverbiale dont les années l'avaient doué.
Il croyait fortement à sa propre habileté il avait l'instinct du gouvernement
des temps difficiles, comme il en avait l'ambition naturelle dans un si haut
rang. Spectateur et victime des révolutions, longtemps éprouvé et ballotté
par elles, témoin des fautes et des ruines de Louis XVI, son frère,
profondément convaincu de l'incapacité politique de son autre frère, le comte
d'Artois dominant, par l'ascendant de l'esprit, de l'âge et du trône, ses
deux neveux et sa nièce, il se croyait certain de faire sentir son inflexible
supériorité à tous les partis, de contenir les uns en intimidant les autres. Telle
était l'opinion que Louis XVIII avait des autres et de lui-même, et cette opinion
n'était pas sans excuse dans sa nature et dans son intelligence. Il avait la
première condition d'un roi il affectait de croire dans la divinité de son
droit, et il croyait véritablement en lui-même. XI Mais,
bien que la seconde chute de Napoléon et le second anéantissement de la
France eussent immensément aplani pour le roi les difficultés de régner, et
bien que la France n'eût alors à choisir pour se relever du 20 mars qu'entre
les Bourbons ou la mort, quelque chose trahissait même dans leur rappel
l'incompatibilité qui existait depuis 1789 entre la France nouvelle et la
dynastie de l'ancien régime. Louis XVIII rentrait dans le palais de ses
pères, mais il y rentrait appuyé d'une main sur un évêque sécularisé, marié,
transfuge de son Église, négociateur de la révolution en 92, ministre,
favori, complice peut-être de Napoléon et appuyé de l'autre main sur un
régicide révolté la veille contre lui, et qui ne lui rouvrait les portes de
son palais qu'à la condition d'en chasser les amis de sa jeunesse, et d'y
faire régner encore la révolution sous son nom. M. de Blacas
éloigné, 'Talleyrand et Fouché jugés nécessaires par le roi pour y
représenter les garants de la révolution dans son conseil disaient assez quel
était le vainqueur, quel était le vaincu, de l'esprit ancien ou de l'esprit
moderne, même sur un sol occupé et dominé par un million d'ennemis. Ces deux
hommes, placés par la destinée comme une dérision vivante aux deux côtés du
prince légitime, humiliaient le triomphe. Ils ressemblaient aux insulteurs
antiques placés derrière les ovations de Rome pour rappeler au vainqueur
qu'il était homme, et au roi qu'il était amnistié. Louis XVIII avait assez
d'intelligence pour comprendre ce symbole, assez d'orgueil pour le ressentir,
assez d'ambition pour le subir, assez de sagesse pour l'interpréter dans son
nouveau règne. Son conseil s'ouvrit en sa présence le lendemain. XII Trois
hommes conspiraient déjà dans ce conseil du gouvernement royal les' uns
contre les autres, s'associant un moment par une nécessité qui simulait la
concorde des idées M. de Talleyrand contre Fouché, Fouché contre M. de
Talleyrand, et le roi contre tous les deux. M. de Talleyrand avait trop de
pénétration naturelle pour ne pas comprendre qu'en introduisant Fouché dans
le conseil du roi il avait pris ce ministre au piège de son ambition, et que
le scandale de sa situation l'engloutirait avant peu de temps. Il chargeait
le temps de le débarrasser de ce rival. Fouché,
en effet, avait eu, en se précipitant dans le ministère du roi après sa
rentrée, une étourderie d'ambition qui attestait en lui plus de manie
d'importance que de vrai génie des situations. Son rôle, de quelque façon
qu'on le juge, devait être fini aussitôt qu'il aurait replacé le roi sur son
trône. Une grande individualité reléguée des affaires et décorée de quelque
vain titre sans fonction, ou une grande ambassade dans une cour lointaine,
étaient le seul avenir qui lui fût désormais permis. Sa récompense était dans
la satisfaction d'amour-propre que sa supériorité d'audace et d'intrigue lui
avait donnée sur trois époques proconsul sous la Convention, ministre sous le
destructeur de la république, arbitre de deux règnes et maître de deux
révolutions sous le second empire, mauvais génie de Napoléon, modérateur de
la crise du 20 mars, restaurateur de ces Bourbons qu'il avait dédaignés et
proscrits, nécessaire au roi après lui avoir été terrible, homme retiré de la
scène où il ne restait plus rien à jouer que l'histoire. Mais,
pour étonner l'histoire par une intrépidité d'inconséquence de plus., il
avait voulu être le ministre des Bourbons sans transition d'époque et de
circonstances Fouché du lendemain rejetant insolemment son costume
révolutionnaire et se retournant dans le costume de cour contre le Fouché de
la veille. Outre que ce cynisme de versatilité dégradait l'homme et ne
laissait d'alternative en le regardant qu'entre le rire et l'indignation, la
situation qu'abordait Fouché était impossible au génie même de l'insolence et
de l'intrigue. Elle devait en peu de jours s'écrouler sous lui. S'il se
rendait agréable aux Bourbons en servant leurs ressentiments et en se faisant
l'instrument de leur politique, il devenait le prescripteur de ses propres
complices, et par là même il perdait toute popularité et toute importance
dans le parti de la révolution ; et s'il ménageait la révolution, l'empire et
ses complices de 1793 et du 20 mars, il devenait à l'instant suspect au roi
et à son parti. Dans ces deux hypothèses, il était perdu. Il se flattait sans
doute de se maintenir en équilibre sur les deux factions qui allaient se
disputer la France, de dominer le parti de la cour par l'intimidation du
parti de l'armée, et de gouverner le parti de l'armée par l'intimidation du
parti de la cour, montrant aux uns la révolution prête à renaître, aux autres
la vengeance des royalistes prête à les anéantir, et se donnant ainsi
l'apparence- de tout contenir par sa seule dextérité. Ce rôle eût été
possible en 1814 pour un homme d'État, quand les armées étrangères s'étaient
retirées, et que le roi restait seul et inconnu en face de son peuple. Il ne
l'était plus en 1815, quand les puissances étrangères, présentes et armées
autour du trône et sur tous les points du sol, répondaient au roi de la
soumission de son peuple et de l'immobilité de la révolution. Ces puissances
ne permettaient pas aux royalistes de craindre les mouvements d'opinion ou de
démonstration révolutionnaires pendant qu'elles étaient campées pour
plusieurs années sur le territoire et elles brisaient ainsi le levier simulé
de Fouché dans ses mains. Le roi ne l'avait évidemment pris que comme
parlementaire d'un moment entre lui et les restes de l'insurrection
bonapartiste, décidé à le congédier aussitôt qu'il serait entré dans sa
capitale, qu'il aurait licencié l'armée, proscrit les coupables, et raffermi
son trône sous ses pieds. Par quel aveuglement d'esprit un homme aussi
intelligent d'instinct et aussi expérimenté des réactions que Fouché put-il
croire à la reconnaissance des cours, à sa propre nécessité et a la solidité
du pouvoir d'un juge de Louis XVI dans le palais même de ce roi, et au milieu
de ses frères, de ses neveux de ses vengeurs ? Cela ne s'explique par aucune
combinaison d'un esprit sain. On ne peut l'expliquer que par cet esprit de
vertige qui saisit à certains moments les ambitieux comme les rois, qui
dérobe à leurs yeux ce que tout le monde voit clairement à côté d'eux, qui
les prend dans leurs propres pièges, et qui les punit par leurs propres
succès. Les grands vices n'ont pas plus le privilége de l'infaillibilité que
les grandes vertus. Les hommes, même quand ils sont pervers, sont des hommes.
Ils trébuchent dans leurs intrigues, trompés par leur cupidité, comme les
meilleurs trébuchent dans leur candeur, trompés quelquefois par leurs vertus.
Tout finit pour tous par une décadence ou par une chute, c'est la loi des
choses humaines. Seulement, la postérité relève les uns dans son estime, et
laisse les autres illustres encore, mais illustres par son mépris. Tel fut
Fouché. XIII L'orgueil
de son triomphe l'enivrait. Il continuait à parler du roi avec une légèreté
et un dédain que ce prince ne pouvait ignorer, comme s'il eût joui d'humilier
son maître. « Tout ce qu'ont fait les Bourbons jusqu'ici n'a été que le
contre-sens des intérêts et de la gloire de la France. Ils voulaient placer
la contre-révolution sur le trône, ils le veulent toujours, mais je suis là
Je m'y opposerai de tout mon pouvoir. On a parlé de leur substituer un prince
étranger Eh bien cela est vrai prince étranger, d'Orléans, régence, il n'y a
rien que le parti constitutionnel ne préférât accepter des puissances à eux
en ce cas, du moins, on aurait exigé que les droits du peuple fussent
reconnus. On parle de guerre civile Si elle éclatait, les Bourbons n'auraient
dans soixante départements qu'une poignée de royalistes à opposer à la masse
du peuple. Tirez de mes paroles les conséquences que vous voudrez,
ajouta-t-il en défiant l'indiscrétion de ses interlocuteurs, cela m'est
indifférent ! » Il se
croyait sûr de retrouver dans une chambre nouvelle une majorité, sinon
révolutionnaire, au moins constitutionnelle, qui lui servirait de point
d'appui contre la cour, chambre qu'il gouvernerait par ses intrigues et par
ses affidés, comme il avait fait de la chambre des cent-jours, et qui
l'aiderait à intimider le royalisme et à dominer la cour et le roi. M. de
Talleyrand, qui avait besoin du même point d'appui contre les disgrâces plus
éloignées, mais certaines aussi, dont il se sentait menacé par l'esprit de
cour, sans contre-poids dans l'opinion avait les mêmes espérances dans une
représentation du pays. Ces deux ministres, d'accord par cet intérêt commun
agitèrent immédiatement dans le conseil du roi la question de la prompte
convocation des chambres. Le roi lui-même était pressé de mettre une
Assemblée nationale face à face avec les exigences de l'étranger, pour ne pas
porter seul la responsabilité et l'impopularité des sacrifices et des rançons
de la patrie. XIV Conserver
les chambres existantes, c'était capituler avec la révolution et avec
l'empire. Rappeler les chambres existantes en 1814 et expulsées par le 20
mars, c'était reconnaître encore l'autorité de l'empire, d'où elles
émanaient, et retrouver parmi les députés et les pairs beaucoup de partisans
de Napoléon réélus après le 20 mars, et qui avaient fait acte de proscription
contre les Bourbons. Le roi ne pouvait consentir à replacer de sa propre main
ses ennemis dans le corps législatif et dans la chambre toute militaire et
tout impérialiste des pairs. En l'absence des prescriptions de la charte, des
ordonnances réglèrent tout, sauf à les faire régulariser et consacrer en lois
de l'État par les chambres elles-mêmes aussitôt qu'elles seraient réunies. La
chambre des pairs de 1814 fut maintenue pour tous ceux de ses membres qui
n'avaient pas siégé dans la chambre des pairs de Napoléon pendant les
cent-jours. La chambre des députés de 1814 et la chambre des représentants de
1815 furent dissoutes. La pairie, à l'avenir, fut, malgré l'opposition du
roi, déclarée héréditaire. Vaine institution de l'Angleterre aristocratique
et féodale chez un peuple qui avait fait la révolution pour supprimer les
castes, et qui rétablissait ainsi des privilèges dans une législature par
droit de naissance, et non par droit d'élection royale et populaire et de
capacité personnelle ! Fouché
et M. de Talleyrand ne virent dans cette disposition qu'un moyen de lier
d'avance les mains au roi, et d'empêcher les ministères futurs vendus à la
cour de posséder la chambre des pairs par l'appât de la pairie transmise, à
la volonté du roi des pères aux fils. Ils y virent surtout l'avantage pour
eux de nommer eux-mêmes les nouveaux pairs, de les choisir parmi les hommes
de la révolution ou de l'empire, et de se faire ainsi une clientèle puissante
dans le corps politique le plus élevé après le roi. Le roi, qui tremblait
sans motif devant l'ombre de la révolution et de la guerre civile dont Fouché
et M. de Talleyrand l'effrayaient pendant les premiers jours de son règne
encore contesté, céda tout. Il aliéna ainsi d'avance une partie de sa
prérogative et de sa liberté. D'autres
ordonnances déterminèrent le mode de l'élection des députés. On divisa les
électeurs en comices de département et en comices d'arrondissement. Les
comices d'arrondissement présentaient les candidats aux comices de
département, qui choisissaient parmi ces candidats la moitié des députés.
