24 juin. — Fouché est
nommé président de la commission de gouvernement. — Formation du nouveau
ministère. — Politique de Fouché. — Manuel. — Séance de la chambre des
représentants. — Elle adopte la motion de Manuel. — 25 juin. — Départ de
l'empereur de Paris. — Il se rend à la Malmaison. — Son adresse d'adieu à
l'armée. — Envoi de cinq plénipotentiaires pour la négociation de la paix. —
Entrevue de Fouché et de M. de Vitrolles. — Entrevue de Napoléon et de
Benjamin Constant. — Conseils des amis de Napoléon sur le choix de son lieu
d'exil. — Il adopte l'Amérique. — Il est surveillé par la commission de
gouvernement. — Opposition provisoire de la commission au départ de Napoléon.
— Séjour à la Malmaison. — Instances de la commission près de Napoléon. —
Elle lui délivre un passeport. — Refus de Napoléon. — Proposition d'Excelmans
à Napoléon. — Arrivée des alliés à Compiègne. — Napoléon propose de se mettre
à la tête de l'armée. — Refus de la commission de gouvernement. — Rencontre
de M. de Flahaut et de Davoust. — Napoléon et Maret. — Situation critique de
Napoléon. — Son départ de la Malmaison. — Ses adieux. — Son voyage. — Sa
halte à Rambouillet. — Ses espérances. — Ouverture d'Excelmans à Daumesnil. —
Napoléon traverse Châteaudun, Tours et Poitiers. — Attroupement à
Saint-Maixent. — Il arrive à Niort. — Acclamations du peuple. — Son arrivée à
Rochefort le 3 juillet. — Napoléon renouvelle sa proposition à la commission
de gouvernement. — Conseils divers pour la fuite de Napoléon. — Son
hésitation. — Réponse de la commission de gouvernement à sa proposition. —
Napoléon s'embarque sur la frégate la Saale, le 8 juillet. — Il quitte
Rochefort. — Sa visite à l'île d'Aix. — Entrevue de M. de Las Cases avec le
capitaine Maitland à bord du Bellérophon. — Le capitaine de la Méduse propose
de forcer la croisière anglaise. — Refus de Napoléon. — Son débarquement à
l'île d'Aix. — Ses indécisions. — Refus de la proposition du capitaine
Baudin. — Des enseignes de vaisseau offrent de le conduire en Amérique. —
Napoléon accepte. — Il part. — Il est retenu par sa suite. — Seconde entrevue
de Las Cases, Rovigo et Lallemand avec le capitaine Maitland. — Délibération
sur son départ. — Napoléon se décide à partir par le Bellérophon. — Sa lettre
au prince régent d'Angleterre. — Ses instructions à Gourgaud. — Départ de
Gourgaud et de Las Cases pour l'Angleterre. — Napoléon quitte l'île d'Aix. —
Ses adieux à Becker. — Son embarquement sur le Bellérophon. — Il reçoit la
visite de l'amiral Hotham. — Le Bellérophon se porte devant Torbay. — Il y
est rejoint par Gourgaud. — Il quitte Torbay et arrive en rade de Plymouth. —
Conseil des ministres anglais sur le sort de Napoléon. — Il est déclaré
prisonnier de guerre par les alliés. — Il est ramené à Torbay. — On réclame
son épée. — Ses adieux. — Sa douleur à la nouvelle de la capitulation de
Paris. — Il monte sur le Northumberland. — Sa protestation contre
l'Angleterre. — Son départ pour Sainte-Hélène.
I Les
événements désormais allaient régner seuls, et Fouché gouverner seul par les
événements. Il fut, cette nuit-là même, nommé président de la commission de
gouvernement par la voix de Carnot et de Quinette, et par la sienne qu'il se
donna à lui-même pour enlever l'ascendant de la présidence à Caulaincourt ou
à Carnot, dont il redoutait les fidélités ou les faiblesses pour Napoléon. Il
nomma au ministère de l'intérieur un frère de Carnot aux affaires étrangères
M. Bignon, esprit plus érudit que politique, qu'il était aussi facile de
jouer que de flatter. Pelet de la Lozère, homme honnête, patriote et
conciliant, gage de modération pour tous les partis qu'il fallait assoupir,
eut le ministère de la police Boulay de la Meurthe, influence napoléonienne
qu'il fallait à la fois employer et annuler par des fonctions peu politiques,
eut la justice ; Masséna, qui venait de montrer son indépendance à la chambre
des pairs, et dont la gloire militaire intacte relevait le nom, reçut le
commandement général de la garde nationale. Le
reste de la nuit fut employé par la commission de gouvernement et par les
ministres à concerter la plus grande concentration possible des débris de
l'armée autour de Paris, afin de donner du temps et une base militaire aux
négociations qui allaient s'ouvrir. Ces négociations, pour un esprit aussi
pénétrant et aussi généralisateur que celui de Fouché, n'étaient, en réalité,
qu'une apparence qu'il voulait sauver et une satisfaction qu'il voulait
donner aux susceptibilités du pays. Il savait bien qu'on ne négocie qu'à
forces égales. Où étaient les forces ? Elles étaient anéanties d'un seul coup
à Waterloo. Les agents confidentiels de Fouché remplissaient déjà la cour de
Louis XVIII et le quartier général de Wellington. Faire signe au roi que
l'heure du retour allait sonner pour lui ; convaincre Wellington que lui seul
pouvait ouvrir les portes de Paris, sans nouvelle effusion de sang, au roi et
aux alliés ; persuader à M. de Talleyrand, et par lui au cabinet du roi, que
lui seul aussi pouvait pacifier la France ; endormir les chambres, fasciner,
tromper ou dompter la commission de gouvernement ; congédier l'empereur, et
enfin présenter par sa propre main, main régicide, le peuple au roi et le roi
au peuple telle fut, dès ce premier jour, toute l'action secrète ou publique
de Fouché. Rarement un ministre en entreprit une plus complexe et plus
périlleuse, et y réussit avec plus d'audace unie à plus d'habileté. Fouché
comptait sur la médiocrité des intelligences et sur la malléabilité 'des
caractères autour de lui. Il comptait aussi sur l'impatience de l'ambition de
régner qui assouplissait Gand à ses volontés. Il ne présuma pas trop de la
nullité des uns, de la servilité des autres, de l'appétit du trône d'une cour
exilée. Tous les vices et toutes les ambitions le servirent, parce qu'il
avait eu l'expérience de leur ascendant sur les âmes et l'humiliant courage
de compter sur eux. II Une
première difficulté s'offrait à lui. L'empereur, obstiné à l'Élysée,
apprenant à son réveil que Grouchy s'avançait intact sur Paris, et que des
corps importants se recomposaient sous Excelmans et sous d'autres généraux
énergiques, entre Paris et Wellington, se repentait déjà d'une abdication
trop précipitée, et fomentait, par ses derniers adhérents, une nouvelle
discussion sur la régence dans la chambre des représentants. Si la régence
était proclamée, il ressaisissait le pouvoir au nom de son fils ; si elle
était rejetée, il reprenait l'empire au nom de la condition trompée, qu'il
avait mise, disait-il, à son abdication. La
proposition de proclamer Napoléon II allait donc être reproduite à
l'ouverture de la séance avec des efforts mieux concertés dans la chambre.
Regnault de Saint-Jean d'Angély, Boulay de la Meurthe, Defermon, conseiller
d'État, émules de Fontanes et de Cambacérès, étaient sûrs d'entraîner
l'irrésolution de leurs collègues. Fouché, instruit de cette tentative, qui
pouvait déconcerter ses desseins, hésita un moment s'il la combattrait à
visage découvert, ou s'il la tournerait par une apparente indifférence. Il
fallait choisir entre le danger d'une réinstallation de Napoléon lui-même au
trône et à la tête de l'armée, si la chambre refusait de proclamer son fils,
et le danger plus éloigné de rompre les négociations avec les puissances et
de retarder la rentrée de Louis XVIII, si la chambre proclamait la
souveraineté préalable de Napoléon II. Il se tint prêt à l'une ou l'autre de
ces éventualités, selon que la chambre indécise paraîtrait pencher, sous la
parole des orateurs, pour ou contre la dynastie de Napoléon. Manuel
avait les confidences de Fouché, et se préparait à servir de sa parole
exercée, patriotique et puissante, la pensée politique de l'homme qui
manœuvrait au dehors dans ce conflit de tant d'opinions. Jeune, neuf, d'une
renommée naissante et pure, d'un grand courage, d'une froide, résolution,
d'un coup d'œil profond, d'un patriotisme presque républicain, qui ne le
rendait pas suspect de connivence avec les Bourbons, Manuel était plus qu'un
orateur dans la chambre ; c'était déjà l'ombre d'un homme d'État. Son crédit,
quoique a son aurore, était grand sur ses collègues, plus grand au dehors. La
Fayette, Sébastiani, le cultivaient. Ennemi de Napoléon par l'instinct d'une âme
élevée et libre, le désir de faire sortir ou la république ou le gouvernement
constitutionnel de ces ruines du despotisme militaire, l'avait non asservi,
mais lié à Fouché et aux libéraux lassés du joug. Telle était la situation de
l'Assemblée le 25 juin à midi. III M.
Dupin, pressé d'aplanir la route à des accommodements avec les Bourbons, et à
des négociations avec les alliés, que son sens exquis des circonstances lui
montrait comme la nécessité et le salut commun, ayant insisté pour que le
gouvernement nouveau prêtât serment de fidélité à la nation seule, cette
motion devint le signal d'une lutte dont l'issue, quelle qu'elle fût, pouvait
rendre à Napoléon le sceptre ou l'épée pour quelques jours. Defermon
demanda impérieusement qui avait donc caractère pour recevoir un tel serment,
et s'il n'y avait pas un empereur. « Oui, lui répond le parti des
bonapartistes, nous avons un empereur, nous voulons Napoléon II Il est notre
souverain par les lois fondamentales à ce nom seul, l'armée et la garde
nationale se grouperont autour de la patrie ! Oui, oui » reprennent les mêmes
voix, plus nombreuses par cet écho dont le patriotisme grossit toujours les
motions qui paraissent un courageux défi à l'étranger. Cet écho se prolonge,
et fait éclater enfin la salle aux cris de : « Vive l'empereur ! »
Béranger tremble qu'une acclamation de courage ne soit prise pour une
proclamation réfléchie d'un nouvel empire. Il demande une nuit de réflexion.
La chambre, déjà refroidie, l'applaudit. Boulay de la Meurthe s'indigne de ce
retour à l'indifférence « La France est perdue, si nous semblons seulement
douter de l'hérédité du pouvoir dans le fils de l'empereur, » s'écrie-t-il en
objurguant la mollesse de ses collègues. « Nous sommes entourés de beaucoup
d'intrigants, de beaucoup de factieux hors de cette enceinte, poursuit
l'orateur de Napoléon en faisant allusion à Fouché, aux royalistes, aux
républicains, à La Fayette ; ils voudraient faire déclarer le trône
vacant-pour y replacer les Bourbons ! La France aurait le sort de la Pologne
Les étrangers s'en partageraient les lambeaux ! Il existe une faction
d'Orléans ! » — Des murmures d'incrédulité éclatent. — « Oui,
continue Boulay, je sais que cette faction existe, je sais qu'elle entretient
des intelligences avec les républicains. Si le duc d'Orléans acceptait le
trône, ce serait pour le rendre à Louis XVIII ! Prévenez ces menées, rompez
ces trames, proclamez Napoléon H empereur des Français ! » IV On
applaudit Boulay ; d'autres orateurs de la même opinion le secondent. Mouton
Duvernet, un des généraux les plus compromis dans la défection du 20 mars,
ose dire qu'il n'y aura pas 'de Français qui ne vole aux armes pour le
service du jeune empereur. Cette parole de cour révolte la fierté endormie de
la représentation. « Vous et nous, généraux et empereur, s'écrie Flaugergues
indigné de la servilité des termes, vous êtes au service de la nation !
» Regnault de Saint-Jean d'Angély répète et délaye Defermon. Dupin lui
succède. « Si
Napoléon lui-même, dit-il avec une rudesse de raisonnement qui ne laissait
rien à la réplique, avait cru pouvoir être utile à la nation, aurait-il
laissé à un autre l'honneur de la sauver en abdiquant ? Comment espérer d'un
enfant ce qu'un héros n'espère plus pour nous de lui-même ? » La faction de
l'Élysée veut couvrir sa voix. « Je demande, reprend-il avec sang-froid, si
un enfant captif pourra ce que son père libre et souverain reconnaît par son
abdication ne pouvoir faire lui-même ? On demande qui nous aurons à opposer à
l'ennemi ? Je réponds la nation ! C'est elle qui précède ses gouvernants et
qui leur survit » Dupin, dont la pensée flottait, dit-on, sur le duc
d'Orléans, avait entraîné la chambre trop loin au gré de Fouché. Ce ministre,
qui aurait été favorable quelques semaines plus tôt à cet expédient, avait le
bon sens de le reconnaître impossible après Waterloo. Cette bataille rendait
inévitablement le sceptre au prince et au principe de la légitimité. La
couronne offerte au duc d'Orléans n'aurait été qu'un obstacle de plus à la
pacification de la patrie, un défi sans force a l'Europe, une prolongation
des calamités publiques. La vaine proclamation de Napoléon II n'offrait aucun
de ces inconvénients. Elle n'avait que la valeur d'une protestation sans
puissance, elle désarmait momentanément les bonapartistes et l'armée, elle
permettait de s'affranchir, par l'éloignement de l'empereur, des menaces et
des alarmes de sa présence a Paris. Fouché pressa ce dénouement avec autant
d'ardeur qu'il en aurait mis la veille à l'écarter. Manuel son organe parut à
la tribune. V Son
discours fut long, raisonné, balancé entre toutes les opinions diverses, avec
cette justice apparente qui concède à chaque parti son honneur, pour obtenir
en retour attention et raison. Il les analysa sans les décourager. Il écarta
surtout le parti des orléanistes, que venait de faire apparaître ou
soupçonner Dupin. « Le pire des dangers, dit-il en finissant, entre tant
d'opinions qui nous divisent, c'est de découvrir la patrie par nos
hésitations. Prononçons-nous pour Napoléon II. » Après cette conclusion, qui
enthousiasma le parti bonapartiste, l'orateur lut un projet de déclaration
dans ce sens, mais dont le texte ambigu et indécis semblait plutôt un
ajournement de la reconnaissance d'un autre gouvernement que la proclamation
du gouvernement de Napoléon II. Les assemblées s'évadent toujours avec
bonheur d'une situation extrême par une de ces issues ouvertes à tous les
partis. Manuel avait simplement sauvé l'honneur des partisans obstinés de
l'empereur, en achevant en réalité leur déroute. Fouché,
en apparence vaincu, triompha. L'empereur, forcé de paraître satisfait, fut
contraint de céder enfin la place au prétendu gouvernement de son fils et de
quitter l'Élysée et Paris. Déjà le représentant Duchesne demandait à la
tribune qu'on le sommât de s'éloigner. Des avis sinistres lui arrivaient de
toutes parts sur le danger qu'il courait en prolongeant son séjour dans ce
palais. Soit manœuvres secrètes de la police de Fouché pour l'intimider, soit
zèle ombrageux de ses adhérents pour préserver ses jours, on ne cessait de
l'assiéger de soupçons, de lui montrer le cachot, l'enlèvement, le poignard
ou le poison en perspective. L'État,
en effet, ne pouvait pas, en présence de l'ennemi aux portes et des factions
dans l'intérieur, supporter impunément deux maîtres. L'Élysée était devenu
une solitude un seul vétéran en gardait la porte. La moindre émotion des
partis pouvait la forcer. L'empereur sentit enfin la nécessité d'abandonner
une capitale inquiète de sa présence, et qui, après l'avoir accueilli,
l'abandonnait à son isolement. VI Il fit
brûler en sa présence, par ses aides de camp et ses secrétaires, tous les
papiers qu'il avait reçus depuis le 20 mars et qui pouvaient servir de texte
a des accusations de complicité dans son retour. Il ne réserva que ses
correspondances de famille. Le 25,
à midi, il partit de l'Élysée pour son habitation de la Malmaison, séjour de
ses plus belles années de puissance, de gloire et de bonheur, plein
aujourd'hui du deuil de sa fortune et des amers souvenirs de sa première
femme, l'impératrice Joséphine Beauharnais, qui venait d'y mourir. Sa
belle-fille, Hortense Beauharnais, qu'il avait assez aimée pour la couronner
sur le trône de Hollande et pour destiner l'empire à son fils, l'avait
précédé et l'attendait à la Malmaison ; femme qu'il avait protégée enfant,
qu'il avait faite reine, mais dont il avait répudié la mère. Elle avait
sollicité de Louis XVIII, après la première abdication, le titre de duchesse
de Saint-Leu et la liberté de résider dans la patrie. Elle avait aspiré au
retour de Napoléon, entretenu le fanatisme de l'empire, par sensibilité ou
par ambition, dans l'âme des jeunes officiers dont elle était entourée mais,
fidèle au moins à sa disgrâce, elle se dévouait à lui adoucir les dernières
heures de la séparation, et elle l'aidait à descendre avec moins de rudesse
du faîte des trônes où lui-même l'avait portée. La mère lui avait aplani le
chemin de la toute-puissance, la fille lui aplanissait celui de l'exil. VII Les
lieux retrempent les âmes dans les souvenirs. L'empereur, que ses biographes
les plus complaisants et ses affidés les plus assidus dépeignent tous comme
atteint, depuis Waterloo, d'une sorte de stupeur morale, attestée par tant de
langueurs, d'incertitudes, d'irrésolutions et de soubresauts depuis le champ
de bataille jusqu'au moment de son départ de l'Élysée, parut reprendre dans
la, demeure de sa jeunesse la trempe usée de son âme, la résolution de son
esprit, la vigueur de son corps. « Il n'avait pas assez appris, dit son
secrétaire intime et son historien domestique, à lutter de bonne heure contre
l'adversité. » La prospérité l'avait saisi au berceau et suivi jusqu'aux
sommets du bonheur humain. Il n'avait que la moitié de l'éducation des
événements sur les grands hommes ; les déceptions et les châtiments lui
avaient manqué. Il se retrouva à la Malmaison dans les murs de la demeure de
sa gloire, dans les jardins de ses délassements, dans la solitude et dans le
silence de sa retraite, dans le sein de la sollicitude et de la tendresse
d'une fille d'adoption. Il laissa sa fortune s'en aller à Paris comme elle
voulait, sous le souffle de Fouché et des événements, sans regarder davantage
derrière lui. Les premières journées furent tout à l'oubli du présent et à la
mémoire lointaine. Son âme se détendit, soulagée du poids du monde et de sa
propre destinée. Ainsi est fait l'homme, heureux de porter, heureux de
déposer quand le poids l'écrase. Ses confidents et Hortense le retrouvèrent
tel qu'ils l'avaient toujours rêvé. VIII Cependant
une journée et une nuit passées dans ce séjour, plein aussi de ses souvenirs
militaires du consulat, lui rendirent le sentiment de cette armée dont il
avait été le héros. Il ne voulut pas quitter la patrie sans avoir adressé une
dernière fois à ses compagnons d'armes des adieux plus tristes et plus
éternels que ceux de Fontainebleau. L'écho de sa voix dans les camps lui
complaisait même après avoir quitté le commandement et l'empire. Il s'enferma
dans son cabinet et il écrivit une adresse à l'armée de Paris. Mais cette
adresse conservait trop encore l'accent de l'empereur et le ton habituel de
la souveraineté, pour qu'elle ne parût pas à ses confidents un retour sur son
abdication et une menace au gouvernement et aux chambres. Ils lui en firent l'observation
et il fut forcé d'y condescendre. L'acte en lui-même était hardi dans un
homme qui n'était plus qu'un citoyen sans titre et un général sans
commandement. On pouvait le tolérer par considération pour la nouveauté de la
vie privée dans cet homme qui n'avait jamais, depuis vingt ans, été l'égal
d'un autre ; il ne fallait pas l'aggraver par le ton de maître qui ne
convenait plus au souverain déchu. Il modifia patiemment les termes de cette
adresse, et l'envoya ainsi modifiée aux journaux de Paris : « Soldats « Quand
je cède à la nécessité qui me force de m'éloigner de la brave armée
française, j'emporte avec moi l'heureuse certitude qu'elle justifiera, par
les services éminents que la patrie attend d'elle, les éloges que nos ennemis
eux-mêmes ne peuvent pas lui refuser. « Soldats,
je suivrai vos pas, quoique absent. Je connais tous les corps, et aucun d'eux
ne remportera un avantage signalé sur l'ennemi que je ne rende justice au
courage qu'il aura déployé. Vous et moi, nous avons été calomniés. Des hommes
indignes d'apprécier vos travaux ont vu, dans les marques d'attachement que
vous m'avez données, un zèle dont j'étais le seul objet ; que vos succès
futurs leur apprennent que c'était la patrie par-dessus tout que vous serviez
en m'obéissant, et que si j'ai quelque part a votre affection, je la dois à
mon ardent amour pour la France, notre mère commune. Soldats, encore quelques
efforts, et la coalition est dissoute. Napoléon vous reconnaîtra aux coups
que vous allez porter. « Sauvez
l'honneur, l'indépendance des Français ; soyez jusqu'à la fin tels que je
vous ai connus depuis vingt ans, et vous serez invincibles. » IX Cette
proclamation jurait trop avec les circonstances pour produire un grand
retentissement parmi les troupes. C'était l'accent de la victoire dans 'la
bouche du chef vaincu et abattu. Promettre la dissolution de la coalition,
pour prix de quelques derniers efforts, à un peuple dont l'armée sans chef
était elle-même dissoute, et dont l'empereur venait de jeter son épée et de
remettre son sceptre à ses ennemis, c'était une dérision qu'on ne pouvait
respecter que dans un homme privé dé son génie par l'excès de l'adversité. Le
gouvernement, à qui on transmit de l'Élysée cette adresse, la reçut avec
dédain et ne permit pas qu'elle fût publiée. L'empereur,
s'étant informé plusieurs fois, le lendemain, de l'effet de son adresse à
l'armée, et ayant appris par ses aides de camp l'indifférence avec laquelle
elle avait été reçue par Fouché et par ses collègues, fut obligé de dévorer
en silence cet outrage. C'était la première fois que cette voix qui avait
ébranlé le monde ne trouvait pas un écho dans Paris pour la répéter. X L'empereur
était à peine parti pour la Malmaison que Fouché et les membres de la
commission, obéissant en cela aux vœux des chambres et de l'opinion,
nommèrent des plénipotentiaires chargés d'aller négocier une suspension
d'hostilités ou la paix au quartier général de Wellington et de Blücher. Ces
plénipotentiaires étaient habilement choisis parmi les hommes importants des
deux chambres qui s'étaient montrés depuis ses revers les plus hostiles à
Napoléon et à sa famille, et qui donnaient cependant par leurs antécédents et
par leurs opinions patriotiques le plus de gages apparents de l'indépendance
du pays. C'était Sébastiani, à la fois diplomate et militaire, longtemps
dévoué à l'empereur, maintenant détaché, aigri, allié à la haute aristocratie
bourbonienne par la maison de Coligny dont il avait épousé une fille, et trop
intelligent pour ne pas comprendre qu'entre Louis XVIII et Napoléon il n'y
avait que des chimères et des impossibilités D'Argenson,
homme de bien et de patriotisme, sans répugnance contre les Bourbons, dont sa
haute naissance le faisait le client naturel, mais assez indépendant de
caractère pour sacrifier au besoin sa naissance même à ses opinions presque
radicales homme du reste facile à tromper par ses vertus Pontécoulant,
cœur honnête, raison froide, âme sans fanatisme et sans préjugés,
anciennement à la cour, plus tard à la révolution modérée, quelque temps à
l'empire, toujours à l'honneur, étoile constante de sa vie. Il était plus
capable que personne de ménager la dignité de sa patrie en cédant aux
nécessités du temps et en acceptant une restauration libérale qui ne