Cette élection à deux degrés devait assurer une représentation à la fois plus
locale et plus générale. C'était un gage de notoriété et de présomption de
capacité demandé par la, loi aux représentants du pays. Mais la propriété et
l'impôt étaient toujours le titre au droit d'élire et d'être élu. Trois cents
francs d'impôts étaient exigés des électeurs de département. Les ministres,
pour flatter l'armée et pour introduire un élément nouveau et supposé libéral
dans l'élection, avaient admis dans les comices de département les hommes
décorés de l'ordre de la Légion d'honneur, milice civile et militaire de
l'empereur. Les chambres étaient convoquées pour le 24 septembre. XV L'armée,
sous le commandement de Davoust, se retirait et se cantonnait en murmurant,
mais pacifiquement, derrière la Loire. Elle semait dans tous les départements
qu'elle traversait et qu'elle occupait le remords du patriotisme et du
bonapartisme vaincus et proscrits en elle. Les populations plus éloignées du
théâtre et plus indifférentes aux dangers qui avaient menacé Paris
attribuaient au roi et aux royalistes les revers et les rigueurs dont ils
étaient innocents. En
voyant ces beaux régiments encore intacts et dont la masse, les chevaux,
l'artillerie avaient l'aspect d'une force indomptable, mais triste et
condamnée à l'immobilité par la trahison, les villes et les campagnes ne
comprenaient pas que ces milliers de soldats, intrépides phalanges ferventes
encore du fanatisme pour l'empereur, eussent reculé d'elles-mêmes devant les
armées dix fois supérieures en nombre de la coalition, et livré la capitale,
le trône et le sol tt l'ennemi. Elles croyaient ou affectaient de croire que
cette capitulation qui exilait l'armée dans leurs provinces était une lâche
entente des Bourbons avec l'étranger, et une expiation de la gloire de la
France imposée par ceux qui voulaient l'avilir, la rapetisser et la désarmer
pour la posséder. Des
symptômes d'insurrection militaire et d'agitation civile éclataient sous les
pas de cette armée dans vingt départements. Elle semblait à chaque instant
prête à entraîner les populations ou à se laisser entraîner par elles et à
renouveler la guerre. Les généraux étaient en correspondance avec Paris. Davoust,
quoique résolu à se soumettre à la nécessité, maintenait à peine ses
lieutenants dans le devoir. Son quartier général était une sorte de
gouvernement militaire négociant avec le gouvernement civil. Encouragé
secrètement dans ses exigences par les insinuations de Fouché et de ses amis,
il faisait ses conditions et celles de l'armée. Il adressait au gouvernement
du roi des sommations par l'intermédiaire de trois négociateurs laissés par
lui à Paris, en se retirant, pour traiter des intérêts de l'armée, comme il
aurait traité des intérêts séparés d'une province ou d'un empire dans
l'empire. Ces
trois généraux étaient Gérard, Kellermann, Haxo, tous trois renommés pour
leurs talents et leur patriotisme. Ils transmettaient au gouvernement les
vœux et l'opinion de l'armée, à l'armée les désirs plutôt que les ordres du
gouvernement. On s'observait, on se craignait réciproquement. On négociait
l'obéissance au lieu de l'imposer. Le maréchal Davoust ressemblait à ces
généraux de Rome à la tête de légions indécises, n'obéissant qu'aux ordres
qu'ils avaient imposés au sénat. Davoust cependant subissait en réalité ce
rôle plus qu'il ne le briguait. Touché des malheurs de sa patrie et convaincu
qu'un renouvellement de la guerre, bien que favorable à sa popularité et à
son nom, ne serait qu'une prolongation de l'agonie de la France, il
s'employait, en sauvant les apparences, mais avec une sincère abnégation, à
pacifier l'esprit de l'armée et à dompter par les concessions sa colère. XVI Ses
ordres du jour d'Orléans et de Tours attestaient ces efforts pour assoupir
l'animation des chefs et des soldats. « Les commissaires, 'disait-il aux
troupes, donnent l'assurance qu'une réaction ne sera pas à craindre, que les
passions seront dominées, les hommes respectés, les principes sauvés qu'il
n'y aura point de destitutions arbitraires dans l'armée, que son honneur sera
à couvert. On en a pour gage, ajoutait-il, la nomination du maréchal Saint-Cyr
au ministère de la guerre, celle de Fouché au ministère de la police. Ces
conditions sont acceptables. L'intérêt national doit réunir franchement
l'armée au roi. Cet intérêt exige quelques sacrifices, faisons-les avec une
énergie modeste. L'armée intacte, l'armée unie, deviendra au besoin le centre
de ralliement des Français et des royalistes eux-mêmes ! Unissons-nous,
serrons-nous, ne nous séparons jamais, soyons Français ! Ce fut toujours,
vous le savez, le sentiment qui domina mon âme. Il ne me quittera qu'avec mon
dernier soupir ! » De si
nobles paroles étaient entendues de la masse de l'armée. Elle commençait à
sentir sa faute et à s'affliger des malheurs qu'elle avait déversés sur la
patrie. Elle y répondait par un grand acte de repentir et de soumission,
remis par les chefs de corps aux commissaires et par les commissaires au
maréchal pour être envoyé par le généralissime au roi. « Sire,
disait cette patriotique résignation de l'armée au trône, pleine de confiance
dans votre générosité, résolue à prévenir, en se ralliant à vous, la guerre
civile, et à ramener par son exemple ceux de vos sujets que les circonstances
auraient éloignés de vous, l'armée se flatte que vous accueillerez sa
soumission avec bonté, et que, jetant un voile sur ce qui s'est passé, vous
ne fermerez votre cœur à aucun de vos enfants. » Cet
acte honora l'armée et attendrit le roi et la France. Le lendemain, le
maréchal Davoust, osant davantage, imposa à l'armée soumise le changement
spontané de ses drapeaux. « Soldats,
dit-il, il vous reste à compléter l'acte de soumission que vous venez de
faire par un acte pénible, mais nécessaire, d'obéissance ! Arborez le drapeau
blanc ! Je sais que je vous demande là un grand sacrifice ! Depuis vingt-cinq
ans, nous tenons tous à ces couleurs que nous avons portées. Mais ce
sacrifice, l'intérêt de la patrie nous le commande. Je suis incapable,
soldats, de vous donner un ordre qui serait contraire à l'honneur. Conservez
à la patrie une nombreuse et brave armée ! » XVII On
comprenait, sans qu'il les achevât, les derniers mots du généralissime. Le
roi était déjà opprimé et même insulté dans Paris par les insolentes
représailles de Blücher. Le pont
d'Iéna, en face du champ de Mars, dénoncé par ce barbare à ses soldats, miné,
chargé de poudre pour ensevelir avec le nom de ce monument le nom de la
bataille qui avait anéanti la Prusse, n'avait été sauvé que par la
supplication du roi à l'empereur Alexandre, et par l'affectation, plus
théâtrale que sensée, que le roi avait affichée en menaçant d'aller se placer
lui-même sur ce pont, à l'heure de l'explosion, afin de périr avec un
monument de son royaume couvert de sa majesté et de sa vie. Les
monuments des arts, bronzes, marbres, tableaux, statues, chars antiques,
dépouilles des nations, des capitales, des palais, des musées, des
bibliothèques de l'Europe, accumulés dans le Louvre et sur nos places
publiques par la victoire, étaient revendiqués et repris en plein jour, à
main armée, par les soldats des peuples et des princes sur qui ils avaient
été conquis. La conquête enlevait ce qu'avait enlevé la conquête. Ces
trophées repassaient de Paris à Rome, à Florence, à Vienne, à Berlin, à Turin,
à Madrid. Ce n'étaient pas des propriétés, c'étaient des dépouilles. La
vicissitude du sort faisait tout le droit des possesseurs. L'impartiale
équité ne pouvait accuser légitimement les anciens propriétaires de ces
chefs-d'œuvre de les ressaisir et de rapporter à leurs capitales et à leur
patrie les trésors qui leur avaient été ravis. L'épée avait été le seul
titre, elle était à son tour, non un talion, -car on respectait les
propriétés françaises et les monuments nationaux, mais la restitution
violente des dépouilles. La conscience le sentait ; mais l'orgueil national
murmurait jusqu'à faire craindre un soulèvement désespéré dans Paris. Le
génie aussi artiste que militaire de la France s'était attaché à ces toiles,
à ces marbres, à ces bronzes, avec plus de passion et avec une passion plus
noble qu'à des trésors et à des territoires. Il lui était moins amer et il
lui semblait moins humiliant de céder des provinces et des royaumes que des
tableaux ou des statues. Le peuple croyait qu'on lui saccageait. ses foyers,
et que son mobilier national, troqué à l'encan entre des soldats barbares,
allait attester à jamais à l'Europe sa défaite et son humiliation. Les
peintres et les statuaires s'indignaient. La poésie pleura dans les élégies à
la fois tristes et vengeresses de Casimir Delavigne, appelées Messéniennes,
la dévastation du Louvre et l'émigration des déesses et des dieux de pierre. M. de
Talleyrand avait trop le sentiment de la situation et l'habitude de discuter
les questions de droit public pour contester aux alliés cette restitution
qu'ils se faisaient de leurs propres mains. Il n'aurait eu que des sophismes
à opposer à des raisons. Il ferma les yeux pendant l'enlèvement de ces
dépouilles. Il méprisa les murmures du peuple, et, comme s'il eût dédaigné de
s'émouvoir pour si peu, il affecta de répondre à ceux qui venaient l'avertir
de l'émotion de la capitale et le prier d'intervenir au nom de la France et
du roi : « Ce n'est pas là mon affaire ! » Il avait raison ;
résister était impossible, supplier était lâche, gémir était humiliant il n'y
avait qu'a se taire et à détourner les yeux. XVIII Mais
les alliés, une fois en masse dans Paris et couvrant successivement les
provinces de leurs corps d'armée imposaient des subsides, frappaient les
villes et les campagnes de réquisitions de toute nature, spoliaient pour