répugnait ni à son nom ni à ses souvenirs. Laforêt,
ancien ambassadeur de la république et de Napoléon, convaincu de la nécessité
de la paix et capable de la négocier, si la négociation avait eu des bases La
Fayette enfin, un des hommes qui s'étaient le plus acharnés contre Napoléon,
trompé, après sa chute, dans le vague espoir qu'il avait eu d'élever une
république sur ses ruines, ajournant son rôle à un autre temps, toujours
patient, toujours trompé ; toujours épiant son heure, et ayant accepté, dans
cette négociation illusoire, une ombre de rôle qui ne répugnait pas à
l'importance de son nom. Benjamin Constant, ami de La Fayette et de
Sébastiani, désorienté à la fois dans l'opposition libérale qu'il avait
trahie et dans la faveur impériale qui s'écroulait sous lui, fut nommé
secrétaire de ce congrès de négociateurs. C'était pour cet homme à tant de
faces un moyen habile de paraître servir à la fois un reste de' cause
napoléonienne dans la cause de la patrie et de la paix. Interposé, aux yeux
des patriotes, entre la France et l'étranger, il ressortait ainsi des ruines
du 20 mars et de Waterloo par la porte d'une capitulation où il paraîtrait du
moins avoir stipulé pour la liberté. Il était trop clairvoyant pour voir
autre chose dans ce simulacre de négociation. XI Les
instructions données par la commission de gouvernement à ces négociateurs
portaient que la base de leur négociation serait l'intégrité du territoire
français, l'exclusion des Bourbons, la reconnaissance de Napoléon Il. Dans le
cas où ces trois bases ne pourraient être acceptées par les alliés, les
négociateurs devaient concentrer tous leurs efforts pour obtenir un
armistice. La première partie de ces instructions n'était évidemment qu'une
lettre morte destinée seulement à endormir quelques jours le peu qui restait
de passion bonapartiste dans les chambres et dans le peuple. L'armistice
était la seule chose sérieuse. Cet armistice, s'il n'était pas obtenu,
témoignerait du moins aux yeux des chambres des efforts de Fouché et de ses
collègues pour avoir une négociation en faveur du fils de Napoléon ; s'il
était obtenu, il donnait à la France un avant-goût de la paix qu'elle
désirait avec trop de passion pour renouveler la guerre à l'expiration de la
suspension d'armes, .et il donnait le temps aux germes d'impérialisme de
mourir dans Paris, et aux germes de restauration de se développer, de mûrir
et d'envahir tous les esprits. Fouché, par cette feinte espérance du succès
qu'il n'avait pas dans une négociation impossible, ne se trompait pas
lui-même ; mais il trompait tous les partis, impérialiste, républicain,
libéral ou orléaniste. Tout indique qu'à l'exception du ministre des affaires
étrangères Bignon, et de d'Argenson, homme facile à tromper par sa candeur,
les autres négociateurs avaient le mot de Fouché et qu'ils ne tendaient en
réalité qu'à un but, l'armistice. Tout ce qu'on a écrit alors et depuis sur
les prétendues espérances de cette négociation est une illusion que ces
diplomates ont voulu prolonger, au-delà de l'événement, sur le parti
bonapartiste ou sur le parti orléaniste en France. Le mot de l'histoire est
dans la volonté des alliés et dans la volonté de Fouché. Ni les alliés
vainqueurs, ni Fouché vendu par l'intérêt de son ambition à Louis XVIII ne voulaient
autre chose que la restauration de la maison de Bourbon. XII Fouché
conduisait à la fois une triple négociation officielle auprès des alliés, par
les négociateurs dont nous venons de raconter la mission confidentielle
auprès de lord Wellington, qu'il engageait à peser sur la cour de Gand dans
le sens des déclarations les plus libérales à faire à la France ; intime
enfin auprès de Louis XVIII, à qui il voulut envoyer M. de Vitrolles pour le
presser de se jeter entre son peuple et les étrangers. M. de Vitrolles, dont
nous avons vu le rôle de négociateur volontaire et officieux en 1814 entre
les royalistes de Paris et le comte d'Artois, avait acquis une certaine
importance par son activité et son insinuation entre tous les partis dans la
cour du comte d'Artois. Chargé par le roi, peu ayant le 20 mars, d'aller
insurger Toulouse contre l'empereur, il y avait réussi quelques jours ; mais,
arrêté bientôt par le général Chartran, et conduit à Paris pour y être jugé,
il avait été enfermé à Vincennes. Ses rapports avec Caulaincourt et avec
Fouché lui firent rendre la liberté, sur les instances de sa femme, aussitôt
après l'abdication de l'empereur. Fouché le chargea, le jour même où il
nommait des négociateurs auprès des puissances pour écarter les Bourbons,
d'aller inviter Louis XVIII à précipiter son retour en France. « Vous
voyez, lui dit-il, que les embarras de la situation sont suprêmes. Je joue ma
tête tous les jours depuis trois mois pour la cause de la France, de la paix
et du roi. La chambre vient de proclamer Napoléon II. C'est un acheminement
aux Bourbons. C'était un degré à descendre ce nom impossible rassure les
hommes simples et systématiques qui s'imaginent, comme mon collègue Carnot,
que le salut de la France et de la liberté est dans cette chimère d'empire
libéral sous un enfant prisonnier de l'Europe. Il faut les laisser traverser
quelques jours cette illusion, cela durera le temps nécessaire pour nous
débarrasser de Napoléon. Carnot et ses amis se payent de vains mots, pourvu
que ces mots leur rappellent la liberté et le patriotisme. Après cette
période des partisans surannés de Napoléon II viendra celle des partisans du
duc d'Orléans. Ce prince, ajouta Fouché en grossissant avec intention
l'importance de cette faction aux yeux de M. de Vitrolles, compte ici de
nombreux partisans. » Cette
faction, très-circonscrite alors, n'avait de valeur que dans quelques
réunions de diplomates et d'impérialistes pressés de concilier leur défection
à l'empire avec leur répugnance aux -Bourbons. Elle n'inquiétait pas
sérieusement Fouché, mais elle lui servait à relever le prix de ses services
auprès du roi par l'exagération des obstacles qu'il voulait se donner
l'honneur de vaincre pour sa cause. M. de
Vitrolles, alarmé par cette fausse confidence de Fouché, refusa d'aller a
Gand, pour rester à Paris et pour y surveiller, dans l'intérêt de Louis XVIII
et du comte d'Artois, les prétendues menées de la faction d'Orléans. C'était
tout-ce que voulait Fouché. Il avait assez d'autres intermédiaires
confidentiels à Gand entre lui et les princes, et il savait bien que M. de
Vitrolles ne manquerait pas de faire valoir dans ses correspondances avec le
comte d'Artois les dangers du parti orléaniste et le mérite de Fouché. M. de
Vitrolles demanda seulement à ce ministre de lui répondre de sa liberté et de
sa tête, s'il restait à Paris. « Votre tête, répondit Fouché en souriant,
comment pourrais-je vous la garantir, puisque je ne suis pas sûr de la mienne
? Tout ce que je puis faire, c'est de vous promettre qu'elles tomberont
ensemble ! » M. de Vitrolles, homme éminemment propre aux diplomaties
secrètes et aux doubles confidences, reçut de Fouché de nombreux passe-ports
pour Gand, destinés à ses agents, et l'invitation de venir l'entretenir tous
les jours des intérêts du roi. XIII Avant
de partir pour le quartier général des souverains, Benjamin Constant vint
prendre congé de l'empereur. Ce négociateur lui ayant demandé quel asile il
comptait choisir sur la terre pour achever sa vie loin du trône « Je ne suis
pas encore décidé, répondit l'empereur d'un ton d'indifférence à son propre
sort, la fuite me répugne ; pourquoi d'ailleurs ne resterais-je pas ici ? Que
voulez-vous que fassent les étrangers à un homme désarmé ? Je vivrai dans
cette retraite avec quelques amis qui resteront attachés non à ma puissance,
mais à ma personne. » Il se
complaisait dans la description de cette vie paisible et insouciante, comme
si la grandeur passée n'avait pas de contre-coup, et qu'on descendît de
plain-pied du trône dans la vie privée. « Si
on ne veut pas me laisser ici, où veut-on que j'aille ? ajoutait-il. En
Angleterre ? mais mon séjour y sera ridicule ou inquiétant. J'y serais
tranquille, qu'on ne le croirait pas, chaque brouillard serait suspect de
m'amener sur votre côte, on me mettrait hors la loi, je compromettrais tous
mes amis, et à force de dire Le voilà qui arrive, on me donnerait la
tentation d'arriver. L'Amérique serait plus convenable, je pourrais y vivre
avec dignité mais, encore une fois, qu'ai-je a craindre en restant ici ? Quel
souverain pourrait me persécuter sans se flétrir ? J'ai rendu à l'un la
moitié de ses États ; combien de fois l'autre m'a serré la main, en se
félicitant d'être l'ami d'un grand homme ! Au reste je verrai, reprenait-il,
je ne veux point lutter avec la force ouverte. J'arrivais à Paris pour
combiner nos dernières ressources. on m'abandonne avec la même facilité avec
laquelle on m'avait reçu Eh bien ! qu'on efface, s'il est possible, cette
double tache. de faiblesse et de légèreté qu'on la couvre du moins de quelque
lutte, de quelque gloire ! Qu'on fasse pour la patrie ce qu'on ne veut plus
faire pour moi ! Mais je ne l'espère pas, ajoutait-il avec l'accent de
l'incrédulité. Ils me livrent aujourd'hui pour sauver, disent-ils, la France,
demain ils livreront la France pour sauver leurs têtes. » XIV Puis un
autre interlocuteur le félicitant sur le départ des plénipotentiaires qui
allaient présenter aux puissances la reconnaissance de sa dynastie comme
ultimatum de la France « Non, lui dit-il, les alliés ont trop d'intérêt à
vous imposer les Bourbons pour couronner mon fils Le nom des
plénipotentiaires dément leurs instructions. La Fayette, Pontécoulant,
Sébastiani, sont mes ennemis, ils ont conspiré contre moi les ennemis du père
ne peuvent être les amis du fils Les chambres d'ailleurs obéissent à Fouché.
Si elles m'avaient donné ce qu'elles lui prodiguent, j'aurais sauvé la
France. Ma seule présence à la tête de l'armée aurait plus fait que toutes
vos négociations ! Il oubliait qu'il avait quitté lui-même cette armée où sa
présence, en effet, aurait pu combattre ou négocier encore. « Moi seul,
reprenait-il sans cesse, je pourrais tout réparer ; mais vos meneurs
aimeraient mieux s'engloutir dans l'abîme que de se sauver avec moi. » Ces
meneurs cependant étaient tous les hommes sortis du 20 mars, ses ministres,
ses maréchaux, ses lieutenants, ses partisans, qui avaient joué avec lui et
pour lui la dernière armée de la France. Mais l'ambition ne se trouve jamais
assez servie si on ne lui sacrifie jusqu'à la patrie ! L'affectation
qu'il montrait à se considérer comme en parfaite liberté de prolonger son
séjour à la Malmaison avait évidemment pour but d'attendre encore quelques
retours des événements vers lui. Dans le secret de ses épanchements avec ses
confidents plus intimes, Caulaincourt et Maret, il parlait déjà de se retirer
en Angleterre et d'y demander l'hospitalité d'un sol libre. Maret l'en
dissuada. Caulaincourt
lui conseilla, s'il adoptait ce parti, de ne pas perdre un moment pour en
assurer le succès, de s'embarquer sur une barque de contrebandiers, de
descendre sur la côte d'Angleterre, de se rendre devant le premier magistrat
du lieu de son débarquement, et d'y invoquer la protection que l'Angleterre
accorde à tout étranger qui touche son sol. Il recommença à délibérer avec
lui-même et parut incliner vers l'Amérique. Il fit demander au ministre de la
marine la liste des navires américains à l'ancre dans nos ports. On la lui
envoya. « Remarquez
surtout, Sire, lui disait le ministre dans la lettre qui contenait ces
renseignements, un bâtiment amé- ricain stationné au Havre son capitaine est
dans mon antichambre, sa voiture est attelée à ma porte, il va partir, je
réponds de lui, il attend vos ordres demain, si vous voulez, vous serez en
pleine mer, sous un pavillon secret, à. l'abri des atteintes de vos ennemis !