l'usage de leurs corps les caisses publiques, opprimaient, épuisaient,
dévastaient les foyers des riches et des pauvres. Les Prussiens surtout, soit
qu'ils eussent plus à venger des démembrements et des spoliations de leur
patrie, soit que ce peuple, plus soldatesque que les autres races germaniques,
ait dans sa nature plus de cette âpreté de l'oppression et de l'exaltation
qu'on contracte dans les camps, se signalaient, comme en 1814, par des
sévices et par des brutalités qui rendaient leur occupation plus redoutée et
leur nom plus odieux en France. Ils avaient imposé cent millions en argent à
la ville de Paris le jour de leur entrée. Les préfets nommés par le roi, les
maires des villes et des villages, ne pouvaient couvrir leurs départements,
leurs villes et leurs villages, contre leurs exigences insatiables et leurs
déprédations. Ils traitaient la France, quoique réconciliée par la convention
de Saint-Cloud et par la présence du roi, en pays conquis. Ils ne voyaient
pas en elle le royaume d'un roi leur allié, mais la dépouille de Napoléon,
leur ennemi. Ils portèrent la main sur plusieurs préfets qui osèrent leur résister
avec une courageuse indépendance ; ils les firent prisonniers et les
enlevèrent a leurs provinces. Un cri unanime de douleur, de détresse et
d'indignation, s'élevait vers le roi de toutes les provinces occupées par eux
et par les Autrichiens moins acerbes, pour implorer sa protection ou pour
menacer de l'insurrection du désespoir. Le duc
de Wellington, plus modeste dans la victoire et plus réservé dans
l'occupation, contenait les Anglais hors de Paris dans une discipline
respectueuse pour les foyers des citoyens et pour l'autorité du roi, qu'il
voulait populariser en la rétablissant. Il agissait en allié avec Louis
XVIII, après avoir agi en vainqueur avec Napoléon. Il n'outrageait pas, il
consultait même souvent ; il soutenait le gouvernement du roi contre les
brutalités de Blücher. Malgré ses observations, ce général menaçait de s'emparer
des fonds du trésor et de porter la main sur les caisses publiques, si la
ville de Paris ne lui payait pas les cent millions dont il l'avait frappée en
y entrant. La présence de son roi et de l'empereur de Russie, arrivés enfin à
Paris, contint les représailles du général prussien. L'impôt
de guerre à la Prusse fut réduit de dix millions sur Paris. Mais Blücher
avait pillé les manufactures d'armes de Versailles ; et des maisons
particulières de cette résidence royale avaient été saccagées par ses
soldats. XIX Pendant
cette concentration des généraux en chef et des souverains à Paris, l'Europe,
que le 20 mars avait mise tout entière sous les armes et en mouvement,
continuait à déborder de toutes les frontières sur le territoire. Nos
provinces pouvaient à peine contenir' ce reflux des nations, pressées de
venir, même après la lutte terminée, se venger de la terreur que le
débarquement de Napoléon avait inspirée au monde. Les alliés se partageaient
l'espace sur le sol. Les Anglais, les Belges, les Hollandais, les Hanovriens,
s'étaient distribué toutes les villes et toutes les provinces qui s'étendent
entre Paris et la frontière de Belgique. Les Prussiens campaient en masse
dans Paris, et refluaient de là entre la Loire et l'Océan. Les Autrichiens,
les Bavarois, les Wurtembergeois, étaient cantonnés dans la Bourgogne, le
Nivernais, le Lyonnais, le Dauphiné. L'armée autrichienne et piémontaise
d'Italie était descendue en Provence et dans le Languedoc. Les Russes
couvraient de leurs nombreux corps d'armée la Lorraine et la Champagne les
Saxons et les Badois, l'Alsace les Hongrois, les bords de la Méditerranée les
Espagnols, les flancs des Pyrénées françaises, la Navarre et le Roussillon.
Jamais, depuis les grandes invasions des barbares qui avaient refoulé les
populations primitives en les remplaçant sur le sol, une telle inondation des
nations en armes n'avait submergé le territoire français. Les plaintes du
peuple s'élevaient de toutes parts contre l'homme dont l'impatience de
reconquérir le trône avait rouvert ces écluses de peuples et donné au monde
le prétexte de ce débordement universel. XX Le roi,
avec un territoire ainsi envahi sous les pieds, avec sa capitale occupée par
les armées étrangères, ainsi que tous ses grands centres d'énergie, comme
Lyon, Strasbourg, Lille ; et avec un peuple divisé d'opinions ; épuisé d'or
et de sang, désarmé, expulsé de ses forteresses, insurgé dans le Midi et dans
l'Ouest pour sa cause, frémissant dans l'Est et derrière la Loire pour la
cause de son ennemi, le roi ne pouvait que gémir et subir. Un acte
d'énergie désespéré pouvait, disait-on, le jeter lui-même au sein de l'armée
de la Loire, qui, recrutée par les Vendéens et confondant en un seul
patriotisme les deux drapeaux, aurait imposé respect et modération aux
alliés. Mais ce plan, rêvé par quelques généraux de l'armée de la Loire et
par quelques chefs vendéens pressés de prendre leur part de patriotisme dans
les calamités de la France, n'était qu'une chimère qui s'évanouissait à la
première réflexion. Abandonner Paris, c'était abandonner le trône. Après
avoir quitté les trois quarts des provinces françaises et la capitale, il
fallait les reconquérir sur plus d'un million d'étrangers, maîtres des places
fortes, des armes, des trésors, des impôts. Avec quelle force le roi
pouvait-il tenter une telle entreprise ? Avec quarante ou cinquante mille
hommes, débris de l'armée de Napoléon, et avec quelques milliers de paysans
bretons pour auxiliaires. Et à supposer un succès impossible, dans quel état
le roi aurait-il retrouvé son royaume, ravagé et mis en pièces par ces
millions d'ennemis ! La France entière eût été changée en un champ de
bataille après la lutte. C'était lui proposer l'incendie de son royaume par
sa propre main. Rien n'était possible pour le roi après Waterloo et la
soumission de Paris, que de se retirer du trône pour ne pas assister à
l'oppression de son royaume, ou de traiter en son propre nom et au nom de son
peuple avec les alliés, pour réduire la rançon et adoucir les rigueurs
inséparables de l'occupation rôle triste, mais nécessaire, dont la nation
sentait la nécessité, excusait les rigueurs, et remerciait au fond de l'âme
son malheureux roi. XXI Mais la
présence de cette armée de Napoléon, quoique soumise maintenant au roi,
réunie sur un seul point du royaume, derrière un grand fleuve, adossée à des
provinces belliqueuses, comme la Bretagne et l'Auvergne, alarmait néanmoins
encore les puissances. Le conseil des souverains exigea du roi son
licenciement. « Le
traité d'alliance conclu à Vienne entre les puissances ; écrivit le
plénipotentiaire russe, M. de Nesselrode, à M. de Talleyrand, a été conclu
contre Bonaparte et ses adhérents, et surtout contre l'armée française, dont
l'ambition désordonnée et la soif insatiable de con- quêtes ont plusieurs
fois troublé l'Europe. Déterminés par le besoin de la paix universelle,
l'empereur de Russie et ses alliés font une condition impérative du
licenciement de cette armée, autant dans l'intérêt du roi de France que dans
l'intérêt du repos des peuples. » Le roi,
qui ne pouvait voir dans l'armée de Bonaparte qu'un reste de prétoriens où se
perpétuerait le fanatisme de son compétiteur au trône, et l'opposition à sa
race et à son règne, devait désirer vivement lui-même le licenciement de
cette armée, et sa transformation en une armée territoriale et royaliste. Il
se hâta d'obtempérer à l'injonction des puissances, conforme en tout à ses
propres intérêts. Le licenciement de l'armée de la Loire fut prononcé. Les
régiments furent organisés en quatre-vingt-six légions départementales de
trois bataillons, et en cinquante-deux régiments de cavalerie et
d'artillerie. Pour détruire l'esprit de corps, cette tradition inextirpable
des troupes qui survit aux hommes, et qui revit dans le drapeau et dans le
nom des cadres armés, chacune des légions dut être composée de soldats nés
dans le département dont la légion portait le nom, moyen excellent d'étouffer
le bonapartisme dans ces corps et de lui substituer l'esprit de la contrée à
laquelle ils appartenaient. C'était un moyen habile d'avoir des légions
royalistes au moins dans le Midi et dans l'Ouest, mais un élément certain
aussi de guerre civile en cas de conflit d'opinion entre les différentes
parties de la France ; une institution funeste encore sous un autre rapport, parce
qu'elle était dans son essence plus fédérative que nationale, et parce qu'en
créant l'esprit de province dans les membres de l'armée, elle tendait à
affaiblir l'esprit d'unité nationale, qui en fait la force contre les
factions et contre l'étranger. Le
maréchal Macdonald fut chargé du licenciement et de la réorganisation de
l'armée. XXII Il
était urgent avant tout de fixer dans un traité de paix définitif la
situation de la France et du roi devant les puissances. Jusqu'à ce que ce
traité fût discuté et signé, la France n'existait qu'à l'état de pays
conquis, le roi n'existait qu'à l'état de commissaire officieux entre son
peuple et l'Europe. M. de Talleyrand, heureux d'échapper aux difficultés du
gouvernement intérieur laissé à Fouché, s'absorba tout entier dans cette
négociation, principale préoccupation du roi. On reprit à Paris le congrès de
Vienne, interrompu par le 20 mars et aggravé par Waterloo. Les
conférences diplomatiques entre M. de Talleyrand et les plénipotentiaires
européens s'ouvrirent chez lord Castlereagh, principal ministre de
l'Angleterre, à qui la déférence des souverains pour le vainqueur de Waterloo
laissait la direction prépondérante des négociations. M. de Talleyrand, le
duc de Wellington, lord Castlereagh, M. de Metternich, M. de Weissemberg, M.
de Hardenberg, M. de Humboldt, le prince llasoumowski, M. de Nesselrode, M.