» Caulaincourt,
dans son double rôle de membre du gouvernement, intéressé à affranchir la
France du danger de la présence de son maître, et d'ami de Napoléon,
répondant de sa sûreté à son propre honneur, insistait vivement afin que
l'empereur profitât de cette occasion providentielle pour s'éloigner. « Je
sais bien, lui dit Napoléon avec amertume, qu'on voudrait me voir déjà parti,
pour se débarrasser de moi à tout prix et me faire prendre prisonnier de mes
ennemis » Caulaincourt. fit un geste d'indignation et de reproche. L'empereur
lui dit que ces paroles ne tombaient pas de sa pensée sur son nom. « Qu'ai-je
à craindre après tout ? répéta-t-il de nouveau à son ancien ministre, : c'est
à la France à me protéger » XV Les
chambres cependant pressaient le gouvernement d'éloigner en lui l'obstacle
aux négociations, le ferment de l'agitation de Paris, le tribun encore
dangereux de l'armée. L'empereur répondit aux instances du gouvernement à ce
sujet qu'il était prêt a s'embarquer pour les États-Unis avec sa famille, si
oh lui fournissait deux frégates. Le ministre de la marine ordonna a
l'instant l'armement de ces deux frégates, et M. Bignon, ministre des
affaires étrangères, demanda des sauf-conduits à lord Wellington. Mais le
gouvernement et les chambres, informés des hésitations de Napoléon et
craignant, d'après les indices multipliés qu'ils recevaient de la Malmaison,
que ces hésitations et ces lenteurs ne fussent en lui qu'une tactique pour
user les jours et pour attendre l'occasion de se faire enlever par un corps
de son armée ; ou de se jeter de lui-même à la tête d'un mouvement militaire
qui rallumerait l'incendie et renverserait les chambres, se décidèrent à le
faire, surveiller par un commandant militaire de sa résidence, déguisant
seulement à demi la captivité sous les' honneurs rendus à son ancien rang. Le
général Becker, beau-frère du général Desaix, tué à Marengo en décidant la
première victoire de Napoléon, reçut ordre de se rendre à la. Malmaison, d'y
prendre le commandement de la garde de l'empereur, sous l'apparence d'une
garde d'honneur chargée de répondre de la sûreté du prince déchu. Mais en
même temps il fut chargé du devoir d'empêcher qu'on ne se servît du nom ou de
la personne de l'empereur pour exciter des troubles. Davoust, ministre de la
guerre et investi du commandement général de l'armée depuis l'abdication,
intima au général Becker les ordres à la fois respectueux et sévères que
comportait une telle mission. Becker, attaché à Napoléon, plus attaché à sa
patrie et à son devoir de soldat, reçut ces ordres avec douleur et les
accomplit avec convenance. Mais leur signification ne pouvait échapper à
Napoléon. Il y vit la première menace des extrémités auxquelles son
indécision pouvait porter contre lui les chambres, ses, ennemis et même ses
amis dans le gouvernement. Il s'indigna d'abord, comme à Fontainebleau et à
l'Élysée, puis il plia avec les apparences de l'insouciance et de la grâce
même, comme s'il eût voulu se dérober a lui-même son abaissement et paraître
encore commander quand il obéissait. Les familiers crurent à un ordre
sinistre. On parlait d'arrestation et de prison d'État. Gourgaud,
jeune homme passionné et chez qui, comme dans les nobles natures, l'adversité
accroissait le dévouement, jura qu'il frapperait le premier qui porterait la
main sur son maître. Les larmes coulèrent dans l'appartement de la reine
Hortense. XVI Becker,
attendri à la vue de l'empereur, honteux de sa mission de rigueur et
contenant mal l'émotion qu'excitait dans son cœur sensible la vue de cette
décadence, aborda Napoléon avec une respectueuse compassion. Il semblait lui
demander pardon des sévérités et des contrastes de la fortune. Napoléon
l'entraîna dans ses jardins et lui demanda, avec l'insouciance de la
familiarité, ce qui se passait à Paris. Becker lui répondit avec cette
adulation respectable que la compassion autorise envers l'irrémédiable adversité.
Il ne put néanmoins déguiser à son ancien général que, s'il n'avait pas
abandonné son armée après Waterloo, il aurait pu, sinon vaincre, au moins
intimider à la fois Paris et l'étranger, à la tête de ses forces ou derrière
les remparts de Strasbourg, et, en donnant du temps aux négociateurs, assurer
son héritage à son fils et des conditions à la France. « J'attendais mieux
des chambres et de la France, répondit en s'excusant l'empereur ; mais je me
suis aperçu bientôt que tout était usé, démoralisé ! » Becker prit le
commandement de la résidence de l'empereur. Le
lendemain, il s'entretint de nouveau avec Napoléon, dont la nuit avait changé
les pensées, et qui ne parlait plus que de départ. Il envoya Savary au
gouvernement pour presser l'armement des deux frégates. Fouché lui dit
qu'elles étaient prêtes, mais qu'il ne permettrait pas qu'elles partissent
avant que les sauf-conduits fussent arrivés, ne voulant pas, disait-il,
déshonorer sa mémoire par une imprudence qu'on appellerait piège et trahison
si les frégates venaient à être prises avec Napoléon à bord en sortant du
port. Carnot lui-même s'impatientait de ces sollicitations et de ces refus
alternatifs de l'empereur. « On ne veut pas, dit-il avec humeur à Savary,
mettre obstacle à son départ ; loin de là, on veut prendre des mesures pour
ne jamais le revoir ici » Caulaincourt, de son côté, conjura Savary de
persuader à l'empereur de partir sans plus de délai : « Dites-lui
que je l'en supplie, ajouta-t-il, et qu'il ne saurait partir assez vite. » XVII Le soir
du 27, Fouché et ses collègues, écrasés sous la double responsabilité qui
pesait sur eux par la présence de Napoléon, funeste à la patrie s'il
s'échappait, funeste à leur renommée s'il était fait prisonnier par l'ennemi,
ordonnèrent au ministre de la marine de se rendre à la' Malmaison et de
déclarer à l'empereur que les frégates mises à sa disposition étaient prêtes
et qu'on le priait de s'embarquer même avant l'arrivée des sauf-conduits. Une
heure après, cet ordre du gouvernement au ministre de la marine était
révoqué. Par
suite des progrès des alliés autour de Paris et de la Malmaison et des
croisières anglaises devant les côtes, Fouché donnait ordre au ministre de la
guerre Davoust d'envoyer au général Becker des gendarmes et des troupes pour
garder les avenues de la résidence de Napoléon et pour prévenir son évasion.
Becker, en conséquence de ces nouveaux ordres, qui resserraient la captivité
de l'empereur, était autorisé seulement à l'escorter, sans le perdre de vue,
à l'îlé d'Aix, où il devrait s'embarquer, ou rester en surveillance jusqu'à
ce que la mer fût libre ou que les sûretés demandées aux Anglais pour sa
fuite par mer fussent accordées. Fouché, Davoust et le gouvernement
rappelèrent en même temps de la Malmaison, sous divers prétextes de service
militaire ou civil, les officiers de la maison de l'empereur qui pouvaient
servir ses desseins de résistance à l'exil, et fomenter dans son âme, ou
parmi les troupes voisines, des idées de révolte contre l'abdication. Sa cour
ainsi décimée, tant par les mesures du gouvernement que par cette solitude
naturelle qui se fait d'elle-même autour des malheurs sans espoir, ne se
composait plus que des hommes les plus irrémédiablement compromis dans son
retour de l'île d'Elbe : Maret, Lavalette, Flahaut, Gourgaud, Bertrand,
Montholon, Savary, Las Cases. Ce dernier, ancien émigré d'une famille de
cour, n'était qu'un simple chambellan admis dans la domesticité d'honneur 'du
palais, et, plus tard, dans le Conseil d'État après son retour de l'étranger.
Il n'avait aucune complicité dans la nouvelle tentative d'empire. Plus enclin,
par sa naissance et par ses relations, aux Bourbons qu'au règne nouveau,
c'était un volontaire de la disgrâce impériale. Homme d'étude, familier avec
l'histoire, il savait que les fidélités les plus obscures reçoivent des
grands hommes auxquelles elles s'attachent dans des revers mémorables un
reflet de grandeur et d'immortalité. 'Il méditait d'être un jour
l'historiographe de cet exil sur lequel le monde et la postérité allaient
porter à jamais leurs yeux. Il briguait dans cette pensée une place dans l'infortune
de Napoléon, comme d'autres et comme lui-même en auraient brigué dans sa
prospérité. Noble flatteur, qui n'avait pas caressé l'empire par ambition, et
qui allait flatter l'exil par la vanité du dévouement Il ne connaissait
l'empereur que de vue dans ses palais, l'empereur ne le connaissait que de nom. XVIII Le
général Becker avoua à. l'empereur les ordres de rigueur qu'il venait de
recevoir. Mais répugnant à ce rôle de geôlier que ces ordres lui
infligeaient, il se rendit à Paris pour en avoir le commentaire ou
l'adoucissement de la bouche des membres du gouvernement. On lui donna de
nouveau l'ordre de presser le départ de Napoléon et de l'accompagner a l'île
d'Aix, dans la rade de Rochefort. Il reçut un passeport où Napoléon était
désigné comme secrétaire de ce général. On craignait des émotions du peuple
et des troupes pour ou contre lui sur la route. Becker avait-il des
instructions secrètes pour cette éventualité ? On l'ignore. Ce général
montra, dans l'accomplissement si complexe et si délicat de ses devoirs, une
mesure et une loyauté qui concilièrent toujours en lui le militaire obéissant
à sa patrie et l'homme sensible respectant sa dignité et la dignité du
malheur. Il communiqua à son retour à la Malmaison les ordres de départ et le
passeport à l'empereur. « Me voici donc votre secrétaire, dit avec résignation
le prisonnier. Oui, Sire, répliqua Becker attendri, mais pour moi vous êtes
toujours mon souverain ! » XIX On
feignit de se préparer au départ, mais tout annonçait encore dans l'intérieur
de Napoléon que ces préparatifs et cette résignation n'étaient qu'une feinte
et qu'on attendait un prétexte à une insurrection contre la nécessité.
L'empereur avait bien voulu détendre jusqu'à la Malmaison les liens qui
l'attachaient à l'empire, il ne pouvait se résoudre à les trancher par un
départ. Il attendait l'inconnu, il espérait l'impossible. Les premiers corps
de l'armée de Grouchy se rapprochaient de plus en plus de lui, refoulés par
les Prussiens et les Anglais. Un
général de cavalerie aventureux, intrépide, ne connaissant de la patrie que
les camps, du gouvernement que l'empereur, méditait d'enlever son ancien
général, de le replacer sur le pavois de ses escadrons, de grouper autour de
lui les quatre-vingt mille hommes épars, débris de la campagne, et de
remettre encore à son génie la lutte à mort, au-delà de la Loire, contre
l'étranger. C'était Excelmans, dont nous avons vu la faute contre la
discipline, l'arrestation par Soult et la disgrâce populaire sous la première
restauration. Excelmans
envoya à la Malmaison un de ses colonels, nommé Sencier, pour tenter Napoléon
de ce noble désespoir. « L'armée du Nord, dit le colonel au nom de son
général, est intacte et passionnée encore pour vous. Il est facile de rallier
à ce noyau de troupes tout ce qui reste de patriotisme et d'armes en France.
Rien n'est désespéré avec de telles troupes sous un tel chef. » L'empereur
réfléchit, et, comme il avait fait constamment depuis quatre mois, à peine
fut-il en présence de son espérance, qu'il l'abandonna pour une autre, et se
rejeta sur les obstacles et dans la résignation. « Remerciez
votre général, dit-il à l'envoyé d'Excelmans, mais dites-lui que je ne puis
accueillir sa proposition. Il faudrait que la France me soutînt Mais tout est
détraqué, personne n'en veut plus Que ferais-je seul avec quelques soldats
contre l'Europe ? » Ainsi il avouait, dans la sincérité du soldat, ce qu'il
ne cessait de nier dans le langage officiel de l'homme politique en face du gouvernement,
des chambres et du peuple. Il affirmait. à ceux-ci que lui seul pouvait tout
sauver, tout relever ; il avouait à Excelmans qu'il ne pouvait plus rien pour
la patrie, pour l'armée, pour lui-même. Il avait déjà deux langages, l'un
pour le dehors, l'autre pour l'intimité. Il voulait paraître victime de
l'abandon des hommes, quand il n'était plus que le jouet de la nécessité. Il
trompait l'histoire, il ne se trompait plus lui-même. XX Cependant
l'ennemi allait l'entourer, et campait déjà à Compiègne. Un détachement de
cavalerie pouvait traverser la Seine et l'enlever. On entendait le canon du
fond de ses jardins. Il parut se ranimer à ce bruit, demanda ses chevaux et
ses armes, comme si la résolution de mourir avec ceux qui mouraient si près
de lui, pour lui, l'emportait enfin dans son âme sur la langueur dans
laquelle il s'assoupissait depuis tant de jours. Il appela le général Becker
dans son cabinet. Il avait la fièvre du soldat qui entend le canon. «
L'ennemi à Compiègne, à Senlis ! lui dit-il avec l'accent du désespoir ;
demain il sera aux portes de Paris -Je ne conçois rien à l'aveuglement du
gouvernement ! Il faut être insensé ou traître à la patrie pour révoquer en
doute la mauvaise foi de l'étranger. Ces gens-là, ajouta-t-il en parlant des
chambres et du gouvernement, n'entendent rien à leurs affaires ! » Il
attendait un mot d'approbation du général Becker, qui se taisait, ne voulant
ni accuser l'empereur de ces désastres, ni encourager en lui des pensées qui
pouvaient tout aggraver. L'empereur feignit de prendre ce silence pour un
acquiescement à ses idées. « Tout est perdu, n'est-ce pas ? dit-il à Becker.
Eh bien ! en ce cas, qu'on me fasse général Je commanderai l'armée ! Je vais
en faire la demande. » Puis, reprenant l'avance et tout à coup le ton du
commandement qui interdit l'objection par l'autorité de l'accent : « Général,
dit-il, vous allez porter ma lettre au gouvernement. Partez à l'instant. Une
voiture vous attend. Expliquez-leur que mon intention n'est point de
ressaisir le pouvoir, que je ne veux que battre l'ennemi, l'écraser, le
forcer par la victoire à de meilleures conditions, que, ce résultat obtenu,
je poursuivrai ma route. Allez, général je compte sur vous ! »
Puis, comme s'il eût voulu tendre une amorce à l'infidélité de Becker par la
perspective d'une haute faveur, prix de sa complaisance : « Vous ne me
quitterez plus ! » ajouta-t-il en le congédiant. XXI Becker,
incertain de son attitude, mais dominé par l'ascendant de cette voix à
laquelle il avait l'habitude d'obéir, n'osa résister en face et partit pour
accomplir une mission dont nul plus que lui ne sentait l'inanité. Arrivé aux
Tuileries, il présenta timidement le message de son prisonnier au
gouvernement rassemblé. « En
abdiquant le pouvoir, disait ce message, je n'ai point renoncé au plus noble
droit du citoyen, au droit de défendre mon pays L'approche des ennemis de la
capitale ne laisse plus le moindre doute sur leur intention, sur leur
mauvaise foi. Dans ces graves circonstances, j'offre mes services comme
général, me regardant encore comme le premier soldat de la patrie ! » Cette
lettre vaine au fond, quoique noble dans les termes, trahissait assez
l'intention toute populaire dans laquelle elle avait été écrite. Qui pouvait
douter que l'ennemi, affronté sur le sol étranger par Napoléon lui-même, ne
poursuivît sa victoire en refoulant l'agresseur sur le sol français ? Quelle
mauvaise foi y avait-il à Wellington et a Blücher vainqueurs, n'ayant
consenti à aucun armistice, de s'avancer sur Paris ? Et, enfin, comment
Napoléon général aurait-il eu plus d'ascendant sur la fortune, a la tête de
débris d'armée abandonnés par lui-même quelques jours auparavant, que n'en
avait eu Napoléon à la fois empereur et général, à la tête de ses armées
intactes, belli- queuses et réunies sous sa main ? Fouché
reçut, comme président, la lettre des mains timides de Becker, la lut tout
haut au conseil avec l'accent et le geste importunés par la démence, puis la
jetant sur la table « Cet homme se moque-t-il de nous ? dit-il. Sans doute,
ajouta-t-il en regardant Becker avec la pénétration du soupçon, cette lettre
n'est qu'une formalité de déférence envers les chambres, et, à l'heure où
nous la recevons, il est déjà évadé de la Malmaison, il passe en revue ses
soldats et les harangue contre nous ? Becker jura que l'empereur attendait
son retour et leur réponse. On délibéra en quelques mots. Carnot seul, au
commencement, parut accepter la pensée antique de replacer, pour un moment,
l'empereur à la tête de l'armée. Fouché démontra que Napoléon était la seule
cause de la guerre. Sa présence à la tête de l'armée serait le défi
personnifié de nouveau à l'Europe et l'obstacle invincible à tout
accommodement pour l'armée et pour la patrie. Il ajouta que le caractère de
Napoléon défendait de croire à aucun désintéressement durable du pouvoir dans
un tel esprit, et que, s'il obtenait assez de succès pour remonter une
troisième fois sur son trône, il entraînerait dans sa dernière et inévitable
chute l'armée, la capitale, le sol et l'intégrité même de la patrie. Carnot,
Caulaincourt, Davoust et tous les membres du gouvernement n'hésitèrent pas à
reconnaître la solidité des considérations objectées par Fouché. Carnot se
chargea lui-même, pour adoucir le refus et pour convaincre Napoléon par la
parole et par le cœur d'un homme dont Napoléon ne doutait, pas, de porter des
considérations moins sévères, mais aussi péremptoires, à la Malmaison. XXII Pendant
la courte absence de Becker, l'empereur, croyant ou feignant de croire au
consentement du gouvernement, s'était habillé, avait fait rassembler ses
aides de camp, adressé ses adieux à Hortense et fait seller ses chevaux de
bataille, qui l'attendaient au seuil du palais. Becker
lui remit la réponse du gouvernement. Il la lut et, la rejetant avec dédain « Je
le savais d'avance, dit-il, ces gens-là n'ont point d'énergie ! Eh bien,
général, ajouta-t-il en interpellant Becker comme s'il eût été sûr de lui,
puisqu'il en est ainsi, partons ! partons ! » Becker,
de plus en plus embarrassé, s'enveloppa d'immobilité et de silence.
L'empereur, appela M. de Flahaut, plus jeune, plus décidé à tout céder à
l'empereur, ou à tout imposer en son nom. Il lui ordonna de courir à Paris et
de concerter son départ résolu pour l'armée avec le gouvernement. M. de
Flahaut obéit. En entrant aux Tuileries, il se heurta contre le maréchal
Davoust, ministre de la guerre, homme de guerre fidèle jusqu'aux limites où
la fidélité devenait trahison à sa patrie. Davoust, ferme de résolution, rude
de langage, repoussa énergiquement la tentative de Flahaut sur le
gouvernement. « Votre Bonaparte, lui dit-il avec l'accent de
l'impatience et du dégoût, ne veut pas partir ? Il faudra bien qu'il s'y
décide, sa présence complique et trouble tout, nous ne pouvons ni négocier,
ni combattre avec lui ! S'il se flatte que nous le reprendrons pour
maître et pour chef, dites-lui qu'il se trompe ! Qu'il parte à l'instant, ou
nous serons forcés de le faire arrêter. S'il le faut, pour sauver la patrie et
l'armée, je l'arrêterai moi-même ! » L'aide
de camp de l'empereur répondit au maréchal qu'il se respectait trop et qu'il
le respectait trop lui-même pour reporter, à l'empereur de telles menaces de
la part d'un de ses lieutenants, qui, huit jours auparavant, recevait ses
ordres et lui prodiguait son zèle. Davoust lui répliqua avec l'autorité d'un
ministre de la guerre sur un subordonné et lui prescrivit de se rendre à
Fontainebleau pour y attendre des ordres. « Je n'irai pas, répondit M. de
Flahaut, je n'abandonnerai pas l'empereur, je lui garderai jusqu'au dernier
moment la fidélité que d'autres lui ont jurée. Je vous punirai ! s'écria
Davoust. Je vous en ôte le droit, répliqua le jeune homme, je donne ma
démission de mon grade et je n'ai plus à obéir qu'à mon honneur. » XXIII L'empereur,
au retour de son aide de camp, aperçut sur ses traits les traces de sa
douleur. Il voulut tout savoir ; l'aide de camp dit tout. « Qu'il vienne,
s'écria Napoléon, je suis prêt, s'il le faut, à lui tendre la gorge ! »
Il congédia ses écuyers, fit rentrer ses chevaux, et recommença a se plaindre
dans l'intimité de ses jardins et de ses derniers courtisans. « Ces
hommes-là sont enivrés de leur rôle de souverain, dit-il à Maret ; ils
sentent que, s'ils me replaçaient à la tête de l'armée, ils ne seraient plus
que mon ombre ! Ils me souffrent à peine dans leur importance et leur
orgueil. Us perdront tout !. » Comme si tout n'eût pas été perdu déjà. Il
reprenait de temps en temps, ou il affectait, des retours d'énergie après des
affaissements de volonté, comme. Tibère négociant avec le Sénat, tantôt par
la résignation, tantôt par l'insolence. « Mais pourquoi les laisserais-je
régner ? s'écriait-il avec un soubresaut du corps et de l'âme ; j'ai abdiqué
pour mon fils ; si ce nom doit être perdu, j'aime mieux le perdre sur un
champ de bataille qu'immobile ici Je n'ai rien de mieux à faire pour mon
fils, pour moi, que de me jeter dans les bras de mes soldats ! Mon apparition
électrisera l'armée, foudroiera l'ennemi ! » Il ne
se souvenait plus qu'il avait repoussé la veille avec, réflexion ce parti
offert par l'héroïque témérité d'Excelmans. Il reprenait : « Les ennemis,
sachant que je ne suis revenu sur le terrain que pour les écraser ou pour
mourir, vous accorderont, pour se délivrer de moi, tout ce que vous
demanderez. Si au contraire vous me laissez ici ronger mon épée, ils vous
mépriseront, et vous serez forcés de recevoir humblement Louis XVIII. Il faut
en finir ! Si vos cinq empereurs, faisant allusion ainsi aux cinq membres du
gouvernement, ne veulent pas de moi pour sauver la France, je me passerai de
leur consentement !... Il me suffira de me montrer, Paris et l'armée me
recevront une seconde fois en libérateur !... Je le crois, Sire,
répondait Maret accoutumé à tout croire de la toute-puissance de son maître ;
mais si la chambre vous déclarait hors la loi... si la fortune trompait vos
armes, que deviendrait Votre, Majesté ? » « Allons,
répliquait l'empereur aussi facile à plier en apparence aux avis de l'amitié
qu'à se révolter de nouveau contre le destin, je le vois, il faut céder !
Vous avez raison, je ne dois pas prendre sur moi la responsabilité d'une si
grande résolution. Je dois attendre que la voix du peuple, des chambres, des
soldats me rappelle. » Puis, comme s'il eût attendu à chaque instant ce cri
imaginaire de l'opinion publique « Mais comment Paris ne me rappelle-t-il pas
encore ? disait-il, on ne s'aperçoit donc pas que les ennemis ne tiennent
aucun compte de mon abdication ?... Cet infâme Fouché poursuivait-il il vous
trompe La commission, trompée elle-même, se laisse conduire par lui seul.
Elle aura de grands reproches tt subir un jour !... Il n'y a là que
Caulaincourt et Carnot qui vaillent quelque chose mais ils sont mal associés.
Que peuvent ces deux hommes dévoués contre un traître ! deux imbéciles, et
deux chambres flottant à tout vent ? Vous croyez tous, comme des dupes,
aux promesses et aux générosités des étrangers ? Vous croyez qu'ils vont vous
donner un prince selon vos désirs Vous vous abusez. Alexandre obéira aux
Anglais, et l'Autriche obéira à Alexandre !... » XXIV Quelques
généraux, les plus compromis dans les événements de mars et les plus menacés
par le retour des Bourbons, vinrent l'assiéger de demandes d'argent pour
sauver leur vie. Il leur fit distribuer de faibles secours par Hortense,
tremblante de leur obsession pour la sûreté de son beau-père. Un de
ses secrétaires intimes, qu'il avait envoyé à la recherche de nouvelles, lui
annonça que l'ennemi touchait de trois côtés aux murs de Paris, et qu'il
était temps de songer à sa sûreté personnelle. « Je ne craindrai rien d'eux
demain, lui répondit-il, j'ai pris mes mesures pour partir cette nuit ; je m'ennuie
de moi-même, de Paris et de la France préparez-vous à me suivre ! »
Le secrétaire s'excusa sur l'âge et sur les infirmités de sa mère. Napoléon
feignit de se contenter de ces excuses qui se multipliaient : d'heure en
heure autour de lui. « Il
ne me faut plus à moi qu'un bon vent et la fortune, dit-il avec un accent de
résolution résignée au sort. J'irai en Amérique, on me donnera des terres, ou
bien j'en achèterai, et nous les cultiverons Je finirai par où l'homme a
commencé je vivrai du produit de mes terres et de mes troupeaux ! » Et sur
quelques objections faites par son confident, touchant le voisinage des
États-Unis de l'Europe : cc Eh bien reprit-il, j'irai au Mexique me mettre à
la tête ; des indépendants ! J'irai enfin de rivage en rivage et de mer en
mer, jusqu'à ce que je trouve. un asile contre le ressentiment et la
persécution des hommes. Au fond que voulez-vous que je fasse ? Voulez-vous
que je me laisse, prendre ici comme un enfant par Wellington, pour décorer
son triomphe à Londres ? Je n'ai qu'un parti à suivre, celui de me retirer.