Capo d'Istria, M. de Gentz, publiciste allemand, M. Pozzo di Borgo, et
quelques-uns des généraux les plus versés dans le secret politique de leurs
cabinets respectifs s'y réunissaient plusieurs heures chaque jour. On
commença par régulariser par des conventions les exigences arbitraires
jusque-là, et les départements assignés aux différents corps d'armée sur le
territoire. On délibéra ensuite sur le sort de Napoléon, qui était encore
alors en indécision dans les rades britanniques. Il fut déclaré prisonnier de
guerre de l'Europe, sa garde remise à l'Angleterre, son séjour fixé à l'île
Sainte-Hélène. La paix entre la France et l'Angleterre fut à l'instant
rétablie. La Grande-Bretagne n'ayant déclaré la guerre qu'à Napoléon seul, il
emportait avec lui la cause de guerre. M. de
Talleyrand, pour caresser un noble sentiment d'humanité dont l'Angleterre
avait pris l'initiative sous l'inspiration religieuse de Wilberforce et de
ses philosophes, admit, au nom de la France, le principe de l'abolition de
l'infâme commerce des noirs. XXIII On se
demanda ensuite si les alliés avaient fait la guerre pour la conquête ou pour
le rétablissement pur et simple de l'ordre européen, troublé par Napoléon.
Les grandes puissances, plus généreuses, consentirent à admettre ce principe.
Les petites, plus envieuses et plus ambitieuses, le contestèrent. Les
Pays-Bas demandaient la restitution de l'Alsace, de la Lorraine, de la
Flandre et dé l'Artois à leurs anciens possesseurs. « La conquête,
disaient-ils, à le droit de revenir sur la conquête. » La
Prusse appuya les Pays-Bas par l'organe de M. de Humboldt. Elle exigeait la
cession de Montmédy, Metz, Sarrelouis, Thionville, M. de
Metternich demandait au nom de l'Autriche une indemnité territoriale, une
garantie de sécurité permanente, une forme de gouvernement conciliable avec
les gouvernements limitrophes, des mesures de police militaire momentanées
pour réprimer les tentatives de l'armée. Le roi de Sardaigne revendiquait la
Savoie, laissée à la France par le traité de 1814. L'Angleterre et la Russie
ne demandaient rien. On se
réduisit, sur leur représentation amicale, à exiger la démolition d'Huningue,
une indemnité de six cents millions pour frais .de guerre, de deux cents
millions pour construire des places fortes nouvelles contre les agressions
futures de la France, une occupation pendant sept ans d'une zone française
par cent cinquante mille hommes de la coalition, entretenus aux frais de la
France, et commandés par un général nommé de concert par les alliés ; enfin
un démembrement important du côté du Nord, au profit des Pays-Bas, par la
cession de Condé, Philippeville, Givet et Maubeuge. XXIV M. de
Talleyrand s'appuyait sur la bienveillance impartiale de lord Wellington pour
combattre l'exagération inique et injurieuse de ces conditions. Le roi
agissait lui-même personnellement dans des entretiens particuliers auprès de
l'empereur d'Autriche, du roi de Prusse, de l'empereur Alexandre surtout, le
plus généreux et le plus influent des princes de la coalition. Il faisait
agir de plus sur le cœur de ce prince l'influence mystique de madame de Krudener,
cette sibylle chrétienne, qui remplaçait dans l'âme de l'empereur de Russie
les ambitions humaines par des aspirations religieuses à la fondation d'un
ordre intellectuel et moral en Europe. Lord
Wellington et l'empereur Alexandre intercédèrent noblement pour que l'Europe
n'abusât pas trop sévèrement de la victoire contre un prince innocent de
l'attentat de Napoléon, et contre une nation subjuguée par son armée, qui
avait subi plus que conspiré cet attentat. L'ultimatum des puissances, auquel
la Russie et l'Angleterre crurent devoir adhérer par égard pour leurs alliés
plus que par exigence contre la France, fut couvé entre elles, et caché,
pendant plus d'un mois, à M. de Talleyrand et au roi. Il éclata enfin au
commencement de septembre. Il était écrasant pour le roi. C'étaient les
conditions à peine adoucies que nous avons énumérées plus haut un
démembrement partiel, une amende d'un milliard, une occupation de sept ans,
la France rachetée du partage par le désarmement, la ruine, la honte, et le
rachat signé par un roi qui, en rachetant son pays, semblait ainsi racheter
son trône aux dépens de son peuple. Louis
XVIII versa en secret des larmes amères. Il cacha mal son désespoir à ses
familiers. « Ma place, s'écriait-il souvent, serait à Hartwell ou à l'armée
de la Loire. Mes alliés me perdent en affectant de me sauver. » Si ce prince
eût écouté ce noble désespoir de son âme, et s'il eût remis aux alliés un
trône trop cher au prix qu'on lui demandait, il eût perdu ce trône pour
quelques jours peut-être mais l'Europe embarrassée et la France émue lui
auraient rendu son royaume à de plus dignes conditions. Les inspirations de
l'honneur sont les seules sûres dans des extrémités semblables. Se déclarer
prisonniers de l'Europe valait mieux pour Louis XVIII et pour sa famille que
de paraître complices dans l'avilissement et dans la spoliation de leur pays. XXV Au lieu
de s'irriter contre lui-même, il conçut un profond ressentiment de
l'impuissance ou de l'inhabileté de M. de Talleyrand. L'insuccès est
facilement un crime pour les hommes d'État comme pour les hommes de guerre.
D'ailleurs M. de Talleyrand pesait secrètement sur l'amour-propre et sur la
dignité de Louis XVIII. Cet homme d'État était une nécessité, mais une
nécessité onéreuse et importune. La supériorité de M. de Talleyrand se
déguisait trop peu dans le conseil pour ne pas offusquer un peu la supériorité
du roi. M. de
Talleyrand était d'une haute naissance ; il y avait du grand seigneur dans le
ministre et de la condescendance dans ses services. Il se souvenait et il
faisait souvenir le roi que c'était par sa main qu'il était monté au trône.
Les avis qu'il donnait au conseil étaient brefs et impérieux. Il ne discutait
pas, il prescrivait. Plus expérimenté des hommes et des choses modernes que
Louis XVIII, plus accrédité auprès des souverains étrangers et de leurs
ministres que le roi, il exerçait, par son ascendant imposé, plutôt un
patronage qu'un ministère. Les pouvoirs étaient dans son nom plus que dans
son titre de président du conseil. Le roi, obligé de le ménager à cause de sa
capacité présumée dans les affaires, n'était pas fâché de trouver cette
capacité en faute de rejeter aux yeux de la foule les malheurs de la
négociation sur le négociateur, et de paraître forcé par l'intérêt de l'État
de congédier un ministre qui rappelait trop un maire du palais. XXVI D'ailleurs,
il faut en convenir, M. de Talleyrand, si utile au congrès de Vienne comme
négociateur, n'avait montré ni en 1814, ni depuis le second retour du roi en
1815, comme ministre, aucune de ces hautes aptitudes qui font l'homme d'État
dans les pays constitutionnels. Il n'avait ni l'initiative, ni l'activité, ni
la parole, ces trois nécessités des gouvernements parlementaires. Le laisser-faire,
l'indolence superbe, le silence intelligent, étaient sa nature, son habileté,
sa tactique. Or, ces trois vertus de la paresse d'esprit, excellentes dans
les temps où le vaisseau de l'État orienté vogue de lui-même, étaient
insuffisantes dans ces temps d'orage où il faut trouver la route et manœuvrer
souvent entre les écueils et contre les vents. Il y a des moments où il faut
saisir le temps et entraîner les opinions de vive force. M. de Talleyrand
aimait à dormir et à compter sur cette force occulte des choses, qui fait
beaucoup, mais qui ne fait pas tout. Les bénéfices du temps indolemment
attendus et habilement recueillis étaient, au moins pour la moitié, dans sa
renommée d'habileté. Aucun
homme n'avait plus dérobé sa renommée à la Providence. Lorsque le temps
agissait pour lui par la main active de Napoléon, c'était bien. Mais depuis
que l'esprit de cour dans le palais et l'esprit de faction dans les partis
décomposaient l'esprit national sous les yeux et sous la main d'un gouvernement
assoupi, c'était mal. Le ministre assistait à la décadence du trône et du
peuple, et en n'imprimant aucun mouvement décisif au gouvernement, il le
lais-. sait inévitablement submerger par des vices intestins qui corrompaient
tout, et par des difficultés extrêmes qui montaient toujours. La nature ne
l'avait pas non plus doué du courage de la tribune et du don de la parole
devant les hommes rassemblés. Il avait toujours eu besoin d'un homme devant
lui, souffleur plus qu'acteur dans les grands drames politiques auxquels il
avait assisté. Sans foyer dans l'âme, sans chaleur de discours et sans
passion, comment aurait-il brûlé, échauffé, passionné une réunion d'hommes ?