Les destins feront le reste !... Sans doute, je pourrais mourir !... je
pourrais me dire comme Annibal ! Délivrons-les de la terreur que je leur
inspire Mais il faut laisser le suicide aux âmes mal trempées, aux têtes
faibles ! Quant à moi, quelle que soit ma destinée, je n'avancerai jamais
ma fin naturelle d'un seul moment ! » Il réfutait ainsi la comédie
de suicide que ses adulateurs lui avaient) arrangée à Fontainebleau. XXV Savary,
qu'il avait maltraité à son retour de l'île d'Elbe, et qui rachetait les
dévouements de ses services sans réserve par l'obstination désintéressée de
sa fidélité, lui conseillait aussi, non de se frapper par sa propre main,
mais de s'offrir a la mort sous le canon qui foudroyait la France. Déjà la
Malmaison était tournée par les troupes légères de Blücher : « Si je
puis le faire prisonnier, avait dit Blücher à Wellington, je le ferai pendre
à la tête de mes colonnes ! » Ce général, d'une sauvage énergie, brûlait
de venger la reine de Prusse, morte sous les coups implacables de Napoléon et
l'humiliation de sa patrie. Wellington s'était indigné de ces honteuses
représailles. Il respectait ses ennemis en les combattant. L'empereur, en
apprenant ce danger rapproché, envoya reconnaître si les ponts de Bezons et
du Pecq, qui couvraient la Malmaison, étaient coupés. Ils ne l'étaient pas.
Les officiers de sa maison et les troupes commandées par Becker prirent des
dispositions défensives autour de sa résidence pour résister à un coup de
main. La nuit s'écoula dans ces agitations. A trois
heures du matin, les amis qui lui restaient dans la chambre des députés et
dans le gouvernement vinrent lui annoncer que les alliés refusaient les
sauf-conduits et les passe-ports demandés par Fouché, et qu'il lui restait à
peine le temps d'échapper à la captivité par la fuite. Il. demanda encore des
heures, .et promit de s'éloigner dans la journée. Le
général Becker reçut l'ordre de ne point lui permettre de revenir sur ses pas
une fois qu'il serait enfin parti, et le Commandant de la marine a Rochefort
reçut l'instruction de ne pas permettre qu'il remît le pied sur le sol
français aussitôt qu'il se serait embarqué pour l'île d'Aix. Les
historiens ont présenté cet ordre et l'ensemble des : circonstances qui
précédèrent le départ de Napoléon delà Malmaison comme autant de pièges
combinés par les membres de la commission et par Fouché pour le perdre. Ces
accusations sont démenties par les faits. On voit que le gouvernement ne
cessa pas un instant de désirer et de presser le départ de Napoléon qui
embarrassait à la fois la paix, la guerre, et la liberté des mouvements du
pays, depuis son arrivée a l'Élysée jusqu'au 29 juin. Ces 'dix jours perdus
par Napoléon en velléités de dictature, en abdication, en retour de sa pensée
vers l'empire, en délais calculés, en irrésolutions, en contestations avec la
nécessité, avec le gouvernement et avec lui-même, lui auraient donné tout le
temps et tous les moyens de sécurité dans la fuite. On voit aussi qu'une fois
engagé dans des négociations avec l'ennemi vainqueur, le gouvernement ne
pouvait, pendant qu'il traitait ; ou peut-être après avoir traité, permettre
à Napoléon, seule cause de la guerre, de rentrer. sur le territoire qu'il
avait librement quitté, et de renouveler la guerre après une capitulation
dont la première condition était son éloignement. Ce ne fut point la faute
des chambres si Napoléon flotta tant de jours entre tous les partis, laissant
le pouvoir lui échapper dans Paris, l'ennemi se rapprocher en masse et à
marches forcées de la capitale, et les troupes légères de Wellington et de
Blücher occuper Compiègne, Senlis, et tourner la Malmaison. Une
triple responsabilité pesait-sur les membres du gouvernement affranchir les
négociations de la personne et de la présence de l'empereur ; prévenir de sa
part, après l'abdication, une tentative de dictature militaire qui remet-
tait tout en 'question, même l'existence de Paris et l'intégrité du sol
national ; enfin empêcher que l'empereur, pris à la Malmaison par l'ennemi,
ne parût avoir été livré par la France, et que la paix elle-même ne fût ainsi
déshonorée. Dans l'anxiété où l'obstination de Napoléon plaçait le
gouvernement le 29 juin sous le canon de l'ennemi, il ne restait évidemment
d'autre parti à prendre que d'abriter la personne de Napoléon à l'île d'Aix,
à portée des frégates qu'on lui avait préparées ou des ressources d'évasion
par mer qu'un parti lui offrait, et de lui interdire, jusqu'à son
embarquement, le retour sur le sol continental de la. France. Ce n'était pas
la perfidie du gouvernement qui avait rendu son départ de la Malmaison si
tardif, attendu ces extrémités et accru les difficultés de sa fuite, c'était
sa propre volonté. On va voir que ce fut encore par sa volonté qu'elle devint
impossible. L'histoire ne doit pas se faire l'écho complaisant et menteur des
accusations de la famille ou des serviteurs de Napoléon, ni déshonorer la nation
pour laver un grand homme de ses irrésolutions d'esprit. Napoléon, dans
toutes ces circonstances suprêmes de son départ, ne fut trahi que par
lui-même. Il se cramponnait au rivage, le rivage lui manqua. XXVI Il
consuma encore toute la journée du 29 en vague expectative, en attente
désespérée, en regards inutilement portés sur Paris et sur tous les points de
l'horizon, en promenades dans ses jardins, en entretiens avec ses familiers,
'en adieux prolongés à sa famille et à ses amis. A cinq heures du soir, on
lui annonça que les deux voitures que le général Becker avait commandées
l'attendaient dans le parc. Il embrassa la reine Hortense qui fondait en
larmes, fit un signe de triste adieu aux officiers et aux soldats de sa
garde, et, s'enfonçant dans l'allée du parc à l'extrémité de laquelle les
voitures l'attendaient, il se retourna plusieurs fois pour contempler ce cher
séjour de sa jeunesse, de son bonheur et de sa gloire, et monta enfin dans
une calèche de promenade avec le général Becker, son grand maréchal du palais
Bertrand, et Savary. Deux
autres voitures suivaient la même route avec Gourgaud et une partie de sa
suite. Les autres équipages qui devaient atteindre aussi Rochefort par une
autre route emportaient sa suite, composée de la femme du général Bertrand et
de ses enfants, de M. et de madame de Montholon, de M. de Las Cases, du jeune
Emmanuel de Las Cases, son fils, et de sa nombreuse domesticité. Napoléon,
Becker, Bertrand et Savary avaient dépouillé leurs uniformes et s'étaient
revêtus d'habits de voyage pour échapper aux regards et aux attroupements sur
la route. Gourgaud seul voyageait en grand uniforme dans une berline dorée de
l'empereur, afin que l'attention du peuple, trompée par ce luxe et par cet
appareil, attirât sur cette voiture seule les embûches, les dangers du chemin,
si la perfidie, des ennemis de l'empereur en avait préparé, ou si l'émotion
spontanée des populations devait en faire courir à son maître. Les
contrées que Napoléon allait parcourir étaient à peine pacifiées des
insurrections royalistes contre lui. Becker désirait précipiter la course
pour assurer plus tôt la sécurité du dépôt qui lui était confié, et pour se
décharger plus vite de la responsabilité qui pesait sur son âme. Mais, arrivé
à Rambouillet, Napoléon voulut encore y passer la nuit. Il conservait même
sur la route de l'exil l'illusion qu'il avait nourrie depuis dix jours. Il ne
pouvait croire que la France laissât partir son héros sans le rappeler. Sa
longue insomnie à Rambouillet ne fut remplie que de ces rêves de rappel du
peuple, de l'armée, des chambres, à qui la nouvelle de son départ aurait,
selon lui, donné le remords et la passion de le retenir. Il passa la nuit à
prêter l'oreille à tous les bruits, de la ville, et il envoya plusieurs fois
le général Gourgaud sur la route de la Malmaison pour qu'il saisît de plus
loin, dans le silence des ténèbres, le bruit des pas des courriers qu'il ne
se lassait pas d'attendre de ce côté. Excelmans,
en effet ; était arrivé dans la soirée du 29 a Vincennes avec deux divisions
de dragons, toujours possédé de la même pensée qu'il avait communiquée à
l'empereur par son aide de camp, le colonel Sencier. Ce général n'avait pas
été rebuté par le premier refus de Napoléon. Il voulait faire violence à son
indécision. Il fit confidence de son projet au général Daumesnil, commandant
de Vincennes. Daumesnil lui annonça le départ de Napoléon. Excelmans ne
songea plus qu'a s'illustrer lui-même par un coup d'audace contre les
Prussiens. XXVII Bien
que la nuit n'eût apporté aucune nouvelle de Paris ; l'empereur ne consentit
à s'arracher de Rambouillet qu'au milieu du jour, le lendemain 30. On eût dit
qu'il voulait savourer jusqu'à la dernière minute les souvenirs de grandeur,
et d'empire que ce séjour impérial lui rappelait. A midi, les chevaux
l'entraînèrent vers Châteaudun. Le bruit courait dans cette ville que
Napoléon avait été tué dans une rencontre avec les' Prussiens. En changeant
de chevaux, il fut reconnu par la maîtresse de poste, qui se tut et versa des
larmes en le reconnaissant. Il traversa Tours et Poitiers sans s'y arrêter. A
Saint-Maixent, un attroupement menaçant se forma autour de sa calèche. Le
général Becker se fit ouvrir le passage par un officier de gendarmerie que le
tumulte avait appelé sur la place. La calèche arriva de huit à Niort. Napoléon,
tranquille sur sa sûreté dans une ville où il avait concentré quelques
troupes d'observation contre la Vendée, voulut y rester encore un jour. Il
coucha dans la maison de poste. A son réveil, il ouvrit sa fenêtre et se
complut a se laisser reconnaître par des hussards qui soignaient leurs
chevaux sur la place. Leur cri de : « Vive l'empereur ! » ce mot d'ordre
des soldats partout, éveilla la ville et attira la population sous ses
fenêtres. Le préfet accourut et lui fit accepter l'hospitalité dans son
hôtel. La ville et la troupe entourèrent tout le jour la préfecture de leur
empressement et de leurs acclamations. On ne craignait plus rien de son
ambition, on ne se souvenait que de sa gloire. Il reçut tout le jour les
officiers, les fonctionnaires et les habitants, qui venaient saluer en lui le
héros désarmé. Quelques-uns
de ces officiers le conjuraient de se mettre à leur tête et de renouveler la
résistance. Il semblait se complaire à ces instances et désirer que le
sentiment de ces soldats se propageât dans le peuple. Il ordonna au général
Becker d'envoyer un courrier au gouvernement pour l'informer de
l'enthousiasme rallumé dans les troupes par sa présence, pour lui faire
appréhender une résistance à force ouverte à son départ, et enfin pour lui
faire connaître que des nouvelles reçues de Rochefort annonçaient que les
passes de la rade étaient fermées aux frégates par les croisières anglaises.
« Le gouvernement, répétait-il sans cesse, connaît mal l'esprit de la France,
on s'est trop pressé de m'éloigner de Paris ; s'il avait accepté mes
dernières propositions, les choses auraient changé de face. Je pouvais
exercer encore une grande influence sur les affaires politiques, mon nom
aurait servi de point de ralliement. » Il ordonna aussi au général Becker
d'écrire au gouvernement qu'il s'offrait de nouveau pour général d'une armée
qui couvrirait Paris. Becker
obéit par une dernière condescendance, et pour tromper jusqu'au terme les
douleurs et les illusions de son prisonnier. XXVIII Arrivé
enfin à Rochefort le 3 juillet dans la matinée, il descendit à l'hôtel de la
préfecture maritime. Son attitude pendant toute la route, dit le général
Becker, avait été calme et digne. Il gardait le silence dans la voiture, où
l'on n'entendait que le bruit de la respiration des quatre personnes qui
l'occupaient. Il semblait affaissé, courbé sur lui-même, abîmé dans ses
pensées, planant encore sur des éventualités de retour de fortune, révélées
seulement de temps en temps par le peu de paroles qui échappaient à ses
rêveries. La
population de Rochefort, avertie de son arrivée par Gourgaud, qui l'avait
précédé, entourait sa demeure dans un respectueux silence entrecoupé de
généreuses acclamations, consolation de son infortuné. Les deux frégates qui
l'attendaient étaient à l'ancre dans la rade, sous le canon de l'île d'Aix.
Les vents étaient contraires ; les Anglais croisaient aux deux issues de la
rade. Les commandants de la marine et les officiers des frégates se réunirent
en conseil à la préfecture pour délibérer sur les possibilités ou sur les
dangers de l'embarquement et de la sortie du port. Les chances, sans être
toutes contraires, parurent grandes. On en chercha d'autres dans une évasion
de la rade sur des bâtiments légers, capables de tromper par leur vitesse la
poursuite de l'escadre anglaise, ou sur un bâtiment danois, qui s'offrait à
couvrir l'empereur de son pavillon et de sa rapidité. Enfin, on proposa à
l'empereur de se rendre par terre jusqu'à la rivière de Bordeaux, ou
l'intrépide capitaine Baudin proposait de le recevoir à bord de sa frégate la
Bayadère, et jurait par son honneur et par son habileté de le transporter aux
États-Unis. L'empereur,
assistant lui-même a ces conseils, discutait, admettait toutes les
résolutions, prenait des dispositions en conséquence, puis les abandonnait
pour d'autres, laissait user les heures et flotter les décisions au gré de
l'instabilité de son âme. Était-ce irrésolution ou calcul ? Attendait-il un
dernier appel de Paris, ou hésitait-il à mettre l'Océan entre son passé et
lui ? L'impression des témoins de ces journées, perdues à la fois pour son
salut et pour sa puissance, est qu'il espérait contre toute espérance, et
qu'il croyait tout gagner en ajournant tout. XXIX Le
gouvernement avait répondu à la dépêche de Becker, écrite sous la dictée de
Napoléon « Napoléon doit s'embarquer sans délai. S'il eût pris son parti
immédiatement, le préfet maritime de Rochefort nous écrit que le départ n'eût
pas été impossible. Nous plaçons donc sa personne sous votre responsabilité.
Vous devez employer tous les moyens de force qui seront nécessaires, en
conservant le respect qu'on lui doit. Faites-le embarquer aussitôt. Quant aux
services qu'il offre, nos devoirs envers la France et nos engagements avec
les puissances étrangères ne nous permettent pas de les accepter, et vous ne
devez plus nous en entretenir... » La
sévère impatience des termes de cette dépêche, signée de Caulaincourt et de
Carnot, dont l'attachement à l'empereur n'était pas douteux, prouve assez
jusqu'à quel excès de lassitude ses hésitations avaient fatigué ses meilleurs
amis. L'amitié même se révoltait contre cette aveugle importunité
d'espérance. Davoust avait écrit par le même courrier au général qui
commandait les troupes dans le département de prêter main-forte à Becker pour
obliger Napoléon à s'embarquer. La capitulation de Paris, conclue avec
l'ennemi le même jour, ne laissait plus au gouvernement la faculté de
temporiser avec l'empereur déchu. Becker
communiqua loyalement ces ordres IL Napoléon lui-même. « Eh ! bien, qu'en
pensez-vous ? demanda l'empereur au général. Je ne suis pas en position de
donner des conseils, répondit le général affligé ; le seul avis que je puisse
me permettre, c'est de prendre une résolution prompte et de l'exécuter
ensuite sans perdre un moment. Le sort de la France peut être consommé à
chaque instant. Le nouveau gouvernement peut envoyer des exécuteurs de
nouveaux ordres sur vos pas dès lors les pouvoirs que je tiens du
gouvernement provisoire cessent, et des dangers inconnus peuvent vous
menacer. Mais, répliqua Napoléon en interrogeant du regard Becker, dans tous
les cas, vous seriez incapable de me livrer ? Vous savez, répondit le
général, que je donnerais ma vie pour protéger la sûreté de votre fuite ;
mais les commandants des frégates seront aux ordres de Louis XVIII, et ne
reconnaîtront pas les miens. Eh bien, ordonnez les embarcations nécessaires
pour un transport à l'île d'Aix, » dit l'empereur. Les
embarcations hélées apparurent sur les quais. L'empereur s'embarqua sur celle
de la frégate la Saale. Un long cri d'adieu sur le rivage répondit aux coups
de rame qui le séparaient du continent. Le vent et la mer étaient rudes dans
la rade. La traversée de Rochefort à l'île d'Aix fut longue et contrariée.
L'empereur, au lieu d'aborder l'île, aborda la frégate la Saale et s'y
installa pour la nuit avec Becker, Bertrand, Savary et Gourgaud. Il était
huit heures du soir, heure à laquelle Louis XVIII, chassé par lui le 20 mars,
après avoir traversé Paris au milieu des acclamations du peuple, qui saluait
en lui la paix, s'installait dans le palais des Tuileriés. XXX Le 9, à
l'aurore, Napoléon descendit à l'île d'Aix. Le peuple et le régiment de
marine en garnison dans l'île couvraient la côte d'une foule avide de le
contempler, et ébranlaient l'air de leurs acclamations. L'exil ressemblait à
un triomphe parmi cette population des vaisseaux, des côtes et des camps.
L'empereur passa en revue le régiment. Après avoir parcouru l'île et savouré
les dernières joies du commandement, il retourna à sa frégate. Le préfet
maritime l'y attendait avec une dernière instruction du gouvernement pour son
embarquement. L'acte de le débarquer de nouveau sur le territoire français
était déclaré haute trahison. L'empereur, repoussant toujours les offres
aventureuses de salut qui' lui étaient faites par le capitaine Baudin, par le
navire danois et par les jeunes officiers de marine, qui s'engageaient à le
faire traverser les croisières sur des bâtiments rapides mais périlleux,
résolut de se rendre à bord du Bellérophon, commandé par le capitaine
Maitland, mouillé à l'île d'Oléron avec un brick qui composait toute la
croisière anglaise. Il y envoya M. de Las Cases 'pour parlementer avec le
capitaine Maitland, et pour demander des gages de sûreté si l'empereur se
réfugiait à son bord. « Je
ne puis prendre aucun engagement, répondit le capitaine Maitland ; je vais
rendre compte de notre entrevue à l'amiral Hotham, mon supérieur, qui est
mouillé avec l'escadre entière dans la baie voisine de Quiberon ; je vous
transmettrai sa réponse. » M. de Las Cases ayant demandé au capitaine
Maitland s'il laisserait passer les frégates ou un bâtiment neutre portant
l'empereur Napoléon à leur bord, le capitaine répondit qu'il attaquerait les
frégates si elles étaient ennemies, qu'il ferait Napoléon prisonnier, et que,
dans le cas où Napoléon serait monté sur un navire neutre, il retiendrait le
navire et remettrait le sort de Napoléon à la décision de son gouvernement.
Il parut redouter l'idée du passage de Napoléon aux États-Unis, et ouvrir à
Las Cases l'idée d'un asile demandé à l'Angleterre mais il ne présuma rien
dans ce cas des résolutions .de son gouvernement sur la liberté ou sur la
captivité de Napoléon. XXXI Las
Cases revint et rendit compte à l'empereur de cet entretien. L'empereur en
parut découragé. Le vaisseau et le brick anglais se rapprochèrent aussitôt
après l'entretien avec Las Cases, et se placèrent l'un a l'issue d'une des
passes de la rade, l'autre à la seconde issue, pour intercepter la mer à la
fuite nocturne des frégates. Le capitaine de la Méduse, une des deux
frégates, exalté par la gravité des circonstances et par la grandeur du dépôt
qui se confiait à lui, proposa de forcer pendant la nuit le passage. Il
s'attacherait au Bellérophon et périrait sous ses sabords en l'empêchant de
manœuvrer pendant que la Saale, combattant et écrasant le brick, emporterait
l'empereur en pleine mer. Napoléon refusa un dévouement qui sacrifiait tout
un équipage à sa fuite. Il passa la nuit dans son indécision prolongée. il ne
pouvait ignorer que cette indécision aboutirait à la capitulation inévitable
de sa personne, puisque l'escadre tout entière de l'amiral Hotham, avertie
par Maitland, allait profiter de cette même nuit pour cerner la rade.
Cependant il reprit ou feignit de reprendre l'idée de profiter des offres de
traverser l'Océan sur la Bayadère. Il envoya le général Lallemand pour se
concerter avec le capitaine Baudin. En même temps il écouta de nouveau les
propositions du capitaine danois. Quelques heures plus tard, il faisait
embarquer ses équipages et ses bagages sur des goélettes de charge pour les
transporter à bord du vaisseau anglais, où il se décidait à se rendre
lui-même. Le soir du même jour, il se reprenait encore et se faisait
débarquer à l'île d'Aix ; il s'installait dans l'hôtel du directeur du
génie militaire. Les
jours marchaient plus vite que ses pensées. Lallemand revenait de la
Bayadère, rapportant les mêmes assurances et les mêmes instances du capitaine
Baudin. Il était à terre, la terre le retenait. Il écarta les offres de la Bayadère
qu'il avait une seconde fois sollicitées. Il parut alors accepter le
dévouement de quelques jeunes enseignes de vaisseau qui lui demandaient
d'équiper deux chasse- marée, deux navires de pêcheurs mouillés dans la rade,
et de le porter a l'abri des terres hors de vue des croiseurs anglais, puis
de franchir avec lui l'Océan. Il acheta les deux barques, composa les
équipages, transborda ses bagages, se prépara en apparence à s'embarquer dans
la nuit. Becker,
à minuit, annonça à l'empereur que tout était prêt. « Je vais descendre, »
répondit l'empereur. Il parut en effet vouloir descendre au rivage. Les
pleurs et les lamentations des personnes de sa suite, dispersées et séparées
de lui sur ces petits bâtiments, le rappelèrent. Tout le monde criait
L'Angleterre ! — « Vous le voulez, dit Napoléon, eh bien nous irons
en Angleterre ! » Un grain de sable le faisait vaciller et changer
de résolution. Il
donna une nuit encore à la vague espérance qui le berçait depuis son départ
de la Malmaison. La nuit n'apporta rien que la vue du drapeau blanc des
Bourbons qui flottait sur Rochefort et sur tous les caps de la côte. Il
renvoya Las Cases, Savary, Lallemand au Bellérophon. Le capitaine leur dit
qu'il était autorisé par son gouvernement à recevoir Napoléon et sa suite à
son bord, mais qu'il ne garantissait ni sauf-conduit ni passeport pour passer
d'Angleterre aux États-Unis. « Je ne vois là aucune garantie, » dit Napoléon
à ses amis au retour de Lallemand. Le capitaine danois insistait pour avoir
la préférence. Napoléon recueillit les avis. A l'exception de Lallemand, tous
le conjurèrent de se confier à la loyauté britannique plutôt que de courir
les hasards des mers et des rivages inconnus et peut-être inhospitaliers où
les vagues le ballotteraient loin des siens. Il céda à une pression
évidemment trop conforme à ses propres résolutions, et, s'enfermant dans sa
chambre, il écrivit au prince régent d'Angleterre la lettre suivante, où l'on
retrouve, dans l'accent de Marius à Minturnes, l'intonation d'une grande âme
aux prises avec les extrémités du sort : « Altesse Royale, « En
butte aux factions qui divisent mon pays et à l'inimitié des grandes
puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique, et je viens comme
Thémistocle m'asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la
protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale, comme du plus
puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis. « NAPOLÉON. » Méditée
entre la patrie qui lui refusait le trône et l'Océan qui lui refusait la
fuite, cette lettre, épitaphe de sa vie politique, était digne d'être
inscrite sur la dernière page de sa décadence. Elle résumait avec une majesté
triste et calme ce qu'il avait été et ce qu'il consentait à devenir. Maître
de l'Europe, implorant l'hospitalité de l'île que l'Océan seul avait
préservée de sa domination, elle faisait à la loyauté et à la générosité d'un
ennemi un appel qui devait être entendu, si l'Angleterre eût apprécié plus la
grandeur morale de son hospitalité que la sûreté politique du monde.