L'impartialité n'est jamais éloquente, car l'éloquence n'est que le
contre-coup de la conviction. La tribune n'aurait donc fait que poser plus
haut son infériorité devant les oppositions ou devant les partis. Or, l'heure
de la tribune allait sonner, les élections se préparaient, les brigues se formaient,
la France allait recouvrer la voix. Le roi sentait que celle de M. de
Talleyrand serait muette devant les interpellations qui ne pouvaient manquer
de s'élever. M. de Talleyrand, lui-même, devait être intimidé du nouveau rôle
que les chambres allaient lui imposer. Ce rôle, il n'avait pas pu l'aborder
dans la vigueur de sa jeunesse et de son ambition à l'Assemblée constituante.
Il s'était effacé derrière Mirabeau. Comment l'aborderait-il aujourd'hui ? de
quel prestige n'allait-il pas s'exposer à déchoir ? Il aimait mieux tomber à
propos par le mécontentement du roi que de tomber quelques jours plus tard
devant sa propre insuffisance. Tels
étaient les motifs qui faisaient désirer au roi la retraite de son premier
ministre et qui alanguissaient M. de Talleyrand lui-même. Il y en avait un
autre, encore inaperçu dans la cour, mais déjà puissant sur le cœur du roi.
C'était le goût subit, vif et profond qu'il prenait depuis quelques jours
pour un nouveau favori, car on ne peut donner un autre nom au sentiment qui
l'entraînait vers un jeune homme à peine entrevu, déjà nécessaire. Ce jeune
homme était M. Decazes. XXVII Louis
XVIII, comme les princes nés près du trône, élevés dans les lisières, dans
les mollesses d'éducation et dans les étiquettes des cours qui séparent
l'homme des rudes contacts de la vie commune, avait quelque chose de féminin
dans le caractère. La virilité de tendresse que les infirmités enlevaient à
son corps manquait à son âme. II n'en avait pas assez pour l'amour, ce luxe
de force des grandes natures ; il en avait assez pour l'amitié. Ses amitiés,
par leur concentration et par leur fidélité, allaient facilement jusqu'à la
passion et au favoritisme. Il les honorait par sa constance. Après
quelques femmes qu'il avait cultivées plus qu'aimées dans sa jeunesse et,
entre autres, la marquise de Balby, femme éblouissante d'esprit plus encore
que de beauté, M. d'Avaray et M. de Blacas avaient été des témoignages de
cette obstination dans ses amitiés. M. d'Avaray, qui justifiait ce sentiment
par sa grâce et par sa douceur, M. de Blacas qui le justifiait par sa
fidélité, lui avaient été enlevés, l'un par la mort, l'autre par
l'impopularité à laquelle il avait fallu le sacrifier, à moins de renoncer au
trône. Madame
de Balby existait encore, mais elle avait vieilli, et des ressentiments
intimes, nés dans l'émigration, semblaient l'avoir éloignée pour toujours de
la cour et du cœur du roi. Il n'avait donc aucune amitié domestique dans ce
palais où il avait autrefois répandu son âme et son esprit sur des confidents
aimés, de ses peines de cœur, de ses ambitions politiques, de ses travaux
littéraires. Il ne pouvait pas retrouver dans la famille dont il était
entouré ces amitiés, ces sûretés de confidences, ces épanchements. Il croyait
être et il était en effet très-supérieur d'intelligence et de vues aux
membres de sa maison. Il
aimait beaucoup sa nièce, madame la duchesse d'Angoulême, mais elle était
froide, réservée, contenue et élevée dans l'horreur, bien naturelle à la
fille de tant de chères victimes, contre ces pactes et ces transactions avec la
révolution et les hommes de la révolution que le roi était forcé de justifier
par la politique et de subir. Sa présence lui était souvent un reproche muet,
surtout depuis qu'il avait MM. de Talleyrand et Fouché dans ses conseils. On
n'aime pas longtemps ce que l'on redoute. Son
neveu, le duc d'Angoulême, lui était plus agréable par la gravité modeste,
l'attitude de disciple respectueux de sa sagesse sur le trône, la douceur et
l'obéissance de son caractère. C'était, disait-il, son Germanicus. Mais
l'intelligence du duc d'Angoulême, moins élevée que son âme, était trop
inférieure à celle de son oncle pour que le roi pût faire de ce neveu une
société d'esprit. Le duc
de Berry, son autre neveu était spirituel et brave ; mais léger, brusque,
emporté, par la passion de son âge et par l'oisiveté de sa vie, vers les
plaisirs. Le roi le laissait jouer avec ses goûts militaires et avec ses
caprices de cœur ; il en faisait, disait-il, l'Alcibiade de sa dynastie, il
le livrait à l'admiration et à la malignité de la jeunesse. Les
princes de la maison de Condé étaient, ou surannés. ou nuls, relégués avec
quelques vieillards et avec quelques femmes dans leur cour posthume, dans
leurs chasses et dans leurs festins de Chantilly. Le duc
d'Orléans aurait eu plus de conformité de vues, plus d'égalité d'esprit avec
le roi, plus d'attrait pour ses opinions ; mais il était pour la maison
royale un souvenir vivant de son père si funeste à la famille de Louis XVI,
et, de plus, il était suspect de caresser l'espérance d'une usurpation
personnelle. On n'aime pas un rival, on ne se confie pas à un compétiteur de
la couronne. Le duc d'Orléans était pardonné, comblé de grâces, doté
d'apanages, de faveurs et de richesses ; mais il était tenu à distance,
autant par le soin de sa propre popularité que par la prudence politique du
roi. XXVIII Restait
le comte d'Artois, frère et successeur éventuel du roi sur le trône ; le roi
l'aimait, malgré son infériorité d'intelligence, et peut-être à cause de
cette infériorité même qui l'empêchait de le craindre. Il y avait de l'amitié
dans la parenté. Sûr du cœur de ce frère qui avait partagé ses exils et ses
mauvais jours, il voyait en lui un témoin de ses premières splendeurs, un
survivant de l'ancienne cour, un compagnon des mêmes adversités ; mais il
n'avait avec le comte d'Artois que ces liens de sang, de cœur, de souvenirs,
de communauté, de fortune. Les opinions séparaient les deux frères ; si l'on
peut appeler opinion chez le comte d'Artois des habitudes d'esprit, reçues
toutes faites de la naissance, nourries par le préjugé et l'irréflexion de la
première jeunesse, conservées dans l'âge mûr par la fréquentation exclusive
des exilés de la noblesse et de l'Église les plus irréconciliables avec
l'esprit nouveau, et rapportées de l'exil dans le palais pour être exploitées
par tous les flatteurs de vétustés et tous les artisans d'intrigues. XXIX Ce
prince, depuis son retour de Gand, bien qu'il n'eût pas murmuré trop haut à
Arnouville contre ta prostration de Louis XVIII, contre la nécessité de
Fouché, avait repris, aussitôt après la rentrée du roi aux Tuileries,
l'entourage de meneurs royalistes et les habitudes d'opposition sourde au
gouvernement de son frère, qui faisaient de lui la consolation de la vieille
cour, l'espérance des ambitions de l'aristocratie ou de l'Église,
l'instrument involontaire des hommes indifférents à ces deux causes, mais qui
les flattaient pour se grandir. L'aile
droite du château des Tuileries, appelée le pavillon Marsan, était
l'habitation du comte d'Artois et le foyer de cette petite cour émigrée au
milieu du pays de la révolution. L'homme politique de cette faction intestine
du palais était de nouveau M. de Vitrolles. M. de Vitrolles avait-servi en
1814 à porter les paroles de M. de Talleyrand au comte d'Artois. Il avait
noué avec plus de zèle que d'utilité réelle les fils de quelques
intelligences entre les bonapartistes désaffectionnés, les diplomates étrangers
et le prince, pour une restauration qui ne dépendait pas du succès de ces
petites trames, mais de la défaite ou de la victoire de Napoléon. Il s'était
de nouveau insinué après Waterloo dans la confidence de Fouché, et il avait
été le négociateur officiel ou officieux des avances de ce ministre au roi et
aux princes. Ce dernier service avait semblé lui donner un titre de plus à la
confiance et à la reconnaissance du comte d'Artois. M. de Vitrolles n'avait
évidemment d'autre politique que son esprit insinuant et son zèle royaliste
car il avait été le premier à mêler la cause de la monarchie pure à
l'intrigue pleine de concessions constitutionnelles du parti de M. de
Talleyrand, dont il était l'agent volontaire en 1814, et il venait de mêler
en 1815 la cause de la monarchie pure à l'intrigue pleine de concessions
révolutionnaires et de compromissions avec le cabinet de Fouché, dont il
avait également reçu, porté et rapporté les confidences. Mais M.
de Vitrolles avait sur tous ces hommes anciens, qui entouraient le comte
d'Artois au pavillon Marsan, l'avantage d'un homme jeune, actif, resté en
France, mêlé à tout, sur des hommes dépaysés qui ne savent sur qui s'appuyer
dans un pays politique inconnu. Le prince avait besoin de lui pour lui servir
d'œil, de langue, de main dans ces ténèbres du monde révolutionnaire qu'il
avait la prétention de sonder et de percer. A peine M. de Talleyrand et
Fouché régnèrent-ils seuls dans le cabinet formé par le roi à Arnouville, que
cet entourage du comte d'Artois, relégué dans l'inactivité et mécontent de
son annulation politique, conspira contre le ministère et commença a ourdir
des plans politiques et à désigner des ministères, par lesquels ce parti
d'hommes anciens ou d'hommes nouveaux fervents d'intrigues sauverait,
disait-il, la monarchie contre le roi. XXX Les
hommes principaux de cette opposition naissante de palais, dont M. de
Vitrolles était l'âme et le mouvement, comptaient parmi eux dans cette cour
M. d'Ambray, chancelier inactif de 1814 ; M. Ferrand, renommée factice que le
royalisme avait créée pour se simuler un publiciste à lui, bien que Bonaparte
eût également pris à son compte et à sa solde les principes de despotisme
superstitieux de M. Ferrand ; M. de
Fontanes, plus éclairé, mais brûlant de se faire pardonner ses faiblesses
pour l'empereur par la pureté et par l'ardeur de son royalisme ; Le duc
de Lévis, homme d'ancienne cour, esprit honnête, délicat, studieux, lettré,
mais de constitution trop frêle pour porter le poids d'une politique ; M.