L'Angleterre seule pouvait peut-être commettre cette généreuse imprudence ;
mais elle faisait partie de cette croisade européenne contre l'homme qui
avait subjugué et asservi le continent. On peut espérer la grandeur d'âme
d'une cour, jamais d'une coalition. Les actes collectifs sont plus
implacables que les actes individuels, parce que nul n'en porte la
responsabilité devant le genre humain. Un homme d'État écoute quelquefois son
cœur ; un congrès de rois n'écoute jamais que la politique. La vengeance
conseillait les représailles, la politique autorisait les souverains à ne
plus compter sur un homme qui avait déchiré le traité de Fontainebleau et
était rentré l'épée à la main sur le sol et sur le trône auxquels il avait
renoncé par ce traité. On ne
saurait assez déplorer, pour la majesté et pour la moralité de l'histoire,
que l'Angleterre n'ait pas répondu par un magnanime asile a la lettre de
Napoléon. La grandeur est la souveraine prudence. On n'est jamais trompé par
sa vertu. XXXII Gourgaud
fut chargé de cette lettre pour Londres. Ses instructions portaient qu'il
s'efforcerait d'obtenir audience du prince régent, âme molle, mais loyale ;
qu'il demanderait pour Napoléon une résidence à la campagne, à une distance
rapprochée de Londres ; que Napoléon s'engageait à y vivre en homme privé ;
qu'il y prendrait le nom de Muiron ou de Duroc, deux noms de compagnons de
guerre qu'il avait aimés et perdus, dont il baptisait son propre nom avec une
superstition de souvenir, preuve d'une honorable tendresse d'âme et qu'il
accepterait la surveillance d'une commission résidant auprès de lui. Une
seconde lettre, adressée au nom de l'empereur au capitaine Maitland par le
maréchal du palais, Bertrand, annonçait à ce commandant que Napoléon se
rendrait le lendemain, à quatre heures du matin, à bord du Bellérophon.
Gourgaud et Las Cases, porteurs de ces lettres, partirent dans la soirée pour
les remettre au capitaine Maitland. Ils furent à l'instant embarqués sur un
bâtiment léger qui les transporta à la côte d'Angleterre pour y accomplir
leur mission. La nuit
du 15 au 16 juillet fut pleine encore pour Napoléon d'irrésolutions,
d'anxiétés, de doutes et de sollicitations de la part des marins dévoués qui
lui juraient de le dérober à l'infidélité de l'asile qu'il allait demander à
ses ennemis. Il hésitait encore, quand le général Becker lui apprit l'arrivée
à Rochefort de M. de Rigny, capitaine de frégate, neveu de l'abbé Louis,
arrivant de Gand, où il avait suivi le roi, et chargé, disait-on, d'arrêter
Napoléon, s'il prolongeait davantage son séjour sur une île française où il
était hors la loi. Napoléon
s'habilla comme pour une des grandes solennités de sa vie, s'embarqua avec le
général Becker et ses officiers dans un canot, et monta aussitôt sur le pont
d'un brick français qui l'attendait pour le conduire à l'escadre anglaise.
Becker, monté avec lui sur le brick, lui demanda la permission de
l'accompagner jusqu'à son dernier pas sur un pont français. « N'en faites
rien, général, lui répondit l'empereur avec une délicatesse de sentiment qui
attestait la sollicitude d'un homme d'honneur pour la renommée de son
gardien, n'en faites rien ; songeons à la France si vous me suiviez jusqu'au
Bellérophon, on pourrait croire que vous m'avez livré aux Anglais c'est de ma
propre volonté que je me rends à la croisière anglaise, je ne veux pas
laisser peser sur la France le soupçon et l'apparence d'une telle trahison,
Puis, tendant la main à Becker a Embrassez-moi, général, lui dit-il ; je vous
remercie de tous les soins que vous avez pris de moi je regrette de ne vous
avoir pas connu plus tôt. Adieu !... » Becker, ému jusqu'aux larmes,
l'embrassa en lui souhaitant plus de bonheur qu'il n'en laissait à la patrie. XXXIII Le
brick vogua rapidement vers le Bellérophon. L'empereur y fut reçu par
le capitaine Maitland, ses officiers et l'équipage avec l'appareil et le
respect dus à son titre, à son nom et à son infortune. Le brick s'éloigna en
jetant sur la mer un dernier cri de « Vive l'empereur » Le drapeau blanc fut
arboré sur tous les bâtiments de la rade. Le second empire était fini.
Napoléon, du haut d'un vaisseau anglais, voyait s'évanouir avec ses couleurs
les dernières traces de son apparition sur le continent, incertain si le pont
qu'il foulait sous ses pieds était une prison ou un asile. L'amiral
Hotham, officier de la plus haute dignité d'âme et de manières, véritable
type de l'aristocratie navale de l'Angleterre par la figure et par le
sentiment, aborda, quelques moments après, le Bellérophon. Il fit demander à
l'empereur, déjà enfermé dans sa chambre, la permission de lui présenter ses
hommages, et s'entretint respectueusement avec lui. Le lendemain il reçut
Napoléon sur son vaisseau amiral avec les honneurs dus à un souverain qui visite
sa flotte. L'empereur, remonté après cette réception sur le Bellérophon, fit
voile pour Torbay. Il y fut rejoint par Gourgaud, qui n'avait pu obtenir de
descendre à terre et d'accomplir sa mission auprès du prince régent. Le Bellérophon
alla mouiller dans la rade de Plymouth sous les ordres de l'amiral Keith. Cet
officier reçut l'empereur avec la même convenance respectueuse dont il avait
été l'objet sur l'escadre de l'amiral Hotham. La curiosité des Anglais de
contempler, dans le vaisseau qui portait l'empereur fugitif des Français, le
monument d'une si grande vicissitude du sort, couvrait jour et nuit la rade
de Plymouth d'une nuée de canots et d'embarcations. L'empressement prenait
l'apparence de l'enthousiasme, les hommes sont enclins à admirer la grandeur
dès qu'ils cessent de la craindre. Napoléon était la dépouille de
l'Angleterre, on ne se lassait pas de le regarder. Le spectacle seul d'une
telle merveille de la fortune est une date dans la vie. La
lettre de Napoléon au prince régent avait été remise au conseil des ministres
à Londres. Ils ne se reconnurent pas le droit de délibérer seuls sur le sort
d'un ennemi tombé dans les mains de la Grande-Bretagne, par suite
d'événements de guerre faits en commun avec leurs alliés. Ils considérèrent
Napoléon comme le captif de la coalition, jeté seulement en dépôt dans leurs
mains ; ils déclinèrent la responsabilité d'une décision, d'une captivité ou
d'une hospitalité britanniques. La nécessité seule, disaient-ils, avait jeté
Napoléon vaincu, à qui la terre manquait, sur le pont d'un de leurs
vaisseaux. S'il s'était rendu sur le champ de bataille à un officier russe,
prussien ou autrichien, auraient-ils eux-mêmes reconnu au roi de Prusse, à
l'empereur de Russie ou à l'empereur d'Autriche, le droit de disposer seuls
de l'ennemi commun ? Évidemment non ils en référèrent donc aux puissances
leurs alliées, qui portèrent la déclaration suivante « Article
1er. Napoléon Bonaparte est regardé par les puissances signataires du traité
du 20 mars dernier comme leur prisonnier. « Article
2. Sa garde est confiée spécialement au gouvernement britannique. « Article
3. Les puissances nommeront des commissaires, qui résideront au lieu que le
gouvernement britannique aura assigné pour le séjour de Napoléon Bonaparte. » L'Angleterre,
en accomplissant ainsi le devoir de ne pas disposer d'un prisonnier
collectif, acceptait néanmoins trois rôles odieux, dont son histoire restera
teinte devant l'avenir le rôle de livrer à l'Europe le réfugié, non pris sur
le champ de bataille, mais venu volontairement demander l'hospitalité à son
foyer ; le rôle de veiller seule sur ses chaînes ; le rôle enfin d'assigner
la prison. L'Angleterre, champion du monde, en devenait le geôlier. Elle
assumait sur elle les sévérités, les distances, les malédictions de la
captivité. Sa gloire en souffre ; l'hospitalité, plus généreuse, aurait eu
moins de probité devant les puissances, moins de sécurité devant le présent,
mais plus d'humanité devant le cœur humain, et plus de majesté devant
l'histoire. XXXIV Napoléon
consuma les six jours passés dans la rade de Plymouth en conjectures sur son
propre sort, en regards jetés sur la côte d'Angleterre, et en impressions de
sa popularité, si puissante sur ses ennemis, qu'elle les rendait avides d'un
coup d'œil a son profil dessiné sur la dunette du Bellérophon. Il mesurait sa
grandeur à leur curiosité, il jouissait tristement du spectacle de lui-même.
Son âme reprenait sa sérénité dans le repos. Il avait touché le fond de sa
ruine, mais cette ruine était encore de la gloire. Le 7
août, le Bellérophon le ramena à Torbay. L'amiral Cockburn l'y
attendait sur le vaisseau le Northumberland. On lui demanda son épée,
comme à un prisonnier de guerre. Il s'indigna, et rougit pour ses ennemis
plus que pour lui-même. Les amiraux rougirent eux-mêmes, et respectèrent
cette susceptibilité du guerrier. Bertrand, Savary, Lallemand, Gourgaud, ses
compagnons d'armes et de suite, furent désarmés. Napoléon, avant de quitter
le vaisseau qui l'avait porté jusque-là avec ses amis, pour monter sur le Northumberland,
fut contraint de congédier une partie de sa suite. Savary lui-même lui fut
arraché. On ne lui laissa que Bertrand, la femme et les enfants de ce
général, Las Cases et son fils, M. et madame de Montholon, Gourgaud et ses
serviteurs les plus intimes. Il dit adieu à tous les autres, et, recevant
dans ce moment d'attendrissement la capitulation de Paris, il s'enferma seul
dans la chambre du vaisseau, où on l'entendit pleurer. Napoléon, qui n'avait
pas versé une larme sur les cadavres de quatre cent mille hommes jonchant les
neiges de la Russie d'une trace de mort, sur le désastre de Leipzig, sur
l'empire perdu à Fontainebleau, sur Waterloo, tombeau de sa dernière armée,
pleura de honte en lisant les détails de la seconde occupation de Paris, et
en arrachant de son cœur le petit nombre d'amis, compagnons de son exil, que
la dureté de ses -ennemis lui enviait. Il savait déjà que le lieu assigné
pour sa résidence était l'île de Sainte-Hélène. Après
avoir caché un moment ses larmes, mais sans pouvoir étouffer le bruit de ses
sanglots, il reprit la majesté de son malheur et monta sur le Northumberland.
Il prononça la protestation suivante, première représaille de son infortune
contre le gouvernement anglais. C'était son appel à l'histoire. Elle doit le
consigner. « Je
proteste solennellement ici, dit-il en lisant cet acte adressé au temps, je
proteste à la face du ciel et des hommes contre la violation de mes droits
les plus sacrés, en disposant par la force de ma personne et de ma liberté.
Je suis venu librement à bord du Bellérophon. Je ne suis pas prisonnier ; je
suis l'hôte de l'Angleterre. « Aussitôt
assis à bord du Bellérophon, je fus sur le foyer du peuple britannique. Si le
gouvernement, en donnant des ordres au capitaine du Bellérophon de me
recevoir, ainsi que ma suite, n'a voulu que me tendre une embûche, il a
forfait à l'honneur, il a flétri son pavillon. » Si cet acte se consommait,
ce serait en vain que les Anglais voudraient parler de leur loyauté, de leurs
lois, de leur liberté. La foi britannique se trouverait perdue dans
l'hospitalité du Bellérophon. « J'en
appelle à l'histoire ; elle dira qu'un ennemi, qui fit vingt ans la guerre au
peuple anglais, vint librement, dans son infortune, chercher un asile sous
ses lois quelle preuve plus éclatante pouvait-il donner de son estime et de
sa confiance ? Mais que répondit-on, en Angleterre, à tant de magnanimité ?
On feignit de tendre une main hospitalière à cet ennemi, et, quand il se fut
livré de bonne foi, on l'immola « NAPOLÉON. » Le 8
août, dans la soirée, le Northumberland ouvrit ses voiles au vent qui allait
l'emporter vers Sainte-Hélène. Au lever du soleil, le jour suivant, on
apercevait encore les côtes de France. Napoléon les regarda longtemps, et
s'écria, en les perdant de vue « Adieu ! terre des braves ! » Puis il
reprit la vie oisive et insouciante d'un passager sur un vaisseau, pendant
une traversée, qui suspend l'action et qui assoupit la pensée. Laissons-le voguer vers son île et vers sa mémoire, et reprenons le récit des événements, d'où sa grande destinée nous a distraits avec la toute-puissance des choses humaines, qui ne palpitent jamais mieux que dans le cœur d'un grand homme, vaincu et survivant à son destin. |