Bourrienne, transfuge spirituel du cabinet de l'empereur dans celui des
princes, ses ennemis, ayant le zèle désespéré des transfuges ; M.
Alexis de Noailles, jeune homme d'un grand nom, d'un généreux courage, d'une
activité qui égalait son zèle, qui s'était signalé par la témérité de sa foi
contre les persécutions de l'Église et de son pontife par l'empereur, et qui
s'était jeté, un des premiers, les armes à la main, en 1814, au-devant du
comte d'Artois et de la monarchie de ses pères ; Enfin
M. de Chateaubriand, revenu mécontent de Gand, se sentant par son génie au
niveau des grands rôles politiques, ne dédaignant pâs la fortune dans
l'ambition, exclu des affaires par l'horreur qu'il avait osé témoigner contre
Fouché, par l'indifférence de M. de Talleyrand, qui ne l'appréciait pas assez
haut, et par la répulsion instinctive de Louis XVIII, qui ne l'aimait pas.
Les princes, grandeurs de convention, sont jaloux, à leur insu, du génie,
grandeur de la nature. On ne peut trouver d'autre motif à cette aversion de
Louis XVIII pour M. de Chateaubriand, qui s'était dévoué à ce prince jusqu'à
la calomnie contre Bonaparte, et qui ne demandait qu'à se river à lui par
tout son dévouement et toutes ses ambitions de renommée et de pouvoir. XXXI Dans ce
camp d'opposition se trouvaient encore d'autres hommes inférieurs en
renommée, tels que M. Laborie, le collègue et l'ami des MM. Bertin au Journal
des Débats, homme universel pour flairer une intrigue et pour rapprocher
les fils qui doivent la nouer M. de
La Maisonfort, esprit léger, mais étincelant, qui jouait au besoin la
gravité, suspect d'intrigue pendant l'émigration, aux yeux de Louis XVIII,
avec Fauche-Borel, et d'autres agents officieux de négociations supposées
pour se donner de l'importance. M. de La Maisonfort s'était confié au comte
d'Artois, plus crédule, plus enveloppé d'entremetteurs. Il avait écrit, en
1814, une brochure royaliste, qui avait disputé avec celle de M. de
Chateaubriand l'enthousiasme des amis des Bourbons. Rentré en France avec les
princes, et inconnu aux hommes nouveaux, on le croyait un oracle politique il
n'était qu'un esprit enjoué, un courtisan de la cour de Charles II MM. de
Polignac, élevés dans la cour du comte d'Artois, souvenirs vivants de sa
jeunesse, hommes d'honneur et de dévouement jusqu'au fanatisme, trop jeunes
encore pour qu'on pût préjuger leur importance politique ; M. de Juigné, M.
de Bruges, M. de Boisgelin. Aucun des hommes de cette cour et de ces opinions
n'était de nature à offrir à Louis XVII le favori dans lequel il pût reposer
à la fois sa politique, son esprit et son cœur. Le hasard le lui présenta. XXXII Nous
avons raconté que, la veille de l'entrée du roi dans Paris, le conseil des
ministres, cherchant un préfet de police audacieux, intelligent et sûr pour
dissoudre les chambres, apaiser les murmures du peuple, aplanir et assurer la
route de Louis XVIII d'Arnouville aux Tuileries, avait nommé à ces fonctions
M. Decazes. Nous avons dit avec quelle ardeur de servir et avec quelle
résolution d'esprit et de main ce jeune homme avait brigué de Fouché, son
supérieur à la police, l'honneur et la responsabilité de ce hasard. Depuis ce
jour, M. Decazes avait redoublé de zèle, éclairé le gouvernement, déjoué les
restes des factions, bien mérité du ministère, et plus encore du roi et des
royalistes. Le
préfet de police, par la nature importante, mais subordonnée de ses
fonctions, ne voyait pas le roi. Il remettait son travail au ministre de la
police, qui entretenait le prince au conseil. Mais une tentative imaginaire
d'empoisonnement de l'empereur Alexandre ayant alarmé un instant les aides de
camp de ce prince à l'Élysée, et M. Decazes ayant, en sa qualité de directeur
de la police, à approfondir cette affaire et à en démontrer la puérilité, le
roi, inquiet des rumeurs que cet événement soulevait dans Paris, et voulant
témoigner à l'empereur Alexandre toute la sollicitude qu'il prenait à la
sûreté d'un hôte si auguste, fit appeler M. Decazes pour recevoir de sa
bouche les détails de cet événement. La
figure du jeune préfet de police, son attitude à la fois timide et empressée,
son élocution fine et nette, le son de sa voix où l'on sentait du cœur sous
le respect, frappèrent au premier abord le roi. Il se plut à prolonger
l'audience, afin de prolonger l'agrément de l'entretien et d'étudier l'homme.
M. Decazes lui plaisait. Plaire aux rois, c'est bientôt régner sous leur nom.
Le goût est la dernière raison de cette faveur des princes. Cette impression
était justifiée par beaucoup de dons de la nature et du caractère. XXXIII M.
Decazes était fils d'un magistrat de Libourne, dans le département de la
Gironde, contrée de la France qui produit plus qu'aucune autre ces fortunes
inespérées, ces élévations rapides, fruits de l'ambition hardie, de
l'aptitude méridionale, et de la souplesse insinuante du caractère dans ces
populations qui boivent les eaux des Pyrénées. Il avait les grâces, les
bonheurs et les habiletés naturelles de cette race, qu'on retrouve partout
dans notre histoire, dans nos camps, dans nos cours, dans nos ministères,
dans nos assemblées publiques, depuis Henri IV jusqu'à Murat ou à Barrère,
fidèle au succès, versatile autant que la fortune, surnageant comme les
choses légères à tous les naufrages des gouvernements, des institutions et
des dynasties, race aventureuse de la France. La Gironde, la Garonne, le Lot,
semblent lui communiquer quelque chose de la mobilité et de la précipitation
de leurs ondes. Ces fleuves donnent une ivresse de parole et d'ambition à ce
qui vit sur leurs bords. Destiné
par son père à d'humbles magistratures de sa province, M. Decazes vint à
Paris vers les dernières années de l'empire ; il y fit ses études de droit,
et parvint par quelques protections à entrer comme scribe dans les bureaux du
ministère de la justice. Quelques années après, M. Muraire, premier président
de la cour de cassation, lui accorda la main de sa fille, éprise du jeune
légiste. Ce mariage lui ouvrit les portes d'autres faveurs. Il fut nommé juge
dans un des tribunaux inférieurs de Paris. Puis il entra comme secrétaire des
commandements de la mère de l'empereur de Napoléon dans les avenues de la
cour impériale il passa de là, au même titre, dans la cour plus initiée aux
affaires et aux intrigues du palais du roi de Hollande et de la reine Hortense,
remarqué des hommes, agréable aux femmes, bienvenu partout où il était
introduit. Une
mort prématurée lui enleva sa première femme. Il fit éclater une douleur, une
fidélité passionnée à sa mémoire et à sa famille, qui lui firent dans le
monde politique une célébrité de dévouement. Il poursuivit pendant quelques
années, sous les auspices de son beau-père, sa double carrière de
magistrature et' de cour. Sa fortune ne suivit pas, en 1814, celle de ses
protecteurs tombant du trône et des degrés du trône. Il se retourna avec le
Midi tout entier aux princes nouveaux. Il présenta à Louis XVIII les
députations de son département, il le harangua au nom de sa ville natale, il
reçut pour prix de son empressement une décoration de la main du roi. Mais,
confondu alors dans la foule des présentations fugitives qui assiégeaient le
palais, il fut récompensé sans être remarqué. XXXIV Le
retour de Napoléon de l'île d'Elbe ne fit illusion ni à sa conscience, ni à
son jugement précoce il n'y vit qu'un attentat et une folie. Il prit les
armes en courageux citoyen à la tête des jeunes étudiants des écoles de
Paris, et proposa au gouvernement une levée en masse de la jeunesse
volontaire pour opposer les enfants de la patrie aux prétoriens de l'île
d'Elbe. Après l'entrée de Bonaparte a Paris, il s'opposa seul, dans la
réunion de ses collègues du tribunal, à la proposition, faite par le président,
de porter l'hommage de son corps et le serment de fidélité au vainqueur. Je
n'ai jamais appris de mes maîtres, ni de moi, que la légitimité du pouvoir
fût le prix de la course. » Ce mot de mauvais exemple pour les cours le
désigna à la colère de l'empereur, qui le fit exiler à quarante lieues de
Paris. Le jeune proscrit n'obéit pas, courut à Bordeaux, s'associa aux
intrépides protestations de M. Lainé, réchauffa pendant les cent-jours, avec
ce citoyen d'une vertu vraiment antique, le feu de l'indépendance des âmes et
de la fidélité au roi légitime dans cette partie du Midi. Ce courage civique,
rare alors, et cette fidélité désintéressée au droit le servirent mieux que
n'eussent fait la versatilité et l'ambition. Au retour de Louis XVIII, on
recherchait les hommes a la fois nouveaux et dévoués, on se souvint de son
nom et de ses actes. Nous avons vu comment la main de M. de Talleyrand et
celle de Fouché tombèrent par hasard sur lui. XXXV M.
Decazes avait alors trente-cinq ans. Il paraissait de dix ans plus jeune que
ses contemporains. Sa taille élancée et souple, l'élégance de sa démarche, la
pose fière de sa tête, la noblesse naturelle de son attitude, tenaient plus du
diplomate ou du militaire que du magistrat. Son front élevé, ses cheveux d'un
blond clair, ses yeux bleus d'une eau limpide et vive, sa bouche où la grâce
du sourire dépliait la sévérite des lèvres, l'ovale un peu allongé du visage,
le teint légèrement féminin de l'homme d'étude, relevé par le coloris du sang
du Midi, une physionomie générale de tous ces traits et de toutes ces
teintes, qu'on ne pouvait contempler sans impression et sans attrait,
faisaient de M. Decazes, à cette époque de sa vie, le portrait vivant du
favori prédestiné par la nature à l'engouement d'une cour, un Cinq-Mars ou un
Leicester, selon qu'il faudrait enchaîner le cœur d'une reine ou fasciner
l'esprit d'un roi. Son
cœur et son esprit répondaient à ces symptômes, par lesquels la nature trompe
rarement les yeux. Il était aimant ; dévoué, fidèle, capable des attachements
et des générosités de l'âme, incapable de trahisons ou de bassesses, propre à
flatter, sans doute, mais moins par intérêt que par enthousiasme se faisant
illusion à lui-même sur le génie ou sur les vertus de ses protecteurs pour se
justifier ses adorations. Courtisan par nature, et non par servilité,
d'autant plus propre à plaire qu'on lui plaisait plus facilement et plus
sincèrement à lui-même. Son
intelligence, sans s'élever alors jusqu'au génie des affaires, avait une
justesse qui est l'instinct des situations et le grand chemin des hommes
d'État. Il sentait plus qu'il n'inventait une politique. Homme nouveau,
désirant servir une cause ancienne, il comprenait la France par sa propre
disposition d'esprit. Faire accepter le roi par la France nouvelle et la
France nouvelle par le roi, c'était toute la restauration selon le bon sens
et selon M. Decazes ; contre-révolution si le roi n'acceptait pas la France,
révolution si la France n'acceptait pas le roi. Deux abîmes traçaient la
route, et il n'y avait pas besoin d'une haute supériorité pour la voir, ni
d'une haute initiative d'idée pour la suivre. La sagesse et la modération y
suffisaient. La bonne volonté était tout le génie nécessaire à une pareille
œuvre et à un pareil moment. Il y
fallait de plus un attachement personnel, exclusif, inflexible au roi, qui,
seul dans son palais, comprenait cette politique. Il y fallait enfin une
aptitude au maniement des hommes, afin de repousser les fanatiques de la
France ancienne sans trop les aliéner au roi, et d'attirer les capacités de
la France nouvelle sans trop leur livrer la Restauration, qu'ils n'aimaient
pas assez pour qu'on osât la leur confier tout entière avec sécurité pour le
roi. M. Decazes était capable de ces trois diplomaties du règne. Il ne tenait
à rien dans le passé. Toute sa fortune pouvait être dans le cœur du prince
qui se l'attacherait. Il n'avait aucun fanatisme de révolution ou de
contre-révolution qui fût de nature a embarrasser son esprit et à l'empêcher
de se plier aux sinuosités de la grande routine des gouvernements. Il avait
assez de franchise pour inspirer confiance aux hommes des deux partis, assez
de finesse pour deviner leurs ambitions sous leurs principes, assez de
conception pour les séduire, assez de sûreté de caractère pour les retenir
après les avoir séduits. Nul
peut-être n'était plus capable, par ses qualités comme par ses faiblesses, de
faire, avec tous ces débris de partis dont la France était couverte, un parti
personnel au roi à la fois contre sa famille, contre ses amis et contre ses
ennemis. Il parlait sans haute éloquence, mais suffisamment bien ; il
comprenait mieux, il agissait toujours. Infatigable au travail, à l'intrigue
politique, à la société, au plaisir, pourvu que la société et le plaisir
fussent encore des moyens de gouvernement, il avait des liaisons avec tous
les camps qui pouvaient recruter celui du roi. Trop nouveau pour inspirer des
ombrages aux grandes ambitions de cour, trop mêlé aux choses de l'empire et
de la révolution pour être suspect aux bonapartistes, aux constitutionnels
convertis à la restauration il joignait à tous ces dons de la nature, de la
naissance et des circonstances, des goûts littéraires et une universalité de
conversation, qui correspondaient aux goûts sédentaires et lettrés du roi.
Enfin il était jeune, et ce prince voulait moins un ministre qu'un élève dans
son intimité. Le hasard servait donc mieux que le choix le prince et le futur
favori dans cette première rencontre qui commençait leur attachement
réciproque. On voit que le cœur a ses destinées et ses influences sur la
politique, même dans l'intérieur des palais et dans le secret des cours. XXXVI Le roi,
après avoir provoqué longtemps l'entretien du jeune homme sur les
circonstances du temps, lui dit « Je suis charmé d'avoir un préfet de police
aussi intelligent et aussi sûr ; vous viendrez désormais me rendre compte
personnellement dans mon cabinet des affaires importantes de ma capitale. »
M. Decazes parut décliner modestement cette faveur inusitée pour que le roi
se prononçât davantage. Il lui représenta qu'il avait reçu de M. de
Vitrolles, au nom du roi et du comte d'Artois, l'ordre de transmettre par
écrit à la cour les rapports de police qu'il adressait d'abord à Fouché, et
que cette communication, motivée sur les ombrages que le caractère de Fouché
donnait a la cour, devait suffire au roi. « Non, répliqua vivement le prince,
qui se défiait de l'entourage de son frère autant que de Fouché ; non, je
vous le répète, point d'intermédiaire désormais entre vous et moi quand vous
aurez une affaire grave, vous me le ferez savoir et je vous recevrai. n Puis,
le retenant encore après les affaires terminées, il s'informa avec une
curiosité bienveillante de son nom, de sa patrie, de sa famille, de ses
antécédents. Il parut intéressé par tout ce qui touchait à son interlocuteur.
Il employa toutes ses séductions à le conquérir, il étala son esprit, il
déploya sa mémoire, il insinua sa politique, il dévoila son cœur. Le roi
cherchait un ami. « Vous ai-je .jamais vu avant ce jour ? dit-il à M.
Decazes. Je ne le pense pas, votre figure et votre voix m'auraient frappé.
Oui, Sire, lui répondit le préfet de police, j'ai eu l'honneur de vous
présenter en 1814 les délégués de mon département et même de porter la parole
en leur nom devant Votre Majesté. C'est étonnant, dit le roi, mais c'est
qu'alors je voyais tant de monde que je ne fixais rien dans ma mé moire. Revenez,
revenez souvent, vous me plaisez. Le prince avait pressenti un remplaçant de
M. d'Avaray dans son cœur, et sa politique était d'accord avec ses goûts. Il
lui fallait un homme à lui. XXXVII Fouché
s'alarmait et semblait maladroitement se complaire à alarmer tous les jours
davantage le roi par des rapports exagérés ou sinistres qu'il lisait au
conseil, qu'il remettait au roi et qu'il laissait ensuite déloyalement
transpirer par de prétendues indiscrétions dans le public comme pour faire
appel et signe à l'opinion du dehors de le soutenir par une pression de
popularité au dedans, manœuvre fourbe et lâche, renouvelée de la lettre du
ministre Roland à Louis XVI en 17 92. « Le
moment approche, disait-il ; déjà l'esprit national prend cette affreuse
direction une fusion se forme entre les partis les plus opposés, la Vendée
elle-même rapproche ses drapeaux de ceux de l'armée. Dans cet excès de
calamités, quel autre parti restera-t-il à Votre Majesté que celui de
s'éloigner ? Les magistrats quitteront d'eux-mêmes leurs fonctions, et les
armées des souverains seront alors aux prises avec des individus affranchis
de tous liens sociaux. Un peuple de trente millions d'habitants pourra
disparaître de la terre ; mais dans cette guerre d'homme à homme, plus d'un
tombeau renfermera, à côté les uns des autres ; les opprimés et les
oppresseurs. « Les
malheurs de la France sont à leur comble ; on ruine, on dévaste, on détruit,
comme s'il n'y avait pour nous ni paix, ni composition à espérer. Les
habitants prennent la fuite devant les soldats indisciplinés ; les forêts se
remplissent de malheureux qui vont y chercher un dernier asile. Les moissons
vont périr dans les champs. Bientôt le désespoir n'entendra la voix d'aucune
autorité ; et cette guerre, entreprise pour assurer le triomphe de la
justice, égalera la barbarie de ces déplorables et trop célèbres invasions
dont l'histoire se rappelle le souvenir avec horreur. » XXXVIII Pendant
que Fouché agitait ainsi l'opinion, M. de Talleyrand déplaisait et chancelait
au ministère, le comte d'Artois mur murait, le Midi, les provinces de
l'Ouest, l'étranger même, criaient vengeance contre les bonapartistes,
auteurs de ces calamités. Le peuple, foulé par sept cent mille soldats,
gémissait sans pouvoir accuser d'autres que lui-même des conséquences de sa
faiblesse devant le retour de Napoléon. L'armée ancienne se décomposait
derrière la Loire ; les officiers, renvoyés à demi-solde dans leurs
provinces, rapportaient, en rentrant dans leurs foyers, l'imprécation contre
lé vainqueur, les ressentiments de leur importance déchue, les amertumes de
leur médiocrité présente dans les familles rurales, comparée avec leur
omnipotence soldatesque sous l'empire, qui leur livrait en proie les
avancements, en dotations la France et l'Europe. Ils s'unissaient, par une
coalition contre nature, mais de circonstance, avec les constitutionnels et
les amis de la révolution et de la liberté, redevenus hostiles aux Bourbons. L'étranger
imposait des conditions inacceptables à la couronne, les réactions populaires
des royalistes et des catholiques du Midi vengeaient honteusement dans le
sang des bonapartistes et des protestants les injures et les outrages qu'ils
avaient eux-mêmes subis, quelques mois auparavant, de ces factions ou de ces
cultes ennemis. Une clameur croissante et bientôt fanatique accusait, par la
bouche des royalistes et par la plume de M. de Chateaubriand lui-même, la
faiblesse et la longanimité du roi, qui refusait l'expiation a l'attentat du
20 mars. Les
élections faites sous l'empire de ce désespoir de la nation et de ce retour
de colère contre les auteurs des calamités récentes du pays écartaient
partout les hommes modérés et nommaient tous les hommes extrêmes, comme si,
dans les maux publics, la passion et la fureur étaient le génie désespéré des
peuples. Ces
élections menaçaient le roi dans l'indépendance de sa politique et se
promettaient de faire de lui le roi d'un parti au lieu du prince pacificateur
de la France. Il espérait trouver dans l'empereur Alexandre, offensé par M.
de Talleyrand au congrès de Vienne par son traité secret avec l'Angleterre et
l'Autriche, un soutien contre les exigences des coalisés. Il espérait trouver
dans le duc de Richelieu, ami de ce souverain, un remplaçant de M. de
Talleyrand mieux écouté que ce ministre. Enfin il 'pressentait dans M.
Decazes un successeur de Fouché, arrachant la police à cet homme suspect, et
un autre Blacas aussi agréable à son cœur, mais moins impopulaire que le
premier. Il
méditait en silence le renouvellement du ministère. « Jusqu'ici, disait-il
bien bas à ses plus intimes confidents, M. de Talleyrand a eu sur moi
l'avantage que les événements lui ont donné et que j'ai su, en roi habile,
reconnaître et subir ; sa maladresse et son inertie me rendent l'avantage. Je
lui garde ma revanche, et je vais gouverner à mon tour. » XXXIX Mais,
avant de congédier Fouché et M. de Talleyrand — les proscrits —, il voulait
laisser sur leurs mains t'odieux des premières représailles que le cri public
de sa cour et que sa propre politique lui imposaient. L'opinion irritée
désignait, à tort ou à droit, quelques hommes comme auteurs ou fauteurs
principaux du retour de Bonaparte, de l'expulsion des Bourbons et des
désastres qui affligeaient à 'la fois le trône et la patrie. Les soulèvements
spontanés de Marseille, de Nîmes, de plusieurs autres villes du Midi ; les
assassinats qui avaient devancé les jugements, choisi au hasard les victimes
et substitué de sanguinaires vengeances personnelles à des justices légales ;
les frénésies des journaux royalistes demandant vengeance comme on demande
honneur et sûreté ; les plaintes répétées de la petite cour du comte
d'Artois, rendues plus impératives par l'autorité de la famille tout semblait
commander au roi de ne pas attendre les chambres pour donner satisfaction aux
colères des uns, aux prudences des autres, de s'armer par raison d'État d'une
apparente rigueur, et d'écarter quelques têtes par une proscription
arbitraire temporaire et non sanglante, afin de n'avoir pas plus tard les laisser
frapper par le glaive de la justice ou de la passion du parti royaliste. « N'y
a-t-il pas des bornes à la clémence ? écrivaient en France et à l'Étranger
les publicistes acharnés à l'expiation. N'existe-t-il pas des crimes que
l'intérêt de la France et de l'Europe ne permet pas de laisser impunis ?
Faut-il que la loyauté et la fidélité seules aient à subir les conséquences
des désastres provoqués par des traîtres ? La fermeté et la sévérité
sont-elles des crimes ? Le juge se condamne lui-même en acquittant les
coupables. Combien de sang et de trésors une magnanimité mal entendue
n'a-t-elle pas déjà coûtés à l'Europe ? » Une
double proscription fut résolue dans le conseil l'une indiquant les noms des
hommes les plus notoirement coupables, qui seraient arrêtés et livrés à des
conseils de guerre ; l'autre qui désignerait les noms des hommes réputés
dangereux et qui leur imposerait l'exil. Fouché fut chargé, en qualité de
ministre de la police, de dresser ces tables de proscription-et de les
soumettre au conseil et au roi, qui y ajouteraient ou qui en retrancheraient
des noms, selon la colère ou la faveur de la cour. Il avait une occasion
naturelle et digne de se retirer, en emportant du moins la pudeur de son
propre nom et en refusant de proscrire ceux qu'il avait provoqués ou suivis
dans la complicité des cent-jours et à qui il avait tant de fois promis
l'amnistie. Il n'en fit rien. L'ambition, qui lui avait fait accepter comme
une gloire les apparences de la trahison, lui fit accepter comme une
nécessité le rôle de proscripteur de ses complices. Il sentit qu'il n'y avait
déjà plus de retraite possible derrière lui et plus d'asile que dans le
pouvoir. Son passé l'entourait de toutes parts et le condamnait à ne plus
rien refuser aux royalistes proscripteur pour eux, ou proscrit par eux ; il
prêta sa main. XL Il
apporta au conseil, le lendemain, une liste de cent dix noms choisis, une
partie par la clameur publique, l'autre partie parmi des hommes que
l'insignifiance ou l'obscurité de leurs crimes protégeait contre l'honneur de
la proscription. Toutefois il n'avait montré dans ce premier choix aucune
faiblesse personnelle. Tous ses complices des cent-jours, bonapartistes,
orléanistes, ministres, collègues, représentants de son parti, égaux ou
subordonnés, généraux, maréchaux, agents de sa police, exécuteurs de ses
ordres, y étaient. Lanjuinais, Diesbach, Flaugergues, Carnot et Caulaincourt
fermaient la liste. Il s'était libéralement exécuté. Il n'y manquait que son
nom. Le roi
et les ministres n'eurent qu'à rabattre des rigueurs de Fouché et à éliminer
des noms que l'innocence, l'indulgence ou la faveur désignaient au pardon.
Louis XVIII effaça de sa main celui de Benjamin Constant, l'empereur
Alexandre celui de Caulaincourt. La liste ainsi limitée aux noms les plus
notoirement compromis fut réduite d'abord à quatre-vingts, puis à
trente-sept. Pendant
ce ballottage, qui dura plusieurs jours, Fouché, autorisé autant par le roi
que par sa propre répugnance à saisir ceux qu'il désignait, les fit avertir,
en vit un grand nombre, et leur distribua ou leur offrit les déguisements,
les passe-ports, les moyens d'évasion, et même les sommes nécessaires -CL
leur séjour à l'étranger. Cinq ou six cent mille francs.de la caisse de la
police furent distribués par lui à ceux qu'il voulait moins proscrire que
sauver. Les plus obstinés ou les plus téméraires seuls tombèrent plus tard
dans les mains des exécuteurs de ces ordres. La
raison d'État seule avait écrit par la main du roi et par la main du ministre
le mot proscription. Le vrai but du conseil était l'éloignement des proscrits
pour donner satisfaction non à la vengeance, mais à la clameur publique. Le
roi ne voulait pas de victimes, l'Europe ne demandait pas de sang. XLI L'acte
de proscription portait : « Voulant,
par la punition d'un attentat sans exemple, mais en graduant la peine et en
limitant le nombre des coupables, concilier l'intérêt de nos peuples, la
dignité de notre couronne et la tranquillité de l'Europe avec ce que nous
devons à la justice et à l'entière sécurité de tous les autres citoyens sans
distinction, avons déclaré et déclarons, ordonné et ordonnons ce qui suit : « Art.
1er. Les généraux et officiers qui ont trahi le roi avant le 23 mars ou qui
ont attaqué la France et le gouvernement à main armée, et ceux qui, par
violence, se sont emparés du pouvoir, seront arrêtés et traduits devant les
conseils de guerre compétents dans leurs divisions respectives, savoir Ney,
Labédoyère, Lallemand aîné, Lallemand jeune, Drouet d'Erlon,
Lefebvre-Desnouettes, Ameil, Brayer, Gilly, Mouton-Duvernet, Grouchy, Clausel,
Laborde, Debelle, Bertrand, Drouot, Cambronne, Lavalette, Rovigo. « Art.
2. Les individus dont les noms suivent, savoir Soult, Alix, Excelmans,
Bassano, Marbot, Félix Lepelletier, Boulaydela Meurthe, Méhée, Fressinet, Thibaudeau,
Carnot, Vandamme, Lamarque (général), Lobau, Harel, Piré, Barrère, Arnault, Pommereul,
Regnault de Saint-Jean d'Angély, Arrighi de Padoue, Dejean fils, Garrau,
Réal, Bouvier-Dumolard, Merlin (de Douai), Durback, Dirat, Defermon, Bory
de Saint-Vincent, Félix Desportes, Garnier (de Saintes), Hullin, Mellinet, Cluys,
Courtin, Forbin-Janson fils aîné, Lelorgne d'Ideville, sortiront dans trois
jours de la ville de Paris, et se retireront dans l'intérieur de la France
dans les lieux que notre ministre de la police générale indiquera, et où ils
resteront sous sa surveillance, en attendant que les chambres statuent sur
ceux d'entre eux qui devront ou sortir du royaume, ou être livrés à la
poursuite des tribunaux. » Art. 3. Les individus qui seront condamnés à
sortir du royaume auront la faculté de vendre leurs biens et propriétés dans
le délai d'un an, d'en disposer et d'en transporter le produit hors de France
et d'en recevoir pendant ce temps le revenu dans les pays étrangers, en
fournissant néanmoins la preuve de leur obéissance à la présente ordonnance. « Art.
4. Les listes de tous les individus auxquels les articles 1er et 2 pourraient
être applicables sont et demeureront closes par les désignations nominales
contenues dans ces articles, et ne pourront jamais être étendues à d'autres
pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce puisse être, autrement que
dans les formes et suivant les lois constitutionnelles auxquelles il n'est
expressément dérogé que pour ce cas seulement. « Signé LOUIS. « Par le roi, « Le ministre secrétaire
d'État au département de la police, « DUC D'OTRANTE. » XLII Ainsi
s'ouvrait en France, malgré le roi et malgré le ministre, mais sous le
pressentiment de la chambre, qui allait arriver pleine de vengeances, l'ère
des proscriptions de 1815, concessions funestes non du cœur, mais de la
faiblesse du prince qui, avec l'intelligence et la volonté de la clémence, se
donnait l'apparence de la rigueur. Louis XVIII ne sentit pas assez dans cette
circonstance sa force contre l'étranger ; contre son propre parti et contre
son frère, comme il ne l'avait pas assez sentie à Arnouville en prostituant
l'autorité royale à Fouché. Le roi était l'homme nécessaire pour l'Europe,
pour la France, pour les royalistes eux-mêmes. Il devait le comprendre, et il
n'avait pour le démontrer à tous qu'à se refuser à des concessions qui le
diminuaient comme homme sans le fortifier comme roi. En concédant la nomination de Fouché, pour entrer dans Paris, à la révolution, il avait amoindri sa dignité personnelle devant les royalistes en concédant ce commencement de proscription à contre-cœur à son parti et à l'étranger, a l'ouverture de son règne, il amoindrissait sa popularité de roi pacificateur et médiateur aux yeux de la révolution. Son caractère fléchissait des deux côtés en quelques semaines. Il avait donné aux deux partis le secret de sa faiblesse. Les royalistes et les libéraux allaient l'entraîner successivement plus loin qu'il ne voulait aller. Il n'avait pas marqué avec assez de résolution le point fixe où il lui convenait de maintenir son caractère et son règne, la dignité de sa race, l'impartialité de son intelligence, l'arbitrage souverain de son cœur entre les partis. Une restauration ne peut jamais être qu'une amnistie. Le pardon n'est pas seulement sa vertu, il est sa loi. |